I
Quel que soit le plan métaphysique sur lequel se meut la pensée hindoue, que ce soit l'acosmisme intellectualiste de Çankara, pour qui aucune réalité n'existe objectivement en dehors du Dieu suprême, seul véritablement subsistant dans sa transcendance absolue, que ce soit le monisme immanentiste de Râmânuja qui reconnaît dans le monde des âmes des réalités, mais des réalités idéales qui, bien que fourvoyées dans le Samsâra, ne cessent pas de demeurer attachées à la Substance divine dont elles sont des modes éternellement, que ce soit enfin le dualisme métaphysique de Vallabha qui voit dans la Nature et dans les âmes individuelles des manifestations concrètes où s'analyse, en se diversifiant à l'infini, le contenu synthétique de la Plénitude divine, au-dessus de ces divergences doctrinales un problème subsiste pour l'Hindou, qui domine et conditionne toutes les solutions des philosophes, le problème de la délivrance : libération de ce monde samsârique où sévit la loi du Karma qui enchaîne les âmes à la roue d'un devenir douloureux et indéfini, Sans doute, la connaissance pure peut affranchir, comme l'enseigne le jnânin ; mais, en vérité, seul l'amour donne la béatitude, selon le Bhakta. Or, la question n'est point simplement de savoir de quoi nous serons libérés, mais surtout pour quoi nous serons libérés. Quel que soit, du point de vue ontologique, le mensonge de ce monde phénoménal dans lequel nous vivons, les mirages de Mâyâ ont aussi leur charme et c'est exiger de l'homme un sacrifice que de lui imposer la renonciation à lui-même et à tous les plaisirs sensibles, à tout ce qu'il a et à tout ce qu'il est. Se priver de toute jouissance terrestre pour se concentrer, s'absorber et, finalement se perdre totalement dans l'Un absolu et impersonnel que conçoit Çankara, ne constitue pas pour l'âme de ce qu'elle abandonne et renie, on ne lui propose qu'une existence anonyme et indifférente au sein de l'Absolu. Peu nous importe, en définitive, d'être affranchi de la douleur, si nous ne sommes pas assurés de jouir en Dieu d'un bonheur positif et sans fin ! Aussi nous ne voulons nous perdre en Dieu que pour nous retrouver en Lui, régénérés et transfigurés. Mais ce désir, en chacun de nous, de la béatitude éternelle n'implique-t-il pas l'existence d'un Dieu personnel qui nous connaît, nous aime et veut notre salut, d'un Dieu avec qui nous puissions entrer en société spirituelle par une union qui, commencée dès la vie présente dans la grâce, recevra dans la lumière de gloire sa parfaite consommation ? Cette conception du Dieu personnel, qui nous dispense sa grâce ici-bas pour nous élever à Lui dans l'éternité, a été développée par le plus grand et le plus profond des vedântistes hindous, Vallabha. Le Dieu de Râmânuja était encore le Dieu transcendant de Çankara, devant lequel notre âme, même affranchie du Samsâra et concentrée dans la lumière divine, s'efface pour s'absorber en Lui, car le relatif est néant devant l'Absolu. Vallabha a compris qu'il ne suffit pas à l'âme de posséder Dieu dans sa lumière à Lui, ni même de se posséder elle-même dans la lumière de Dieu, mais de se posséder elle-même dans sa propre lumière en Dieu. Aussi, tandis que pour Râmânuja la grâce divine nous libère du samsâra, mais sans transformer notre âme dans son essence propre, puisque de toute éternité cette âme est déjà adaptée à Dieu, Vallabha établit que notre âme, pour se posséder elle-même en Dieu, a besoin d'être comme recréée par Dieu, qui lui donne ainsi comme une nouvelle nature en vertu de laquelle elle puisse se voir en Dieu comme Dieu se voit lui-même.
II
Sous quelle forme, maintenant, ce Dieu qui nous aime et veut notre propre béatitude en Lui va-t-il nous marquer son amour ? En se,manifestant lui-même sur la terre, répond, Vallabha, dans une forme .humaine. Nous voici donc en plein Christianisme ? Et le Krishna de Vallabha ne rappelle-t-il pas le Christ des Évangiles ? La conception vedântiste de .Krishna nous révèle à quel point l'Inde aspirait au Christ ; Mais elle nous montre aussi qu'elle ne l'a pas trouvé : Krishna, ce Dieu-homme, n'est pas un Homme-Dieu ; car il ne s'est pas réellement incarné, il n'est homme qu'en apparence. En effet, la nature humaine de Krishna n'est qu'un aspect de sa nature divine et un aspect créé par la puissance de Mâyâ. Il ne pouvait en être autrement aux yeux d'un philosophe qui n'a pas connu la création ex nihilo et ne voit dans l'univers sensible qu'une oeuvre d'illusion et de mensonge, un samsâra engendré par le Karma des âmes. Krishna n'est évidemment pas assujetti à la loi du Karma, puisque, s'il en était ainsi, il eût été entraîné dans le courant de Samsâra et aurait cessé d'être Dieu. Il ne pouvait donc prendre réellement une forme comme la nôtre : sa forme humaine n'est qu'un déguisement. Dieu agit sur la terre comme s'il était un homme ; mais il n'est pas vraiment homme (3). Dès lors, Krishna n'est pas un Dieu rédempteur, comme le Christ des Évangiles : n'étant pas homme, avec une âme et un corps d'homme, il ne peut prendre sur lui les péchés des hommes et expier à leur place. D'ailleurs il ne meurt pas sur la croix, comme le Fils de Marie. Aussi ne peut-on pas dire qu'il délivre vraiment les âmes de leur Karma, puisqu'elles continuent à se réincarner dans un monde qui dure et durera en un devenir sans terme. Parce qu'il s'est substitué à l'homme coupable et a payé pour lui la dette infinie contractée par le péché originel, le Christ est en droit d'annoncer aux siens la fin prochaine du monde : l'Hindou n'attend pas de Krishna l'anéantissement du Samsâra ; il peut bien espérer s'en affranchir un jour au cours d'une de ses innombrables réincarnations et atteindre en Dieu la paix libératrice ; mais l'univers n'en poursuivra pas moins, en une succession indéfinie de Kalpas, le chemin douloureux de son existence fallacieuse. Ajoutons que si, par la concentration de l'esprit et surtout par la concentration du coeur en une contemplation amoureuse du Bien-Aimé, le Jnânin et le Bhakta réalisent en leur âme un état spirituel qui leur permet d'entrer en société avec leur Dieu et ainsi de transcender le mirage du Samsâra et d'aspirer au repos suprême, cette libération n'est possible qu'à une élite. Sans doute, à côté de la voie de la connaissance intellectuelle (Jnâna) et à côté de la voie de la contemplation amoureuse (Bhakti), est offerte à tous pour l'oeuvre de leur délivrance la voie du Karma yoga, c'est-à-dire de l'action ascétique, du détachement extérieur et intérieur, du renoncement. Mais est-il bien sûr qu'à tous soit ouvert l'accès de cette voie qui, d'ailleurs, reste négative dans ses résultats comme dans son principe ? Le Christ, lui, n'a pas voulu réserver à quelques privilégiés l'assurance du salut. C'est à tous qu'il a adressé son message divin et, s'il est mort pour tous, c'est afin que tous fussent rachetés. Depuis qu'il s'est incarné et que sur ses épaules, en gravissant le Calvaire, il a porté le poids accablant de tous les péchés de l'humanité coupable, la loi du Karma a cessé de peser sur les âmes : par le sacrifice de la Croix, I'Homme-Dieu a payé pour tous. III
Mais, s'il est vrai que la loi du Karma a été abolie par l'immolation du Golgotha, la rédemption est donc accomplie ? Et elle l'est pour les Hindous comme pour tous les hommes ? La voilà, la Bonne Nouvelle qu'ils attendent dans l'anxiété de leurs coeurs torturés ! Ils aspirent après un Sauveur qui les délivre du fardeau sous lequel ils plient désespérément et ce Sauveur est venu et ils ne le connaissent pas. Ne suffirait-il pas de le leur faire connaître, pour que l'Inde se réveillât du cauchemar douloureux qui l'oppresse depuis tant de siècles ? Ce n'est pas par des considérations purement métaphysiques, même empruntées à Vedânta, qu'on établira entre l'Hindouisme et le Christianisme un rapprochement dont dépend peut-être l'avenir de la civilisation humaine, mais par une confrontation immédiate et directe des besoins profonds de l'âme hindoue avec cette réalité vivante et spirituelle qu'est la mission divine du Christ parmi les hommes. N'est-il pas significatif que, dès les temps de la Nativité, les Rois mages, les trois chefs de la hiérarchie initiatique, soient venus d'Orient déposer aux pieds de l'Enfant l'or, l'encens et la myrrhe ? N'est-il pas permis de voir dans ce geste symbolique le triple hommage de l'antique sagesse orientale à la prééminence de Celui qui apportait au monde les paroles de la vie éternelle ? Avec le Christ une ère nouvelle s'ouvre dans l'histoire de l'humanité : Lui seul est désormais la voie, la vérité, la vie. Et, puisque seul Il est la voie, comment serait-il possible d'aller à Lui autrement que par Lui ? Per Christum ad Christum. L'Hindou, qui sent profondément son impuissance à se libérer de la loi du Karma, dont la charge pèse plus lourdement sur ses épaules à chacune de ses réincarnations, et qui poursuit vainement de vie en vie sa délivrance, celui-là est déjà chrétien dans le secret de son âme ; car il nourrit au fond de son coeur l'attente d'un Sauveur qui, prenant sur lui tous les péchés du monde, paiera pour tous la rançon que chacun ne peut acquitter pour son propre compte. Mais, s'il est vrai que l'Hindou aspire en toute .sincérité à la venue du Sauveur, il ne l'a pas trouvé, parce qu'un obstacle se dresse sur sa route : il n'a pas compris ce qu'il peut y avoir de purifiant et de sanctifiant dans l'épreuve même de la douleur (4), et, comme celle-ci lui apparaît toujours comme un châtiment pour des fautes qu'il a commises dans quelque vie antérieure, tout son effort tend à s'affranchir de cette vie qui lui est échue en partage et qui lui paraît mauvaise en soi et condamnable. De là ces pratiques ascétiques de renoncement et de dépouillement qui inclinent l'individu à s'anesthésier dans une sorte de sommeil Sans rêve, où toute lumière s'éteint dans les ténèbres de l'inconscience, et à s'absorber finalement dans un nirvana sans forme et sans nom, état d'indifférence où plus rien ne subsiste de ce qui constituait son moi propre sur la terre. Certes, l'homme est impuissant à s'élever par seule vertu au-dessus de l'état de péché où il gît depuis la faute originelle, et, s'il doit être réduit à la seule efficacité de ses oeuvres pour opérer sa délivrance, il n'y a pas d'autre salut pour lui que dans cet anéantissement total et définitif que les races jaunes appellent Nibban. Mais à ce pessimisme de tout l'Orient le Christianisme oppose l'infinie miséricorde de Dieu qui ne veut la perte d'aucun pécheur et qui offre à tous le secours de sa grâce. L'Incarnation du Verbe est le signe que Dieu a tellement aimé le monde qu'il lui a, donné son Fils unique pour le sauver de la nuit du péché et l'élever jusqu'en Lui dans une participation à sa béatitude ineffable. « Lorsque la bonté de Dieu, notre Sauveur, et son amour pour les hommes sont apparus, dit saint Pau1, en une formule qui résume toute la doctrine du Christianisme, il nous a sauvés, non à cause des oeuvres de justice que nous aurions faites, mais selon sa miséricorde, par un bain de régénération et de renouvellement opéré par le Saint-Esprit qu'il a répandu sur nous avec abondance par Jésus-Christ, notre Sauveurs afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions en espérance héritiers, de la vie éternelle. » ( TITE, III, 5-7).
GABRIEL HUAN.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- (1) Chez Desclée de Brouwer, Paris, 1932. (2) Au Museum Lessianum, Louvain, 1933. (3) cf. le Bhâgavata Purâna ou histoire poétique de Krishna, et, en particulier, le livre dixième (traduction Hauvette-Besnault, Paris 1884), où les gestes de Krishna, surchargés d'ailleurs de traits mythologiques, paraissent bien appartenir beaucoup plus au domaine de la représentation et du spectacle qu'ils ne composent les actes d'une vie vraiment humaine. «Le Bhâgavata, dit très bien M. L.-M. Gauthier dans une note à la page 127 de sa traduction, indique nettement que l'humanité de Krishna est qu'une manifestation symbolique et légendaire (au sens étymologique). » (4) « Heureux, dit l'Apôtre Jacques, l'homme qui supporte l'épreuve ! Devenu un homme éprouvé, Il recevra la couronne de vie. » (Jacq. 1). |