Mgr. Robert Hugh Benson
à 35 ans (époque ou il écrivit ce livre)
Le Maître de la Terre
Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant,
une grande apostasie, et sans quon ait vu paraître lHomme de Péché.Saint Paul, Seconde épître
aux Thessaloniciens, II, 3.AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Lédition anglaise de ce livre est précédée dune « Note de lÉditeur » et dune Préface de lauteur, toutes deux très courtes. La « Note » nous avertit que le Maître de la Terre est « une parabole, illustrant la crise religieuse qui, suivant toute vraisemblance, se produira dans un siècle, ou même plus tôt encore, si les lignes de nos controverses daujourdhui se trouvent prolongées indéfiniment ; [...] car celles-ci ne peuvent manquer daboutir à la formation de deux camps opposés, le camp du Catholicisme et le camp de lHumanitarisme, et lopposition de ces deux camps, à son tour, ne peut manquer de prendre la forme dune lutte légale, avec menace deffusion de sang pour le parti vaincu ». Et voici maintenant, traduite tout entière, la Préface de M. Robert-H. Benson :
« Je me rends bien compte que ce livre est, à un très haut point, un roman daventures, et que, de ce fait, comme aussi sous maints autres rapports, il est sujet à des objections et critiques sans nombre. Mais cest que je nai point découvert de meilleur moyen, pour exprimer, sous la forme dun roman, les principes que javais à coeur dexprimer (et que je crois passionnément être vrais), que de les pousser jusquà leur limite extrême, ce qui devait, fatalement, les faire paraître sensationnels. Du moins ai-je toujours tâché à ne point crier trop haut, et à garder, autant que possible, considération et respect pour les opinions opposées aux miennes. Quant à savoir si jy ai réussi, cest une autre question, et à laquelle je me garderai bien de vouloir répondre. »
Ces deux citations ont assez de quoi définir lobjet du Maître de la Terre, et les motifs dont sest inspiré lauteur en lécrivant, pour que le traducteur français se trouve dispensé dy rien ajouter. Je dirai seulement que M. Robert-Hugh Benson est aujourdhui, sans aucun doute, le premier des romanciers catholiques de son pays, ou, peut-être même, de toute lEurope, depuis la mort de notre cher et grand J. K. Huysmans, et que jamais encore autant que dans son Maître de la Terre il na fait voir, réunis et fondus en un ensemble vivant, ses dons précieux de conteur, de peintre, et de philosophe. Il a, dailleurs, apporté, à la forme littéraire et au style de son dernier roman, un soin que je crains que le lecteur français ne puisse guère apprécier, encore que je me sois efforcé de mon mieux à en garder un reflet dans ma traduction ; et cest expressément pour la présente édition française du Maître de la Terre quil a écrit quelques-unes des plus belles pages des deux derniers chapitres, ce dont il faut que je lui affirme ici, publiquement, ma reconnaissance.
Teodor de WYZEWA.
PROLOGUE
Laissez-moi dabord me recueillir un moment ! dit le vieillard, en se rejetant au fond de son fauteuil.
Les trois hommes étaient assis dans une chambre de dimensions moyennes, très silencieuse, et aménagée avec lextrême bon sens de lépoque. Elle navait ni fenêtres ni porte ; car, depuis soixante ans déjà, les hommes, dans le monde entier, sétant avisés que lespace nest point borné à la surface du globe, avaient commencé à se créer des demeures souterraines. La maison du vieux M. Templeton se trouvait à quinze mètres environ sous le niveau des quais de la Tamise, dans une situation justement considérée comme fort commode : le vieillard, en effet, navait à faire quune centaine de pas pour atteindre la gare du second Cercle central des Automobiles, et un demi-kilomètre pour arriver à la station des Bateaux Volants de Black Friars. Cependant, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il ne sortait plus guère de chez lui.
La chambre où il recevait ses deux visiteurs était toute recouverte du délicat émail de jade vert prescrit par le Comité de lHygiène ; elle était éclairée de la lumière solaire artificielle quavait découverte le grand Reuter, quarante ans auparavant ; sa couleur était fraîche et plaisante, absolument comme celle dun bois au printemps ; et le classique calorifère grillagé, qui léchauffait et la ventilait, la maintenait invariablement à la température de dix-huit degrés centigrades.
M. Templeton était un homme simple, se contentant de vivre comme avait vécu son père, avant lui. Le mobilier de sa chambre, notamment, était un peu suranné, à la fois dans son exécution et dans son dessin tout construit, pourtant, daprès le système moderne des meubles en émail absestos doux, sur armature de fer, indestructibles, plaisants au toucher, et imitant à merveille les variétés de bois les plus délicates. Quelques étagères, chargées de livres, salignaient des deux côtés de la cheminée électrique, à piédestal de bronze, devant laquelle étaient assis les trois hommes ; et dans deux des coins de la pièce attendaient les ascenseurs hydrauliques, dont lun conduisait aux chambres à coucher, lautre à la grande antichambre accédant sur le quai.
Le P. Percy Franklin, laîné des deux visiteurs, était un homme de figure originale et attirante. A peine âgé de trente-cinq ans, il avait des cheveux dun blanc de neige. Ses yeux gris, sous leurs sourcils noirs, avaient un éclat étrange, ardemment passionné : mais son nez et son menton proéminents, ainsi que la coupe très nette de ses lèvres, rassuraient lobservateur sur sa maîtrise de soi et sa volonté. Cétait un de ces hommes que lon ne peut rencontrer, au passage, sans éprouver le besoin de les dévisager.
Son collègue et ami le P. Francis, assis de lautre côté de la cheminée, se rapprochait beaucoup plus du type moyen : malgré lexpression fine et intelligente de ses grands yeux bruns, lensemble de ses traits dénotait un caractère manquant dénergie ; et lon devinait même, dans le mouvement de ses lèvres, dans la façon dont il tenait ses paupières à demi baissées, une certaine tendance à la rêverie sans objet.
Quant à M. Templeton, cétait, tout bonnement, un très vieil homme, avec un vigoureux visage tout ridé, entièrement ras, dailleurs, comme létaient alors tous les visages du monde. Il reposait doucement dans lample fauteuil, appuyé sur ses coussins deau chaude, une couverture étalée sur ses jambes.
Enfin il parla, sadressant dabord à Percy, qui sétait assis à sa gauche.
Eh ! bien, dit-il, cest une très grosse affaire, pour moi, de me rappeler avec précision des choses aussi lointaines ; mais voici, du moins, comment je me représente lenchaînement des faits ! En Angleterre, la première alarme sérieuse quait éprouvée notre vieux parti conservateur lui est venue de lélection du fameux « Parlement du Travail », en 1917. Cette élection nous a prouvé combien profondément lhervéisme avait, désormais, imprégné toute latmosphère sociale. Certes, il y avait eu déjà nombre de théoriciens socialistes, auparavant : mais aucun nétait allé aussi loin que Gustave Hervé, surtout pendant les dernières années de sa vie, ni navait obtenu autant de résultats. Cet Hervé, comme peut-être vous laurez lu dans les manuels dhistoire, enseignait le matérialisme et le socialisme absolus, et poussait à lextrême toutes leurs conséquences logiques. Le patriotisme, daprès lui, était un dernier vestige de la barbarie ; et le plaisir, la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins présents, constituait lunique bien et lunique devoir. Et dabord, naturellement, tout le monde sétait moqué de lui. Dans notre parti, surtout, on soutenait que, sans une religion, sans une forte organisation politique et militaire, ce serait chose impossible de contraindre les hommes à conserver un ordre social, même le plus élémentaire. Mais on se trompait, apparemment, et Hervé navait que trop raison. Après la ruine définitive de lÉglise de France, au début du siècle, et les massacres populaires de 1914, la bourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail de réorganisation ; et cest alors que commença lextraordinaire mouvement dont nous voyons aujourdhui les effets, un mouvement qui tendait à supprimer toute distinction de patries ou de classes sociales, après avoir supprimé toute institution militaire. Cétait la franc-maçonnerie ai-je besoin de vous le dire ? qui dirigeait tout ce mouvement. Né en France, celui-ci sétendit bientôt à lAllemagne, où déjà linfluence du socialisme marxiste...
Oui, monsieur, interrompit respectueusement Percy, mais cest surtout lhistoire des événements en Angleterre...
LAngleterre ! Eh ! bien, voici ! Donc, en 1917, le Parti du Travail parvint au pouvoir, et ce fut le début réel du communisme. Cela se passait à un moment dont je nai pu, moi-même, garder aucun souvenir personnel : mais je sais que cest toujours de cette période que mon père datait lorigine de létat de choses nouveau. Je métonne, seulement, que la réforme nait point marché plus vite : je suppose quil restait encore, chez nous, un grand fonds de lancien levain tory. Cest à cette date que le Times a cessé de paraître : mais chose étrange, ce nest quen 1935 que la Chambre des Lords, depuis longtemps dépouillée de toute importance, a été supprimée officiellement. Quant à lÉglise Établie, elle avait cessé dexister dès 1929. Car il faut vous dire que les « ritualistes », comme sappelaient ceux qui, parmi les Anglicans, continuaient à avoir besoin dun dogme défini et dun culte, après un effort désespéré pour amener à leur cause le Parti du Travail, revinrent en masse à lÉglise catholique, à la suite de la « Convocation » anglicane de 1919, où fut décidément abandonné le Credo de Nicée. Tout le reste de lÉglise anglicane, dautre part, se fondit dans ce quon appelait 1Église Libre ; et cette Église Libre ne réclamait, au total, quune simple adhésion de sentiment. La Bible, dorénavant, avait complètement cessé dêtre tenue pour une autorité digne de quelque foi ; les nouveaux assauts de la science allemande, vers 1920, avaient achevé de ruiner son crédit, aux yeux de tout ce qui nétait point catholique ; et mon père ma souvent assuré que, dès les premières années du siècle, la divinité du Christ navait plus eu, pour les protestants du monde entier, quune valeur purement verbale.
« LÉglise catholique, pendant quelque temps, fit alors des progrès extraordinaires. Tous les esprits religieux sétaient ralliés au catholicisme, tandis que la grande masse des hommes rejetaient absolument le surnaturel, et devenaient, jusquau dernier, matérialistes et communistes. Malheureusement, ce ne fut quun feu de paille. Vers 1940, à la clôture du Concile du Vatican, ouvert au dix-neuvième siècle, et qui, jusque-là, navait jamais été dissous nous perdîmes un grand nombre dadhérents. Mais, surtout, il y eut lincessant progrès des communistes. Jamais vous ne sauriez vous imaginer lémotion universelle qui sempara de la nation lorsque, en 1947, fut voté et promulgué le Bill des Industries nécessaires. Bien des hommes de notre parti, il est vrai, étaient persuadés que cette nationalisation des principaux métiers allait marquer la fin de toute entreprise : mais, comme vous ne lignorez pas, il nen fut rien. Au fond, la nation entière désirait cette réforme, sans en avoir nettement conscience, et surtout depuis le moment où lon avait municipalisé les chemins de fer. Puis vint la réorganisation des retraites ouvrières et des pensions de vieillards ; et vous pouvez bien penser quel surcroît de puissance en ont retiré les communistes. Puis ce furent le bill de réforme des prisons, et labolition de la peine de mort ; puis la loi définitive de 1959 sur lenseignement, interdisant toute instruction religieuse dans les écoles ; puis labolition effective de lhéritage, supprimant tout ce qui sétait conservé de lancien système.
Et comment avons-nous fait pour nous tenir à lécart de la grande guerre de lEurope avec lOrient ? demanda Percy.
Oh ! ceci serait une longue histoire ; en un mot, cest lAmérique qui nous a retenus ; et, du même coup, nous avons perdu lInde et lAustralie. Mais notre ministre Braithwaite, très habilement, a réparé cette perte en nous obtenant, une fois pour toutes, le protectorat de lAfrique. Au reste, nous verrons mieux tout cela sur la carte !
Percy, pendant quelques instants, considéra silencieusement la grande carte géographique que le vieillard venait douvrir devant lui. Cétait une carte du monde moderne, mais comparé avec la répartition politique des diverses régions un siècle auparavant : et rien nétait plus curieux que la différence des multiples bariolages, qui représentaient les petites nations de jadis, et des trois grandes plaques de couleur correspondant aux trois grands empires de la fin du vingtième siècle.
Dabord, le, doigt de M. Templeton se promena sur lAsie. Les mots Empire dOrient couraient à travers le jaune pâle, depuis les monts Ourals, à gauche, jusquau détroit de Behring, àdroite, sétendant, avec leurs lettres géantes, sur lInde, la Nouvelle-Zélande, et lAustralie. La tache rouge que le doigt désigna ensuite était sensiblement moindre, mais cependant assez importante, puisquelle recouvrait toute lEurope, et toute la Russie asiatique jusquaux monts Ourals. Enfin, la République Américaine formait une tache bleue, répandue sur lensemble du continent transatlantique, et qui se répandait encore tout à lentour, en une pluie détincelles bleues sur le blanc des mers.
Oh ! oui, cela est beaucoup plus simple quautrefois ! dit simplement le vieillard.
Percy referma latlas et le remit sur la table.
Et maintenant, monsieur, à votre avis, demanda-t-il, que va-t-il arriver ?
Le vieil homme dÉtat catholique eut un sourire dindécision.
Ce qui arrivera ? dit-il. Dieu seul le sait ! Si lempire dOrient se décide à se mettre en mouvement, nos États-Unis dEurope ne pourront rien contre lui. Et le fait est que je ne comprends pas pourquoi lOrient ne sest pas encore mis en mouvement, jusquici ! Je suppose quil en est empêché par ses divisions religieuses.
Vous ne croyez pas que lEurope se désunisse ? demanda le prêtre.
Oh ! non ! certainement non ! Nous nous rendons trop compte, désormais, du danger que nous courons ! Mais, tout de même, il ny aura que Dieu qui puisse vraiment nous empêcher de périr, si lempire dOrient se décide enfin à nous attaquer. Car cet empire connaît maintenant sa force ; et que sommes-nous, en comparaison de lui ?
Mais, au sujet de la religion, reprit Percy, que croyez-vous quil arrive ?
M. Templeton, visiblement las, aspira dabord une longue bouffée de son inhalateur doxygène. Après quoi, avec sa courtoisie habituelle, il se mit en devoir de répondre.
Pour résumer la situation, dit-il, il ny a plus au monde que trois forces qui comptent : le catholicisme, lhumanitarisme, et les religions de lOrient. Sur ce dernier terrain, je ne saurais rien prédire : la récente union des Chinois et des Japonais achève de dérouter tous nos calculs. Mais en Europe et en Amérique, incontestablement, le conflit nexiste quentre les deux autres éléments que je viens de nommer. Tout le monde, il est vrai, a fini par reconnaître quune religion surnaturelle implique forcément une autorité absolue, et que le jugement individuel, en matière de foi, nest autre chose que le commencement de la décomposition. Et il est vrai, aussi, que, puisque lÉglise catholique est lunique institution qui prétende détenir une autorité surnaturelle, elle est assurée de lhommage de tous les chrétiens qui conservent, à un degré quelconque, la croyance dans le surnaturel. Tout cela est certain : mais, dautre part, il ne faut pas oublier que lhumanitarisme, contrairement à lattente générale de naguère, est en train de devenir lui-même une religion organisée, malgré sa négation du surnaturel. Il sest associé au panthéisme : sous la direction de la franc-maçonnerie, il sest créé des rites quil ne cesse point de développer ; et il possède, lui aussi, un Credo : « Lhomme est dieu », etc. Il a donc, désormais, un aliment effectif et réel pouvant être offert aux aspirations des âmes religieuses : il comporte, lui aussi, une part didéal, tout en ne demandant rien aux facultés spirituelles. Et puis, ces gens-là ont à leur disposition toutes les églises, sauf les quelques chapelles quils ont daigné nous laisser, toutes les magnifiques cathédrales dAngleterre et du continent ; et, dans tous les pays, ils commencent enfin à encourager les élans du coeur. Et puis ils sont libres, eux, de déployer abondamment leurs symboles, tandis que cela nous est interdit ! Je suis davis que, avant dix ans, leur doctrine sera légalement établie comme religion officielle, dans lEurope entière.
« Et nous, les catholiques, pendant ce temps, nous reculons toujours ! En Amérique, je suppose que nous avons encore, nominalement, un quarantième de la population, grâce à ladmirable mouvement catholique du début du vingtième siècle. En France et en Espagne, nous ne comptons, pour ainsi dire, plus ; en Allemagne, notre nombre diminue de jour en jour. En Italie ? Là, nous avons reconquis Rome, qui de nouveau nous appartient exclusivement ; mais le reste de la presquîle est perdu pour nous, Ici, enfin, nous gardons toute lIrlande, et peut-être un soixantième de lAngleterre, de lÉcosse, et du Pays de Galles ; mais notre proportion était dun sur quarante, il y a vingt ans encore. En outre, depuis ces temps derniers, les énormes progrès de la psychologie sont en train de nous causer un dommage qui ne va plus cesser de grandir. Autrefois nous navions contre nous que le matérialisme pur et simple : et, bien des hommes le trouvaient trop cru, trop grossier. Maintenant, voici la psychologie qui remplace lancien matérialisme, et qui, au lieu de nier le surnaturel, se pique de ladmettre, en lexpliquant à sa façon ! Hélas ! mon père, la chose nest point douteuse, nous reculons ! Et nous allons continuer de reculer ; et je crois même que nous devons nous tenir prêts pour une catastrophe, dun moment à lautre !
Cependant... commença Percy.
Vous vous dites que jai des vues bien sombres, pour un vieillard sur le bord du tombeau ! Que voulez-vous ? Je vous ai ouvert toute ma pensée. Jai beau faire, je naperçois aucun espoir ! Et il me semble que, dès maintenant, il suffirait du moindre incident pour accomplir notre ruine. Non, voyez-vous, je naperçois aucun espoir, jusquau jour où...
Percy releva brusquement les yeux sur son interlocuteur, comme si les derniers mots de celui-ci avaient répondu à laboutissement de ses propres pensées.
Jusquau jour où notre Seigneur reviendra, ainsi quil la promis ! reprit le vieil homme dÉtat.
Percy resta encore immobile quelques instants ; puis il se leva.
Je vais être forcé de partir, monsieur, dit-il ; voici quil est dix-neuf heures passées ! Je vous remercie infiniment. Venez-vous, mon père ?
Le P. Francis se leva aussi, et les deux visiteurs sapprêtèrent à sortir.
Eh ! bien, mon père, dit le vieillard, en sadressant à Percy, revenez me voir lun de ces jours, si vous ne mavez pas trouvé trop bavard ! Je suppose que vous allez avoir à écrire votre lettre pour Rome ?
Percy fit un signe de tête affirmatif.
Jen ai écrit une moitié ce matin, dit-il : mais, étranger comme je le suis, depuis lenfance, aux choses de lAngleterre, jai senti quil me fallait me renseigner dabord, auprès de vous, sur les origines et les causes de la situation, avant de me risquer à exposer celle-ci sous son jour véritable ; et combien je vous suis reconnaissant de mavoir éclairé ! Au fait, cest un gros travail, et dune responsabilité énorme, cette lettre quotidienne que je suis chargé décrire au Cardinal-Protecteur ! Jai lintention dy renoncer bientôt, si seulement le cardinal veut bien me le permettre...
Mon cher enfant, sécria le vieux M. Templeton, ne faites point cela ! Si vous mautorisez à vous parler en toute sincérité, jai limpression que vous êtes doué dune observation extrêmement pénétrante ; et Rome a besoin dêtre informée par des gens tels que vous...
Percy sourit modestement, et se dirigea vers la porte.
Venez, mon père ! dit-il à son compagnon.
Les deux prêtres se séparèrent en arrivant sur le quai : et Percy, resté seul, sarrêta, quelques minutes, à contempler la scène automnale qui se déroulait autour de lui. Ce quil avait entendu, chez le vieillard, lui semblait éclairer étrangement le magnifique tableau de prospérité qui sétalait à sa vue. Lair était aussi lumineux quau milieu du jour ; car, depuis les derniers progrès de la lumière artificielle, Londres ne connaissait plus de différence entre le midi et la nuit. Le jeune prêtre se trouvait dans une façon de cloître vitré, dont le sol était tapissé dune préparation de caoutchouc sur laquelle les pieds ne produisaient aucun son. Au-dessous de lui, circulait un double torrent infini de personnes, allant à droite et à gauche, sans autre bruit que le murmure des conversations, dont la plupart en langue espéranto. A travers la vitre dure et transparente qui fermait, dun côté, le passage public, le prêtre apercevait une route large et noire, entièrement vide ; mais, tout à coup, une grande clameur retentit du côté de Westminster, pareille au bourdonnement dune ruche géante, et, dès linstant daprès, un grand objet lumineux passa sur la route ; et puis lintensité de la clameur séteignit peu à peu, à mesure que le grand Train National Automobile, arrivant du sud, poursuivait son chemin vers lest. Cétait là une voie privilégiée, où, seules, les voitures de lÉtat avaient permission de passer, et à une vitesse nexcédant point cent cinquante kilomètres à lheure.
Tous les autres bruits étaient étouffés, dans cette ville caoutchoutée. Les trottoirs roulants des piétons passaient à quelque cent mètres plus loin, et la circulation souterraine ne se faisait sentir que par un léger frémissement du sol. Mais, au moment même où Percy allait se remettre en marche, une note musicale résonna, soudain, qui semblait jaillir de la voûte du ciel, un long accord dune beauté et dune intensité merveilleuses ; et le prêtre, en relevant les yeux des flots paisibles de la Tamise, qui seule sétait, jusqualors, refusée à se laisser transformer, vit, très loin au-dessus de lui, se détachant sur les nuages vivement éclairés, un long objet mince, imprégné dune douce lumière, qui glissait vers le nord, et bientôt disparut, sur ses ailes déployées. Ce délicieux appel musical, cétait la voix des lignes européennes de grands Bateaux Volants, pour annoncer larrivée dun de leurs « aériens » dans les diverses stations où il sarrêtait.
« Jusquau jour où Notre-Seigneur reviendra ! » se redisait Percy ; et, pour un instant, de nouveau, son ancienne angoisse lui étreignit le coeur. Combien cétait chose difficile, de tenir les yeux fixés sur cet horizon lointain, tandis que le monde se déployait, tout proche, avec tant dattrait dans sa force et dans sa splendeur !
Tristement, le prêtre reprit sa marche, se demandant combien de temps encore le P. Francis, son compagnon, arrivé hier de Rome avec lui, garderait la force de résister à une telle épreuve ; et puis, après un dernier regard jeté sur les eaux tranquilles du fleuve, il descendit le large escalier qui menait à la voie souterraine.
Livre I
LAVÈNEMENT
En ce temps se lèveront beaucoup de faux prophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,
Et, parmi le développement de liniquité, la charité de plusieurs se refroidira...
Et lon verra paraître de faux Christs, en même temps que des faux prophètes ;
et ils feront de grands prodiges, et montreront de grands signes,
au point dinduire en erreur les élus même, si la chose était possible.Évangile selon saint Matthieu, XXIV, v. 11, 12 et 24.
CHAPITRE PREMIER
I
Olivier Brand, le nouveau député de Croydon, était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre, par-dessus son élégante et légère machine à écrire.
Sa maison se dressait à lextrémité de lune des crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant tout entaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul, désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peu réconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le sol descendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutir à une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par lhomme sétendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies, enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient, brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gauche était la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne de Tunbridge. Chacune delles était partagée, sur toute sa longueur, par un mur de ciment ; dun côté, sur des rails dacier, couraient les tramways électriques, tandis que lautre était réservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leur tour, en trois catégories : dabord les voitures de lÉtat, dont la vitesse était de deux cents kilomètres à lheure ; en second lieu les voitures particulières, qui navaient pas le droit daller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin la Ligne Nationale Populaire, dune vitesse de cinquante kilomètres, avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et cest de ce côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, que sallongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclistes et aux cavaliers.
Derrière lénorme espace occupé par ces routes, souvrait une plaine infinie de toits, avec de petites tours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis le district de Caterham, sur la gauche, jusquà Croydon, à peu près en face : tout cela clair et brillant dans latmosphère sans fumée ; et, plus loin encore, à louest et au nord, les basses collines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtre davril.
Ce paysage était singulièrement silencieux, en comparaison du mouvement continu qui le remplissait ; à lexception du frisson bourdonnant des rails dacier, lorsquun train passait, et, par instants, de lexquise résonance des grands moteurs aériens, on nentendait, dans le cabinet dOlivier, absolument rien dautre quun murmure étouffé et confus, qui imprégnait doucement lair, comme le murmure des abeilles dans un jardin. Olivier, dinstinct, aimait tous les signes de la vie humaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et il regardait, dans latmosphère transparente, avec un sourire vaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit les doigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit la rédaction du discours quil préparait.
Il y avait deux ans que, sétant marié, le jeune député avait loué à lÉtat cette petite maison, située très heureusement à tous points de vue. Construite dans un angle de lune de ces vastes toiles daraignées qui recouvraient, à présent, tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne lui coûter que fort peu, car toutes les personnes riches sétaient retirées au moins à cent kilomètres du coeur affairé de lAngleterre ; et, cependant, elle était aussi calme quil pouvait la désirer. Dun côté, Olivier se trouvait à dix minutes du Parlement, de lautre à vingt minutes de la mer ; et larrondissement électoral quil représentait sétalait devant lui, comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus, il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres, où il avait à sa disposition les premières lignes dÉtat allant dans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, et souvent appelé, comme il létait, à parler à Édimbourg, tel lundi, et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logé que personne, peut-être, de sa condition.
Cétait un homme de figure éminemment agréable et sympathique, à peine âgé dune trentaine dannées, les cheveux noirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais dune expression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine. Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait de soi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement, pendant quil écrivait, ses yeux frémissaient dexcitation ; et souvent il sarrêtait, de nouveau, pour considérer distraitement la perspective qui souvrait devant lui.
On frappa à la porte ; un homme, dâge moyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers sur la table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir séloigner. Mais Olivier, dun signe, linvita à rester.
Eh ! bien, monsieur Phillips ?
Il y a des nouvelles de lOrient, monsieur ! dit le secrétaire.
Olivier posa la main sur les papiers.
Un message complet ? demanda-t-il.
Non, monsieur : la communication sest interrompue, une fois de plus ! Mais le nom de Felsenburgh est encore mentionné !
Dun geste rapide, Olivier souleva la lourde liasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.
La quatrième feuille, monsieur ! dit le secrétaire.
Olivier secoua la tête dun geste dimpatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de son chef, se hâta de sortir.
La quatrième feuille du courrier, imprimée en rouge sur papier vert, sembla absorber profondément lattention dOlivier, car il la relut deux ou trois fois, adossé dans son fauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers la fenêtre.
Tout à coup, la porte se rouvrit, et une grande et svelte jeune femme apparut.
Eh ! bien, mon chéri ? demanda-t-elle.
Mais Olivier haussa les épaules, dun air mécontent.
Rien encore de définitif ! répondit-il. Dailleurs, écoute ceci !
Il reprit la feuille verte, et commença de la lire tout haut, pendant que la jeune femme sasseyait sur le rebord de la fenêtre, auprès de lui.
Cétait vraiment une créature charmante, cette jeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvres rouges pleines de santé, et un port de tête et dépaules infiniment gracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenant venait de sasseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude à la fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelants de curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait son mari :
« Irkoulsk, 14 avril. Hier comme les jours passés. Mais bruit dune défection du parti suffite. Les troupes continuent se rassembler. Felsenburgh a parlé devant foule tongouse. Avant-hier, attentat anarchiste contre le Lama. Felsenburgh parti pour Moscou. Il veut... »
Voilà, et puis rien dautre ! ajouta Olivier, dun ton très ennuyé. La communication sest de nouveau interrompue !
Mais quest-ce que cest donc que ce Felsenburgh ? interrogea la jeune femme.
Ah ! ma chère enfant, voilà ce que le monde entier est en train de se demander ! On ne sait rien de lui, jusquà présent, si ce nest que, au dernier moment, il a été admis à faire partie de la délégation américaine envoyée en Orient. Le Herald a bien publié sa biographie, lautre jour ; mais tous les faits que contenait larticle ont été démentis. Ce qui est sûr, cest que Felsenburgh nest encore quun tout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusquà présent.
En tout cas, le voici bien sorti de son obscurité ! observa la jeune femme.
Oh ! certes. On dirait vraiment que cest lui qui dirige toute laffaire ! Jamais les dépêches ne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, quil soit du bon parti !
Mais toi, que penses-tu de tout cela ?
Olivier, qui avait tenu les yeux fixés sur elle, détourna son regard vers lhorizon.
Je pense que tout va dépendre de ces jours prochains ! répondit-il. Il nest point douteux que, depuis cinq ans déjà, lOrient sest préparé à attaquer lEurope. Lintervention de lAmérique, seule, la retenu ; et voici maintenant une dernière tentative pour larrêter ! Mais pourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête de lentreprise nouvelle...
Il sinterrompit un moment, puis reprit :
Assurément, ce doit être un linguiste extraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devant laquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peut bien être !
Na-t-il pas un prénom ?
Julien, je crois. Lun des messages lappelait ainsi.
Et que fait le gouvernement ?
Au travail nuit et jour, ici comme dans le reste de lEurope. Si la guerre se produit, ce sera une catastrophe effroyable !
Vois-tu quelque chance quelle soit évitée ?
Des chances, répondit lentement Olivier, jen vois deux : lune, cest que lOrient ait décidément peur de lAmérique ; lautre, cest quon puisse le persuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si ces peuples dOrient parvenaient à comprendre que la coopération est lunique espoir du monde... Mais, avec ces maudites religions dont ils ont lesprit saturé !...
La jeune femme soupira, et, se détournant aussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.
En effet, la situation était infiniment sérieuse. Cet énorme empire dOrient, consistant en une fédération de nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plus solide encore par la fusion récente des dynasties japonaise et chinoise, navait point cessé de consolider ses forces et de prendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq années dernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis ses maigres mains jaunes sur lAustralie et lInde. Et, pendant que le reste du monde apprenait à se pénétrer de linanité de la guerre, les races dOrient navaient pensé quà la guerre. On pouvait sattendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des siècles passés replongées, une fois de plus, dans le chaos.
Pour Olivier, cette perspective davenir était, littéralement, affolante. Tandis quil regardait par sa fenêtre, et voyait sétaler paisiblement devant lui limmensité de Londres, tandis que son imagination parcourait lEurope, et partout y découvrait la même victoire définitive du sens commun et du fait sur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblait intolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveau balayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et des dogmes : car tel était le résultat certain dune intervention de lOrient en Europe. « Le catholicisme lui-même revivrait ! » se disait Olivier : cette religion singulière qui avait brillé dun nouvel éclat autant de fois que la persécution avait été sur le point de léteindre ; et, entre toutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeux dOlivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Très loyalement, il seffrayait de cette perspective, bien plus encore que de leffusion de sang qui inonderait lEurope, si lempire dOrient réalisait son projet. Comme il lavait dit vingt fois à Mabel, il ne gardait quun espoir, au point de vue religieux : cétait que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtième siècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans lEst que dans lOuest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique qui animait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéisme était-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était la somme, toujours en développement, de la vie créée, et lunité personnelle de chaque individu formait un élément de cet être divin. Doù il concluait que les rivalités individuelles étaient la plus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès, celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans la famille, de la famille dans lÉtat, et des États particuliers dans le grand État universel.
Et cependant Olivier et sa femme, ils sétaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seul mariage reconnu par lÉtat, ces deux jeunes gens étaient bien éloignés de lépaisse sottise qui constituait le lot ordinaire des matérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait dune vie densemble très ardente, qui sépanouissait dans la fleur, dans lanimal, et dans lhomme. Le roman et la poésie de ce monde, pour être compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moins admirables : et, dailleurs, ce monde nétait point sans comporter des mystères qui séduisaient plutôt quils ne déconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacune des découvertes que faisaient les hommes.
Mais lunique condition de lédification et du progrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvait être la résidence de lhomme, cétait la paix, et non cette épée que le Christ, autrefois, sétait vanté dapporter : cétait une paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, une paix fondée sur la notion que lhomme était tout, et ne pouvait se développer que par son union avec les autres hommes. Si bien que, à Olivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme une véritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennes étaient mortes, et une lumière nouvelle sétait répandue ; lesprit du monde sétait élevé, le soleil avait illuminé lhumanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélange dhorreur et deffroi à voir les nuées se rassembler du côté de cet Orient où, toujours, toute superstition avait eu son berceau.
Mabel se leva, et mit sa main sur lépaule de son mari.
Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne faut pas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer comme les précédents ! Et, nest-ce pas ? cest déjà beaucoup que lOrient consente à écouter les Américains ! Et puis, tu dis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bon parti !
Sans lui répondre, Olivier lui prit la main, et la baisa tendrement.
II
Au déjeuner, une demi-heure après, Olivier parut singulièrement mal à laise ; et cest de quoi sa mère, une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compte aussitôt, sans doute, car, après un coup doeil jeté sur lui, et un simple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. Cétait cependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toute voisine du cabinet dOlivier, et meublée, suivant lusage universel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur un minuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute muraille tapissée de lierre qui servait denclos à la propriété. Les meubles, eux aussi, étaient du type habituel : une table ronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hauts fauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés aux convenances du corps ; et, au centre de la table, un piédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats. Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, la coutume sétait établie de placer la salle à manger au-dessus de la cuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen dun appareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table des repas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de la préparation en liège absestos inventée en Amérique, étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour les yeux.
Ce fut Mabel qui rompit le silence.
Et ton discours de demain ? demanda-t-elle à son mari.
Cette question parut ranimer un peu Olivier, et le remettre en train.
Le fait est que Birmingham commençait à sagiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, le libre-échange avec lAmérique, faute de pouvoir trouver en Europe des débouchés suffisants ; et cest Olivier que le gouvernement avait chargé de calmer ces aspirations mécontentes.
Il se proposait de dire aux gens de Birmingham que, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusquau jour où laffaire de lOrient se trouverait réglée : mais on lui avait permis dajouter que le gouvernement était tout à fait partisan du retour prochain du libre-échange : à eux de prendre patience et de rester calmes, en attendant !
Ces gens sont stupides, déclara-t-il, dun ton fâché ; stupides et dun égoïsme sans bornes ! Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger, tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.
Et tu leur diras cela ?
Quils sont stupides ? Certainement !
Mabel considéra son mari avec un sourire charmé. Elle savait fort bien que la popularité dOlivier reposait surtout sur ses habitudes de franchise, car rien ne plaît tant aux masses que dêtre grondées, injuriées, par un homme intelligent, courageux, et doué dun pouvoir magnétique déloquence. Elle-même, dailleurs, naimait rien autant chez son mari.
Et comment iras-tu ? lui demanda-t-elle.
Par laérien. Je prendrai celui de dix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neuf heures, et je serai de retour à vingt et une.
Après quoi, il se remit vigoureusement à manger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patient et affectueux sourire de vieille femme.
Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinait doucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.
Hâte-toi de finir, mon chéri ! dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès trois heures !
Olivier avala précipitamment sa dernière bouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de la table, puis, ayant constaté que plats et assiettes sy trouvaient tous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit, la plate-forme disparut.
La vieille Mme Brand était une personne dapparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides, et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaient cinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, une inquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Ce fut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle à manger.
Sais-tu si maman a quelque chose ? demanda Olivier.
Oh ! répondit Mabel, cest toujours laffaire de ces viandes artificielles ! La pauvre femme ne peut pas sy habituer ; elle croit que nous allons en être, tous, malades.
Et rien dautre ?
Non, mon chéri, je suis sure quil ny a rien dautre ! Elle naurait point manqué de men parler, sil y avait eu quelque chose.
Quelques instants après, la jeune femme sortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusquà la grille du jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, les jours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé à sa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu une éducation chrétienne ; et son fils avait parfois limpression que des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle. Cest ainsi quelle avait déterré, parmi ses vieux livres, un certain Jardin de lâme ; et souvent elle se plaisait à le lire, tout en protestant quelle nattachait aucune importance à son contenu. Nimporte, Olivier aurait préféré quelle brûlât ce mauvais livre, car il savait que la superstition est chose tenace, et fort capable de reprendre possession dun cerveau affaibli. Le christianisme, daprès lui, était une croyance à la fois barbare, à cause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, et triste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle sécartait du courant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cette misérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petites églises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût et dhorreur quil avait éprouvé, un jour, en assistant à une cérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quelle honte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avec faveur ces folies dégradantes !
Quant à lui, Olivier, aussi loin quil pouvait se rappeler ses opinions politiques, toujours il avait été violemment opposé aux concessions que lon avait cru devoir accorder à Rome et à lIrlande. Toujours il avait estimé intolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à la disposition des sectateurs dun culte aussi insensé et aussi malfaisant : il considérait Rome et lIrlande comme des serres chaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpre sur la face de lhumanité. Jamais il navait pu se mettre daccord avec ceux qui prétendaient quil valait mieux que tout le poison de lOccident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu de continuer à être répandu dans lEurope entière. Et, cependant, cest cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait été livrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes les cathédrales et églises monumentales de lItalie, et Olivier sindignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient, aussi épaisses que jamais, dans lancienne capitale du monde. Pour ce qui était de lIrlande, cette nation, trente ans auparavant, aussitôt quelle avait obtenu son home rule, sétait déclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejeté toute institution communiste. LAngleterre avait consenti, en souriant, à cette révolution irlandaise, trop heureuse dêtre délivrée, elle-même, dagitations possibles, par le départ immédiat pour lIrlande dune bonne moitié de sa population catholique. Et maintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient de nouveau, dans lîle catholique : lautre jour encore, Olivier, avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle dapparitions, dans un village irlandais, dune dame en bleu, et dautels édifiés à lendroit où sétaient posés les pieds de ce fantôme. Mais la cession de Rome au pape lindignait bien plus vivement encore, car il sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avait privé celui-ci dune grosse part de son prestige, tandis que la vieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirs historiques associés à lidée de Rome. Sa seule consolation était de se dire quune telle situation ne pouvait plus durer bien longtemps, et que déjà une foule dhommes politiques et de journalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient à proclamer la nécessité dy mettre fin.
Rentré dans son cabinet, Olivier se tint debout quelques minutes à la fenêtre, senivrant de la glorieuse vision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; il considérait le développement infini des toits, les énormes voûtes vitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où, chaque matin, la jeunesse sinstruisait des devoirs et des droits de létat de citoyen ; et les quelques flèches même des églises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivante grandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette ruche infinie dhommes et de femmes qui, remplissant lespace ouvert devant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes de lÉvangile nouveau : à savoir, quil ny avait dautre dieu que lhomme, dautres prêtres que les chefs dÉtat, ni dautres prophètes que les maîtres décole.
Et cest dun coeur tout réchauffé quil se remit à la rédaction de son discours de Birmingham.
Sa jeune femme, elle aussi, sabandonnait librement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un ample fauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobile lemportait dans la direction de Brighton. Sans doute, les nouvelles de lOrient la tourmentaient plus quelle ne lavait fait voir à son mari, mais elle ne pouvait se décider à penser quil existât un réel danger dinvasion. Toute la vie occidentale était désormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfin posé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer que lhumanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécages de lignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela était contraire à tontes les lois de lévolution ! Et pourtant, si cette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, une fois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forces secrètes et malfaisantes de la nature ?...
Dans le demi-compartiment voisin, deux hommes sentretenaient des travaux publics en cours dexécution, décrivant la hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images, sans que Mabel sût pourquoi, linquiétaient plus quelles ne lattiraient. Dautre part, impossible de songer à considérer le paysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur ces grandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir. Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant le plafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leurs encadrements de chêne, les grands globes qui, au-dessus des voyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis le grand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plus sensible ; et, dès linstant suivant, la porte automatique souvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station de Brighton.
Comme elle descendait lescalier qui conduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre qui marchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, il semblait un vieillard mais très droit et solide, car il savançait dun pas admirablement ferme. En bas de lescalier, il sarrêta, se retourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabel découvrit que son visage était celui dun jeune homme, avec de beaux traits énergiques, dépais sourcils noirs, et des yeux gris dun éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et la jeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square, poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.
Mais, soudain, sans autre avertissement quun coup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, une série dévénements extraordinaires se produisirent.
Une grande ombre tourbillonna au-dessus de Mabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autre bruit, pareil au soupir dun géant ; et comme la jeune femme sarrêtait, effrayée, voici quun objet énorme, avec un nouveau bruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vint sabattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puis lobjet se tint immobile, remplissant la moitié du square, et agitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, qui tournaient, frappaient lair comme les bras de quelque monstre préhistorique, tandis que des cris et des gémissements humains sélevaient, nombreux et confus, de sous la machine.
Mabel ne se rendit aucun compte de ce qui suivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit poussée en avant par une pression violente, et, tremblant de la tête aux pieds, saperçut quelle était sur le point de poser le pied sur quelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espèce de langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisit distinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout à coup, derrière son clos, elle entendit une voix qui lui disait :
Veuillez me laisser passer, madame ! Je suis un prêtre !
Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de laventure ; et cest presque inconsciemment quelle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux, et tirant un crucifix quil portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, sétant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès dune autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches dun grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques dautrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son coeur bondir de soulagement. Cétaient les exécuteurs de leuthanasie ; lappareil quils portaient allait mettre fin aux souffrances des agonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans le royaume de léternel repos. Puis la jeune femme eut la sensation dêtre prise par les épaules et refoulée en arrière ; et longtemps encore elle dut rester là, au premier rang dune foule compacte de gens de police et de curieux, avant dêtre enfin autorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.
III
Olivier fut saisi dune frayeur atroce, lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendre que lun des grands aériens nationaux venait de tomber dans le Square de la Station de Brighton, juste au moment où le train de quatorze heures et demie venait dy décharger ses voyageurs. Il savait ce que signifiait cette nouvelle, car un accident du même genre sétait produit, deux ans auparavant sur la Place du Marché dune petite ville du sud de lÉcosse. Cela signifiait que tous les passagers de laérien étaient tués, comme aussi, probablement, maintes autres personnes qui sétaient trouvées sur le lieu de laccident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent... le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement, devait sêtre trouvée dans le square, à cette minute !
Il envoya un message affolé à la tante de sa femme, pour sinformer ; après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moins angoissée, sétait assise près de lui.
Plaise à Dieu !... lui arriva-t-il, une fois, de murmurer, parmi ses larmes.
Mais aussitôt elle sarrêta, toute confuse, en voyant son fils se retourner vers elle.
Le fait est que Dieu, ou son remplaçant le Destin, sétait montré pitoyable. Moins dun quart dheure après, M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter la réponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-même entra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.
Ma chérie ! sécria Olivier, en sélançant vers elle avec un profond sanglot.
Elle navait que peu de choses à lui raconter. Aucune explication du désastre navait encore été publiée : on lui avait dit seulement que les ailes de laérien, sur lun des côtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit ses propres impressions, lombre gigantesque quelle avait vue descendre du ciel, le sifflement lugubre de lappareil, et le bruit de la chute. Puis elle sarrêta.
Eh ! bien, chérie ? lui demanda Olivier, qui sétait assis tout contre elle, et avait pris lune de ses mains dans les siennes.
Figure-toi quil y avait un prêtre, là-bas ! dit Mabel. Je lavais dailleurs déjà vu auparavant, à la descente de la gare !
Olivier eut un petit rire méprisant.
Et tout de suite il sest mis à genoux, reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même larrivée des médecins. Dis-moi, mon chéri, est-ce quil y a vraiment des gens qui croient à tout cela ?
En tout cas, ils simaginent quils y croient ! répondit son mari.
Toute la chose avait été si... si soudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, comme sil sétait attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin, Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?
Les hommes sont prêts à croire nimporte quoi, pourvu quon les y accoutume dassez bonne heure !
Et cet homme avait lair de croire aussi, je veux dire le mourant ! Jai vu ses yeux... Olivier, mon chéri, quest-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vont mourir ?
Ce que je leur dis ? Mais rien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je ne crois pas que jaie encore vu mourir personne.
Ni moi, jusquà tout à lheure ! reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens de leuthanasie, dailleurs, sont vite arrivés, et tout a été fini en quelques minutes.
Olivier, tendrement, lui pressa la main.
Ce doit avoir été affreux, ma chérie ! tu en trembles encore !
Non, mais écoute !... Vois-tu, si javais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, jaurais été heureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas de moi. Et jai bien cherché, mais jai vu que je ne savais rien, absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtant pas songer à leur parler de lhumanité !
Ma chérie, tout cela est bien triste, mais, au fond, cela na guère dimportance ! Le mal est désormais accompli...
Et... et ces pauvres gens... cest tout à fait fini ?
Mais oui, sans doute !
Mabel tint ses lèvres serrées, un instant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train de retour, une sorte de méditation très agitée. Elle savait parfaitement que ce nétaient que ses nerfs qui se trouvaient en jeu ; mais, nimporte, elle ne parvenait point à les apaiser. Comme elle lavait dit à son mari, cétait la première fois quelle voyait la mort.
Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ce prêtre ne croit pas que tout soit fini ?
Ma chérie, je vais te donner une idée des choses quil croit ! Il croit que cet homme, à qui il a montré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, que cet homme est maintenant vivant quelque part, malgré lanéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il ne sait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte de fourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien, sil a de la chance, et que ce morceau de bois quil a baisé ait produit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, en présence de trois personnes qui nen font quune, tout en étant trois. Et il croit quil y a, dans cet endroit, une foule dautres personnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombre dhommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sous le bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, et trouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce quil croit, ce prêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce nest que pure folie ! Ou bien tout cela, peut-être, est beau, je connais des hommes intelligents qui le prétendent, mais, très certainement, rien de tout cela nest vrai !
Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamais elle navait entendu ces choses exprimées dune façon aussi amusante.
Hé ! sans doute, mon chéri, rien de tout cela nest vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-il y croire ? Il avait lair, pourtant, lui aussi, dun homme très intelligent !
Vois-tu, mon amour, si lon tavait dit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que, toujours, depuis lors, on te leût répété, tu aurais bien de la peine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien, toi-même, dans le fond de ton coeur, que ce sont les gens de leuthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !
Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle se releva.
Olivier, tu nas pas ton pareil pour rassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que je remonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !
Déjà parvenue près du seuil, elle sarrêta, et montra à son mari lune de ses bottines.
Regarde ! dit-elle, dune voix défaillante.
Il y avait, sur lextrémité de sa bottine, une étrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeune femme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans ses bras.
Allons, ma chérie, dit-il, un peu de courage !
Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement, et sortit.
Une demi-heure après, M. Phillips reparut dans le bureau dOlivier, avec une autre liasse de papiers.
Toujours pas de nouvelles de lOrient, monsieur ! dit-il.
CHAPITRE II
I
La correspondance de Percy Franklin avec le cardinal-protecteur dAngleterre occupait le prêtre, directement, au moins pendant deux heures chaque jour, et, indirectement, toute la journée.
Depuis les huit dernières années, le Saint Siège avait, une fois de plus, modifié sa manière dagir, pour laccommoder aux besoins du temps. Désormais, chaque province importante du monde possédait non seulement un prélat métropolitain chargé de ladministrer, mais aussi un représentant à Rome, ayant à se tenir en rapport avec le pape, dun côté, et, de lautre, avec les fidèles quil représentait. Le « cardinal protecteur » dAngleterre au Vatican était un abbé Martin, de lordre de Saint-Benoît ; et Percy, nouvellement revenu de Rome, avait pour office, ainsi quune dizaine dautres prêtres et laïcs (avec lesquels il lui était interdit de sentendre pour leur travail commun), décrire, tous les jours, un long mémoire sur toutes les nouvelles qui parvenaient à sa connaissance.
Aussi était-ce une vie singulièrement active et remplie, celle que menait, à présent, le jeune prêtre. On lui avait assigné deux chambres, dans la maison de larchevêque, à Westminster ; et il se trouvait attaché au clergé de la cathédrale, mais avec une liberté individuelle très grande. Il se levait très tôt, et, pendant une heure, se livrait à une méditation, après laquelle il disait sa messe. Puis, ayant expédié son déjeuner, et fait encore une prière, il sasseyait à sa table de travail, pour arrêter le plan et réunir les matériaux de sa lettre. À dix heures, il était prêt à recevoir des visites ; et, jusquà midi, dordinaire, il soccupait à causer, soit avec ceux qui venaient le voir pour leurs propres affaires, ou avec les quelques prêtres ou reporters laïcs qui avaient mission de recueillir pour lui des extraits de journaux, en les accompagnant de leurs propres commentaires. Il déjeunait ensuite avec les autres prêtres de larchevêché, et, dans laprès-midi, allait voir les personnes quil avait à consulter. Vers seize heures, enfin, après avoir récité le reste de son office, et fait une station au Saint-Sacrement, il se mettait à rédiger sa lettre, ce qui lui demandait toujours beaucoup de soin et de réflexion. En outre, deux fois par semaine, il était tenu dassister aux vêpres dans laprès-midi, et cétait lui encore qui, habituellement, chantait la grandmesse du samedi.
Un jour, environ une semaine après sa visite a Brighton, il était en train de terminer sa lettre, lorsque son domestique vint lui dire que le P. Francis lattendait, en bas.
Je descends tout de suite ! répondit Percy, sans relever la tête.
Il écrivit les dernières lignes, puis, cela fait, se mit en devoir de relire toute sa lettre, rédigée en latin, et dont voici, par exemple, la première page :
Westminster, ce 14 mai.
« Éminence,
« Depuis hier, jai eu quelques renseignements nouveaux. Il paraît désormais certain que le projet de loi consacrant lespéranto comme langue dÉtat sera voté en juin. Cette loi, comme je lai déjà noté, sera une dernière pierre du mur qui va rattacher lAngleterre au reste de lEurope... On sattend, dautre part, à lentrée dun assez grand nombre de juifs dans la franc-maçonnerie. Ici encore, cest le culte de lhumanité qui opère. Ce matin même, jai entendu le rabbin Siméon parler à cet effet, dans la Cité, et jai été frappé des applaudissements unanimes quil a recueillis... De toutes parts grandit lespérance quun homme va bientôt se trouver pour diriger le mouvement communiste, dans lEurope entière, et unir plus étroitement les forces du parti. Un article curieux du Nouveau Peuple, que je vous envoie ci-joint, déclare que la venue dun tel homme est inévitable, étant donnée la situation présente de la cause ; car cette cause a eu des prophètes et des précurseurs pendant plus dun siècle, et leur disparition, à lheure présente, doit certainement être le signe de lavènement dun homme supérieur à eux. Nest-il pas curieux de voir comme ces idées nouvelles coïncident, du moins par leur surface, avec les idées du monde juif dil y a vingt siècles ?... Jai appris aujourdhui labjuration dune très vieille famille catholique, les Wargrave de Norfolk, ainsi que celle de leur chapelain Micklem, qui semble avoir, depuis quelque temps déjà, activement travaillé à préparer ce reniement de ses maîtres. Tous les journaux annoncent le fait avec satisfaction, mais simplement à cause du rang exceptionnel des Wargrave : car, hélas ! de telles abjurations sont désormais si fréquentes que, dordinaire, on ne songe même plus à les remarquer... Ici, je constate une grande inquiétude parmi les laïcs. Sept prêtres du diocèse de Westminster nous ont quittés, au cours des trois derniers mois ; mais, dautre part, jai le plaisir de pouvoir annoncer à Votre Éminence que larchevêque a reçu dans la communion catholique, ce matin, lex-évêque anglican de Carlisle, avec cinq membres de son clergé... »
Percy remit la feuille sur la table, réunit la dizaine dautres feuilles qui contenaient ses extraits et découpures de journaux, glissa le tout dans une enveloppe imprimée. Puis il prit sa barrette et se dirigea vers lascenseur.
Dès linstant où il pénétra dans le petit salon, il comprit que la crise redoutée avait eu lieu. Le P. Francis paraissait fatigué et souffrant : mais il y avait, dans lexpression de ses yeux et de sa bouche, quelque chose de dur qui décelait une résolution désormais inébranlable. Il se releva pour saluer son ancien ami.
Mon père, dit-il, je suis venu vous dire adieu ! Il mest impossible de rester plus longtemps dans cet état !
Percy fit de son mieux pour ne montrer aucune émotion. Dun petit signe, il invita le P. Francis à sasseoir, puis il sassit lui-même en face de lui.
Cest la fin de tout ! reprit le visiteur, dune voix quil tâchait à rendre ferme et assurée. Je ne crois plus à rien ! Mais, au reste, il y a déjà un an que je ne crois plus à rien !
Vous voulez dire que vous néprouvez plus rien ? rectifia Percy.
Oh ! non, ce nest pas seulement cela ! poursuivit lautre. Je vous dis quil ne me reste plus rien ! Je ne puis plus même discuter, désormais ! Je suis simplement venu vous dire adieu !
Percy navait rien à répondre. Depuis plus de huit mois, il avait travaillé à persuader son ancien camarade et ami, depuis le premier moment où le P. Francis lui avait dit que sa foi sen allait. Il se rendait bien compte de la lutte cruelle qui sétait livrée dans cette âme malade ; et, de tout son coeur, il plaignait la pauvre créature quil avait vue irrésistiblement entraînée dans le tourbillon triomphant de lhumanité nouvelle.
Il songeait que, en vérité, les faits extérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, à lheure présente ; et que cette foi, sauf pour celui qui savait profondément que la volonté et la grâce sont tout, et que lémotion pure nest rien, que cette foi se trouvait un peu dans la situation dun enfant qui saventure à jouer au milieu de limmense machinerie dune usine en mouvement. Percy se demandait même jusquà quel point il avait le droit de blâmer la conduite du P. Francis, encore que sa conscience lui affirmât quil y avait, dans cette conduite, malgré tout, un élément blâmable et que notamment son ami, de tout temps, avait accordé trop de place au cérémonial, dans sa religion, tandis quil navait jamais eu le sentiment ni le goût profonds de la prière.
De telle sorte quil prit bien soin en tout cas, de ne rien laisser voir dune compassion quil se reprochait, tout en ne pouvant pas sempêcher de léprouver douloureusement.
Naturellement, reprit le P. Francis, dun ton vif, vous continuez à penser que tout cela est de ma faute ?
Mon cher père, répondit Percy, immobile sur sa chaise, je sais que cela est de votre faute ! Écoutez-moi ! Vous dites que le christianisme est absurde et impossible ; or, vous nignorez point quil ne peut pas être cela ! Il peut être faux, malgré ma certitude foncière de sa vérité absolue, mais il ne peut pas être absurde, étant donné que, aujourdhui encore, des hommes instruits et vertueux persistent à y croire. Dire quil est absurde, cest simplement se laisser aveugler par lorgueil, cest écarter tous les croyants chrétiens qui croient au christianisme, non seulement comme se trompant, mais comme nayant point dintelligence...
Soit donc ! interrompit Francis. Mettez alors que je crois seulement que le christianisme est faux ! Je retire lautre chose !
Mais non, vous ne la retirez pas ! reprit Percy, sans se troubler. Vous vous obstinez à croire que le christianisme est absurde, vous me lavez dit vingt fois ! Eh ! bien, je vous le répète, cest là de lorgueil, et qui suffit à tout expliquer ! Dans ce genre de crises, lattitude morale importe seule. peut-être, cependant, y a-t-il aussi dautres motifs...
Le P. Francis sursauta.
Oh ! la vieille histoire ! dit-il aigrement.
Si vous me donnez votre parole dhonneur quil ny a point de femme en jeu dans laffaire, je vous croirai ! Mais, en vérité, comme vous le dites, cest une vieille histoire !
Ces vives paroles furent suivies dun long moment de silence. Percy, sentait maintenant que tout effort était inutile. Chaque jour, depuis huit mois, il avait parlé à son ami de cette vie intérieure où nous découvrons que les vérités sont vraies, et où nous trouvons la garantie de nos actes de foi ; chaque jour il avait recommandé la prière et lhumilité ; mais le P. Francis lui avait invariablement répondu que cétait là conseiller une sorte dautosuggestion. Évidemment le cas était désespéré, et le jeune prêtre avait hâte que cette dernière entrevue prît fin.
Le visiteur sembla deviner sa pensée.
Vous en avez assez de moi ? dit-il. Je men vais !
Je nai nullement assez de vous, mon cher père ! répondit Percy avec simplicité. Je vous plains seulement, et de toute mon âme. Car, moi, voyez-vous, moi qui vous aime et qui souhaiterais votre bonheur, je sais profondément que tout ce que vous reniez est vrai !
Son ancien ami le considéra longuement.
Et moi, sécria-t-il, je sais que cela nest pas vrai ! Certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir y croire encore ; je sens que jamais plus je ne serai heureux ; mais... mais cest bien fini !
Percy soupira. Combien de fois il avait dit à cet homme que le coeur était un don divin non moins précieux que lesprit, et que négliger lun de ces deux éléments, dans la recherche de Dieu, cétait courir au-devant de la ruine ! Mais le P. Francis navait pas voulu voir en quoi ces paroles sappliquaient à lui. Il avait répondu par les vieux arguments de la psychologie, déclarant que les suggestions de léducation suffisaient à rendre compte de tout.
Et, à présent, je suppose que vous allez rompre tous rapports avec moi ! reprit-il.
Cest vous qui vous séparez de moi ! dit Percy. Et vous savez bien quil mest impossible de vous suivre !
Oui..., mais ne pouvons-nous pas rester amis ?
Une chaleur soudaine afflua au coeur du prêtre resté fidèle.
Amis ? dit-il. Hélas ! mon pauvre Jean, quelle espèce damitié est désormais possible entre nous ?
Le visiteur se releva brusquement.
Soit ! Je men vais !
Et il fit un pas vers la porte.
Jean ! sécria Percy dune voix tremblante, est-ce ainsi que vous me quittez, et faut-il vraiment que nous nous séparions ?
Il tendait sa main ouverte à son ancien ami. Celui-ci le regarda un moment, ses lèvres frémirent, et puis, sétant retourné vers la porte, il senfuit sans ajouter un seul mot.
II
Percy se tint debout, immobile, jusquau moment où il entendit la sonnerie automatique du dehors, annonçant que le P. Francis venait de quitter larchevêché. Alors le prêtre sortit du salon, à son tour, et pénétra dans le long couloir qui conduisait à la cathédrale. En passant par la sacristie, il entendit de loin, au fond de léglise, le murmure de lorgue, accompagnant le chant des vêpres dans le choeur. Le jeune prêtre savança dans le transept, et sagenouilla. Le soir approchait. Le grand temple sombre nétait éclairé que par des reflets épars de la lumière du dehors, pénétrant à travers de somptueux vitraux récemment donnés par un lord converti. Devant Percy sétendait le choeur, avec une double rangée de chanoines en surplis blancs et en chapes de fourrure ; au milieu, sous un vaste baldaquin, brûlaient les six lumières qui avaient brûlé là, chaque jour, depuis plus dun siècle ; et, plus loin encore, cétaient les hautes lignes de labside, avec la voûte profonde où lon voyait le Christ régner dans sa majesté. Percy laissa errer ses yeux autour de lui, pendant quelques instants, avant de commencer sa prière : il admirait la beauté du lieu, écoutait les choeurs magnifiques, les appels de lorgue, et la fine voix nuancée du prêtre. À gauche, brillait léclat réfracté des lampes, allumées devant le Sacrement ; à droite, une douzaine de cierges jetaient une lueur vacillante au pied de la gigantesque croix, supportant ce Pauvre divin qui invitait tous ceux qui le regardaient à partager son supplice.
Puis le prêtre se cacha le visage dans les mains, soupira, et se mit à prier.
Il commença, comme il faisait toujours, par un acte délibéré de renoncement au monde sensible. Il sefforça de descendre jusquau fond de soi-même ; et bientôt lappel de lorgue, le bruit des pas, la dureté du banc de bois sous ses genoux, tout cela disparut pour lui, et il eut limpression de nêtre rien quun coeur qui battait, et un esprit qui enfantait dincessantes images. Puis il fit une nouvelle descente : il renonça à tout ce quil était et possédait, et eut conscience que son corps même sévanouissait, tandis que son esprit et son coeur, dominés par la sublime présence qui se dressait devant eux, se soumettaient docilement à la volonté de leur maître. De nouveau il soupira, en sentant cette Présence se rapprocher de lui ; il répéta machinalement quelques paroles, et tomba enfin dans cette paix qui suit le suprême renoncement à la pensée personnelle.
Ainsi il resta assez longtemps. Très loin, au-dessus de lui, retentissait la musique merveilleuse, mais elle était désormais pour lui aussi indifférente que les bruits de la rue pour un homme qui dort. Il se trouvait maintenant en deçà du voile des choses, au-delà des barrières de la sensation et de la réflexion, dans ce lieu secret dont un effort obstiné lui avait appris le chemin, dans cette région singulière où les réalités véritables apparaissent avec une évidence directe, où les perceptions vont et viennent avec la rapidité de léclair, où lÉglise et ses mystères sont vus du dedans, auréolés de gloire.
Après quoi, il séveilla de nouveau à la conscience, et commença une oraison intérieure :
« Seigneur, me voici en face de vous ! Je vous connais ! Je sais quil ny a rien dautre que vous et moi... et je remets tout entre vos mains, votre prêtre apostat, votre peuple, le monde, et moi-même ! »
Il sarrêta et concentra ses pensées jusquà ce que tout ce quil avait dans lesprit sétendît devant lui, comme une plaine au pied dune montagne.
« Moi-même, Seigneur, sans votre grâce, je me trouverais dans les ténèbres et dans le malheur. Cest vous seul qui me soutenez et me sauvez ! Conservez et achevez votre ouvrage dans mon âme ! Ne me laissez point défaillir pour une minute ! Car si vous écartiez de moi votre main, aussitôt je tomberais au plus profond néant ! »
Les yeux de son âme allaient maintenant çà et là, du calvaire dans le ciel jusquaux agitations et aux soupirs terrestres. Il voyait le Christ mourir de désolation, pendant que la terre tremblait et gémissait ; il voyait le Christ régner sur son trône, en robe de lumière ; il le voyait résider, patient et silencieux, sous les espèces de son sacrement... Puis il attendit que le Christ lui parlât, et les paroles quil attendait lui vinrent si douces et délicates, rapides comme des ombres, que sa volonté sépuisait dans leffort de les saisir, et de les fixer, et dy répondre... Il voyait le corps mystique dans son agonie, étendu sur le monde comme sur une croix, et muet à force de douleur ; et le sang vivant coulait, goutte par goutte, de sa tête, de ses mains, et de ses pieds. Au-dessous, le monde était rassemblé, plein de raillerie et de belle humeur : « Il a sauvé les autres, mais, lui-même, il ne peut pas se sauver !... Quil descende seulement de la croix, et nous croirons en lui ! » Au loin, derrière des buissons, et dans des creux du sol, les rares amis de Jésus regardaient et sanglotaient ; Marie elle-même se taisait, percée de sept glaives ; et le disciple quil avait aimé ne trouvait point de paroles de consolation.
Et il sentait aussi quaucun mot ne serait dit du haut des cieux ; les anges eux-mêmes avaient reçu lordre de mettre lépée au fourreau, et dattendre léternelle puissance de Dieu ; car lagonie était à peine commencée, et mille horreurs devaient se produire encore avant quarrivât la fin, la somme dernière de la crucifixion... Et Percy, méditant et analysant léternelle leçon, comprenait que le chrétien, désormais, ne pouvait plus que veiller et attendre, jusquau jour où le corps mystique sortirait décidément du tombeau. Cet univers intérieur, dont un immense effort lui avait appris le chemin, était à présent tout imprégné dangoisse ; il était amer comme le fiel, éclairé de cette pâle lueur que la grande souffrance physique fait surgir dans les yeux, et traversé dune longue note continue qui ressemblait à un gémissement.
« Seigneur ! murmura-t-il, comment pourrai-je supporter cela jusquau bout ? »
Mais, dès linstant suivant, la terrible vision sétait effacée. Percy se passa la langue sur les lèvres, pour les humecter, et ouvrit ses yeux sur labside enténébrée, devant lui. Lorgue maintenant se taisait, le choeur avait cessé, et les lumières étaient éteintes. Les reflets du soleil couchant, eux aussi, avaient disparu ; et cétaient de sombres visages glacés qui le considéraient, du haut des murs et de la voûte. De nouveau, il se retrouva à la surface de la vie ; et à peine, déjà, se rappelait-il ce quil venait dentendre et de voir.
Comme il savançait ensuite vers la chapelle du Saint-Sacrement, toujours très droit et le pas assuré, il vit une vieille femme qui paraissait lobserver attentivement. Il hésita un instant, se demandant si cétait une pénitente qui désirait se confesser ; et elle, voyant son hésitation, fit un pas vers lui.
Je vous demande pardon, monsieur ! commença-t-elle.
Son « monsieur » indiquait que ce nétait pas une catholique. Percy souleva sa barrette.
Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-il.
Je vous demande pardon, monsieur ; mais est-ce que vous nétiez pas à Brighton, au moment de laccident qui sy est produit, il y a deux mois ?
En effet, jétais là !
Ah ! cest bien ce que je pensais : ainsi, cest vous que ma belle-fille a vu !
Elle le dévisagea avec un mélange de doute et de curiosité, promenant sur lui ses petits yeux ridés.
Je vous demande pardon, monsieur, mais...
Eh ! bien, demanda Percy, sefforçant de ne laisser poindre aucune trace dimpatience dans le ton de sa voix.
Est-ce vous qui êtes larchevêque, monsieur ? Le prêtre sourit, montrant ses dents blanches.
Non, madame, je ne suis quun pauvre prêtre ! Cest Mgr Cholmodeley qui est archevêque. Moi, je suis le P. Percy Franklin !
La vieille femme ne dit rien, mais, les yeux toujours fixés sur lui, fit un geste de salutation qui rappelait les « révérences » des femmes dautrefois ; et Percy, pressant le pas, poursuivit son chemin jusquà la chapelle du Sacrement, où il avait coutume daller achever la série de ses dévotions.
III
Ce soir-là, au dîner des prêtres, il y eut un grand entretien sur lexpansion extraordinaire de la franc-maçonnerie. Cette expansion durait déjà depuis bien des années, et les catholiques avaient toujours parfaitement reconnu ses dangers. Çavait été, dabord, au début du vingtième siècle, lassaut organisé par les francs-maçons contre lÉglise de France ; et ce que lon avait soupçonné était devenu une certitude, lorsque, en 1918, le P. Jérôme, ex-franc-maçon devenu moine dominicain, avait fait ses révélations sur les secrets de la maçonnerie. Mais, ensuite, le P. Jérôme était mort, tout naturellement, dans son lit : et ce fait avait beaucoup contribué à rassurer lopinion publique. Puis sétaient produites les splendides donations faites par des francs-maçons, en France et en Italie, à des hôpitaux, des orphelinats, et autres institutions charitables ; et ainsi, une fois de plus, les soupçons avaient commencé à se dissiper. De nouveau, la majorité des esprits « raisonnables » avaient eu limpression que la franc-maçonnerie nétait rien quune grande société philanthropique. Mais, depuis quelque temps, les anciennes inquiétudes commençaient à se réveiller.
Jai appris que Felsenburgh est un franc-maçon ! déclara Mgr Mackintosh, administrateur de la cathédrale. Il est grand-maître de lordre, ou quelque chose dapprochant.
Mais qui est donc Felsenburgh ? demanda un jeune prêtre.
Mackintosh secoua la tête sans répondre. Cétait une de ces humbles personnes qui sont aussi fières de leur ignorance que dautres le sont de leur science. Il se vantait de ne jamais lire les journaux, ni aucun livre qui neût reçu lImprimatur, ajoutant que le devoir dun prêtre était de préserver sa foi, et non dacquérir des connaissances mondaines. Et souvent Percy lui avait envié de pouvoir se maintenir, toute sa vie, à ce point de vue.
Ce Felsenburgh est un mystère, répondit un autre prêtre, le P. Blackmore, mais il semble, dès maintenant, causer partout un singulier mouvement de curiosité. Aujourdhui encore, sur le quai, on vendait sa biographie.
Jai rencontré, il y a trois jours, dit Percy, un sénateur américain qui ma dit que, même là-bas, personne ne savait rien de lui, sauf le fait de sa prodigieuse éloquence. Il ny est apparu que lannée dernière, et semble sêtre poussé dans le monde avec une facilité étonnante. On dit, aussi, quil est un linguiste incomparable : cest pour cela que la mission américaine la emmené avec elle en Asie.
Mais, pour en revenir aux francs-maçons, reprit Monseigneur, je crois que la chose est des plus sérieuses. Le mois dernier encore, quatre de mes pénitents ont quitté lÉglise pour devenir francs-maçons.
Leur admission des femmes dans leurs loges a été un coup de maître ! grommela le P. Blackmore.
Oui, et il est même bien extraordinaire quils ne se soient pas avisés plus tôt de lefficacité merveilleuse de cette mesure ! observa Percy.
Deux ou trois autres prêtres joignirent leur témoignage à celui de Monseigneur : eux aussi, ils avaient récemment perdu des pénitents par suite des progrès de la maçonnerie. Le bruit courait que larchevêque préparait un mandement sur ce sujet.
Monseigneur hocha la tête, dun signe de doute.
Il faudrait quelque chose de plus que cela !
Mais Percy rappela que lÉglise avait dit son dernier mot sur la question, depuis déjà plusieurs siècles. Elle avait frappé dexcommunication tous les membres de sociétés secrètes, et, en vérité, elle ne pouvait rien dautre.
Sauf cependant de rappeler sans cesse cette défense à ses enfants ! fit Monseigneur. Pour ma part, je suis bien décidé à prêcher là-dessus, dimanche prochain !
En rentrant dans sa chambre, Percy rédigea une note pour le cardinal-protecteur, au sujet de la franc-maçonnerie. Puis il ouvrit son courrier, et lut dabord la lettre qui portait le timbre de Rome.
Par une coïncidence qui lui parut curieuse, lune des questions que lui posait le cardinal Martin traitait, précisément, de ce même sujet. Elle était rédigée ainsi :
« Que dit-on de la maçonnerie ? Japprends, ici, que Felsenburgh en fait partie. Prière de recueillir tout ce que vous pourrez apprendre sur cet homme, et de nous envoyer toutes les études biographiques anglaises que vous pourrez vous procurer, publiées à son sujet. Continuez-vous toujours à perdre des fidèles qui passent de lÉglise à la franc-maçonnerie ? »
Dans les autres questions que contenait la lettre du cardinal, le nom de Felsenburgh reparaissait encore une ou deux fois.
Percy déposa la lettre sur son bureau, et réfléchit un moment. Il songea que cétait chose bien étrange, de trouver le nom de cet homme dans toutes les bouches, tandis que ce que lon savait de certain sur lui nétait presque rien. Il avait acheté, dans la rue, par curiosité, trais photographies qui prétendaient représenter ce personnage mystérieux : bien que lune des trois pût être authentique, toutes les trois, certainement, ne pouvaient pas lêtre. Il les prit dans un tiroir de son bureau, et les étala devant lui.
Lune montrait un gros homme barbu et sauvage, à mine de cosaque, avec des yeux saillants. Non, celle-là ne pouvait pas être prise au sérieux ! elle faisait voir, seulement, limage quavait dû se former une imagination grossière, ayant à se représenter un personnage qui passait pour avoir eu une grande influence en Orient.
La seconde photographie révélait un visage gras, avec de petits yeux et une barbiche : celle-là pouvait, en somme, être vraie, dautant plus quelle portait le nom dune maison photographique de New York. Puis Percy considéra la troisième, où apparaissait un long visage rasé, avec un lorgnon, un visage incontestablement intelligent, mais rêveur et mou ; tandis que, manifestement, Felsenburgh devait être un homme dune énergie extraordinaire.
Percy essaya de se rappeler ce que lui avait dit M. Vanhaus, le sénateur américain, mais les renseignements obtenus de cette source nétaient guère significatifs. Felsenburgh, daprès M. Vanhaus, navait usé daucune des méthodes communément employées dans la politique moderne. Il navait dirigé aucun journal, navait attaqué personne, soutenu personne ; jamais il navait recouru au chantage ni aux pots-de-vin, jamais on navait pu alléguer contre lui aucune accusation de crimes monstrueux. Au contraire, sa principale originalité semblait consister dans la « propreté de ses mains » et dans son passé sans tache, comme aussi dans lattirance magnétique de toute sa personne. Il avait pris le peuple par surprise, surgissant des eaux troubles du socialisme américain comme une vision...
La pensée de Percy revint aux problèmes qui lavaient préoccupé toute la journée. De plus en plus, tout paraissait sans espoir. Il essayait de ne point songer à ses confrères du clergé ; mais, malgré lui, il ne pouvait sempêcher de voir que ce nétaient point là les hommes quil aurait fallu pour la situation présente. Non pas, certes, quil se préférât le moins du monde à eux ! Il sentait et savait parfaitement que, lui aussi, il était insuffisant pour sa tâche : ne lavait-il point prouvé encore dans ses relations avec le pauvre P. Francis, et avec maints autres qui, durant les années dernières, avaient essayé de se raccrocher à lui ? Larchevêque lui-même, tout saint homme quil fût, avec sa foi enfantine, était-ce bien lhomme qui convenait pour conduire les catholiques anglais, et pour confondre leurs ennemis ? Non, la terre, décidément, ne comportait plus de grands hommes ! Et que faire ?
Il senfouit la tête dans les mains.
« Oui, ce quil faudrait cest un ordre religieux nouveau, un ordre sans habit particulier, et sans tonsure, sans traditions ni coutumes, sans rien dautre quun entier et cordial dévouement ! Les membres de cet ordre devraient être les francs-tireurs de larmée du Christ, comme avaient été jadis les Jésuites. Mais, pour la création dun tel ordre, il faudrait, dabord, un fondateur. Et qui donc, au nom du Ciel, serait de taille à assumer ce rôle ? Un fondateur nudus, sequens Christum nudum !... Oui, des francs-tireurs, prêtres, évêques, laïcs, hommes et femmes, avec les trois voeux, naturellement, et une clause particulière, interdisant à jamais, absolument, toute propriété, privée ou collective. Tout don reçu aurait à être transmis à lévêque du diocèse. Oh ! si un ordre de ce genre était créé, que ne pourrait-il point faire ?... » Et Percy sexalta dans des rêves magnifiques.
Mais bientôt il se ressaisit, et se reprocha sa folie. Un tel projet nétait-il pas aussi vieux que le monde ? navait-ce pas été le rêve de tout homme zélé, depuis la première année de notre salut ?
Le prêtre se frappa humblement la poitrine, et prit son bréviaire, pour achever de se distraire de ces vaines rêveries. Quand il eut fini de lire, une demi-heure après, sa pensée revint au pauvre P. Francis. Il se demanda ce que le prêtre apostat faisait, à présent ? Le malheureux ! Et lui-même Percy Franklin, jusquà quel point était-il responsable de cette chute ?
On frappa à la porte, et le P. Blackmore entra, pour la petite causerie avant la nuit. Percy lui fit part de son entretien avec Francis.
Le P. Blackmore écarta, un moment, sa pipe, et soupira profondément.
Je savais que cela devait finir ainsi ! dit-il. Que voulez-vous ?
Je dois dire quil a été extrêmement loyal ! expliqua Percy. Il y a huit mois déjà quil ma avoué quil était en peine.
Le P. Blackmnore, tout pensif, tirait des bouffées de sa pipe.
Mon cher Franklin, dit-il, les choses sont en train de prendre une tournure vraiment grave. De tous côtés, cest la même histoire. Que va-t-il se passer, au bout de tout cela ?
Je crois que les choses du monde vont par vagues ! répondit Percy, après avoir réfléchi un moment.
Vous voulez dire par flux et reflux ? demanda Blackmore.
Cest du moins ce qui me semble.
Le P. Blackmore fixa ses yeux sur lui.
Vous êtes-vous jamais trouvé en mer, demanda-t-il, pendant le calme qui précède un typhon ?
Percy secoua la tête négativement.
Eh ! bien, reprit le P. Blackmore, cest ce calme qui est la chose la plus effrayante ! La mer est comme de lhuile ; vous avez la sensation dêtre à demi-mort ; vous ne pouvez rien faire. Et puis arrive la tempête !
Percy, à son tour, dévisageait curieusement son interlocuteur.
Avant toutes les grandes catastrophes, ce calme se produit. Toujours il en a été ainsi dans lhistoire... Père Franklin, jai lidée que quelque chose dénorme va arriver !
Dites-moi toute votre pensée ! fit Percy, se penchant en avant.
Eh ! bien, jai vu le vieux Templeton quelques jours avant sa mort ; et cest lui qui ma mis cette idée en tête... Écoutez-moi, mon père ! peut-être nest-ce que cette affaire dOrient qui sapprête à tomber sur nous, mais, je ne sais pourquoi, il me semble que ce nest point cela. Cest dans la religion que quelque chose va arriver. Du moins, cest ce que je crois... Père Franklin, au nom du Ciel, quest-ce que cest que ce Felsenburgh ?
Percy fut si saisi de la réapparition soudaine de ce nom quil resta, un long moment, sans répondre.
Au dehors, la nuit dété répandait un calme merveilleux. De temps à autre seulement, une faible vibration sélevait des voies souterraines qui passaient à vingt mètres au-dessous de larchevêché ; mais la rue qui avoisinait la cathédrale était très tranquille. Une fois, un grand sifflement se fit entendre dans lair, comme si quelque monstrueux oiseau migrateur se frayait un chemin entre Londres et les étoiles ; et une fois, aussi, un cri de femme très perçant retentit, venant de la direction du fleuve.
Oui, ce Felsenburgh ? reprit le P. Blackmore. La pensée de cet homme ne me sort point de la tête. Et pourtant, que sais-je de lui ? Quest-ce que personne sait de lui ?
Après un nouvel intervalle de silence, le vieux prêtre continua :
Et voyez comme tout le monde nous abandonne ! Les Wargrave, les Henderson, Sir James Bartlet, et puis tous ces prêtres ! Et notez que tous ces déserteurs sont loin davoir des âmes basses : hélas ! la chose mépouvanterait beaucoup moins si je ne savais pas ce que valent quelques-uns dentre eux. Par exemple, ce James Bartlet ! Voilà un homme qui a dépensé la moitié de sa fortune pour lÉglise, et qui ne le regrette pas, maintenant encore ! Il dit quune religion quelconque vaut toujours mieux que labsence de religion, mais que lui, pour sa part, se trouve désormais hors détat dy croire. Eh ! bien, quest-ce que tout cela signifie ? Je vous dis que quelque chose va arriver ! Quoi ? Dieu le sait ! et lidée de ce Felsenburgh ne peut pas me sortir de la tête... Père Franklin...
Oui ?
Avez-vous remarqué combien peu de grands hommes nous possédons, à présent ? Ce nest point comme il y a cinquante ans, ou même trente ! Et, à présent, voici cet homme nouveau, que personne ne connaît, qui a surgi en Amérique, il y a quelques mois à peine, et dont le nom est sur toutes les lèvres ! Ne voyez-vous pas ce que cela signifie ?
Je ne suis pas sûr de vous comprendre ! répondit Percy.
Le P. Blackmore secoua les cendres de sa pipe, avant de poursuivre.
Eh ! bien, voici ce que cela signifie ! dit-il en se relevant. Je ne puis pas mempêcher de penser que ce Felsenburgh va faire quelque chose. Je ne sais pas ce quil va faire : cela pourra être pour nous ou contre nous. Mais rappelez-vous quil est franc-maçon !... Et puis, et puis, vous allez dire que je ne suis quune vieille bête ! Bonne nuit !
Un moment, mon père ! dit lentement Percy. Prétendriez-vous ?... Seigneur Dieu ! que voulez-vous dire ?
Il sarrêta, interrogeant des yeux son interlocuteur, qui, de son côté, le regardait bien en face, par-dessous ses sourcils broussailleux ; et Percy avait limpression que, sous laisance familière de ses paroles, le vieux prêtre apercevait une vision qui lépouvantait. Mais les deux hommes se serrèrent la main, sans plus rien se dire, et se séparèrent. Et Percy, dès quil fut seul, se jeta à genoux.
CHAPITRE III
I
La vieille Mme Brand et Mabel étaient assises à une fenêtre de la nouvelle amirauté, dans Trafalgar-Square, pour assister au grand meeting où Olivier devait prononcer son discours sur le cinquantième anniversaire du vote de la loi des pauvres.
Depuis longtemps déjà, presque dès laube de cette brillante matinée de juin, la foule avait commencé à sassembler autour de la statue de Braithwaite. Cet homme dÉtat, mort depuis quinze ans, était représenté dans lattitude qui lui avait été ordinaire, le bras étendu, la tête levée, et lun de ses pieds légèrement avancé ; ce jour-là, en outre, on avait revêtu sa statue de tous les insignes maçonniques quil avait portés de son vivant.
La vieille Mme Brand était plus en train que dhabitude, et considérait avec curiosité les masses énormes venues, de toutes parts, pour entendre parler son fils. Une plate-forme avait été dressée tout autour de la statue de bronze, de telle façon que Braithwaite lui-même semblât être lun des orateurs. La place entière, au-dessous, était pavée de têtes, et retentissait des murmures de centaines de milliers de voix, que dominait, par instants, léclat puissant des cuivres et des tambours, lorsque passaient les sociétés de bienfaisance et les guildes démocratiques, chacune précédée de sa bannière, et convergeant vers le vaste espace qui leur était réservé au pied de lestrade. Pas une fenêtre, non plus, qui ne fût encombrée de visages ; sans compter quon avait installé de vastes tribunes, pour les auditeurs privilégiés, sur toute la longueur des façades de la Galerie Nationale et de Saint-Martin. (La vieille colonne du Square, avec ses lions, avait depuis longtemps disparu. Nelson avait été trouvé compromettant pour lEntente cordiale ; et les lions, décidément, avaient paru dun type trop éloigné de « lart nouveau ». À leur place sétendait maintenant une large avenue conduisant à la Galerie Nationale.) Enfin, par-dessus les toits, de longues frises de tête se dessinaient, sur le bleu uni du ciel.
Lorsque les horloges sonnèrent lheure convenue, deux figures surgirent de derrière la statue, savancèrent, et au même instant, les murmures des conversations se changèrent en unanimes vivats.
On vit arriver, dabord, le vieux lord Pemberton, un vieillard admirablement droit et solide, sous ses cheveux blancs. Son père était un de ceux qui, soixante-dix ans auparavant, avaient le plus travaillé à détruire la Chambre des Lords, dont il était membre ; et son fils avait dignement continué son oeuvre. Il était, à présent, membre du gouvernement ; et cétait lui qui devait présider la cérémonie du jour. Derrière lui, venait Olivier, tête nue ; même à la distance où elles étaient de lui, sa mère et sa femme purent voir ses mouvements agiles, et le sourire à la fois modeste et assuré de ses lèvres, lorsque son nom émergea de la tempête des cris que poussait la foule. Puis lord Pemberton leva la main, fit un signal, et aussitôt les voix sarrêtèrent, sous un soudain roulement de tambour : après quoi toutes les musiques entonnèrent lhymne maçonnique.
Cétait comme si la voix dun géant eût chanté lample mélodie. Lhymne avait été composé dix ans auparavant, et la nation entière, désormais, le savait par coeur. La vieille Mme Brand souleva, cependant, jusquà ses yeux le papier imprimé qui en contenait le texte, et lut ces mots, le début de lhymne :
Seigneur, qui habites la terre et les mers...
Elle lut les vers suivants, composés avec un heureux mélange de zèle et dadresse pour lexaltation de lidée humanitaire. Lhymne entier avait une allure religieuse ; un chrétien même, à la condition de ne pas trop réfléchir, aurait pu le chanter sans scrupule. Et pourtant sa signification était assez claire : cétait la substitution de lhomme à Dieu comme objet du culte. Lauteur y avait introduit jusquà des paroles du Christ, disant, par exemple, que le royaume de Dieu résidait dans le coeur de lhomme, et que la plus grande de toutes les grâces était la charité.
La vieille dame leva les yeux sur Mabel, et vit que celle-ci chantait de toute son âme, le regard amoureusement fixé sur la grave et noble figure de son mari, à cent mètres de là. Et la mère dOlivier elle-même se mit à remuer les lèvres, entraînée par la force du choeur prodigieux qui vibrait autour delle.
Lorsque les dernières notes de lhymne séteignirent, Olivier savança au premier plan de lestrade, et commença son discours.
Mais, tout à coup, comme la vieille Mme Brand essayait dentendre les paroles de son fils, une exclamation de Mabel la fit tressaillir. Quétait-ce donc ?
Il y eut un craquement brusque, et la figure gesticulante dOlivier chancela, sur lestrade, faillit tomber. Le vieux lord Pemberton se releva, précipitamment, du fauteuil où il sétait assis ; et, au même instant, une commotion violente agita et souleva un point de la foule, immédiatement voisin de lespace clos où étaient massées les musiques, tout juste vis-à-vis du devant de lestrade.
Mme Brand, étonnée, épouvantée, se releva, étreignit machinalement le rebord de la fenêtre, pendant que sa belle-fille lui criait à loreille quelques mots quelle ne parvenait pas à comprendre. Un grand rugissement remplit tout le square ; les têtes se tournaient de tous côtés, comme des épis sous une tempête. Et puis on vit Olivier savancer de nouveau, faisant de la main un geste, comme pour désigner quelque chose, et criant des mots que sa mère nentendait pas ; et la vieille dame se laissa retomber sur sa chaise.
Ma chérie, quest-ce que cest donc ? sanglotait-elle.
Mais Mabel, restée debout, continuait à tenir les yeux fixés sur son mari ; et, de nouveau, un murmure rapide de conversations et de cris bourdonnait dans la foule.
II
Ce soir-là, chez lui, Olivier donna aux deux dames une explication complète de laffaire, commodément installé dans son fauteuil, avec le bras droit bandé et maintenu par une écharpe.
Sa mère et sa femme navaient point pu lapprocher, au moment de la catastrophe ; mais un messager était venu leur apporter la nouvelle que le jeune orateur nétait blessé que légèrement, et que les médecins étaient daccord pour néprouver aucune inquiétude.
Oui, cétait un catholique ! expliquait Olivier. Et sans doute son attentat était prémédité, car on a trouvé son revolver chargé. Mais, cette fois, ajouta-t-il, en souriant, à ladresse de Mabel, aucun prêtre de sa religion na eu le temps dintervenir auprès de lui !
En effet, Mabel avait déjà lu, sur les placards télégraphiques, le sort du misérable.
Il a été tué, étranglé, et foulé aux pieds sur-le-champ ! poursuivit Olivier. Jai fait ce que jai pu pour le protéger ; vous avez dû voir comme je my suis employé ! Mais... au fait, peut-être vaut-il mieux pour lui quil ait eu moins longtemps à souffrir !
Mabel se pencha vers son mari.
Olivier, dit-elle, je sais que ce que je vais dire va te paraître bien étrange, de ma part : mais... mais jaurais souhaité quon ne le tuât point !
Olivier lui sourit amoureusement. Il connaissait la charmante tendresse de son coeur.
Quest-ce que tu étais en train de dire, quand il a tiré ? reprit Mabel.
Oh ! rien que de très banal. Je disais que Braithwaite avait fait plus pour le monde, par un seul discours, que Jésus et tous les saints réunis !
Le jeune homme saperçut, à ce moment, que les aiguilles à tricoter de sa mère sarrêtaient de travailler, pour une seconde ; mais, aussitôt, elles se remirent en mouvement.
Et comment a-t-on su que cétait un catholique ? demanda encore la jeune femme.
Il avait un rosaire sur lui ; et, avant de mourir, il a encore eu le temps dinvoquer son Christ !
Et lon ne sait rien dautre, à son sujet ?
Absolument rien ! Un homme fort bien vêtu ; mais on na pu encore découvrir son nom.
Olivier se laissa retomber dans le fond du fauteuil et ferma les yeux. Son bras lui faisait grand mal, avec les battements quil y sentait à tout instant : mais il nen était pas moins très heureux, au fond du coeur. Il se réjouissait davoir été blessé par un fanatique, et davoir à souffrir pour une telle cause ; et il sentait que la sympathie de la nation entière laccompagnait. Cet attentat avait été une aubaine merveilleuse pour les communistes. Leur orateur avait été assailli pendant laccomplissement de son devoir. Le profit était incalculable pour eux, et la perte non moins énorme pour leurs adversaires, qui se vantaient volontiers dêtre seuls à connaître la persécution.
Bientôt la vieille Mme Brand se leva et sortit, toujours sans dire un mot. Mabel se tourna vers son mari, et lui posa une main sur les genoux.
Est-ce que tu es trop fatigué pour causer, mon chéri ?
Il rouvrit les yeux.
Mais non, dit-il, pas du tout ! Quy a-t-il ?
Quelles conséquences crois-tu que puisse produire toute cette affaire ?
Quelles conséquences ? Oh ! rien que dexcellent ! Il était temps que quelque chose arrivât, vois-tu, ma chérie, il y avait des moments où je me sentais bien découragé : il me semblait que nous perdions tout notre entrain, et que les anciens tories avaient un peu raison quand ils prophétisaient que le communisme finirait par faire faillite. Mais après ceci...
Eh ! bien ?
Eh ! bien, nous avons montré que nous pouvions verser notre sang pour la cause, nous aussi ! Je ne veux pas exagérer ; sans doute il ne sagit que dune égratignure ; mais lattentat a été si délibéré, et toute laffaire a pris une allure si dramatique ! Le pauvre diable naurait pas pu choisir, à son point de vue, un plus mauvais moment ! Jamais le peuple noubliera cette journée !
Les yeux de Mabel étaient illuminés de plaisir.
Mon cher trésor ! dit-elle. Est-ce que tu souffres ?
Un peu, mais que mimporte ? Ah ! si seulement cette infernale affaire dOrient pouvait finir !
Il avait conscience dêtre fiévreux et irritable, et faisait grand effort pour retrouver son sang-froid.
Ah ! ma chérie, reprit-il, si seulement les hommes voulaient comprendre ! sils voulaient reconnaître quelle chose glorieuse cest cet idéal que nous leur proposons : lhumanité, la vie, la vérité, enfin, et la guérison de lancienne folie !... Mais écoute ! sinterrompit-il, en revenant à un sujet quil avait dabord oublié, est-ce que, tout à lheure, tu nas pas remarqué quelque chose, quand jai répété ce que javais dit au sujet de Jésus-Christ ?
Oui, jai vu que ta mère sétait arrêtée de tricoter, pour un moment.
Mabel, ne crois-tu pas quelle soit en train de retomber ?
Oh ! vois-tu, elle vieillit ! répondit légèrement la jeune femme. Il est bien naturel quelle regarde un peu en arrière.
Mais, cependant, tu ne penses pas que ma mère... ? Ce serait trop affreux !
Elle secoua la tête.
Non, non, mon chéri ! Tu es excité et fatigué ! Je tassure que ce nest rien quun peu de sentiment !... Mais, tout de même, Olivier, à ta place, je naurais point parlé ainsi devant elle !
Je nai rien dit quelle nentende dire partout, à présent !
Ne le crois pas ! Rappelle-toi quelle ne sort presque jamais ! Et puis, elle a horreur de lentendre ! Après tout, il ne faut pas oublier quelle a été élevée en catholique !
Olivier se rejeta au fond du fauteuil, et considéra rêveusement la fenêtre, devant lui.
Nest-ce pas étonnant, murmura-t-il, la manière dont persistent ces maudites suggestions ? Voilà une femme intelligente, et assez instruite, qui na pas réussi à les faire sortir de sa tête, même après cinquante ans ! En tout cas, veille bien sur elle, nest-ce pas ?
III
Mabel se rappela ce que son mari lui avait demandé, et, pendant quelques jours, fit de son mieux pour observer la vieille dame ; mais elle naperçut rien qui pût lalarmer. Mme Brand, par instants, était bien un peu silencieuse ; mais elle continuait, comme dhabitude, à soccuper de ses petites affaires. Quelquefois, elle demandait à la jeune femme de lui faire une lecture ; et elle écoutait, sans aucune trace de déplaisir, tout ce quil plaisait à Mabel de lui lire. Tous les jours, elle dirigeait le travail de la cuisine, tâchait à varier les menus, et sintéressait passionnément à tout ce qui concernait son fils. Ce fut elle qui, de ses mains, prépara sa malle, lorsquil eut à partir précipitamment pour Paris ; et elle lui dit encore adieu, par la fenêtre, lorsquil descendit le petit escalier pour se rendre à la station. Ce voyage, daprès ce quil croyait, devait durer trois jours.
Le soir du second jour, cependant, la vieille dame se sentit malade ; et Mabel, qui était accourue dans sa chambre, tout alarmée, la trouva très rouge, sagitant dans son fauteuil.
Ce nest rien, ma chérie ! lui dit Mme Brand, dune voix tremblante.
Mais Mabel voulut absolument la mettre au lit ; après quoi, elle envoya chercher le médecin, et sassit auprès delle.
Cest le coeur qui est atteint ! dit le médecin, son examen fini. Elle peut mourir dune minute à lautre ; ou bien elle peut vivre encore dix ans !
Croyez-vous que je doive télégraphier à mon mari ?
Il réfléchit, et fit de la main un signe négatif.
Encore une fois, tout est possible ; mais mon sentiment est quil ny a point durgence !
Puis il ajouta quelques mots pour expliquer la manière de se servir de linjecteur doxygène, et prit congé.
La malade reposait tranquillement dans son lit, lorsque Mabel remonta près delle. Elle lui tendit sa petite main ridée.
Eh ! bien, ma chérie ? demanda-t-elle.
Ce nest rien quun peu de faiblesse, mère ! Il faut que vous restiez tranquille, et ne vous occupiez de rien ! Voulez-vous que je vous lise quelque chose ?
Non, ma chérie ! Je vais sommeiller un peu !
Dans la conception que se faisait Mabel de ses devoirs, nentrait point lidée dinformer la malade du danger qui la menaçait : car, suivant la croyance de la jeune femme, il nexistait point de fautes passées à réparer, ni de jugement à affronter à lheure de la mort. La mort était une fin, et non pas un commencement. Et ainsi, Mabel, après avoir vu sa belle-mère sassoupir doucement, redescendit, pour travailler et rêver, dans son petit salon.
Le lendemain matin, M. Phillips arriva comme à lordinaire. Mabel venait de sortir de la chambre de Mme Brand, et le secrétaire lui demanda des nouvelles de celle-ci.
Elle va un peu mieux, je crois, dit Mabel. Il faut quelle reste bien tranquille, toute la journée !
Le secrétaire sinclina, et se dirigea vers le bureau dOlivier, où lattendaient une foule de lettres urgentes.
Mais, environ deux heures après, comme Mabel remontait lescalier, elle rencontra M. Phillips qui descendait. Il paraissait un peu agité et mal à son aise.
Mme Brand ma fait appeler ! dit-il. Elle désirait savoir si M. Olivier serait de retour aujourdhui.
Il va revenir ce soir, nest-ce pas ?
Il ma dit quil serait ici pour le dîner, mais un peu tard. Il arrivera à la station vers dix-neuf heures.
Et il ny a pas dautres nouvelles ?
De simples rumeurs ! répondit le secrétaire. M. Brand ma téléphoné, il y a quelques instants.
Il semblait si ému que Mabel le regarda avec surprise.
Ce ne sont point des nouvelles dOrient ? demanda-t-elle.
Il eut un petit sourire gêné.
Il faut que vous mexcusiez, madame, dit-il : vous savez quil mest défendu de rien dire !
Mabel ne fut nullement offensée, ayant pleine confiance en son mari ; mais ce fut avec un battement de coeur quelle entra dans la chambre de la malade.
Celle-ci, également, avait lair fort excitée. Elle reposait dans son lit, avec de grosses taches rouges sur ses joues pâles, et répondit à peine, dun sourire, au salut de sa belle-fille.
Eh ! bien, vous avez vu M. Phillips ? demanda Mabel.
La vieille Mme Brand lui jeta un rapide coup doeil inquiet, mais ne dit rien.
Ne vous agitez point, mère ! Olivier va revenir ce soir !
La vieille dame eut un long soupir.
Ne vous en mettez pas en peine à mon sujet, ma chérie ! répondit-elle. Je me sens tout à fait bien, maintenant. Il sera de retour pour le dîner, nest-ce pas ?
Oui, si laérien nest pas en retard. Et maintenant, mère, êtes-vous prête pour le déjeuner ?
Mabel passa un après-midi extrêmement inquiet. Elle avait limpression que quelque chose de très grave était en train de se produire. Le secrétaire, qui avait déjeuné avec elle à midi, avait paru très préoccupé. Il lui avait dit quil serait absent tout le reste du jour, ayant reçu des instructions dOlivier. À toutes les questions quelle lui avait faites sur les affaires dOrient, il sétait borné à répondre que, le grand Congrès international de Paris navait encore rien décidé. Après quoi, il était parti précipitamment.
La vieille Mme Brand semblait dormir, lorsque sa belle-fille remonta près delle ; et la jeune femme ne voulut point la déranger. Elle navait pas non plus le courage de sortir, ce jour-là, de sorte quelle passa laprès-midi à se promener dans le jardin, toute pleine de réflexions, despérances et de craintes, jusquau moment où son ombre sallongea sur le sentier, tandis que les toits voisins se teintaient des reflets roses du crépuscule.
En rentrant au salon, elle prit le journal du soir ; mais la seule nouvelle quelle y trouva fut que le Congrès de Paris était sur le point dêtre clos.
À vingt heures, toujours aucun signe dOlivier. Laérien de France devait être arrivé depuis une heure déjà ; et Mabel se demandait ce qui pouvait être survenu à son mari. Pourquoi ne venait-il pas, ou, tout au moins, pourquoi ne lui faisait-il pas savoir le motif de son retard ?
Un instant, elle monta au premier étage, follement anxieuse, elle-même, pour rassurer la vieille dame, et trouva de nouveau celle-ci très somnolente.
Olivier nest pas encore venu ! dit-elle. Sans doute il aura été retenu à Paris !
Le vieux visage, sur loreiller, bougea, et murmura quelque chose. Mabel redescendit au salon et sassit en face de lappareil téléphonique. Elle considéra la petite bouche ronde, la rangée de boutons électriques portant des inscriptions. Elle avait presque envie de les toucher, lun après lautre, pour demander aux divers endroits si lon ne savait rien de son mari : lun de ces boutons communiquait avec le club dOlivier, lautre avec son bureau à White-Hall, un autre avec la maison de Phillips, etc. Mais elle hésita, sencourageant à prendre patience. Elle savait quOlivier naimait pas quelle intervînt dans ses occupations politiques. Et elle se dit que, sûrement, il ne tarderait pas à se souvenir delle, pour la délivrer de son anxiété.
Tout à coup, lun des timbres se mit à sonner bruyamment : celui qui portait létiquette White-Hall. Elle pressa le bouton correspondant, dune main si tremblante que cest à peine si elle put, ensuite, tenir le récepteur contre son oreille.
Qui est là ?
Son coeur bondit en reconnaissant la voix dOlivier, toute mince et faible à travers les lieues du fil.
Cest moi, Mabel ! répondit-elle à la question de son mari. Je suis seule dans ton bureau.
Oh ! très bien ! Me voici de retour. Tout est pour le mieux. Mais écoute : peux-tu bien mentendre ?
Oh ! oui !
Ce quon pouvait espérer de plus heureux sest produit. La question dOrient est décidément réglée. Cest Felsenburgh qui a tout fait. Et, maintenant, écoute encore ceci ! Il mest impossible de rentrer chez nous, ce soir ; mais, dans deux heures, le résultat du Congrès va être proclamé solennellement, au Temple de Paul. Viens me rejoindre ici, tout de suite ! Il faut que tu assistes à la séance !... Tu mentends toujours bien ?
Oh ! très bien !
Donc, viens tout de suite ! Ce sera la plus grande chose de toute lhistoire du monde ! Viens avant que la nouvelle se répande : dans une demi-heure, toutes les rues seront infranchissables.
Olivier !
Quoi ? Dis vite ?
Ta mère est malade. Puis-je la quitter ?
Très malade ?
Oh ! pas de danger immédiat ! Le médecin la vue.
Il y eut un instant de silence.
Viens malgré tout ! reprit Olivier. Nous rentrerons ensemble cette nuit. Dis-lui que nous reviendrons assez tard !
Bien !
Oui, il faut absolument que tu sois là ! Felsenburgh y sera.
CHAPITRE IV
I
Ce même jour, dans laprès-midi, Percy reçut une visite.
Son visiteur navait, dans sa personne, rien dexceptionnel ; et le prêtre, en entrant au salon pour le recevoir, ne put tirer aucune conclusion de son apparence extérieure, sinon que ce nétait pas un catholique.
Monsieur, lui dit létranger, je ne vous retiendrai pas longtemps ! Mon affaire sera réglée en cinq minutes.
Percy attendit la suite, les yeux baissés.
Une... une certaine personne ma envoyé vers vous. Cette personne a été catholique, autrefois ; elle désirerait rentrer dans lÉglise.
Percy fit un petit mouvement de tête. Cétait là un message quil nétait plus guère accoutumé à recevoir.
Vous viendrez la voir, monsieur, nest-ce pas ? Vous me le promettez ?
Le visiteur semblait étrangement mal à laise : son visage pâle reluisait de sueur, et une inquiétude profonde se lisait dans ses yeux.
Mais, sans doute, je viendrai ! dit Percy, en souriant.
Oui, monsieur, mais cest que vous ne savez pas quelle est cette personne ! Cela ferait un gros tapage, monsieur, si la chose était connue. Il ne faut pas quon en sache rien. Pouvez-vous me promettre cela encore ?
Il mest impossible de vous faire une promesse de cette sorte, répondit doucement le prêtre, jusquau moment où je saurai au juste de quoi il sagit.
En tout cas, monsieur, reprit létranger, vous ne direz rien avant davoir vu cette personne Pouvez-vous me promettre cela ?
Oh ! certainement ! dit le prêtre.
Quant à moi, il vaut mieux que vous ignoriez mon nom ! Oui, cela vaut mieux pour vous et pour moi ! et puis, voyez-vous, monsieur, cette dame est malade : il faudra que vous veniez dès aujourdhui, sil vous plaît, mais pas avant le soir. Vingt-deux heures, est-ce un moment qui vous convienne ?
Et où est-ce ? demanda Percy.
Cest... cest auprès de la station de Croydon. Je vais vous écrire ladresse, tout de suite. Et vous me promettez de ne pas venir avant vingt-deux heures, monsieur ?
Pourquoi pas tout de suite ?
Parce que... parce que les autres pourraient se trouver là ; tandis que, cette nuit, je sais quils seront absents.
Ceci prenait une allure plutôt suspecte ; et Percy songea que bien des complots fâcheux avaient eu des débuts analogues. Mais il ne se crut pas en droit de refuser.
Pourquoi nenvoie-t-elle pas chercher le prêtre de sa paroisse ? demanda-t-il.
Cest quelle ne le connaît pas, et ne sait pas où le trouver ! Vous, monsieur, elle vous a vu, une fois, dans la cathédrale, et vous lui avez dit votre nom. Ne vous souvenez-vous point ? Une vieille dame ?...
En effet, Percy avait un vague souvenir dune rencontre de ce genre, il y avait un mois ou deux : il le dit à son visiteur.
Alors, monsieur, vous allez venir, nest-ce pas ?
Il faut dabord que jen cause avec le curé de Croydon, dit le prêtre. Sil me donne lautorisation.
Mais, sil vous plaît, monsieur, il ne faut pas que le curé connaisse son nom ! Vous ne le lui direz pas ?
Son nom ? Mais moi-même ne le sais pas encore ! répliqua Percy, en souriant de nouveau.
Létranger eut un mouvement brusque, sur sa chaise, et son visage exprima tout leffort dune lutte intérieure.
Eh ! bien, monsieur, je vais dabord vous dire ceci : le fils de cette vieille dame est mon patron, et lun des communistes les plus en vue. Elle demeure avec lui et sa femme. Son fils et sa belle-fille seront absents, cette nuit : voilà pourquoi je vous ai fixé une heure aussi tardive ! Et maintenant, cest entendu que vous viendrez, nest-ce pas ?
Percy le dévisagea pendant quelques instants. Certes, si cétait là une conspiration, les conspirateurs nétaient point des hommes bien énergiques ! Puis il répondit :
Cest entendu, monsieur, je vous promets que jirai. Et maintenant, le nom et ladresse !
Létranger se lécha les lèvres, nerveusement, et promena un regard autour de lui. Puis, se penchant en avant, il murmura très vite :
Monsieur, le nom de cette vieille dame est Brand ; cest la mère de M. Olivier Brand !
Au premier moment, Percy resta tout saisi. La chose était trop extraordinaire pour être vraie ! Il ne connaissait que trop bien le nom dOlivier Brand : cétait lhomme que lincident de Trafalgar Square avait promu à une brusque et immense popularité. Et maintenant, voici que sa mère...
Il se retourna brusquement vers son visiteur.
Monsieur, dit-il, jignore qui vous êtes, et si vous croyez en Dieu ou non : mais voudriez-vous me jurer, sur votre religion et votre honneur, que tout ce que vous me dites est vrai ?
Les yeux timides rencontrèrent les siens, et hésitèrent : mais cétait lhésitation de la faiblesse, non de la traîtrise.
Je vous le jure, monsieur, par Dieu tout-puissant !
Seriez-vous catholique ?
Létranger répondit non, dun signe de tête.
Mais je crois en Dieu ! dit-il. Du moins, il me semble que jy crois...
Percy se redressa et resta silencieux, tâchant à se rendre un compte exact de ce que cette affaire signifiait. Il ny avait aucune trace de triomphe, dans son esprit, mais plutôt une sorte de crainte, et de létonnement, et de lagitation, et, sous tout cela, le plaisir de penser au pouvoir souverain de la grâce divine. Tout à coup, il saperçut que son visiteur le considérait anxieusement.
Ce que je vous ai dit ne vous aurait-il pas effrayé, monsieur ? Nallez-vous pas retirer votre promesse ?
Percy eut un sourire amusé.
Oh ! non, certes, dit-il. Je serai là à vingt-deux heures !... Est-ce que le danger de mort est imminent ?
Non, monsieur. Cest une maladie de coeur, avec des syncopes. La matinée daujourdhui a même été assez bonne.
Cest entendu, je serai là ! dit Percy. Et vous, monsieur, y serez-vous aussi ?
Jaurai à être avec M. Brand, monsieur ! répondit létranger, en se levant de sa chaise. Il y aura une grande assemblée publique, cette nuit. Mais je nai pas le droit den parler encore... Vous demanderez Mme Brand, et vous direz quelle vous attend ; on vous conduira tout de suite dans sa chambre.
Il tira un carnet, y écrivit ladresse, déchira la feuille et la tendit au prêtre.
Je vous demanderai, monsieur, davoir la bonté de détruire ce papier, après avoir recopié ladresse ! Cest que... jaimerais bien à ne point perdre ma place, autant que possible !
Percy resta debout un moment, roulant la feuille sur un de ses doigts.
Pourquoi nêtes-vous point catholique, vous-même ? demanda-t-il.
Létranger fit un signe de tête vague ; puis il prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.
Percy passa le reste de laprès-midi dans un état de grande agitation.
Pendant les deux derniers mois, bien peu de choses étaient arrivées qui eussent de quoi lencourager. Il avait eu à enregistrer une dizaine dabjurations importantes, que ne compensait plus aucune conversion. Sans nul doute possible, désormais, le flot montait, de plus en plus haut, contre lÉglise. La folle aventure de Trafalgar Square, aussi, lautre semaine, avait fait un mal incalculable ; plus que jamais les journaux criaient, et tout le monde répétait, que les actes publics de lÉglise démentaient sa foi au surnaturel. « Grattez un catholique, et vous trouverez un assassin ! » avait été le texte dun grand article du Nouveau Peuple ; et Percy, lui-même, était à la fois stupéfait et indigné de la folie dun tel attentat. Il est vrai que larchevêque, du haut de la chaire de sa cathédrale, avait formellement répudié aussi bien lacte que ses motifs ; mais cela encore avait servi doccasion aux journaux pour rappeler lusage constant, quavait lÉglise, de tirer parti de la violence tout en répudiant les violents. Lhorrible mort du criminel navait nullement apaisé la colère populaire ; et, de plus en plus, le bruit se répandait que lon avait vu cet homme sortir de larchevêché, un peu avant laccomplissement de son attentat.
Et maintenant, voici que la propre mère du héros de cette aventure désirait se réconcilier avec cette Église qui avait essayé dassassiner son fils !
Vingt fois, durant laprès-midi, Percy, au cours dune visite quil dut faire à lun de ses collègues habitant Worcester, se demanda si la visite de létranger ne cachait pas, tout de même, un complot, une sorte de talion, une tentative de le prendre au piège. Cependant, il avait promis de ne rien dire, et daller à ladresse indiquée.
Il termina sa lettre, après le dîner, comme dhabitude, mais avec un sentiment singulier de fatalité. Puis, layant enveloppée et timbrée, il se dirigea, vêtu de son costume de ville, vers la chambre du P. Blackmore.
Mon père, lui dit-il brusquement, voudriez-vous entendre ma confession ?
II
Son visiteur lui ayant dit que le danger nétait pas imminent, Percy navait pas emporté dhostie ; mais le curé de Croydon lui avait téléphoné quil pourrait sen procurer à la sacristie de léglise Saint-Joseph, toute proche de la gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet, quil avait lhabitude de jeter sur ses épaules quand il était auprès des malades.
En descendant de la station, à Croydon, il fut frappé de lanimation extraordinaire qui remplissait la place. Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient une énorme affiche en lettres de feu, au-dessus dune maison, qui annonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que lAngleterre avait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lut laffiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement, fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point, dailleurs, sil manifestait le triomphe du ciel ou de lenfer :
Le Congrès dOrient est terminé ! La Paix définitive et non la guerre ! La fraternité universelle établie ! Felsenburgh sera à Londres cette nuit !
Il fallut bien deux heures à Percy, après cela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusquà la maison dOlivier. Lorsquil parvint enfin devant la porte, il saperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que son manteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front.
Il savait à peine que penser de cette nouvelle imprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastrophe terrible ; mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi, avait lidée quil y avait dautres choses possibles qui étaient pires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvait établie par dautres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ce que Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ? Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.
Et ce mystérieux, cet inquiétant Felsenburgh ! Donc, cétait lui qui avait fait cela, qui avait accompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autre événement temporel connu jusque-là dans lhistoire de la civilisation ! Quelle espèce dhomme était-il ? Quels pouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usage allait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les points dinterrogation dansaient, devant Percy, comme une foule détincelles, et toute sorte de problèmes simposaient à lui, dont chacun avait pour objet tout lavenir du monde. Et, en attendant, il se rappela quil y avait là une vieille femme qui désirait se réconcilier avec Dieu, avant de mourir...
Deux ou trois fois, il sonna sans quon vînt lui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.
On est venu me chercher ! expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte. Javais promis dêtre là à vingt-deux heures, mais jai été retardé par la foule.
La servante lui balbutia précipitamment une question.
Oui, je crois bien que cest vrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, et cest la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduire là-haut !
En traversant lantichambre, il éprouvait une curieuse sensation dêtre en faute. Ainsi, cétait là que demeurait Brand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voici que lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvert de la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité en retomberait sur dautres.
Devant la porte dune chambre, au premier étage, la servante se retourna vers lui.
Monsieur est médecin ? demanda-t-elle.
Cela me regarde ! répondit brièvement Percy, en ouvrant la porte.
Avant quil eût le temps de la refermer, un petit cri jaillit de lun des coins de la chambre.
Oh ! que Dieu soit loué ! Je croyais déjà quIl mavait oubliée ! Vous êtes prêtre, mon père ?
Oui, je suis prêtre. Ne vous souvenez-vous pas de mavoir vu, dans la cathédrale ?
Oh ! oui, oui, mon père ! Je vous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !
Percy la considéra un moment, examina son visage animé, léclat de ses yeux profondément creusés, le tremblement continu de ses mains. Oui, certes, tout cela était bien sincère !
Et maintenant, mon enfant, parlez !
Voici ma confession, mon père !
Percy tira de sa poche le fil violet, le glissa par-dessus son épaule, et sassit près du lit.
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Mais la vieille femme ne voulut point le laisser partir, sa confession terminée.
Dites-moi, mon père, quand mapporterez-vous la sainte communion ?
Il hésita.
Daprès ce que lon ma dit, M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?
Non, mon père !
Dites-moi : êtes-vous très malade ?
Je ne sais pas, mon père ! On ne veut pas me le dire. Jai bien cru que tout allait finir, la nuit passée !
Quand voulez-vous que je vous apporte la communion ? Ce sera comme vous le voudrez !
Voulez-vous que je vous envoie chercher dans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je dise tout à mon fils ?
Vous ny êtes pas obligée !
Si vous jugez que je le dois, je le ferai !
Eh ! bien, réfléchissez-y, et faites-moi savoir votre décision... Vous avez appris ce qui vient darriver ?
Elle répondit : oui, dun signe de tête, mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme une piqûre de honte, dans son propre coeur. Tout compte fait, la réconciliation dune âme avec Dieu était une bien plus grosse affaire que la réconciliation de lOrient avec lOccident !
La chose peut avoir beaucoup dimportance pour M. Brand, dit-il, car votre fils est en train de devenir un très grand homme, à ce quil me semble !
La malade continuait à le considérer en silence, avec une ombre de sourire, et Percy sémerveilla de lexpression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brand fronça les sourcils.
Mon père, je ne veux pas vous retenir ! Mais dites-moi encore : quest-ce que cest que cet homme ?
Felsenburgh ?
Oui !
Personne ne le sait ; mais, probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est à Londres ce soir même !
Il y avait, dans le regard de la vieille femme, quelque chose de si étrange que, dabord, Percy craignit lapproche dune nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageait de tous les traits du visage contracté.
Quy a-t-il, mon enfant ?
Mon père, jai très peur, très peur, quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal, nest-ce pas ? Je suis à labri de lui, maintenant que me voici redevenue catholique...
Mais sans doute, ma fille, vous êtes à labri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?
Mais lexpression dépouvante persistait. Percy se pencha vers la malade.
Il ne faut pas vous abandonner à des imaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notre Sauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !
Il lui parlait, maintenant, comme à un enfant. Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, et les yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.
Mon enfant, voyons, dites-moi ce quil y a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait un mauvais rêve !
Mme Brand répondit : oui, dun mouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois, sentit en soi-même un petit sursaut dappréhension. La vieille dame avait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet homme lui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ? Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu une impression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.
Dites-moi les choses comme elles sont ! reprit-il. Quavez-vous rêvé ?
Elle se souleva un peu dans son lit, toujours en promenant autour delle un regard deffroi, puis elle étendit une de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit lune des mains du prêtre, et la tint serrée.
La porte est bien fermée, mon père ? Personne ne nous écoute ?
Non, non, mon enfant ! Pourquoi tremblez-vous ? Vous navez pas le droit dêtre superstitieuse !
Eh ! bien, mon père, voici ce que jai vu, tout à lheure ! Jétais quelque part, dans une grande maison inconnue. Cétait une des maisons dautrefois, et très obscure. Et moi, il me semblait que jétais une enfant, et que javais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaient noirs, et jallais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quête dune lumière. Et, alors, jai entendu une voix qui parlait, très loin... Mon père...
Elle sarrêta, et serra plus fort la main de Percy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avait limpression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cette autre maison dont elle lui parlait.
Et alors, mon père, jai entendu des paroles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusquà une porte où jai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol. Là, je me suis arrêtée... Approchez-vous, mon père !
La voix avait faibli, peu à peu, et nétait plus quun murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre, comme sils tâchaient à le retenir par force.
Je me suis arrêtée, mon père : je nai pas osé entrer ! Jentendais, à présent, les paroles, je voyais la lumière ; mais je nosais pas entrer. Et, tout de suite, jai su, mon père, que cétait ce Felsenburgh qui était dans cette chambre !...
Den bas, retentit tout à coup le choc violent dune porte fermée, et lon entendit un bruit de pas dans lantichambre. Percy se leva précipitamment.
Quest-ce que cest ? demanda-t-il.
Deux voix parlaient, assez haut, sur lescalier.
Cest mon fils et sa femme ! dit Mme Brand. Eh ! bien... eh ! bien, mon père...
Elle fut interrompue par une douce et légère voix de jeune femme, qui disait, de lautre côté de la porte :
Il y a encore de la lumière chez elle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !
Puis la porte souvrit.
CHAPITRE V
I
Il y eut une exclamation, puis un silence, et une grande et belle jeune femme, le visage brûlant démotion, savança vers le lit de la malade, suivie bientôt par un homme que Percy reconnut tout de suite, pour avoir vu souvent sa photographie.
Eh ! bien, mère ?... demanda Mabel.
Mais elle sinterrompit, pour considérer létranger, cet homme au visage tout jeune sous ses cheveux blancs.
Olivier, lui aussi, considérait le prêtre, avec une émotion singulière dans tous ses traits. Puis sadressant à sa mère :
Qui est-ce là ? demanda-t-il, dun ton ferme.
Olivier, sécria Mabel, en se tournant vers lui, cest le prêtre que jai vu...
Un prêtre ! reprit Olivier. Mais pourquoi ?... Cest vous qui lavez envoyé chercher, ma mère ? poursuivit-il, avec un tremblement dans la voix et un tressaillement de tout son corps.
Oui, je suis prêtre ! dit Percy, fort embarrassé de cette situation imprévue.
Et vous êtes venu dans ma maison ? cria Olivier. Et vous êtes resté ici toute la soirée ?
Mabel, de nouveau, savança vers son mari, et lui prit la main.
Olivier, lui dit-elle, il ne faut pas quil y ait de scène ici ! Notre pauvre chère mère est malade, ne loublie pas ! Ne voudriez-vous point descendre au salon, monsieur ?
Percy fit un pas vers la porte, mais, avant de sortir, il se retourna et éleva la main.
Que Dieu vous bénisse, ma fille ! dit-il simplement, sadressant à la pauvre figure ridée qui, dans le lit, murmurait quelque chose.
Puis il sortit, et attendit dans le corridor.
Il entendait, dans la chambre, un échange rapide de paroles, où il distinguait surtout laccent, plein dé compassion, de la voix de la jeune femme. Mais bientôt Olivier le rejoignit, toujours pâle et frémissant ; et, après lui avoir fait un geste silencieux, il le précéda dans lescalier.
Toute cette affaire apparaissait à Percy comme un rêve ; sa seule impression nette était la satisfaction davoir pu terminer sa tâche, auprès de la malade, avant la catastrophe.
Dans le salon, après avoir pressé le bouton de la lumière, Olivier fit signe au prêtre de sasseoir, tandis que lui-même se tenait debout devant la table, les mains enfoncées dans les poches de son veston. Il y eut un assez long silence, pendant lequel Percy, machinalement, étudia la personne du jeune orateur. Il considérait cette taille droite, mince, la courbe élégante des mâchoires, le nez allongé, les cheveux dun noir dencre, lexpression idéaliste des grands yeux sombres, profondément enfoncés sous un vaste front. Tout à coup, la porte souvrit, et Mabel arriva en courant. Elle mit une main sur lépaule de son mari.
Assieds-toi, Olivier, dit-elle ; il faut que nous causions à laise...
Et lorsque tout le monde fut assis, Percy dun côté de la table et les deux jeunes gens, lun près de lautre, sur un petit canapé en face de lui, cest encore Mabel qui reprit :
Ceci doit être arrangé tout de suite, dit-elle ; mais simplement et sans drame ! Tu entends, Olivier ? Je te défends de faire un éclat !
Elle parlait dune voix franche et assurée, avec un mélange charmant de tendre confiance et dautorité.
Et puis, Olivier, poursuivit-elle, en passant son bras autour de la taille de son mari, ne regarde pas monsieur avec cette expression comique damertume ! Il na fait aucun mal !
Aucun mal ? murmura Olivier.
Aucun, absolument ! Quelle importance cela peut-il avoir, ce que pense et croit cette pauvre femme, là-haut ?... Mais maintenant, monsieur, voudrez-vous nous dire pourquoi vous êtes venu ici ?
Percy avait retrouvé tout son sang-froid.
Je suis venu ici pour recevoir de nouveau Mme Brand dans lÉglise ! dit-il.
Et vous lavez fait ?
Je lai fait.
Ne voudriez-vous point nous dire votre nom ?
Percy hésita, mais à peine une seconde.
Certainement ! répondit-il. Je mappelle Franklin.
Le père Franklin ? demanda la jeune femme, avec une petite nuance dironie dans laccentuation du mot « père ».
Mais oui, le père Franklin, demeurant à larchevêché ! dit résolument le prêtre.
Eh bien, alors, père Franklin, pourriez-vous nous dire encore qui vous a demandé de venir ici ?
Cest Mme Brand qui ma envoyé chercher.
Oui, mais de quelle façon ?
Cela, je ne puis pas le dire !
Mais pourriez-vous nous dire quel profit cela apporte, dêtre « reçu dans lÉglise » ?
Percy se leva brusquement de sa chaise.
À quoi bon ces questions, madame ? demanda-t-il.
La jeune femme le regarda avec une surprise bien sincère.
À quoi bon ces questions, père Franklin ? Mais cest que nous désirons savoir ! Y aurait-il donc une loi de votre Église pour vous défendre de nous renseigner ?
Percy hésita ; il navait aucune idée de lobjet que pouvait poursuivre Mabel, mais il songeait quil valait mieux, pour lui, garder son sang-froid intact, jusquau bout. Si bien quil se rassit, et répondit :
Certes non, madame ! et je vais tout vous dire, puisque vous le désirez ! En étant reçu dans lÉglise, lhomme se trouve réconcilié avec Dieu.
Oh ! (Olivier, ne tagite pas ainsi !) Et comment parvenez-vous à opérer cette réconciliation, père Franklin ?
Jai entendu la confession de Mme Brand, et je lui ai donné labsolution.
Et alors, il ne faut rien de plus que cela ?
Pardon, Mme Brand devrait encore recevoir la sainte communion, comme aussi lextrême-onction, si elle est en danger de mort !
Cette fois, Olivier ne put se contenir et sursauta.
Olivier, implora Mabel, je ten prie, laisse-moi terminer cette affaire ! Et ainsi, père Franklin, je suppose que vous désirez donner encore à notre mère ces autres choses que vous dites, nest-ce pas ?
Ni lune ni lautre ne sont absolument nécessaires, madame ! répondit le prêtre, avec limpression bien nette que la partie quil jouait était perdue davance.
Oh ! pas absolument nécessaires ! Mais cependant vous aimeriez à les donner ?
Je le ferai, si seulement je le puis : mais, ce qui était nécessaire, je lai fait déjà !
Oui dit-elle doucement. Eh ! bien, père Franklin, jimagine que vous nespérez point que mon mari vous donne la permission de revenir ici ; mais je suis heureuse que vous ayez fait ce que vous estimez nécessaire. Ce sera, sans doute, une satisfaction pour vous, et cen sera pour la pauvre chère créature de là-haut. Et quant à nous... elle serrait expressivement le bras de son mari cela ne nous gêne en rien. Oh ! mais il y a encore quelque chose...
Elle se tut un moment, et Percy se demanda ce qui allait venir.
Vous autres, les chrétiens, excusez-moi si ce que je vous dis vous paraît désagréable ! mais le fait est que vous avez la réputation de compter les têtes de vos adhérents, et de tirer grand parti des conversions que vous faites. Eh ! bien, nous vous serions fort obligés, père Franklin, si vous vouliez nous donner votre parole dhonneur de ne point rendre public ce... cet incident ! Une telle publicité affligerait mon mari, et pourrait lui causer toutes sortes dennuis.
Madame... commença le prêtre.
Un moment encore ! Comme vous voyez, nous vous avons parfaitement traité. Il ny a eu, de notre part, aucune violence. En outre, nous vous promettons de ne point faire de scène, là-haut, avec notre mère. Mais vous, en échange, voulez-vous nous promettre ce que je vous demande ?
Percy avait pris déjà le temps de réfléchir, et il répondit sur-le-champ :
Certes, madame, je vous promets cela !
Mabel eut un soupir de satisfaction.
Voilà qui est parfait ; nous vous en serons obligés... et je crois pouvoir vous dire que, peut-être après avoir pesé le pour et le contre, peut-être mon mari ne refusera-t-il pas de vous laisser revenir ici, une autre fois, pour donner votre communion, et puis encore votre... enfin lautre chose !
Et, comme son mari recommençait à sagiter nerveusement :
En tout cas, reprit-elle, nous verrons ! Nous savons votre adresse, et nous vous ferons dire !... À propos, père Franklin, est-ce que vous retournez à Westminster, cette nuit ?
Il fit un signe de tête affirmatif.
Jespère que vous pourrez vous frayer un passage ; mais vous allez trouver Londres tout sens dessus dessous. peut-être avez-vous déjà entendu que...
Felsenburgh ? demanda Percy.
Oui, Julien Felsenburgh ! reprit doucement la jeune femme, pendant quune flamme singulière sallumait brusquement dans ses yeux.
Julien Felsenburgh ! répéta-t-elle. Il est ici, comme vous le savez ! Il va séjourner quelque temps en Angleterre.
De nouveau, Percy eut conscience comme dune piqûre deffroi au coeur, sous la mention de ce nom.
Daprès ce que jai cru comprendre, nous allons avoir la paix ? dit-il.
La jeune femme se releva, et son mari avec elle.
Oui, dit-elle, dun ton où le prêtre crut lire une certaine compassion pour lui. Oui, nous allons avoir la paix, enfin la paix ! Et maintenant, retournez à Londres, père Franklin, et tenez vos yeux ouverts ! peut-être le verrez-vous lui-même, ce sauveur du monde ; mais à coup sûr vous verrez bien des choses intéressantes. Et alors, peut-être, vous comprendrez pourquoi nous vous avons traité ainsi, pourquoi nous navons plus peur de vous, pourquoi nous consentons à laisser notre mère faire tout ce quelle veut ! Oui, vous comprendrez cela, père Franklin, demain, sinon aujourdhui !
Mabel ! sécria son mari.
La jeune femme lui posa, joyeusement, une main sur la bouche.
Pourquoi ne lui dirais-je pas ce que je pense, Olivier, mon chéri ? Quil aille, et quil voie par lui-même ! Bonne nuit, père Franklin !
Arrivé à la porte de la maison, Percy se retourna un instant ; et il les revit, le mari et la femme, debout dans la douce lumière, comme transfigurés. Mabel tenait, à présent, un de ses bras autour du cou dOlivier ; et elle était là, droite et rayonnante, et, même sur le visage de lhomme, il ny avait plus désormais aucune colère, rien quune confiance et un orgueil presque surnaturels. Tous les deux souriaient.
Puis Percy ouvrit la porte, et sortit dans la claire et tiède nuit dété.
Il ne fallut pas moins de trois heures, au jeune prêtre, pour se frayer un passage jusquà Westminster, parmi la foule énorme qui encombrait les rues et les places. Laube, maintenant, se levait dans le ciel, avec une lueur pâle que faisait paraître plus pâle encore lillumination brillante des globes électriques.
Percy voyait, en face de lui, le clocher de la cathédrale ; mais il se demandait sil réussirait jamais à franchir les quelques mètres qui lui restaient à franchir. Et il travaillait patiemment, des coudes, à se pousser de proche en proche, lorsquun mouvement subit de la foule lobligea, lui aussi, à lever la tête ; et alors un spectacle lui apparut que, jusquà son dernier jour, il ne devait pas oublier.
Un objet mince, frêle, ayant un peu la forme dun poisson, blanc comme le lait, fantastique comme une ombre, et beau comme le jour, glissait légèrement dans lair, au-dessus du clocher de la cathédrale, tournait, et puis se dirigeait vers lendroit où se trouvait Percy, semblant flotter sur les vagues mêmes du silence que créait sa vue ; et lobjet allait, allait, les ailes déployées, à une hauteur denviron dix mètres au-dessus des têtes.
Lorsque Percy put retrouver sa force de réflexion, car il avait été, dabord, absolument ébloui par ce spectacle imprévu, létrange chose blanche sétait encore rapprochée de lui. Et toujours elle se rapprochait, flottant lentement, doucement, comme une mouette au-dessus de la mer. Percy pouvait apercevoir, à présent, tous les détails du vaisseau aérien, la proue ornée, le parapet bas, la tête du pilote ; il distinguait même tous les mouvements des quatre hommes de léquipage. Et puis, derrière eux, il découvrit et put considérer ce que toute cette foule, et lui-même, aspiraient à voir.
Sur le pont central du vaisseau blanc, se dressait, très haut, un siège drapé de blanc, orné dinsignes maçonniques ; et, sur ce siège, une figure dhomme trônait, seule et immobile. Lhomme ne faisait aucun signe, ne semblait pas se rendre compte de la présence du monstrueux troupeau humain accumulé au-dessous de lui. Son vêtement sombre contrastait violemment avec la blancheur qui lenvironnait. Il avait un visage pâle, très jeune encore, mais fortement accentué, avec des sourcils noirs très arqués, de grands yeux sombres dun éclat de glace, des lèvres minces, et des cheveux blancs.
Puis le visage fit un mouvement ; et le vaisseau, poursuivant sa route, se dirigea vers le palais.
On entendit quelque part un cri dangoisse, un gémissement hystérique ; puis, de nouveau, le mugissement tempétueux des voix se déchaîna parmi la foule.
Livre II
LA LUTTE
Et pouvoir fut donné à la Bête de faire la guerre aux saints, et de les vaincre.
Et elle reçut autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation.
Et elle fut adorée par tous ceux qui habitent la terre...Apocalypse, XIII, 7 et 8.
CHAPITRE PREMIERILe lendemain soir, Olivier Brand, assis dans son bureau, lisait larticle de tête de la dernière édition du Nouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait et appréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :
Nous commençons enfin à nous remettre un peu de lenivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte des suites merveilleuses que ne pourront manquer davoir les événements de cette nuit, à jamais mémorable. Mais, dabord, il convient de rappeler brièvement les faits. Jusquà la soirée dhier, notre anxiété persistait au sujet de la crise dOrient, et, sur le coup de vingt et une heures, il ny avait pas encore à Londres plus de quarante personnes qui sussent positivement que tout danger avait disparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, le Gouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petit nombre de personnes choisies ont été informées ; la police a été appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pour assurer lordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour la séance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçu des instructions ; et, à vingt et une heures et demie exactement, lavis officiel a été publié, au moyen daffiches électriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien que dans toutes les grandes villes de province. Le temps et la place nous font défaut pour décrire ici ladmirable manière dont toutes les autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ; quil nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, on na pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.
Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul était bondé jusque dans ses derniers recoins. Le choeur avait été réservé pour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Les galeries du dôme étaient remplies dune assistance de dames ; et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien, ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de se hâter ; car, un quart dheure après, on peut bien dire que toutes les rues de Londres sont devenues intraversables.
Par un choix excellent, M. Olivier Brand avait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir de linfâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de lÉglise catholique était présent encore à tous les esprits ; et lexpression caractéristique de sa figure, aussi bien que laccent passionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général de toute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours. Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre de lAmirauté, le secrétaire des Affaires dOrient, et lord Pemberton ont dit quelques mots confirmant lincroyable nouvelle. Vers vingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, au dehors, a annoncé lapproche de la délégation américaine, venue exprès de Paris pour donner plus déclat à la fête ; et, solennellement, les membres de la délégation sont montés sur lestrade, après être entrés par la porte sud de lancien choeur. Chacun deux, tour à tour, a prononcé une courte allocution ; mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun dentre eux, peut-être, na plus clairement mis en lumière que M. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des efforts américains a été dû, uniquement et absolument, à M. Julien Felsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, nétait pas encore arrivé ; mais, en réponse à lattente unanime de la foule, M. Markham a déclaré quon pouvait être sûr de le voir dans quelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autant quil était possible de le faire en quelques phrases, la méthode dont sétait servi M. Felsenburgh pour accomplir ce qui restera toujours, probablement, lacte le plus étonnant de toute lhistoire humaine.
M. Felsenburgh, daprès ce quil nous a appris, est, dabord, sans aucun doute, le plus grand orateur que le monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sont familières : durant les huit mois derniers, tout le temps que sest poursuivi le Congrès dOrient, M. Felsenburgh a discouru en dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière de son éloquence, nous aurons, tout à lheure, loccasion de la définir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirable possède la connaissance la plus surprenante, non seulement de la nature humaine, mais de tout ce quil y a, dans cette nature, de proprement divin. Sans que lon puisse deviner où il a puisé une science aussi universelle, cest chose certaine que, dès le début, il a paru ne rien ignorer de lhistoire, des préjugés, des craintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes et castes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, comme lobserve très justement M. Markham, M. Felsenburgh constitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvelle humanité cosmopolite, dont la création a été lobjet inconscient et continu de tous les efforts du monde, à travers lhistoire. Dans neuf cités de lOrient, Damas, Irkoutsk, Constantinople, Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, une foule mahométane la acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, doù a surgi cette figure extraordinaire, personne na rien à dire de lui que du bien. Il ne sest rendu coupable daucun de ces actes de presse jaune, de corruption, dimprobité commerciale ou politique, qui ont souillé le passé de tous les hommes dÉtat dautrefois. M. Felsenburgh na même jamais formé un parti. Cest lui en personne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceux qui ont assisté à la séance de cette nuit saccorderont à reconnaître, avec nous, que leffet de ce discours de M. Markham a été indescriptible. Quand ce discours a pris fin, un grand silence sest répandu dans la foule ; et puis, pour répondre à lémotion universelle, lorganiste a frappé les premiers accords de lHymne maçonnique. Bientôt, non seulement tout lintérieur de lédifice a retenti des paroles sacrées de ce chant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé sest mis à chanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelques instants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.
Et maintenant nous voici parvenu à la partie la plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer, tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte de la séance de cette nuit.
On achevait le quatrième verset de lHymne maçonnique, lorsquune figure simplement vêtue de noir a gravi les marches de lestrade. Personne, dabord, ny a fait attention ; mais, tout à coup, un mouvement sest produit parmi les délégués ; et bientôt le chant sest interrompu, au moment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête à droite et à gauche, sest frayé un chemin jusquà un siège qui lui était réservé, au premier plan de lestrade. Et, chose singulière, aucun vivat bruyant na remplacé la musique de lHymne. Un silence profond, infini, a immédiatement dominé lénorme foule ; et ce silence, par un magnétisme étrange, sest communiqué même en dehors de lédifice, dès linstant où M. Felsenburgh a prononcé ses premières paroles.
De son discours, nous ne dirons que peu de chose. Autant quil nous a semblé, pas un seul reporter na eu le courage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes. Le discours, prononcé en espéranto, était dailleurs très bref et très simple. Il ne consistait quen une annonce rapide du grand fait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en des félicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoir assister au déroulement futur des destinées de lunivers, après cet accomplissement définitif du grand effort des siècles ; et, par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cet esprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser son incarnation.
Tel a été le contenu de ce discours de quelques minutes ; mais comment essayer de traduire limpression que nous a fait éprouver la personnalité de lorateur ? M. Felsenburgh, autant que lon en peut juger par son apparence extérieure, est un homme denviron trente ou trente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, les yeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs. Pendant tout son discours, il sest tenu immobile, les mains appuyées sur le rebord de lestrade. Toutes ses paroles étaient dites lentement, distinctement, dune voix merveilleusement claire et haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, au premier plan de lestrade.
Il na pas obtenu dautre réponse quun soupir, qui a jailli de tous les coeurs, comme si le monde entier venait de respirer librement pour la première fois ; après quoi sest étendu sur nous, de nouveau, lextraordinaire silence. Nombre dyeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaient sans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournés vers la simple figure debout sur lestrade, comme si lespoir de toutes les âmes était concentré là. Cest dune façon pareille que, sans doute, si du moins la chose nest pas une simple fiction, des milliers dyeux et dâmes étaient tournés vers le personnage connu dans lhistoire sous le nom de Jésus de Nazareth.
M. Felsenburgh sest tenu debout, un moment encore, puis il a traversé lestrade et est sorti de la salle.
Des événements qui ont eu lieu au dehors, un témoin oculaire nous a rapporté les quelques détails suivants :
Laérien blanc, qui sert de voiture particulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormais tous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationné auprès de la petite porte sud de lancien choeur, reposant à environ vingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, la foule a appris, ou deviné, quel était le voyageur quavait amené cet aérien ; et, lorsque M. Felsenburgh a reparu, sur la porte, le même étrange soupir a retenti à travers tout lespace du Cimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. Laérien étant descendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau sest élevé à une hauteur de vingt pieds.
On sétait dabord attendu à un discours ; mais, vraiment, aucun discours nétait nécessaire, et, après une pause de quelques secondes, laérien a commencé cette promenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci, certainement, noubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit, M. Felsenburgh a traversé, dun bout à lautre, lénorme capitale, sans dire un seul mot ; et partout limmense soupir a précédé et suivi son apparition, partout lextraordinaire silence a marqué linstant de son passage. Deux heures après le lever du soleil, le vaisseau blanc sest rapidement élancé vers le nord et a disparu ; et depuis lors, personne na plus revu celui que nous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.
Et maintenant, que nous reste-t-il à dire ?
Tout commentaire est inutile. Nous devons ajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, à laquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceux qui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et qui sont lourdement chargés. En même temps que les rivalités intercontinentales ont cessé dexister, le conflit des dissensions intérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été le héros de lorganisation de cette ère nouvelle, le temps seul nous montrera quelle tâche il lui est encore réservé daccomplir.
Ce quil a accompli déjà, en tout cas, est dun prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamais dissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbares fanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscience que le règne de la guerre est fini. « Japporte non point la paix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et lon sait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. « Je napporte pas un glaive, mais la paix ! » est la réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ont définitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais nont accepté de le suivre. Les principes damour et dunion que notre Occident a appris à comprendre et à appliquer, durant le siècle passé, ont maintenant été adoptés aussi par lOrient. Il ny aura plus dappel aux armes, mais à la Justice ; les hommes ne sadresseront plus à un Dieu qui sobstine à se tenir caché, mais bien à lHomme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel est mort, ou plutôt nous savons aujourdhui quil na jamais vécu. Ce qui reste à faire, cest de mettre en oeuvre ces leçons nouvelles, de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nos pensées au Tribunal de lAmour et de la Justice : ce sera, sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codes auront à être détruits, toutes les barrières à être renversées ; chaque parti devra sunir avec lautre parti, chaque nation avec lautre nation, et chaque continent avec lautre continent. Rien ne subsiste plus de lancienne peur qui pesait sur nous ; nous navons plus à craindre ni les dangers de la vie présente, ni ceux dune soi-disant vie future, dont lappréhension a paralysé toute lactivité des générations précédentes. Assez longtemps lhumanité a gémi dans le travail de son enfantement ; son sang a coulé par la faute de sa propre folie ; aujourdhui, enfin, elle se comprend elle-même, et commence à vivre. Cest dorénavant que pourront être vraiment bienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : car voici quils vont enfin posséder la terre, et seront nommés les enfants de Dieu !
IIAyant achevé de lire cet article, Olivier se retourna vers Mabel, et la considéra tendrement.
Dis-le moi encore, ma chérie ! murmura-t-il : est-ce que tout cela nest pas un rêve ?
Un rêve ? répéta-t-elle ; non, certes : cest, au contraire, une réalité plus réelle que toute notre vie jusquici ! Ne te rappelles-tu pas que, nous lavons vu, vu de nos yeux, le Fils de lHomme ? Oui, cest bien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le dit ce journal ! Je lai reconnu, dans mon coeur, aussitôt que je lai aperçu, aussitôt quil sest arrêté là, au bord de lestrade. Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, je comprends tout. Cest Lui que nous avons attendu si longtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paix et la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je lai reconnu aussi. Sa voix était comme... comme le bruit de la mer : aussi simple..., aussi terrible..., aussi infiniment puissante. Ne las-tu pas entendue ?
Pour toute réponse, Olivier prit sa femme sur ses genoux et lui baisa le front.
De tout le reste, reprit doucement la jeune femme, je men remets à Lui. Jignore où Il est, et quand Il reviendra, et ce quIl fera. Je suppose quil y aura encore, pour Lui, de grandes choses à faire avant quIl soit pleinement connu. Et nous, en attendant, nous ne pouvons quaimer, espérer, et être joyeux !
De nouveau, il y eut quelques instants de silence. Puis Olivier parla.
Ma chérie, pourquoi dis-tu quIl aura encore à se faire connaître ?
Je dis ce que je sens ! répondit-elle. Les hommes, jusquici, savent seulement ce quIl a fait, et non point ce quIl est. Mais cela aussi viendra, en son temps !
Et jusque-là ?
Jusque-là, cest vous qui aurez à travailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier, sois fort et fidèle !
Elle lui rendit son baiser, et senfuit.
Olivier resta assis, considérant, suivant son habitude, lample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. À la même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà le fait qui venait davoir lieu, mais ignorant encore lhomme qui en avait été lauteur. Maintenant, il connaissait lhomme aussi, ou, tout au moins, il lavait vu, entendu, et avait subi lattrait surnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons du gouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, et comme enrayés, mais en même temps excités jusquau plus profond de leur âme.
Olivier avait revu Felsenburgh, une fois encore, pendant quavec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseau blanc avait passé au-dessus deux, de sa démarche glissante et résolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à ce titre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunes gens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.
Et cela aussi avait été un choc étrange, pour Olivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ce prêtre était le même pomme quil avait vu gravissant lestrade, deux heures auparavant. Cétait une ressemblance extraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveux blancs. Mabel, il est vrai, ne sen était pas aperçue car elle navait vu Felsenburgh quà une grande distance ; et Olivier lui-même, au reste, sétait vite remis de cette première impression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroi que, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scène dune catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, le présent et lavenir se reliant merveilleusement.
Lavenir ! Olivier se rappela ce que Mabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient simposer aux membres du gouvernement. Il sagissait, pour eux, de réaliser le principe qui venait de sincarner dans ce jeune Américain mystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ce serait une tâche énorme : toutes les relations internationales auraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes de gouvernement, tout réclamait une transformation radicale. Et Olivier ne laissait point de se sentir un peu épouvanté, devant limmense perspective des travaux qui lattendaient. Il prévoyait, en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profond encore que naurait été linvasion de lOrient : mais le cataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir les ténèbres en lumière et le chaos en ordre !
Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînait précipitamment avant de repartir pour White-Hall, Mabel le rejoignit dans la salle à manger.
Notre mère est plus calme ! dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier ! As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ce prêtre ?
Il secoua la tête.
Je ne puis songer à rien dautre quà loeuvre quil me va falloir accomplir ! répondit-il. Cest toi qui décideras : je laisse la chose entre tes mains... Mais, écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je tai dit, au sujet de ce prêtre ?
Sa ressemblance avec Lui ?
Oui ! que penses-tu de cela ?
Elle sourit.
Je nen pense rien du tout ! Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?
Olivier prit un biscuit, sur la table, lavala, et se leva.
En tout cas, la coïncidence est curieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !
III Oh ! mère, dit Mabel, agenouillée auprès du lit, ne pouvez-vous pas comprendre ce qui sest passé ?
Plusieurs fois, déjà, elle avait essayé dexpliquer à la vieille dame le changement extraordinaire qui sétait accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avait semblé que son devoir était de le lui expliquer, et quil était impossible que la mère de son Olivier sanéantît sans avoir conscience de létat nouveau où elle laissait le monde. Cétait comme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort dun juif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieille Mme Brand restait immobile, terrifiée, et cependant obstinément indifférente.
Mère, reprit Mabel, écoutez-moi bien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christ avait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu a commencé ; mais nous savons, à présent, qui est Dieu, Vous mavez dit, tout à lheure, que vous désiriez le pardon des péchés : eh, bien, ce pardon, nous lavons tous, puisque nous savons décidément que ce quon appelle péché nexiste pas ! Et puis, il y a la communion. Vous vous figuriez quelle vous faisait participer à Dieu : eh ! bien, nous participons tous à Dieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Ne voyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, une manière dexprimer tout cela ? Je veux bien que, pour un temps, çait été lunique manière : mais maintenant il nen est plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle est certaine, absolument certaine !
Elle sarrêta un instant, désolée de ne voir aucun changement sur le vieux visage pitoyable.
Songez comme le christianisme a échoué, comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes les cruautés de lInquisition ; les guerres de religion ; les séparations entre mari et femme ; entre parents et enfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire que tout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui qui aurait permis tout cela ? Ou bien encore, lenfer : comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Je vous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religion dautrefois nétait rien quun odieux cauchemar ! Pensez à ce qui est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vous avez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calme et si fort ! et comment six millions de personnes lont vu. Et pensez à ce quil a fait : Il a guéri toutes les vieilles plaies, Il a assuré la paix à lunivers ; et, maintenant, quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie, mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui vous torturent !
Le prêtre, le prêtre ! gémit sourdement la vieille femme.
Oh ! non, non, pas le prêtre ! Il ne peut rien faire. Dailleurs, il sait bien que ce ne sont que des mensonges, lui aussi !
Le prêtre ! murmura de nouveau la mourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait la réponse !
Leffort de ces paroles avait convulsé son visage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosaire quils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et se releva.
Oh ! mère, dit-elle, en la baisant au front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour le moment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, en tranquillité ! Et surtout navez peur de rien ! Je vous jure quil ny a plus rien à craindre !
Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabel sétonnait quune personne intelligente pût être aussi aveugle. Et puis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser quà appeler le prêtre ! Cétait si absurde, si ridicule !
Elle-même avait limpression dêtre remplie dune paix extraordinaire. Elle opposait lindividualisme égoïste du chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au libre altruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que ce quelle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrer lui-même dans limmense réservoir dénergie doù il était issu, à la condition que lesprit de Dieu triomphât dans lhumanité collective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait été heureuse de tout souffrir, daffronter la mort ; et le souvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait de pitié.
Lorsquelle remonta dans la chambre de sa belle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la malade dormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours, entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perles rondes. Mabel, doucement, sefforça de lui enlever des doigts le rosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plus étroitement, et un murmure sortit des lèvres entrouvertes. « Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, quune telle âme persiste dans de telles ténèbres ! »
Trois heures sonnaient, et laube grise se reflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquement éveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sa belle-mère.
Madame, lui dit cette femme, venez tout de suite ! Mme Brand est en train de mourir !
IVVers six heures, ce même matin, Olivier revint de la longue séance de nuit qui lavait retenu à White-Hall. Il monta précipitamment dans la chambre de sa mère ; mais ce fut pour constater que tout était fini.
La chambre était pleine de lumière matinale, et un concert doiseaux chantait dans le jardin. Mabel était agenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de la vieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morte était plus calme quOlivier ne lavait vu jamais ; les lignes ressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur un masque dalbâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme resta immobile, un moment, attendant la fin du spasme qui lavait saisi à la gorge ; puis il posa une main sur lépaule de sa femme.
Il y a longtemps ? demanda-t-il.
Mabel se redressa, et tourna vers lui ses beaux yeux désolés.
Oh ! Olivier ! murmura-t-elle... Il y a environ une heure... Regarde !
Elle lâcha les mains mortes, et montra le rosaire qui y était encore enroulé.
Jai fait ce que jai pu ! sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée dêtre dure avec elle. Mais elle na pas voulu mécouter. Elle a continué à appeler son prêtre, aussi longtemps quelle a pu parler.
Ma chérie... commença Olivier.
Et il sagenouilla, lui aussi, à côté de sa femme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient le rosaire.
Ah ! oui, dit-il, laissons-la en paix ! et quelle garde son hochet, puisquelle laimait si fort !
Il sarrêta.
Leuthanasie ?... murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse et danxiété.
Oui, répondit-elle. Aussitôt que jai vu les signes de lagonie ! elle a résisté, mais je savais que cétait ton désir.
Pendant une heure, ils causèrent, dans le jardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce qui sétait passé à White-Hall.
Il a refusé ! dit-il. Nous lui avons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; il aurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il a promis dêtre toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il va retourner en Amérique : mais, dabord, il sest engagé à examiner un programme que nous allons lui soumettre.
Un programme ?
Oui, concernant les lois des pauvres, la loi du commerce, et les relations internationales. Cest lui-même qui, tout à lheure, nous a suggéré les points principaux des réformes urgentes.
Il vous a fait un discours ?
Ma foi ! non. Cest quelque chose de tout à fait extraordinaire. Jamais je nai vu ni rêvé rien de pareil. En fait, je ne me rappelle pas quil ait eu besoin, une seule fois, dajouter des arguments à ses propositions. Et notre adhésion a été unanime !
Et le peuple, comprendra-t-il de la même façon ?
Je le crois ! Il faudra, seulement, que nous nous mettions en garde contre une réaction possible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être en danger. Nous avons lu, tout à lheure, les épreuves dun article de lÈre qui doit paraître ce matin : ce journal propose des mesures à prendre pour protéger les catholiques.
Mabel sourit.
Quelle étrange ironie ! dit-elle.
Certes, reprit-il, il faut que les catholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libre droit dexister. Jusquà quel point ils peuvent continuer davoir le droit de participer au gouvernement, cest une autre affaire : cest de quoi nous allons avoir à nous occuper, je pense, la semaine prochaine.
Parle-moi encore de Lui !
Ma chérie, que veux-tu que je ten dise ? Nous ne savons toujours rien, si ce nest quil est, à lheure présente, la force suprême du monde. La France, depuis son apparition, a recommencé à sagiter fiévreusement ; elle lui a offert dêtre dictateur : il a refusé cela aussi. LAllemagne lui a fait une offre du même genre que la nôtre ; lItalie lui a demandé de devenir tribun à vie ; lEspagne est partagée en deux camps, à son sujet.
Mabel écoutait avec ravissement, les yeux perdus dans limmensité de la perspective qui se déroulait devant elle. Et non moins immense lui apparaissait lavenir de ces nations dont lui parlait son mari. Elle se représenta lEurope comme une ruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale. Elle voyait la France, lAllemagne et la variété de ses petites villes, les Alpes énormes, et, en face delles, les Pyrénées et lEspagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrables habitants de la ruche, elle les voyait occupés dune seule et même chose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cette étonnante figure qui venait de surgir sur le monde, chaque nation désirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, et Lui, sobstinant toujours à refuser toutes leurs offres !
Quel âge a-t-il ?
Pas plus de trente-deux ou trente-trois ans. On dit que, jusquà ces mois passés, il a vécu dans une solitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis il sest présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deux discours ; puis il a été désigné pour faire partie de la délégation. Et tu sais le reste !
Mabel se retourna brusquement vers son mari.
Mais enfin, quest-ce que tout cela signifie ? Doù lui vient sa puissance ? dis-le-moi, Olivier !
Ce fut son tour de sourire.
Eh ! bien, répondit-il, Markham affirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à son génie dorateur ; mais cela nexplique rien.
Non, cela nexplique rien ! répéta Mabel.
Lexplication vraie, poursuivit Olivier, cest la personnalité de cet homme ; du moins, cest létiquette qui convient le mieux. Mais cela encore nest quune étiquette.
Oui, tu as raison. Mais cest bien celle qui convient. Et cest ce que tout le monde a senti, au Temple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne las-tu pas senti toi-même ?
Si je lai senti ! sécria Olivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je serais heureux de mourir pour cet homme !
Ils rentrèrent dans la maison ; et, de nouveau, limage leur apparut de la morte, couchée au-dessus deux.
À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tu qui sétait chargé daller prévenir ce prêtre ?
Oui, je crois bien men douter.
Eh ! bien, oui, cétait Phillips ! Je lai vu, cette nuit. Il ne reviendra plus ici !
Il la avoué lui-même ?
Absolument ! et je ne puis pas te répéter la manière scandaleuse dont il ma parlé de Felsenburgh, et de tout le cours présent des choses.
Puis les jeunes gens remontèrent dans la chambre de la morte.
CHAPITRE IIIEn approchant de Rome, vers laquelle laérien filait à une hauteur denviron deux cents mètres, dans la pureté merveilleuse dune aube de juillet, Percy Franklin avait limpression dapprocher des portes même du ciel. Car ce quil avait laissé derrière lui, à Londres, dix heures auparavant, lui apparaissait comme un bon échantillon de ce que devaient être les cercles supérieurs de lenfer. Cétait un monde doù Dieu sétait retiré, mais en le laissant dans un état de profonde satisfaction de soi-même, dans un état dépourvu despoir comme de crainte, mais admirablement pourvu de toutes les conditions du bien-être. Non pas, au reste, que ce monde, tel que Percy lavait quitté, fût absolument tranquille, dans sa jouissance de vivre : car jamais lénorme ville navait été plus excitée, dune nervosité plus fiévreuse. Toutes sortes de rumeurs couraient. Felsenburgh allait revenir ; il était de retour ; il nétait jamais parti. Il allait être nommé président du conseil, premier ministre, tribun, même roi, sinon empereur dOccident. Toute la constitution anglaise allait être refaite ; le crime allait être aboli par ce même pouvoir mystérieux qui avait déjà aboli la guerre. Felsenburgh avait découvert un moyen dassurer librement la nourriture à tous. On avait trouvé le secret de la vie, et les hommes nallaient plus connaître ni la maladie ni la mort. Voilà ce que lon se disait, dans les rues, dans les voitures publiques, dans les conversations intimes ! Les journaux nétaient remplis que daffirmations de ce genre... Oui, et à tout cela, il manquait seulement, songeait Percy, ce qui rend une vie digne dêtre vécue !
À Paris, pendant larrêt de laérien à la grande station de Montmartre, qui jadis avait été une église du Sacré-Coeur, il avait entendu le bourdonnement de la foule, ivre de vie. La ville entière retentissait de chants joyeux, resplendissait de lumières multicolores, ressemblait à un immense théâtre où se déroulerait une fête fantastique. Puis, lorsque laérien sétait remis en marche, Percy avait vu les longues lignes de trains affluant dans la capitale : pareils à des serpents lumineux, ils amenaient les habitants des provinces au grand Congrès National, que les législateurs français avaient convoqué pour discuter les termes dun nouvel appel au bienfaiteur Felsenburgh. Entre Paris et Lyon, ensuite, çavait été lhorreur des champs abandonnés, des vieilles villes à jamais désertes, dépeuplées à la fois par la concentration dans les grandes cités et par les progrès du malthusianisme. La nuit chaude était dune clarté exceptionnelle ; et Percy avait longtemps résisté au sommeil pour jouir de la variété et de la beauté du spectacle qui soffrait à lui.
Cependant, il sétait endormi lorsque lair froid des Alpes avait commencé à entourer sa voiture ; et ce navait été que par instants quil avait entrevu, à ses pieds, les pics solennels baignés de lune, les profondeurs noires des abîmes, le reflet argenté des lacs, lentassement pittoresque des maisons grises dans les villes et villages de la vallée du Rhône. Une fois, il sétait réveillé pour de bon, en voyant passer, dans la nuit, un des grands aériens allemands, tout doré et illuminé, pareil à une phalène géante avec des antennes de lumière électrique ; et les deux vaisseaux sétaient salués, à travers une demi-lieue dair silencieux, avec un cri pathétique comme celui de deux oiseaux de nuit qui se rencontreraient en plein vol. Turin et Gênes dormaient, quand laérien les avait traversés ; Florence faisait à peine mine de se réveiller. Et maintenant, la campagne glissait rapidement, toute ridée et bosselée, à deux cents mètres au-dessous de la voiture ; et Rome allait paraître, dun moment à lautre. Lindicateur électrique, placé au-dessus du lit de Percy, ne désignait plus quune distance de moins de cent kilomètres.
Le prêtre acheva de se secouer de son sommeil, et prit, dans son sac, son bréviaire : mais son attention était distraite, en prononçant les paroles de loffice ; et, quand il eut achevé prime, il referma le livre, se renfonça sous les fourrures, et se laissa aller au cours vagabond de sa rêverie.
Il avait éprouvé un soulagement singulier, lorsque, trois jours auparavant, une lettre du cardinal-protecteur lui avait enjoint de venir à Rome, en ajoutant quil aurait sans doute à y faire un assez long séjour.
Il revit en pensée les journées précédentes, songeant au rapport quil allait devoir en faire. Depuis sa dernière lettre, sept apostasies notables sétaient produites dans le seul diocèse de Westminster : deux prêtres et cinq laïcs très connus. De tous côtés, on parlait vaguement de révolte. Percy avait vu un document menaçant, qui, sous le nom de « pétition », demandait à larchevêque le droit de renoncer au costume ecclésiastique, et qui portait la signature de cent vingt prêtres anglais et gallois. Les signataires de la « pétition » écrivaient que la persécution était imminente, de la part de la foule ; que le gouvernement nétait pas sincère dans ses promesses de protection ; et que, même chez les plus fidèles des catholiques, la loyauté religieuse était tendue au point de risquer déclater.
Quant aux commentaires quappelait ce fait, Percy était bien résolu à dire, devant les autorités, comme il lavait écrit vingt fois déjà, que cette perspective de persécution était certainement fondée, mais que son importance nétait rien encore en comparaison du nouveau déchaînement de lenthousiasme « humanitaire ». Cet enthousiasme avait infiniment grandi depuis la venue de Felsenburgh, et la publication de la paix dOrient. Lhomme, tout à coup, était littéralement devenu amoureux de lhomme. Des quantités de personnes sétonnaient davoir jamais pu croire, ou même rêver, que cétait un Dieu inconnu quil fallait aimer ; et elles se demandaient par quel étrange sortilège elles avaient pu rester aussi longtemps plongées dans cet aveuglement. Le christianisme, le théisme même, étaient en train de seffacer du cerveau du monde, comme sefface un brouillard matinal au lever du soleil. Et, quant à lavis personnel de Percy, quant aux mesures quil pouvait proposer, tout cela était nettement gravé dans son coeur, presque depuis le jour où il était rentré en Angleterre.
Ainsi, il mettait en ordre ce quil allait avoir à communiquer au cardinal Martin, lorsque, tout à coup, relevant la tête, il aperçut un dôme se dresser sur un grand tapis de verdure ; et aussitôt toutes ses réflexions et tous ses raisonnements sarrêtèrent, et une seule idée, ou, pour mieux dire, un seul mot : Rome, le remplit tout entier.
Il se releva machinalement, sortit de son coupé, et savança dans le couloir central, jusquà la proue du vaisseau. Pendant une minute ou deux, il observa la ferme et imposante figure du pilote, debout à son poste. Cet homme se tenait immobile, les mains sur le volant dacier qui dirigeait les vastes ailes, les yeux sur linstrument qui lui révélait, comme le cadran dune horloge, la force et la direction des poussées du vent ; et, de temps à autre, ses mains faisaient un mouvement léger, auquel répondaient aussitôt les grandes ailes en éventail, tantôt relevant laérien, tantôt le faisant descendre. En face de lui, à ses pieds, fixés sur une table circulaire, étaient différents indicateurs électriques dont Percy ignorait la signification : lun deux semblait une sorte de baromètre, sans doute pour indiquer laltitude ; un autre était une boussole. Plus loin, au delà des fenêtres bombées, souvrait le bleu infini du ciel. Et le prêtre songeait combien tout cela était prodigieux, et que ce nétait là, pourtant, que lun des innombrables aspects de la grande force contre laquelle, désormais, le surnaturel avait à lutter, dans la faible et crédule intelligence des hommes.
Il soupira, se détourna, et revint sappuyer à la fenêtre de son compartiment.
Là, une vision étonnante se découvrit à lui, plus étrange que belle, en vérité, et ressemblant plutôt à une vision de rêve quà une vue réelle. À droite, cétait. la ligne grise de la mer, se soulevant et retombant dune façon à peine perceptible, aussi doucement que laérien lui-même. À gauche, cétait la campagne illimitée, aperçue par instants, entre les ailes de la machine, avec, çà et là, le dos jaune dun village, aplati jusquau point dêtre méconnaissable, ou bien lovale bleu dun lac, tout cela se mêlant aux masses grises des collines de lOmbrie ; et, devant lui, apparaissant et disparaissant daprès les mouvements de la voiture, le prêtre apercevait les contours vagues de Rome, et les énormes faubourgs neufs, le tout couronné par ce dôme bleu qui grandissait et devenait plus haut, de minute en minute. Lunique bruit, et dont Percy avait, depuis longtemps, cessé davoir directement conscience, était celui du flot continu de lair ; et ce bruit diminuait à mesure que la vitesse de la marche décroissait, tombant à une moyenne de cinquante kilomètres par heure. Soudain, il y eut un tintement de cloche ; et Percy, tout de suite après, éprouva une étrange sensation de malaise, pendant que la voiture descendait presque en ligne droite. Il chancela, étreignit convulsivement le rebord de la fenêtre. Quand il releva les yeux, tout mouvement semblait avoir cessé ; il pouvait voir des tours, devant lui, une rangée de toits de maisons, et, plus bas, la ligne tournante dune route, semée de petites taches de verdure.
De nouveau, un son de cloche, que suivit, cette fois, un cri long et doux. De toutes parts, dans les coupés voisins, Percy entendait des mouvements de pieds. Un garde en uniforme passa rapidement, le long du corridor vitré. Et puis, après encore un léger rappel du malaise de tout à lheure, le prêtre découvrit, tout à fait au niveau de ses yeux, le grand dôme, devenu gris sous le bleu du ciel. Un dernier coup de cloche ; une faible vibration pendant que laérien descendait dans le dock, au plancher formé dun réseau dacier ; des visages se montrant aux fenêtres des coupés : et Percy se dirigea vers la porte de sortie, sa valise en main.
II
Une demi-heure plus tard, assis devant un bol de café, dans une petite chambre du Vatican, le jeune prêtre anglais éprouvait encore une vague sensation de fatigue, suite inévitable du voyage trop rapide ; mais à cette sensation sen mêlait une autre, toute de soulagement et de plaisir, à mesure quil se rendait mieux compte du fait de son arrivée à Rome. Combien il avait trouvé étrange, tout à lheure, de rouler sur des pavés inégaux, dans un petit fiacre dosier, absolument comme il avait fait vingt ans auparavant, en venant à Rome pour la première fois ! Tandis que le monde entier, à lentour, sétait transformé, Rome était restée immobile ayant dautres affaires, pour loccuper, que les améliorations matérielles, maintenant surtout que tout le poids spirituel du globe ne reposait que sur ses épaules. Tout, dans cette ville vénérable, non seulement avait conservé son caractère dautrefois, mais semblait même avoir encore reculé dans le temps, pour se rapprocher des conditions matérielles de la vie aux siècles passés. Aussitôt que Rome, en 1972, avait obtenu son indépendance, toutes les améliorations quy avait introduites le gouvernement italien avaient commencé à être abandonnées ; les tramways avaient cessé de courir dans les rues ; les aériens avaient reçu défense dentrer dans la ville ; les bâtiments nouveaux avaient été ou bien démolis, ou bien affectés à lusage de lÉglise. Ainsi, le Quirinal servait désormais de demeure au « pape rouge » ; les anciennes ambassades étaient des séminaires ; et le Vatican lui-même, à lexception de létage du haut, avait été accommodé de façon à loger les membres du Sacré Collège."
Cétait, au dire des archéologues, une ville extraordinaire, lunique exemple survivant des temps anciens. Là seulement on pouvait voir les incommodités de jadis, les horreurs du manque dhygiène, lincarnation dun monde perdu dans le rêve. Et lantique pompe de lÉglise, elle aussi, revivait ; les cardinaux, une fois de plus, traversaient la ville dans les carrosses dorés ; le pape chevauchait sur sa mule blanche ; le Saint-Sacrement, quand on le portait par les rues étroites et malodorantes, était accompagné du tintement des cloches et de la lumière des lanternes. Cette rétrogression monstrueuse servait encore de texte, tous les jours, pour de violentes dénonciations de la barbarie chrétienne ; mais déjà le monde sy était habitué, et ny pensait plus que comme à une preuve de lhostilité irréconciliable de la superstition contre le progrès.
Et cependant Percy, en revoyant, tout à lheure, durant son trajet de la Porte du Peuple au Vatican, les vieux costumes des paysans, les charrettes de vin, bleues, blanches et rouges, les rebords des trottoirs semés de trognons de choux, les linges mouillés pendus à des cordes, dune maison à lautre, et les mules, et les chevaux, avait trouvé à tout cela quelque chose de réconfortant, sans pouvoir sexpliquer cette impression. Tout lui avait, en quelque façon, rappelé que lhomme était un être humain, et non pas divin comme le proclamait le reste du monde : humain et, par conséquent, porté à linsouciance, désireux de maintenir son individualité ; humain et, par conséquent, occupé dautres intérêts encore que de ceux de la vitesse, de la propreté, et de lexactitude.
La chambre où était assis, maintenant, le prêtre anglais, auprès de la fenêtre ombragée par des stores, car le soleil commençait à chauffer, le ramenait également à plus dun siècle et demi en arrière. Elle était traversée, dans tout son long, par une ample table dacajou, autour de laquelle étaient disposés de hauts fauteuils de bois ; le sol était recouvert de briques rouges, avec de minuscules morceaux de nattes pour mettre sous les pieds ; les murs blancs, peints en détrempe, nétaient ornés que de trois vieux tableaux, et un grand crucifix, flanqué de chandeliers, se dressait, sur un petit autel, à côté de la porte. Cétait là tout le mobilier, à lexception dun bureau, entre les fenêtres, sur lequel était posée une machine à écrire : et la vue de cette machine ne fut pas sans gêner le prêtre, dans limpression densemble que lui offrait son milieu nouveau.
Déjà le poids quil portait sur son coeur lui était allégé, et il sétonnait de la rapidité avec laquelle sétait produit ce grand changement. La vie, ici, semblait infiniment plus simple ; lexistence du monde intérieur était, infiniment plus que nulle autre part, considérée comme réelle, et prise au sérieux. Lombre même de Dieu, à Rome, apparaissait plus visible : lesprit, ici, ne trouvait plus dimpossibilité à se représenter positivement que les saints veillaient et intercédaient, que Marie siégeait sur son trône, et que le disque blanc, sur lautel, était la personne même de Jésus-Christ. Percy nétait pas encore entièrement pacifié ; mais déjà il se sentait plus à laise, moins désespérément anxieux, plus pareil à un enfant, plus prêt à se reposer volontiers sur lautorité qui prétendait à régner sur lui sans explication. Douze heures auparavant, il était encore à Londres, dans le tourbillon de la vie moderne ; et voici que, désormais, ce tourbillon avait disparu, pour le laisser dans un monde tout imprégné de calme et de recueillement !
Il y eut un bruit de pas, au dehors, la porte souvrit, et le cardinal-protecteur entra.
Un an seulement sétait passé depuis que Percy lavait vu ; et cependant cest à peine si, au premier abord, il le reconnut.
Cétait un très vieil homme quil voyait à présent devant lui, faible, courbé, le visage couvert de rides, la tête couronnée de cheveux dun blanc de lait, sous la petite calotte écarlate. Il portait sa robe noire de bénédictin, avec une simple croix abbatiale sur la poitrine ; il marchait lentement, dun pas incertain, sappuyant sur une lourde canne. Le seul signe de vigueur, chez lui, était léclat singulier de la ligne étroite de ses yeux, transparaissant sous les paupières tombantes. Il tendit sa main, en souriant, et Percy sagenouilla pour baiser lanneau daméthyste.
Soyez le bienvenu à Rome, mon enfant ! dit le vieillard, avec une vivacité de voix inattendue. On ma dit, il y a une demi-heure, que vous étiez ici ; mais jai pensé quil fallait vous laisser dabord prendre votre café.
Percy murmura un remerciement.
Mais maintenant il faut que nous causions un peu ! reprit le cardinal, en linvitant à sasseoir. Le Saint-Père désire vous voir à onze heures.
Percy fit un mouvement de surprise.
Ah ! mon enfant, cest que nous sommes forcés daller très vite, par le temps qui court ! Pas une minute à perdre ! Vous avez bien compris que nous allons vous garder à Rome ?
Jai pris toutes mes mesures pour cela, Votre Éminence.
Parfait !... Nous sommes très contents de vous, ici, père Franklin ! Le Saint-Père a été, plusieurs fois, vivement frappé de vos commentaires. Vous avez prévu les choses dune façon remarquable !
Percy rougit de plaisir : cétait, presque, la première fois quil recevait une parole dencouragement. Le cardinal Martin poursuivit :
Je puis bien vous dire que nous vous considérons comme le plus précieux de nos informateurs anglais. Et cest précisément pourquoi nous vous avons fait venir ! Il faudra, désormais, que vous nous aidiez ici, commue une sorte de consulteur. Rapporter les faits, cest ce que chacun peut faire ; mais chacun nest pas en état de les bien comprendre... Vous paraissez très jeune, mon père : quel âge avez-vous ?
Jai trente-trois ans, Votre Éminence !
Et ces cheveux blancs vous donnent, avec cela, un air si sérieux !... Eh ! bien, mon père, voulez-vous venir avec moi dans ma chambre ? Il est huit heures ; je vous garderai jusquà neuf, puis vous vous reposerez un peu, et, à onze heures, je vous conduis vers Sa Sainteté !
Percy se releva, avec un étrange sentiment dexaltation intérieure, et courut ouvrir la porte devant le cardinal.
IIIQuelques minutes avant onze heures, Percy sortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre du cardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, et portait aux pieds des souliers à boucles.
Il se sentait, désormais, beaucoup plus maître de soi. Dans son entretien avec le cardinal, il sétait exprimé très librement, décrivant au vieillard leffet que Felsenburgh avait produit sur Londres, et lui faisant laveu de lespèce de paralysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avait affirmé sa croyance que le monde était au début dun mouvement sans équivalent dans lhistoire. Il avait raconté de petites scènes dont il avait été témoin : un groupe, agenouillé devant un portrait de Felsenburgh, un mourant linvoquant, par son nom, dans son agonie ; il avait retracé laspect de la foule qui, à Westminster, sétait réunie pour connaître le résultat de loffre faite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzaine darticles de journaux, tout enflammés dun enthousiasme hystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajouté que, suivant lui, lheure de la persécution était, à présent toute proche.
Le monde semble possédé dune vitalité maladive, avait-il dit, comme dune fièvre nerveuse qui nest point près de se calmer !
Le cardinal avait approuvé, dun signe de tête.
Nous aussi, avait-il répondu, nous sentons un peu de cela !
Le reste du temps, le vieillard était demeuré immobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouter avec une attention infinie.
Quant à vos propositions, mon père ?... avait-il commencé ensuite.
Mais il sétait interrompu :
Au fait, cest le Saint-Père, qui doit dabord vous demander cela !
Puis il lavait complimenté de son latin ; et Percy lui avait expliqué combien lAngleterre catholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dix ans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pour lÉglise, ce que lespéranto était en train de devenir pour le monde.
Voilà qui est fort bien, avait dit le vieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !
Au coup frappé sur sa porte, le cardinal sortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire un mot, et tous deux se dirigèrent vers lentrée de lascenseur.
Percy ne put se retenir de hasarder une observation.
Je suis étonné de cet ascenseur, Votre Éminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salle dattente !
Et pourquoi donc, mon père ?
Hé ! maintenant que tout le reste de Rome est revenu aux temps anciens !
Mais le cardinal le regarda, étonné.
Ma foi, dit-il, cest vrai ! À vivre toujours ici, je ny pensais plus !
Un garde leur ouvrit, solennellement, la porte de lascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage, les précéda encore dans un long couloir, où se tenait lun de ses collègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtu de noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.
Votre Éminence voudrait-elle attendre ici, une minute ? demanda-t-il en latin.
Percy et le vieillard se trouvaient assis dans une petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salle daudience du cardinal, et donnant limpression dun curieux mélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé de briques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deux énormes flambeaux de bronze, dune valeur incalculable, qui se dressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy navait guère le loisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et tout son coeur étaient absorbés dans lattente de lentrevue qui se préparait.
Cétait le Papa Angelicus que le prêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillard qui avait été nommé secrétaire dÉtat il y avait tout juste un demi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trône pontifical. Cétait lui qui, durant son secrétariat, avait décidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendue au pape, en échange de toutes les églises de lItalie cédées au gouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il sétait employé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolument indifférent à lopinion du monde, toute sa politique avait consisté en une chose très simple : toujours, invariablement, dans une innombrable série dencycliques, il avait déclaré que lobjet de lÉglise était de glorifier Dieu en produisant dans lhomme des vertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde navaient de signification ni dimportance que dans la mesure où elles tendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisque Pierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitale du monde, et devait offrir un exemple à toutes les autres villes ; ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnait sur sa cité. Et puis, étant devenu maître de celle-ci, il sétait mis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans lensemble, les récentes découvertes de lhomme tendaient à distraire les âmes immortelles de la contemplation des vérités éternelles : non que ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises en soi, puisquelles permettaient de pénétrer dans les lois merveilleuses de Dieu mais, pour le moment présent, elles nen étaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarer limagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways, les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, en déclarant quil y avait assez de place, pour tout cela, hors de Rome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportées dans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, des chapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.
Après quoi, il avait continué à élever vers Dieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts, occupait un espace limité, et, plus encore, puisque cétait chose certaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, il navait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venir vivre à Rome pendant plus dun mois par an, sauf le cas dune autorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers, naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors des remparts, et cest ce quils faisaient par dizaines de milliers, mais la ville elle-même navait pas le droit de leur donner asile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers « nationaux », disant que, comme chaque nation avait ses vertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le plus pleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avait légiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certain nombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, et en prononçant lexcommunication contre ceux qui outrepasseraient sa volonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il lavait entièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillement rétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine avec laquelle il sétait exposé à la dérision du monde civilisé par ses autres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée, la vertu humaine devait lêtre plus encore ; et il avait même ajouté, au crime du meurtre, les crimes de ladultère et de lapostasie, comme également passibles, en droit, de la peine capitale. Au reste, il ny avait pas eu plus de deux exécutions depuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement, la ressource, à lexception de ceux qui étaient des croyants véritables, de senfuir dans les faubourgs, où la juridiction pontificale perdait tout son pouvoir.
Encore ce pape réformateur ne sen était-il point tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeurs dans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leur arrivée. À cela, aucune attention navait été prêtée, sauf pour en rire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmer ses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, dans chaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolument et formellement que si celles-ci eussent été reconnues partout. La franc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaient obstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à se rappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi à réfléchir sur le fait que, dans très peu dannées, tous serait appelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et le Souverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV, P. P. dont suivaient la signature et le sceau.
Une telle ligne de conduite avait profondément étonné le monde. On sétait attendu à des cris dindignation ou à des discussions, à lenvoi démissaires secrets, à des complots, à mille formes actives de protestation. Mais rien de tout cela nétait venu. Cétait comme si le progrès navait pas encore commencé ; comme si lunivers entier nen était pas arrivé à perdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que cétait lui-même qui était Dieu. Létrange vieil homme sobstinait à parler dans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vie intérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manière que ses prédécesseurs lavaient fait deux mille ans auparavant. Et le monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome navait pas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout sens commun ; et tandis que les uns se contentaient de rire, dautres, de plus en plus nombreux, estimaient quil était urgent daviser à faire cesser une telle folie.
Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaise de paille, lorsque, tout à coup, une porte souvrit : un prélat vêtu de pourpre apparut, et sinclina. Le cardinal posa vivement une main sur le genou du prêtre.
Une seule recommandation, lui dit-il soyez absolument sincère, et ne cachez rien !
Percy se leva, tout tremblant. Et il suivit son maître vers la porte entrouverte.
IV
Dans le demi-jour, une figure blanche était assise auprès dun grand bureau, le visage tourné du côté de la porte. Cest là tout ce que vit Percy, pendant quil faisait sa première génuflexion. Puis il baissa les yeux, savança, sagenouilla de nouveau, savança encore, et sagenouilla pour la troisième fois, en soulevant à ses lèvres la frêle main blanche tendue vers lui.
Il entendit la porte se refermer, au moment où il se relevait.
Cest le P. Franklin, Votre Sainteté ! dit le cardinal Martin, se penchant à loreille du vieillard.
Un bras vêtu de blanc fit signe, pour indiquer deux chaises toutes proches ; et les visiteurs sassirent.
Pendant que le cardinal, lentement, en quelques phrases latines, rappelait au pape que le jeune prêtre était cet Anglais dont la correspondance avait été souvent trouvée intéressante, Percy, remis de son premier saisissement, sétait mis à observer, de tous ses yeux.
Il connaissait bien le visage du pape, autant pour lavoir vu lui-même, à distance, plusieurs fois, que pour en avoir vu des centaines de photographies et cinématogrammes. Il ny avait pas jusquà ses gestes qui ne lui fussent familiers : le léger penchement de la tête en marque dapprobation, léloquent petit mouvement des mains ; mais Percy nen avait pas moins limpression que cétait la première fois quil avait devant soi la personne vivante du Chef de lÉglise.
Lhomme quil voyait était un vieillard très droit, de taille moyenne, et avec, dans toute sa personne, une apparence de grande dignité, reflétée même dans la façon dont ses mains étreignaient les bras de son fauteuil. Mais surtout le visage était remarquable, tel que Percy put létudier à trois ou quatre reprises, pendant que les yeux bleus du pape se tournaient vers lui. Ces yeux, dune limpidité et dune profondeur extraordinaires, rappelaient un peu ce que les historiens disaient de ceux du pape Pie X ; les paupières dessinaient des lignes très nettes, donnant au regard une expression un peu dure, mais que contredisait aussitôt le reste du visage. Celui-ci nétait ni gras, ni maigre, mais admirablement découpé, dans son ovale régulier. Les lèvres étaient droites et fines, avec une ombre de passion dans leur mouvement ; le nez descendait brusquement, en bec daigle, aboutissant à des narines finement ciselées ; le menton était ferme, fendu dune fossette au milieu ; et tout le port de la tête avait quelque chose détrangement juvénile. Cétait un visage exprimant la générosité et la douceur, mais, avec cela, ecclésiastique au dernier degré. Le front était légèrement comprimé aux tempes, et dépais cheveux blancs se montraient sous la calotte blanche. Percy se rappela comment, autrefois, on avait remarqué que ce visage ressemblait, et de la façon la plus frappante, à un visage composite fait avec les photographies des prêtres les plus connus.
« Prêtre », cétait le seul mot qui, à lesprit du visiteur, résumât toute limpression éprouvée. Ecce Sacerdos magnus ! Cependant, le jeune Anglais était surpris, aussi, de la juvénilité de toute la figure du pape, qui, à plus de quatre-vingt-huit ans, se tenait droit comme un homme de cinquante, les épaules levées, la tête reposant sur elles comme celle dun lutteur, et à peine quelques rides sous les tempes et autour du nez. Papa angelicus ! se répétait Percy.
Le cardinal, ayant achevé ses explications, fit un petit geste ; et Percy recueillit toutes ses facultés, pour se tenir prêt à répondre aux questions qui allaient venir.
Soyez le bienvenu, mon fils ! dit une voix très douce et sonore.
Puis le pape baissa les yeux de nouveau, prit un presse-papier dans sa main gauche, et se mit à jouer avec lui, tout en parlant.
Maintenant, mon fils, reprit-il, je désire que vous me fassiez un discours sur les trois points que voici : ce qui sest produit, ce qui est en train de se produire, et ce qui se produira, en y joignant une péroraison, si vous voulez bien, sur les mesures qui, à votre avis, auraient chance dapporter des modifications opportunes sur ce dernier point !
Percy respira fortement, sadossa, serra les doigts dune de ses mains dans lautre main, fixa fermement ses yeux sur le soulier rouge, brodé dune croix, en face de lui, et commença le discours que, cent fois au moins, il sétait répété les jours précédents.
Il établit, dabord, ce thème : que toutes les forces de lunivers civilisé se concentraient désormais en deux camps, le monde et Dieu. Jusqualors, ces forces avaient été incohérentes et spasmodiques, éclatant de manières diverses : les révolutions, les guerres, avaient été comme des mouvements de foule, sans règle ni direction, indisciplinés. Et, pour répondre à cet état de choses, lÉglise, elle aussi, avait agi au moyen de sa catholicité : opposant des francs-tireurs à dautres francs-tireurs, répondant à des attaques désordonnées par autant de répliques appropriées. Mais, depuis les cent dernières années, on pouvait nettement apercevoir que les méthodes du conflit étaient en train de changer. LEurope, en tout cas, sétait décidément fatiguée des luttes intestines. Lalliance du capital et du travail illustrait ce changement dans la sphère économique ; le partage pacifique du continent africain par les diverses nations européennes lillustrait dans la sphère politique ; et cétait encore ce changement quillustrait, dans la sphère spirituelle, le développement de la religion humanitaire. Contre cette centralisation des forces du monde, lÉglise, de son côté, avait tâché à se concentrer plus étroitement. Grâce à la sagesse de ses pontifes, sous linspiration de Dieu tout-puissant, les lignes de son action navaient point cessé de se resserrer. Percy en donna pour exemple labolition de tous les usages locaux, y compris ceux des rites orientaux, longtemps conservés avec un soin jaloux, létablissement à Rome des Cardinaux-Protecteurs, la tendance croissante des ordres monastiques à se fondre en un seul, et sous lautorité dun seul Général suprême, bien que plusieurs de ces ordres eussent tenu à garder leurs noms anciens. Il rappela aussi de récents décrets fixant définitivement le sens et les limites de la décision de linfaillibilité pontificale ; il rappela le remaniement du droit canon, et limmense simplification qui sétait faite dans la hiérarchie. Mais, parvenu à ce point, il saperçut quil courait le risque de rompre le fil de son discours ; et il se hâta de revenir à la signification des événements des mois précédents.
Tout ce qui avait eu lieu jusqualors, dit-il, ne pouvait manquer damener ce qui venait davoir lieu, cest-à-dire la réconciliation du monde entier sur des bases autres que celle de la vérité divine. Lintention de Dieu et de ses vicaires avait été de réconcilier tous les hommes en Jésus-Christ ; mais la pierre dangle, une fois de plus, avait été rejetée, et, au lieu du chaos que lon avait prophétisé, voici que se formait une unité sans équivalent dans lhistoire ! Chose dautant plus dangereuse quelle contenait plus déléments incontestablement bons. Ainsi la guerre, suivant toute apparence, était désormais éteinte ; et ce nétait point le christianisme qui lavait éteinte ! Les hommes avaient compris que lunion valait mieux que la discorde ; et cest en dehors de lÉglise quils lavaient compris ! En fait, les vertus naturelles sétaient soudainement épanouies, tandis que les vertus surnaturelles avaient été méprisées. La philanthropie avait pris la place de la charité, le contentement celle de lespérance, et la science sétait substituée à la foi.
Oui, mon fils ! dit la douce voix, pleine daffection. Et quoi encore ?
Quoi encore ? reprit Percy... Eh ! bien, des mouvements tels que celui-là ne pouvaient manquer de produire des hommes. Et lhomme de ce mouvement nouveau avait été Felsenburgh. Il avait accompli une oeuvre qui, de la part dun homme, semblait miraculeuse. Il avait mis fin à léternelle division entre lOrient et lOccident par la seule force de sa personnalité, il avait prévalu sur les haines internationales et les luttes des partis. Lenthousiasme quil avait allumé dans les coeurs anglais, toujours peu enclins à sexalter, était bien, lui aussi, une sorte de miracle. Et, de même, il avait enflammé la France, lEspagne, lAllemagne.
Percy décrivit, une fois de plus, les scènes singulières dont il avait été témoin, et cita quelques-unes des épithètes attribuées à Felsenburgh, même dans les journaux les plus pondérés. Ces journaux lappelaient le Fils de lHomme, à cause de son cosmopolitisme, le Sauveur du Monde, parce quil avait tué la guerre ; dautres allaient même... ici, la voix du prêtre trembla, allaient même jusquà lappeler Dieu incarné, parce quil était le plus parfait représentant de lélément divin qui réside dans lhomme ! Le tranquille et beau visage de prêtre, qui observait Percy, ne faisait toujours aucun mouvement. Et Percy continua.
La persécution, dit-il, était certainement en train dapprocher. Il y avait eu, déjà, un ou deux coups de force populaires. Mais la persécution nétait pas à craindre. Sans doute, elle causerait des apostasies, comme elle lavait toujours fait mais, dautre part, elle donnerait plus de foi aux fidèles, et purgerait lÉglise de ceux dont la foi nétait que de surface. Jadis, dans les premiers temps du christianisme, lattaque de Satan sétait produite sur le corps, avec des fouets, et du feu, et des bêtes féroces ; au seizième siècle, elle sétait produite sur lintelligence ; au vingtième siècle, elle avait eu pour objet les ressorts les plus intimes de la vie morale et spirituelle. Maintenant, il semblait que lassaut allait être dirigé des trois côtés à la fois. Cependant, ce qui méritait surtout dêtre craint, cétait linfluence positive de lhumanitarisme. Celui-ci arrivait entouré de puissance ; il saisissait vivement limagination ; affirmant sa vérité au lieu de chercher à la prouver, il pénétrait dans les âmes bien plus profondément quau moyen de discussions et de controverses ; il semblait se frayer un chemin, presque directement et sans résistance, jusquau plus secret des replis du coeur. Des personnes qui avaient à peine entendu son nom se déclaraient prêtes à y adhérer ; des prêtres avaient la sensation de labsorber, comme naguère ils absorbaient Dieu dans la communion ; des enfants sen abreuvaient comme, autrefois, les petits martyrs sétaient enivrés de christianisme. « Lâme naturellement chrétienne » paraissait en train de devenir « lâme naturellement infidèle ». La persécution, sécriait Percy, devait être accueillie comme le salut, et demandée à force de prières ; mais il craignait que les autorités, dans leur ruse diabolique, ne connussent trop la manière de distribuer lantidote avec le poison. Sans doute, il y aurait des martyres individuels, et en très grand nombre ; mais ceux-là auraient lieu malgré les gouvernements, et non pas à cause deux. Enfin, Percy sattendait à voir, dun jour à lautre, lhumanitarisme revêtir le déguisement de la liturgie et du saint-sacrifice ; quand il aurait réussi à obtenir ladhésion des peuples pour ce déguisement sacrilège, cen serait fait de la cause de lÉglise, si Dieu ne consentait pas à intervenir !
Percy, tout frémissant, sarrêta.
Oui, mon fils ! Et quest-ce que vous pensez quil y aurait à faire ?
Percy se tordit les mains.
Saint-Père, répondit-il, la messe, la prière, le rosaire, cela dabord et par-dessus tout ! Le monde nie le pouvoir de tout cela ; mais cest sur ce pouvoir que les chrétiens doivent sappuyer plus que jamais. Toutes choses en Jésus-Christ ! Rien dautre ne saurait servir. Cest Lui qui doit faire tout : car nous, désormais, nous ne pouvons plus rien !
La tête blanche se pencha, en signe dapprobation. Et puis elle se releva.
Oui, mon fils !... Mais, aussi longtemps que Jésus-Christ daignera nous employer, il faut pourtant que nous servions sa cause ! De quelle manière pensez-vous que nous puissions la servir ?
Je pense, répondit Percy, quun nouvel ordre, Votre Sainteté !...
La main blanche laissa retomber le presse-papier ; et le pape se pencha en avant, les yeux attentivement fixés sur le prêtre.
Que dites-vous, mon fils ?
Percy se jeta à genoux devant le vieillard.
Un nouvel ordre, Votre Sainteté !... Pas dhabit, ni de signe distinctif... Ne dépendant que de Votre Sainteté... Plus libre encore que les jésuites, plus pauvre que les franciscains, plus mortifié que les chartreux ! Comprenant des hommes et des femmes.. Les trois voeux, et, en plus, lintention expresse du martyre. Chaque évêque chargé du soutien des membres de lordre dans son diocèse, un lieutenant dans chaque pays... Votre Sainteté, quallez-vous penser de mon audace ?... Le Panthéon, ici, comme léglise de lordre ! Et le Christ crucifié comme son patron !
Le pape se releva brusquement, si brusquement que le cardinal Martin se mit debout, lui aussi, par un mouvement machinal. Cétait, en vérité, comme si ce jeune prêtre, dans son zèle, fût allé trop loin.
Il y eut un assez long silence, pendant lequel le vieillard blanc se rassit. Puis, étendant sa main :
Que Dieu vous bénisse, mon enfant ! Vous pouvez vous retirer. Le cardinal Martin vous rejoindra tout à lheure !
CHAPITRE III
I
Lorsque Percy, ce soir-là, revit le vieux cardinal, celui-ci se borna à le complimenter de lattitude quil avait eue durant son audience. Le prêtre, décidément, avait eu raison de dire toute sa pensée comme il lavait fait. Puis le cardinal Martin lui expliqua quelles seraient, désormais, ses fonctions.
Le prêtre anglais garderait pour son usage les deux chambres où on lavait logé. Il dirait sa messe dans loratoire du cardinal. À neuf heures, il aurait à venir demander ses instructions. À midi, il dînerait avec le cardinal, après quoi il serait libre de son temps jusquà lAve Maria ; et ensuite, de nouveau, il travaillerait avec son maître jusquau souper. Sa tâche principale consisterait à lire les correspondances anglaises, et à rédiger un rapport quotidien sur leur contenu.
Percy trouva cette vie très agréable, dans sa tranquillité sereine ; et, de jour en jour, il sentit quil sy accoutumerait plus entièrement. Il était maître dune grande partie de ses heures, quil occupait de la façon la plus variée et la plus charmante. De huit heures à neuf, chaque jour, il se promenait par les rues, examinant les trésors artistiques des églises, étudiant les moeurs populaires, simprégnant peu à peu de létrange sensation de naturel qui se dégageait de cette vie à la manière dautrefois. Par instants, cette vie lui faisait leffet dun rêve historique ; mais parfois aussi, et de plus en plus, il lui semblait que cette vie était lunique réalité, que cétait le monde tendu et glacé de la civilisation moderne qui était un fantôme, et que, à Rome seulement, lâme humaine avait gardé sa simplicité native. La lecture même des correspondances ne laffectait que superficiellement, car le torrent de sa pensée recommençait à couler, tout clair, dans son aimable canal de jadis ; et sans cesse, à mesure quil se détachait du monde dont il venait de sortir, il ressentait plus de calme, presque dindifférence, à sinstruire des événements qui se produisaient dans ce monde lointain.
Les nouvelles importantes, dailleurs, nétaient pas très nombreuses. Une sorte de bonace avait succédé à lorage. Felsenburgh continuait à se tenir dans la retraite ; il avait refusé toutes les offres qui lui étaient venues de la France et de lAngleterre ; et, bien que la chose ne fût pas annoncée dune manière formelle, on tendait à supposer quil était résolu à se confiner, désormais, dans lattitude dun simple spectateur. Cependant les divers parlements de lEurope semployaient aux travaux préparatoires de la réfection des codes. Suivant toute probabilité, rien de décisif naurait lieu jusquaux sessions dautomne.
Et à Rome, cependant, la vie était, pour Percy, singulièrement attirante. Lantique cité était devenue, maintenant, non seulement le centre de la foi, mais, en un sens, un microcosme de lunivers chrétien. Elle était partagée en quatre grands quartiers, lAnglo-Saxon, le Latin, lAllemand et lOriental, sans compter le Transtévère, qui était presque absolument rempli par les bureaux pontificaux, séminaires et écoles. Les races anglo-saxonnes demeuraient dans le quartier du Sud-Ouest, comprenant lAventin, le Coelius, et le Testaccio. Les Latins habitaient la vieille Rome, entre le Corso et le fleuve, les Allemands le quartier du Nord-Est, borné au sud par la rue Saint-Laurent ; et le quartier qui restait était réservé aux Orientaux, avec le Latran pour centre. De cette façon, les vrais Romains avaient à peine conscience de lintrusion étrangère ; ils possédaient une multitude déglises, bien à eux ; ils avaient le droit de poursuivre leur vie dans les rues sombres et de tenir leurs marchés en plein vent ; et cétait parmi eux que Percy se promenait le plus volontiers, dans sa passion de vie rétrospective. Mais les autres quartiers étaient, peut-être, plus curieux encore. Il était amusant de voir, par exemple, comment un groupe nombreux déglises gothiques, desservies par des prêtres septentrionaux, avaient jailli de terre, spontanément, dans les districts anglo-saxon et allemand, et comment les rues larges et grises de ces districts, leurs pavés plats et unis, leurs maisons sévères, prouvaient que les hommes du Nord ne sétaient pas convertis aux traditions de la vie méridionale. Les Orientaux, dautre part, ressemblaient aux Latins ; leurs rues étaient aussi étroites et sombres, avec les mêmes odeurs excessives ; leurs églises étaient aussi sales et, en même temps, aussi intimes et pieuses ; et peut-être leurs couleurs avaient-elles un éclat plus vif encore et plus bariolé.
Au delà des remparts, la confusion était indescriptible. Si la cité même apparaissait une miniature, soigneusement découpée et ordonnée, du monde chrétien, les faubourgs représentaient le même modèle brisé en mille pièces, que lon aurait plongées dans un sac pour les en retirer au hasard. Aussi loin que loeil pouvait sétendre, du haut du Vatican, Percy apercevait une suite infinie de toits, interrompue par des flèches, des tours, des dômes et des cheminées ; et là-dedans vivaient des êtres humains de toutes les races qui sont sous le soleil. Cétait là que se trouvaient les grandes manufactures, les édifices monstrueux de lunivers nouveau, les gares, les écoles, les administrations : tout cela peuplé de six millions dâmes qui étaient venues vivre là, transplantées par le seul amour de la religion. Cétait la foule de ceux qui avaient désespéré de la vie moderne, qui sétaient lassés du changement et de leffort, et qui avaient fui le monde pour se réfugier dans lÉglise, mais sans pouvoir obtenir la permission de demeurer à lintérieur de Rome. Continuellement, dans toutes les directions, de nouvelles maisons sélevaient. Un compas gigantesque, dont lune des branches aurait été fixée à Rome et qui aurait eu une ouverture de cinq kilomètres, naurait point cessé de rencontrer des rues toutes pleines de maisons, sur tout le cercle de son parcours.
Mais jamais la signification de ce quil voyait ne sétait révélée au prêtre anglais aussi clairement quun certain jour dété, où fut célébrée la fête du saint patron du pape régnant.
La matinée était encore assez fraîche, lorsque le prêtre suivit son chef, à qui il devait servir de chapelain, le long des vastes corridors du Vatican, vers la salle où le pape et les cardinaux allaient sassembler. Regardant par une fenêtre, sur la Piazza, il lui sembla que la foule était devenue plus dense, si cétait possible, quune heure auparavant. Lénorme place ovale était toute houleuse de têtes, sauf un grand passage gardé par les troupes pontificales pour larrivée des voitures ; et, sur ce passage, tout blanc à la lumière éclatante du matin daoût, Percy voyait savancer des véhicules prodigieux, des éblouissements dor et de couleurs vives, pendant que des acclamations frénétiques montaient de la foule.
Un moment plus tard, comme Percy avait tout loisir de regarder, se trouvant arrêté dans une antichambre par lencombrement des cardinaux, évêques, prélats et autres dignitaires, il découvrit enfin ce que signifiaient ces étranges calèches de gala qui arrivaient ainsi vers la basilique. Pour la première fois il comprit nettement, ayant la chose présente et vivante devant ses yeux, que cétait toute la royauté de lancien monde qui se trouvait là réunie.
Autour des marches de la basilique, souvrait un grand éventail de carrosses, chacun attelé de huit chevaux : les chevaux blancs de la France et de lEspagne, les chevaux noirs de lAllemagne, de lItalie et de la Russie, les chevaux couleur crème de lAngleterre. Au-delà, cétaient les puissances secondaires : la Grèce, la Norvège, la Suède, la Roumanie, les États balkaniques. On apercevait les emblèmes de quelques-uns dentre eux, des aigles, des lions, des léopards, dressant la couronne royale au-dessus des superbes voitures.
Percy sappuya contre le rebord de la fenêtre, et sabandonna à sa rêverie.
Voilà donc tout ce quil restait de la royauté ! Il avait vu, précédemment, les palais de ces souverains, çà et là, dans les divers quartiers de la ville, avec des bannières flottant aux portes, et des hommes, en livrées écarlates, debout sur les seuils. Plusieurs fois, ave les autres passants, il avait salué tel roi ou tel empereur, au passage dun landau, sur le Corso ; il avait même vu les lis de France et les léopards dAngleterre savancer de front, dans une allée du mont Pincio. Les journaux lui avaient appris, de temps à autre, depuis les vingt dernières années, comment les diverses familles royales, tour à tour, sétaient transportées à Rome, après avoir obtenu la reconnaissance papale ; et, la veille encore, le cardinal Martin lui avait annoncé que Guillaume dAngleterre, avec la reine Caroline, venait de débarquer à Ostie : de telle sorte que, maintenant, à lexception du Grand Turc, la série des trônes européens se trouvait au complet. Mais jamais encore, jusquà ce jour, Percy navait pleinement réfléchi à ce fait prodigieux de la réunion de toutes les royautés du monde sous lombre du trône de Pierre, ni, non plus, au danger menaçant quune telle réunion devait constituer aux yeux du monde. Il savait que, pour le moment, ce monde affectait de rire de la folie et de la puérilité de tout cela, de cette comédie désespérée de droit divin, jouée par des familles déchues et méprisées ; mais il nignorait point, non plus, que les hommes avaient gardé, au fond de leur coeur, leurs sentiments dautrefois, et quil suffirait que ces sentiments se trouvassent réveillés...
Lencombrement céda ; Percy se glissa hors du retrait de la fenêtre, et put suivre le flot qui sécoulait lentement.
Une demi-heure après, il était à sa place, parmi les ecclésiastiques, lorsque la procession pontificale sortit du demi-jour de la chapelle du Saint-Sacrement pour pénétrer dans la nef de lénorme église ; mais, avant même dêtre entré dans la chapelle, il entendit les grandes clameurs populaires et les appels de trompettes qui saluaient lapparition du souverain pontife arrivant sur sa sedia gestatoria, précédé des grands éventails traditionnels. Et Percy, en entendant ces cris de la foule, se rappela, avec un subit frémissement du coeur, une autre foule quil avait vue dans les rues de Londres, une nuit dété, quelques mois auparavant... Très haut au-dessus des têtes dressées, parmi lesquelles il semblait se frayer un chemin comme la poupe dun antique vaisseau, savançait le dais qui recouvrait le Seigneur du monde ; et, entre lui et le prêtre, comme si cétait une vague soulevée par le même vaisseau, se mouvait la somptueuse procession, protonotaires apostoliques, supérieurs des ordres religieux, et le reste, passant avec une écume blanche, dorée, éclatante, argentée, entre les rives vivantes, sur les deux côtés. Et, devant ce vaisseau qui se dirigeait vers lui, le port de lautel divin élevait limposante masse de ses piliers, au-dessous desquels brillaient les sept étoiles jaunes qui représentaient les feux de la sainteté. Cétait un spectacle étonnant, mais trop vaste pour que lobservateur en reçût une autre impression que la conscience de son propre néant. Les statues géantes, les innombrables bannières, le concert indescriptible des bruits, du murmure de dix mille voix, de lappel puissant des orgues, le vague parfum de lencens et, dominant tout cela, latmosphère toute vibrante des émotions humaines à la vue du passage de lEspoir du monde, du vice-roi de Dieu, sapprêtant à intervenir entre Dieu et lhomme : tout cela affectait le prêtre comme aurait fait un élixir ayant à la fois le pouvoir de calmer et de stimuler, daveugler tout en aiguisant la vision intérieure, dassourdir les oreilles du corps pour mieux ouvrir celles de lâme, dexalter le coeur tout en le plongeant dans des abîmes dhumilité. Voilà donc, songeait Percy, voilà formulée lautre réponse possible au problème de la vie ! Dans une lumière éclatante, il voyait devant lui, soffrant à son choix, les deux cités de saint Augustin. Lune était celle dun monde né de soi-même, sorganisant soi-même et se suffisant à soi-même, dun monde interprété par des forces socialistes, matérialistes, hédonistes, et se résumant enfin dans Felsenburgh. Et quant à lautre monde, Percy le voyait déployé sous ses yeux, lui parlant dun Créateur, dune création, dun but divin, dune rédemption, dune réalité transcendante et éternelle, dont tout avait jailli et où tout aboutissait. Lun de ces deux hommes, Jean et Julien, était le vicaire de Dieu, et lautre un imposteur, lennemi de Dieu... Et, une fois de plus, dans un nouvel élan de conviction, le coeur de Percy arrêta son choix...
Mais le moment le plus pathétique de linoubliable fête était encore à venir.
Lorsque Percy sortit de la nef, sous le dôme, se dirigeant vers la tribune, au-delà du trône pontifical, un spectacle imprévu se présenta à lui.
Un grand espace avait été réservé, autour de lautel et de la Confession, sétendant jusquau point qui marquait lentrée des transepts. Dans cet espace, sur des fauteuils disposés en gradins, se voyaient des rangées de visages blancs et immobiles, sous des séries de dais richement ornés. Ces dais étaient décarlate, comme les baldaquins cardinalices ; mais chacun deux était surmonté de grandes cottes darmes, que supportaient des bêtes, et que dominaient des couronnes. Et, sous chaque dais, se tenaient deux ou trois figures ; et le coeur de Percy battit plus fort en les apercevant.
Il avait en face de lui les derniers survivants de létrange caste dhommes qui, jusquau siècle dernier, avaient régné comme les vice-régents temporels de Dieu, avec le consentement de leurs sujets ! Aujourdhui, personne ne reconnaissait plus ce pouvoir, sauf Celui de qui ils affirmaient le tirer. Ces hommes et ces femmes, ces successeurs des anciens maîtres du monde, avaient enfin appris à connaître lautorité dEn Haut, et que leurs titres ne dépendaient point de leurs sujets, mais du seul Roi suprême : bergers sans troupeaux, capitaines sans soldats à commander. Le spectacle était pitoyable ; et cependant Percy ne pouvait sempêcher den éprouver du respect et de ladmiration. Il sémerveillait de ces créatures, de même espèce que lui, qui navaient point honte den appeler de lhomme à Dieu, et dassumer des insignes que le monde ne regardait que comme de vains jouets, mais qui, pour eux, étaient les emblèmes dune mission surnaturelle...
Et ce sentiment quéprouvait Percy saviva en lui quand il vit les divers souverains sapprocher de lautel, pour le service du culte, et, à plusieurs reprises, traverser 1espace qui sétendait entre leurs trônes et lautel. Imposantes figures silencieuses, nu-tête et yeux baissés respectueusement. Le roi dAngleterre, redevenu le Defensor Fidei, portait la traîne du pape au lieu du vieux roi dEspagne, qui, hors détat de marcher, se tenait à genoux sur son prie-Dieu, pleurant et tremblant, tout imprégné de piété et damour. Lempereur dAutriche servait le lavabo ; lempereur dAllemagne, à qui, jadis, sa conversion avait failli coûter la vie, en même temps quelle lavait précipité de son trône, remplissait la fonction privilégiée de transporter le coussin sur lequel le pape, son seigneur, sagenouillait devant leur Seigneur à tous deux.
Et ainsi, scène par scène, le drame magnifique se déroulait. Le murmure des foules fut remplacé par un silence qui nétait quune même prière muette, lorsque le petit disque blanc séleva entre les mains blanches, et que la frêle et pure musique angélique des voix rayonna dans le dôme. Car tous se sentaient là en présence de leur unique espoir, aussi faible et aussi puissant quautrefois dans la Crèche. Tous savaient, à coup sûr, quil ny avait personne pour les défendre, excepté Dieu seul. Et Percy se disait que, si le sang des hommes et les larmes des femmes ne parvenaient pas à toucher le Juge suprême, et à le faire sortir de son silence, du moins ce renouvellement de la mort de son Fils unique, saccomplissant aujourdhui avec une si pathétique splendeur, sur cet îlot de foi, parmi un océan de risées et de haines, que cela, du moins, devait porter son fruit !
Le jeune prêtre venait de rentrer dans sa chambre, pour se reposer un moment après la fatigue des longues cérémonies, lorsque sa porte souvrit et que le cardinal Martin, encore vêtu de ses robes détat, entra, dun pas rapide, et referma la porte précipitamment.
Père Franklin, dit-il dune étrange voix sans souffle, je vous apporte une nouvelle énorme : Felsenburgh vient dêtre nommé président de lEurope !
IICette nuit-là, Percy ne revint dans sa chambre quà deux heures du matin, absolument épuisé. Tout laprès-midi et toute la soirée, il était resté en compagnie du cardinal, ouvrant les dépêches qui affluaient de tous les points de lEurope.
Il ny avait aucun doute possible sur lauthenticité de la nouvelle ; et tout tendait même à faire supposer que Felsenburgh, depuis longtemps, avait délibérément attendu loffre quil venait enfin daccepter, ne sobstinant à refuser toutes les requêtes précédentes que pour contraindre les nations à cette suprême requête collective. La veille, il y avait eu, secrètement, une réunion des diverses puissances, dont chacune avait échoué à obtenir individuellement le concours du grand homme ; toutes avaient convenu de retirer leurs offres antérieures et denvoyer un message unique. Les honneurs proposés à Felsenburgh navaient jamais encore auparavant été imaginés dans une démocratie. On lui promettait un palais et le libre choix de ses ministres, dans chaque capitale de lEurope. Sur toutes les lois votées par les parlements, on lui promettait un droit de veto, dont les défenses garderaient une valeur absolue pendant trois ans. On consentait à ce que toute mesure décidée par lui, à trois reprises, durant trois années consécutives, devint, sans autre discussion, une loi formelle. En échange, on ne lui demandait rien que lengagement de se consacrer tout entier à ses nouvelles fonctions.
Et tout cela, comme le voyait clairement Percy, tout cela décuplait le danger que présentait déjà lunion de lEurope. Tout cela impliquait la concentration des forces prodigieuses du socialisme, dirigées désormais par un chef de génie. Cétait la combinaison des plus précieuses caractéristiques des deux méthodes opposées de gouvernement. Et loffre avait été acceptée par Felsenburgh, après huit heures de réflexion.
Quant à la manière dont la nouvelle avait été accueillie par les deux autres divisions du monde, lOrient, daprès les dépêches, se montrait enthousiaste, tandis que lAmérique semblait partagée. Mais, en tout cas, lAmérique était sans pouvoir : la balance du monde penchait trop lourdement contre elle.
Percy se jeta sur son lit, sans se dévêtir, et resta étendu, le pouls battant, les yeux fermés, et avec un désespoir immense dans le coeur. Il lui paraissait que, tout à coup, le monde venait de se dresser comme un géant, au-dessus de lhorizon de Rome, et que la cité sainte nétait plus, maintenant, quun pauvre château de sable attendant le flot qui allait lanéantir. Le fait de cet anéantissement, à ses yeux, était certain. De quelle manière la ruine se produirait, et sous quelle forme, et à quel moment, il ne le savait point, ni ne se souciait de le savoir : il savait seulement quelle était fatale.
Avec son habitude de sétudier soi-même, il retourna son regard au-dedans de lui, comme un médecin atteint dune maladie mortelle se complaît amèrement à diagnostiquer ses propres symptômes. Sans compter que cétait pour lui une sorte de soulagement de pouvoir perdre de vue le monstrueux mécanisme du monde, pour considérer, en miniature, un simple coeur humain dénué despérance. Pour sa religion, à présent, il navait plus de craintes ; aussi absolument quun homme peut connaître la couleur de ses yeux, il savait que sa religion était ferme, assurée, à labri de toute secousse. Durant les semaines quil venait de passer à Rome, le trouble quil avait naguère ressenti sétait dissipé, et le fond même de son âme lui était redevenu visible. Ou, mieux encore, le grand ensemble de dogmes, de cérémonies, de coutumes et de principes moraux au milieu duquel il avait été élevé, et que, jusqualors, jamais il navait saisi que par parties, tantôt en découvrant un morceau et tantôt un autre, peu à peu ce système du catholicisme sétait éclairé tout entier, pour se révéler à lui dans un rayonnement merveilleux de lumière divine. Des détails qui, autrefois, lavaient étonné ou même choqué, reprenaient, pour lui, une évidence parfaite. Il voyait, par exemple, que, tandis que la religion de lHumanité tâchait à abolir la souffrance, celle-ci était un fait qui jamais ne se laisserait supprimer et que la religion divine était autrement raisonnable, qui reconnaissait la souffrance pour nécessaire, et lui accordait une place dans le plan total du Créateur. Ou bien il se rendait compte que, tandis que, dun certain point de vue, ses sens ne découvraient que laspect matériel du tissu composite de la vie universelle, dun autre point de vue le surnaturel se révélait à lui avec non moins de certitude et de réalité. Il comprenait que la religion de lHumanité ne pouvait apparaître vraie que si lon négligeait, au moins, une moitié de la nature de lhomme, de ses aspirations et de ses misères ; tandis que le christianisme, avait, en tout cas, le mérite dadmettre tout ce que contenait cette nature, si même il ne parvenait pas à tout expliquer. Oui, la foi catholique était, dorénavant, plus sûre pour lui que sa propre existence : elle était vivante, absolument véritable. Il ny avait, à y réfléchir sérieusement et impartialement, aucune hésitation possible sur le fait que Dieu existait et régnait. Et tous les chemins de la pensée du prêtre aboutissaient à la conclusion, aussi, que Jésus-Christ était lincarnation de ce Dieu souverain, ayant prouvé sa divinité par sa mort, sa résurrection, et la suite miraculeuse de son Église jusquà Jean, son dernier vicaire. Toutes ces choses étaient comme des vertèbres de lunivers, des faits supérieurs au doute, immuablement vrais : si ces choses nétaient pas vraies, cest que rien, nulle part, nétait quun vain rêve.
Des difficultés ? Oui, certes, il y en avait et en très grand nombre ! Ainsi le jeune prêtre ne comprenait aucunement pourquoi Dieu avait fait le monde tel quil était, ni comment le pain était transsubstantié en Corps vivant de Dieu ; mais... mais ces choses étaient, tout simplement ! Percy songeait au voyage quavait fait son esprit, depuis le jour où, dans son ardeur juvénile, il avait cru que toute vérité divine pouvait être démontrée dans le domaine intellectuel. Maintenant il avait appris, pour toujours, que le naturel en appelait au surnaturel ; que la pauvre raison humaine, assurément, nétait pas en état de contredire les mystères de la religion, mais quelle ne pouvait les prouver adéquatement quen admettant, dabord, la Révélation comme un fait, cest-à-dire en se plaçant à un point de vue où lâme écoute docilement la foi et lesprit divin. Jamais il ne sétait mieux rendu compte de linnombrable quantité des objections que pouvait faire naître le dogme chrétien, quand on le considérait du dehors, à la lumière dune certaine critique nécessairement condamnée à nen laisser voir quune apparence trompeuse ; et jamais, non plus, il navait mieux senti la profonde inanité, le néant éternel et fatal de ces objections.
Ainsi la fermeté de sa foi apparaissait à Percy décidément assurée et inébranlable. En présence de la catastrophe quil prévoyait imminente, il songeait avec joie que, du moins, son âme serait à labri de la destruction. Mais, sous cette certitude confiante de son coeur de croyant, il y avait sa curiosité dhomme, de témoin étonné du spectacle de la vie.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi tout cela était-il permis ? Comment était-il concevable que Dieu nintervînt pas, et que le Père des hommes autorisât la race tout entière de ses enfants à se soulever contre sa personne ? Que comptait-Il faire ? Est-ce que ce silence continu ne se romprait jamais ? Est-ce que ces millions dâmes, de toutes les nations, qui naissaient et mouraient dans le blasphème, est-ce quelles nétaient point, elles aussi, les agneaux de son troupeau ? À quoi donc était destinée lÉglise catholique, si ce nétait pas à convertir le monde ? Et pourquoi, en ce cas, le Dieu tout-puissant avait-il permis à cette Église de se trouver réduite à une poignée de fidèles, tandis que, dautre part, le monde trouvait sa paix en dehors delle et de Lui ?
En face de soi, Percy revoyait le monde, cette folie qui sétait emparée des peuples, les histoires étonnantes que le téléphone venait de lui apporter ! À Paris, des hommes et des femmes, avec livresse mystique des anciennes Bacchantes, sétaient percé le coeur, publiquement, sur la place de la Concorde, en criant à une foule, non moins enthousiaste, quils avaient assez longtemps vécu, et ne pouvaient point survivre aux délices de cette divinisation définitive de lhumanité. À Séville, dans un concert, une danseuse célèbre était morte de joie, au milieu dune figure de ballet, en apprenant lacceptation de Felsenburgh. Dans une vallée des Pyrénées, ce matin même, tous les catholiques avaient été crucifiés par les paysans que leur excès dallégresse avait, tout à coup, rendus furieux. En Allemagne, trois évêques avaient abjuré... et ceci... et cela... et mille horreurs qui sétaient produites trop rapidement pour pouvoir être prévues ou arrêtées ; et Dieu continuant à ne faire aucun signe, à ne dire aucun mot !
Il y eut un petit coup à la porte ; et Percy, brusquement redressé, vit entrer, de nouveau, le vieux cardinal.
Le vieillard paraissait horriblement usé : ses yeux avaient une sorte déclat profond qui révélait de la fièvre. Dun petit geste, il invita Percy à sasseoir ; et lui-même sassit dans un fauteuil, tremblant un peu, et rassemblant ses pieds, bouclés dargent, sous sa soutane noire aux boutons rouges.
Il faut que vous mexcusiez, mon enfant ! Je suis anxieux pour la sécurité de lévêque. Il devrait être ici, à cette heure !
Il sagissait de lévêque de Southwark, qui avait quitté lAngleterre dans la matinée de ce jour.
Il avait bien promis de venir tout droit à Rome, Éminence ?
Oui. Il devrait être ici depuis vingt-trois heures, et cest bien minuit qui sonne, nest-ce pas ?
En effet, on entendait les tintements des horloges. Tout était très calme, à présent. Dans la journée, lair avait été vibrant de clameurs et de bruits. La foule des Romains sétait promenée par les rues, commentant la grande nouvelle ; et, dautre part, on disait que des bandes douvriers des faubourgs avaient réussi à se glisser dans la ville, en chantant des refrains antireligieux. Mais, de très bonne heure, les portes avaient été fermées : lincident pouvait, tout au plus, inquiéter comme un indice de troubles à venir.
Après quelques minutes de silence, le cardinal parut commencer à se remettre de son épuisement.
Vous paraissez fatigué, mon père ? dit-il à son jeune ami, dun ton affectueux.
Percy sourit.
Et Votre Éminence ? demanda-t-il.
Ce fut au tour du vieillard de sourire.
Oh ! moi, dit-il, je nen ai plus pour longtemps ! Et ensuite, mon père, ce sera à vous de souffrir !
Percy sursauta vivement, épouvanté.
Mais oui ! reprit le cardinal ; la chose est déjà arrangée avec le Saint-Père : cest vous qui me succéderez ! Inutile den faire un secret !
Éminence !... murmura Percy dune voix implorante.
Mais le vieillard larrêta, dun geste de sa maigre main ridée.
Oh ! je comprends ce quil en est ! dit-il doucement. Vous préféreriez mourir, nest-ce pas, et rester en paix ? Il y en a bien dautres, allez, qui désirent cela ! Mais il faut que nous souffrions dabord ! Et pati et mori. Père Franklin, il faut accepter lépreuve sans hésiter !
Une fois de plus, un long silence suivit.
La nouvelle qui venait dêtre révélée à Percy était trop imprévue et trop surprenante pour produire, en lui, autre chose que la sensation dun choc douloureux. Jamais lidée ne lui était venue que lui, un homme de moins de quarante ans, pût être considéré comme le successeur désigné de ce sage et patient vieux prélat. Et quant à lhonneur de la chose, Percy, maintenant, était bien au-dessus de toute ambition personnelle. Il napercevait devant lui quune seule perspective : un long et cruel voyage, sur un chemin qui grimpait à pic, et avec les épaules chargées dun fardeau trop pesant pour elles.
Cependant, il se rendit compte bientôt que le fait annoncé était inévitable : cela devait être, et il navait rien à dire. Mais cétait comme si un abîme de plus sétait ouvert devant lui ; et il en contemplait le fond avec une horreur muette, inexprimable.
Le cardinal fut le premier à rompre le silence.
Père Franklin, dit-il, jai vu aujourdhui un portrait de Felsenburgh. Savez-vous de qui jai cru dabord que cétait limage ?
Percy eut un sourire triste.
Mais oui, mon père, reprit le vieillard, jai pris ce portrait pour le vôtre ! Et maintenant, que pensez-vous de cela ?
Je nen pense rien, et je ny comprends rien, Votre Éminence !
Eh ! bien...
Mais il sinterrompit, et, tout à coup, changea de sujet.
Il y a eu un assassinat, dans la cité, tout à lheure, dit-il : un catholique a poignardé un blasphémateur.
Percy, effrayé, releva les yeux.
Oui, et lassassin na pas essayé de fuir, poursuivit le vieillard. Il est en prison.
Et ?...
Et il sera exécuté. Le procès commencera ce matin même... cest bien triste ! Le premier meurtre depuis plus dun an !
Lironie de la situation apparaissait clairement à Percy, pendant que, immobile au fond du fauteuil, il recueillait le silence répandu dans la nuit étoilée. Il songeait à cette pauvre ville affectant que rien nétait changé, continuant à administrer ses procédés surannés de justice traditionnelle, sous la risée du monde ; et, là-bas, au dehors, sans cesse grandissaient et se concentraient les forces qui allaient mettre fin à ce pauvre jeu. Son enthousiasme de naguère semblait mort en lui. Il ne frémissait plus dadmiration à la pensée du splendide mépris des faits matériels qui, jusqualors, lui avait semblé si beau et si émouvant ! Il avait limpression dun homme observant une mouche qui repose sur le cylindre dune machine en mouvement. Un clin doeil, et la roue énorme aura tourné, écrasant la petite vie de linsecte ; et cependant lhomme qui observe se sent hors détat dintervenir. Ainsi, le surnaturel se montrait à Percy, vivant encore, et aussi parfait que jamais, mais réduit aux proportions dun point minuscule ; et des forces immenses étaient en mouvement, lunivers se soulevait, et Percy ne pouvait rien faire que regarder et trembler. Et pourtant, comme il se létait dit encore tout à lheure, il ny avait pas une ombre sur sa foi : il savait que la mouche, dans lordre de la vie, était plus grande que la gigantesque machine ; si bientôt elle se trouvait écrasée, ce nest point sur elle que tomberait la souffrance suprême. Mais, au delà de cette certitude, tout était, pour lui, incertain et sombre.
On entendit un bruit de pas, un petit coup sur la porte ; et un serviteur entra.
Sa Grandeur est arrivée, Éminence ! dit-il. Le cardinal se releva péniblement, en sappuyant à la table. Sur le point de sortir de la chambre, il sarrêta, parut se rappeler quelque chose, et chercha dans sa poche.
Regardez ceci, mon père ! dit-il en tendant au prêtre un petit disque dargent. Non, pas maintenant ! attendez que je sois parti !
Percy referma la porte, et revint sasseoir, pour examiner le petit objet rond.
Cétait une pièce de monnaie, tout fraîchement frappée. Sur une des faces était lemblème maçonnique habituel, avec les mots : « un franc », gravés au centre, en langue espéranto ; et sur lautre face se voyait le profil dun homme, avec cette inscription :
JULIEN FELSENBURGH, PRÉSIDENT DE LEUROPE
IIIÀ dix heures, le matin suivant, les cardinaux furent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leur faire une allocution.
Percy, de sa place parmi les consulteurs, voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations, de tempéraments et dâges divers : les Latins gesticulant, découvrant des dents brillantes ; les Germains sérieux et recueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne, et savançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une des grandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, les anciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme dune chapelle, avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de lautel, sous un dais, sélevait le trône pontifical.
Percy navait aucune idée de ce qui allait être dit. Comment sattendre à des déclarations précises et définies, en présence dune situation encore aussi incertaine ? Tout ce que lon savait, jusquà cette heure, cétait la confirmation de la nouvelle dune présidence de lEurope, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petite pièce dargent. On disait aussi quil y avait eu, de toutes parts, une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par les autorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès ce jour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. On lattendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centres catholiques du monde, des messages affluaient, implorant des instructions ; on y lisait que lapostasie se soulevait comme un énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, que même des évêques commençaient à chanceler.
Quant aux intentions du Saint-Père, tout était douteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seule chose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute la nuit en prière, au tombeau de lApôtre...
Subitement, le murmure de la salle séteignit, et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instant après, Jean, Pater Patrum, était installé sur son trône.
Au premier moment, Percy ne chercha pas même à comprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grande lumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignes écarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusquà lénorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figure blanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoir effectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaient somptueux, imposants : lélévation des murs, les couleurs des robes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurs et des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestre sépuisait et se déclarait impuissante à dire le suprême secret ! Lécarlate et la pourpre, et lor, cela convenait à ceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur était nécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône, il navait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelle expression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ce port impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvres nettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse ! On nentendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni un mouvement ; et, au dehors même, on aurait dit que le monde se taisait, pour permettre au surnaturel dexposer, en paix, sa défense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.
Mais Percy fit un violent effort pour concentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.
« ... Or, puisquil en est ainsi, mes fils en Jésus-Christ, cest à nous de répondre ! Comme nous lenseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre lesprit du mal dans les hauts lieux. "Et cest pourquoi, nous dit encore lApôtre, armez-vous de larmure de Dieu !" Et, de cette armure, il nous en explique lespèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de la justice, les souliers de la paix, lécusson de la foi, le casque du salut, et le glaive de lesprit.
« Voilà donc avec quelles armes la parole de Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec une épée : car, en vérité, le royaume de Dieu nest pas de ce monde, et cest pour vous rappeler les principes de cette lutte que Nous vous avons rassemblés en notre présence ! »
La voix sarrêta, et il y eut un mouvement général, le long des sièges, comme un unanime soupir après un effort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plus élevé :
« Il a toujours convenu à la sagesse de Nos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir, tandis quils gardaient le silence à de certains moments, dexprimer en toute liberté, à dautres moments, la parole entière de Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même, détourné par la notion de Notre propre faiblesse et ignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance que celui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notre bouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.
« En premier lieu, donc, il est nécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur ce mouvement nouveau, comme on lappelle, qui a été inauguré, de nos jours, par les maîtres du monde.
« Certes, Nous ne négligeons ni ne dédaignons les bénédictions de la paix et de lunion ; mais Nous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparition de ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres choses que Nous avons condamnées. Et cest cette apparence de paix qui a trompé maints hommes, les amenant à douter de la promesse du Prince de la Paix : que cest par lui seul que nous aurons accès au Père. Cette paix véritable qui doit nous être donnée ne concerne pas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi les relations des hommes avec leur Créateur ; et cest sur ce point nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoir échoué. Et, en vérité, il nest pas étonnant que, dans un monde qui a rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Les hommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que lunité des nations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant les paroles de notre Sauveur, qui a dit quil ne venait point pour apporter la paix, mais un glaive, et que ce nétait quà travers bien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu. Et, dabord, donc, il convient détablir la paix de lhomme avec Dieu ; après quoi lunité de lhomme avec lhomme sensuivra. Cherchez dabord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, et alors toutes ces choses vous seront données par surcroît !
« En premier lieu, donc, Nous condamnons et anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux qui croient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nous renouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, par Nous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés, organisations ou communautés qui ont été formées pour établir lunité sur dautres fondements quun fondement divin ; et Nous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, quil leur est défendu dentrer dans une quelconque de ces associations, ou de laider ou de lapprouver dune manière quelconque. »
Percy sagita sur son banc, avec une ombre dimpatience... Certes, la manière était superbe, tranquille et imposante comme le courant dun grand fleuve ; mais la matière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans des circonstances comme celle-là, recommencer simplement lancienne réprobation de la franc-maçonnerie !
En second lieu, poursuivit la ferme voix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pour lavenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain qui risque dêtre considéré comme dangereux.
De nouveau, un remuement sourd de toute la salle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, la main en trompette contre loreille, pour mieux entendre. Évidemment, quelque chose dimportant allait venir.
Il y a bien des points, continua la haute voix, dont il nest pas dans Notre volonté de parler à cette heure : les uns étant secrets par leur nature propre, et les autres ayant à être traités dans dautres occasions. Mais ce que Nous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que les assauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telle aussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nos intentions !
Le pape sarrêta, éleva une main jusquà sa poitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y était suspendue.
Larmée du Christ, tout en étant une, consiste en maintes divisions dont chacune a sa fonction et son objet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître des compagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâche spéciale : les fils de saint François afin de prêcher la pauvreté, les fils de saint Bernard afin dunir le travail à la prière, pendant que de saintes femmes sadonnaient à la même destination ; la Société de Jésus pour léducation de la jeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillement encore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connus à travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce moment particulier où son intervention était nécessaire ; chacune a noblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a eu, aussi, cette gloire, de renoncer à tous les modes dactivité (même très bons en soi) qui pouvaient lempêcher dans loeuvre pour laquelle Dieu lavait appelée, suivant en cela cette parole de notre Rédempteur : toute branche qui porte du fruit, je lémonde pour quelle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où nous sommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants, que Nous louons et bénissons une fois de plus, ne sont point parfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règles respectives, à sacquitter de la grande tâche que requiert ce temps. Car notre lutte nest point dirigée en particulier contre lignorance, que ce soit celle des païens à qui lÉvangile nest pas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères lont rejeté ; notre lutte nest point dirigée en particulier contre les décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science, ni contre aucune de ces forteresses de linfidélité contre lesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôt que le temps est enfin venu dont parlait lApôtre, quand il disait que « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisît dabord un grand reniement, et avant que se révélât cet Homme du Péché », ce Fils de la Perdition, qui sopposerait et sexalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.
« Ce nest plus contre telle ou telle force particulière que nous avons à lutter, mais contre limmensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous a été prédit, et dont la destruction est éternellement préparée ! »
Encore une pause. Percy étreignit le siège du simple banc de bois où il était assis, pour essayer darrêter le tremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à lheure avait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut une longue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises, et puis il continua, dun ton encore plus ferme et plus décidé :
Il a donc paru bon à Notre humilité que le vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à ce combat nouveau ; et, ainsi, notre intention est denrôler, sous le titre de lOrdre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudrons soffrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous nignorons point la nouveauté de notre action ; et cest délibérément que Nous négligeons toutes les précautions qui ont été jugées nécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cette matière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guide surnaturellement.
« Dabord, Nous disons que, bien que lobéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui seront admis dans cet ordre, Notre intention première, en linstituant, est de compter sur légard de Dieu plus que sur celui de lhomme, den appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt quà ceux qui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formel et réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, a le droit dexiger de nous une telle offre, et qui, seul, daigne tirer parti de notre misère.
« En un mot, Nous nédictons aujourdhui que les conditions suivantes :
« Personne ne pourra entrer dans lordre sil nest âgé de plus de dix-sept ans ;
« Aucun emblème, habit, ni insigne ne sera attaché à lordre nouveau ;
« Le fondement de la règle de lordre sera dans les trois voeux évangéliques, auxquels Nous ajoutons une quatrième intention : à savoir le désir de recevoir la couronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.
« Chaque évêque de nos diocèses, sil consent lui-même à entrer dans lordre, en sera le supérieur dans les limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté de lobservance stricte du voeu de pauvreté, aussi longtemps quil conservera son siège.
« En outre, Nous annonçons que Notre intention est dentrer, Nous-même, dans lordre, comme son prélat suprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.
« En outre, Nous déclarons que, bientôt, Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre et Paul comme léglise centrale de lordre, dans laquelle église Nous canoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui auront sacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.
« De cette vocation, Nous nous bornons à dire quelle pourra être suivie dans les conditions les plus diverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce qui concerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement la règle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits qui appartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et sera autorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui, pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes. »
Une dernière fois, le pape releva les yeux, sans trace apparente démotion. Et il reprit :
Voilà donc ce que Nous avons décidé ! Sur les autres. points, Nous aurons, tout à lheure, à prendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant, les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées au monde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que le Christ, par lentremise de son vicaire, demande de tous ceux qui proclament son nom divin. Et nous noffrons aucune récompense, si ce nest celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui laiment et qui sacrifient leur vie pour son service ; Noué noffrons aucune promesse de paix, si ce nest cette paix qui passe la raison ; Nous noffrons aucune demeure, si ce nest celle qui convient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nous noffrons aucun honneur, si ce nest le mépris du monde ; et Nous noffrons aucune vie, si ce nest celle qui est cachée avec le Christ en Dieu !
CHAPITRE IVIOlivier Brand, assis dans son petit bureau particulier de White Hall, attendait un visiteur. Dix heures, déjà, allaient sonner ; et le ministre devait se trouver au conseil dès dix heures et demie. Il avait espéré que « M. Francis », quoi quil eût à lui dire, ne le retiendrait pas longtemps ; mais, si courte que pût être la visite de cet inconnu, elle lui causait un dérangement réel, tant était prodigieuse la quantité du travail qui simposait à lui, depuis quelques semaines.
Le dernier coup de dix heures navait pas sonné, à la Tour Victoria, quand la porte souvrit ; et la voix dun secrétaire annonça le nom quOlivier attendait.
Olivier jeta un regard rapide sur létranger, observa ses paupières baissées et sa bouche contractée, tâcha à définir intérieurement limpression densemble quil en éprouvait : tout cela pendant les quelques secondes quil mit à faire asseoir son visiteur. Puis il aborda lentretien.
Dans vingt minutes, monsieur, il faut que je sorte dici ; mais, jusque-là...
M. Francis le rassura.
Je vous remercie, monsieur Brand ! Jaurai amplement le temps. Mais, si vous voulez bien mexcuser...
Il tâta dans sa poche de côté, et en tira une grande enveloppe.
Je vous laisserai ceci, dit-il, en vous quittant ! Vous y trouverez tout au long lexposé de nos voeux, avec nos noms et le reste. Et quant à ce que jai à vous dire de vive voix, monsieur, le voici !
Il croisa ses jambes, sadossa, et poursuivit, dune voix un peu nerveuse :
Comme vous le savez déjà, je suis une façon de délégué ! Nous avons, tout ensemble, quelque chose à vous demander et quelque chose à vous offrir. On ma choisi comme délégué parce que lidée venait de moi. Mais, dabord, puis-je vous poser une question ?
Olivier ly autorisa, dun signe de tête.
Je ne veux point être indiscret, reprit le visiteur, mais je crois quil est pratiquement certain, nest-ce pas, que le culte divin va être restauré dans toutes les nations ?
Olivier sourit.
Je le suppose, en effet ! dit-il. Le projet de loi a été discuté pour la troisième fois ; et, comme vous le savez, le Président, ce soir même, va nous faire connaître son avis à ce sujet !
Il nopposera pas son veto ?
Nous ne le croyons pas ! Il a déjà consenti la même chose en Allemagne.
Cest bien cela, dit M. Francis. Et, sil consent, je suppose que le projet aura aussitôt force de loi ?
Olivier, sétant penché sur sa table, y prit une feuille de papier vert qui contenait le projet.
Naturellement, vous connaissez ceci ? répondit-il. Eh ! bien, en effet, le projet aura force de loi tout de suite ; et la première des fêtes du culte sera célébrée le 1er octobre. Cest bien la paternité, si je me rappelle ? Oui, la Paternité !
Il y aura un grand mouvement, ce jour-là ! reprit le visiteur, avec une flamme dans les yeux. Et nous navons plus que quinze jours, jusquau 1er octobre !
Oui, mais ce genre de choses ne me concerne point ! poursuivit Olivier, en rejetant le projet sur la table. Cependant, jai entendu dire que le rituel sera exactement celui qui se trouve déjà employé en Allemagne. Au fait, je ne vois aucun motif pour que nous nous singularisions sur ce point.
Et labbaye de Westminster sera lune des églises affectées au culte ?
Sans aucun doute !
Eh ! bien, monsieur, dit M. Francis, je nignore point que la commission spéciale doit avoir étudié tout cela de très près, et arrêté déjà tous ses plans. Mais il me paraît que, pour lorganisation pratique, on aura besoin de toute lexpérience dont on pourra disposer ?
Assurément !
Or donc, monsieur Brand, la société que je représente est entièrement composée dhommes qui ont été, autrefois, prêtres catholiques. Notre société est au nombre denviron deux cents, à Londres même. Je vais, dailleurs, si vous me le permettez, vous laisser la brochure qui définit notre objet et notre règle. Et il nous a semblé que cétait là un sujet sur lequel notre expérience passée pourrait être de quelque service au gouvernement. Les cérémonies catholiques, comme vous le savez, sont très compliquées, et plusieurs dentre nous les ont, jadis, étudiées très à fond. Nous avions coutume de dire que, dans le clergé, les maîtres de cérémonie, comme on la dit des poètes, ne se faisaient point, mais naissaient pour cette profession. Sans compter que chaque prêtre est, forcément, plus ou moins un cérémonialiste.
Il sarrêta.
Eh ! bien, monsieur Francis ?...
Eh ! bien, je suis sûr que le gouvernement doit comprendre de quelle énorme importance il est que tout marche régulièrement et sans accroc. Si le nouveau service divin, surtout à ses débuts, comportait le moindre élément de désordre ou de ridicule, cela causerait un grand dommage à lobjet quil poursuit. Et, ainsi, jai été délégué vers vous, monsieur Brand, pour vous faire savoir quil existe un groupe dhommes qui ont possédé une expérience toute particulière de ces choses, et qui sont entièrement prêts à se mettre à la disposition du gouvernement.
Olivier ne put point retenir un léger sourire, sur le coin de ses lèvres. Il y avait, dans le fait de cette proposition, venant de tels hommes, et ainsi formulée, quelque chose détrange dont son sens naturel de lironie était irrésistiblement frappé ; mais, en somme, la proposition navait rien que de raisonnable.
Je comprends fort bien, monsieur Francis ! Je crois que ce que vous nous offrez peut, effectivement, avoir son prix. Mais, comme je vous lai dit, ce nest pas de moi que cela dépend... Cest M. Snowford...
Oui, monsieur ; je sais ! Mais je suis dabord venu vers vous parce que cest votre discours de lautre jour qui nous a tous inspirés. Vous avez dit, exactement, ce qui était dans nos coeurs : que le monde ne pouvait pas vivre sans une foi, ni un culte, et que maintenant que Dieu était enfin trouvé...
Olivier agita les mains pour larrêter. Toute flatterie lui était pénible.
Vous êtes bien bon de me parler ainsi, monsieur Francis ! Je ne manquerai point de prévenir M. Snowford. Je crois comprendre que vous vous proposez pour les fonctions de... de maître des cérémonies ?
Oui, monsieur, de maître des cérémonies et de sacristain ! Jai étudié très soigneusement le rituel allemand : il est beaucoup plus compliqué que je ne laurais pensé. Et sa mise en pratique exigera beaucoup dadresse. Jimagine que, pour lAbbaye seulement, vous aurez besoin dau moins douze cérémoniaires !
Olivier dévisagea curieusement la maigre, fiévreuse et pathétique figure de son visiteur : il y découvrait, de plus en plus accentuée, cette sorte de masque que toujours il avait vue sur le visage des prêtres. Et, dans le cas présent, le masque laissait entrevoir une ferveur denthousiasme extraordinaire.
Vous êtes franc-maçon, naturellement ? demanda-t-il.
Oh ! naturellement, monsieur Brand !
Fort bien ! Je parlerai de votre affaire à M. Snowford, dès aujourdhui !
Il regardait lheure : il avait encore trois ou quatre minutes.
Vous avez vu la nouvelle nomination, à Rome, monsieur ? reprit M. Francis.
Olivier hocha la tête négativement. Les affaires de Rome, pour linstant, il navait guère le loisir de sen occuper.
Eh ! bien ! le cardinal Martin est mort ! Il est mort mardi. Son successeur est déjà nommé.
En vérité ?
Oui ; et le nouveau cardinal est un homme dont jai été, autrefois, lami. Franklin, il sappelle Percy Franklin !
Hein ?
Quy a-t-il, monsieur Brand ? Le connaîtriez-vous ?
Olivier avait pâli, et son regard sétait assombri.
Oui, je lai connu ! répondit-il dun ton calme. Du moins, je le crois.
Olivier parut, dabord, vouloir adresser à M. Francis une question sur le nouveau cardinal ; mais il se ravisa.
Vous navez rien dautre à me communiquer ? demanda-t-il.
Rien dautre, pour le moment, monsieur ! répondit le visiteur. Mais permettez-moi de vous dire encore combien nous apprécions tout ce que vous avez fait, monsieur Brand ! Je ne crois pas quil soit possible à personne, autant quà nous, de comprendre ce que signifie la privation du culte ! Nous avions pensé, au début, que cette privation nous deviendrait de moins en moins sensible ; mais...
Sa voix tremblait un peu, et il sarrêta. Puis il reprit, ouvrant pleinement sur Olivier ses yeux bruns, imprégnés dune tristesse infinie :
Et quant au reste de ce que nous avons perdu, monsieur, nous savons bien que ce nétait quillusion ; mais, pour ma part du moins, jose espérer que toutes nos aspirations, nos prières et nos hommages, que tout cela na pas été entièrement inutile. Nous nous étions trompés sur notre Dieu ; mais ce qui sortait de nos coeurs nen a pas moins trouvé son chemin jusquà Lui. Et voici maintenant...
Il parlait avec une exaltation croissante, dont Olivier ne pouvait se défendre dêtre, lui-même, touché.
Et maintenant, voici que M. Felsenburgh est venu ! sécria-t-il.
Il y avait un monde de passion soudaine, dans sa voix frêle ; et le coeur dOlivier y répondit.
Je vous comprends, monsieur ! dit-il. Je sais tout ce que vous voulez dire !
Oh ! avoir enfin un Sauveur ! reprit Francis, de plus en plus enthousiaste. Avoir un Sauveur que lon peut voir et toucher, et adorer en personne ! Cest comme un rêve ! et cependant cest vrai !
Olivier regarda lheure, se leva brusquement, et, tendant la main :
Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis forcé de partir ! Mais vous mavez vraiment bien ému ! Je parlerai à Snowford. Votre adresse est écrite là, vous mavez dit ?
Il désignait les papiers.
Oui, monsieur Brand ! Mais il y a encore une question que je voudrais...
Impossible de vous donner une minute de plus, monsieur ! dit Olivier, en recueillant ses papiers, sur sa table.
Un mot seulement ! Est-ce vrai, que ce culte nouveau sera obligatoire ?
Olivier, dun signe de tête hâtif, répondit affirmativement.
IICe soir-là, Mabel, assise dans la galerie, derrière le fauteuil du Président, avait déjà interrogé sa montre une demi-douzaine de fois au moins, depuis une heure quelle était là, chaque fois avec lespoir que vingt heures allaient enfin venir. Elle savait maintenant, dexpérience, que le président de lEurope narriverait ni une minute avant lheure fixée, ni une minute après. Lextrême ponctualité de Felsenburgh était désormais fameuse dans lEurope entière. Il avait dit vingt heures : ce serait donc à vingt heures juste.
Une vive sonnerie retentit, et aussitôt sarrêta le voix sonore de lorateur qui occupait la tribune. Une fois de plus, Mabel regarda sa montre : dans cinq minutes, Felsenburgh serait là ! Cependant, un grand changement sétait produit dans la salle, au coup de cloche. sur toutes les rangées de sièges bruns, les membres du Parlement sétiraient, décroisaient leurs jambes, travaillaient à corriger leur mise. Le président de la Chambre descendait rapidement les degrés qui menaient à son fauteuil, et quun autre président allait avoir à gravir, tout à lheure.
Lénorme salle était remplie jusque dans les moindres recoins. Mais de toute cette foule entassée némanait aucun autre bruit quun murmure recueilli ; et ce murmure même séteignit lorsque, au dehors, séleva la puissante clameur qui annonçait lapproche du Président.
Et Mabel songeait au bonheur qui lui était échu, de pouvoir assister à cette séance, où Felsenburgh devait consacrer linstitution du culte nouveau. Un mois auparavant, il avait consacré un projet tout semblable en Allemagne ; le lendemain il allait inaugurer la religion de lHumanité à Madrid. Quallait-il dire, aujourdhui ? Personne ne le savait, ni même sil allait prononcer un discours ou simplement, dun seul mot, approuver le projet. Il y avait, dans ce projet, certaines clauses dont on se demandait passionnément sil allait les admettre, ou bien sil y opposerait son droit de veto : telle, surtout, la clause qui rendait obligatoire le culte nouveau, pour tous les citoyens au-dessus de douze ans.
Larticle du projet de loi anglais disait que, bien que le culte dût être célébré dans toutes les églises dès le 1er octobre prochain, il ne deviendrait obligatoire quaprès la nouvelle année ; tandis que lAllemagne, qui avait décrété la même loi un mois auparavant, lavait rendue obligatoire tout de suite, contraignant ainsi tous ses sujets catholiques à sexpatrier sans délai ou à subir les peines édictées. Ces peines, au reste, navaient rien de féroce : pour une première contravention, une semaine demprisonnement ; un mois pour la seconde ; une année pour la troisième ; et ce nétait quà la quatrième contravention que le réfractaire aurait à être emprisonné jusquà sa complète soumission. Et Mabel, sans trop y réfléchir, songeait que cétaient là des conditions assez douces : car lemprisonnement lui-même consistait dans la simple obligation de ne point sortir de sa maison, ainsi que dans lobligation davoir à fournir à lÉtat une certaine somme de travail. Nulle trace, dans tout cela, des horreurs du Moyen Âge ! Et lacte dadhésion exigé était, lui aussi, bien facile à remplir : on demandait seulement à tous leur présence dans une église, le premier jour de chacun des quatre trimestres, pour les grandes fêtes de la Maternité, de la Vie, de la Solidarité et de la Paternité. Les dimanches, lassistance aux offices était purement facultative.
La jeune femme ne pouvait point comprendre quil se trouvât personne pour refuser cet hommage pieux. Les quatre principes que lon allait célébrer étaient des vérités incontestables, les manifestations suprêmes de ce que Mabel appelait lEsprit du Monde. Et que si dautres hommes donnaient à cet Esprit le nom de Dieu, rien assurément ne les empêchait de considérer lesdites fêtes comme sadressant à ce Dieu. Où donc était la difficulté ? Ce nétait point comme si le culte chrétien fût prohibé : les catholiques pourraient continuer à célébrer leurs messes. Et cependant voici que, déjà, des troubles menaçaient de se produire en Allemagne ! Déjà lon disait que plus de dix mille personnes de ce pays avaient abandonné leurs foyers pour se réfugier à Rome ; et le bruit courait que cinquante mille autres allaient se refuser à la simple formalité de ladhésion, lors de la fête prochaine ! Cette conduite étonnait Mabel, et lirritait profondément.
Pour elle, le culte nouveau était la consécration du triomphe de lhumanité. De tout temps, son coeur avait aspiré à quelque chose de tel, à une proclamation publique et collective de ce qui était, à présent, la croyance universelle. Toujours elle avait souffert de lépaisseur intellectuelle des gens qui se contentaient des faits de la vie sans considérer leur source. Elle souhaitait de prendre part, avec ses semblables, à une fête solennelle, dans un temple consacré non point par de vaines formules sacerdotales, mais par la volonté de lhomme ; davoir, pour inspirer son enthousiasme, de beaux chants et limposante voix des orgues ; dexprimer ses émotions en compagnie de mille autres coeurs, se prosternant avec elle devant lEsprit du Monde et de chanter très haut la gloire de la vie, et doffrir, par des cérémonies et le parfum de lencens, un hommage symbolique à la force dont elle avait tiré son être, et qui, un jour, le lui reprendrait. Ah ! cent fois elle sétait dit que ces chrétiens, avec toutes leurs folies et leurs mensonges, comprenaient merveilleusement la nature humaine ; il est vrai quils lavaient dégradée en enténébrant la lumière, en emprisonnant la pensée, en tuant linstinct ; mais, du moins, ils avaient compris que lhomme, sous peine de déchoir, avait besoin dadorer.
Pour son compte, elle était bien résolue à se rendre, au moins une fois par semaine, à la vieille petite église voisine de sa maison, et, là, à sagenouiller devant le sanctuaire lumineux, à méditer sur les doux mystères, à se mettre en présence de cet Esprit quelle avait soif daimer.
Et, en attendant, voici que Felsenlburgh allait venir ! De lendroit où elle était, elle savait quelle ne pourrait point le voir. Il allait entrer par une porte par où lui seul avait le droit de passer, et qui donnait tout de suite sous le dais présidentiel. Mais, au moins, elle allait entendre sa voix, et son coeur frémissait de plaisir à cette pensée...
Les clameurs du dehors sétaient tues : le Président était entré au palais. Et, en effet, Mabel voyait les longues lignes de têtes se relever ; au-dessous delle, elle entendait un grand bruit sourd de pieds qui remuaient. Tous les visages étaient tournés du même côté ; et elle les considérait, comme un miroir, pour y voir reflétée la lumière de Sa présence.
Puis il y eut un faible sanglot, quelque part dans lair : venait-il delle-même, ou seulement dautour delle ? Il y eut le léger craquement dune porte, suivi de trois grands coups de cloche annonciateurs ; et, soudain, une voix étrangement limpide et froide ; une voix qui ne semblait point venir dune poitrine vivante, prononça, en espéranto, ces seules, paroles :
Anglais, japprouve votre projet de culte !
CHAPITRE VIPercy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteur dAngleterre, sortant dune audience de Sa Sainteté, suivait le corridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègue allemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindre mouvement. Ils entrèrent dans lascenseur, et descendirent au rez-de-chaussée, imposantes figures de prêtres, et bien représentatives de leurs races : lun droit, maigre, et dapparence un peu raide, lautre gras et voûté, avec la marque allemande depuis ses lunettes jusquà ses larges pieds, sous de lourdes boucles dargent.
Parvenu à la porte de ses bureaux, Percy sarrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa son compagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeune M. Brent, savança vers son chef.
Éminence, dit-il, les papiers anglais sont arrivés !
Percy étendit la main, prit la liasse de papiers, puis se dirigea vers son cabinet, et sassit.
Dans le journal quil ouvrit dabord, ses yeux furent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquels les épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps à autre, par dautres titres sensationnels, en lettres capitales, daprès une mode créée par lAmérique, il y avait plus dun siècle, et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficace de fournir des renseignements, rapides et inexacts, à lintelligence du public.
Le journal était lédition anglaise de LÈre ; et les titres disaient :
Le Culte national. Splendeur éblouissante. Enthousiasme religieux. Le Dieu nouveau dans lAbbaye de Westminster. Un fanatique catholique. Dex-prêtres faisant fonctions de cérémoniaires.
Puis le cardinal, en parcourant le corps de larticle écrit en petites phrases pittoresques, se composa, par degrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaient eu lieu à lAbbaye, le jour précédent, et dont les points principaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. En fait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau qui eût une importance réelle ; et déjà il allait replier le journal, lorsquun nom le frappa. Lauteur de larticle écrivait :
« Il est convenu que M. Francis, le grand cérémoniaire, à qui nous devons, tous, la plus vive reconnaissance pour son zèle pieux et lhabileté professionnelle quil a déployée, doit prochainement se rendre dans les villes du Nord, pour faire conférences sur le nouveau rituel. Nest-il pas curieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemment encore, officiait devant un autel catholique ? Il a été assisté, aujourdhui, par vingt-quatre confrères, qui, tous, avaient acquis leur expérience de la même façon que lui. »
Mon Dieu ! soupira Percy, sabandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom de Francis avait tout dun coup réveillés en lui.
Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtre renégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification de laffaire tout entière, et au jugement quil avait cru devoir porter sur elle tout à lheure, devant le souverain pontife.
En somme, cétait un fait incontestable que linauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussi prodigieux en Angleterre quen Allemagne. À Londres, par exemple, contrairement aux prévisions, la cérémonie sétait effectuée sans lombre demphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènes extraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure denthousiasme avait parcouru lAbbaye, dune extrémité à lautre, lorsque le somptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de la Paternité, imposante et majestueuse, sétait dressée au-dessus de léclat des cierges, contre lécran pourpre qui lui servait de fond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans son oeuvre ; et un discours passionné de M. Brand, dautre part, avait fort bien préparé lâme populaire à la révélation qui allait lui être faite. Lorateur avait cité, dans sa péroraison, de nombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix, dont les murs sélevaient, à présent, devant les yeux de tous :
« Surgis et brille, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !... Car voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; et, de ceux qui ont précédé, lesprit de lhomme en perdra jusquau souvenir. On nentendra plus parler de violence dans ton royaume, ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, si longtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée, regarde : je poserai tes pierres avec des couleurs splendides, et tes fondements avec des saphirs... Je ferai tes fenêtres dagates, et tes portes descarboucles, et toutes tes frontières de pierres précieuses. Surgis et brille, car ta lumière est venue ! »
Lorsque le tintement des chaînes des encensoirs avait résonné, dans le grand silence, lénorme foule était tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendant que la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtres qui officiaient. Puis, lorgue avait commencer à rugir, et limmense choeur, massé dans les transepts, avait déroulé lantienne, interrompue seulement par un cri de fureur, quavait poussé, sans doute, quelque catholique affolé. Et, dès linstant suivant, lauteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces...
Tout cela était incroyable, profondément incroyable ! se disait Percy. Mais ce que lon ne pouvait pas croire était arrivé ; et lAngleterre, une fois de plus, avait retrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toute vie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutes les cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statue de Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deux jours ; et chaque centre important en avait reçu un exemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avec enthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieu navait pas existé, il aurait été indispensable dinventer un Dieu. Le cardinal sémerveillait, aussi, de lextrême habileté avec laquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvait donner lieu à aucune discussion ; aucune divergence dopinion politique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était lunique source et lunique principe de la religion naissante, la Vie revêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné le nom dun Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personne nignorait que toute lidée était venue de Felsenburgh. Cétait un catholicisme sans christianisme, une divinisation admirable de lHumanité. Lobjet de ladoration nétait point lHomme, mais lidée de lHomme, privée simplement de son élément surnaturel. Le sacrifice lui-même était reconnu, loffre volontaire de soi, répondant à lun des instincts fonciers de notre nature ; mais sans aucun caractère de contrainte, sans lombre dune expiation imposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originelle de lhomme... Au total, se disait Percy, tout cela était absolument aussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieux que Caïn !
Lavis que le cardinal avait donné au Saint-Père, tout à lheure, il ne savait point si cétait un avis de désespoir ou despérance. Il avait conseillé la promulgation dun décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiques tout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient être encouragés à rester patients, à se tenir complètement à lécart du culte nouveau, à ne rien dire sils nétaient pas interrogés, et seulement à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy et plusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape les autorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afin dencourager ceux qui hésitaient ; mais le pontife avait répondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas de graves événements imprévus.
Quant à Felsenburgh, les nouvelles quon en avait étaient de nouveau très rares. On disait quil se trouvait en Orient ; mais tout autre détail était tenu secret. En tout cas, il apparaissait que le Président avait lintention de ne point prendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps à autre, dimportantes mesures dont il remettait lexécution aux divers gouvernements nationaux.
Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise de paille, les yeux fixés sur la sainte Rome telle quelle apparaissait à sa fenêtre à travers la brume automnale. Il se demandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès à présent, il avait limpression que lair sobscurcissait dheure en heure, et que linévitable catastrophe quil pressentait nattendait plus que loccasion la plus insignifiante pour se déchaîner.
Enfin il sonna.
Donnez-moi la dernière lettre du P. Blackmore ! dit-il à son secrétaire.
Percy navait jamais oublié les fines et pénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun à Westminster ; et lun de ses premiers actes, comme Cardinal-Protecteur dAngleterre, avait été dinscrire son ancien collègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu de lui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune navait été sans contenir son grain dor. Mais surtout il avait observé que toutes ces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il ny eût un acte de provocation ouverte de la part des catholiques anglais : et cétait précisément le souvenir de cette crainte qui avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès du pape, tout à lheure. De même quau temps des persécutions romaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, le plus grave danger pour la communauté catholique nétait point dans les mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchi des fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que davoir une occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tirée du fourreau.
Lorsque le jeune secrétaire lui eut apporté les quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P. Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernier paragraphe :
« Lancien secrétaire de M. Brand, M. Phillips, que Votre Éminence mavait recommandé, est venu me voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des plus curieux. Au fond du coeur, il na aucune foi ; mais, intellectuellement, il ne voit despérance nulle part que dans lÉglise catholique. Il a même sollicité dêtre admis dans lordre du Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sa sincérité ne saurait faire aucun doute : car, sil nétait pas sincère, il nhésiterait pas à professer le catholicisme. Je lai mis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans lespoir quils pourraient le secourir moralement. Je serais très peureux que Votre Éminence pût causer avec lui. »
Avant de quitter lAngleterre, Percy avait poursuivi la connaissance quil avait faite, dans des conditions singulières, de lancien secrétaire dOlivier Brand ; et, sans trop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au Père Blackmore. Non pas quil eût été particulièrement frappé du caractère de ce Philips, qui lui avait semblé une créature hésitante, et timide : mais il navait pu sempêcher de trouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet homme avait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu de lappeler près de lui. peut-être latmosphère spirituelle de Rome achèverait-elle de lui rendre la foi ?
Monsieur Brant, dit-il à son secrétaire, quil avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoir au P. Blackmore quen effet je serai très heureux de voir ici M. Phillips, quil ma proposé de menvoyer ! Mais rien ne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, sauf pour un motif urgent !
II
Le développement de lordre du Christ Crucifié sétait poursuivi avec un succès presque miraculeux. La proclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le monde chrétien, comme une étincelle dans de la paille. Cétait comme si ce monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où une organisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et la réponse à lappel du pape avait étonné même les plus optimistes. En fait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions au moins, avait couru sinscrire à Saint-Pierre, comme une foule affamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés vers labri dune rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-même était resté assis, trônant sous lautel de la basilique ; glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour, avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitude infinie qui accourait vers lautel, au sortir de la communion, pour sagenouiller devant le supérieur de lordre et baiser son anneau. Chaque postulant était obligé daller se confesser à un prêtre désigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité, de telle sorte quune moitié seulement avait été acceptée. Encore cette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dans la chrétienté, car on ne doit pas oublier que, des trois millions de postulants romains, près de deux millions avaient subi lexil pour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous lombre de Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.
Le cinquième soir de lenrôlement des novices, un incident pathétique sétait produit. Le vieux roi dEspagne, le second fils de la reine Victoria, déjà sur le bord de la tombe, sétant agenouillé devant le pape, avait chancelé au moment où il sapprêtait à se relever ; et le pape lui-même, dun mouvement soudain, sétait levé de son trône, lavait saisi et tendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avait ouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle que jamais encore la basilique nen avait entendue. « Benedictus Dominus ! sétait-il écrié, en levant au ciel son visage, avec des yeux illuminés dextase. Que béni soit le Seigneur car il a visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ, serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vous ordonne dêtre de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui qui a été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceux qui persévéreront dans son ordre. Lui-même la dit : À celui qui surmontera lépreuve, je donnerai la couronne de vie !
« Mes petits enfants, ne craignez point celui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au-delà ! Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !... »
Ainsi sa voix sétait répandue, parlant, à lénorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé à lendroit où elle se tenait, de ce sang de lApôtre qui les pressait, les encourageait, les vivifiait. Ils étaient voués à la mort ; et si la volonté de Dieu nétait pas quils périssent, leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient, désormais, sous lobéissance : leur volonté nétait plus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait le royaume du Ciel.
Le pape avait fini par une grande bénédiction muette de la cité et du monde ; et il navait point manqué là une demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la forme blanche dun oiseau flottant dans lair, pendant quil parlait, blanche et transparente.
Les choses qui avaient eu lieu ensuite, dans la ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Des milliers de familles avaient consenti à rompre les liens humains qui les attachaient. Les maris sétaient dirigés vers les grandes maisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmes sétaient fixées sur lAventin ; tandis que leurs enfants, également remplis de confiance et dardeur, avaient afflué chez les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait donner trois rues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places, sélevait la fumée de bûchers où brûlaient des objets de luxe, désormais rendus inutiles par le voeu de pauvreté, et sacrifiés avec joie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trains partaient des stations, en dehors des remparts, emportant les troupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avait daigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné à transformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avait salué leur venue dun rire où se mêlait, déjà, une ombre de fureur.
Cependant, de la chrétienté tout entière étaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautions quà Rome avaient été prises dans toutes les villes, pour ladmission des membres de lordre ; mais sans cesse les bureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnes décidément admises.
Et, durant la semaine qui précédait le moment présent de notre histoire, dautres listes aussi étaient arrivées au Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement les évêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, lordre du Christ avait commencé son oeuvre, que déjà des communications, longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, quune foule de missionnaires sorganisaient activement, et que les coeurs les plus désespérés, une fois de plus, renaissaient à lespoir : par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle de triomphes dune espèce plus haute, remportés par les chevaliers du Christ Crucifié. À Paris, quarante de ces chevaliers avaient été brûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que la police pût intervenir. DEspagne, de Hollande, de Russie, étaient venus dautres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes gens et enfants, surpris pendant quils chantaient matines dans léglise Saint-Laurent, avaient été jetés, lun après lautre, dans les égouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusquà linstant suprême :
Christe, Fili Dei vivi, miserere nobis !
Et, des ténèbres de légout, sétait élevé encore le même chant, jusquà ce que la foule leût étouffé à coup de pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient, toutes, encombrées de la première fournée des chrétiens réfractaires.
Sur quoi le monde haussait les épaules, et déclarait que ces pauvres diables sétaient spontanément attiré leur sort, tout en ne laissant point de blâmer la violence des foules, et en sommant les autorités de ne point permettre que le peuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration de lidolâtrie. Et, du matin au soir, dans léglise Saint-Pierre, les ouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autels nouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaient gravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs voeux et gagné leur couronne.
Cétaient les premiers mots de la réponse de Dieu à la provocation du monde.
Aux approches de Noël, il fut annoncé que le souverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour de lannée, devant lautel pontifical de Saint-Pierre, à lintention de lordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaient commencé, pour cette cérémonie.
Celle-ci devait être une sorte dinauguration publique de la nouvelle entreprise ; et lon savait quune convocation spéciale avait été adressée à tous les membres du Sacré Collège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pour le 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment, avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre était déclarée.
Et lon vit à Rome, cette année-là, une fête de Noël tout à fait extraordinaire.
Percy avait revu lordre de servir lune des messes du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, à minuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie, il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entendu parler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueur des torches, traversant Rome depuis le Latran jusquà Sainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutume ancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petite basilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint, des privilégiés ; mais les rues, sur tout le parcours depuis la basilique, et toute lénorme place du Latran, nétaient quune masse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. Le Saint-Père était accompagné à lautel, comme dhabitude, par les souverains ; et Percy, de sa place, considérait le drame céleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité, par les mains de son vieux vicaire angélique.
En effet, à peine pouvait-on retrouver là une trace de la tragédie du Calvaire : cétait bien latmosphère de Bethléem, lillumination céleste et non point la ténèbre surnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel de Sainte-Anastasie. Cétait lenfant prodigieux qui reposait dans les vieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de lhomme des douleurs.
Adeste, fideles ! chantait le choeur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pour adorer, non point pour pleurer ! Exultons, réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à des enfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, à notre tour devenons des enfants tour Lui ! Revêtons les robes de lenfance et chaussons les souliers de la paix ! Car le Seigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneur est revêtu de force, et sest entouré les reins dune ceinture. Il a établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône est préparé depuis longtemps. Il existe depuis léternité. Donc, réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ô fille de Jérusalem : car voici que vient vers toi ton souverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, de souffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de ce monde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »
Ainsi rêvait le cardinal, tâchant à se rendre lui-même petit et simple, dans tout léclat de sa pompe de cour. Certes, songeait-il, rien nest difficile pour Dieu. Pourquoi cette naissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois de plus, ce quelle a fait jadis, à soumettre, par la force de sa faiblesse, tous les orgueils qui sexaltent au-dessus de Dieu ? Celte naissance, jadis, a attiré de sages rois à travers le désert, en même temps quelle forçait des bergers à quitter leurs troupeaux. Aujourdhui, voici quelle a des rois autour delle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; des rois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté lor de coeurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et lencens dune pure foi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, elles aussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragées redevinssent apprivoisées, que légoïsme se renonçât, et que la soi-disant science fit enfin laveu de son ignorance ?...
Mais, tout à coup, Percy se rappela Felsenburgh : et son coeur défaillit dépouvante, dans sa poitrine.
III
Six jours après, Percy se leva, comme dordinaire, dit sa messe, déjeuna, et sassit pour réciter son office, jusquau moment où son domestique lemmènerait shabiller pour la messe pontificale.
Il était maintenant si habitué à recevoir de mauvaises nouvelles dapostasie, de mort, de déchaînement populaire, que le repos de la semaine précédente lui avait apporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveries de Sainte-Anastasie sétaient trouvées plus vraies quil navait pensé, et que la douceur de lantique fête navait pas encore entièrement perdu son pouvoir. Car presque rien dimportant nétait arrivé. Quelques nouveaux martyres sétaient produits, mais par cas isolés ; et, de Felsenburgh, on navait absolument rien su. Nulle part, le président de lEurope ne sétait montré, confiné disait-on, dans un coin de lOrient.
Dun autre côté, Percy noubliait point que la journée du lendemain serait dune portée extraordinaire, tout au moins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre, cette journée devait voir la première application de la loi rendant le culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devait être appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, les deux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre la religion nouvelle.
Le cardinal avait reçu de Londres, quelques jours auparavant, une photographie de limage qui allait être adorée, le lendemain, dans labbaye de Westminster ; et il lavait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût et dindignation. La statue représentait une femme nue, grande et majestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dans lattitude dune personne qui contemple une vision, les bras étendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totale dattente, despérance, dé ravissement ; et lartiste, par une ironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douze étoiles. Cette figure était la contrepartie de lautre, lincarnation de la Maternité idéale de lHomme...
Et Percy, foulant aux pieds les morceaux blancs de limage, répandus sur les dalles comme une neige empoisonnée, sétait élancé vers son prie-Dieu et sy était laissé tomber, avec un désir passionné de réparation.
Oh ! Mère ! Mère ! sétait-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec son fils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.
Mais, ce matin du dernier jour de lannée, il se sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saint Sylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative. Le spectacle des cérémonies de la veille, la foule des cardinaux accourus des quatre coins de lunivers, tout cela avait contribué à le rassurer de nouveau déraisonnablement, il le savait, mais réellement. Latmosphère même était chargée dune attente solennelle et joyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée dune énorme foule muette, guettant louverture des portes de la basilique. Et maintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza ne létait pas moins. Tout le long de la rue jusquau fleuve, aussi loin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, sétendait ce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, lui aussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits des maisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgré le froid piquant dune matinée de gel. Mais quimportait le froid, quand on savait que, après la messe et le défilé des membres de lordre devant le trône pontifical, le pape allait donner la bénédiction apostolique à la cité et au monde ?
Percy acheva de réciter tierces, ferma son livre, et sadossa dans son fauteuil, en attendant que son domestique vînt lappeler.
Il pensait à la nouvelle solennité qui sapprêtait, et où allait prendre part la totalité du Sacré Collège, à lexception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenu dans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allait être témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu, de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total des cardinaux, alors, nétait que de soixante-trois, au lieu de soixante-cinq quils étaient maintenant ; et une dizaine dentre eux nétaient point venus.
Tout à coup Percy entendit un bruit de paroles dans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise qui semblait insister. Le domestique répondait :
Son Éminence doit shabiller pour la cérémonie. Impossible en ce moment !
Cette réponse fut suivie de nouvelles instances, criées dune voix sans cesse plus fiévreuse. Percy, ennuyé dun tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme se tenait là, que dabord il ne reconnut point, tout pâle et le regard effaré.
Quest-ce que ?... commença Percy
Puis il sursauta.
Monsieur Phillips ! dit-il.
Lautre étendit vers lui ses deux mains.
Cest moi, monsieur... Votre Éminence... Jarrive à linstant... Cest la vie ou la mort... Votre domestique me dit...
Qui vous a envoyé ici ?
Le P. Blackmore !
Bonnes nouvelles ? ou mauvaises ?
Le visiteur désigna, dun mouvement des yeux, le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, la mine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur le bras de Phillips et lentraîna dans sa chambre.
Vous viendrez frapper à ma porte dans cinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.
Percy se dirigea vers son siège habituel, dans lembrasure de la fenêtre, sassit, et dit à lhomme, encore tout essoufflé :
En un mot, monsieur, quest-ce que cest ?
Il y a un grand complot parmi les catholiques ! Ils ont lintention de détruire lAbbaye, demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape...
Percy, dun geste, larrêta court ; et le laissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.
CHAPITRE VI
I
Le quai datterrissage des aériens était relativement désert, ce soir-là, lorsquun petit groupe de six personnes y arriva, amené par lascenseur. Rien ne distinguait les nouveaux venus des passagers ordinaires. Les deux cardinaux-protecteurs dAngleterre et dAllemagne étaient vêtus de simples pelisses, sans aucun insigne particulier ; et, pareillement, leurs deux chapelains qui marchaient derrière eux sétaient dépouillés de toute marque distinctive de leur caractère ecclésiastique. En avant, deux domestiques portaient les bagages, et soccupaient de retenir un compartiment.
Les quatre prêtres se taisaient, regardant machinalement lagitation effarée des employés, ou bien considérant le mince navire, encadré dacier, qui reposait devant eux, et dont les grandes antennes, maintenant repliées, allaient bientôt fendre lair avec une vitesse de rêve.
Puis Percy, dun mouvement brusque, sécartant de ses compagnons, se dirigea vers la fenêtre ouverte qui donnait sur Rome, et sy appuya, les coudes posés sur le parapet.
Sous ses yeux sétendait un spectacle merveilleux.
À cette heure du jour, le couchant commençait à senténébrer ; et le ciel, dun vert tendre au-dessus de la tête de Percy, se fonçait de nuances orangées à lhorizon, bordé de deux lignes rouge sang. Tout droit en face de lui, au centre du tableau, se dressait lénorme dôme, dune teinte indéfinissable, à la fois gris, violet, bleu pâle, se profilant sur lorangé du ciel. Ce dôme apparaissait suprême et souverain ; et la troupe compacte des tours, flèches et toits, et les collines enchantées du fond, tout cela paraissait nêtre que des dépendances de ce puissant tabernacle de Dieu. Déjà des lumières sallumaient, comme elles avaient brillé là pendant trente siècles ; et de petits flocons de fumée montaient, contre le ciel rapidement assombri. Le bourdonnement de la mère des villes devenait à peine sensible, car le froid vif retenait les habitants dans leurs maisons ; et la paix du soir descendait, terminant un jour de plus et une année de plus. Au-dessous de lui, dans les rues étroites, Percy distinguait de petites figures sempressant comme des fourmis attardées ; le claquement dun fouet, le cri dune femme, le pleur dun enfant, lui arrivaient comme des détails dun murmure venu dun autre monde. Et ces détails eux-mêmes, bientôt, allaient seffacer, et la paix allait régner dans sa plénitude.
Une lourde cloche sonna, au loin, et la cité somnolente se secoua, un moment, pour souhaiter sa bonne nuit habituelle à la Mère de Dieu. Puis, de mille tours sortit la même petite musique, flottant dans lespace immense, avec mille timbres divers, où se reconnaissaient la basse solennelle de Saint-Pierre, le ténor plus délicat du Latran, le cri aigrelet de telle vieille église des quartiers populaires, le tintement lipide des couvents et chapelles : tout cela adouci et parfumé de mystère, dans cette grave atmosphère vespérale. Cétait comme un mariage du son pur et de la claire lumière. Au-dessus, le ciel orangé, limpide ; au-dessous, cette extase tendre, étouffée, des cloches.
Alma Redemptoris Mater ! murmura Percy, dont les yeux sétaient humectés de larmes. Vénérable Mère du Rédempteur, Porte ouverte du ciel, Étoile de la mer, aie pitié des pécheurs ! Lange du Seigneur a annoncé lévénement à Marie, et elle a conçu du Saint-Esprit... En conséquence, Seigneur, daigne verser ta grâce dans notre coeur ! Permets-nous, à nous qui connaissons lIncarnation du Christ, de nous élever, par la piété et la grâce, à la gloire de la Résurrection, par lentremise du même Christ, Notre-Seigneur !
Tout près, une autre cloche sonna vivement, rappelant le cardinal sur la terre, le ramenant aux soucis et aux douleurs de ce monde. Il se retourna, et vit laérien, immobile, transformé en un prodige déclatante lumière. Et déjà les deux prêtres, précédant le cardinal allemand, se dirigeaient vers lentrée du vaisseau.
Les domestiques avaient retenu, pour les quatre voyageurs, le compartiment de larrière. Percy, à son tour, sy rendit, pour sassurer que le vieillard allait être installé commodément ; après quoi, sans rien dire, il revint dans le corridor central, pour jeter un dernier regard sur Rome.
La porte du vaisseau avait été refermée ; et à peine Percy sétait-il mis à la fenêtre que tout lappareil commença à frémir, sous la vibration de la machine électrique. Il y eut un bruit de paroles, quelque part, une cloche sonna, sonna de nouveau ; et une douce harmonie retentit, signal du départ. Puis la vibration cessa : brusquement, le grand mur que Percy avait devant lui sabaissa, comme une barrière qui serait tombée tout dun coup et le cardinal chancela sur place. Un moment après, le dôme reparut, et la ville, une frise de tours et une masse de toits sombres, sétala comme un éventail ; et puis, avec un long cri harmonieux, la merveilleuse machine se redressa, battit lair de ses ailes, et commença son long voyage vers le nord.
Dinstant en instant, la cité seffaçait, laissée en arrière. La voici devenue une simple tache : un peu de gris sur du noir. Le ciel semblait sétendre, à mesure que la terre senfonçait dans lobscurité : il brillait comme un vaste dôme de verre. Et lorsque Percy, une dernière fois se levant sur le bout des pieds, essaya dapercevoir le fond extrême de lhorizon, la cité nétait plus quune ligne et une bulle, un point à peine distinct.
Il soupira profondément, et alla rejoindre ses compagnons.
Expliquez-moi encore, demanda le vieux cardinal, lorsque Percy se fût installé en face de lui, un peu à lécart, qui est ce Phillips ?
Ce Phillips ? Il était secrétaire dOlivier Brand, un de nos ministres : il est venu me demander de me rendre au lit de mort de la vieille Mme Brand, et il a perdu sa place à cause de cette démarche. En ce moment, il fait du journalisme. Il est parfaitement honnête. Non, il nest point catholique, tout en aspirant à le devenir ! Mais le P. Blackmore, pour faciliter sa conversion, la mis en rapport avec les catholiques ; et cest ainsi que ces malheureux lui ont confié leur projet.
Et eux ?
Deux, je ne sais rien, sinon quils sont une bande de désespérés. Ils ont encore assez de foi pour agir, mais plus assez pour être patients... Sans doute, ils auront supposé que cet homme agirait avec eux. Mais, par malheur, il se trouve que ce Phillips a une conscience, et puis, aussi, quil voit bien que toute tentative de cette sorte serait simplement létincelle que le monde attend pour achever de dépouiller ce qui lui reste de sa tolérance ancienne. Ah ! Éminence, peut-être ne vous représentez-vous pas combien les sentiments sont violent contre nous ?
Le vieillard secoua la tête, tristement.
Hélas ! murmura-t-il, je ne me le représente que trop... Et, ainsi, mes Allemands seraient dans laffaire ? Vous en êtes sûr ?
Éminence, il sagit là dun complot très vaste ! Depuis des mois déjà, on ne cesse point de le méditer. Il y a eu des réunions chaque semaine. Et, en vérité, ils ont réussi à tenir la chose secrète, merveilleusement. Vos Allemands nont ajourné lexécution quafin que les deux attentats pussent se produire en même temps, de façon à rendre le coup plus terrible. Et maintenant, demain matin...
Percy fit un geste de désespoir.
Et le Saint-Père ?
Je suis allé tout lui dire, aussitôt que jai su. Il a approuvé ma proposition, et vous a envoyé chercher. Ce que nous allons faire, Éminence, est lunique chance de salut !
Et vous croyez que nos plans pourront empêcher la catastrophe ?
Hélas ! jen doute fort ; mais je ne puis découvrir nul autre moyen. À Londres, je vais aller tout droit chez larchevêque, pour mentendre avec lui. Jy arriverai, je crois, à trois heures ; et vous, cest vers six heures que vous serez à Berlin. Dans les deux villes, la cérémonie naura lieu quà onze heures. À ce moment-là, nous aurons fait tout ce qui sera possible. Le gouvernement saura tout : mais il saura aussi que, à Rome, nous sommes innocents. Jimagine quil fera annoncer la présence du cardinal-protecteur, de larchevêque et de tout le clergé dans les sacristies. On doublera les gardes, on surveillera les entrées ; et puis... et puis le reste sera entre les mains de Dieu !
Vous dites que ces conjurés ont deux plans différents ?
Oui. Sils le peuvent, ils ont lintention de laisser tomber leurs explosifs den haut : sinon, trois hommes au moins ont offert de se sacrifier en lançant, eux-mêmes, les bombes dans lAbbaye.
Éminence, reprit le vieillard, avez-vous réfléchi à ce qui va se produire ensuite ? Dabord, sil narrive rien ?
Sil narrive rien, on nous accusera de vouloir faire du zèle, de chercher à nous faire de la réclame. Et si quelque chose arrive, eh ! bien, tous ensemble, nous irons devant Dieu ! Et fasse Dieu que nous puissions y aller bientôt ! ajouta-t-il, passionnément.
Certes, observa le vieillard, ce serait pour nous bien plus léger à porter !
Je vous demande pardon, Éminence ! Je naurais point dû parler ainsi !
Cela fut suivi dun silence où lon entendit seulement la petite vibration continuelle de la machine et une quinte de toux provenant du compartiment voisin. Percy, épuisé de fatigue, appuya sa tête sur une main, et regarda par la fenêtre.
La terre, maintenant, était toute sombre ; au-dessous deux, un immense vide ; au-dessus, le grand ciel restait encore vaguement lumineux, et, à travers les brumes glaciales que traversait le vaisseau, des étoiles clignotaient de temps à autre.
Il va faire froid sur les Alpes ! murmura Percy.
Puis il éclata.
Et je nai pas lombre dune preuve ! ajouta-t-il. Rien que la parole dun homme !
Et cependant vous êtes sûr ?
Je suis tout à fait sûr !
Éminence, interrompit brusquement le vieillard, en dévisageant Percy de tout près, savez-vous que la ressemblance est vraiment extraordinaire !
Percy sourit légèrement. Il était las dentendre cette observation.
Que concluez-vous de cela ? insista son collègue.
Cest ce que lon ma souvent demandé ! dit Percy. Mais je nen conclus rien !
Il me semble, à moi, que Dieu a voulu signifier quelque chose ! murmura le vieil Allemand, les yeux toujours fixés sur lui.
Mais quoi, Éminence ?
Une sorte dantithèse, un revers de la médaille ! Je ne sais pas.
De nouveau, un long silence.
Ne croyez-vous pas, reprit brusquement le vieillard, quil y ait encore dautres plans à faire ?
Mais Percy secoua la tête.
Il ny a plus de plans à faire ! répondit-il. Nous ne savons rien que le fait, aucun nom, rien ! Nous sommes comme des enfants dans la cage dun tigre !
Jespère que nous communiquerons lun avec lautre ?
Oui, certes, si seulement nous sommes en vie !
Il était curieux de voir comment Percy, involontairement, dominait son vieux compagnon. Il nétait cardinal que depuis quelques mois et avait à peine la moitié de lâge du vieil Allemand ; et, cependant, cétait le plus jeune qui dictait les plans et arrangeait tout. Mais lui-même nétait guère disposé à sapercevoir de cette différence. Dès linstant où il avait appris leffrayant projet, cette nouvelle mine préparée sous lÉglise déjà chancelante, depuis quil avait assisté, ensuite, à limposante cérémonie, avec un secret qui brûlait son coeur et son cerveau, mais surtout depuis cette rapide entrevue avec le pape où les vieux plans avaient été détruits, et une décision essentielle prise et une bénédiction donnée et reçue, et un adieu exprimé dans un échange muet de regards, toute sa nature sétait concentrée en un seul grand effort. Il sentait à présent le désir daction flamboyer en lui, parmi les ténèbres dun désespoir immense. Toute la question, désormais, était simplifiée : lui-même, la cité de Rome, lÉglise catholique, tout semblait ne plus dépendre que dune seule chose : le doigt de Dieu ! Et si ce doigt sobstinait à. rester immobile, en ce cas tout était fini : rien, désormais, naurait plus dimportance !
Percy avait limpression daller vers lune de ces deux choses : la honte ou la mort. Pas dautre hypothèse possible, à moins, cependant, que les conjurés ne fussent déjà pris, avec leurs engins. Mais cela était impossible. Ou bien ils renonceraient à leur projet, sachant que les ministres de Dieu périraient avec les infidèles, et cette alternative signifiait lignominie dune accusation de fraude, dune tentative misérable pour gagner du crédit. Ou bien ces gens ne renonceraient point : ils regarderaient la mort dun cardinal et de quelques évêques comme une faible rançon à payer pour acheter leur revanche ; et, alors, cétait la mort et le jugement. Mais Percy avait cessé de craindre. Aucune ignominie ne pouvait plus avoir de prise sur lui, et la mort lui apparaissait pleine de douceur.
Cependant le vieillard, avec un petit geste dexcuse, avait ouvert son bréviaire, et sétait mis à le lire.
Percy lobservait avec une secrète envie. Ah ! si seulement il pouvait être aussi vieux que cet homme ! Il se sentait capable de supporter un an ou deux, encore, de cette misère, mais pas au delà. Si même les choses sarrangeaient, il ne découvrait devant lui quune perspective infinie de luttes et de souffrances, defforts fatalement voués à léchec. De jour en jour, lÉglise sécroulait. Le nouveau spasme de ferveur quavait produit la création de lordre du Christ Crucifié, Percy ne pouvait sempêcher de le regarder comme un feu de paille, bientôt éteint. Après quoi, sûrement, il aurait à voir le flot de lathéisme devenir sans cesse plus haut et plus triomphant ; Felsenburgh avait donné à ce flot un élan dont il était impossible de prévoir le terme. Et puis, une fois de plus, le cardinal songeait à la matinée du lendemain. Oh ! si vraiment cela pouvait aboutir à la mort ! Beati mortui qui in Domino moriuntur !
Mais non, cétait lâche de penser ainsi ! Percy, à sou tour, prit son bréviaire, chercha la fêle de saint Sylvestre, fit un signe de croix, et se mit à prier. Une minute après, les deux chapelains, qui étaient sortis dans le corridor, revinrent sasseoir dans lautre coin ; et tout fut silence, sauf le sanglot de la machine et le singulier bourdonnement de lair, que fendait le vaisseau.
II
Vers dix-neuf heures, le conducteur de laérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans lentrée du compartiment, réveillant Percy dun lourd sommeil épuisé.
Le dîner va être servi dans un instant, messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtons pas à Turin, cette nuit !
Il referma la porte et alla répéter le même avis dans les compartiments voisins.
Percy se réjouit dapprendre que le vaisseau, prévenu probablement par un message sans fil, ne sarrêterait pas à Turin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, et pourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann darriver à Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, sétira vivement, puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.
Et pendant quil se tenait là, devant le grand bassin à larrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui se découvrit à lui, par la fenêtre, car cétait le moment où lon passait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe, brillait à ses pieds, parmi labîme des ténèbres ; et Percy songea à limportance du rôle que jouait cette tache lumineuse dans la vie du monde. Cétait de là quétait gouvernée toute lItalie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaient comme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil, qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, et poursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieu permettait tout cela, sans faire aucun signe ! Cétait là que Felsenburgh sétait montré, la dernière fois quil était sorti de sa retraite, Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait dune façon si mystérieuse !
Et, de nouveau, il sentit son coeur traversé comme dun coup de poignard.
Quelques minutes après, les quatre prêtres étaient assis autour dune petite table ronde, dans un compartiment de la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner était excellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur de lapprécier. Ils restaient assis en silence : car les deux cardinaux ne pouvaient sentretenir que dun sujet unique, et leurs chapelains navaient pas encore été mis dans le secret.
Lair devenait très froid, et les courants de vapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la température glaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.
Laérien était forcé de monter à près dun kilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière du mont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir sa marche, à cause de lextrême rareté de lair.
Le cardinal allemand se leva, sans attendre la fin du dîner.
Je vais rentrer dans notre compartiment, fit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sous mes fourrures !
Son chapelain le suivit docilement, laissant son propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P. Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé dÉcosse.
Il but son vin, mangea une couple de figues, puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pour regarder les Alpes.
Plusieurs fois, déjà, il les avait traversées ainsi ; et il se rappelait leffet merveilleux que toujours elles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il les avaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternel et incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui, den dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plus loin, la courbe sphérique de lhorizon, où ta terre et le ciel se mélangeaient sans quil fût passible de les distinguer.
Il les contemplait, à présent, ces Alpes magnifiques, avec un grand effort dattention, résolu à se distraire de langoissante pensée qui simposait à lui, lorsque tout à coup le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, de tout près, plusieurs autres cris semblables ; après quoi, il y eut un tintement de cloches, un choeur dappels harmonieux séleva, et lair fut tout rempli de battements dailes.
Brusquement, comme une pierre, la voiture fut précipitée en bas ; et Percy dut se tenir à lappui de la fenêtre pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide. Enfin la chute sarrêta, et laérien put reprendre sa marche en ligne droite. Au dehors, mais bien haut dans lair, les appels continuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy, levant les yeux, reconnut que ce nétaient point trois ou quatre vaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient en train de voler dans la direction du sud.
À lintérieur, la voiture portait des traces nombreuses du choc soudain quelle avait subi. Les portes des cabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres, des assiettes, des mares de vin sétalaient çà et là, sur le plancher.
Dans le corridor, où Percy se hâta de passer avec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendait toute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sans peine, à traverser la foule des passagers, jusquau compartiment où les attendait le cardinal Steinmann.
Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de la secousse. Il expliqua quil sétait endormi et avait pu se réveiller à temps pour éviter dêtre jeté à terre.
Mais quest-ce que cest ? demanda-t-il. Quest-ce que cela signifie ?
Le P. Bechlin, son chapelain, affirma quil avait parfaitement vu lun des nombreux groupes des aériens à une distance dà peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il, étaient bondés de têtes, dun bout à lautre. Puis il avait eu limpression quils sélevaient, brusquement, et disparaissaient dans des tourbillons de brume.
On est en train de sinformer, dit le P. Corkran, qui sétait attardé dans le corridor. Le conducteur a mis en mouvement lappareil du télégraphe !
Percy navait aucune idée de la signification dun événement aussi imprévu : mais il ne pouvait sempêcher den éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre dune centaine daériens était chose inouïe ; le cardinal se demandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? De nouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa lesprit. Était-ce encore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?
Bientôt les bruits de voix recommencèrent dans le corridor, des voix précipitées, interrogeant, sécriant, étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de son coin et résolut daller aux renseignements ; mais, au même instant, la porte fut ouverte du dehors. Le conducteur entra, la mine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrière lui.
Eh ! bien ? lui cria Percy.
Messieurs, je crois que vous feriez mieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes des prêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique...
Il sarrêta de nouveau.
Pour lamour du ciel, parlez ! reprit Percy.
Mauvaises nouvelles pour vous, messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu un complot catholique, messieurs, découvert à Londres...
Eh ! bien ?
Oui, pour faire sauter lAbbaye ! Et alors, on va maintenant...
Eh ! bien ?
Oui, messieurs, on va maintenant faire sauter Rome !
Et le conducteur sortit précipitamment.
CHAPITRE VII
I
Ce même jour, le dernier de lannée, vers seize heures, Mabel entra dans la petite église voisine de sa maison. La lumière tombait doucement ; le coucher de soleil hivernal scintillait à louest de léglise, et tout lintérieur était rempli dune faible lueur expirante.
La jeune femme avait un peu sommeillé, dans son fauteuil, laprès-midi, et sétait réveillée avec cette étrange clarté desprit qui succède, parfois, à de tels sommeils. Plus tard, elle sétonna davoir pu dormir aussi tranquillement, sans rien remarquer du grand nuage de crainte et de fureur qui, déjà, était en train de sabattre sur la ville. Et ce nest que plus tard, aussi, quelle se rappela une agitation extraordinaire dans la rue, quand elle était sortie, de singuliers appels de cors et de sifflets ; mais, sur le moment, elle ny avait fait aucune attention, et était bien vite entrée dans léglise, pour méditer, suivant son habitude : car, de plus en plus, elle sétait accoutumée à aimer le calme de ce lieu et à y venir souvent, pour raffermir ses pensées, pour les concentrer sur la signification cachée sous la surface de la vie. Au reste, ce genre de dévotion était en train de devenir assez commun, parmi toutes les classes du peuple. De temps à autre, de véritables sermons étaient prononcés ; de petits livres apparaissaient, destinés à servir de guides pour la vie intérieure, et ressemblant tout à fait aux vieux livres catholiques doraison mentale.
Ce jour-là, Mabel sassit à sa place ordinaire, joignit les mains, considéra dabord, une minute ou deux, lantique sanctuaire de pierre, limage blanche, et la fenêtre rapidement assombrie. Puis elle ferma les yeux, et se mit à méditer, à prier , daprès une méthode qui lui était devenue familière.
En premier lieu, elle concentra son attention sur elle-même, se détachant de tout ce qui était purement extérieur, transitoire, se refoulant toujours plus au dedans, jusquà ce quelle eût atteint cette étincelle secrète qui, sous toutes les fragilités individuelles, faisait delle un membre effectif de la race divine de lhumanité.
Le second degré de sa prière consistait en un acte de pensée. Elle songeait que tous les hommes possédaient cette étincelle ; puis, réunissant toutes les forces de son imagination, elle tâchait à voir les innombrables millions de lhumanité, les enfants naissant au monde, les vieillards qui en sortaient, les hommes mûrs qui se réjouissaient de pouvoir y vivre. Loin, à travers les siècles, son regard sétendait, loin à travers ces âges de crime et daveuglement pendant lesquels la race sétait lentement élevée de la sauvagerie et de la superstition jusquà une pleine conscience de soi ; ou bien elle considérait les temps encore à venir, se dirigeant vers un point de perfection quil lui était impossible de comprendre tout à fait, faute dy être, elle-même, arrivée. Et cependant, se disait-elle, cette perfection a déjà commencé ; les douleurs de lenfantement sont passées, et déjà est venu Celui qui doit être lhéritier des temps !
Enfin, par un troisième acte de foi, elle se représenta lhumanité entière, le feu central, dont chaque étincelle nétait quun rayonnement, cet être divin immense, impassible, qui sétait réalisé à travers les siècles, et que les hommes avaient appelé Dieu, jadis, sans le connaître, mais que maintenant ils avaient reconnu comme la réunion transcendante deux tous.
Et, à ce point de sa prière, elle sarrêta, contemplant la vision de son âme, élevée au-dessus de son individualité personnelle, et buvant, lui semblait-il, à longues gorgées, léternel esprit de vie et damour...
Un bruit plus fort, sans doute, vint la troubler et lui fit rouvrir les yeux. Elle aperçut, devant elle, les dalles encore vaguement éclairées, les, marches du sanctuaire, et la grande figure blanche de la Maternité, quune rangée de cierges illuminait parmi lobscurité environnante. Cétait ici quautrefois les hommes avaient adoré Jésus, cet Homme des douleurs ensanglanté, qui, de son propre aveu, navait pas apporté la paix, mais un glaive ! Ici, ils sétaient agenouillés, les aveugles chrétiens désespérés !
De nouveau le bruit séleva, au dehors, frappant sa paix comme dun coup de poing, sans quelle en comprit encore le motif.
Elle se releva, son coeur battant un peu plus vite ; une fois seulement elle avait entendu un bruit analogue, dans un square où des hommes se pressaient autour dun aérien tombé...
Dun pas rapide, elle savança vers la porte du transept, et sortit dans la rue.
Celle-ci semblait extraordinairement vide et sombre. À droite et à gauche se dressaient les maisons ; au-dessus delles, le ciel, presque noir, était faiblement teinté de rais roses ; mais il semblait quon eût oublié déclairer les trottoirs. Et pas une seule créature vivante en vue !
Mabel se préparait à poursuivre son chemin, lorsquun bruit de pas précipités larrêta ; et, tout de suite, un enfant parut, une petite fille, accourant, essoufflée et terrifiée :
Les voilà qui arrivent, les voilà ! sanglotait lenfant, en sélançant vers la jeune femme...
Puis elle saisit sa robe et se serra contre elle.
Qui donc ? demanda Mabel. Qui est-ce qui arrive ?
Mais lenfant cacha son visage dans les jupes qui labritaient ; et, dès linstant suivant, sentendit un fracas de voix et de pas sonores.
En tête du cortège, venait un escadron volant denfants, à la fois rieurs et épouvantés, poussant des cris inarticulés, et. sans cesse retournant la tête, avec quelques chiens aboyant au milieu deux ; puis des femmes accouraient, sur les deux trottoirs. Mabel aurait voulu interroger, mais elle ne le pouvait pas. Ses lèvres remuaient, mais aucun son nen sortait. Une immense frayeur sétait emparée delle.
Le cortège, à présent, sétait épaissi ; une troupe de jeunes gens savançaient, tous parlant et criant très haut, et, derrière eux, une foule confuse, pareille à une énorme vague dans un chenal de pierre : des hommes et des femmes se distinguant à peine les uns des autres, dans cet entassement de visages. La rue, tout à lheure vide, était maintenant encombrée, au plus loin que Mabel pouvait voir ; sans cesse le courant de têtes coulait, se précipitait ; et, pendant tout ce temps, la petite fille se cachait convulsivement dans les robes de Mabel.
Et bientôt, par-dessus les têtes de la foule, certaines choses commencèrent à apparaître, des objets que la jeune femme ne pouvait pas distinguer dans lobscurité, des bâtons, des formes fantastiques, des fragments détoffe ressemblant à des bannières. Des visages tordus de passion la considéraient, de temps à autre, au passage ; des bouches ouvertes lui lançaient des cris : mais elle ne les voyait ni ne les entendait. Elle navait dattention que pour ces étranges emblèmes, tendant les yeux dans les ténèbres, tâchant à distinguer les formes confuses, et devinant à demi, mais craignant de deviner.
Tout à coup, des lampes cachées dans les murs des maisons, la lumière jaillit, cette forte et douce lumière engendrée par la grande machine souterraine, et que, jusqualors, dans la passion de ce jour, tout le monde avait oubliée. En un clin doeil, tout se changea, dune troupe de fantômes et de formes vagues, en une impitoyable réalité de vie et de mort.
Devant Mabel, passait un grand brancard supportant une figure humaine, dont un bras pendait, avec les mains traversées comme de clous. Puis venait le corps nu dun enfant, empalé sur une pique de fer, la tête tombant sur la poitrine, les bras dansant à chaque pas des porteurs. Et puis, cétait la figure dun prêtre, encore vêtu dune soutane noire avec une aube blanche ; et sa tête, sous une calotte noire, sagitait, sautait avec la corde qui la soutenait.
II
Ce soir-là, Olivier rentra chez lui une heure avant minuit.
Ce quil avait vu et entendu, dans la journée, était encore trop vivace et trop proche pour quil pût le juger avec sang-froid. De ses fenêtres de White-Hall, il avait assisté à lenvahissement du Square du Parlement par une foule comme jamais, à coup sûr, il ny en avait eu de pareille en Angleterre, depuis les origines du christianisme : une foule animée dune fureur véritablement surnaturelle, et prenant sa source au delà de la vie mentale ordinaire. Trois fois, durant les heures qui avaient suivi la divulgation du complot catholique, Olivier avait demandé au premier ministre sil ne convenait point de faire quelque chose pour calmer le tumulte ; et trois fois la réponse, toujours aussi ambiguë, avait été que la police faisait tout ce qui était possible, mais quon ne pouvait songer à user de la force, en un tel moment.
Pour ce qui était de lexpédition des aériens vers Rome, Olivier y avait donné son adhésion en silence, comme tout le reste du conseil. Snowford, seul, avait pris la parole. Il avait dit que cétait un acte de châtiment judiciaire, regrettable, mais inévitable. Dans les circonstances présentes, la paix ne pouvait être assurée que par lemploi de procédés de guerre, ou plutôt, toute guerre ayant désormais disparu, par des procédés de rigoureuse justice expéditive. Les catholiques sétaient montrés les ennemis déclarés de la société ; celle-ci avait le devoir de se défendre et de garantir, à tout prix, la sainteté de lexistence humaine. Olivier avait écouté tout cela, sans rien dire.
La nuit, en courant au-dessus de Londres, dans un des aériens du ministère, il avait aperçu maints détails de ce qui saccomplissait au-dessous de lui. Les rues étaient aussi brillantes quen plein jour, claires et sans ombre dans la lumière blanche ; et chaque rue sagitait convulsivement, comme un serpent. Dans lair, sélevait un rugissement continu de voix, ponctué de cris. Çà et là, Olivier voyait sélever la fumée dincendies ; et, comme il passait au-dessus de lun des grands squares du sud de Battersea, il avait distingué quelque chose comme un millier de fourmis, dispersées, senfuyant de tous côtés. Ce que tout cela signifiait, il navait pas eu de peine à le comprendre. Et, plus que jamais, il avait déploré que lhomme fût encore bien loin dêtre pleinement civilisé.
Il tâchait à détourner sa pensée de la scène qui lattendait chez lui. Quelques heures auparavant, sa femme lui avait parlé, au téléphone ; et ce quelle lui avait dit lui avait brusquement donné le désir de tout abandonner pour aller la rejoindre. Et cependant ce quil trouva, en rentrant chez lui, dépassa encore tout ce quil avait craint.
Dans le petit salon, quand il y pénétra, aucun bruit ne sélevait, sauf le bourdonnement lointain des rues dalentour. La chambre semblait étrangement sombre et froide. Lunique lumière qui y arrivât venait de lune des fenêtres, dont un rideau avait été tiré ; et là, se profilant contre le ciel clair, une femme était debout, immobile, paraissant écouter...
Il pressa le bouton de la lumière électrique, et Mabel se retourna lentement vers lui. Elle était vêtue de sa robe de ville, un manteau jeté sur les épaules. Son visage était presque celui dune étrangère, absolument décoloré, avec les lèvres serrées, et les yeux remplis dune émotion indéfinissable, colère ou terreur, ou angoisse, ou peut-être tout cela à la fois.
Ainsi elle se tenait, dans la lumière de la fenêtre, immobile, le regardant.
Pendant une minute, Olivier nosa point parler. Il se dirigea vers la fenêtre, la referma, et ramena les rideaux. Puis, doucement, il prit par un bras la forme raidie.
Mabel, dit-il, Mabel !
Elle se laissa entraîner vers le sofa, mais sans répondre à son contact. Il sassit près delle et la considéra, avec une sorte dappréhension désespérée.
Ma chérie ! dit-il, je suis anéanti !
Elle continuait à le regarder. Il y avait, dans sa pose, cette rigidité que simulent les acteurs ; mais il savait trop que, chez sa femme, il ne sagissait pas de simulation. Une ou deux fois déjà, précédemment, il avait observé chez elle une expression analogue, sous leffet dune horreur intense : une fois, en particulier, elle avait eu cette expression en découvrant une tache de sang sur son soulier.
Parmi le silence de la chambre, de nouveau, il entendit le grondement étouffé de la foule invisible qui faisait tumulte, dans les rues voisines. Il savait que deux sentiments luttaient, dans le coeur de la jeune femme : sa fidélité à sa foi humanitaire, et sa haine de ces crimes commis au nom de la justice ; mais maintenant, en la dévisageant, il voyait que ces deux éléments opposés se livraient un combat mortel, que toute lâme de Mabel nétait quun champ de bataille, et que, décidément, cétait la haine qui lemportait.
Tout à coup, comme un hurlement de loup, la voix de la foule séleva, puis retomba ; et la tension intérieure de la jeune femme se brisa subitement. Elle sélança vers Olivier, qui la saisit par les poignets ; et ainsi elle resta, serrée dans ses bras, le visage appuyé contre sa poitrine, et tout le corps soulevé de profonds sanglots.
Longtemps encore, elle se tut ; Olivier comprenait tout, mais ne parvenait pas à trouver des paroles. Il lattira seulement un peu plus près, baisa plusieurs fois ses cheveux, et essaya de préparer ce quil voulait lui dire.
Mais elle, après un moment, releva vers lui son visage enflammé, le fixa avec un mélange de tendresse et de souffrance, et, ayant laissé retomber sa tête contre sa poitrine, commença de murmurer des paroles entrecoupées.
Il pouvait à peine saisir quelques mots, çà et là : mais il savait trop bien tout ce quelle disait !
Elle disait que cétait la ruine de tous ses espoirs et la fin de toutes ses croyances. Quon lui permît de mourir, de mourir, et doublier enfin toutes choses ! Espoirs et croyances, tout avait été balayé par cet éclat meurtrier dun peuple qui partageait sa foi ! Ces gens-là nétaient pas meilleurs que les chrétiens ! Ils dépassaient même en cruauté les hommes dont ils se vengeaient ! Les ténèbres régnaient en eux, aussi noires que si le sauveur du monde, Felsenburgh, ne fût pas venu ! Tout était perdu !... La guerre, et la passion, et le meurtre, étaient rentrés dans le corps doù elle les avait crus chassés à jamais... Les églises incendiées, les catholiques traqués, les corps de lenfant et du prêtre portés par les rues, la destruction des églises et couvents... Un flot de plaintes sécoulait delle, incohérent, interrompu par des sanglots, des images dhorreur, des reproches ; et sans relâche elle tordait ses mains, sur les genoux dOlivier.
Il la souleva, et lécarta un peu de lui. Tout épuisé quil fût par les fatigues de la journée, il sentait quil avait le devoir de la calmer. Jamais encore une crise aussi grave ne sétait produite chez elle ; mais il connaissait aussi le merveilleux ressort qui, chaque fois, finissait par la remettre sur pied.
Reste assise en face de moi, ma chérie ! lui dit-il. Là !... donne-moi ta main !... Et maintenant, écoute-moi !
Il lui débita le plaidoyer, vraiment très habile et très éloquent, que, dailleurs, il sétait adressé à lui-même durant toute la journée.
Les hommes, dit-il, étaient loin encore dêtre parfaits : dans leurs veines coulait le sang de soixante générations de chrétiens... Mais on devait se garder de désespérer : la foi dans lhomme était lessence de la religion, la foi dans les éléments les meilleurs de lhomme, dans ce que celui-ci était destiné à devenir, non pas dans ce quil était à présent. On se trouvait au début de la religion nouvelle, et non pas encore à sa maturité ; et il était naturel quon découvrit de laigreur dans le jeune fruit... Et puis, il fallait songer aussi à la provocation ! Il fallait se rappeler le crime monstrueux que ces catholiques avaient projeté, la façon dont ils avaient résolu de frapper au coeur la foi nouvelle !
Ma chérie, disait-il, un homme ne change pas en un instant ; et puis, pense un peu à ce qui serait arrivé si ces chrétiens avaient réussi !... Je tassure que je condamne tout cela aussi sévèrement que toi ! Jai vu, ce soir, deux ou trois journaux qui sont aussi méchants et ignobles que tout ce que les chrétiens ont jamais pu faire. Ces journaux exultent à lidée des horreurs commises, sans se douter que cela risque de faire reculer le mouvement, de nous ramener de vingt ans en arrière !... Timagines-tu donc que tu sois seule de ton avis, et quil ny ait pas des milliers dautres coeurs qui haïssent et détestent ces violences ?... Mais à quoi bon avoir la foi, si ce nest point pour être assuré que la bonté prévaudra ? La foi, la patience, lespoir, voilà les armes par lesquelles nous vaincrons !
Il parlait avec une conviction passionnée, les yeux fixés sur elle, tout concentré dans leffort de lui communiquer sa propre pensée, comme aussi deffacer les vestiges des derniers doutes quil sentait en soi-même.
Et, en effet, peu à peu, lexpression dhorreur frénétique qui emplissait les yeux de la jeune femme disparut, pour y être remplacée simplement par celle dune vive souffrance, à mesure que la personnalité dOlivier recommençait à dominer la sienne. Cependant, la crise nétait pas encore finie.
Mais cette expédition vers Rome ? sécria-t-elle, cette flotte daériens ! Cela, cest délibéré et fait de sang-froid : ce nest point léclat sauvage de la foule !
Ma chérie, cela nest pas plus délibéré, ni fait de sang-froid, que le reste ! Nous sommes tous humains, nous manquons tous de la maturité que nous devrions avoir ! Cest vrai que le conseil a autorisé lexpédition ; mais il na fait que lautoriser, rappelle-toi cela !...
Mais Mabel linterrompit, pour répéter une de ses paroles.
Autorisé ! reprit-elle. Et toi aussi, Olivier, tu as autorisé cette chose abominable ?
Ma chérie, je nai rien dit, ni pour ni contre ! Et je te jure que, si nous avions voulu empêcher le projet, il y aurait eu encore plus de sang versé, et que la nation aurait perdu les seuls hommes qui tâchent à la guider ! Nous sommes restés passifs, faute de pouvoir rien faire !
Ah ! mais il aurait mieux valu mourir !... Olivier, laisse-moi mourir, au moins ! Je ne puis point supporter tout cela !
Par ses mains, quil tenait encore dans les siennes, son mari lattira plus près de lui.
Mon amour, lui dit-il gravement, ne peux-tu pas avoir un peu de confiance en moi ? Si je te disais ce qui sest passé aujourdhui, certainement tu comprendrais tout ! Mais fais-moi confiance, crois bien que je ne suis pas sans coeur ! Et puis, pense aussi à Julien Felsenburgh !
Pendant un moment, il vit des traces dhésitation dans ses yeux : un conflit se livrait en elle, entre sa confiance en lui et son horreur de tout ce qui était arrivé. Puis, une fois de plus, sa confiance en lui prévalut. Le nom de Felsenburgh acheva de faire pencher la balance, et elle sapaisa, en versant un flot de larmes.
Oh ! Olivier, dit-elle, je le sais, que je puis me fier à toi ! Mais je suis si faible, et tout est si terrible ! Et lui, Felsenburgh, cest vrai quil est si fort et si bon ! Demain, nest-ce pas, Olivier, il sera avec nous ?
Les deux jeunes gens étaient encore assis et causaient, lorsque les horloges de la ville sonnèrent minuit. Mabel, toute frémissante de la lutte, releva les yeux sur son mari, avec un tendre sourire, et il put voir que la réaction espérée sétait, enfin, pleinement produite.
La nouvelle année, mon cher mari ! dit-elle, en se pressant contre lui. Je te souhaite une heureuse nouvelle année ! Oh ! mon chéri, secours-moi !
Elle le couvrit de baisers, puis se recula un peu, les mains toujours dans les siennes, le considérant avec deux grands yeux brillants, pleins de larmes.
Olivier, reprit-elle, il faut que je te fasse un aveu !... Sais-tu ce que jétais en train de me dire, lorsque tu es arrivé ?
Il répondit non, dun signe de tête, en la dévorant du regard. Comme elle était charmante, et comme il laimait !
Eh ! bien ! murmura-t-elle, je me disais quil métait impossible de supporter tout cela !... Olivier, tu comprends ce que je veux dire ?
Le coeur dOlivier sarrêta de battre, à ces mots ; et, dun mouvement éperdu, il la ramena tout près de lui.
Mais à présent, cela est passé, tout à fait passé ! sécria-t-elle. Olivier, je ten supplie, ne me regarde pas avec cet air épouvanté ! Si ce nétait pas entièrement passé, je naurais pas trouvé le courage de ten parler !
De nouveau, leurs lèvres se rencontrèrent, et un long baiser leur fit oublier le reste du monde. Mais soudain, dans la chambre voisine, la vibration du timbre électrique les réveilla de leur extase ; et Olivier, comprenant ce que signifiait cet appel du téléphone, sentit, même en ce moment bienheureux, quun tremblement dangoisse et de crainte lui secouait le coeur.
Cet appel ! dit la jeune femme, avec une nuance dappréhension.
Mais nous sommes daccord, nest-ce pas, et tout est bien entre nous ? demanda-t-il.
Le visage de Mabel nexprima que tendresse et confiance.
Oui, mon chéri, tout est bien !
Et comme la sonnerie, impatiente, devenait plus aiguë :
Va, Olivier ! ajouta-t-elle. Je tattends ici !
Une minute après, il était de retour, les lèvres serrées, avec une expression singulière sur son visage blême. Il vint tout droit vers sa femme, lui prit de nouveau les mains, et la fixa dans les yeux, sans rien dire. Dans leur coeur, à lun et à lautre, la résolution et la foi refoulaient lémotion de tout à lheure, qui nétait pas encore entièrement apaisée.
Olivier soupira longuement, et dit enfin, dune voix sourde :
Oui ! Cest fini !
Les lèvres de Mabel remuèrent, et il vit une pâleur de mort monter à ses joues. Il létreignit fortement.
Écoute, lui dit-il, il faut que tu saches, et que tu acceptes ! Cest fini ! Rome a péri ! Maintenant, il sagit pour nous de construire quelque chose de meilleur !
Elle ne répondit rien, mais toute sanglotante, se jeta dans ses bras.
CHAPITRE VIII
I
Longtemps avant laube, ce premier matin de la nouvelle année, les approches de lAbbaye se trouvaient déjà bloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank, étaient encombrées dune foule immobile. Tous les toits et balcons doù lon avait vue sur lAbbaye ne formaient quune masse de têtes.
On avait annoncé, depuis une semaine, quen considération de lénorme demande de places, à léglise, toute personne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau de police serait considérée comme ayant accompli son devoir civique ; et lon avait fait savoir aussi que la grande cloche de lAbbaye sonnerait, au moment de ladoration de limage symbolique, de telle sorte que la foule qui remplissait les rues et les places avait un peu limpression de prendre sa part de la cérémonie.
La ville était littéralement devenue folle, la veille, lorsquavait été révélé le complot catholique. Cette révélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après que le complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presque immédiatement, toute la vie commerciale de Londres avait cessé. Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de la Cité, comme par une impulsion irrésistible, sétaient fermés ; et, depuis ce moment jusquaux environs de minuit, où la police sétait enfin trouvée en force pour intervenir, de véritables armées dhommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes de jeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant, dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation. La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruit tous les autels, et des indignités indescriptibles sétaient produites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter le Saint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé. Larchevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait été pendu à lextrémité nord de léglise. Trente-cinq couvents avaient été démolis. Saint-Georges nétait plus quun monceau de cendres fumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la première fois depuis lintroduction du christianisme en Angleterre, pas un tabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues de lAbbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que « la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige de lignoble et malfaisante superstition de la croix ».
Vers seize heures, on apprit quune cinquantaine daériens venaient de partir pour Rome ; et, une demi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son coté, venait denvoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir un peu dordre dans les mouvements de la foule, les affiches électriques annoncèrent que loeuvre de destruction était achevée, et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne » avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheur du monde ».
Les journaux du lendemain apportèrent les détails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chance merveilleuse, presque toute la hiérarchie de lunivers chrétien sétait trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premier endroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restait debout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avait été anéanti ; car les aériens sétaient soigneusement partagé la ville étendue au-dessous deux, avant de commencer à lancer les explosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et le premier éclat de fumée, lentreprise de purification était terminée. Alors, les aériens sétaient dispersés dans toutes les directions, poursuivant les automobiles et autres voitures qui emmenaient des fuyards ; et lon supposait que plus de trente mille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.
« Il est vrai, ajoutait le Studio, que maints trésors de grande valeur ont à jamais disparu. Mais ce nest là, à coup sûr, quune faible rançon pour payer un bien aussi précieux que lextermination finale et complète de la peste catholique. Car il arrive un moment où la destruction devient lunique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infecté de vermine. » Le journal disait que, maintenant que le pape avec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés de lEurope, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité, avaient péri, une recrudescence de la superstition nétait plus guère à craindre. Cependant, on devait se garder dun excès de confiance. Il restait encore des catholiques ; et lon savait assez combien laudace de ces misérables était effrénée. Aussi avait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre de prendre aucune part à la vie publique, dans aucune nation civilisée.
Les télégrammes des autres pays attestaient que, partout, lexécution de la nuit avait été accueillie avec une approbation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreint déploraient lincident, ou plutôt létat desprit que cet incident avait révélé. Ils espéraient que, désormais, lhumanité naurait plus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, tout le monde saccordait à se réjouir du fait lui-même, et des conséquences quil ne pourrait manquer davoir pour lhumanité. Il ny avait plus, désormais, que lIrlande qui demeurât un lieu inquiétant ; et déjà plusieurs journaux la sommaient de rentrer dans lordre, sous peine davoir à disparaître de la même façon.
Vers neuf heures, limpatience de la foule atteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait des murmures, des cris. Puis une immense clameur séleva, lorsque se montrèrent, sur la place de lAbbaye, quatre grandes voitures revêtues des insignes du gouvernement : cétaient, se disait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeant vers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.
À neuf heures et demie, les cloches éclatèrent bruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé autour de lAbbaye entonna un grand choeur, dune solennité à la fois recueillie et triomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premières notes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne se poursuivit point jusquau bout avec la même ampleur, car, de proche en proche, un murmure vint sy mêler, annonçant que Felsenburgh allait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours, lEurope avait été sans nouvelles du Président ; on avait su, simplement, quil se livrait au repos et à la méditation dans sa mystérieuse retraite dOrient ; et dautant plus profonde était, maintenant, lémotion causée par cette nouvelle imprévue de la présence du grand homme à Londres.
Cependant, les automobiles et les petits vaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions, amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrer dans le temple. Et maintes fois, des acclamations sétaient propagées de bouche en bouche, saluant larrivée des personnages notoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeune femme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Il ny avait pas jusquà la mélancolique figure de M. Francis, le grand cérémoniaire, qui, tout à lheure, neût été accueillie par de respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, le flot des arrivées sétait arrêté ; la barrière qui réservait un passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avec un soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute la chaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avait reparu sur toutes les lèvres : le peuple, dun élan unanime, appelait, réclamait son maître.
Le soleil était à présent très haut, toujours pareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ; et la blancheur de lAbbaye, les lourds tons gris du Parlement, les nuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, tout cela commençait à sortir de la brume qui, jusqualors, lavait à demi effacé.
Une cloche, toute seule, sonna, durant les cinq minutes qui précédaient lheure. Quand elle cessa de sonner, les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandes portes de lOuest perçurent les premiers accords de lorgue colossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis, soudain, un silence énorme tomba sur la foule.
II
Lorsque la cloche seule sétait mise à sonner, retentissant comme un coup de vent continu, à lintérieur des hautes voûtes, Mabel était venue sasseoir dans le fauteuil qui lui était réservé ; et, maintenant, de tous ses yeux, elle contemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devant elle.
Dune extrémité à lautre et dun côté à lautre, lintérieur de lAbbaye lui présentait une immense mosaïque de visages humains. Le transept sud, en face delle, nétait quune masse de têtes depuis le bas jusquà la rosace de verre. Le choeur, par delà lespace libre ménagé devant lautel, était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; et non moins encombrée apparaissait la galerie de lorgue, et toute la nef sétendant à linfini. Entre chaque groupe de colonnes, derrière les stalles du choeur, des estrades avaient été dressées, portant des sièges somptueux, dont pas un nétait inoccupé. Lespace entier était animé dune fine et transparente lumière, quon aurait crue celle du soleil dété, mais qui provenait de lampes électriques placées à lextérieur de toutes les fenêtres. Et le murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel des appels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plus émouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme, souvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert dun tapis, avec, au fond, lénorme autel, le rideau splendide cachant limage symbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allait venir.
Mabel avait besoin dêtre rassurée par lespoir de cette venue de Felsenburgh, car, de ses émotions de la nuit passée, elle ne pouvait sempêcher de garder un souvenir douloureux, comme dun effrayant cauchemar. Depuis le premier choc de ce quelle avait vu en sortant de la petite église, jusquau moment où, dans les bras de son mari, elle avait appris lanéantissement de Rome, elle avait eu limpression que le monde nouveau, autour delle, sétait brusquement corrompu et décomposé. Il lui semblait incroyable que le monstre furieux quelle avait entendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité quelle avait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que la vengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de la superstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuis lavènement de lAnge de Lumière ; et, voici que, maintenant, force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient à vivre !
Toute la soirée, jusquà larrivée de son mari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrer la confiance qui sétait répandue en elle pendant sa méditation de léglise. Elle sétait dit que la tradition ne mourait que lentement ; elle sétait rappelé tout ce quOlivier lui avait souvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, et de ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien navait pu prévaloir contre lépouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elle avait même pensé à mourir, comme elle lavait dit à son mari ; lidée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans son désespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avait songé ; cétait là une solution parfaitement daccord avec sa doctrine morale. Dun consentement unanime, les êtres inutiles, les mourants, étaient délivrés de langoisse de vivre ; les maisons spécialement réservées à leuthanasie lui prouvaient assez combien un tel affranchissement était légitime. Et si dautres y recouraient, pourquoi sen priverait-elle, en présence de ce poids quelle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivier était rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance et lespoir ; et le cauchemar sétait dissipé, pour ne plus lui laisser quun souvenir confus. Mais, surtout, cétait le nom de Felsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.
Pourvu quIl vienne ! soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompe pas !
Peu à peu, elle se rendit compte que les cris quelle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue de Felsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer. Ces tigres sauvages nétaient donc pas sans savoir où chercher leur rédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal, pour éloignés quils fussent, eux-mêmes, dy atteindre ! Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes se trouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous son appel de paix, les sombres nuages séloigneraient, le rugissement se changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allait venir ! Il connaissait sa tâche, il devinait combien ses enfants avaient besoin de lui !
La cloche sarrêta ; et durant la minute qui précéda le commencement des chants, Mabel entendit, très claire, par-dessus les murmures de lintérieur, la voix unanime du peuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis le grondement, large, immense, de lorgue séleva, soutenu par le cri des trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le coeur de Mabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit et sourit en elle, à mesure que les accords puissants lenvahissaient, avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que, malgré tout, lhomme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait eu un moment doubli de soi, mais qui se relevait à présent, en ce matin dune année nouvelle, écartant le brumes, dominant ses mauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, cétait lHomme ; et Felsenburgh était son Incarnation. Oui, elle avait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute son âme, elle y croyait !
Elle vit alors que, déjà, la longue procession se déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible, la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici, ces ministres dune pure foi ! hommes graves qui savaient à quoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, deux par deux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmes étalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers, insignes, et joyaux maçonniques !
Le visage plus anxieux que jamais, M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à lentrée du sanctuaire, attendant la procession ; et déjà lespace réservé aux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabel se rendit compte que quelque chose dimprévu venait de se produire.
En effet, le murmure des voix, à lintérieur de lAbbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot démotion agitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, comme un coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès linstant daprès, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédait le sien ; et son sang battait à coups précipités, comme une machine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant, avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toute lassemblée sétait dressée sur ses pieds.
Lordre même de la procession faillit se troubler. Mabel vit M. Francis sélancer tout à coup, dans la nef, avec des gestes daffolement. Çà et là, dautres hommes couraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mains faisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées se croisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramené le calme, dun mouvement du doigt, le désordre cessa brusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans la lumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut la figure dun homme, seul, savançant.
III
Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit, pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de la nouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elle perdit, pour un instant, sa conscience continue delle-même et son pouvoir de réflexion, sans doute sous leffet de sa faiblesse, après le grand conflit intérieur de la veille. Elle navait plus en elle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe les faits : elle nétait plus quun être observant, pour ainsi dire, dun seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan. La vue et louïe semblaient ses seules fonctions, communiquant directement avec un coeur enflammé.
Elle ne sut même point à quelle minute précise elle avait reconnu que lhomme qui entrait était Felsenburgh. Elle paraissait lavoir reconnu, même avant quil entrât ; et ses yeux le suivaient, comme fascinés, pendant quil savançait sur le tapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches de laccès du choeur, puis, continuant à passer et à repasser devant elle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire et écarlate : mais cest à peine si elle eut le loisir de le remarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers dêtres qui remplissaient lAbbaye, personne nexistait plus que Lui seul ; le vaste assemblage quelle avait vu tout à lheure avait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphère vibrante démotion humaine. Nulle part, il ny avait personne que Julien Felsenburgh. Et la paix et la lumière brillaient, comme une auréole, autour de lui.
Enfin, il atteignit sa place réservée ; et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme la pointe dun canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrement une manche fourrée dhermine, fit un geste bref, et, tout de suite, les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut un silence.
Il se tenait, à présent, parfaitement immobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devant lui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous les yeux, et dominé tous les coeurs, attendait que son autorité devint plus complète encore, et que le monde entier ne fût plus quune volonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un long temps de cet étrange silence, il parla...
De cela encore, Mabel dut savouer, plus tard, quaucun souvenir précis ne lui restait ; il ny avait pas eu en elle cette opération consciente par laquelle, dhabitude, elle contrôlait, approuvait ou condamnait ce quelle entendait. Limage la plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle son impression durant ce discours était celle-ci : que pendant que lorateur parlait, cétait elle-même, Mabel, qui parlait. Ses propres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sa déception, ses espoirs nouveaux : tous les modes intérieurs de son âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant que cet homme les reprenait, et jusquau flux et reflux le plus changeant de ses idées ! Et voici quil proclamait tout cela au monde, après lavoir purifié et rehaussé merveilleusement ! Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce que signifiait la nature humaine, car cétait son propre coeur qui flottait dans lair de lAbbaye, porté par cette voix immense. Rome avait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des rues sétaient remplies de sang, et cela parce que lHomme, pour un instant, était retombé jusquau niveau de la nature du tigre. « Oui, ce que lon naurait pu croire sest produit, criait la grande voix ; et, pendant plusieurs générations, lHomme aura désormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il a tourné le dos à la lumière clairement apparue ! »
Il ny avait point, dans ce discours, dappels au pathétique, pas de peintures de palais écroulés, dhommes senfuyant, de loeuvre terrible des explosifs. Lorateur ne voulait voir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pour théâtre les coeurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramené lhomme à ce temps affreux de son enfance où il navait pas encore appris ce quil était et ce quétait son rôle.
Non point que lon dût se repentir ! disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chose dinfiniment supérieur au repentir : la connaissance des crimes dont lhomme était capable, et la volonté de mettre à profit cette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sa disparition sétait opérée avait été déshonorante pour lhumanité nouvelle ; et cependant combien cette disparition de Rome allait, à lavenir, rendre plus respirable latmosphère de la vie universelle !... Sur quoi, comme le vol dun aigle, la parole de Felsenburgh sélançait brusquement au plus haut du ciel ; sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant, parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montait dans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle la rosée des larmes et larôme de la terre. Et de même que, tout à lheure, elle ne sétait pas fait faute de frapper et dhumilier le coeur humain mis à nu, de même à présent, elle népargnait rien pour relever ce coeur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter par la divine vision de lAmour.
Le Président sétait tourné, tout à coup, vers la statue voilée, derrière lautel :
Oh ! Humanité ! sétait-il écrié, notre mère à tous !
Et alors, pour ceux qui lentendaient, le suprême miracle sétait accompli. Car il leur avait semblé que ce nétait plus un homme, ni même lHomme, qui parlait, mais un être despèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideau était tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eu limpression de voir, debout en face lun de lautre, la Mère, au-dessus de lautel, blanche et protectrice, et lEnfant, incarnation passionnée damour, lui criant, de sa tribune :
Oh ! ma mère, notre mère à tous !
Après quoi, il lavait louée en magnifiques, en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, sa maternité immaculée, et les sept glaives dangoisse qui transperçaient son coeur, au spectacle des souffrances et des folies de ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : la reconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et le dévouement des générations à naître. Il lavait appelée la Porte du ciel, la Tour divoire, la Consolatrice des affligés, la Souveraine du monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment, considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennel visage de la Mère lui souriait, doucement.
Maintenant, il avait gravi les dernières marches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujours continuant à répandre un flot prodigieux dhommages mystiques. Le voici devant lautel ; le voici agenouillé, humblement prosterné aux pieds de sa Mère !
Et, pendant quelques secondes, avant que la jeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avait encore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue, souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elle était baignée. Et Mabel sétait dit que, enfin, la Mère avait trouvé son Fils.
Mais, alors, lenthousiasme de la foule avait cessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de bras sétait soulevé dans toute lAbbaye, lair sétait rempli dune clameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé, secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumière surnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre de lorgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leur Seigneur et leur Dieu.
Livre III
LA VICTOIRE
Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans quon ait vu paraître lHomme de Péché, cet Entant de Perdition...
Cet ennemi de Dieu, qui sélèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, à tel point quil trônera lui-même dans le temple de Dieu, se faisant passer pour un être divin...
Et le mystère diniquité est en train de saccomplir, dès à présent ; et il faut que ceux qui sont fidèles maintenant persévèrent dans la fidélité...
Et alors il sera révélé sous son jour véritable, ce monstre diniquité que le Seigneur Jésus fera périr par le souffle de sa bouche, et quil détruira par léclat de sa venue...
Ce personnage qui doit arriver accompagné de la puissance de Satan, avec toute sorte de signes, de miracles, et de prodiges trompeur,
Et orné de toutes les séductions qui porteront à liniquité ceux qui sont destinés à périr, parce quils nauront pas accepté lamour de la vérité, qui les aurait sauvés.
Seconde épître de saint Paul aux Thessaloniciens, II, 3-4 et 7-10.
CHAPITRE PREMIER
I
La petite chambre où le nouveau pape se tenait assis, son livre en main, était un modèle de simplicité. Les murs étaient blanchis à la chaux, le plafond était fait de poutres non rabotées, et de la terre battue formait le plancher.
Au milieu de la pièce se dressait une table carrée, avec une chaise de bois auprès delle ; un brasier, maintenant refroidi, occupait le milieu du vaste foyer ; et la chambre ne contenait rien dautre, absolument, à lexception dune douzaine de volumes sur une planche, contre lun des murs. Il y avait trois portes, dont lune menait à loratoire privé, une deuxième à lantichambre, et la troisième à une petite cour pavée. Les fenêtres du sud avaient leurs volets clos ; mais, par la fente irrégulière de ces volets mal joints, ruisselait, en lames de feu, lardente lumière du printemps oriental.
Cétait lheure de la sieste, après le repas de midi, et, sauf le bruit de faux, rapide et saccadé, dune cigale, au flanc de la colline qui sélevait derrière la maison, un silence profond régnait à lentour.
Le pape, qui avait dîné depuis plus dune heure, avait à peine fait un mouvement, depuis lors, sur sa chaise, tout absorbé dans la lecture du livre quil tenait en main. Pour un instant, il avait tout mis de côté : ses propres souvenirs des trois mois passés, son amère anxiété présente, le poids effroyable de sa responsabilité. Le livre quil lisait était une réédition populaire, à bon marché, de la fameuse Biographie de Julien Felsenburgh publiée à Londres un mois auparavant ; et le pape était maintenant arrivé presque aux dernières pages.
Cétait un livre très serré et très habilement écrit, oeuvre dun auteur anonyme, et que quelques-uns, dabord, avaient attribuée à Felsenburgh lui-même. La plus grande partie du public, cependant, se refusait à admettre cette hypothèse ; mais on était davis que le livre avait été rédigé, avec le consentement de Felsenburgh, par lun des membres de ce petit groupe de privilégiés, qui, désormais accueillis dans lintimité du Président, laidaient à diriger la politique du monde.
Le corps de louvrage traitait de la vie de Felsenburgh, ou plutôt des deux ou trois années de cette vie que le monde avait pu connaître, depuis son brusque avènement dans la politique américaine, et sa médiation en Orient, jusquà la récente série de faits des mois précédents, où, tour à tour, Felsenburgh avait été proclamé messie à Damas, adoré comme un dieu à Londres, et, enfin, sétait vu élire à la présidence des deux Amériques.
Le pape avait parcouru le récit de ces événements historiques, qui lui étaient déjà suffisamment connus ; mais surtout il avait étudié avec attention lanalyse du caractère du mystérieux personnage, ce que lauteur appelait, sentencieusement, sa « révélation au monde ». Cet auteur définissait, comme étant les deux grands traits caractéristiques de la personnalité du Président, sa double faculté de domination sur les mots et sur les faits. « En lui, écrivait-il, les mots, ces enfants de la terre, se trouvent mariés aux faits, ces enfants du ciel ; et le suprême Surhomme nest que le produit de cette union. » Parmi les traits secondaires, lécrivain anonyme notait la prodigieuse mémoire du héros, son génie linguistique. Il le louait de posséder à la fois « loeil télescopique et loeil microscopique », de pouvoir discerner également les grandes tendances universelles et les plus menus détails des choses particulières. Diverses anecdotes illustraient ces observations, et lauteur rapportait un certain nombre de ces courts aphorismes qui étaient lun des modes dexpression favoris de Felsenburgh. « Nul homme ne pardonne, disait, par exemple celui-ci ; ce quon appelle pardonner, cest seulement comprendre. » Ou bien : « Il faut une foi suprême pour renoncer à croire en Dieu. » Ou bien encore : « Un homme qui croit en soi-même est seul capable de croire en son prochain. » Et le pape songeait que cette dernière phrase traduisait parfaitement légoïsme transcendant qui, mieux que tous les autres états desprit, était capable de sopposer à lesprit chrétien. Felsenburgh disait encore : « Pardonner un mal commis, cest approuver un crime. » Et encore : « Lhomme fort ne doit être accessible à personne, mais tous doivent être accessibles pour lui. »
Il y avait, dans plusieurs de ces paroles, un certain ton demphase assez déplaisant ; mais ce ton provenait bien plutôt du biographe que de lorateur lui-même. Quiconque avait vu Felsenburgh savait de quelle façon ces phrases avaient dû être prononcées : sans aucune solennité pédante, mais enveloppées dun tourbillon brûlant déloquence, ou bien exprimées avec cette simplicité, étrangement émouvante, qui avait valu au Président sa première victoire sur Londres. Certes, il était possible de haïr Felsenburgh, et de le craindre, mais non pas de le dédaigner, ni de sourire daucune de ses manifestations.
Un des thèmes favoris de lauteur du livre était de signaler lanalogie quil découvrait entre son héros et la nature. Dans lun comme dans lautre se trouvait la même contradiction apparente, la combinaison de lextrême tendresse avec lextrême impitoyabilité. « Le pouvoir qui guérit les plaies est aussi celui qui les inflige, le pouvoir qui revêt le sol de fleurs et de gazon est aussi celui qui le ravage par les tremblements de terre. » De même il en était pour Felsenburgh. Lui, qui avait pleuré sur la destruction de Rome, un mois après avait parlé de lextermination comme dun instrument qui, parfois, pouvait et devait être employé au service de lHumanité. « Seulement, ajoutait-il, cest un instrument qui doit être employé avec délibération, non avec passion. »
Ces paroles avaient soulevé un intérêt extrême, et tout le monde, dabord, les avait trouvées singulièrement paradoxales, de la part dun homme qui, la veille, avait prêché la paix et la tolérance. Mais, sauf un renforcement de mesures pour la dispersion des catholiques irlandais, et, çà et là, quelques exécutions individuelles ou par petits groupes, ces paroles de Felsenburgh, jusquici, navaient pas été suivies deffet ; et, de jour en jour, le monde sétait accoutumé à les admettre ; à comprendre leur nécessité profonde, et même à en attendre la prochaine réalisation.
Car, aussi bien, comme le remarquait précisément le biographe, un monde issu de la nature physique ne pouvait manquer daccueillir avec faveur lhomme qui accomplissait les préceptes de cette nature, le premier qui, délibérément et ouvertement, introduisait dans les affaires humaines des lois telles que celle de la survivance du plus apte, et des vérités naturelles telles que limmoralité du pardon. Dans cet homme, qui incarnait la nature, comme dans la nature elle-même, il y avait forcément une part de mystère ; et lun comme lautre devaient être acceptés pour que lêtre humain pût se développer et. suivre sa voie.
Et le secret de ce pouvoir quexerçait Felsenburgh résidait, daprès le biographe, dans la personnalité du Président. Le voir, cétait croire en lui, ou plutôt cétait le reconnaître comme le représentant nécessaire de la vérité naturelle. « Nous ne pouvons pas expliquer la nature, ni lui échapper par des regrets sentimentaux. Le lièvre mourant crie comme un enfant, le cerf blessé pleure de grosses larmes, le moineau tue ses parents ; la vie nexiste quà la condition quexiste la mort ; et ces choses arrivent malgré toutes les théories quil nous plaît denfanter. La vie doit être acceptée dans ces conditions, qui seules sont bonnes, car nous ne pouvons pas nous tromper en suivant la nature ; et ce nest quen acceptant ces conditions que nous trouverons la paix, car notre commune mère ne révèle ses secrets quà ceux qui la prennent comme elle est. » Pareillement il en était de Felsenburgh. « Sa personnalité est dune sorte qui ne souffre point la discussion. Il est complet et suffisant en soi, pour ceux qui se fient à lui ; et toujours il restera une énigme détestée pour ceux qui ne seront pas avec lui. Et il faut que le monde, se létant donné pour maître, se prépare à la conséquence logique de son avènement. Il ne faut point que le sentiment, une fois de plus, se trouve admis à dominer et à entraver la raison ! »
Enfin, lécrivain anonyme montrait comment, à cet Homme par excellence, convenaient proprement tous les titres décernés, jusqualors, à des Êtres suprêmes imaginaires. Ainsi, cétait lui qui était le Seigneur, car à lui était réservé de mettre au jour cette vie parfaite de paix et dunion à laquelle, avant lui, les innombrables générations humaines avaient aspiré vainement. Et il était aussi le Rédempteur, car il avait racheté lhomme des ténèbres et de lombre de la mort, guidant ses pas dans la voie de la paix. Il était le Fils de lHomme, car lui seul était parfaitement humain. Il était lalpha et loméga, le commencement et la fin de lhumanité renouvelée. Il était Dominus Deus Noster, tout comme Domitien lavait été jadis ! songeait le pape. Il était aussi simple et aussi complexe que la vie même est simple dans son essence, complexe dans ses manifestations.
Et déjà son esprit remplissait le monde. Lindividu nétait plus séparé de ses frères ; et la mort napparaissait plus que comme une ride qui courait, çà et là, sur limmense mer inviolable. Car lhomme avait enfin appris que la race était tout, et non le moi personnel ; la cellule avait enfin découvert lunité du corps entier ; et, de laveu des plus grands penseurs contemporains, la conscience même de lindividu allait bientôt céder le titre de personnalité à la masse collective des hommes. Au reste, nétait-ce pas cette fusion des individus en une humanité totale qui, seule, pouvait expliquer la cessation des rivalités de partis et des conflits entre les nations ? Or, tout cela, cétait loeuvre de Julien Felsenburgh !
Voici que je suis pour toujours avec vous, lauteur anonyme terminait son livre par cette citation, depuis ce jour jusquà la consommation du monde ! Je suis la porte, la route, la vérité et la vie ; le pain de la vie et leau de la vie. Cest moi qui sais le désir de toutes les nations ; et mon royaume naura pas de fin.
Ayant achevé de lire cette péroraison toute lyrique, le pape jeta le livre, et saccouda sur la table, les yeux fermés.
II
Et lui-même, quavait-il à dire à tout cela ? Il navait à y répondre quen attestant un Dieu qui se cachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui, depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent et de se faire voir dans la flamme !
Dans la chambre voisine se dressait un petit autel en planches, que surmontait une boîte de fer ; et, dans cette boîte, était une coupe dargent, et, dans cette coupe, était quelque chose.
À une distance denviron cinquante mètres de la maison, sélevaient les dômes et les toits plats dun misérable village appelé Nazareth ; le Carmel était sur la droite, éloigné dun peu moins de deux kilomètres ; sur la gauche était le Thabor ; en face, la plaine dEsdraélon ; et, derrière, cétaient Cana, et la Galilée, et le lac immobile, et Hermon. Et plus loin encore, vers le sud, Jérusalem. Cest à cette bande étroite de terre sacrée que le pape était venu demander asile : à cette terre où, deux mille ans auparavant, était née une religion qui, maintenant, allait être rasée de la surface du sol, à moins que Dieu ne parlât, du ciel, dans un nuage de feu. Cétait sur cette terre quavait marché Quelquun dont les hommes avaient pensé quil allait racheter Israël. Dans ce même village, jadis, Il avait puisé leau de la fontaine, et exécuté des travaux dartisan. Sur ce lac allongé, tout proche, Ses pieds sétaient posés comme sur des pierres ; sur la haute montagne de gauche, Il sétait transfiguré dans une gloire prodigieuse ; et cétait sur la pente basse et unie des collines du nord quIl avait déclaré que les doux étaient bénis du ciel, et que les pacifiques étaient les vrais enfants de Dieu, et que ceux qui avaient faim et soif seraient rassasiés et désaltérés.
Et maintenant les choses en étaient arrivées à ceci : le christianisme sétait éteint en Europe, comme le soleil se cache par delà les cimes obscurcies ; Rome, léternelle Rome nétait quune masse de ruines ; et, dans lOrient et dans lOccident, un homme avait été installé sur le trône de Dieu. Le monde avait avancé à pas gigantesques. Le sens social régnait dans sa perfection. Les hommes avaient appris la leçon sociale du christianisme, mais en la séparant de son divin précepteur ; ou plutôt même, disaient-ils, cétait malgré lui quils lavaient apprise. Trois millions dâmes, peut-être, ou cinq, dix millions au plus, demeuraient, sur la surface entière du globe habité, pour adorer encore Jésus-Christ comme Dieu. Et le vicaire du Christ était assis dans une chambre blanchie à la chaux, à Nazareth, vêtu aussi simplement que son Maître, et attendant la fin.
Il avait fait tout ce quil avait pu. Pendant plusieurs jours, en vérité, lannée précédente, on sétait demandé si quelque chose pouvait encore être fait. Trois cardinaux seulement restaient en vie : Steinmann, le patriarche de Jérusalem et Percy Franklin ; tous les autres gisaient écrasés sous les ruines de Rome. En labsence de tout précédent pour leur indiquer la voie à suivre, les deux cardinaux européens étaient venus rejoindre leur collègue de lOrient, et chercher abri dans une des seules villes où régnât encore la tranquillité. Car, avec la disparition du christianisme grec, la Palestine avait vu disparaître les derniers vestiges de lutte intestine entre chrétiens ; et, par une sorte de consentement tacite du monde, le christianisme, depuis lors, y jouissait dune liberté relative. La Russie, de qui maintenant toutes ces régions dépendaient, soccupait fort peu de ce qui sy passait. Elle sétait contentée, jadis, de désaffecter les Lieux Saints, pour en faire simplement des curiosités archéologiques ; et les événements de lannée précédente avaient eu pour effet, là comme ailleurs, de faire interdire les offices publics du culte chrétien ; mais, si lon ne pouvait pas dire la messe ouvertement, à Jérusalem et dans tout le pays, du moins ny avait-il pas de contrée au monde où la police fût plus tolérante pour les oratoires privés.
Les deux cardinaux, en arrivant à Jérusalem, sétaient bien gardés de porter aucun insigne de leur dignité ; et tous deux sétaient conduits avec tant de réserve que fort peu de personnes, dans la ville, avaient été informées de leur séjour. Quelques semaines après leur venue, le vieux patriarche était mort ; mais non pas avant que Percy Franklin, dans les circonstances les plus étranges qui se fussent produites depuis le premier siècle de la vie chrétienne, eût été élu au pontificat suprême. Lélection sétait faite en quelques minutes, au lit du malade. Les deux vieillards avaient insisté : lAllemand était même revenu, une fois encore, sur létrange ressemblance de Percy et de Julien Felsenburgh, en y joignant des remarques, murmurées entre ses dents, sur le caractère voulu de cette antithèse et le doigt de Dieu. Percy, sans pouvoir prendre au sérieux ce quil tenait pour une superstition, nen avait pas moins été forcé daccepter la charge que lui confiait lEsprit Saint. Il sétait choisi le nom de Sylvestre, le dernier saint de lannée ; et il était le troisième de ce titre. Puis, profitant de la sécurité que lui offrait la Palestine, il était allé sinstaller à Nazareth avec son chapelain. Steinmann, lui, sétait empressé de retourner à ses devoirs, dans son pays ; et le vénérable vieillard avait été pendu, dans un tumulte, à Hambourg, quinze jours environ après son arrivée.
Il sétait agi, ensuite, pour le nouveau pape, de créer de nouveaux cardinaux. Avec des précautions infinies, des brefs avaient été envoyés à vingt personnes. Sur les vingt, neuf avaient refusé ; et, de trois autres à qui loffre avait été faite plus tard, un seul avait cru pouvoir accepter. Ainsi, il y avait, à ce moment, sur la terre, douze personnes qui constituaient le Sacré Collège : deux Anglais, dont lancien chapelain Corkran, deux Américains, un Français, un Allemand, un Italien, un Espagnol, un Polonais, un Chinois, un Grec et un Russe. À ces douze hommes étaient confiées dimmenses régions, sur lesquelles leur autorité était absolue, soumise seulement à celle du Saint-Père.
Pour ce qui est de la vie du pape lui-même, quelques mots suffiront à en donner une idée. Cette vie, dans ses circonstances extérieures, ressemblait un peu à celle de Léon le Grand, mais sans limportance temporelle ni la pompe. Théoriquement, le monde chrétien se trouvait sous sa dépendance ; dans la pratique, les affaires religieuses de ce monde étaient administrées par des autorités locales. Cent raisons diverses empêchaient le pape de se tenir en communication avec les fidèles de tous les coins du globe, ainsi que lavaient fait ses prédécesseurs romains. Tout au plus Sylvestre III était-il parvenu à installer, sur son toit, une station télégraphique privée, communiquant avec une autre pareille, à Damas, où le cardinal Corkran avait fixé sa résidence ; par ce moyen, de temps à autre, grâce aussi à linvention dun chiffre pratiquement indéchiffrable pour les non-initiés, des messages étaient envoyés aux autorités ecclésiastiques des divers pays. Et grand avait été le bonheur du pape à constater que, malgré des difficultés sans nombre, de réels progrès sétaient accomplis, dans tous pays, pour la réorganisation de la hiérarchie. Partout, des évêques avaient pu être librement consacrés : il ny en avait pas moins de deux mille sur la surface de la terre ; quant aux prêtres, il était impossible de les dénombrer. Lordre du Christ Crucifié continuait à faire dexcellent travail ; durant les six mois derniers, on navait pas, à Nazareth, reçu moins de douze cents relations de martyres, presque invariablement infligés par des foules qui, sans cesse plus souvent et en plus grand nombre, sexaspéraient tout dun coup contre les chrétiens, et les massacraient avant même de se rendre compte de ce quils pouvaient avoir à leur reprocher.
Lordre nouveau, dailleurs, ne se bornait pas à servir son divin maître en portant témoignage de sa foi, et en rappelant au monde la beauté supérieure de lidéal chrétien. Les tâches les plus périlleuses, toute loeuvre compliquée et difficile de léchange des communications entre les évêques, et dautres missions non moins délicates, toutes ces entreprises qui, maintenant, saccompagnaient des risques les plus graves, se trouvaient exclusivement confiées à des membres de lordre. Des instructions rigoureuses, venues de Nazareth, avaient défendu à tout évêque de sexposer sans nécessité absolue ; chacun de ces importants fonctionnaires de lÉglise était tenu de se considérer comme le coeur de son diocèse, et de protéger sa sécurité par tous les moyens compatibles avec lhonneur chrétien ; de telle sorte que chacun deux sétait entouré dun groupe de chevaliers du Christ, hommes et femmes, qui, avec une obéissance merveilleusement généreuse et intrépide, prenaient sur eux toute la part de dangers que comportait ladministration des diocèses. Dès maintenant, la chrétienté se rendait compte que, sans linstitution de lordre, la vie de lÉglise aurait été à peu près entièrement paralysée, dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites.
Des facilités extraordinaires avaient été accordées, dautre part, pour la poursuite de cette vie. Les anciennes exigences et particularités du rituel avaient été notablement relâchées. Tous les prêtres avaient reçu le privilège de lautel portatif, qui, maintenant, pouvait être simplement de bois ; la messe pouvait être dite avec nimporte quels vases convenables, même faits de verre ou de porcelaine ; toute espèce de pain pouvait être employée, et nul vêtement nétait obligatoire, à lexception du fil mince qui, désormais, représentait létole. Les lumières, également, avaient été déclarées facultatives. Enfin, pour ne citer que ces quelques détails, autorisation était donnée de remplacer toujours les offices par la récitation du rosaire.
De cette façon, les prêtres avaient été mis en état daccorder les sacrements et doffrir le Saint-Sacrifice avec le moins de risques possible pour eux ; et ces facilités sétaient déjà montrées dun avantage infini, notamment dans les prisons des pays dEurope, où, à présent, plusieurs milliers de catholiques étaient en train dexpier leur refus de participer au culte nouveau.
Lexistence privée du pape était aussi simple que sa chambre. Il avait pour chapelain un prêtre syrien, et deux autres Syriens lui servaient de domestiques. Chaque matin, il disait sa messe et entendait une autre messe, dite par son chapelain. Puis, il déjeunait après avoir échangé sa robe blanche contre la tunique et le burnous du pays, et passait le reste de la matinée au travail. À midi, il dînait, puis faisait une sieste, et sortait à cheval pour sa promenade quotidienne, car la région avait conservé toute la simplicité des siècles précédents. Au coucher du soleil, il rentrait, soupait, et travaillait de nouveau jusquà une heure avancée de la nuit.
Son chapelain envoyait à Damas les messages nécessaires. Ses serviteurs, qui, eux-mêmes, ignoraient sa dignité, se chargeaient des quelques relations indispensables avec le monde séculier ; et, tout ce que savaient ses rares voisins, cétait que, dans la petite maison du défunt cheik, sur la colline, un Européen excentrique sétait installé, avec un appareil de télégraphe.
En résumé, le monde catholique avait appris, simplement, que son pape vivait quelque part, continuant à veiller sur lui, du fond de sa retraite ; et treize personnes seulement, sur toute la surface du globe, savaient que le nom de ce pape avait été Franklin, et que cétait à Nazareth que se dressait, pour le moment, le trône de saint Pierre.
Les choses en étaient arrivées exactement au point quavait prédit un Français, plus dun siècle auparavant : le catholicisme survivait, et devait déjà sestimer trop heureux de pouvoir survivre.
III
Le pape restait assis, sur sa chaise, se rappelant et méditant les intolérables blasphèmes quil venait de lire. Ses cheveux blancs tombaient en boucles fines, et déjà plus rares, sur ses tempes brunies ; ses mains étaient vraiment comme les mains dun fantôme ; et son jeune visage apparaissait tout ridé et creusé de souffrance. Ses pieds nus ressortaient, sous sa tunique sale, et son vieux burnous brun gisait à terre, près de lui.
Plus dune heure encore, il resta ainsi ; et déjà le soleil avait à demi perdu sa cruelle chaleur, lorsque des pas de chevaux se firent entendre, dans la cour pavée de la maison. Alors Sylvestre se redressa, glissa ses pieds nus dans ses souliers, et souleva de terre son burnous, pendant que la porte souvrait, et quun prêtre, maigre, tout brûlé de soleil, sapprochait de lui.
Les chevaux sont prêts, Votre Sainteté ! lui dit le prêtre.
Le pape ne prononça pas une parole, tout cet après-midi, jusquau moment où, vers le coucher du soleil, les deux cavaliers atteignirent le sentier qui sépare Nazareth du Thabor. Ils avaient fait leur tour habituel par Cana, gravissant une hauteur doù lon pouvait voir tout le long miroir du lac de Génésareth, puis se dirigeant toujours vers la droite, sous lombre du Thabor, jusquà ce que, une fois de plus, Esdraélon se déployât à leurs pieds comme un tapis dun gris vert, un grand cercle de six lieues de diamètre, pauvrement décoré de petits groupes de cabanes, avec Naïm apparaissant dun côté, le Carmel dressant sa longue forme, à droite très loin, et Nazareth, niché à un kilomètre et demi de distance, sur le plateau que les deux hommes venaient de traverser. Cétait un spectacle dune paix extraordinaire, et que lon aurait pu croire extrait de quelque vieil album de vues, peint depuis des siècles. Ici, nulle trace dune ardente pression humaine, nul témoignage de cet effort continu et stérile quon appelait la civilisation. Quelques Juifs fatigués, seuls, étaient venus se joindre aux indigènes de cette calme petite terre, comme on voit souvent des vieillards revenir, sans trop savoir pourquoi, terminer leurs jours au village natal ; et leur arrivée avait fait joindre quelques cubes blancs de plus aux entassements blancs qui apparaissaient çà et là. Mais, à cela près, la plaine devait avoir été toute pareille, cent ans, mille ans auparavant.
Elle était à demi ombragée par le Carmel, et à demi baignée dune lumière dorée et poussiéreuse. Au-dessus, le ciel clair de lOrient était teinté de rose, comme lavaient vu Abraham, Jacob et le Fils de David. Nulle part au monde, peut-être, depuis la destruction de Rome, on naurait pu retrouver aussi pleinement le vieux ciel et la vieille terre, intacts et immuables ; et déjà le patient printemps, revenu, avait étoilé le sol de ces glorieux lis des champs à qui ne peuvent pas même être comparées les robes écarlates du roi Salomon. Mais aucun message ne venait du trône céleste, comme lorsque Gabriel était descendu, dans cette même atmosphère, pour saluer Celle qui était bénie entre les femmes ; aucune promesse ni espérance nétait accordée, excepté celles que Dieu accorde chaque jour à lhumanité, dans chacun des mouvements de sa création.
Lorsque les deux cavaliers sarrêtèrent, les chevaux fixèrent un regard immobile et curieux sur limmensité de la lumière et de lair, au-dessous deux. Puis un petit cri dappel retentit doucement ; et un berger passa, à quelques mètres plus loin, sur le flanc de la colline, traînant derrière lui son ombre allongée ; et, tout de suite après lui, avec un tintement joyeux de clochettes, son troupeau se montra, une vingtaine de moutons obéissants et de chèvres capricieuses, tout cela broutant, et suivant, et broutant, et chaque bête appelée par son nom, dans la triste voix en tons mineurs de celui qui les connaissait toutes, et les conduisait. Mais, bientôt, le gentil tintement saffaiblit, lombre du berger sétendit presque jusquaux pieds des deux prêtres, et disparut de nouveau ; et la voix même qui appelait se fit plus lointaine, puis séteignit tout à fait.
Pendant un instant, le pape souleva sa main jusquà ses yeux, et la promena sur son visage un peu moite.
Ses regards tombèrent sur une tache particulièrement claire de murs blancs, qui, juste en face de lui, brillait dans la buée violette du crépuscule.
Cet endroit, mon père ! dit-il, comment lappelle-t-on ?
Le prêtre syrien, avec sa vivacité naturelle de mouvements, considéra dabord le lieu indiqué, puis le visage du pape, et puis, de nouveau, le lieu.
Le village qui est là-bas, parmi les palmiers, Votre Sainteté ?
Oui.
Il sappelle Mégiddo ! dit le prêtre. Mais bien des gens, dans le pays, affirment que son vrai nom est Armageddon 1 !
CHAPITRE II
I
À vingt-trois heures, cette nuit-là, le prêtre syrien alla guetter la venue du messager de Tibériade. Deux heures auparavant, il avait entendu le cri de laérien russe qui faisait le service entre Damas, Tibériade et Jérusalem. Déjà même le messager était un peu en retard.
La manière dont parvenaient au pape Sylvestre les nouvelles du monde avait, en vérité, quelque chose de bien primitif et rudimentaire ; mais la Palestine était, proprement, comme en dehors de lunivers civilisé, une bande de terre inutile, et négligée en conséquence. Chaque nuit, un messager spécial venait, à cheval, de Tibériade à Nazareth, avec tout le courrier expédié au pape par lentremise du cardinal Corkran, et sen retournait vers le cardinal avec un autre courrier. Cétait là une tâche difficile, et les membres de lordre nouveau qui entouraient le cardinal sen chargeaient alternativement, avec toute espèce de précautions. De cette façon, tous les sujets dont il convenait que le pape soccupât personnellement, et qui étaient trop longs, ou pas assez urgents pour motiver une communication télégraphique, pouvaient être traités à loisir, et cependant sans trop de retard.
Cétait une nuit merveilleuse de clair de lune. Le grand disque doré flottait juste au-dessus du Thabor, répandant son étrange lumière métallique sur la pente escarpée des collines, ainsi que sur toutes les cabanes qui sétendaient à leurs pieds ; et le prêtre, appuyé contre la poterne de la porte, les yeux seuls éclairés, parmi tout son visage sombre, ne put sempêcher, avec une sorte de sensualité orientale, de se baigner dans la clarté de la nuit, et détendre vers elle ses maigres mains brunes.
Ce prêtre était un homme très simple, aussi bien dans sa foi que dans toute sa vie ; il ne connaissait ni les extases ni les désolations entre lesquelles était partagée lâme de son maître. Pour lui, cétait une joie immense et solennelle de pouvoir vivre là, sur le lieu de lIncarnation de Dieu, de pouvoir y vivre au service du vicaire de Dieu. Et pour ce qui était des mouvements du monde, le prêtre ne les observait que comme un marin, sur un navire, observe le soulèvement des vagues, très loin au-dessous de lui. Sans doute il se rendait compte que le monde était de plus en plus agité, car, comme lavait dit le père latin, tous les coeurs sagitaient, jusquau moment où ils trouvaient leur repos en Dieu. Et quant à la manière dont tout finirait, le bon prêtre ne sen souciait pas extrêmement. Il songeait que cétait chose très possible que le navire fût englouti ; mais que, dans ce cas, le moment de la catastrophe serait, aussi, la fin de toutes les choses terrestres. Car les portes de lenfer ne sauraient prévaloir contre lÉglise du Christ ; quand Rome tomberait, le monde tomberait avec elle ; et, quand le monde tomberait, le prêtre savait qualors le Christ se manifesterait dans sa puissance. Et même, pour sa part, il imaginait volontiers que cette fin nétait pas très éloignée. Il avait pensé à elle, cet après-midi encore, lorsquil avait dit à son maître le vrai nom de Mégiddo. Il trouvait absolument naturel, aussi, que, au moment de la consommation de toutes choses, le vicaire du Christ eût pour demeure ce Nazareth où Dieu était jadis devenu homme, et que lArmageddon de lévangéliste saint Jean fût en vue de la scène où sétait écoulée jadis lenfance du Dieu incarné, où le Christ avait pris pour la première fois son sceptre terrestre, et où il avait promis de venir le reprendre. Après cela, ce ne serait point la seule bataille quaurait vue Megiddo ! Israël et Amalec sétaient rencontrés là, puis Israël et lAssyrie ; Sésostris et Sennachérib y avaient chevauché, et, plus tard, le Christ et le Turc sy étaient battus, comme Michel et Satan, sur lendroit où avait reposé le corps de Dieu. Enfin, si on lavait questionné sur la manière dont se produirait exactement cette fin attendue, le prêtre syrien aurait été assez en peine de répondre. Mais il supposait quil y aurait une bataille dune espèce quelconque ; et quel champ pouvait mieux convenir au développement dune bataille que cette énorme plaine circulaire dEsdraélon, aplatie sur un diamètre de cinq à six lieues, et suffisant à contenir toutes les armées de la terre ? Ignorant, comme il létait, des conditions politiques présentes, il se figurait que le monde était partagé en deux camps égaux à peu près, les chrétiens et les païens. Et cest entre ces deux armées que, à son avis, un grand choc allait se produire ; mais, assurément, le temps nen pouvait pas être éloigné, car voici que déjà le vicaire du Christ était venu se placer à son poste ; et, comme le Christ lui-même lavait dit dans son évangile de lAvent : Ubicumque fuerit corpus, illic congrebabuntur et aquilae !
Des interprétations plus subtiles de la prophétie, il nen avait aucune notion, et nen voulait avoir aucune. Pour lui, les mots étaient des choses, et non de simples étiquettes sur des idées : ce que le Christ, et saint Paul, et saint Jean, avaient dit, tout cela était comme ils lavaient dit. Pour cet homme, assis maintenant au clair de lune et écoutant le bruit lointain des sabots du cheval qui amenait le messager, la foi était aussi simple quune science exacte. Cétait bien ici que Gabriel, sur ses ailes largement déployées, était descendu, venant du trône de Dieu, par delà les étoiles ; ici que le Saint-Esprit avait soufflé dans un rayon de lumière ineffable, et que le Verbe était devenu chair au moment où Marie avait croisé les bras et incliné la tête, sous le décret de lÉternel. Et cétait ici, de nouveau, du moins il le pensait, et déjà il se figurait entendre le fracas de roues arrivant au galop ! cétait ici quallait avoir lieu le tumulte des armées divines, rassemblées autour du camp des saints ; et déjà il lui semblait que, derrière les barreaux des ténèbres, Gabriel approchait de ses lèvres la trompette de la destinée, et que déjà tous les cercles célestes sagitaient dans lattente. Et il se disait que, peut-être, cette fois, il se trompait, comme dautres sétaient trompés avant lui, dautres fois ; mais il savait que ni lui ni eux ne pouvaient sêtre trompés à jamais. Fatalement, un jour devait venir où la patience de Dieu finirait, si profondément que cette patience eût ses racines dans léternité de sa nature.
Tout à coup, le prêtre interrompit sa rêverie, et sauta sur ses pieds, en voyant savancer vers lui, à une centaine de pas, sur le blanc sentier tout inondé de lune, la blanche figure dun cavalier, avec un sac de cuir pendu à sa ceinture.
II
Il pouvait être trois heures et demie, le lendemain, lorsque le prêtre se réveilla, dans sa petite chambre aux murs crépis de boue, proche de celle du Saint-Père, et entendit un pas montant lescalier. Le soir précédent, il avait laissé le pape, comme dordinaire, soccupant à ouvrir la pile de lettres venues du cardinal Corkran ; et, là-dessus, il sen était allé tout droit vers son lit, et navait fait quun somme jusquà maintenant. Une minute ou deux encore, il resta étendu, à demi somnolent, écoutant chaque battement des pieds sur les marches ; mais bientôt il se redressa brusquement, car un coup avait été frappé à sa porte ; un second coup, et le voici sautant hors du lit, dans sa longue tunique de nuit, se hâtant de renouer sa ceinture, et se précipitant vers la porte pour ouvrir !
Cétait le pape qui se tenait debout, sur le seuil, avec une petite lampe dans une de ses mains, car laube commençait à peine de poindre, et un papier dans lautre.
Je vous demande pardon, mon père, mais il sagit dun message quil faut que nous envoyions tout de suite à Son Éminence !
Ensemble, ils traversèrent la chambre du pape, gravirent lescalier abrupt, et émergèrent à lair froid et limpide du haut de la maison. Le pape souffla sa lampe et la posa sur le parapet.
Mais vous allez avoir froid, mon père ! Allez chercher votre manteau !
Et vous, Sainteté ?
Sylvestre fit un petit signe négatif, et se dirigea vers labri où était installé lappareil du télégraphe sans fil.
Allez chercher votre manteau, mon père ! répéta-t-il, par-dessus son épaule. Pendant ce temps, je vais appeler !
Quand le prêtre arriva, trois minutes après, les pieds chaussés de pantoufles et un manteau sur ses épaules, apportant un autre manteau pour son maître, celui-ci était assis à la table de lappareil. Il ne leva pas même la tête, à larrivée du prêtre, mais, une fois de plus, pressa sur le levier qui, communiquant avec la longue perche dressée au-dessus deux, transportait lénergie vibrante et frémissante à travers les lieues qui séparaient Nazareth de Damas.
Ce bon prêtre, maintenant encore, navait pas fini de saccoutumer à cette machine extraordinaire, inventée depuis plus dun siècle, et amenée, depuis lors, à un merveilleux degré de perfection, cette machine qui, à laide dun poteau, dune pelote de fil, et dune boîte de roues, parlait, à travers les espaces du monde, à un petit récepteur de métal.
Lair était étrangement froid, en comparaison de la chaleur qui avait précédé et qui allait suivre ; et le prêtre frissonnait un peu, debout sur le toit, pendant quil considérait, tour à four, la figure immobile assise devant lui, et, au-dessus de lui, la voûte énorme du ciel qui, en ce moment même, passait dune lumière décolorée et froide à des nuances tendres de jaune, à mesure que laube pointait au delà du Thabor et de Moab. Du village voisin sélevait le chant dun coq, aigu et cuivré comme le son dune trompette : un chien aboya, et, de nouveau, se tut ; et puis, tout à coup, la sonnerie brève du timbre attaché au rebord du toit rappela le rêveur à la réalité, et lui annonça que son travail allait commencer.
En effet, le pape, après avoir encore pressé le levier, et attendu la réponse dune seconde sonnerie, se leva et fit signe à son compagnon de prendre sa place.
Le Syrien sassit, non sans avoir dabord jeté le manteau sur les épaules de son maître ; après quoi, il attendit que celui-ci se fût installé sur une chaise, placée de telle façon, auprès de la table, que les deux visages se faisaient vis-à-vis. Et ainsi il resta, ses gros doigts bruns posés sur les rangées de touches, les yeux fixés sur le visage du pape ; et il lui sembla que ce beau visage, parmi les plis du capuchon qui lentourait, était plus pâle que jamais. Dans cette fraîche lumière de laube, les sourcils noirs, arqués, accentuaient cette impression de pâleur ; et les lèvres même, fermes et fines, sapprêtant à parler, avaient une blancheur exsangue que le prêtre ne se souvenait point davoir jamais vue. Sylvestre tenait toujours son papier à la main, et ses yeux, maintenant, y étaient fixés.
Assurez-vous bien que cest le cardinal ! dit-il, brusquement.
Le prêtre frappa une question ; et, en remuant les lèvres, lut le message qui venait se précipiter, nettement imprimé, sur la grande feuille de papier blanc.
Cest bien Son Éminence, Sainteté ! dit-il doucement. Elle est seule à lappareil !
Bien ! Alors, commencez
« Nous avons reçu la lettre de Votre Éminence et pris note des nouvelles quelle renfermait. Jaurais dû être prévenu par le télégraphe ; pourquoi ne la-t-on pas fait ? »
La voix sarrêta, et le prêtre, qui avait frappé le message bien plus rapidement quon naurait pu lécrire, lut, tout haut, la réponse :
« Je ne pensais pas quil y eût urgence. Je croyais que ce nétait là quun nouvel assaut de nos persécuteurs, pareil aux autres. Du reste, javais lintention de demander des renseignements supplémentaires, et de les transmettre aussitôt à Nazareth !
« Il y avait urgence, absolument ! » reprit la voix de Sylvestre, de ce ton calme et égal qui servait à la dictée des messages. « Rappelez-vous que toutes les nouvelles de cette sorte sont toujours urgentes !
« Je regrette ma faute ! fut la réponse que lut le prêtre.
« Vous me dites, » poursuivit le pape, les yeux toujours fixés sur le papier, « que cette mesure est désormais décidée. Vous ne me nommez que trois autorités ; en avez-vous dautres ? »
Il y eut une pause dun moment. Puis le prêtre commença à lire des noms :
« En plus des trois cardinaux que jai nommés hier, les archevêques du Caire, de Calcutta et de Sydney, les évêques des îles Marquises et de Terre-Neuve, les franciscains du Maroc, et dautres encore, mont demandé quelle serait la conduite à tenir si la nouvelle était vraie. Jai déjà expédié en Angleterre deux membres de lordre du Christ Crucifié.
« Dites-nous quand et comment la nouvelle vous est arrivée dabord !
« Jai été appelé à lappareil, hier soir, vers dix-huit heures ! Larchevêque de Sydney me demandait si la nouvelle était exacte, à quoi jai répondu que je lignorais. Dix minutes après, le cardinal Ruspoli ma envoyé la nouvelle, bien positive, de Turin ; et jai reçu un message pareil du P. Petrowski, à Moscou. Puis...
« Arrêtez ! Pourquoi nest-ce pas le cardinal Dolgoroukof qui vous a communiqué la nouvelle, de Moscou ?
« Il ne la communiquée que trois heures plus tard. Son Éminence venait seulement dapprendre la nouvelle.
« Informez-vous du moment exact où la nouvelle a été connue à Moscou ! Et maintenant, continuez ! Quand supposez-vous que la nouvelle ait été rendue publique ?
« La chose a été décidée, en premier lieu, dans une conférence secrète de Londres, environ vers quatorze heures. Les plénipotentiaires semblent lavoir signée tout de suite. Après quoi, elle a été communiquée au monde. Ici, on la publiée vers minuit.
« Ainsi, Felsenburgh était à Londres ?
« Je nen suis pas encore certain. Le cardinal Malpas me dit que Felsenburgh avait donné son consentement éventuel dès la veille.
« Bien. Et voilà tout ce que vous savez ?
« Jai été rappelé, il y a une heure, par le cardinal Ruspoli. Il me dit quil redoute un mouvement de foule à Florence ; il prévoit que ceci va être le commencement de troubles infiniment plus graves que les précédents. Et il demande des instructions.
« Dites-lui que nous lui envoyons notre bénédiction apostolique et quil recevra des instructions dans deux heures dici ! Choisissez douze membres de lordre, pour un service immédiat !
« Je le ferai.
« Communiquez également ce message à tout le Sacré Collège, et enjoignez-lui de le transmettre, avec toute la discrétion nécessaire, aux métropolitains et évêques, afin que les prêtres et le peuple sachent bien que nous les portons dans notre coeur !
« Je le ferai, Votre Sainteté !
« Enfin, dites aux cardinaux que nous avons prévu ceci depuis longtemps, et que nous les recommandons au Père Éternel, sans la providence duquel pas un passereau ne perd une de ses plumes ! Enjoignez-leur dêtre calmes et confiants, et de ne rien faire, absolument, que de confesser leur foi quand ils seront interrogés !
« Je ferai tout cela, Votre Sainteté ! »
De nouveau, il y eut une pause.
Le pape avait parlé avec la plus parfaite tranquillité, comme un homme plongé dans un rêve. Ses yeux étaient abaissés sur le papier, tout son corps avait limmobilité dune statue ; et cependant le prêtre, qui écoutait, expédiait les messages latins, et lisait tout haut les réponses, avait limpression que, sous les paroles assez insignifiantes en soi quil venait de transmettre, quelque chose de très étrange et de très grand se trouvait caché. Il y avait, dans lair, une sensation spéciale dattente anxieuse ; et le prêtre, après sêtre étonné de la manière dont le monde catholique tout entier était entré en communication passionnée avec Damas, irrésistiblement avait été entraîné à se rappeler ses méditations du soir précédent, pendant quil attendait le messager. Évidemment, toutes les puissances du monde sapprêtaient à faire un pas de plus, dans leur marche contre le Christ. Quant à la nature particulière du nouvel assaut, cela nintéressait le bon Syrien que très faiblement.
Le pape fut le premier à rompre le silence, parlant maintenant de sa voix naturelle.
Mon père, ce que je vais dire à présent est aussi secret que si je le disais en confession ! Vous comprenez ?... Très bien ! Commencez !
Et, de nouveau, lintonation égale et sans accent se mit à dicter :
« Éminence ! dans une heure dici, Nous dirons la messe du Saint-Esprit ; lorsque Nous aurons fini, vous tâcherez à faire en sorte que tout le Sacré Collège soit en contact avec vous et attende Nos ordres. Cette nouvelle décision quon vient de prendre ne ressemble à aucune de celles qui lont précédée ; et je suis sûr que, désormais, vous le comprendrez. Or, Nous avons en tête deux ou trois plans, mais sans savoir exactement quel est celui que Notre-Seigneur nous commande de choisir. Après la messe, Nous vous communiquerons sa volonté. Et Nous vous prions de dire la messe, vous aussi, tout de suite, à notre intention. Quant à laffaire du cardinal Dolgoroukof, vous pouvez la remettre à plus tard ; mais vous ne manquerez pas de nous faire connaître le résultat de votre enquête. Benedicat te Omnipotens Deus, Pater et Filius, et Spiritus Sanctus !
« Amen », murmura le prêtre, lisant ce mot sur la feuille blanche.
III
La petite chapelle, dans la maison, était à peine plus luxueuse que les autres chambres. En fait dornements, elle ne contenait que ceux qui étaient absolument essentiels à la liturgie et à la dévotion. Dans le plâtre des murs étaient gravées, en relief, les quatorze stations de la croix ; une petite image en pierre de la Vierge se dressait dans un coin, précédée dun chandelier de fer ; et, sur lautel de pierre brute, qui lui-même sélevait sur une marche de pierre, il y avait six autres chandeliers et un crucifix de bois. Sous la croix était posé un tabernacle, également de fer, que protégeaient des rideaux de toile rouge ; et une petite plaque de pierre, se projetant du mur, servait de crédence. Lunique fenêtre donnait sir la cour intérieure, de telle sorte que nul oeil étranger ne pouvait voir ce qui se passait dans la chapelle.
Et pendant que le prêtre syrien accomplissait sa tâche quotidienne, étendant les vêtements sur la table de la petite sacristie qui souvrait à droite de lautel, ôtant la couverture de lautel, préparant les burettes, il lui semblait que même ce léger et facile travail était affreusement épuisant. Une certaine oppression anormale pesait dans latmosphère. peut-être, dailleurs, nétait-ce quun effet du sommeil brusquement interrompu du prêtre ? Mais non, celui-ci craignait plutôt que ce fût la menace dune nouvelle journée de sirocco. Les teintes jaunes de laube ne sétaient pas effacées, au lever du soleil ; maintenant encore, le prêtre, allant sans bruit, pieds nus, entre lautel et le prie-Dieu, où la silencieuse figure blanche se tenait immobile, maintenant encore il apercevait, çà et là, au-dessus du toit, dans le fond de la petite cour, des rais de ces pâles nuances sablonneuses qui étaient une promesse certaine de chaleur pesante et intolérable.
Enfin, il acheva les préparatifs, alluma les bougies, sagenouilla et se tint là, tête basse, attendant que le Saint-Père se relevât de son oraison. Le pas de lun des serviteurs retentit dans la cour ; lhomme entra, pour entendre la messe ; et, au même instant, le pape se leva et se dirigea vers la sacristie, où étaient déjà prêts, pour le sacrifice, les vêtements rouges du Dieu qui apparaît dans la flamme.
Lattitude de Sylvestre, en disant la messe, était singulièrement naturelle et sans ostentation. Ses mouvements étaient aussi rapides que ceux dun jeune prêtre ; sa voix, tout en restant basse, était dune clarté parfaite ; et son pas navait rien de pompeux ni de précipité. Conformément à la tradition, il mettait une demi-heure ab amictu ad amictum ; et, même dans cette petite chapelle vide, il avait soin de tenir ses yeux constamment baissés. Et pourtant, jamais le prêtre syrien ne servait cette messe sans éprouver un frisson de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Non pas seulement à cause de la connaissance quil avait de la dignité suprême du célébrant, mais, sans quil pût se lexpliquer, de cette figure de prêtre rayonnait un arôme démotion qui laffectait dune façon presque physique ; cétait comme si lindividualité personnelle de lofficiant disparût en partie, et que, à sa place ; le Syrien eût conscience dune autre présence plus haute, infinie et impérissable. Aussi bien, à Rome déjà, autrefois, la messe du P. Franklin avait-elle été un des spectacles les plus renommés ; toujours les séminaristes, la veille de leur ordination, étaient envoyés à cette messe, pour avoir un exemple de la manière et de la méthode parfaites de célébrer le saint sacrifice.
Ce jour-là, tout alla comme à lordinaire ; mais, au moment de la communion, le prêtre releva brusquement la tête, avec la vague impression quil sétait produit ou un bruit, ou un geste, anormal ; et, lorsquil regarda son maître, son coeur se mit à battre par saccades convulsives, qui retentissaient jusque dans sa gorge. Cependant, loeil dun étranger naurait pu rien observer dextraordinaire. Lofficiant se tenait là debout, la tête penchée, le menton appuyé sur lextrémité des longs doigts, le corps absolument droit. Mais le Syrien, lui, découvrait quelque chose que, dailleurs, il aurait été incapable de se formuler à soi-même : tout au plus put-il se dire, plus tard, quil avait eu la sensation quune certaine manifestation, visible ou audible, allait se produire...
Et les moments passaient, dans cette extase de pureté et de paix ; au dehors, de vagues bruits sélevaient et seffaçaient, les cahots lointains dune charrette, le monotone refrain dune cigale, à vingt pas de la chapelle ; derrière le prêtre, le domestique soufflait lourdement, comme sous le fardeau dune émotion trop violente ; et toujours la figure de lofficiant se tenait immobile, dans la même attitude, sans quun pli de sa robe fît un mouvement. Quand enfin il bougea, pour découvrir le précieux sang, pour mettre ses mains sur lautel, et pour adorer, cétait comme si une statue sétait brusquement animée ; et le servant en éprouva comme un choc douloureux.
Ordinairement, après la messe du pape, celui-ci avait coutume dassister à une seconde messe, dite par son chapelain ; mais, ce jour-là, aussitôt que les vêtements sacrés furent déposés, lun après lautre, dans larmoire de bois, Sylvestre se tourna vers son compagnon :
Mon père, dit-il doucement, allez tout de suite sur le toit, et dites au cardinal de se préparer ! Je vais venir dans cinq minutes.
Sans faute, ce serait une journée de sirocco ! songea le prêtre, en arrivant sur le toit plat. Au-dessus de lui, au lieu du bleu clair quil voyait tous les jours à cette heure matinale, sétendait un ciel dun jaune pâle et qui sassombrissait même jusquau brun, à lhorizon. Thabor, devant lui, apparaissait lointain, obscur, vu à travers une impalpable atmosphère de sable ; et, dans la plaine, derrière lui, au delà de la tache blanche de Naïm, rien nétait visible que les contours pâles des pointes des hauteurs, contre le ciel. En outre, même dès cette heure matinale, lair était pesamment chaud et irrespirable, coupé seulement par la soulevée lente dune brise du sud-ouest, qui, soufflant à travers des lieues sans nombre de sable, de plus loin encore que lÉgypte, recueillait toute la chaleur de lénorme continent privé deau, et venait la verser sur ce pauvre coin de terre. Le Carmel, lui aussi, lorsque le prêtre se retourna, était baigné, à la base, dune brume à demi sèche et à demi humide, au-dessus de laquelle sa longue tête de taureau surgissait avec un air de défi, contre lhorizon. La table, au toucher, était singulièrement sèche et chaude ; et le prêtre songeait que, avant midi, il deviendrait impossible de mettre la main sur les appareils dacier. Il pressa le levier et attendit ; il pressa de nouveau et attendit de nouveau. Puis vint la sonnerie de réponse ; et, à travers les vingt lieues dair, le prêtre télégraphia que la présence du cardinal était exigée immédiatement. Une minute ou deux passèrent ; puis après un autre tintement, une ligne vint simprimer sur la nouvelle feuille blanche :
« Me voici ! Est-ce Sa Sainteté ? »
Le prêtre sentit une main sur son épaule, se retourna, et vit Sylvestre, vêtu de blanc et la tête entourée dun capuchon, debout derrière sa chaise :
Dites-lui que oui ! demandez-lui sil y a dautres nouvelles !
Le pape revint sasseoir près de la table ; et bientôt le prêtre, avec une excitation croissante, lui lut la réponse :
« Je suis accablé de questions. Bien des fidèles sattendent à ce que Votre Sainteté lance un défi public. Mes secrétaires ne savent pas où donner de la tête ; depuis quatre heures. Lanxiété universelle parait indescriptible. Tout le monde dit que quelque chose doit être fait immédiatement !
« Est-ce là tout ? » demanda le pape.
De nouveau, le prêtre lut la réponse :
« Oui et non. Décidément, la chose est vraie, le décret va être mis en vigueur aussitôt. Il y aura, de tous côtés, un nombre incalculable dapostasies. Tout le monde est davis que Votre Sainteté doit agir.
« Bien ! » murmura le pape, de sa voix officielle. « Et maintenant, Éminence, écoutez bien ! »
Puis il resta silencieux, un long moment, les doigts rejoints sous le menton, tout à fait comme le prêtre lavait vu à la messe. Enfin, il parla :
« Nous avons décidé de nous placer sans réserve entre les mains de Dieu. La prudence humaine ne peut plus et ne doit plus nous retenir. Nous vous commandons de communiquer notre désir, avec toute la discrétion possible, et sous le secret le plus rigoureux, aux personnes suivantes, mais à elles seulement. Pour ce service, vous emploierez des messagers pris dans lordre du Christ Crucifié : deux pour chaque message, qui, sous aucun prétexte, ne devra être consigné par écrit. Vous aurez ainsi à prévenir les membres du Sacré Collège, au nombre de douze ; les métropolitains et patriarches du monde entier, au nombre de vingt-deux, et les quatre généraux des ordres religieux, la Société de Jésus, les frères, les moines ordinaires et les moines contemplatifs. Ces personnes, au nombre de trente-huit, avec le chapelain de Votre Éminence qui remplira les fonctions de notaire, et mon propre chapelain, qui lassistera, donc quarante en tout, auront à se trouver ici, dans notre palais de Nazareth, pas plus tard que la veille de la Pentecôte. Car Nous ne voulons point décider les mesures nécessaires à prendre, par rapport au décret nouveau, avant davoir entendu dabord les avis de nos conseillers, et de leur avoir fourni une occasion de communiquer librement lun avec lautre. Ainsi, ces paroles, telles que Nous venons de les dire, auront à être transmises à toutes les personnes que Nous avons nommées ; et Votre Éminence les informera, en outre, que nos délibérations noccuperont pas plus de quatre jours.
« Pour ce qui est de lapprovisionnement du concile, et des autres détails de ce genre, Votre Éminence voudra bien nous envoyer, dès aujourdhui, le chapelain dont Nous avons parlé, afin que, avec notre propre chapelain, il soccupe aussitôt des préparatifs.
« Enfin, à tous ceux qui ont demandé des instructions explicites en présence du nouveau décret, veuillez communiquer cette unique phrase, et rien de plus :
« Ne perdez point votre foi, qui aura une grande récompense ! Car, encore un petit instant, et Celui qui doit venir viendra, et sans délai. Sylvestre lévêque, serviteur des serviteurs de Dieu. »
CHAPITRE III
I
Le vendredi soir, aussitôt que les plénipotentiaires furent sortis de la salle du conseil, à Westminster, Olivier Brand se prépara à rentrer chez lui ; car leffet quallait produire, sur le monde, la nouvelle décision prise linquiétait moins que celui quelle allait produire sur sa femme. Ce changement profond, quil constatait maintenant dans toute la personne de Mabel, il en faisait remonter lorigine jusquà ce jour de lautomne précédent où le Président du Monde avait, pour la première fois, exposé lensemble de sa politique, et les mesures de rigueur que celle-ci comportait inévitablement. Olivier lui-même avait bientôt fini par consentir à cette politique, sinon par lapprouver entièrement ; peu à peu, à force davoir à la défendre devant le public, en sa qualité dorateur favori du peuple, il en était venu à se convaincre de sa nécessité ; mais Mabel, au contraire, toute de suite et pour toujours, sétait montrée absolument obstinée dans sa désapprobation.
La pauvre Mabel semblait, positivement, être tombée dans une sorte de folie. Lorsque, dabord, elle avait eu connaissance de la déclaration de Felsenburgh, elle avait refusé dy croire, sappuyant sur le souvenir, encore tout proche, de la façon dont le Président, à lAbbaye, avait blâmé les meurtres des chrétiens et proclamé son respect de la vie humaine. Mais, ensuite, quand aucun doute navait plus été permis, et que Mabel avait dû admettre que Felsenburgh avait déclaré possible léventualité dune suppression radicale de tous les croyants au surnaturel, il y avait eu une scène affreuse entre la jeune femme et son mari. Elle avait dit quon lavait trompée, que lespérance du monde était une monstrueuse moquerie ; que le règne de la paix universelle était aussi éloigné que jamais, et plus éloigné que jamais, de son avènement ; et que Felsenburgh avait trahi ses engagements et rompu sa parole. Oui, la scène avait été affreuse ; Olivier, à présent encore, tâchait à en effacer le souvenir de son esprit. Puis, peu à peu, Mabel avait paru se calmer ; mais tous les arguments quil lui avait débités, avec une patience et une habileté extrêmes, avaient manifestement échoué à produire le moindre effet. Elle sétait plongée dans le silence, lui répondant à peine quelques mots quand il lavait pressée. Une seule chose semblait lémouvoir : cétait lorsque son mari lui parlait de Felsenburgh. Olivier avait dû se consoler en songeant que sa femme, tout compte fait, nétait quune femme, un être faible, à la merci dune personnalité vigoureuse, mais échappant à toute prise de la logique ; et, malgré cette consolation, le désappointement quil avait éprouvé lui avait été cruel. Pourvu, au moins, que le temps réussît à la rendre plus sage !
Dautre part, le gouvernement de lAngleterre avait recouru, très vite, à des procédés très intelligents et très adroits pour rassurer tous ceux qui, comme Mabel, étaient tentés de reculer devant linévitable logique de la politique nouvelle. Une armée dorateurs avaient parcouru les villes et les provinces, défendant et expliquant ; la presse avait travaillé avec une activité extraordinaire à convaincre lopinion ; et lon pouvait bien dire quil ny avait pas une seule personne, parmi les millions des habitants de lAngleterre, dont les scrupules et les objections neussent été directement prévus, raisonnés et réfutés, suivant lesprit du gouvernement.
En résumé, et abstraction faite de toute rhétorique, voici quels étaient les arguments invoqués en faveur de cette politique, arguments qui, sans aucun doute, dans un très grand nombre de cas, avaient eu pour effet dapaiser la surprise et la révolte des âmes sentimentales.
On taisait remarquer, dabord, que, pour la première fois dans lhistoire du inonde, la paix était devenue une réalité universelle. Il ne restait plus un seul État, si petit ou si lointain quil tût, dont les intérêts ne fussent identiques à ceux de lune des trois divisions du monde à qui cet État se rattachait ; et ce premier degré de lhumanisation définitive sétait accompli depuis environ un demi-siècle déjà. Mais le second degré, la réunion de ces trois divisions en un même tout, résultat infiniment supérieur au précédent, puisque les intérêts en conflit étaient incalculablement plus considérables, cette oeuvre-là avait été accomplie par une seule personne, qui avait brusquement émergé de lhumanité à linstant même où un rôle comme celui quelle avait joué sétait trouvé nécessaire. Et, dans ces conditions, étant donnée lénormité du bienfait conféré aux hommes par ce personnage, ce nétait point, certes, demander beaucoup que dexiger que tous les hommes approuvassent sa volonté, son jugement, dans une matière où, de la façon la plus évidente, il ne sagissait encore que de leur salut. Ainsi ce premier argument était un appel à la confiance du coeur.
Le second grand argument sadressait à la raison. La persécution, comme le reconnaissaient tous les esprits éclairés, était la méthode employée par une majorité dhommes cruels et ignorants, qui désiraient imposer, de force, leurs opinions à une minorité se refusant à adopter spontanément ces opinions. Le caractère particulier de malveillance de la persécution, telle quelle avait existé dans le passé, navait point consisté dans lemploi de la force, mais dans labus quon en avait fait. Quun royaume quelconque, par exemple, voulût dicter ses opinions religieuses à une minorité de ses membres, cétait là une tyrannie intolérable ; car aucun État ne possédait le droit démettre des lois universelles, pendant que son voisin était libre den émettre dautres, tout opposées. Cette forme de persécution nétait, au fond, que lindividualisme national, cest-à-dire une hérésie plus désastreuse encore, pour le bien-être commun du monde, que lindividualisme personnel. Mais, avec lavènement de la communauté universelle des intérêts, la situation avait entièrement changé. Lunique personnalité totale de la race humaine sétait substituée à lincohérence des personnes séparées ; et, avec cette unification, qui pouvait être comparée à un passage de ladolescence à la maturité, une série absolument nouvelle de droits avait pris naissance. La race humaine était désormais une seule et même entité, avec une responsabilité suprême envers soi ; et il ne pouvait plus être question, maintenant, daucun de ces droits privés, qui, certainement et légitimement, avaient existé durant la période antérieure. Lhomme, à présent, possédait une domination souveraine sur chacune des cellules qui composaient ce que lon pourrait appeler son corps mystique ; et, lorsque lune de ces cellules agissait au détriment du reste du corps, les droits de lensemble étaient illimités.
Et puis, il ny avait au monde quune seule religion dont lexistence fût dangereuse, par la prétention quelle manifestait à une autorité universelle ; la religion catholique. Les sectes de lOrient, dont chacune gardait son individualité propre, nen avaient pas moins trouvé, dans lHomme nouveau, lincarnation de leur idéal, et, par conséquent, sétaient soumises à la suprématie du grand corps total dont il était la tête. Mais la religion catholique, elle, avait pour essence la trahison contre la véritable idée de lhomme. Les chrétiens déféraient leurs hommages à un Être surnaturel imaginaire qui, daprès ce quils affirmaient, non seulement était supérieur au monde, mais avait encore sur le monde un pouvoir transcendant. De sorte que les chrétiens, délibérément, se retranchaient de ce corps total, dont, de par leur génération humaine, ils avaient fait partie. Ils étaient comme des membres morts, se soumettant à la domination dune force extérieure autre que celle qui aurait pu les faire vivre ; et, par cet acte même, cétait le corps tout entier quils mettaient en danger. Il ne sagissait point de supprimer leur folle croyance à la fable insensée de lincarnation. Cette croyance, on aurait parfaitement pu la laisser mourir de sa propre mort ; mais le refus des chrétiens de puiser leur vie à la source commune, voilà quel était leur crime, le véritable et seul crime qui méritât encore dêtre appelé de ce nom ! Car, quétaient le vol, lescroquerie, le meurtre, ou même lanarchie, en comparaison de ce délit monstrueux ? Toutes ces fautes, à coup sûr, endommageaient le corps de lhumanité ; mais elles ne la frappaient pas au coeur. Elles faisaient souffrir des individus, et, à ce titre, devaient être empêchées ; mais elles ne compromettaient point la vie de lensemble. Seul, le christianisme avait en soi un poison mortel. Chaque cellule qui en devenait infectée voyait se détruire, en elle, la fibre qui la rattachait à la grande source de vie. Le crime suprême de haute trahison contre lhomme, cette religion seule le commettait ; et nul autre remède adéquat ne pouvait convenir, contre elle, que sa complète suppression de la surface du monde.
Tels étaient les principaux arguments adressés à cette section de lhumanité qui avait, dabord, risqué de prendre alarme des mesures proposées, ou plutôt simplement déclarées possibles, par le Président ; et leur succès avait été merveilleux. Il va sans dire que, dailleurs, leur contenu logique avait été revêtu dune extrême variété de costumes, doré de rhétorique, animé de passion ; et il avait produit son effet si rapidement que, quelques mois après, dans des communications officieuses, Felsenburgh avait pu annoncer son intention de faire voter bientôt une loi qui pousserait à ses conclusions nécessaires le système politique exposé par lui.
Et, maintenant, cela même venait dêtre accompli.
II
Olivier, en rentrant chez lui, monta aussitôt dans la chambre de Mabel : il ne voulait point quelle apprit la nouvelle dautre part que de lui. Mais la jeune femme était absente, et les domestiques dirent à son mari quelle était sortie, déjà, depuis plus dune heure.
Ceci le déconcerta considérablement. Le décret avait été signé une demi-heure auparavant, et, en réponse à une question de lord Pemberton, lassemblée avait déclaré quil ny avait plus désormais aucun motif de secret, de sorte que la décision pouvait être immédiatement communiquée à la presse. Cétait pour ce motif quOlivier sétait empressé de rentrer chez lui, afin dêtre le premier à informer Mabel ; et voici quelle était sortie, et que, dune minute à lautre, les affiches risquaient de lui apprendre le grand événement !
Il se sentait extrêmement mal à laise ; mais, pendant une heure encore, ou plus longtemps, un sentiment de honte lempêcha dagir. Puis il appela de nouveau la femme de chambre pour linterroger ; mais on ne savait rien des intentions de Mabel. peut-être était-elle allée à léglise voisine ; elle ne le faisait plus que rarement, depuis plusieurs mois, mais, jadis, elle lavait fait presque chaque jour. Olivier envoya la domestique à léglise ; et lui-même sassit auprès de la fenêtre, dans la chambre de sa femme, considérant tristement la vaste étendue des toits, dans la lumière dorée du soleil couchant, qui, ce soir-là, lui semblait offrir un aspect tout à fait extraordinaire. Le ciel navait point cette teinte dor pur quil avait eue, chaque nuit, durant la semaine précédente ; on y distinguait des nuances roses, qui sétendaient sur la voûte entière, aussi loin quOlivier pouvait voir, du levant au couchant. Il songeait machinalement à ce quil avait lu, lautre jour, dans les journaux, sur détranges modifications survenues dans latmosphère, en certaines régions de lAsie. La veille, il y avait eu de terribles tremblements de terre en Amérique ; et, le matin même, une sorte de cyclone prodigieux avait détruit plusieurs villes des pays scandinaves. Il se demandait si quelques rapports singuliers nexistaient pas entre cet aspect inaccoutumé du ciel et... Mais tout à coup sa pensée revint à Mabel.
Cinq minutes après, il eut enfin le soulagement infini dentendre son pas léger, dans lescalier ; et il se leva pour aller au-devant delle.
Quelque chose, sur le visage de la jeune femme, lui révéla quelle savait tout. Elle se tenait, au reste, toute droite, avec une raideur inaccoutumée, et ses traits étaient plus pâles que jamais. On ny lisait aucune colère, cependant, ni rien dautre quun désespoir immense et une résolution immuable. Ses lèvres montraient une ligne toute droite, et ses yeux, sous son large chapeau blanc, semblaient étrangement contractés. Et elle restait là, ayant refermé la porte derrière elle, sans faire aucun mouvement vers son mari.
Est-ce vrai ? demanda-t-elle.
Olivier prit une longue aspiration, et se rassit.
De quoi veux-tu parler, ma chérie ?
Est-ce vrai, reprit-elle, que tous les hommes vont être interrogés sur leur croyance en Dieu, et tués sils avouent cette croyance ?
Olivier humecta ses livres desséchées.
Tu emploies des termes bien durs ! Toute la question est de savoir si le monde a le droit...
Mais elle linterrompit, dun vif mouvement de tête.
Et cest vrai ! Et tu es signé cela ?
Ma chérie, je te supplie de ne pas faire de scène ! Je suis à bout de forces ! et je ne répondrai à ta demande quaprès que tu auras écouté ce que jai à te dire !
Bien, dis-le !
Assieds-toi dabord !
Mais elle dit non, dun geste muet.
Comme tu voudras !... Eh ! bien voici la vérité ! Le monde, à présent, est un, et non plus divisé. Lindividualisme est mort. Il a cessé de vivre lorsque Felsenburgh est devenu président du. monde. Tu ne peux pas être sans te rendre compte que des conditions absolument nouvelles existent, à présent, qui ne ressemblent à rien de ce quil y a eu jusquici ! Tu sais tout cela aussi bien que moi.
De nouveau le même petit signe dimpatience.
Non, il faut que tu me fasses le plaisir de mécouter jusquau bout ! dit-il, dun ton las.
Eh bien, maintenant que tout cela sest produit, le monde doit adopter une morale nouvelle : cest exactement comme un enfant qui parvient à lâge de raison. Et, par conséquent, nous sommes obligés de veiller à ce que le progrès puisse continuer, à ce quil ny ait point de recul... à ce que tous les membres soient en bonne santé. « Si votre main vous offense, coupez-la ! » disait leur Jésus : cest exactement ce que nous disons... Or, lorsque quelquun affirme quil croit en Dieu, car je doute fort quil puisse se trouver quelquun pour y croire réellement, ou même pour comprendre ce que cela signifie, mais le fait seul de dire quon croit en Dieu, cest le pire des crimes concevables désormais ; cest un crime avéré de haute trahison. Et, cependant, il ne sagit nullement demployer la violence : tout se passera de la façon la plus douce et la plus compatissante. Toi-même, toujours, tu as approuvé nos institutions deuthanasie ! Eh bien, cest à ces procédés, et aux plus charitables, que lon aura recours...
Une fois de plus, elle fit un petit mouvement avec sa tête. Le reste de son corps était comme une statue.
Est-ce bien utile que tu me dises tout cela ? demanda-t-elle.
Olivier sursauta : il ne pouvait supporter laccent, trop dur, de sa voix.
Mabel, mon trésor aimé !...
Pour un instant, les lèvres de la jeune femme frémirent, et puis, de nouveau, elle le regarda avec des yeux de glace.
Non, je tassure, dit-elle ; tout cela est inutile ! Et, ainsi, tu as signé ?
Olivier eut une sensation atroce de désespoir en levant les yeux sur elle ; il aurait infiniment préféré la voir révoltée, furieuse et pleurante.
Mabel ! sécria-t-il.
Donc, tu as signé ?
Jai signé ! dit-il enfin.
Elle se retourna, et fit un pas vers la porte ; mais il sélança sur elle.
Mabel, où vas-tu ?
Et alors Mabel, pour la première fois de sa vie, mentit à son mari, pleinement et résolument.
Je vais me reposer un peu, dit-elle. Je te reverrai tout à lheure, à souper !
Il hésitait encore à la laisser partir ; mais il rencontra son regard, bien pâle en vérité, mais si honnête et si pur quil en fut consolé.
Très bien, ma chérie !... seulement, je ten conjure, Mabel, essaie de comprendre !
Une demi-heure plus tard, il descendit pour le souper, armé de logique, mais, aussi, enflammé démotion. Les arguments quil allait exposer à sa femme lui semblaient, à présent, dune force irrésistible ; étant données les prémisses que tous deux avaient acceptées, et sur qui tous deux avaient fondé leur vie, la conclusion était, simplement, nécessaire et fatale.
Il attendit une minute ou deux ; puis, ne voyant pas arriver Mabel, il prit le tube qui communiquait avec loffice.
Où est Mme Brand ? demanda-t-il.
Il y eut un instant de silence, après quoi vint la réponse :
Madame est sortie, il y a une demi-heure, monsieur ! Je pensais que monsieur en était informé !
III
Ce même soir, M. Francis était très occupé, dans son bureau, des détails de la grande fête de la Solidarité qui allait être célébrée le 1er juillet. On avait décidé dapporter quelques modifications au rituel de lannée précédente ; et le grand cérémoniaire avait à coeur que cette fête prochaine lui fît le même honneur que toutes les autres.
Et ainsi, avec son modèle devant lui, une petite reproduction en carton de lintérieur de lAbbaye, avec de minuscules figures de bois pouvant être transportées dun endroit à lautre, il était en train dajouter, de sa fine et précise écriture ecclésiastique, des notes marginales sur son exemplaire de lOrdre des Cérémonies.
Aussi, lorsque le portier de la maison, quelques minutes après vingt et une heures, lui téléphona quune dame désirait le voir, il répondit, dune façon plutôt brusque, que cétait impossible. Mais le timbre du téléphone retentit de nouveau, et, à sa question impatientée, la réponse fut que cétait Mme Brand qui était en bas, qui, dailleurs, ne demandait pas plus de dix minutes dentretien. Ceci changeait complètement la situation. Olivier Brand était un personnage considérable, et sa femme, par contrecoup, en était un autre. M. Francis, avec mille excuses, ordonna quon la conduisît à son appartement.
Elle paraissait très calme, ce soir-là, se dit-il, en lui serrant la main. Elle avait abaissé son voile, de sorte quil ne pouvait pas bien distinguer son visage ; mais sa voix lui paraissait avoir perdu sa vivacité ordinaire.
Je regrette infiniment de vous déranger, monsieur Francis ! dit-elle. Je désirerais, simplement, vous poser une ou deux questions !
Il lui sourit, dun sourire encourageant.
M. Brand, sans doute ?...
Non, dit-elle, ce nest pas M. Brand qui menvoie ; je viens pour une affaire qui mest strictement personnelle. Vous comprendrez mes raisons tout à lheure ! Je commence aussitôt, car je sais combien vos minutes sont précieuses !
Il songea que tout cela avait une tournure un peu singulière ; mais, évidemment, il allait comprendre bientôt.
Dabord, dit-elle, je crois que vous avez connu le P. Franklin ? Il est devenu cardinal, nest-ce pas ?
M. Francis, avec un sourire, répondit affirmativement.
Et savez-vous sil vit encore ?
Non, dit-il. Le P. Franklin est mort. Il était à Rome lorsque cette ville a été détruite. Un seul de tous les cardinaux a pu séchapper, Steinmann, qui a été pendu à Hambourg, quelque temps après...
Eh ! bien, monsieur, voici une question que jai à vous poser, faute de pouvoir la poser à ce P. Franklin, quelle aurait touché de plus près, en sa qualité de fidèle catholique ! Jy ai un intérêt particulier, que je ne peux pas vous expliquer, mais qui... Enfin, voici ma question : pourquoi les catholiques croient-ils en Dieu ?
Lex-prêtre fut si saisi quil se redressa en sursaut, et leva sur la jeune femme un regard stupéfait.
Oui, reprit-elle tranquillement, je sais que ma question doit vous paraître bizarre ! Mais...
Elle parut hésiter un instant, et puis prendre son parti :
Voilà, dit-elle, je vais tout vous dire ! Le fait est que jai une amie qui est... qui est très en danger, de par cette loi nouvelle. Je voudrais infiniment pouvoir discuter avec elle et la ramener à la raison ; mais elle met une obstination insensée à me cacher ses sentiments, de sorte que je ne puis arriver à savoir sur quoi elle les fonde. Et comme vous êtes, désormais, le seul prêtre que je connaisse, je veux dire le seul homme ayant été un prêtre, maintenant que le P. Franklin nexiste plus, jai pensé que vous ne refuseriez pas de me renseigner !
Sa voix était parfaitement naturelle, sans lombre dune hésitation ni dun embarras.
M. Francis changea sa mine étonnée en un sourire fin et frotta doucement ses mains lune contre lautre.
Ah ! je comprends ! dit-il. Eh ! bien, cest que la question est très vaste. Est-ce que demain, par exemple ?...
La réponse la plus courte me suffirait ; mais il est dimportance absolue que je sois renseignée tout de suite ! La nouvelle loi, comme vous le savez, entre en vigueur...
Il sinclina.
Eh ! bien, dit-il, pour résumer la chose en deux mots, voici ce qui en est : les catholiques prétendent que Dieu peut être perçu par la raison humaine, et que, de la disposition de ce monde, ils peuvent déduire quil doit y avoir eu un créateur et un directeur, un Esprit surnaturel, comprenez-vous ? Et puis, ils disent quils peuvent encore en déduire plusieurs autres choses, au sujet de ce Dieu, et notamment quil est Amour, à cause du bonheur...
Et la souffrance ? interrompit-elle.
Il sourit de nouveau.
Eh ! oui, cest là le point, cest là le point faible !
Mais, enfin, que disent-ils à ce sujet ?
Eh ! bien, ils disent que la souffrance est le résultat du péché !
Et le péché ? Cest que, voyez-vous, monsieur Francis, je ne sais absolument rien de tout cela !
Le péché, ce serait la révolte de la volonté humaine contre Dieu !
Et quest-ce quils entendent par là ?
Ils disent que Dieu voulait être aimé de ses créatures, et quainsi il les a faites libres ; car, sans cela, elles nauraient point pu laimer réellement. Mais, si elles sont libres, cela signifie quelles peuvent, à leur gré, refuser daimer Dieu et de lui obéir. Et cest cela, précisément, que lon appelle le péché. Vous voyez, maintenant, quelles absurdités...
Elle fit un léger mouvement de tête.
Oui, oui, mais je voudrais arriver vraiment à connaître tout ce que pensent ces catholiques !... Et alors, cest tout ?
Oh ! non, certes ! sécria M. Francis, avec un sourire plus gros. Cela, cest simplement ce quils appellent la religion naturelle ; mais ils croient bien dautres choses encore !
Quelles choses ?
Je vous assure, madame, quil mest tout à fait impossible de vous exposer cela en quelques mots ! Mais, par exemple, ils croient que Dieu est devenu homme, pour les sauver du péché en mourant...
En souffrant pour eux, sans doute ?
Oui, en souffrant et en mourant pour eux. Au fait, ce quils appellent lincarnation est le centre même de toutes leurs croyances. Tout le reste en découle. Et je dois avouer que, une fois que lon vient à admettre cette incarnation, je dois avouer que tout le reste en découle nécessairement, tout, jusquaux scapulaires et à leau bénite !...
Hélas ! monsieur Francis, je ne comprends rien à toutes ces choses !
Le sourire du grand cérémoniaire se nuança dindulgence.
Je vous crois sans peine ! dit-il. Tout cela est dune folie extravagante ! Et cependant, voyez-vous, il y a eu un temps où jy ai cru moi-même.
Mais cest contraire à la raison ! dit-elle.
Il eut un petit geste ambigu.
Oui, dit-il, en un sens, cela est entièrement contraire à la raison ; mais, en un autre sens...
Soudain, elle se pencha en avant, de tout son corps, et il put apercevoir léclat enflammé de ses yeux, sous son voile blanc.
Ah ! dit-elle, presque sans souffle. Voilà justement ce que je désirais apprendre ! Oui ! dites-moi comment ils se justifient de croire à de telles doctrines !
Il se tut un moment et parut réfléchir.
Eh ! bien, dit-il lentement, autant que je puisse me rappeler, ils disent quil y a encore dautres facultés à côté, et même au-dessus, de celles de la raison. Ils disent, par exemple, que parfois le coeur découvre des choses que la raison ne voit pas, des intuitions comprenez-vous ? Ainsi, ils disent que toutes les choses telles que le sacrifice de soi môme, et lhonneur, et même lart, que tout cela provient du coeur ; que la raison ny intervient quensuite, dans les règles du métier artistique, par exemple, mais quelle ne peut pas les prouver et quelles sont absolument au-dessus delle.
Il me semble que je comprends.
Eh ! bien, ils disent que la religion est, elle aussi, lune de ces choses-là, ce qui revient, en dautres termes, à reconnaître quelle est simplement affaire démotion.
De nouveau, il sinterrompit comme sil avait limpression davoir été injuste.
En fait, non, ils ne disent pas absolument cela, encore que ce soit la pure vérité. Mais, en un mot...
Eh bien ?
En un mot, ils disent quil y a quelque chose qui sappelle la foi, une sorte de conviction profonde qui ne ressemble à rien dautre, une grâce surnaturelle que Dieu est supposé accorder à ceux qui la désirent, à ceux qui prient pour lobtenir, et qui mènent des vies bonnes, et ainsi de suite...
Et, donc, cette foi ?...
Cette foi, agissant sur ce quils appellent les témoignages, cette foi les rend absolument certains quil y un Dieu, quil sest fait homme, etc., et tout le reste, jusquà lÉglise dans ses moindres détails. Et ils disent encore que cela est prouvé pratiquement par leffet que leur religion a produit dans le monde, et par la manière dont elle explique à lhomme sa propre nature. Au fond, voyez-vous, ce nest rien de plus quun cas dautosuggestion !
Il lui sembla entendre un soupir. Il sarrêta brusquement.
Tout cela est-il un peu plus clair pour vous, à présent, madame Brand ?
Je vous remercie infiniment, dit-elle ; cest beaucoup plus clair, à présent !... Et... et cest bien vrai que dinnombrables chrétiens sont morts pour cette foi, telle quelle est ?
Oh ! oui ! des milliers et des milliers ! Tout à fait comme les mahométans ont fait pour leur foi à eux !
Les mahométans croient en Dieu, eux aussi, nest-ce pas ?
Ils y croyaient, en tout cas, et peut-être en reste-t-il encore quelques-uns pour y croire aujourdhui. Mais fort peu : tout le reste est devenu « ésotérique », comme ils disent !
La jeune femme ne répondit rien, et M. Francis eut tout le loisir de songer à ce que son attitude avait de singulier. Il se dit que, certes, elle devait être bien attachée à cette amie chrétienne quelle désirait convertir.
Puis elle se leva, et il se leva avec elle.
Encore mille fois merci, monsieur Francis !... Il ne faut pas que je vous interrompe dans votre travail !
Il laccompagna vers la porte ; mais, après avoir fait quelques pas, elle sarrêta.
Et vous, monsieur Francis, vous avez été élevé dans toutes ces croyances : est-ce que, parfois, elles vous reviennent ?
Il sourit, de nouveau.
Ma foi, non, dit-il, jamais, si ce nest comme un rêve !
Et comment expliquez-vous cela ? ou plutôt, comment vos anciens compagnons, les catholiques, expliqueraient-ils cela ?
Ils diraient que jai abandonné la lumière, que la foi sest retirée de moi !
Et vous ?
Il réfléchit un moment.
Moi ? Je me dirais que je me suis imposé une autosuggestion plus forte dans un autre sens. Voilà tout !
Je comprends !... Bonne nuit, monsieur Francis !
Elle ne voulut point le laisser descendre avec elle dans lascenseur ; et, ainsi, quand il eut vu la cage de fer sabaisser, doucement et sans bruit, au-dessous du palier, il sen retourna à son modèle de lAbbaye et aux petits bonshommes de bois. Mais, avant de recommencer à les faire marcher, longtemps il resta assis, les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vide.
CHAPITRE IV
I
Une semaine après, Mabel séveilla à laube et, dans les premiers instants, elle oublia où elle se trouvait. Elle prononça même, tout haut, le nom dOlivier, en promenant un regard surpris autour de la chambre. Puis, tout à coup, elle se rappela, et resta immobile.
Cétait déjà le huitième jour quelle passait dans ce refuge : son temps dépreuve était fini ; ce jour-là, elle allait être libre de faire ce pourquoi elle était venue. Le samedi de la semaine précédente, elle avait subi lexamen privé, devant un magistrat spécial, à qui elle avait confié, sous les conditions habituelles de secret absolu, son nom, son âge, son adresse, ainsi que les motifs quelle avait pour demander lapplication de l« euthanasie ». Elle avait choisi Manchester, comme un endroit assez éloigné et une ville assez grande pour la mettre à labri des recherches dOlivier ; et le fait est que son secret avait été admirablement gardé. Aucun indice nétait venu lui révéler que son mari eût la moindre connaissance de ses intentions ; mais, au reste, elle savait que, dans les cas de ce genre, la police était tenue de prêter assistance aux fugitifs. Dans le nouveau monde socialiste, lindividualisme avait encore conservé ce dernier droit : les personnes fatiguées de la vie étaient autorisées à sortir de la vie sans empêchement. Et quant à savoir pourquoi elle avait choisi ce moyen-ci pour en sortir, cest parce que tout autre moyen lui avait paru impossible. Le couteau exigeait, à la fois, de ladresse et de la résolution ; les armes à feu étaient hors de sa portée ; et les nouveaux règlements de police rendaient plus difficile que jamais lachat dun poison. Et puis, en outre, elle désirait sérieusement mettre à lépreuve ses intentions et bien sassurer quil ny avait pas dautre issue pour elle.
Or, de cela, elle était plus certaine que jamais. La pensée de la mort lui était venue, pour la première fois, dans latroce souffrance que lui avait causée léclat de cruauté dun certain soir de décembre. Puis cette idée sen était allée, balayée surtout de son esprit par la pensée que, en effet, lhomme restait encore capable de retours en arrière.
Mais ensuite, une fois de plus, lidée lui était revenue, comme un fantôme glacé et irrésistible, dans le clair jaillissement de lumière projeté sur elle par la déclaration de Felsenburgh. Depuis lors, le fantôme sétait installé à demeure chez elle ; mais elle lui avait résisté, espérant, contre tout espoir, que la déclaration du Président ne se traduirait pas en acte, et tâchant à loublier, sauf à se révolter, par instants, contre son horreur. Mais le fantôme navait, jamais plus, voulu séloigner ; et enfin, lorsque la théorie politique sétait changée en une loi délibérée, Mabel, résolument, avait cédé à son appel. Il y avait maintenant huit jours de cela ; et sa décision, durant cette semaine, navait pas chancelé un seul moment.
Cependant, elle avait, désormais, cessé de condamner. La logique lavait réduite au silence. Tout ce quelle savait était quelle-même, pour son compte, ne pouvait pas supporter cela ; quelle sétait trompée et avait mal compris la foi nouvelle ; et que, pour elle, quoi quil en fût des autres, il ny avait absolument aucune espérance...
Ces huit jours, requis par la loi, sétaient passés très tranquillement. Elle avait emporté avec elle assez dargent pour entrer dans une de ces maisons particulières dont linstallation, luxueuse et commode, correspondait à ses habitudes ; les soeurs gardiennes avaient été aimables et pleines de sympathie, elle navait eu à se plaindre de rien.
Sans doute, elle avait dû un peu souffrir de réactions inévitables. La seconde nuit après son arrivée, notamment, avait été affreuse : pendant quelle gisait, dans lobscurité brûlante de sa chambre, tout son être sensible avait protesté et sétait débattu contre la destinée que sa volonté lui imposait. Cet être avait réclamé les choses familières, la promesse de nourriture, et dair respirable, et de commerce humain ; il sétait tordu dhorreur devant labîme noir vers lequel il était entraîné ; et, dans cette angoisse épouvantable, la jeune femme navait retrouvé la paix que lorsquune voix plus profonde lui avait murmuré, avec un accent surnaturel de certitude, que la mort nétait pas la fin absolue. Et puis, avec la lumière du matin, la santé était revenue ; la volonté avait reconquis sa maîtrise et, du même coup, avait écarté lespérance secrète dune continuation de la vie. Plus tard, elle avait eu à souffrir, deux ou trois fois, dune peur plus concrète : le souvenir lui était revenu de ces révélations scandaleuses qui, dix ans auparavant, avaient convulsé lAngleterre et amené létablissement de refuges tels que celui-ci, sous la surveillance du gouvernement. On avait découvert que, durant de longues années, dans les grands laboratoires de vivisection, des expériences avaient été faites sur des sujets humains, sur des personnes qui, ainsi quelle-même, sétaient séparées du monde, et à qui, dans des maisons deuthanasie privées, on avait administré des gaz suspendant la vie, au lieu de la détruire... Mais cela encore avait passé, avec lavènement de la lumière. Le système nouveau rendait de telles choses impossibles, au moins en Angleterre et dans beaucoup dautres pays ; car il restait des pays où le sentiment était plus faible et la logique plus impérieuse ; et, puisque aussi bien, il était prouvé que les hommes nétaient que des animaux...
Enfin, il y avait eu, durant cette semaine dépreuve, un inconvénient physique : la chaleur intolérable des jours et des nuits. Les savants affirmaient quun courant de chaleur, absolument inattendu, venait de se produire ; et des douzaines de théories avaient été émises, dont le bruit été arrivé jusque dans la retraite de Mabel, et qui, toutes, se contredisaient réciproquement. Et la jeune femme songeait quil était humiliant de voir ainsi accablés et vaincus des hommes qui faisaient profession davoir pris la terre sous leur charge. Sans compter que, naturellement, cette condition anormale de latmosphère avait été accompagnée de désastres : un peu partout, il y avait eu des tremblements de terre dune violence prodigieuse ; une tempête, en Amérique, avait détruit, dun seul coup, trente-deux cités ; plusieurs îles avaient disparu ; et linquiétant Vésuve semblait se préparer pour un dénouement de son aventureuse carrière. Mais lexplication de toutes ces choses, personne ne la connaissait. Il y avait eu un homme assez arriéré pour dire quun cataclysme devait sêtre produit au centre de la terre ; et Mabel se rappelait que sa nourrice lui avait parlé dun feu qui brûlerait sous la surface du globe. Au reste, tout cela ne linquiétait guère ; elle se désolait, seulement, de ne pouvoir pas sortir dans le jardin et davoir à rester, jour et nuit, dans la fraîcheur relative de sa chambre, au second étage.
Il y aurait bien eu, encore, un sujet qui laurait intéressée, à savoir leffet produit, dans le monde, par le décret nouveau ; mais la soeur gardienne ne semblait pas très bien renseignée sur ce point. Çà et là, on avait appris que des exécutions avaient été faites ; mais la loi navait pas encore été appliquée dans toute sa rigueur et les magistrats ne faisaient que commencer le recensement prescrit.
Ce matin-là, pendant quelle restait éveillée dans son lit, les yeux fixés sur les couleurs délicates du plafond, il lui sembla que la chaleur était pire que jamais. Elle crut même, dabord, quelle avait dormi trop longtemps ; mais sa montre à répétition lui dit quil était à peine quatre heures. Du moins, elle naurait plus à supporter longtemps ce supplice, car elle songeait que cétait vers huit heures que viendrait, pour elle, le moment den finir. Il y avait encore sa lettre à Olivier, qui restait à écrire, et un ou deux arrangements à terminer.
Pour ce qui était de la moralité de lacte quelle allait accomplir, cest-à-dire du rapport de cet acte avec la vie commune des hommes, là-dessus elle navait pas lombre dun doute. Elle croyait fermement, avec tout le monde désormais, que, toute terminaison de la vie, de même que celle-ci, était justifiée par la souffrance spirituelle. Il y avait un certain degré de détresse à partir duquel lindividu ne pouvait plus être nécessaire à soi-même ni aux autres ; et, dans ces conditions, la mort était lacte le plus charitable qui pût être accompli. Il est vrai que jamais, jusque-là, elle navait songé que cet état pût devenir le sien : la vie, au contraire, lavait toujours intéressée trop passionnément. Mais les choses en étaient venues à ce point, et, maintenant, la nécessité de la mort ne faisait plus question.
À plus dune reprise, durant cette semaine, le souvenir lui était revenu de sa conversation avec M. Francis. Elle avait été poussée à cette visite par un mouvement presque instinctif : elle sétait sentie prise, tout à coup, dun besoin de savoir ce quétait le parti opposé, et si le christianisme était vraiment aussi ridicule quelle lavait toujours pensé. Ridicule, elle voyait maintenant quil ne létait certainement pas, mais bien plutôt, au contraire, terriblement pathétique. Cétait un rêve merveilleux, une délicieuse fantaisie du poète. Et elle se disait que ce serait un bonheur céleste de pouvoir y croire. Mais, pour son compte, elle ne le pouvait pas. Non, un Dieu transcendant était, pour elle, une idée inconcevable, encore quelle comprît, à présent, que lidée dun homme transcendant nétait pas moins absurde.
Décidément, elle ne voyait aucune issue. La seule religion possible était celle de lhumanité ; et il se trouvait que lunique dieu était un dieu avec lequel elle ne voulait plus, ne pouvait plus, avoir rien à faire !
Elle se rappelait, aussi, la très haute opinion quelle avait eue de Felsenburgh. À coup sûr, cet homme était le plus grand quelle eût jamais vu ; et elle estimait très probable quil fût vraiment ce quelle avait cru, lincarnation de lhomme idéal, le premier produit parfait de lhumanité. Mais la logique de sa conduite était trop au-dessus delle. Car elle se rendait compte, désormais, quil avait été absolument logique, sans lombre de contradiction, en proclamant la nécessité dexterminer les chrétiens, quelques semaines après avoir blâmé la destruction de Rome. Ce quil avait blâmé, cétait la passion dun homme contre un autre, dune secte contre une autre, choses qui étaient comme le suicide dune race. Il avait dénoncé la passion, mais non point laction universelle et légale. Son décret nouveau était un acte légitime de la majorité du monde contre une infime minorité, qui menaçait le principe de la vie et de la foi. Oui, tout cela était logique et nécessaire ; et, cependant, cétait à tout cela quelle navait point la force de se résigner ! Aussi, ce quelle avait de mieux à faire était-il daccomplir son projet, le plus tranquillement possible ; après quoi, le monde, sans elle, continuerait sa marche en avant.
Elle sommeilla de nouveau, quelques instants, et fut toute surprise, en rouvrant les yeux, dapercevoir un doux visage de femme coiffé de blanc qui, penché sur elle, lui souriait.
Voici quil est six heures, ma chère enfant, le moment où vous mavez dit de venir ! Voulez-vous que je vous apporte le déjeuner ?
Mabel soupira profondément ; puis elle se redressa, dun mouvement rapide, et se prépara à sortir du lit.
II
Six heures et demie sonnaient, à la petite pendule de la cheminée, lorsque Mabel acheva décrire. Elle recueillit les feuillets quelle venait de remplir de sa large écriture, sadossa dans son commode fauteuil, et relut sa lettre.
Maison de repos n° 3, Manchester W.
« Mon Chéri,
« Mon envie mest revenue, et cette fois avec tant de force quil mest vraiment impossible de résister plus longtemps, si bien que je vais être obligée de men aller par la seule voie qui me reste ouverte. Jai eu, dailleurs, un séjour très calme et heureux, dans cette maison : tout le monde a été, pour moi, dune bonté infinie. Len-tête de ce papier, naturellement, taura fait comprendre aussitôt de quelle maison il sagit...
« Mon chéri, tu mas toujours été cher par-dessus tout ; et tu me les encore, en ce moment même ; mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que je nai plus de force pour continuer à vivre. Dabord, quand tout cela a commencé, je me suis attendue à ce que ce serait tout autre ; et tu sais combien jai été heureuse et pleine denthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive est logique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et a le droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il se trouve quune telle paix nest pas celle dont jaurais besoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement de ce que je suis en vie.
« Et puis, voici une autre difficulté ! Je sais combien profondément tu es daccord avec ce nouvel état des choses ; et Il est naturel que tu le sois, étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur que moi ! Mais, si tu as une femme, il faut quelle pense et sente comme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, au fond de mon coeur, tout en voyant bien que cest toi qui as raison... Tu me comprends bien, nest-ce pas, mon amour ?
« Si nous avions eu un enfant, ceût été autre chose, peut-être : jaurais peut-être réussi à continuer de vivre, pour lenfant. Mais cela même me paraît bien impossible. Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peux pas !
« Je sais que jai tort et que tu as raison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer ! et, ainsi, je suis tout à fait sûre quil faut que je men aille !
« Et puis, il y a ceci, que je désire que tu saches : cest que je nai pas peur, pas du tout peur ! Je ne puis pas comprendre comment quelquun pourrait avoir peur, à moins, bien entendu, dêtre un chrétien. Oh ! si jétais chrétienne, il me semble que jaurais une peur affreuse ! Mais, nous deux, nest-ce pas, nous savons à coup sûr quil ny a rien au delà de la mort ? Cest de la vie que jai peur, seulement de la vie ! Après cela, sil y avait à souffrir, naturellement jaurais, tout de même, un peu peur ; mais tout le monde me garantit quil ny a absolument pas lombre de souffrance, et que cest, simplement, comme si lon sendormait. Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire la chose moi-même, sans personne dautre dans la chambre. Dans quelques minutes, ma garde, la soeur Jeanne, avec qui je me suis liée très affectueusement, va mapporter lappareil, et puis elle me laissera.
« Pour ce qui est des suites, tu feras exactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain à midi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu nauras quà téléphoner, et lon tenverra lurne. Tu as désiré avoir lurne de ta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux, aussi, davoir la mienne ? Et quant à tout ce qui mappartient, il va sans dire que je te le laisse.
« Et maintenant, mon chéri, il y a encore ceci que je veux te dire : cest que je regrette beaucoup, vraiment, davoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Au fond, vois-tu, je crois que jai toujours été convaincue, dès le début, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il y avait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir me laisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je tai si souvent agacé ?...
« Olivier, mon chéri, tu as été extraordinairement bon pour moi !... Oui, cest vrai que je pleure ; mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regrette seulement davoir été obligée de te causer tant dinquiétude, durant cette semaine dernière ; mais il la fallu ! Je savais que, si tu mavais découverte, tu maurais persuadée de renoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, jaurais trouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Je regrette infiniment davoir fait un mensonge, aussi ! Je te le jure, cest le premier que je taie fait jamais !
« Eh ! bien, il me semble que je nai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésor aimé, adieu ! Je tenvoie mon amour, avec tout mon coeur.
« Mabel. »
Elle resta immobile, sa lecture finie, et toujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant, tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureuse quelle aurait pu lêtre si elle avait eu la perspective de rentrer chez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toute sa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire au sommeil.
Elle écrivit ladresse, dune main parfaitement ferme, posa la lettre sur la table et sadossa de nouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.
Puis, tout à coup, le souvenir lui revint de sa conversation avec M. Francis ; et, par une étrange association didées, voici quelle revit la chute de laérien à Brighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et les boîtes deuthanasie...
Lorsque la soeur Jeanne entra, quelques minutes après, elle fut étonnée de ce quelle vit. Mabel était appuyée contre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attitude dhorreur indicible.
La soeur Jeanne traversa vivement la chambre, après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main sur lépaule de la jeune femme.
Ma chère enfant, quest-ce que cest ?
Elle entendit un long souffle sanglotant ; puis Mabel se retourna, létreignit dune main tremblante, et, de lautre main, lui désigna un endroit du ciel.
Là ! dit-elle. Là, regardez !
Eh ! bien, ma chérie, quy a-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peu sombre !
Sombre ! sécria Mabel. Vous appelez cela sombre ? Mais... cest noir ! tout noir !
La garde lattira doucement en arrière, vers le fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse, phénomène assez habituel dans ces moments de leffort suprême. Mais Mabel sarracha de son étreinte et se retourna vers la fenêtre.
Vous appelez cela un peu sombre ? dit-elle. Mais, soeur Jeanne, regardez, regardez !
Il ny avait absolument rien de remarquable à voir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue dun frêne ; et puis cétaient les fenêtres, encore fermées, des bâtiments den face, le toit et, au-dessus, le ciel matinal, un peu lourd et poussiéreux, comme avant un orage ; mais rien de plus que cela.
Eh bien, quy a-t-il, ma chère enfant ? Quest-ce que vous voyez ?
Mais regardez, regardez donc ! Et maintenant, écoutez ceci !
Un grondement vague, lointain, se fit entendre, comme le roulement dun camion, si vague quon aurait pu le prendre pour une simple illusion de loreille. Mais la jeune femme sétait bouché les oreilles des deux mains, et son visage était devenu un masque blanc de terreur, avec dénormes yeux effarés. La garde lembrassa tendrement, dun geste maternel.
Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes un peu énervée ! Cela nest rien quun petit grondement de tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vous agitez pas !
Elle sentit le corps de la jeune femme trembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sans résistance, la réinstaller au fond du fauteuil.
Les lumières ! les lumières ! sanglotait Mabel.
Et vous allez me promettre de vous calmer, nest-ce pas ?
Elle promit, dun signe de tête ; et la garde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourire indulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènes analogues ! Dès linstant suivant, toute la chambre fut ensoleillée dune exquise lumière. Mais la garde, en se retournant, vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, les mains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus les toits.
Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme les volets ?
Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, la lumière lavait sensiblement rassurée. Son visage restait toujours blême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plus tranquille.
Soeur Jeanne, dit-elle dune voix défaillante, je vous en prie, regardez encore, et dites-moi si vous ne voyez rien ! Si vous me dites quil ny a rien, je croirai que cest moi qui deviens folle !
Mais non, il ny avait rien. Le ciel était un peu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais on distinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière était à peine légèrement teintée de taches foncées ; cétait, exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et la garde le dit à Mabel, clairement, résolument.
Le visage de la jeune femme se rasséréna plus encore.
Merci, soeur Jeanne !... Alors...
Elle se tourna vers la petite table, sur laquelle la garde avait déposé ce quelle venait dapporter.
Alors, sil vous plaît, montrez-moi !...
Mais la garde hésitait.
Êtes-vous sûre de nêtre pas trop épouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelque chose ?
Non, je ne veux plus rien dautre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vous prie !
La soeur Jeanne sapprocha de la table.
Ce quelle y avait déposé était une cassette de métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et doù émergeait un tube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deux griffes dacier, tandis que, sur lun des côtés de la cassette, était fixée une poignée en porcelaine.
Eh ! bien, ma chérie, commença doucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabel se tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien, vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! La tête un peu en arrière, sil vous plaît ! Quand vous serez prête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vous attacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci, tenez ! cela sadapte très simplement. Et puis, vous, tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilà tout !
Mabel fit signe quelle comprenait. Elle avait entièrement reconquis son empire sur soi et avait pu écouter très attentivement, bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeux se détournassent du côté de la fenêtre.
Voilà tout ! répéta-t-elle. Je comprends parfaitement. Et ensuite ?
La garde la dévisagea, un moment, dun regard inquiet.
Ensuite, il ny a plus rien ! Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise de sommeil, presque aussitôt ; alors, vous fermerez les yeux, et voilà tout !
Mabel reposa le tube sur la table et se releva. Elle était tout à fait redevenue elle-même.
Embrassez-moi, soeur Jeanne ! dit-elle.
Sur le seuil, la garde se retourna et lui sourit une fois encore. Mais Mabel sen aperçut à peine ; de nouveau, maintenant, elle navait plus dattention que pour la fenêtre.
Je reviendrai dans une demi-heure ! dit doucement soeur Jeanne. Rien ne presse, rien absolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !... Adieu, ma bien chère enfant !
Mais Mabel continuait à regarder au dehors, par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.
III
Mabel attendit que la porte se fût refermée et que la garde en eût enlevé la clef, après quoi, une fois de plus, elle revint à la fenêtre et en saisit convulsivement la barre dappui.
De lendroit où elle se tenait, elle apercevait, dabord, la petite cour, au-dessous, avec ses quelques arbres, vivement éclairés par léblouissante lumière électrique qui jaillissait maintenant de la chambre ; et, en second lieu, par-dessus les toits, une immense et terrible étendue de noir, à peine teintée de roux. Et le contraste de ces deux spectacles avait quelque chose deffrayant : cétait comme si la terre fût encore capable de lumière, alors que, déjà, le ciel se serait éteint.
Mabel eut aussi la sensation dun silence et dun calme extraordinaires. La maison, habituellement, était assez tranquille, à cette heure matinale, ses hôtes nayant guère lhumeur à faire beaucoup de bruit ni de mouvement ; mais, ce matin-là, cétait plus que de la tranquillité ; cétait un silence de mort, un de ces moments darrêt général qui précèdent léclat soudain des tempêtes du ciel. Et voici que les instants passaient, sans que se produisît un éclat de ce genre ! Une seconde fois, seulement, Mabel entendit retentir un roulement solennel, comme si un énorme wagon avait traversé une rue lointaine ; et il sembla à la jeune femme, très nettement, quà ce bruit de roues se mêlait un murmure de voix innombrables, criant, chantant et applaudissant. Après quoi, de nouveau, ce fut comme si le monde sétait tapissé de ouate : un silence, une immobilité extraordinaires.
Et Mabel, à présent, commençait à comprendre. Lobscurité, les bruits, nétaient point pour tous les yeux et toutes les oreilles. La garde navait vu ni entendu rien danormal ; et, sans doute, le reste du monde ne voyait ni nentendait rien de tel. Pour eux, cela signifiait, tout au plus, lapproche possible dun orage.
Mabel, cependant, nessaya pas de faire la distinction entre la part subjective et la part objective dans ce quelle sentait. Elle ne se demanda pas si ce quelle voyait et entendait était engendré par son cerveau, ou bien perçu au moyen dune faculté inconnue jusqualors. Elle eut, simplement, limpression dêtre déjà séparée du monde quelle habitait la veille encore : ce monde sécartait delle, ou plutôt changeait en elle, passait à un autre mode dexistence. De telle sorte que létrangeté de ces ténèbres et de ce silence ne la surprit pas beaucoup plus que celle, par exemple, de la petite boîte peinte quelle voyait déposée sur la table.
Et, tout à coup, sachant à peine ce quelle disait, les yeux fixés profondément sur lobscurité sinistre du ciel, elle se mit à parler.
Oh ! Dieu ! dit-elle, si vraiment vous êtes là, si vraiment vous existez...
Sa voix fléchit et elle dut se retenir à lappui de la fenêtre pour ne point tomber. Elle se demanda vaguement pourquoi elle parlait ainsi, car ces mots lui étaient venus brusquement, sans quelle se fût rendu compte des motifs qui les lui dictaient. Et elle reprit :
Oh ! Dieu ! je sais que vous nêtes point là ! Je sais bien que vous nexistez pas ! Mais, si vous existiez, je sais aussi ce que je vous dirais. Je vous dirais combien je suis fatiguée, fatiguée et embarrassée ! Mais non, tout cela, je naurais pas besoin de vous le dire, car vous le sauriez davance. Je vous dirais donc, seulement, que je regrette beaucoup tout cela, beaucoup, de tout mon coeur ! Et puis, mon Dieu, je vous dirais de veiller sur mon cher Olivier, mais cela va de soi, et puis aussi sur tous vos pauvres chrétiens ! Oh ! ils vont avoir tant à souffrir ! Et vous, mon Dieu, nest-ce pas, vous mentendriez, et vous me comprendriez ?
Une fois de plus, le roulement colossal et les basses gigantesques dune myriade de voix, qui semblaient sêtre un peu rapprochés... Mabel avait toujours détesté les orages, comme aussi les foules bruyantes : les uns et les autres lui donnaient la migraine.
Allons ! dit-elle. Adieu, adieu à tout !
Puis elle sassit dans le fauteuil.
Lembouchure, oui, voilà !
Elle était ennuyée du tremblement de ses mains. Deux fois, le ressort glissa sur les boucles de ses cheveux... Enfin, toutes les pièces furent fixées en place ; et aussitôt, comme si un peu dair lavait ravivée, tous ses sens lui revinrent.
Elle découvrit quelle pouvait respirer le plus facilement du monde. Son souffle néprouvait aucune résistance. Quel soulagement de penser quil ny aurait pas à craindre de suffocation !... Elle étendit la main gauche, et toucha la poignée mobile ; la fraîcheur métallique lui rappela, par contraste, latroce et tout à fait insupportable chaleur qui remplissait la chambre, de minute en minute. Cette chaleur laccablait à tel point quelle pouvait entendre le battement de son pouls, dans ses tempes... De nouveau, elle lâcha la poignée, pour pouvoir, de ses deux mains, rejeter le mantelet blanc quelle avait mis sur ses épaules, au sortir du lit... Oui, maintenant elle se sentait un peu plus à laise ; elle respirait mieux, ainsi ! De nouveau, ses doigts cherchèrent, à tâtons, et finirent par trouver la poignée. Mais la sueur gouttait de ses doigts, et plusieurs secondes passèrent avant quelle pût tourner le bouton. Et puis, celui-ci céda brusquement...
Aussitôt, un doux parfum, plein de langueur, lenvahit, corps et âme, et sabattit sur elle comme un coup, car elle sut, tout de suite, que cétait le parfum de la mort. Puis, la ferme volonté, qui lavait conduite jusque-là, saffirma de nouveau ; et elle posa ses mains sur ses genoux, tranquillement, tout en faisant des aspirations profondes et aisées.
Elle avait fermé les yeux, au moment de tourner le bouton ; mais maintenant elle les rouvrit, curieuse dobserver laspect du monde disparaissant. Elle sétait promis de faire cela, dès le premier jour : ainsi, du moins, elle ne perdrait aucun détail de cette unique et suprême expérience.
Or, il lui sembla, dabord, que rien ne changeait. Cétaient toujours, en face delle, la cime feuillue du frêne et le toit de plomb ; au-dessus, cétait toujours lépouvantable ciel noir. Elle nota même un pigeon qui, tout blanc contre le noir du ciel, prit son essor, traversa le cadre de la fenêtre, et disparut dès linstant suivant.
Et puis, peu à peu, des choses arrivèrent, des choses comme celles-ci :
Elle éprouva une sensation soudaine de légèreté extatique, dans tous ses membres. Elle essaya de soulever une main, et découvrit quelle ne le pouvait plus : sa main nétait plus à elle. Elle essaya dabaisser ses yeux de cette tranche roussâtre de ténèbres, et saperçut que cela, également, lui était impossible. Alors, elle comprit que sa volonté, déjà, avait perdu contact avec son corps, et que le monde, quelle avait voulu fuir, sétait éloigné delle, déjà, infiniment. Et cela était bien ce quelle avait espéré ; mais ce qui continuait à létonner étrangement, cétait que son esprit restât, toujours encore, actif. Il est vrai que le monde quelle avait connu sétait, désormais, soustrait du domaine de sa conscience, comme lavait fait son corps, sauf, toutefois, pour ce qui était du sens de louïe, qui avait conservé une acuité singulière ; mais elle gardait assez de mémoire pour se rendre pleinement compte quun tel monde existait, quil y avait, dans ce monde, dautres personnes, et que ces personnes allaient à leurs occupations, ne sachant rien de ce qui venait darriver. Lesprit de Mabel continuait à se rendre compte de tout cela ; seuls, les visages, les noms, les détails des lieux avaient disparu. En fait, elle avait une conscience de soi différente de celle quelle avait eue auparavant, toute différente ; mais, certes, non moins nette et non moins profonde. Il lui semblait quelle venait, enfin, de pénétrer dans le fond de son être, qui, jusqualors, ne lui était apparu que comme du dehors, à travers des portes de verre opaque. Et cela lui semblait très nouveau, mais, aussi, très familier : elle avait limpression dêtre parvenue à un centre, dont elle avait parcouru la circonférence durant toute sa vie.
Au même instant, elle découvrit et comprit que son sens de louïe, à son tour, venait de mourir.
Et puis, une chose surprenante arriva ; mais il lui sembla que toujours elle avait su que cette chose arriverait, bien que jamais son esprit nen eût articulé et défini lidée. Et, ce qui arriva, ce fut ceci :
Les barrières qui entouraient son âme tombèrent, avec un grand fracas, et elle se sentit entourée dun espace sans limites, à la fois infini et vivant. Cet espace était vivant comme lest un corps qui respire et se meut ; il était un, et cependant multiple ; immatériel, et cependant absolument réel, réel dune réalité que jamais elle navait même soupçonnée... Et pourtant, tout cela encore, pour Mabel, était familier comme un lieu bien souvent visité dans des rêves. Et alors, tout à coup, quelque chose qui était à la fois lumière et son, quelque chose quelle sut immédiatement être unique, franchit cet espace...
Et alors, elle vit, et, elle comprit.
CHAPITRE V
I
Les jours qui avaient suivi la disparition de Mabel sétaient passés, pour Olivier, dans une horreur indescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pour retrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute la série de ses mouvements jusquà la gare de Victoria, où, malheureusement, la piste sétait arrêtée ; il sétait mis en rapport avec la police ; et, chaque jour, une réponse officielle lui était venue, lui disant quon regrettait de navoir toujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après la disparition, M. Francis, ayant eu vent des recherches dOlivier, lui avait fait savoir quil avait reçu la visite de Mabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignement avait paru à Olivier présager plus de mal que de bien, avec létrange conversation quil révélait.
Enfin, par degrés, deux théories se formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme sen était allée protéger quelques catholiques inconnus, ou bien, et cette idée glaçait le sang dOlivier dans ses veines, ou bien elle sétait réfugiée quelque part, dans une maison deuthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous labri de la loi, surtout à la suite dun bill récent quOlivier, lui-même, avait proposé.
Un soir, comme il rêvait misérablement, dans sa chambre, tâchant, pour la centième fois, à dégager une ligne nette et cohérente de tous les entretiens quil avait eus avec sa femme durant les derniers mois, une sonnerie, tout à coup, lappela au téléphone. Pour un instant, son coeur bondit de joie, à lespoir que cétaient, peut-être, des nouvelles de labsente. Mais, dès les premiers mots de lappareil, tout son espoir sécroula.
Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?... Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire à vingt heures. Le Président viendra. Cest absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez aussitôt dans mon cabinet !
Limprévu même de ce message eut à peine de quoi distraire linquiète préoccupation dOlivier. Au reste ni lui ni personne ne sétonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait et repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie incroyable.
Dix-neuf heures avaient sonné. Olivier soupa immédiatement, et, vers vingt heures moins le quart, pénétra dans le cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.
Le ministre des cultes les accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée.
Apercevant Brand, il le prit à part.
Voyez-vous, Brand, cest vous qui aurez à parler le premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il sagit dune grosse affaire, et toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape... Oui, il paraît quil y en a encore un !... Oh ! cest trop long à raconter, vous allez comprendre tout à lheure !... Mais à propos, reprit-il, en levant les yeux sur le visage tiré et creusé de son jeune collègue, jai été bien désolé dapprendre vos anxiétés ! Cest Pemberton qui men a parlé, ce matin seulement !
Olivier secoua les épaules, brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.
Dites-moi, demanda-t-il, quest-ce que jaurai à répondre ?
Eh ! bien, jimagine que le Président, après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous naurez quà expliquer la nécessité de lattitude que nous avons prise à légard des catholiques.
Les yeux dOlivier se contractèrent soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils. Mais il consentit, dun signe de tête.
Deux ou trois autres ministres ou fonctionnaires étaient entrés pendant ce dialogue ; et tous avaient dévisagé Olivier avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit sétait répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme lavait abandonné.
Cinq minutes avant lheure, un timbre sonna, et la porte du corridor souvrit, toute grande.
Venez, messieurs, dit Snowford.
La salle du conseil était une longue et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds, étouffait tout bruit. La pièce navait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la parcourait dun bout à lautre, avec des fauteuils à lentour, huit fauteuils de chaque côté ; et celui du Président plus élevé que les autres, et couvert dun dais, se dressait à la tête de la table.
Chacun des ministres, en silence, sen alla droit à sa place, sassit et attendit.
La pièce était dune fraîcheur exquise, malgré labsence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser pour venir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils sétaient étonnés de ce temps monstrueux ; et sans doute ils sétaient amusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des météorologistes ; mais, en ce moment, ils ny pensaient guère. La prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plus loquaces.
Une minute exactement avant lheure, de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et sarrêta. Dès le premier coup, tous les assistants sétaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus dappareils amortissant le son ; et il ny avait pas jusquaux roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer à White-Hall : celui du tonnerre, les ingénieurs ayant toujours, jusqualors, malheureusement, échoué dans toutes leurs entreprises contre lui.
Mais, en cet instant dattente, ce fut, de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la salle ; et puis la porte souvrit, et une petite figure entra, précipitamment, suivie dune autre figure en écarlate et noir.
II
Felsenburgh alla droit à son trône, précédé par son secrétaire ; arrivé là, il fit quelques saluts, en inclinant légèrement la tête ; après quoi il sassit, et, dun geste, invita les ministres à reprendre leurs places.
Pour la centième fois, Olivier, le considérant, sémerveilla de son sang-froid et de tout lensemble véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinture cramoisie : cétait le costume quil avait adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle était dans sa personne, dans latmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau deau claire, à léclat dun diamant, à lamour dune femme... Leurs métaphores, souvent, sétaient égarées au delà de toute convenance ; mais elles nen provenaient pas moins dune tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, lincarnation dun élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine...
Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière, fit un petit geste à lhomme roux et fluet quil avait installé près de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui nest point fait pour lui.
Messieurs, dit-il, dune voix unie et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a été à Moscou, arrivant de New York. Demain matin, Son Honneur devra être à Turin et faire ensuite un grand voyage à travers lEspagne, lAfrique du Nord, la Grèce et les États du Sud-Est.
Cétait là une formalité habituelle, au début des séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses occupations.
Après une courte pause, le secrétaire reprit :
Voici, messieurs, de quoi il sagit :
« Jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message dun Russe nommé Dolgoroukof, qui se trouvait être lun des cardinaux de lÉglise catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris ont confirmé lexactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de rendre désormais certain ce que lon soupçonnait depuis longtemps : à savoir quil y a, aujourdhui encore, un homme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant lexpression admise) dautres cardinaux. Et lon sait maintenant que ce pape, avec une habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa résidence même aux fidèles de son Église, à lexception des douze cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par lentremise dun de ces cardinaux en particulier, mais surtout avec lassistance de lordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser lÉglise catholique ; et que, en ce moment, il vit à lécart du monde, dans une sécurité absolue.
« Le nom de cet homme, messieurs, est Franklin... »
Olivier eut un petit sursaut involontaire ; mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier, à son état dattention docile et passionnée.
« Percy Franklin, un ancien prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourdhui à Nazareth, où lon dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.
« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneur la apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué à Nazareth une réunion de ses cardinaux pour délibérer sur lattitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avec les qualités de réflexion et dadresse attestées par la conduite antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, davoir à se réunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après laccomplissement de certaines cérémonies de leur culte.
« Sans doute, messieurs, vous désirerez connaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est lobstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé quil avait le devoir de transmettre à Son Honneur tout ce quil savait. Et cest chose assez curieuse de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, du moins nous lespérons, causera bientôt lextinction définitive de cette croyance. En effet, alors comme aujourdhui, il sest trouvé que lun des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourrait avoir accès auprès de lui.
« Mais, messieurs, pour en revenir à laffaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion unanime : cest que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit envoyée en Palestine et que, le lendemain matin, au moment où les derniers chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande oeuvre de destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer. Jusquici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de la même façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir sous sa propre responsabilité dans une matière aussi grave. Lunivers tout entier est intéressé à laccomplissement de cet acte de justice, dont les conséquences seront dun prix infini ; et le désir de Son Honneur est que chacune des nations de lunivers prenne sa part dans cet accomplissement.
« Voici donc quelle serait la méthode dexécution, à son avis, la plus sage :
« Pour affirmer ladhésion unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États qui le constituent, cest-à-dire cent vingt-deux en tout, pour soccuper de la réalisation de la sentence. Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système despionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant à lheure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heures du matin, daprès la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste, tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt quune résolution aura été prise sur le fond du projet.
« Pour ce qui est de lexécution finale, Son Honneur tend à croire que, vu linévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en nessayant point de négocier, dabord, avec les individus quil sagit de détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village, de senfuir quelques instants davance ; après quoi, grâce aux explosifs que lexpédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement, instantanée.
« Son Honneur a lintention de se trouver là en personne et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu lélire pour son président, opère par ses mains dans la circonstance présente ; sans compter que cette intervention directe du Président constituera un certain gage de respect envers une superstition qui, pour néfaste quelle soit, nen a pas moins été lunique force capable de résister au progrès normal de la race humaine.
« Et Son Honneur vous promet solennellement, messieurs, que, si le plan quil vous offre se trouve réalisé, jamais plus nous naurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme. Déjà leffet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres de lordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies ; un dernier coup, asséné maintenant au coeur et à la tête de lÉglise catholique, rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.
« Tout au plus pourrait-on avoir à craindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinal suffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après la conclusion de laffaire, Dolgoroukof qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avec ses collègues, soit, le plus charitablement possible, éliminé à son tour, de façon à être préservé de tout danger dune rechute possible.
« Et maintenant, messieurs, Son Honneur vous demande dexposer vos vues sur les points sur lesquels jai eu le privilège de vous parler en son nom. »
La tranquille voix monotone sarrêta.
Il y eut un instant de silence, et tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue décarlate et de noir.
Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec des yeux étrangement brillants.
Messieurs, dit-il, je suis certain que tous, ici, nous navons sur ces points quune seule pensée. En tant que je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en oeuvre, nous nous en remettons à la sagesse de Son Honneur.
Le Président, qui tenait ses yeux obstinément baissés, les releva et les promena vivement sur tous les visages immobiles tournés vers lui.
Et alors, enfin, parmi un silence où il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-là, quune rivière gelée.
Personne na-t-il rien dautre à proposer ? Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant que tous les assistants se relevaient :
Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le secrétaire.
III
Le samedi matin, vers neuf heures, Olivier descendit de lautomobile qui lavait amené à Wimbledon-Common et commença à gravir les marches conduisant à lancien quai de départ des aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir lexpédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de lAngleterre à cette expédition partissent ainsi dun endroit relativement inconnu et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des essais de machines nouvelles. Lascenseur même avait été enlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montée des cent cinquante marches.
Ce nest quà contre-coeur que le jeune ministre avait accepté dêtre désigné pour prendre part à cette expédition, car il navait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il seffrayait de devoir quitter Londres pendant quil demeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais à accepter lhypothèse dun suicide par leuthanasie. Il en avait parlé à. deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que jamais la jeune femme navait fait la moindre allusion à une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait sêtre retirée quelque part, probablement à létranger ; et, dun jour à lautre, Olivier sattendait à la voir revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement sortie de lune de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à laccueillir, avec une tendre indulgence, dès linstant de son retour ; mais, dautre part, il navait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter quil éprouvait sincèrement un désir, à demi par conscience professionnelle, à demi par curiosité, dassister à cet acte suprême de justice, qui allait détruire une secte quil considérait comme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à un simple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il sétait résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétaire de népargner aucune dépense pour se mettre en communication avec lui, au cas où lon recevrait des nouvelles de sa femme, durant son voyage.
La chaleur, ce matin-là, était vraiment terrible ; et cest à grand-peine quOlivier parvint sur la plate-forme. Il découvrit alors que laérien était déjà là, installé dans son étui blanc daluminium et que déjà les grandes ailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture et posa sa valise sur lun des sièges du grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement, ignorait encore lobjet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la plate-forme pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son aise.
Londres, tel quil laperçut à ses pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était le grand square, tout desséché par lintense chaleur de la semaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà dépouillés dune partie de leurs feuilles. Au-delà, sétendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenait surtout Olivier, cétait lextrême densité de lair, qui était devenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de latmosphère de Londres à lépoque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il ny avait pas jusquau ciel, au-dessus dOlivier, qui neût perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, dune brosse boueuse ; et le soleil étalait des stries dun rouge sale, les plus singulières du monde. Olivier songea quun grand orage, probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, sétaient produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières. Nimporte, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour lobservation de ces changements climatériques, à la condition, toutefois, songea Olivier, que la chaleur ne devînt pas trop intolérable, lorsquon traverserait les pays du Sud.
Et puis les pensées dOlivier, tout dun coup, revinrent à langoissant mystère qui les hantait et les torturait depuis une semaine.
Dix minutes après, environ, il vit lautomobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de lexpédition apparurent sur la plate-forme, Maxwell, Snowford et Cartwright, tous vêtus détoffe blanche de la tête aux pieds, comme létait aussi Olivier.
Ils ne se dirent pas un mot de laffaire qui les réunissait, car les employés et gardes allaient çà et là, et lon tenait à empêcher la moindre possibilité dune indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été informés que laérien aurait à faire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.
Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris ladhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de lexpédition, au moins pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté. Laérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée, après sêtre joint aux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres de lextrémité orientale de lîle de Crète. À la vingt-troisième heure, laérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus dEsdraélon, le lendemain matin, vers neuf heures.
Le garde sapprocha des quatre hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant létrange physionomie de la ville au-dessous deux.
Messieurs, dit-il, nous sommes prêts !
Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.
Le garde eut un hochement de tête incertain.
Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.
Simplement cela ? demanda Olivier.
peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le garde. Je nai encore jamais vu un temps comme celui-ci !
Snowford fit un pas vers la passerelle :
Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit temps !
Quelques minutes encore, et tout fut prêt pour le départ. De lavant du vaisseau séleva une vague odeur de cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes sassirent dans le luxueux salon : Olivier un peu à lécart, plongé dans ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur toute létendue de laérien, le vaisseau le plus rapide de lAngleterre et du monde entier, se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son travail ; et Olivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres, étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, se raréfia, montrant des taches dun vert jauni ; après quoi, ce fut la campagne desséchée qui sétendit à perte de vue.
Snowford se leva, un peu chancelant sur ses jambes.
Je puis, aussi bien, prévenir le garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous naurons plus à être dérangés !
Il se tourna ensuite vers Olivier et lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier se leva, lui aussi, et les deux hommes sen allèrent ensemble dans le petit corridor qui longeait le vaisseau.
Jai une nouvelle pour vous ! dit Snowford, montrant un télégramme quil sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes invité à monter à bord de laérien du Président !
Olivier rougit de plaisir, malgré lénorme poids qui pesait sur son coeur.
Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tâchant à dissimuler, dans sa voix, lenvie qui le rongeait.
Olivier parcourut la petite feuille jaune que son collègue lui avait tendue ; puis il la souleva à ses lèvres et la baisa.
Je suis bien récompensé, certes ! dit-il. Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite pièce voisine du compartiment du pilote, où lon avait placé lexplosif. Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.
Snowford sagenouilla auprès de la boîte, détacha une clef de sa chaîne de montre et, sans dire un mot, ouvrit les trois serrures et leva le couvercle en souriant.
Dans lécrin de velours, une petite boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, quun morceau dargile ; et, sur lun de ses côtés, saillait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.
Olivier sagenouilla, lui aussi, hypnotisé par cette vue.
Il songeait à leffet quallait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avait limpression dentendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques secondes plus tard, dassister à la catastrophe, la terre éventrée, les rochers émiettés, lair tout rempli déclats de pierres et de fragments darbres, et de membres humains déchiquetés !
Et Olivier se rappela, avec un nouvel élan dorgueil, que cétait du vaisseau même de Felsenburgh quil verrait et entendrait tout cela.
Plus dune fois, durant cette longue et torride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les images terribles et attirantes qui sen dégageaient pour lui. Non seulement il avait limpression que cette boîte de métal allait faire de lhistoire ; il se disait encore que, de toute la surface du globe, dautres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet, un objet dune signification et dune importance infinies, se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le revêtement dacier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisation intellectuelle et morale dune ville. Les espoirs, les craintes, toute la vie de milliers dhommes, à la merci dun petit paquet de poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphe manifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient, en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, que la vie de lâme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait atteindre !
Lorsque déjà la nuit commençait à tomber, dailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivier revint brusquement vers ses collègues.
Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.
Les ministres se dirigèrent vers la fenêtre ; et là, en effet, se détachant faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux dun côté et une de lautre, se dirigeant dans le même sens que laérien anglais.
CHAPITRE VI
I
Le prêtre syrien séveilla brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit où il couchait à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait cessé dêtre supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il eut même limpression, pendant quelques instants, quil était en train de mourir, et que cétait déjà le monde surnaturel qui lentourait. Mais bientôt, à force defforts, il reconquit ses sens : il se leva, shabilla et aspira de longues bouffées de lair étouffant de la nuit.
Au-dessus de lui, le ciel était comme un immense trou, noir et vide ; ses yeux ny distinguaient pas le moindre rayon de lumière, encore que la lune fût certainement levée, car il lavait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux napercevaient rien quune infinité de ténèbres. Dune fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de celui de lest ; à louest, une lueur, aussi faible et pale que laile dune phalène, révélait lemplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut dune tour, dans un désert, sil ny avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.
Sur le toit même, du moins, le Syrien parvenait à distinguer certains contours, car la trappe était restée ouverte, par où débouchait lescalier ; et un peu de lumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.
Dans le coin le plus proche, un paquet blanc gisait : cétait sans doute loreiller de labbé bénédictin. Le prêtre avait vu labbé sétendre là précédemment ; mais était-ce deux heures auparavant ou bien deux siècles ? Une forme grise sallongeait contre le mur, probablement le frère qui était venu avec labbé ; et dautres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.
Marchant très doucement ; pour néveiller personne, il traversa le toit dallé jusquà son extrémité opposée et, de nouveau, regarda au dehors, car toujours il était torturé du désir de se persuader quil restait vivant et se trouvait encore dans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté delle, se dessinant avec la délicatesse dune miniature, se montraient la tête et les épaules dun homme occupé à écrire. Et dautres figures surgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui semblaient dormir ; sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, dautres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes ténèbres.
Puis, lhomme qui écrivait remua la tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme laboiement étranglé dun chien, retentit tout à coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortie dun cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait de sortir. Une autre figure sagita au bruit ; et toutes deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi le prêtre sen retourna à lendroit où il avait dormi, lâme toujours en doute de la réalité de ce quil voyait ; et le silence accablant descendit sur la terrasse.
Le prêtre séveilla de nouveau, après un sommeil sans rêve, et constata quun changement sétait produit. Du coin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsquil les releva, rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme dune chandelle, derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit et se releva précipitamment : cétait le messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.
En traversant la terrasse, il regarda autour de lui ; et il lui sembla que laube devait être venue, car le sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusquà lhorizon spectral, de lautre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins, il supposait que cétait cette montagne, quelque chose comme le mufle et les épaules dun taureau sélançant en avant, et aboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel ; et il ny avait pas de nuages, pas lombre dune ligne ou dune tache pour rompre limmensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la maison semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup doeil vers la droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, sétendant, sombre et morne, dans lespace imprégné comme dune buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, quaurait pu lêtre un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un homme qui jamais naurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le silence était absolu, profond, épouvantable.
Très vite, le prêtre descendit les marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds dun homme qui dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les pieds sécartèrent, dune détente machinale ; un faible gémissement jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui sétait arrêté sur le seuil dune porte, et pénétra dans la chambre de son maître.
Une vingtaine dhommes étaient réunis là, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres. Et toutes ces figures sagenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés dune blancheur de cire. Le Syrien les parcourut dun regard, après sêtre placé derrière le siège de son maître. Il y en avait deux quil connaissait, se souvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la main.
Sylvestre sassit, et, dun geste, invita les autres à sasseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et aimait.
Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je présume que personne dautre nest encore arrivé ! En tout cas, nous navons plus de temps à perdre !... Le cardinal Corkran a quelque chose à vous communiquer !
Il se tourna, affectueusement, vers le Syrien :
Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous demander quelque temps !
Le prêtre traversa la chambre jusquau rebord de pierre de la fenêtre, doù il pouvait apercevoir nettement le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.
Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses dun peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les détails. Donc, voici :
« Le vendredi de la semaine passée, à Damas, jai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses parties du monde, au sujet de lattitude à adopter en présence des nouvelles mesures de persécution. Dabord, je ne pus répondre rien de positif, car ce nest quà vingt heures passées que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le lendemain samedi, avant midi, javais reçu tous les renseignements authentiques de mes messagers de Londres et de New York.
« Javais été, tout de suite, surpris de voir que le cardinal Dolgoroukof ne joignît point sa communication aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce vendredi soir, métaient envoyées par un prêtre faisant partie de lordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite dune enquête quavait ordonnée Sa Sainteté, jappris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-il singulier que le cardinal Dolgoroukof nen eût pas été informé, ou que, en ayant été informé, il neût pas accompli son devoir, qui était de mavertir sur-le-champ.
« Mais, depuis lors, Éminences, les faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans lombre dun doute possible, que le cardinal Dolgoroukof a reçu un visiteur mystérieux dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté ma enjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukof comme si rien de suspect ne sétait passé, et de le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi le cardinal, tout dabord, a répondu en promettant sa venue ; mais hier, un peu avant midi, Son Éminence ma fait savoir quelle venait dêtre victime dun léger accident, qui pourtant ne lempêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici à lheure convenue. Depuis lors, je nai plus reçu aucune autre nouvelle. »
Cette communication fut accueillie par un silence de mort.
Le pape se tourna vers un des coins de la chambre.
Mon fils, dit-il, répétez-nous publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !
Un petit homme aux yeux brillants sortit, brusquement, de lombre.
Sainteté, dit-il, cest moi qui ai apporté le message au cardinal Dolgoroukof. Dabord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passage jusquà lui et lui ai communiqué la convocation, il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il ma dit dinformer Son Éminence de Damas quil ne manquerait point dobéir.
Il y eut, de nouveau, un terrible silence.
Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva.
Sainteté, dit-il, jai été, jadis, intimement lié avec cet homme... Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, daprès ce que jai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point de difficulté à admettre...
Sa voix tremblait de passion ; mais Sylvestre larrêta, en levant la main.
Éminence, dit-il, il nest pas besoin de récriminer ; nous navons plus même besoin de preuves, car ce qui devait se produire a eu lieu ! Nous-même, dailleurs, Nous ne doutons point de la nature de lacte commis par cet homme. Cest à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant : « Ce que tu es en train de faire, fais-le vite ! » Et lorsque cet homme eut reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.
Une fois encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs sélevaient, lorsque séveillait lun des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaient pareils à celui dun homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait dautres ténèbres remplaçant la lumière attendue.
Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme dun geste machinal, un long papier, tout couvert de listes de noms, quil avait pris sur la table.
Éminences, dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins à ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce dernier temps du monde, dont aucun homme na connu le jour ni lheure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Fils de lHomme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?
Il sinterrompit dans loccupation de ses mains et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :
Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! Cétait la liste des évêques à qui nous devions communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir de rien... Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, quil se garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre son manteau !
Et Sylvestre sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui lentouraient.
Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose... Écoutez, mes fils !
Et il leur parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand réveil. Et, pendant quil parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que lillusion allait seffacer ; mais, chaque fois, la certitude sapprofondit en lui quil avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il navait pu voir. Il promena un coup doeil sur le reste de lassistance ; et il vit que tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation accomplie sur le visage du vicaire du Christ.
Et ce visage lui-même ?
Il sembla au prêtre syrien quune lumière était allumée, à lintérieur de ce visage, aussi visible et matérielle que la lumière des bougies qui sy reflétait. Tout à fait comme, parmi des flammes, sur lautel, lhostie sacrée brille dune blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui lentoure, et la pâleur des toiles, et létincellement de lor et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestre brillait, durant ces minutes dextase. Et ses mains calmes, elles aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence surnaturelle ; et ses robes blanches, comme celles dun Autre, jadis sur le Thabor, étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré où ne saurait atteindre le travail daucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries de tambours.
Et aucun bruit ne venait du reste de la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Et il semblait au prêtre que chacun deux avait, également, sa part du tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout lensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.
Voyez, sécria Sylvestre, voyez comme toutes choses attendent déjà le Juge qui sapproche ! De très loin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « na rien en lui » !...
Il étendit ses mains, dun mouvement brusque et large.
Ne les voyez-vous pas ? sécria-t-il. Ne les voyez-vous pas ?
Et alors, pour un bref instant, le prêtre syrien qui lécoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et, pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que voyait Sylvestre.
La mer immense sétendait au-dessous de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, dune petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus delle, tout juste devant les yeux du Syrien, souvrait la cabine illuminée dun vaisseau volant. Un homme sy tenait assis, à plus de mille pieds au-dessus des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se dressait une table toute couverte de papiers. Lun des deux hommes, dun geste du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant dattente et de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux hommes, que le prêtre syrien navait jamais vus, se révélaient à lui non moins clairement, la chevelure blanche et les traits juvéniles de lun, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, de lautre, mais, à cette minute, tout allumé despoir.
Voilà ce que vit le prêtre, et non point comme voient les yeux, mais comme voit lesprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, lintérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela, car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce quils pensaient, à quelle action ils se préparaient ; en même temps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandis quils simaginaient quils allaient, enfin, obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ; pourquoi cette troupe daigles sétait rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que ce quil apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur nétait en lui.
Car, dans cette même vision dextase, il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les imaginations humaines, un monde de volontés et desprits, en comparaison duquel tout lunivers terrestre nétait que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécu sans le voir, cétait cela qui était en train, maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans cette seconde infinie, son âme navait plus besoin daucun effort pour sélever à ce monde supérieur, car cétait ce monde seul qui devenait réel, tandis que lancienne réalité seffaçait, comme un rêve passager.
Et lorsque cette seconde dillumination finit, et elle sévanouit dès que le pape eut baissé les mains, la connaissance de tout cela resta au fond du coeur du prêtre syrien, désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi certainement quun homme connaît le visage de son ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue laspect dun jardin que lui a, tout à coup, révélé la lueur dun éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continua de parler, dans un prodigieux élan denthousiasme, le prêtre ne perçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce quil lui avait été donné dentrevoir, singéniant, ainsi que parfois nous faisons au sortir dun rêve très intense, à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui sétait révélé à lui : la cabine du vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes et leurs vains espoirs...
Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent dimages quil entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, sadressait à lui :
Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !
II
Une heure après, environ, le prêtre sortit dans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvement qui, déjà, lavait contraint à errer par les rues du village, tel quun somnambule qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui, pourtant, ne peut pas sarrêter.
Sur toutes choses un charme était tombé, pareil à celui quil subissait lui-même. De tous les hommes à qui Sylvestre avait parlé, tout à lheure, dans sa chambre, aucun navait dit un seul mot. Tous étaient sortis en silence, immédiatement ; quelques-uns avaient traversé la cour, en même temps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et sétaient jetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre. Quelques-uns sétaient retirés à part, pour se confesser lun lautre ; il les avait vus, tout à lheure, pendant quil soccupait à préparer lautel pour loffice prescrit. Un autre, les mains pendantes, marchait de long en large devant la maison, sans arrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien. Un autre encore, saisi dun besoin machinal de mouvement, comme le Syrien, avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut à soi-même, tandis que dans la lumière incertaine du monstrueux brouillard, des visages surpris le considéraient, de toutes les portes des maisons. Les paroles de Sylvestre avaient eu pour effet de clore, en quelque sorte, brusquement, lexistence terrestre des auditeurs ; et tous, aussitôt, avaient laissé tomber deux, comme un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées et occupations de ce monde.
Quant au Syrien lui-même, il aurait été bien incapable de rendre compte de létat où il se trouvait. Il lui semblait que le temps ne marchait plus, comme aussi que ce nétait pas lui-même qui remuait, mais que la terre se mouvait sous ses pieds. Et toujours, tout en changeant de place, il levait les yeux vers le ciel, du côté de lOrient, attendant ce quil savait qui allait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.
III
Dans le ciel, aucun changement ne sétait produit, depuis une heure, si ce nest que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plus haut, derrière limpénétrable voile de brume. Les montagnes, lherbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus irréel : cétaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette impression dirréalité existait même pour les autres sens. Le silence nétait pas simplement une cessation de tout son : cétait une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme nétait allégé ni par le bruit des pas, ni par les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le calme de léternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore son être, occupait encore lespace, mais elle nétait plus, désormais, que dune nature toute subjective, résultant des facultés intérieures de lâme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, nétait plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait que lécrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol quil foulait de ses pieds craqua sous son contact et fuma comme un fer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé ; et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, simaginent quelle nest plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Et il ny avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusquà la présence terrible de lEsprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une sorte dénorme sommeil universel.
Et il ne sétonna point non plus, lorsquil rouvrit la porte de la chapelle, de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol, tous semblables lun à lautre, sous les burnous blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près de lautel, était agenouillée la figure de lhomme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de lautel. Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un petit trône bas, se dressait lostensoir de métal avec, au milieu, le petit disque blanc...
Et alors le Syrien sagenouilla, lui aussi, et resta immobile.
Il ne sut point combien de temps se passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude dobservation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin se fût apaisée, comme leau dun étang reconquiert lentement sa paix, après avoir été troublée par le jet dune pierre. Mais ce moment finit par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense lâme fidèle et confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, léternelle rémunération des enfants de Dieu. Désormais, il ny avait plus en lui aucune velléité danalyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle où lâme regarde au dedans de soi, pour sélever à celui doù elle regarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps sécoulait fut un murmure soudain de voix dont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre, et sassocier lui-même à les dire, encore que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que la pure essence des paroles et des choses :
SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM... LEsprit du Seigneur a rempli le monde, ALLELUIA, et toutes choses ont maintenant connaissance de sa voix, ALLELUIA !
Puis la voix qui prononçait les mots latins parut sélever doucement.
EXSURGAT DEUS... Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ; et que celui qui le déteste senfuie devant son visage ! GLORIA PATRI !
Le Syrien redressa sa tête alourdie. Une figure fantômale était debout, à lautel, une haute figure blanche qui semblait flotter dans lair plutôt que reposer sur le sol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.
Kyrie Eleison... Gloria in excelsis Deo !
Et le prêtre entendit et répéta ces prières ; mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusquau moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :
Cum complerentur dies Pentecostes...
« Lorsque le jour de la Pentecôte fut venu, tous les disciples, dun même accord, se trouvèrent réunis au même endroit ; et voici quarriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme celui dun vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils étaient assis... » Alors le Syrien se rappela, et comprit. En effet, cétait le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son suprême effort daffirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvînt ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller dans le coeur de lhomme ; et il ny avait pas même une voix qui jaillît du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec lassurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent, de sen effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont la venue sannonçait ainsi, sans aucun des signes affreux quil avait redoutés, que ce monde était tout autre quil ne lavait craint : doux, et non point terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point ténébreux ; et semblable à la maison natale, au lieu dêtre un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité seffaça, il retomba aux profondeurs de la paix intime...
Mais, tout à coup, au moment où la messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe. « Vite, vite, tout le monde dehors !... Des vaisseaux aériens accourant vers Nazareth !... La maison de lEuropéen menacée, condamnée à la destruction !... »
IV
Cependant ce bruit, et cette vue même, dans lâme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infiniment ténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait et entendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés et des bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, il apercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux et prêtres qui, machinalement, sétaient retournés vers la porte ; mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, comme une scène de théâtre et le drame qui sy joue sont séparés du spectateur de la galerie. Dans lunivers matériel, réduit maintenant à lirréalité dun mirage, des événements se passaient, mais, pour lâme du prêtre syrien, recueillie dans lattente dévénements plus réels, tout cela nétait rien quun rêve lointain et confus.
De nouveau, il se tourna vers lautel ; et là, comme il le savait davance, là, parmi la resplendissante lumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmure lent et recueilli, lofficiant adorait le mystère du Verbe incarné ; et bientôt, une fois de plus, le prêtre syrien le vit tomber à genoux, devant le Sacrement.
Et voici que par une impulsion irrésistible, le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient à chanter, très haut, des paroles qui, à mesure quelles en sortaient, souvraient comme des fleurs épanouies au soleil
Ô salutaris hostia, quae coeli pandis ostium...
Tous les assistants chantaient, et il ny avait pas jusquau catéchumène mahométan, celui qui venait, tout à lheure, dentrer avec de grand cris deffroi, il ny avait jusquà lui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchée en avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. Létroite chapelle retentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, au dehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.
Tout en continuant de chanter, le prêtre vit que quelquun posait un voile sur les épaules de Sylvestre ; et puis il y eut un mouvement, un passage de figures, dombres lointaines, maintenant, dans lévanouissement des apparences terrestres.
Uni trinoque Domino...
Et le pape se redressa, éclatante pâleur dans le rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant des épaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachée par lostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendide blancheur.
Qui vitam sine termino
Nobis donet in patria.
Les assistants remuaient, à présent, et le monde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtre syrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouva dehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui, la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quarante prêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbés dans le chant sonore du Pange lingua... Arrivé au coin du corridor, il se retourna un instant pour voir les six flammes tremblantes briller comme des lances de feu entourant un roi et, au milieu delles, les rayons dargent de lostensoir et le coeur blanc de Dieu.
Et puis il déboucha dans la cour, dans cet espace libre où, déjà, la bataille se préparait.
Le ciel était passé maintenant dune obscurité sinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière dun rouge de sang, qui semblait couler au-dessus du monde.
Depuis le Thabor, sur la gauche, jusquau Carmel, à la limite de lhorizon de droite, par-dessus toutes les hauteurs dalentour se dressait une énorme voûte de sang : aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith à lhorizon ; tout était de la même teinte profonde, comme un vrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil, blanc comme tout à lheure lhostie, levé au-dessus du mont de la Transfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à loccident, là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, il vit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.
In suprema nocte coenae,
chantaient des voix, non plus quarante voix, mais des myriades, un coeur immense, qui paraissait remplir toute linfinité de lespace.
Recumbens cum fratribus,
Observata lege plene,
Cibis in legalibus
Cibum turbae duodenae
Se dat suis manibus.
Et le prêtre syrien vit également, flottant dans lair, comme dimmenses phalènes, ce cercle détranges vaisseaux quil avait aperçus, quelques heures auparavant, dans son illumination, ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants où le reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis quil les regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que le cercle avait achevé de se former et que les hommes qui montaient ces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.
Verbum caro, panem verum
Verbo carnem efficit.
Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerre séleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre, qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps de sa dissolution.
Tantum ergo sacramentum
Veneremur cernui,
Et antiquum documentum
Novo cedat ritui !
Oui, voici enfin quil était venu, lHomme du Péché, Celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous le dôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce qui nétait point lunique objet poursuivi par lui depuis de longs siècles, et sans sapercevoir que son monde était en train de se corrompre, de sécrouler et de périr autour de lui.
Et son ombre remuait comme un nuage pâle, au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadis Israël avait combattu, et où Sennacherib sétait vanté de vaincre !
Et, une fois de plus, les voix chantèrent :
Praestet fides supplementum
Sensuum defectui !
Le voici qui venait, plus rapide que jamais, lhéritier des âges temporels, mais lexilé de léternité : le misérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu, plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terre tremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de ses victimes sagitait, pareil à un groupe dinsectes qui, spontanément, vont chercher la mort dans la lumière dune flamme... Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyait enfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dans les luttes dernières de son agonie !
Le voici qui venait, lAntéchrist orgueilleux, le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol, et les ailes blanches du vaisseau tournaient pour le conduire à lendroit même doù il devait frapper ; et déjà, au même instant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandis que les myriades des voix continuaient à chanter doucement, tendre murmure opposé au fracas de la tempête environnante :
Genitori Genitoque
Laus et jubilatio,
Salus, Honor, virtus quoque,
Sit et benedictio :
Procedenti ab utroque
Compar sit laudatio !
Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire se changea en néant...
FIN
1908. Traduit de langlais par Teodor de Wyzewa.
1. Armageddon est, daprès lApocalypse, le nom du lieu où saccomplira la victoire suprême du Christ sur la Bête. (Note du traducteur.)