LE MINISTÈRE DE L'HOMME-ESPRIT.

TROISIÈME PARTIE.

De la Parole.

 

S'il n'y avait pas une puissance harmonisée qui s'engendrât elle-même éternellement, jamais nous ne verrions l'ordre renaître et succéder aux altérations de tout ce qui constitue le cercle des choses, comme cela se passe sous nos yeux à tous les instants. Aussi, disons-le hautement, il y a une éternelle parole, qui comme dépositaire de l'éternelle mesure, de l'éternelle lumière et de l'éternelle vie, balance continuellement et particulièrement pour l'homme ici-bas, le désordre, l'angoisse et l'infection où il est plongé. S'il ne se tient pas constamment à la hauteur où réside cet universel appui, il retombe dans l'abîme des maux et des souffrances qui résident à l'extrême opposé. Il n'y a pas de milieu pour lui ; s'il ne fait pas usage de la force d'Hercule, il reste écrasé sous le poids énorme de l'Atlas.

Oui, il lui faut toute la lumière divine pour dissiper l'immensité des ténèbres dont il est environné. Il lui faut toute la vertu divine pour contrebalancer la rigueur du crime à laquelle il est lié ; enfin, s'il n'atteint pas à la sainteté même, il reste dans l'abomination.

En vain l'homme prétend obtenir tous ces triomphes par des moyens mitigés et par les faibles spéculations de son esprit et de sa raison. Tous ces prétendus expédients le trompent et ne sont qu'illusoires.

Elles le trompent bien davantage encore, ces distractions vaines et factices dont il berce tous les jours son existence ; le seul moyen profitable est le moyen vif ; ce moyen vif ne peut être que la main suprême elle-même, et c'est parce qu'elle seule peut tout soutenir et tout gouverner, qu'elle seule peut faire la compensation de tout ce qui nous manque.

Car lorsqu'on a dit de l'agent suprême qu'il soutenait tout par la puissance de sa parole, on n'a point dit une chose mystique et qui tienne notre pensée dans le vague ; on a dit une chose positive et physiquement vraie, et cela dans toutes les classes où puisse se porter notre réflexion.

Il est très vrai que si la parole ne soutenait pas l'univers dans son existence et ne le dirigeait pas dans tous ses mouvements, il s'arrêterait à l'instant dans sa marche, et réitérerait dans la non-apparence ;

Il est très vrai que si la parole ne soutenait pas les animaux et les plantes, ils rentreraient aussitôt dans leur propre germe, et leur germe dans l'esprit temporel de l'univers ;

Il est très vrai que si la parole ne soutenait pas l'action et le jeu de tous les phénomènes de l'univers, il ne s'en manifesterait plus aucun à nos yeux ;

Il est également vrai pour le spirituel, qui si la parole ne soutenait pas la pensée et l'âme de l'homme, comme elle soutient tous les êtres de l'univers, notre pensée retomberait à l'instant dans les ténèbres, et notre âme dans l'abîme au-dessus duquel nous ne surnageons journellement, malgré nos crimes, que par l'incommensurable et miséricordieuse puissance de la parole ; ainsi, à moins de nous dévouer volontairement à la démence, et d'être sciemment nos premiers ennemis, nous ne devrions pas cesser un instant de nous porter vers le principe des choses, et de nous appuyer sans interruption sur la parole, sans quoi c'est renier notre existence et renoncer à être utiles aux diverses régions qui attendent les bienfaits du ministère de l'Homme-Esprit.

Aussi, malheur à vous froids métaphysiciens qui ne faites de l'être divin et de toutes les conséquences qui en résultent, qu'un simple objet de dissertations et de raisonnements ! malheur bien plus à vous, spéculateurs publicistes, qui ne donnez à la chose religieuse d'autre base que le politique, pendant que sa base essentielle est l'éternelle parole, sans laquelle rien ne peut se soutenir !

Vous ne voyez sans doute, dans cette chose religieuse que ses formes obscures, et obscurcies encore par les abus qui la défigurent ; vous ne la voyez, dis-je, alors, que comme un moyen de lier le simple par ces chaînes mystérieuses qui ne vous offrent pas un autre principe et un autre but. Et je vous excuse sous ce rapport, tant les ténèbres qui couvrent la terre sont épaisses.

Mais je ne vous excuse plus quand vous voulez aussi soumettre le mot hommage à vos manipulations politiques. Dieu, la parole et l'hommage qui leur est dû, ne sont point le résultat de la réflexion et du calcul ; c'est peu même, si vous ne regardez que comme un devoir la croyance dans ce Dieu suprême et dans son éternelle parole qui a tant de droits au respect de sa créature. Cette croyance est plus qu'une conséquence philosophique ; elle est même plus qu'une justice et une obligation ; elle est un besoin radical et constitutif de votre être, et vous en avez la preuve positive et effective dans votre situation, puisque le dénuement universel où vous vous trouvez est propre à vous faire sentir ce besoin-là à tous les moments de votre vie, et puisque dès l'instant que vous cessez de vous occuper du soin de le satisfaire, vous retombez dans l'abîme.

Contemplons ici un flambeau universel qu'on peut porter en général sur les punitions, sur les fautes, et sur le principe contre lequel ces fautes ont eu lieu.

Dans l'exacte justice comme dans l'exacte vérité, il faut qu'il y ait une analogie parfaite entre la punition et la faute. Aussi en examinant soigneusement l'état malheureux de l'homme ici-bas, on ne pourrait manquer de trouver clairement le genre de son égarement et de son crime ; car cette punition et le crime doivent être scrupuleusement calqués l'un sur l'autre.

Dans cette même exacte justice, il doit y avoir des rapports antipathiques, mais aussi marqués entre la faute et le principe contre lequel elle a été commise, puisque cette faute ne doit être, dans tous ses points, que le contraire et l'inverse de ce principe ; et même on se ferait encore mieux comprendre, en disant qu'elle ne peut être qu'une direction opposée à celle de ce même principe. Par conséquent en allant en rétrogradant sur la ligne de cette faute, on ne pourra manquer d'arriver au principe qui a été lésé, comme en examinant le genre de la punition et de la souffrance on ne pourrait manquer de connaître le genre de la prévarication dont elles sont les suites.

L'examen de la punition doit être la première opération, puisque c'est celle qui doit nous faire connaître la faute. La seconde opération doit être de marcher en rétrogradant sur la ligne de cette faute pour arriver au principe. Ainsi notre premier devoir est de cesser nos murmures, et de parcourir avec résignation tous les degrés de notre punition, si nous voulons arriver à la vraie connaissance de notre infirmité.

Notre devoir second est l'activité vive et ardente, sans regarder ni à droite, ni à gauche, parce que c'est là ce qui peut seul dissiper nos ténèbres et nous ramener à la vie, et dans la vie dont la faute ou l'altération nous a séparés.

Lorsque nous examinons la punition, le principal caractère que nous y remarquons, c'est de nous retenir renfermés et liés à un univers qui n'a point de parole, quoiqu'il soit sans cesse soutenu par la parole, et cette observation opère sur nous un double supplice ; l'un, de nous faire sentir la honteuse disproportion qui se trouve entre nous et tous les êtres muets qui nous entourent ; l'autre, de sentir combien l'existence de cet univers muet doit affliger la parole elle-même, puisque cette parole voudrait et devrait être manifestée partout, et correspondre librement avec tout ce qui existe.

Or, le premier de ces supplices se démontre, non seulement par le fait de l'état des choses, mais encore par la marche et la conduite de l'homme avec ses semblables.

Quoiqu'il y ait bien loin des conversations des hommes à la véritable parole, cependant, lorsqu'ils se trouvent ensemble, s'ils ne vivifiaient pas leur atmosphère par leurs discours, ou par ces faibles ombres de la parole ; enfin, s'ils ne ranimaient pas un peu par là ce sépulcre dans lequel ils existent, ils ne connaîtraient dans leur esprit que le froid et l'ennui de la mort.

Le second de ces supplices démontre qu'il faut qu'il y ait aussi une source vivifiante, qui cherche sans cesse à ranimer le cercle des choses par la parole universelle, comme l'homme cherche à ranimer ses silencieuses demeures par la parole particulière ; car sans cela l'homme ne jouirait pas même de cette parole particulière, dont il fait journellement un si puéril usage, et dont il peut attendre si peu de profit tant qu'elle n'est pas régénérée.

Ainsi on peut dire que nous sommes aussi éclairés que nous pouvons l'être sur la punition qui nous est infligée. Mais vu l'analogie nécessaire que nous reconnaissons entre la punition et la faute, nous devons conclure que si nous sommes punis par la disette de la vraie parole, c'est sûrement contre la parole que nous avons péché.

Par la seconde loi, ou par une suite de cette analogie qui doit se trouver entre la faute et le principe, il résulte que si nous marchions dans notre parole, dans le sens inverse à celui dans lequel nous y avons marché par l'altération primitive, et dans lequel nous y marchons tous les jours, nous parviendrions de nouveau jusqu'à cette grande parole fixe et lumineuse avec laquelle nous sentons que nous aurions besoin d'habiter, et avec laquelle nous habiterions en joie, au lieu des souffrances qui nous tourmentent.

Mais comment les hommes arriveraient-ils à la jouissance active de cet instrument universel, puisque cette parole, toute respectable et toute importante qu'elle puisse être, est cependant le seul talent, ou si l'on veut, le seul métier qu'ils exercent, sans s'y préparer par un long apprentissage, comme pour tous leurs autres talents ? Car, je le répète, ce que les hommes disent partout et toute la journée, il faut bien se garder de le prendre pour la parole, quoiqu'ils soient assez ignorants et assez vains pour le regarder comme tel, tandis que c'en est absolument l'inverse.

Et en effet, on n'apprend à connaître la parole que dans le silence de tout ce qui est de ce monde ; ce n'est que là où elle se manifeste, et lorsque nous ne parlons, soit avec nous-mêmes, soit avec les autres, que de ce qui tient à ce monde, il est clair que nous agissons contre la parole et non pour la parole, puisque nous ne faisons par là que nous abaisser et nous naturaliser avec ce monde, qui comme nous l'avons dit tout à l'heure, n'a point de parole, et est par cette raison-là l'instrument et le mode de notre punition.

N'oublions pas cependant un autre rapport aussi vrai et incomparablement plus consolant : c'est de sentir que si la prévarication nous a privés de tout, et nous a mis dans un dépouillement absolu, il faut nécessairement que, pour nous guérir, tout nous soit donné à son tour par l'incommensurable et universel amour ; sans quoi, notre guérison ne pourrait jamais être absolue. Or ce présent universel que l'amour a voulu de nouveau faire au monde, est compris tout entier dans les merveilles de la parole, puisque c'était la perte de ces trésors qui nous tenait dans la disette. Mais aujourd'hui nous ne pouvons apprendre cette parole de l'Esprit qu'avec lenteur, et comme nous voyons que les enfants apprennent la parole humaine. Nous la devrions aussi apprendre d'une manière naturelle et insensible, puisque c'est la marche qu'ils suivent. De là le mot de l'Évangile : vous ne posséderez point le royaume de Dieu, si vous ne le recevez comme des enfants.

Contemplez donc dans cet Esprit, mais avec admiration, tout ce dont la parole nous a rendu la connaissance : voici un extrait de ce que nous y apprendrons :

C'est par la parole que Dieu forma le contrat divin et l'alliance universelle avec l'immensité de tout ce qui existe.

C'est par la parole que Dieu, dans ses voies de restauration, forma l'alliance générale spirituelle temporelle, dans les diverses époques d'opérations de grâces qu'il a manifestées par l'origine et la création de la nature, par la promesse faite à Adam prévaricateur, par les divers élus principaux qui ont répandu ses lois, et ses ordonnances sur la terre, soit avant le milieu des temps, soit au milieu du temps ; et par ceux qu'il manifestera jusque et compris la fin des temps.

C'est par la parole que Dieu forme aussi une alliance particulière spirituelle avec l'homme particulier, en semant en lui divers germes de dons et de vertus qui s'attirent et se rassemblent par leur attraction, jusqu'à ce qu'ils aient acquis, par leur force et leur activité harmonique, une assez grande affinité avec l'unité, pour que cette unité vienne se joindre à eux, et les consacrer par sa sanction.

C'est par la parole que Dieu gouverne le cours de son alliance générale spirituelle temporelle : ce n'est que quand cette alliance a acquis la somme de forces nécessaires par l'attraction de ses puissants éléments divins, que la parole lui laisse opérer son explosion, et qu'elle se porte elle-même dans le torrent de cette explosion, pour en faire mieux pénétrer les substances salutaires dans les régions qui les attendent ; et c'est là une des merveilles des nombres actifs qui toutefois ne sont rien par eux-mêmes, ainsi qu'on l'a vu précédemment, mais représentent fidèlement la marche cachée de la parole et de ses incommensurables propriétés.

C'est par la parole que Dieu forme aussi une alliance particulière et continuelle dans la classe de la végétation et de la nature terrestre, où toutes les productions sont précédées de toutes les gradations d'activités, de germinations, de croissances, qui s'attirent réciproquement et se terminent par une explosion, ou par une fleuraison, ou une naissance, quand, dans chaque chose, l'exil ou le centre de la vie a dissipé les obstacles qui l'environnaient, et qu'il peut entrer dans ses droits.

De même que toutes ces bases d'action sont disséminées dans la nature, de même tous les germes de sciences sont disséminés dans tous les hommes : il ne nous manque qu'une langue analogue ou la parole pour nous les communiquer. Si nous avions l'attention de cultiver soigneusement ces germes, ils nous produiraient eux-mêmes la langue qui nous servirait à nous transmettre leurs fruits ; mais notre impatience nous entraîne, et au lieu d'attendre la fructification de cette langue, nous nous pressons de nous en composer nous-mêmes de plusieurs espèces, selon la science que nous pratiquons.

Toutefois, ces langues là n'étant pas fécondes, comme le serait la langue dont elles prennent la place, dès lors elles ne nous transmettent pas de fruits, puisqu'elles n'atteignent pas les germes dont ces fruits devraient sortir.

Aussi tous les résultats scientifiques des hommes s'arrêtent-ils pour la plupart à nos langues composites et factices ; aussi les sciences humaines ne font-elles généralement leur demeure que dans les mots et non pas dans les vertus de la parole ; aussi les langues scientifiques humaines n'ayant point la vie en elles, ne peuvent pas se vivifier les unes et les autres ; aussi ne pouvant se vivifier les unes et les autres, elles ne peuvent que commencer par se disputer et se combattre, et elles ne peuvent finir que par se détruire.

Voilà comment elles laissent se propager la mort qui a étendu partout son empire depuis la chute ; tandis que c'était à elles à seconder la vie ou la parole, qui, depuis la grande altération ne saurait faire un pas sans avoir un combat à livrer. En effet, toute génération, toute végétation, toute action restauratrice, toute opération, toute pensée tendant vers la région de la lumière, forment autant de résurrections et de véritables conquêtes sur la mort. Celui qui pourra percer jusqu'à concevoir et sentir la résurrection continuelle de la grande parole, aura par là de grandes grâces à rendre, et je serais bien étonné s'il n'était pas à la fois attendri et stupéfait d'admiration. Et vous donc puissances célestes, spirituelles et divines, quelle joie pour vous, lorsque vous parvenez à engendrer dans le monde de la vérité et de la lumière, un homme qui vous ressemble, et qui soit votre fils chéri !

La vraie parole est universellement dans l'angoisse, aussi nous ne pouvons rien recevoir ni opérer que par l'angoisse ; aussi tout ce qui existe de visible ne cesse-t-il de démontrer physiquement la parole dans l'angoisse ; aussi ne devrions-nous pas fuir l'angoisse interne ; aussi n'y a-t-il que les paroles d'angoisse qui profitent, qui sèment et qui engendrent, parce qu'il n'y a qu'elles qui soient l'expression de la vie et de l'amour.

Homme, ne crains pas de voir une annonce de cette rigoureuse loi dans les cris de ta mère lorsqu'elle te donne le jour, ainsi que dans les pleurs que tu verses dès ta naissance. Apprends-là aussi ce qu'il en a dû coûter à la source du rafraîchissement pour se procréer dans la forme de ton altération spirituelle, et pour se rendre de ton espèce. Mais compare ta vie temporelle active et libre à celle que tu menais dans le sein de ta mère, et vois même si elle ne te procure pas des jouissances et une existence qui te font oublier tes premières larmes ; et apprends par là ce que tu dois attendre des moindres impressions que la véritable angoisse peut te faire sentir.

Dispose aussi tes yeux et ton intelligence pour voir, admirer et comprendre ce qui provient chaque jour de l'angoisse particulière du rafraîchissement ou de la parole, et ce qui proviendra à l'avenir de leur angoisse générale ; car les résultats de toutes ces angoisses sont aussi certains qu'incommensurables.

Voilà pourquoi aucune parole salutaire et vive ne pouvant naître en nous que par l'angoisse, il est bien certain que les hommes que nous écoutons journellement ne disent point de paroles, et qu'ils nous trompent quand ils prétendent nous annoncer la vérité, puisqu'ils nous parlent sans le secours et la puissance de l'angoisse.

D'ailleurs, les paroles de l'angoisse sont toujours nouvelles, puisque c'est là où se trouve le principe des langues. Or, les paroles de ceux que nous écoutons journellement, ne sont jamais nouvelles, et ne nous offrent que des réminiscences et des redites qui ont été déjà répétées mille fois avant eux.

Mais veux-tu apercevoir quel est le sublime objet de cette angoisse de la parole ? Lorsque l'homme s'écoute bien attentivement, la vérité semble lui dire : Homme, je ne puis verser mes pleurs que dans ton sein.

Ainsi donc le cœur de l'homme est choisi pour être le dépositaire de l'angoisse de Dieu, pour être son ami de prédilection et le confident de tous ses secrets et de toutes ses merveilles, puisque dans ce genre il n'y a rien qui puisse avoir d'issue et d'effusion que par l'angoisse. Aussi après cette annonce si tendre et si amicale, l'homme en ressent la réalisation, puisqu'il peut dire à son tour : des torrents de douleurs s'accumulent dans mes veines, et tout mon être se sent gonflé d'amertume ; remercie alors, car c'est là le moment où la vie commence.

Voici un moyen sûr de ne pas laisser s'éteindre en toi ces premiers éléments de ta vie ; prends garde de sortir un instant de dessus le feu radical et central sur lequel tu reposes, et qui ne doit cesser de te travailler dans la douleur, pour que cette douleur s'étende dans toutes tes facultés et leur fasse produire leurs fruits.

C'est ce feu là qui doit sans cesse te préparer et te tenir en crainte ; et sans cette préparation continuelle qu'il opère sur ton être, la parole vive de l'angoisse n'entrera point en toi ; tu deviendras pour elle un objet de dégoût, et quand elle voudra t'embrasser, elle sera obligée de détourner la tête parce qu'elle se sentira infectée de l'haleine de ta bouche ; car si l'Homme-Esprit est si souvent infecté de l'haleine qui sort de la bouche de l'homme, comment Dieu pourrait-il la supporter ?

Demeure donc constamment sur ce feu radical et central, comme un enfant reste dans le sein de sa mère, jusqu'à ce qu'il ait atteint les forces nécessaires pour se présenter à la lumière du jour ; ou, si l'on peut employer une comparaison moins distinguée, comme un mets reste en cuisson jusqu'à ce qu'il soit à point.

Il y a là-dessous de grandes vérités de principe et d'expérience. La plus importante est de sentir quelles sont les plus fortes angoisses que Dieu éprouve. Ce sont celles qui viennent des tentatives continuelles qu'il fait pour s'exhumer du cœur de l'homme, et celles qui tiennent aux épouvantables obstacles que ce cœur de l'homme lui oppose.

Voilà pourquoi il n'y a pas trop du feu de l'abîme embrasé au-dessous de nous pendant toute notre vie, pour dissoudre les épaisses coagulations qui nous obstruent.

Car si ce feu de l'abîme ne prépare pas ainsi les voies, la parole de l'angoisse divine n'entrera point en nous, et si la parole de l'angoisse n'entre point en nous, nous ne pourrons rien comprendre aux angoisses de l'universalité des choses, et nous ne pourrons pas leur tenir de consolateur. Oui, si nous n'avons pas en activité en nous la substance de vie, comment pourrons-nous juger et sentir ce qui est mort autour de nous ?

Ainsi, ce n'est plus seulement du sabbat de la nature, ni du sabbat de l'âme humaine, dont il devient urgent de nous occuper ; c'est encore de faire sabbatiser la parole elle-même, puisque nous ne pouvons nier que par l'usage nul, faux ou pervers que l'homme fait de la parole divine, elle ne soit sur son lit de douleur, pour ne pas dire sur son lit de mort ; et l'homme ne pourra lui apporter aucun soulagement qu'il ne sente naître en lui les angoisses successives de la parole.

Nous avons vu que les hommes appliquent le nom de croix expiatoires aux contrariétés de la vie temporelle, aux afflictions dont ce monde est rempli, aux infirmités corporelles, etc., tandis que le vrai sens de ces croix ne convient qu'aux douleurs spirituelles des hommes dévoués à l'œuvre du Seigneur, et appelés à y servir chacun selon leurs dons.

Cette classe d'hommes est ordinairement liée à des circonstances entièrement opposées à cette œuvre divine qu'ils désirent, pour laquelle ils sont faits, et dont ils peuvent si peu parler, qu'ils aiment mieux souvent se laisser couvrir de dérisions et de dédains, que d'en ouvrir la bouche. C'est à cette classe d'hommes que s'applique la leçon de l'évangile : celui qui ne prend pas sa croix sur lui et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. Car s'ils ne se déterminent pas à supporter la croix qui leur est présentée et à avancer malgré les angoisses qu'elle leur offre, ils courent risque de manquer leur œuvre et d'être traités comme de mauvais serviteurs.

L'esprit du monde a travesti dans des significations vulgaires et communes les plus belles intelligences des Écritures saintes. Je ne crains point de dire que de très grands saints eux-mêmes n'ont pas donné à ce beau passage toute la sublimité du sens qui lui appartient ; et le fameux mot de Sainte Thérèse, ou souffrir ou mourir, n'en présente que la moitié, en admettant même qu'il ne porte pas sur des souffrances corporelles. Car la croix est bien antérieure au mal ; et si elle nous froisse aujourd'hui quand elle agit dans le resserrement de nos entraves spirituelles actuelles, ce n'est que pour nous amener à son action libre, et nous apprendre encore malgré nos souillures, et par sa merveilleuse munificence, ce que c'est que la croix antérieure au mal.

Non, non, la croix n'est pas une souffrance ; c'est l'éternelle racine de l'éternelle lumière. Il n'en est pas moins vrai que si les élus doivent supporter courageusement les douloureux efforts que cette croix fait en eux pour arriver à sa région de liberté, à plus forte raison devons-nous tous supporter les tribulations terrestres, corporelles et spirituelles, auxquelles nous donnons le nom de croix et que cette résignation peut nous être d'autant plus méritoire, que dans l'état de désordre et de désharmonie, où l'altération a plongé toutes nos mesures, nous ne sommes pas tous appelés à sentir au moins au même degré les angoisses de la croix supérieure.

Aussi je ne veux point exclure les utiles moisson que les hommes peuvent retirer de leur manière, quoiqu'inférieure, de considérer le précepte de l'évangile relativement à la croix. Je veux seulement avertir les hommes de désir qu'ils ont encore de bien plus grands avantages à en attendre ; car c'est dans les contrariétés divines dont leur désir est à la fois froissé et alimenté, qu'ils apprennent à connaître ce que c'est que les souffrances de la parole, et par conséquent à se consoler et même à se réjouir au lieu de se plaindre, parce que la parole n'avance point dans ses douleurs, qu'elle n'avance vers la grande époque de sa délivrance.

C'est en avançant ainsi qu'elle voit s'étendre de plus en plus ses angoisses et ses tribulations ; aussi les psaumes seraient bien autre chose que ce qu'ils sont, si l'on les faisait à présent. Car la parole est le désir divin personnifié humainement et en action. A mesure qu'elle perce et qu'elle se montre à l'atmosphère humaine, à mesure aussi elle est réduite à ne trouver pour sa nourriture et sa subsistance que du fiel et de l'amertume. Mais quel dédommagement pour elle quand elle rencontre quelque âme de désir et qui cherche à être réellement régénérée selon la nouvelle loi de l'esprit et de la vérité !

Homme de Dieu, ne compte donc plus au rang des souffrances profitables que celles qui ont le salut public pour objet. Le soldat tombé malade par sa négligence ou par ses intempérances pourra-t-il être regardé comme servant à l'État, quand il suivra exactement le régime que le médecin lui prescrit, et qu'il fera usage de tous les remèdes convenables à sa situation ? Non. Il ne sera censé alors ne servir qu'à lui, puisqu'il ne s'agit là que de son rétablissement, et ce ne sera que quand il sera rétabli, et qu'il ira combattre, qu'il servira réellement la patrie.

Telle est généralement notre situation ici-bas ; nous sommes tous sous le régime curatif et médicinal, soit par l'effet de la grande altération, soit par une suite de nos propres écarts : lorsque nous observons tout ce qui nous est ordonné pour notre santé spirituelle, nous ne sommes par là utiles qu'à nous. On a tort d'appeler cela servir Dieu, puisque ce n'est pas servir à Dieu.

C'est quand nous sommes régénérés, et que nous pouvons remplir les divers ministères de notre maître, que nous sommes censés véritablement servir à Dieu ; car c'est alors que nous pouvons, par le moyen de nos propres douleurs, sentir et connaître, par expérience, ce que c'est que les douleurs de la parole. Jusque-là, nous ne sentons que nos propres douleurs. Fermons donc en nous les portes du mal et du néant, pour que les régions vives viennent nous pénétrer.

Lorsque la main de Dieu est sur l'homme, et que c'est pour sa punition, l'homme est lié dans toutes ses facultés. Il est tourmenté par l'inquiétude et le besoin de l'action, et du mouvement, et par la géhenne insupportable qui tient tout son être dans une violente contraction ; mais il reste dans l'inactivité, et tout se suspend pour lui.

Lorsque c'est pour le progrès de l'œuvre, et pour l'avancement de la parole, le poids de la main de Dieu le tourmente aussi, mais c'est par l'impatience de la justice ; et la géhenne qu'il éprouve, le fait chaque jour avancer dans les régions vivantes et lumineuses de l'activité spirituelle.

Les prestiges insinuants de la région apparente, ont beau l'entourer de leurs illusions, il passe outre et ne les aperçoit pas. Les ténèbres et les passions terrestres ont beau le poursuivre, il les traverse et les laisse derrière lui.

Vous lui laisserez souffrir tous les besoins de la vie, le poids de la main du Seigneur l'entraîne, et l'impatience de la justice est encore plus forte en lui que ces besoins. Vous le martyriserez, il vous laissera faire, et ne sentira que le poids de la main du Seigneur qui le tourmente par l'impatience de la justice:

Lorsqu'on lance un vaisseau et que l'élan lui est donné, sont-ce les faibles liens dont il peut être encore attaché, qui seront capables de l'arrêter dans son cours ? II les brise et se rend avec impétuosité dans la plage. Sont-ce les légers obstacles qui peuvent se trouver devant lui ? Il les pulvérise ou les enflamme, et il se rend avec impétuosité dans la plage.

Voilà ce que l'homme peut devenir quand il a le bonheur de sentir le poids de la main du Seigneur, et d'être tourmenté par l'impatience de la justice.

Mais comment parviendras-tu, homme de désir, à sentir le poids de la main du Seigneur, et à être tourmenté par l'impatience de la justice ? C'est en faisant un pacte avec toi-même, et en te disant : "Je ne quitterai jamais la prière que quand j'aurai senti que Dieu même prie avec moi".

"Si je suis fidèle à observer ce pacte, je ne serai plus dans le cas d'attendre les lenteurs de ma prière pour que Dieu prie avec moi, et Il priera avec moi dès le commencement de ma prière."
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"Bientôt Il priera même avec moi lorsque je ne prierai pas. "Mes élus ne travailleront point en vain, dit le Seigneur, (Isaïe, 65, 23. 24.) parce que c'est la race des bénis du Seigneur ; avant qu'ils appellent, je les exaucerai ! je les entendrai avant qu'ils aient fini de parler".

"Oui, ma vie entière ne sera plus qu'une prière non interrompue, puisque ce ne sera plus moi qui chercherai Dieu par ces élans morcelés des faibles désirs de l'homme ; mais que ce sera Dieu qui me cherchera par la continuité de son intarissable action".

"Ne faut-il pas que nous devenions un jour comme autant de torrents enflammés, et lançant à tout moment des éclairs vifs et brillants, de tous les points de toutes nos substances ? Pourquoi nous aurait-on dit que notre Dieu est un feu dévorant, et que nous sommes destinée à être son image et sa ressemblance ?"

C'est alors que tu pourras dire "Mon âme a rencontré l'ami de sa vie, ils se sont embrassés, et ils ne se sépareront plus. Ce n'est point dans les faubourgs et dans les places de la ville qu'elle a été chercher cet ami ; elle n'a point eu besoin non plus de le demander aux gardiens de Jérusalem".

"Cet ami est venu la trouver lui-même dans les transports de son amour ; ils se sont embrassés, et ils ne se sépareront plus".

"Voici les trésors qu'il m'a apportés, et qu'il a versés dans mon cœur dans les transports de son amour".

"Car j'étais une âme accablée sous le poids de sa propre misère, le désespoir était prêt à s'emparer de moi. Mais quand j'ai vu s'approcher le consolateur, j'ai entendu sortir de sa bouche ces douces paroles : "Pourquoi perdre la confiance ? Dieu ne t'a-t-il pas dit de pardonner à ton frère septante fois sept fois ? Si Dieu t'a jugé capable d'avoir une pareille indulgence pour tes frères, crois-tu qu'il ne soit pas capable d'en avoir autant pour toi ?"

"Demande-lui donc de te pardonner à son tour, non seulement septante fois sept fois, mais par le nombre éternel de son infinité ; ne prends point de relâche que tu ne sentes qu'il a scellé ton pardon, et qu'il a lui-même observé la loi, le précepte, et le commandement qu'il te donne".

Quand il t'aura ainsi justifiée, dis-lui : "Seigneur, la ville ne sera plus renversée ; vous demandiez au moins dix justes pour pouvoir suspendre les fléaux dont vous menaciez Sodome et Gomorrhe, et les dix justes ne se sont pas trouvés".

"Vous demandiez seulement un juste, du temps de Jérémie, pour sauver Jérusalem et ce juste ne se trouva point".

"Mais aujourd'hui la ville ne sera point renversée si vous demandez ce juste, parce que ce juste est trouvé ; ce juste est entré dans la ville, et ce juste, c'est vous-même qui êtes entré en alliance avec moi".

"Ce juste sauvera la ville et tous ses habitants, parce que ce juste est votre unité divine, et que votre unité divine s'étendra par elle-même sur tous les habitants de Jérusalem".

"Vous disiez bien aussi à votre prophète Jérémie, que quand même Moïse et Samuel paraîtraient devant vous, vous ne pardonneriez pas à votre peuple (15 : 1) ."

"Mais ils n'étaient pas prêtres selon l'ordre de Melchisédec ; et n'étant que les ministres de la loi figurative ils ne pouvaient ouvrir la porte sainte de la miséricorde éternelle".

"Maintenant cette porte vivante est ouverte, et cette porte vivante, c'est vous-même ; vous ne pouvez donc plus vous défendre de sauver l'homme qui vous cherche, vous êtes vous-même le prophète qui est placé devant vous pour implorer la grâce de votre peuple, et vous vous êtes contraint vous-même à délivrer mon âme lorsqu'elle vous expose sa détresse et sa misère."

Mais l'homme de désir ne tardera pas à gémir encore ; " Pourquoi pleures-tu, ô mon âme ? pourquoi pleures-tu ? Quel est le nouvel objet de ta douleur ? "

"Si je gémis, c'est que l'homme est devenu le meurtrier de la parole et de la vérité ; c'est que les régions vives ne trouvent en lui que la mort, et sont obligées de se retirer ; c'est que ses propres maux, ses propres négligences, ses propres douleurs, ou plutôt ses propres illusions l'empêchent de sentir les douleurs de la parole".

"Hélas ! comment me lasserais-je de pleurer, puisque le tableau des douleurs de la parole est toujours suspendu devant mes yeux, et que l'affliction fait toute ma substance ?"

"Sortez de l'homme, fleuves infects, sortez de lui comme des fleuves qui ne roulent que des eaux bourbeuses ; ma seule tâche doit être désormais de l'empêcher d'approcher de la parole, de peur qu'il ne lui communique son infection".

Je serai tout entier à cette tâche, je m'y emploierai avec une ardeur qui ne connaîtra point d'interruption. C'est la seule chose qui me soit recommandée comme étant nécessaire ; tout ce qui ne tiendra point à cette sainte et indispensable occupation, je le ferai comme ne le faisant pas".

"Et toi, prière, tu seras la compagne de mon travail, ou plutôt tu en seras le maître, l'agent et le principe, et tu m'apprendras à devenir comme toi le maître, l'agent et le principe de mon œuvre, parce que tu m'apprendras à devenir prière comme toi."

"Comment ne deviendrais-je pas prière, puisque la parole s'est invoquée elle-même sur moi, et qu'après s'être invoquée sur moi, elle a chassé de moi tous les ennemis de la vérité, afin que tous les hommes de Dieu descendissent en moi et y célébrassent ensemble la joie d'avoir trouvé une demeure de paix".

"Oh ! comme ils se réjouiront d'avoir trouvé cette demeure de paix ! Ils y feront des festins de jubilation, ils y chanteront avec transport les hymnes de la vie, et ils élèveront assez la voix pour que leurs compagnons les entendent et s'empressent de venir prendre part à leurs félicités".

En traitant de l'ordre politique, j'ai dit il y a plusieurs années, que l'homme ne pouvait être qu'administrateur dans le poste qui lui était confié, et qu'il ne pouvait pas être législateur. J'ai prétendu que, rigoureusement parlant, un homme législateur était un être de raison ; qu'il était sans exemple qu'un être fût envoyé dans une région où il eût à établir les lois qu'il aurait à y suivre ; je disais en outre que par une suite de ce principe fondamental et incontestable, le pouvoir administratif avait englobé le pouvoir législatif dans tous les gouvernements de la terre, ce qui se vérifierait aisément par l'étude des faits, et surtout par celle de l'histoire religieuse.

Je puis aujourd'hui étendre ce principe jusqu'à l'homme considéré dans son poste divin, où loin d'avoir aucune loi à établir, il ne doit avoir d'autre emploi que celui d'être sans interruption l'organe et le ministre de son maître. C'est même en raison de cette qualité d'organe toujours employé à l'action ou à l'œuvre de son maître que ceux des hommes qui en sont là ne doivent guère avoir le loisir de disserter sur leurs droits, tant l'œuvre presse et demande une activité et une vigilance aussi continuelles qu'universelles.

C'est pour cela que nos connaissances spirituelles ne devraient être que le prix journalier de notre action constante ; quelles magnifiques lumières qui nous ont été communiquées par des hommes choisis, notamment par Jacob Boehme, sembleraient même n'appartenir qu'à l'époque qui succédera à l'existence de ce monde, et auraient l'air de ne devoir être que le prix de l'action universelle qui est censée nous appeler, en qualité d'administrateurs, à renouveler la face du monde, et à faire descendre les nouveaux cieux et la nouvelle terre où nous aurons à contempler l'universalité des merveilles naturelles, spirituelles et divines de la parole.

Ne crois donc point, homme de désir, que tu aies jamais d'autres lois à promulguer que celle de ton maître.

Ne crois pas non plus que quand dans tes exercices spirituels il te vient des joies divines, ce soit pour toi qu'elles te soient envoyées. Non, elles ne peuvent avoir pour objet que l'œuvre de ton maître, qui, par leur moyen, veut soutenir tes forces et alimenter ton courage. Lors même que la parole descendrait en toi, n'oublie point cet important avertissement que tu viens de lire, et dis alors à cette parole :

Est-ce pour moi que vous viendriez me visiter, moi qui n'ai rien fait pour que vous vous approchiez de moi, et qui, au contraire, ai tout fait pour que vous vous en éloigniez ? Je ne me livrerai donc point à ma joie, que je n'aie senti que c'est pour vous, et non pour moi, que vous venez en moi ;

Je ne me livrerai point à ma joie, que je n'aie senti ce désir universel qui vous anime et qui vous crée éternellement.

Je ne me livrerai point à ma joie, que je n'aie senti l'objet particulier pour lequel vous venez en moi, et l'espèce de tâche que vous venez me prescrire dans l'ordre de l'amélioration des choses.

Non seulement ma joie serait vaine sans cela ; mais ma marche serait incertaine comme celle de simples néophytes, et pourrait même à tout moment me laisser retomber dans la région ténébreuse des hommes du torrent".

Ainsi donc, homme de désir, lorsque la parole divine descendra en toi, ne songe qu'à la laisser pénétrer dans ton être, afin que dans toutes les régions qui te composent, elle fasse fructifier les germes féconds dont elles sont dépositaires, en y portant les développements de sa propre génération éternelle.

Songe qu'elle est si puissante, que par le seul souvenir des faveurs que tu en auras reçues, tu seras capable de faire fuir l'ennemi, comme la seule ombre des apôtres guérissait les maladies ; car cette parole divine ne saurait se montrer nulle part, qu'elle n'y laisse des traces indélébiles : il ne nous manque que de les observer avec plus de soins et de les suivre avec plus de confiance. Songe qu'elle ne demande rien autre chose à tous les hommes que d'employer tous leurs efforts à se maintenir en état de prier efficacement pour l'amélioration universelle, c'est-à-dire d'être en état d'exercer

C'est là ce que cette parole entend quand elle recommande à l'homme de se tenir prêt : il faut qu'il soit sans cesse disposé à répondre à son impulsion quand elle jugera à propos de l'appeler à l'œuvre restauratrice ; car cette parole est la mesure par excellence ; et elle ne tend qu'à rétablir les hommes dans leurs propres mesures originelles, pour qu'ensuite ils puissent faire revivre les mesures divines dans toutes les régions qui les ont perdues ; c'est là la vraie extension du règne de Dieu ; c'est d'abord pour lui, et ensuite pour nous qu'il cherche à étendre son règne.

Pour peu que l'on ait le bonheur de connaître, par expérience, les puissants pouvoirs de cette parole, l'exclusive universalité de son empire, la vivacité de son action et la suavité de sa sève, on est profondément affligé de voir les hommes, non seulement comme privés de son ineffable assistance dans leur marche habituelle, mais encore ne soupçonnant pas son immortelle et éternelle existence, et ne mettant en sa place que la nature morte, c'est-à-dire, le néant.

A ce mouvement de douleur succède un mouvement de surprise ; car après avoir reconnu cette parole comme l'unique soutien de tout ce qui est ordre, de tout ce qui est vivant, et de tout ce qui est acte harmonique et régulateur, on ne revient pas de son étonnement de ce que les hommes se passant journellement de son indispensable appui, ou même se déclarant ses adversaires, ils ne soient pas encore pires qu'ils ne sont, et qu'il leur reste encore, ne fût-ce que dans leur pensée, quelques traces figuratives, ou quelques idées de justice et de perfection.

Comment s'avanceraient-ils dans la ligne de la réalité et de la vie, avec cet énorme amas de paroles nulles, vides, terrestres, matérielles, fausses et cupides, qui remplissent chaque jour l'immensité du globe ? Depuis l'altération ils sont tombés tous sous le régime de la parole morte qui les gouverne despotiquement, et ne leur permet pas un instant de se soustraire à son empire.

Contemplez l'homme de toutes les classes, rassemblez toutes les paroles qui sortent de leur bouche dès l'instant où ils s'éveillent jusqu'au moment où ils se replongent dans le sommeil ; en trouverez-vous une qui ait rapport à leur avancement dans la véritable justice, et vers leur primitive destination ?

Ne faites point mention ici de l'homme de peine qui, en cultivant la terre en silence et au prix de ses sueurs, et accomplissant par là le décret porté sur la famille humaine, semble au moins, par sa résignation et par cette espèce de parole muette, opérer dans l'ordre inférieur ce que nos paroles virtuelles devraient opérer dans l'ordre de l'esprit. Sans vous arrêter même à ces paroles que nous arrachent nécessairement les soins de la vie, nos misères terrestres et nos souffrances temporelles, considérez ce torrent de paroles, soit infécondes, soit pestilentielles, que nous immolons journellement à l'oisiveté, au néant, à nos occupations frivoles, à nos passions, à la défense de nos faux système, à nos prétentions, à nos fantaisies, à nos injustices, à nos crimes, et à nos abominations.

Depuis que la parole vive s'est retirée de l'homme, il n'est environné que d'une atmosphère de mort. II n'est plus assez actif pour unir sa parole au foyer vivant. Plutôt que de supporter courageusement cette douloureuse privation, et d'attendre en paix que l'aurore de la parole vraie se lève pour lui, il y supplée par cette intempérance de paroles si peu fructueuses, à laquelle il est entraîné par tous les délires de sa pensée. Il aime mieux s'infecter ainsi lui-même, et infecter en même temps ses semblables, que de laisser humblement et avec docilité agir sur lui la main de la parole restauratrice, qui ne cherche qu'à le vivifier comme elle vivifie sans cesse tous les êtres auxquels elle a donné l'existence.

Il oublie que cette substance des paroles de l'homme en se répandant dans les airs, ne s'y détruit point et ne s'y évapore pas pour cela, qu'elle s'y amasse et corrompt l'atmosphère de l'esprit, comme nos exhalaisons putrides corrompent l'atmosphère de nos habitations ; que toutes les paroles que la langue de l'homme aura prononcées, se représenteront un jour à ses yeux, et que l'air, dont notre bouche se sert pour former ces paroles, les rendra telles qu'ils les aura reçues, comme chaque élément rendra ce qui aura été semé en lui selon sa classe ; que même nos paroles muettes et prononcées tacitement dans le secret de notre être, reparaîtront également et retentiront autour de nous, car le silence a aussi ses échos ; et l'homme ne peut produire une pensée, une parole, un acte, que cela ne s'imprime sur l'éternel miroir où tout se grave et où rien ne s'efface.

C'est du sentiment profond de ces principes qu'est dérivée primitivement la sainte terreur que porte avec soi l'idée d'un serment, parce que lorsque nous pénétrons jusqu'aux bases de notre être, nous trouvons que nous pouvons nous lier par notre parole à l'ineffable source de la vérité, mais que nous pouvons aussi, par le criminel emploi de cette parole, nous lier au terrible abîme du mensonge et des ténèbres.

Aussi plusieurs peuples sauvages qui n'ont pas nos sciences, mais qui sont moins égarés que nous, ne connaissent rien de plus important que leurs serments, puisqu'ils se dévouent à la perte même de tout ce qui constitue notre essence, s'ils en imposent, ou s'ils viennent à se parjurer, tandis que parmi les peuples civilisés l'usage des serments n'est plus qu'une simple formalité, dont les suites morales paraissent sans conséquence.

Mais sans remonter jusqu'à ces faux serments et jusqu'aux parjures, ne suffirait-il pas, pour nous rendre sages, de voir les maux journaliers qui doivent résulter de l'abusive administration de notre parole ?

Homme ! si tu n'es pas assez soigneux de ta santé de ton propre esprit pour daigner surveiller tes paroles par rapport à toi-même ; surveille-les au moins par rapport à l'esprit de ton semblable ; ne te contente point de ne pas l'abuser comme tu le fais tous les jours par des paroles stériles, dont il ne puisse retirer d'utilité, et qui l'entraînent avec elles dans le cercle de toutes les fluctuations, et de tous les prestiges ; mais fais en sorte que tes paroles soient pour lui à la fois un flambeau qui le guide, et une source qui le fixe et le rassure contre les tempêtes.

Quelles sont donc les lois essentielles de l'administration de la parole envers ton semblable ?

C'est de considérer assez l'intelligence humaine pour sentir qu'elle ne doit frayer qu'avec l'intelligence, et qu'on ne doit lui rien présenter qui ne soit digne d'elle, et qui ne puisse accroître ses richesses.

C'est de te persuader que cette intelligence de l'homme doit être traitée comme les grands personnages de l'Orient, qu'on n'aborde jamais sans avoir des présents à leur offrir.

C'est de faire que tu ajoutes toujours aux lumières et aux vertus de ceux qui conversent avec toi, et que ta parole présente toujours des profits à ceux qui les entendent.

C'est de ne les entretenir que d'objets solides et que de vérités profondes, au lieu de ne les nourrir que de récits et de narrations frivoles, puisque ces récits et ces narrations frivoles sont composées de temps où il n'y a que du passé et du futur, au lieu que les grandes vérités sont toujours présentes comme les axiomes ; aussi ne sont-elles pas du temps, mais de la région permanente et éternelle.

C'est de distribuer ta parole avec sobriété, parce que ce ne sont que les mauvaises causes qui demandent tant de paroles pour les défendre.

C'est de ne point oublier que la parole est la lumière, l'infini qui ne doit jamais aller qu'en croissant.

C'est d'examiner toujours avant de parler, si ce que tu vas dire remplira ces importants objets.

Si tu te tiens seulement au niveau des interlocuteurs, l'œuvre n'avance point. Si tu te tiens au-dessous, l'œuvre recule. Or, en observant toutes ces lois à l'égard des interlocuteurs avec qui tu t'entretiens, c'est principalement pour le bien de l'œuvre que tu dois te conduire ainsi, puisqu'il n'y a pas un souffle de ta vie qui ne dût être employé à l'avancement de l'œuvre.

Je sais que ce n'est point dans les cercles oiseux que toutes ces lois de la parole peuvent être observées, parce que ce n'est pas là que la parole peut exercer convenablement son ministère ; aussi ce n'est point à eux que je m'adresse. Au reste, c'est à toi à te conduire de manière à ce que la parole te donne un ministère à remplir en quelque lieu que tu te trouves ; car si tu veux le remplir par toi-même, tu ne fais que joindre une extravagance à une prostitution.

Toute parole ne peut être que le fruit d'une pensée, et toute pensée ne peut être que le fruit d'une alliance ; mais les alliances que nous pouvons faire étant si différentes les unes des autres, il n'est pas étonnant que notre parole soit susceptible aussi de prendre tant de diverses couleurs.

En effet, ce n'est que par notre alliance ou si l'on veut par notre contact avec Dieu, que nous avons des pensées divines. Nous en avons de spirituelles par notre contact avec l'esprit : de sidériques ou astrales par notre contact avec l'esprit astral que l'on nomme l'esprit du grand monde : de matérielles et de terrestres par notre contact avec les ténèbres de la terre : de criminelles par notre contact avec l'esprit de mensonges et d'iniquité. Nous avons le pouvoir et la liberté de contracter celle de toutes ces alliances que nous voulons ; c'est à nous de choisir.

Mais ce qui devrait nous tenir dans une surveillance active et continuelle, c'est que par la nature de notre être dont le feu ne peut s'éteindre, nous sommes à tout instant pressés de contracter l'une ou l'autre de ces alliances. Bien plus, nous ne sommes jamais sans en contracter quelqu'une, soit d'un genre, soit de l'autre. Enfin, nous ne sommes jamais sans engendrer des fruits quelconques, puisque nous sommes sans cesse en contact avec les uns ou les autres de ces foyers divins, spirituels, sidériques, terrestres, infernaux qui nous environnent. Or, c'est à bien examiner les paroles qui correspondent à ces fruits et à ces pensées, ou à ces alliances, que consiste généralement la tâche de l'homme, et particulièrement celle de l'homme de vérité qui aspire à devenir ministre de Dieu, et ouvrier du Seigneur ; et voici ce qui se passerait dans cet homme s'il était rétabli dans ses mesures divines, par l'effet de sa régénération.

Pas un désir qui ne fût une obéissance.

Pas une idée qui ne fût une communication sacrée.

Pas une parole qui ne fût un décret souverain.

Pas un acte qui ne fût un développement et une extension du règne vivificateur de la parole.

Au lieu de cela : nos désirs sont faux, parce qu'ils ne viennent que de nous.

Nos pensées sont vagues ou corrompues, parce que nous faisons sans cesse des alliances adultères.

Notre parole est sans vertu, parce que nous la laissons s'émousser journellement par les substances aigres et hétérogènes sur lesquelles nous ne cessons de l'appliquer et de l'aiguiser.

Nos actes sont insignifiants et stériles, parce qu'ils ne peuvent être que les résultats de notre parole.

Dans cette triste énumération, il n'y a rien pour l'œuvre. Il n'y a rien pour la gloire et la consolation de la parole, puisqu'il n'y a rien pour le véritable pouvoir de chasser l'ennemi, quoique formant, en vertu de notre parole, un de nos droits primitifs, demeure non seulement suspendu, mais même comme supposé et imaginaire, à force de tomber en désuétude ; et ici indépendamment de l'oisiveté qui rapproche continuellement les gens du monde les uns des autres, on pourrait entrevoir la raison pour laquelle ils aiment tant à veiller et à faire de la nuit le jour. Car ils sont bien loin de croire que ce penchant qui les entraîne tienne à une racine profonde.

Si l'homme était dans sa vraie loi militante, il veillerait bien plus encore la nuit que le jour pour chasser l'ennemi, comme cela a été primitivement l'objet des prières nocturnes des affiliations religieuses, et comme cela se pratique matériellement dans les camps de nos guerriers. Car c'est pendant la nuit que dans les deux ordres les ennemis peuvent opérer leurs plus grands ravages, comme en effet c'est pendant le sommeil de l'homme primitif qu'il devint la proie de son adversaire, et que le contrat divin fut oublié.

Si, sans s'élever à cette loi militante spirituelle, l'homme était dans sa pure loi naturelle, il dormirait paisiblement pendant la nuit et il puiserait là dans le repos le renouvellement des forces qui lui sont nécessaires pour son travail : tel est le cas de l'homme de peine et du villageois, qui, communément, sont peu en prise de la part de l'ennemi pendant leur sommeil.

Mais l'homme du monde qui ne se remplit que de néant et de corruptions, et qui ne travaille point, n'a pas des nuits aussi tranquilles que l'homme de peine ; et comme il est poursuivi par ces substances fausses dont il se laisse continuellement imprégner, et sur lesquelles l'ennemi a des droits qu'il réclame encore plus dans les heures nocturnes que pendant les jours, voilà pourquoi les gens du monde qui sont une parole et qui se fuient eux-mêmes personnellement, se recherchent cependant les uns et les autres avec tant d'ardeur pendant la veille de la nuit, parce que par-là ils tempèrent, sans le savoir, les poursuites de leur ennemi.

C'est aussi une chose connue que quelques hommes très braves qui affrontent la mort et les dangers continuellement, n'entreraient pas seuls la nuit dans une église, ou dans un cimetière. Sans doute cela n'arrive qu'à ceux de ces braves qui n'ont pas développé en eux tous les principes de leur raison ; mais le seul développement de leur raison ne suffirait pas pour triompher dans ces circonstances, s'il y avait une base vraie à cette impression de timidité qu'inspirent les ténèbres ; et ce que les savants appellent à cet égard le développement de leur raison, consiste, non pas à vaincre l'obstacle, mais à se persuader qu'il n'y en a pas.

Si l'on veut parler un langage vrai, on dira que cette peur tient à des bases certaines, et que ce qui peut véritablement nous mettre au-dessus, c'est de nous porter vers la région lumineuse de la parole, ou de l'esprit développé et nourri des clartés qui lui sont propres.

Là nous apprendrons que la nature a été donnée à l'homme pour lui servir de type ou de figure de la vérité suprême qu'il ne voit plus ; que quand il est privé de ce type par les ténèbres, et qu'il n'a pas recouvré sa parole, cette séparation où il est de la vérité devient double ; que l'homme n'ayant plus auprès de lui ni le modèle ni la copie, est dans la privation la plus entière, et que le néant le poursuit avec toute l'horreur qui l'accompagne. Mais cette solution quoique juste, n'est cependant pas la plus profonde. En voici une qui l'est davantage et qui n'est pas moins vraie.

La nature a pour objet de servir de prison à l'ennemi, encore plus que d'en servir à l'homme même ; car elle a été donnée à l'homme pour lui servir aussi de préservatif. Lorsque ce préservatif n'est plus devant ses yeux, l'idée de cet ennemi se réveille secrètement en lui, et peut-être, en effet, l'ennemi s'approche-t-il plus facilement quand l'obstacle a moins d'activité, et quand les yeux de l'homme ne peuvent pas pomper dans le préservatif tous les secours qu'il y peut puiser par la vue. Aussi dans ce cas-là la présence de la moindre personne le rassure, parce que leurs forces réunies peuvent éloigner l'ennemi ; c'est donc cette terreur secrète de son ennemi qui poursuit l'homme dans les ténèbres ; et cette terreur ne se peut dissiper complètement que par le sentiment de sa force spirituelle qu'il peut retrouver dans sa vraie renaissance ou dans son alliance avec la parole.

Quand on reconnaît que l'absence de la nature agit si fortement sur nous, et que la vue de sa présence opère tant sur notre sécurité, je ne sais pas comment on ne devine pas qu'elle a été donnée à l'homme, autant pour son préservatif et pour sa dureté, que pour le séparer de la grande lumière.

On a observé aussi que la peur produisait des vers dans certaines personnes.

Cette opinion avancée par le médecin Andry dans son Traité de la génération des vers dans le corps de l'homme, s'accorde parfaitement avec les principes. Ceux qui auront eu l'occasion de considérer et de connaître les formes fondamentales de la nature, n'ignorent pas que le ver ne fait qu'en représenter la racine, en nous peignant l'avilissement que cette nature a éprouvé, et les efforts qu'elle fait, mais en vain, pour se délivrer de son angoisse en circulant continuellement.

La main restauratrice qui a étendu un réfrigérant sur cette racine désordonnée, fait que pendant la durée de notre existence animale, cette racine nous demeure cachée. Elle est comme absorbée par le réfrigérant, tant qu'il conserve son pouvoir harmonique et bienfaisant. Mais quand il vient à se déranger et à perdre son empire par quelque cause que ce soit, le ver de la racine doit naturellement reprendre le sien et se montrer. Or, parmi toutes nos passions et nos faiblesses, la peur qui est une de celles qui nous privent le plus de la parole, est aussi une de celles qui sont le plus propres à déranger le réfrigérant, et par conséquent à rendre à notre ver radical et à tous ses produits une prééminence qu'il n'aurait pas sans cela, et si nous jouissions de notre parole.

Quant au pouvoir de guérir, qui ne serait cependant qu'au nombre de nos droits secondaires, quand même nous serions régénérés, disons qu'il devient un des pièges tendus par l'ennemi, quand pour administrer ce pouvoir, nous employons des moyens extraordinaires, et surtout, quand nous les employons par notre simple volonté humaine. Quand l'homme se livre à cette œuvre, par ordre et par la puissance divine, il est parfaitement dans la mesure, soit pour lui, soit pour le malade, parce qu'alors il n'y a que la volonté suprême qui les gouverne l'un et l'autre. On peut dire aussi que ce n'est qu'alors qu'il peut être sûr de son succès. Quand il marche par les voies magnétiques et somnambulistes, il peut nuire à son malade, même en le guérissant, parce qu'il ne sait pas si sa maladie n'avait pas un but moral qui devient nul par une guérison anticipée et en cela, le guérisseur s'expose beaucoup, parce qu'il s'ingère avec ignorance dans un ministère supérieur ; en outre, il a toujours lieu d'être incertain sur le résultat.

Quand il ne marche que par la médecine commune, il ne pèche point, quoiqu'elle soit ignorante ; parce que comme il n'emploie là que des substances inférieures, il n'agit aussi que sur la matière de l'homme ; et si la maladie a un but moral et une cause morale, le remède sera rendu nul par ce moral même qui lui est supérieur. Aussi le médecin ordinaire qui n'emploie sa science qu'avec prudence et modestie, et en en remettant toujours l'issue au grand ordonnateur, est-il plus en mesure et plus en sûreté que le magnétiseur qui emploierait ses moyens supérieurs avec trop de confiance, avec légèreté et avec orgueil.

C'est dans ces diverses observations que nous apprenons à concevoir combien l'homme est loin du but quand il abuse, comme il le fait tous les jours, d'un droit bien supérieur au pouvoir de guérir les maladies corporelles, je veux dire de ce baume universel, qui pour guérir nos maux spirituels, devrait continuellement découler de la bouche des gens de lettres et de la plume des écrivains et qui, distribué par eux ne porte guère de meilleurs fruits que ne fait la parole dans les futiles conversations des hommes.

Aussi c'est à vous, poètes et littérateurs, que je vais m'adresser ; vous êtes regardés comme les fanaux de l'esprit de l'homme ; vous êtes censés suppléer par vos dons à ce qui manque au commun des autres mortels. Avec quelle précaution ne devriez-vous donc pas vous conduire à leur égard, si vous étiez persuadée que l'homme eût à remplir sur la terre le sublime ministère de la vérité ?

Le seul objet des gens de lettres, le seul charme qui les entraîne, c'est le style. Quand ils peuvent faire dire de leurs ouvrages, cela est bien écrit, ils semblent avoir atteint le but suprême. Ce principe a tellement gagné parmi eux, qu'un de leurs coryphées n'a pas craint de dire que tout était dans le style. Oui, pour ceux qui n'ont développé en eux que leur sens externe, et qui se trouvent pleins dès que ce sens externe est satisfait ; aussi cette idée tient-elle au système des fibres qui est celui de notre siècle.

Or, la fibre peut bien influer sur le caractère du style, mais non pas toujours sur le caractère de la pensée qui ne tient point à nos fibres, quoiqu'elle passe par nos sens pour nous parvenir. Aussi on peut bien, au style d'un écrivain, deviner sa fibre ; mais à son style on ne devinera pas toujours sa pensée, surtout si comme les sages et comme les poètes qui devraient l'être, il porte habituellement son esprit au-delà de la région des fibres, et si le lecteur au contraire ne demeure que dans cette région des fibres.

Il est donc bien vrai que quant à ces bruyants admirateurs du style, ce ne sont en général que leurs sens externes qui sont frappés et qui soient susceptibles de l'être d'après la direction qu'ils ont donnée à leurs facultés. Leur homme interne n'est que pour peu de chose dans leurs plaisirs, souvent pour rien. Leur imaginative y est pour tout, et encore n'est-ce pas, toujours dans sa partie rationnelle et judiciaire, mais bien plutôt dans sa partie sensible qui, chez eux, approche plus du sensitif et du conventionnel, que de la vivante réalité. De beaux vers, de belles périodes suffisent pour les transporter, n'importe que ce soit le mensonge ou la vérité qui en soit le résultat.

Pour moi qui rends un hommage sincère à la véritable littérature, moi qui voudrais la voir appliquée à son légitime emploi, moi qui pense qu'elle est vaste comme l'infini, et qu'elle est faite pour jouir comme lui des privilèges les plus immenses, je m'afflige quand je vois ses partisans la réduire à des triomphes si inférieurs, et la borner à peser des mots, tandis qu'elle ne devrait s'occuper qu'à rallier les grandes pensées qui sont disséminées et comme égarées dans notre désert depuis notre lamentable dispersion. Aussi quand je vois les littérateurs et surtout les postes se renfermer dans les bornes de toutes les lois conventionnelles de la versification et de l'art d'écrire et se glorifier ensuite de ces traits heureux mais passagers qu'ils offrent de temps en temps à nos yeux, il me semble voir un homme robuste et vigoureux qui enchaînerait ses membres dans mille entraves, et qui croirait devoir s'honorer de tous ces liens, lorsque, malgré leur poids, il lui arriverait encore de remuer de temps en temps le bout du doigt.

Les privilèges de la véritable littérature sont d'être gouvernés par les lois de l'esprit même, et par les droits féconds de la parole. Cette espèce de littérature est au-dessus de toutes les entraves, et elle a le pouvoir d'aller étudier ce qu'elle doit dire et la manière dont elle doit s'exprimer, jusque dans le sanctuaire de la vérité.

Mais qu'arrive-t-il à ces ardents partisans des formes et du style ? Lorsqu'il se présente à eux quelque ouvrage qui, pour les formes et la diction s'écarte de leurs conventions accoutumées, ils ne l'expliquent que par des raisons locales et de climats ; ou bien ils le condamnent par des jugements sans appel.

En errant comme nous le faisons sur cette terre, nous marchons souvent sur des pierres précieuses cachées à peu de profondeur dans son sein, et nous ne les apercevons pas ; il en est de même des littérateurs et des gens du monde qui leur ressemblent ; en lisant les écrits des amis de la vérité, ils n'y voient que du sable et de la poussière, et n'aperçoivent pas les germes féconds enfermée sous l'enveloppe. Oh ! combien l'œuvre de Dieu est cachée, à compter depuis le voile de la nature jusqu'aux dernières ramifications des choses sociales, et jusqu'aux innombrables ignorances et obscurités des hommes !

C'est pour cela que les expressions hardies, les figures imposantes et extraordinaires qui remplissent les livres saints et les livres des amis de la vérité, n'ont paru susceptibles d'être excusées aux yeux vulgaires qu'en les attribuant au style oriental. Mais ces expressions pourquoi sont-elles si étrangères aux hommes du torrent ? C'est qu'ils ont perdu l'usage des grandes affections qui les auraient enfantées chez eux ; c'est qu'ils ne sont ensevelis dans des régions inférieures où les contrastes sont médiocres ; les nuances presqu'uniformes ; et comme nulles, les impressions qui en résultent.

Suspendez vos jugements, écrivains qui devriez nous ramener au ministère de la vérité ; contemplez le grand travail de l'esprit et de la parole ; voyez les mondes s'agiter et se choquer continuellement les uns contre les autres avec un fracas épouvantable. Voyez les ruisseaux de lait et de miel descendre de l'éternelle Jérusalem, pour consoler et conforter les fidèles serviteurs de la vérité.

Voyez l'ennemi de cette vérité chercher sans cesse à convertir en acides corrosifs et en poisons ces ruisseaux salutaires, afin que les serviteurs cessent d'être consolés, et qu'ils finissent par être infidèles. Voyez l'âme de l'homme repousser elle-même ces présents qui lui sont envoyés, et se détourner des festins de jubilation pour aller se repaître de serpents. Voyez la terrible justice étouffant partout avec violence tous les agents du désordre qui se montrent comme en sortant de dessous la terre.

Voyez, dis-je, l'univers de vérité déployant perpétuellement les merveilles de sa puissance, pour attester son existence au monde, et lui faire avouer qu'il y a un Dieu. Voyez, au contraire l'univers du mensonge déployer à son tour son imposture et ses illusions pour attester que Dieu n'est point.

Si vous restez froids et insensibles à un pareil spectacle ; si votre langue, si votre pensée n'éprouvent pas mille contractions plus déchirantes les unes que les autres, et ne prennent pas un style qui y réponde ; alors vous aurez raison de regarder le style des écritures comme un style attaché au climat.

Mais si vous vous élevez assez pour parvenir à être admis par l'esprit à la connaissance de ces actes vifs dont il compose tous ses tableaux ; si vous assistez en esprit, comme les prophètes, à ces scènes terribles qui faisaient hérisser leurs cheveux sur leur tête ou à ces scènes délicieuses qui développaient à leurs yeux toutes les merveilles divines, vous ne serez plus étonnés que des hommes de Dieu aient rendu tous ces tableaux avec des couleurs si vives et si tranchantes, puisque ce sont des couleurs que vous ne pourrez vous empêcher d'employer vous-mêmes, et vous vous trouverez encore heureux de pouvoir rencontrer ces couleurs sous votre main, tant vous sentirez la hauteur des objets que vous aurez à peindre.

L'art décrire, s'il n'est pas un don supérieur, est un piège et peut-être le plus dangereux que notre ennemi puisse nous tendre. Il cherche par là à nous remplir d'orgueil en nous exposant à nous contempler dans nos ouvrages, ou bien à nous retarder dans notre marche en nous faisant attendre longtemps ce que nous désirons d'écrire, et la manière dont nous devons l'écrire. Car dès que nous n'écrivons qu'étant menés par des puissances inférieures, il est trop près d'elles pour qu'il ne se ressente pas de son influence.

Ce sont nos propres affections qui servent de substances à l'esprit, quel que soit celui qui nous dirige. L'esprit pur, quand il veut nous instruire, prend lui-même la couleur de ces affections pour nous communiquer sa pensée. Saint Pierre avait faim lorsque l'esprit lui annonça figurativement qu'il ne devait pas se refuser à commercer avec les Gentils. Aussi l'ange prit pour emblème une nappe remplie de toutes sortes d'animaux terrestres à quatre pieds, de bêtes sauvages, de reptiles et d'oiseaux du ciel.

Avec quel soin les écrivains ne devraient-ils donc pas veiller sur leurs affections ? Car l'esprit de mensonge peut se servir d'elles comme l'esprit de vérité, et il ne néglige rien pour nous amener aux pieds de ses autels. Mais si nous avons l'attention de maintenir l'ordre et la pureté dans nos affections, elles pourront chacune tendre et parvenir à leur accomplissement, sans que l'une puisse nuire à l'autre, et au contraire, elles se soutiendront et se surveilleront mutuellement.

Le réparateur eut faim aussi dans le désert ; le prince du mensonge profita de cette affection pour le tenter ; mais cette loi de matière à laquelle le réparateur était soumis, n'offusqua point en lui la lumière de l'esprit, et la loi de son intelligence triompha des embûches que l'ennemi lui tendait dans une loi pure de sa matière.

Poètes, littérateurs, reconnaissez donc tout ce que l'esprit peut introduire dans vos plus brillantes productions. Toutes ces images, toutes ces figures que vous employez se combinent et s'engendrent presque généralement des habitudes, des localités, des mœurs et des affections des peuples que vous habitez.

Elles s'engendrent aussi, et plus souvent encore de vos propres habitudes, de vos propres localités, de vos propres mœurs et de vos propres affections, car chaque homme est un peuple, une nation, un monde.

Voilà pourquoi vous vous trouvez autant de facilité à peindre le mensonge que la vérité.

Si du style nous passons au fond des choses, nous verrons que les écrivains, les critiques, les moralistes même semblent n'être occupés qu'à nous peindre les vices et les défauts de l'humanité ; on dirait que leur seule tâche serait de nous remplir de haine pour notre espèce, ou au moins de ne nous donner pour elle que du mépris et du dédain, en ne nous en montrant que les côtés blâmables et repoussants. Ils ne réfléchissent pas combien par là ils nuisent à eux-mêmes et à nous.

Premièrement, leur orgueil est la seule chose qui gagne en eux à ce travail, parce qu'il n'est guère possible de connaître si bien les défauts des autres, sans se glorifier secrètement, et prouver en quelque sorte, par de pareilles remarques, que l'on est exempt de ces défauts là.

Secondement, ils ignorent combien ils feraient plus pour leur gloire et pour notre bonheur, s'ils nous peignaient plutôt les belles couleurs de l'espèce humaine, qui peuvent toujours se reconnaître au milieu même de la fange où elle s'ensevelit. Notre faculté aimante et notre indulgence y gagneraient, et ce rayon d'amour qu'ils auraient allumé chez nous, suffirait peut-être pour consumer une grande partie des herbes venimeuses et malfaisantes qu'ils s'occupent si fort à faire remarquer dans le domaine de l'homme.

Illustres écrivains, célèbres littérateurs, vous ne concevez pas jusqu'où s'étendraient les droits que voue auriez sur nous, si vous vous occupiez davantage de les diriger vers notre véritable utilité. Nous nous présenterions nous-mêmes à votre joug : nous ne demanderions pas mieux que de vous voir exercer et étendre votre doux empire. La découverte d'un seul des trésors renfermés dans l'âme humaine, mais embelli par vos riches couleurs, vous donnerait des titres assurés à nos suffrages, et des garants irrécusables de vos triomphes.

Vous dites que vous ne cherchez qu'à vous faire entendre : eh bien ! pourriez-vous mieux y parvenir qu'en tâchant d'introduire nos esprits dans les régions de l'intelligence universelle ? Alors c'est d'elle, par elle et pour elle que vous parleriez ; et comme elle est la langue naturelle et éternelle de tout ce qui respire et de tout ce qui pense, vous exerceriez par-là le véritable ministère de la parole, et vous rempliriez l'attente et le besoin de tous les êtres. Or ce besoin est si radical et si impérieux, que si vous parveniez à le satisfaire en vous faisant entendre dans ce sens-là, c'est-à-dire, en nous parlant le langage de l'universelle intelligence, il n'est pas un être qui ne vous bénît.

Mais les professeurs en littérature, et généralement ceux qui ne nous nourrissent que des travaux de l'imagination, se tiennent toujours sur les confins de la vérité ; ils circulent sans cesse autour de son domaine ; mais ils semblent se garder d'y entrer et d'y faire entrer leur auditoire ou leurs lecteurs, de peur que ce ne fût sa gloire seule qui brillât.

Enfin, pour appuyer nos affligeantes observations, disons-le : il n'y a presque pas un des ouvrages célèbres parmi les écrits produits par l'imagination des hommes, qui ne soit fondé sur une base fragile et caduque, sans compter ceux qui le sont sur un blasphème ou au moins sur une impiété enfantée par une orgueilleuse hypocrisie. Car les écrivains qui parlent d'une providence, d'une moralité, même d'une religion, ne sont pas exempts de ce reproche, s'ils ne sont pas en état de rendre raison de ces grands objets de leurs spéculations, s'ils ne les emploient que pour servir de décoration à leurs ouvrages et d'aliment à leur orgueil, et si leur morale ne pose pas spécialement sur le renouvellement radical et complet de notre être, la seule ressource que nous ayons pour remplir le véritable objet de notre existence.

Mais comment un auteur enseignera-t-il cette doctrine, s'il n'en a pas lui-même l'intelligence ? Malheureusement ce que l'esprit frivole ou égaré (et quel est l'esprit qui ne l'est pas ? ) demande aux écrivains, c'est qu'ils lui fassent goûter les plaisirs de la vertu, en le dispensant de ce renouvellement continuel et pénible auquel nous pouvons si difficilement nous déterminer ; c'est qu'ils lui montrent tous les malheurs du crime comme secrètement enchaînés avec la force du destin, lui permettant dès lors de trouver le repos dans ses fautes, et lui donnant lieu de se passer de son code primitif et originel, qui lui eût appris à franchir son destin même.

Le charme que nous causent surtout la plupart de nos romanciers, ne nous vient que de là. Ils nous épargnent la fatigue de travailler à nous rendre vertueux, tout en nous réchauffant par quelques images de la vertu ; ils nous dispensent de nous unir au principe, et même ils nous permettent de le mettre de côté à force de nous identifier avec ce qui n'est pas lui. Ainsi c'est en caressant notre lâcheté et en nous aplanissant les sentiers de l'ordre matériel et ténébreux, qu'ils s'assurent de leurs succès et de nos suffrages.

C'est ce qui fait que les siècles des grands écrivains ne sont pas toujours les plus propres à l'avancement de la sagesse. Un auteur s'attache à donner à une pensée un agrément par un tour nouveau. Le lecteur s'en pénètre avec grand plaisir. Mais tous deux satisfaits, l'un d'avoir mis au jour une belle maxime, l'autre de l'avoir sentie, se dispensent communément de la pratiquer.

Quand est-ce que la marche de l'esprit humain se dirigera vers un but plus sage et plus salutaire ! Faut-il que la littérature entre les mains des hommes, au lieu d'être le sentier du vrai et de la vertu, ne soit presque jamais que l'art de voiler, sous des traits gracieux et piquants, le mensonge, le vice, et l'erreur ! Serait-ce dans une pareille carrière que la vérité ferait sa demeure ! Le psaume LXX nous montre le cas qu'elle en fait lorsqu'elle dit : (v. 15) Non cognovi litteraturam.

Je le répète, ô vous, habiles écrivains, célèbres littérateurs, ne cesserez-vous point d'employer vos dons et vos richesses à des usages aussi pernicieux, aussi futiles ! L'or n'est-il destiné qu'à orner des habits de théâtre ? Les foudres fulminantes dont vous pourriez disposer pour terrasser les adversaires de notre bonheur devraient-elles se réduire à amuser l'oisive multitude par des feux artificiels ? Vous voyez que dans les empires bien ordonnés on ne donne à ces divertissements que le superflu de ces foudres et que les épargnes des trésors de l'état. Vous voyez que tous les soins du Gouvernement, comme toutes les substances utiles dont la nature a gratifié son territoire, ne sont employés qu'à procurer aux citoyens l'abondance et la sûreté, et à la chose publique une défense redoutable contre ses ennemis.

Vous cherchez, dites-vous, à exciter dans nos âmes et dans nos cœurs de vives émotions qui les transportent. Où en trouveriez-vous de plus vives que dans le grand drame de l'homme, dans ce drame qui ne cesse d'être en action depuis l'origine des choses ; enfin dans le tableau de ces réelles douleurs, et de ces dangers imminents qui assiègent sans relâche la famille de l'homme insouciante depuis sa chute ? Vous trouveriez là des scènes toutes faites et cependant toujours nouvelles, et par conséquent pouvant avoir plus de prise sur nous que toutes celles que vous nous composez au prix de vos sueurs, et qui ne vous repaissent, ainsi que nous, que de l'image factice des véritables émotions que vous auriez droit de faire naître en nous.

C'est là où la parole développant devant nous ses merveilleux pouvoirs, vous rendrait en effet les maîtres de tous nos mouvements, en même temps qu'elle vous rendrait nos bienfaiteurs. Mais comment feriez-vous pénétrer tous ces prodiges dans nos âmes, si vous ne commenciez par vous familiariser vous-même avec eux ?

II est vrai que Dieu nous prête quelquefois notre pensée, c'est-à-dire qu'il nous laisse à nous-mêmes, comme un maître donne quelques moments de récréation et de liberté à ses serviteurs après qu'ils ont fait son ouvrage. On pourrait croire même que c'est là le cas de l'immense majorité des penseurs de ce monde qui ont l'air en effet d'être comme des écoliers en vacance. Mais ces écoliers là, ou ces serviteurs, sont en vacance et en récréation, sans avoir auparavant fait leur devoir de classe, ni la besogne du maître ; ils consument leurs moments de liberté dans des lieux de dispute, à se quereller et à se battre, souvent même à dénigrer le régent, ou à former des projets spoliateurs contre leur maître.

Que serait-ce si je parlais ici des écrivains dans l'ordre des sciences, eux qui ne veulent porter notre pensée que sur des résultats et sur des surfaces au lieu de la diriger vers le principe et vers le centre ? Mais je me suis assez expliqué à leur égard dans divers endroits de cet écrit.

L'homme devant être le signe de son principe qui est Dieu, il faudrait que tout fût divin dans son existence et dans les voies qui doivent le mener à son but, c'est-à-dire, qu'il faut que tout soit DEOcratique pour lui dans sa marche et dans ses mesures sociales, politiques, spéculatives, scientifiques, littéraires, etc.

Aussi qui ignore combien les obscures spéculations de l'homme répandent de ténèbres sur la terre quand il est livré à son propre esprit ? Aussi, au milieu de cet extralignement des sciences et de la littérature qu'est devenue la parole ? Qu'est devenue même la langue de l'homme ?

Les mots sont devenus dans les langues humaines ce que la pensée est devenue dans l'esprit des hommes. Ces mots sont devenus comme autant de morts qui enterrent des morts, et qui souvent même enterrent des vivants, ou ceux qui auraient le désir de l'être. Aussi l'homme s'enterre-t-il lui-même journellement avec ses propres mots altérés et qui ont perdu tous leurs sens. Aussi enterre-t-il journellement et continuellement la parole.

Je n'ai considéré, pour ainsi dire, jusqu'ici que la littérature de goût, et qui a principalement pour objet notre amusement, et je n'ai fait qu'effleurer ce que nous pouvons appeler la littérature religieuse. Nous allons maintenant nous occuper de celle-ci plus particulièrement, parce qu'elle tient encore de plus près au ministère de l'Homme-Esprit et à la parole.

Des écrivains remplis de talent ont essayé de nous peindre les glorieux effets du christianisme. Mais quoique je lise leurs ouvrages avec une fréquente admiration, cependant n'y trouvant point ce que leur sujet les obligerait, ce me semble, de nous donner, voyant qu'ils remplacent quelquefois des principes par de l'éloquence, ou même si l'on veut par de la poésie, je ne les lis, parfois, qu'avec précaution. Néanmoins, si je fais quelques remarques sur leurs écrits, ce n'est sûrement, ni comme athée ni comme incroyant, que j'ose me les permettre. J'ai combattu depuis longtemps les mêmes ennemis que ces auteurs attaquent avec courage ; et mes principes en ce genre n'ont fait, avec l'âge, qu'acquérir plus de consistance.

Ce n'est pas non plus comme littérateur, ni comme érudit, que je vais leur offrir ici mes observations ; je leur laisse sur ces deux points tous les avantages qu'ils possèdent.

Mais c'est comme amateur de la philosophie divine que je me présenterai dans la lice, et sous ce titre, ils ne doivent pas se défier des réflexions d'un collègue qui, comme eux, aime par-dessus toutes choses ce qui est vrai.

Le principal reproche que j'ai à leur faire, c'est de confondre à tous les pas le christianisme avec le catholicisme. Ce qui fait que leur idée fondamentale n'étant pas d'aplomb, ils offrent nécessairement dans leur marche un cahotage fatigant pour ceux qui voudraient les suivre, mais qui sont accoutumés à voyager dans des chemins plus unis. En effet, je vois de célèbres professeurs de littérature attribuer à la religion les fruits de la plume d'un fameux évêque, qui dans plusieurs circonstances marquantes, s'est écarté grandement de l'esprit du christianisme.

Je vois d'autres écrivains distingués, tantôt vanter la nécessité des mystères, tantôt en essayer l'explication, tantôt même regarder comme pouvant être comprise par les esprits les plus simples, la démonstration que Tertullien donne de la Trinité. Je les vois vanter l'influence du christianisme sur la poésie, et convenir, en plus d'un endroit, que la poésie n'a que l'erreur pour aliment.

Je les vois flotter au sujet des nombres, rejeter avec raison les futiles spéculations qui ont découlé partout de l'abus qu'on a fait de cette science, et cependant dire que trois n'est point engendré, ce qui, selon l'opinion attribuée à Pythagore, fait regarder ce nombre comme étant sans mère, tandis qu'il n'y a pas de nombre dont la génération soit mieux démontrée, puisque deux est évidemment sa mère, soit dans l'ordre naturel, soit dans l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre divin ; avec cette différence que dans l'ordre naturel, cette mère engendre la corruption, comme le péché a engendré la mort ; que dans l'intellectuel, elle engendre le variable, comme on le peut juger à l'instabilité de nos pensées, et que dans le divin, elle engendre le fixe, comme on le reconnaît à l'universelle unité.

Enfin, malgré le brillant effet que leurs ouvrages doivent produire, je n'y vois point la nourriture substantielle dont notre intelligence a besoin, c'est-à-dire, l'esprit du véritable christianisme, quoique j'y voie l'esprit du catholicisme.

Le véritable christianisme est non seulement antérieur au catholicisme, mais encore au mot de christianisme même ; le nom de chrétien n'est pas prononcé une seule fois dans l'Evangile, mais l'esprit de ce nom y est très clairement exposé, et il consiste, selon saint Jean (1 : 12) dans le pouvoir d'être faits enfant de Dieu ; et l'esprit des enfants de Dieu ou des Apôtres du Christ et de ceux qui auront cru en lui, est, selon saint Marc (16 :.20), que le Seigneur coopère avec eux, et qu'il confirme sa parole par les miracles qui l'accompagnent.

Sous ce point de vue, pour être vraiment dans le christianisme, il faut être uni à l'esprit du Seigneur, et avoir consommé notre alliance complète avec lui.

Or, sous ce rapport, le vrai génie du christianisme serait moins d'être une religion que le terme et le lieu de repos de toutes les religions et de toutes ces voies laborieuses, par lesquelles la foi des hommes, et la nécessité de se purger de leurs souillures, les obligent à marcher tous les jours.

Aussi, c'est une chose assez remarquable que dans les quatre évangiles tout entiers, et qui reposent sur l'esprit du véritable christianisme, le mot religion ne se montre pas une seule fois ; que dans les écrits des Apôtres qui complètent le nouveau testament, il n'en soit fait mention que quatre fois.

L'une dans les actes (26 : 5.) où l'auteur ne parle que de la religion juive.

La seconde dans les Colossiens (2 : 18.) où l'auteur se borne à condamner le culte ou la religion des anges.

Et les troisième et quatrième dans saint Jacques (1 : 26 27.) où il dit simplement :
1.) que celui qui ne réprime pas sa langue, mais qui livre son cœur à la séduction, n'a qu'une religion vaine. Et
2.) que la religion pure et sans tâche aux yeux de Dieu le père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se garantir de la corruption du siècle ; exemples où le christianisme paraît tendre bien plus vers sa divine sublimité, ou vers le lieu de repos, qu'à se revêtir des couleurs de ce que nous sommes accoutumés à appeler religion.

Voici donc un tableau des différences du christianisme au catholicisme.

Le christianisme n'est que l'esprit même de Jésus-Christ dans sa plénitude, et après que ce divin réparateur a eu monté tous les degrés de la mission qu'il a commencé à remplir dès la chute de l'homme, en lui promettant que la race de la femme écraserait la tête du serpent. Le christianisme est le complément du sacerdoce de Melchisédec ; il est l'âme de l'évangile ; c'est lui qui fait circuler dans cet évangile toutes les eaux vives dont les nations ont besoin pour se désaltérer.

Le catholicisme, auquel appartient proprement le titre de religion, est la voie d'épreuve et de travail pour arriver au christianisme.

Le christianisme est la région de l'affranchissement et de la liberté : le catholicisme n'est que le séminaire du christianisme ; il est la région des règles et de la discipline du néophyte.

Le christianisme remplit toute la terre à l'égal de l'esprit de Dieu. Le catholicisme ne remplit qu'une partie du globe, quoique le titre qu'il porte se présente comme universel.

Le christianisme porte notre foi jusque dans la région lumineuse de l'éternelle parole divine ; le catholicisme borne cette foi aux limites de la parole écrite ou des traditions.

Le christianisme dilate et étend l'usage de nos facultés intellectuelles. Le catholicisme resserre et circonscrit l'exercice de ces mêmes facultés.

Le christianisme nous montre Dieu à découvert au sein de notre être, sans le secours des formes et des formules. Le catholicisme nous laisse aux prises avec nous-mêmes pour trouver le Dieu caché sous l'appareil des cérémonies.

Le christianisme n'a point de mystères, et ce nom même lui répugnerait, puisque par essence le christianisme est l'évidence et l'universelle clarté. Le catholicisme est rempli de Mystères, et ne repose que sur une base voilée. Le sphinx peut être placé sur le seuil des temples, construits de la main des hommes ; il ne peut siéger sur le seuil du cœur de l'homme qui est la vraie porte d'entrée du christianisme.

Le christianisme est le fruit de l'arbre ; le catholicisme ne peut en être que l'engrais.

Le christianisme ne fait ni des monastères ni des anachorètes, parce qu'il ne peut pas plus s'isoler que la lumière du soleil, et qu'il cherche comme elle à répandre partout sa splendeur. C'est le catholicisme qui a peuplé les déserts de solitaires, et les villes de communautés religieuses, les uns pour se livrer plus fructueusement à leur salut particulier, les autres pour offrir au monde corrompu quelques images de vertu et de piété qui le réveillassent dans sa léthargie.

Le christianisme n'a aucune secte, puisqu'il embrasse l'unité, et que l'unité étant seule, ne peut être divisée d'avec elle-même. Le catholicisme a vu naître dans son sein des multitudes de schismes et de sectes qui ont plus avancé le règne de la division que celui de la concorde ; et ce catholicisme lui-même, lorsqu'il se croit dans le plus parfait degré de pureté, trouve à peine deux de ses membres dont la croyance soit uniforme.

Le christianisme n'eût jamais fait de croisades : la croix invisible qu'il porte dans son sein n'a pour objet que le soulagement et le bonheur de tous les êtres. C'est une fausse imitation de ce christianisme, pour ne pas dire plus, qui a inventé ces croisades ; c'est ensuite le catholicisme qui les a adoptées : mais c'est le fanatisme qui les a commandées ; c'est le jacobinisme qui les a composées ; c'est l'anarchisme qui les a dirigées ; et c'est le brigandisme qui les a exécutées.

Le christianisme n'a suscité la guerre que contre le péché : le catholicisme l'a suscitée contre les hommes.

Le christianisme ne marche que par des expériences certaines et continues : le catholicisme ne marche que par des autorités et des institutions. Le christianisme n'est que la loi de la foi : le catholicisme n'est que la foi de la loi.

Le christianisme est l'installation complète de l'âme de l'homme au rang de ministre et d'ouvrier du Seigneur : le catholicisme borne l'homme au soin de sa propre santé spirituelle.

Le christianisme unit sans cesse l'homme à Dieu, comme étant, par leur nature, deux êtres inséparables : le catholicisme, en employant parfois le même langage, nourrit cependant l'homme de tant de formes, qu'il lui fait perdre de vue son but réel, et lui laisse prendre ou même lui fait contracter nombre d'habitudes qui ne tournent pas toujours au profit de son véritable avancement.

Le christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite : le catholicisme repose en général sur la parole écrite, ou sur l'évangile, et particulièrement sur la messe.

Le christianisme est une active et perpétuelle immolation spirituelle et divine, soit de l'âme de Jésus-Christ, soit de la nôtre. Le catholicisme, qui se repose particulièrement sur la messe, n'offre en cela qu'une immolation ostensible du corps et du sang du réparateur.

Le christianisme ne peut être composé que de la race sainte qui est l'homme primitif, ou de la vraie race sacerdotale. Le catholicisme, qui se repose particulièrement sur la messe, n'était lors de la dernière pâque du Christ, qu'aux degrés initiatifs de ce sacerdoce ; car lorsque le Christ célébra l'Eucharistie avec ses apôtres, et qu'il leur dit, Faites ceci en mémoire de moi, ils avaient bien reçu déjà le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, et de ressusciter les morts ; mais ils n'avaient point encore reçu le complément le plus important de la prêtrise, puisque la consécration du prêtre consiste dans la transmission de l'Esprit saint, et que l'Esprit saint n'avait point encore été donné, parce que le réparateur n'avait point encore été glorifié (Jean, 7 : 39.).

Le christianisme devient un continuel accroissement de lumières, dès l'instant que l'âme de l'homme y est admise : le catholicisme, qui a fait de la sainte cène le plus sublime et le dernier degré de son culte, a laissé les voiles s'étendre sur cette cérémonie, et même, comme je l'ai remarqué en parlant des sacrifices, il a fini par insérer dans le canon de la messe les mots, Mysterium fidei, qui ne sont point dans l'évangile, et qui contredisent l'universelle lucidité du christianisme.

Le christianisme appartient à l'éternité ; le catholicisme appartient au temps.

Le christianisme est le terme ; le catholicisme, malgré la majesté imposante de ses solennités, et malgré la sainte magnificence de ses admirables prières n'est que le moyen.

Enfin, il est possible qu'il y ait bien des catholiques qui ne puissent pas juger encore ce que c'est que le christianisme ; mais il est impossible qu'un vrai chrétien ne soit pas en état de juger ce que c'est que le catholicisme, et ce qu'il devrait être.

Lorsqu'on fait honneur au christianisme du progrès des arts, et particulièrement du perfectionnement de la littérature et de la poésie, on lui attribue un mérite que ce christianisme est bien loin de revendiquer. Ce n'est point pour apprendre aux hommes à faire des poèmes, et à se distinguer par de charmantes productions littéraires, que la parole est venue dans le monde : elle y est venue, non pas pour faire briller l'esprit de l'homme aux yeux de ses semblables, mais pour faire briller l'esprit éternel et universel aux yeux de toutes les immensités.

Pourquoi le christianisme n'a-t-il pas besoin de s'occuper de tous ces talents des hommes ? C'est qu'il habite parmi les merveilles divines, et que, pour les chanter, il n'a point à chercher comment il s'exprimera ; elles lui fournissent à la fois les affections, l'idée et l'expression. Aussi c'est lui seul qui peut répondre à l'observation que font d'éloquents écrivains : on ne sait pas où l'esprit humain a été chercher cela ; toutes les routes pour arriver à ce sublime sont inconnues. Car dans cet ordre-là, l'esprit humain n'a rien cherché, puisque l'esprit du christianisme lui a donné tout.

Mais bien plus, le catholicisme à qui l'on donna avec trop de facilité le nom de christianisme, ce catholicisme, dis-je, n'est pas lui-même ce qui a produit le développement de la littérature et des arts. Ce n'est point dans lui ni par lui que les poètes et les artistes modernes se sont formés : ils ont considéré les chefs d'œuvres de l'antiquité qui était païenne, et ils ont cherché à les imiter ; mais comme ils vivaient au milieu des institutions du catholicisme, il n'est pas étonnant que leurs travaux se portassent presque généralement sur des objets religieux.

Il n'est pas étonnant non plus qu'en s'approchant de plus en plus de ces objets religieux, ils découvrissent et les beautés réelles avec lesquelles ils ont toujours quelques rapports, quoiqu'indirecte, et les sources inépuisables de trésors dont la Bible est remplie, parce qu'elle contient des fruits de la parole. Enfin il n'est pas étonnant qu'ensuite ils aient essayé d'appliquer ces trésors et ces beautés à l'espèce d'art qu'ils cultivaient, et que par là ils espérassent d'en étendre la gloire, comme, en effet, il n'est aucun art qui n'en ait retiré de l'illustration.

Mais il est si peu vrai que le catholicisme fût le principe et le mobile de l'illustration des arts et de la littérature, qu'au contraire, ce sont ces arts eux-mêmes et cette littérature qui ont suggéré au catholicisme l'idée de les employer à sa propre illustration. Car le catholicisme admirant avec raison ces chefs d'œuvres des arts et de la littérature, a cherché bientôt à faire des uns l'ornement de ses temples, et des autres l'aliment et la gloire de l'éloquence de ses orateurs et des illustres écrivains qu'il renferme dans son sein.

En effet, s'il n'y avait pas eu des Phidias et des Praxitèle, est-on bien sûr que nous eussions eu les Raphaël et les Michel-Ange, ainsi que les chefs-d'œuvre qu'ils ont enfantés, après en avoir puisé les sujets dans l'ordre des choses religieuses ? S'il n'y avait pas eu un Démosthène et un Cicéron, qui sait si nous aurions un Bossuet et un Massillon ? S'il n'y avait pas eu un Homère et un Virgile, jamais le Dante, le Tasse, Milton, Klopstock, n'auraient probablement songé à revêtir des couleurs de la fiction poétique les faits religieux qu'ils ont chantés ; parce que le génie épuré du simple catholicisme même se serait opposé à ces fictions, et à ces ouvrages de l'imaginative des hommes.

Mais si l'empire de Constantinople n'avait pas été renversé, le catholicisme eut-il joui lui-même de tant de merveilles et de tant de génies dans tous les genres dont cet événement l'a rendu comme le centre et le foyer ? Et si l'Italie n'avait pas reçu ce brillant héritage, la France qui, en écrivains et en orateurs, a été la plus belle couronne du catholicisme, aurait-elle eu en ce genre un tel degré de gloire ?

Nous pouvons avec confiance nous décider pour la négative, et affirmer que sans le siècle de Jules II et de Léon X, le catholicisme n'eût pas développé tous les talents, et recueilli toutes les palmes qui l'ont distingué sous Louis XIV. Mais comme toutes ces ressources étrangères dont nous parlons, tous ces arts, tous ces modèles de l'Antiquité dans l'éloquence et la littérature, ne prêtaient au catholicisme qu'une vie d'emprunt, comme ils le portaient bien plus vers une gloire humaine, que vers une gloire solide et substantielle qu'ils ne connaissaient pas eux-mêmes, ils ne pouvaient pas lui procurer un avantage durable et toujours croissant.

Aussi n'ayant avec lui que des rapports précaires et fragiles, ils n'ont pas tardé à le laisser derrière eux et à porter seuls la couronne. Plus ils ont fait de progrès, plus le catholicisme a reculé, et l'on a vu en effet combien ils ont étendu leur règne dans le dix-huitième siècle, et combien dans ce même siècle le catholicisme a décliné ; et l'on peut ajouter qu'ils sont bien loin de lui céder l'empire dans l'époque actuelle, malgré les efforts du Gouvernement pour le rétablir ; or c'est une victoire qu'ils n'obtiendraient pas si aisément sur le christianisme ou sur la parole.

Si nous remontons à des époques plus anciennes, nous verrons qu'ils ont toujours été comme les subsidiaires du catholicisme, et jamais ses élèves ni ses pupilles. Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet et qu'un historique du vrai christianisme, et qui n'élevaient chaque jour que l'édifice du catholicisme, vivaient au milieu des monuments littéraires de la Grèce et d'Alexandrie ; ils y puisèrent ces couleurs imposantes, quoique inégales, qu'ils ont répandues dans leurs écrits.

Ils puisèrent même chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte, qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'évangile, n'ayant plus la clef du véritable christianisme. Voilà pourquoi ils ne furent la plupart que comme les disciples de ces philosophes, tandis qu'ils auraient du en être les maîtres.

Quand les siècles de Barbarie furent arrivés, quand les beaux-arts, la belle littérature, et les nombreux monuments de l'esprit humain furent anéantis, le catholicisme perdit aussi bientôt l'illustration qu'il en avait reçue ; et n'ayant point de fixité à lui, étant toujours mobile, toujours dans la dépendance des impressions externes, il ne put pas résister à l'impétuosité du torrent qui se débordait.

Après avoir été érudit et élégant avec les Platon, les Aristote, les Cicéron, il fut ignorant et grossier avec les peuples grossiers et ignorants qui inondèrent l'Europe.

Il devint barbare et féroce avec les peuples féroces et barbares, et n'ayant d'un côté, ni la douce lumière, ni la puissance irrésistible du christianisme, et de l'autre, ni le frein des lettres, ni l'exemple des peuples policés, il ne se fit plus remarquer que par les fureurs fanatiques d'un despotisme en délire. On peut dire que telle a été son existence pendant près de dix siècles.

Si l'on voit par tous ces faits que le catholicisme n'a jamais eu que des rapports de dépendance avec les arts et la littérature, et qu'il n'a jamais eu sur eux une influence active et directe ; que dirons-nous donc du christianisme qui non seulement n'a point eu ces rapports directs avec eux, mais qui même n'a point eu à leur égard les rapports de la dépendance ? Pour justifier la distance immense de ces arts et de cette littérature avec lui, nous pouvons donc nous contenter de répéter que dans ces œuvres de l'homme, c'est l'esprit de l'homme et quelquefois moins qui fait tous les frais ; et que dans le christianisme, c'est l'éternelle parole seule qui s'en charge.

Je sais combien cette idée aura peu de crédit auprès des littérateurs religieux, même croyants, malgré les efforts qu'ils font pour glorifier ce qu'ils appellent le christianisme ; mais la marche même des plus remarquables de ces littérateurs croyants, me force à m'appuyer de plus en plus sur cette idée, parce que tout en paraissant croire au christianisme, ils ne croient peut-être réellement qu'au catholicisme.

L'un de ces éloquents écrivains dit avec une douce sensibilité qu'il a pleuré, et puis, qu'il a cru. Hélas, que n'a-t-il eu le bonheur de commencer par être sûr ! combien ensuite il aurait pleuré ! ! ! !

Il pardonnera, je l'espère, à un ancien cultivateur de la philosophie divine, de faire les observations que je me permets ici, d'autant qu'il semblerait être absolument pour moi, à n'en juger que par le beau parallèle qu'il fait de la Bible avec Homère, si toutefois il avait pu donner à son christianisme une base plus solide que la lettre de la Bible. Néanmoins il paraît incomparablement plus avancé en fait de croyance que ses collègues ; car, parmi les littérateurs, même religieux, combien en est-il qui soient dévoués de cœur et d'esprit à ce christianisme de la lettre, ou, ce qui est la même chose, au catholicisme ?

Mais si lui-même, malgré sa croyance, ne s'aperçoit pas que la plupart des auteurs qu'il loue sous le rapport religieux, non seulement n'ont pas été influencés par le catholicisme, mais suivent souvent en outre dans leurs écrits une route contraire à la lettre de la Bible, comment pourrais-je les regarder comme ayant été influencés par le véritable christianisme ?

Il est vrai qu'au milieu des ravissements qu'excitent en lui les fameux poètes qu'il passe en revue, il lui échappe des élans de franchise et de vérité qui me montrent que, par nature, il est réellement de mon système, et que ce n'est que par accident qu'il s'en écarte. C'est ce qui se voit clairement dans ce qu'il dit au sujet de l'histoire du genre humain tracée en peu de mots par la Genèse. Il ne peut s'empêcher de s'écrier : "Nous trouvons dans cette scène de la Genèse quelque chose de si extraordinaire et de si grand, qu'elle se dérobe à toutes les explications du critique ; l'admiration manque de termes, et l'art rentre dans la poussière" Je dirai, moi au sujet de cet art : plût à Dieu qu'il ne fût jamais sorti de cette poussière, car il ne devrait pas avoir d'autre demeure, et il aurait dû sans cesse laisser le champ libre à la parole.

Voyons, en effet, ce que l'art a produit en s'approchant des grandes vérités.

L'éloquent écrivain en question a beau s'extasier au sujet du réveil d'Adam, et dire que Milton n'eût point atteint ces hauteurs, s'il n'eût connu la véritable religion : je répondrai que si Milton avait connu le vrai christianisme qui est la parole, il nous aurait peint Adam sous d'autres couleurs.

L'art n'a d'autres secrets que de faire des rapprochements d'après les objets qui sont livrés à sa connaissance. Cet art nous apprend que l'enfant est un être qui s'éveille à la vie, dont les yeux s'ouvrent, et qui ne sait d'où il sort. C'est sur cet exemple que Milton a tracé le portrait d'Adam : il n'en fait qu'un grand enfant, à cela près qu'il lui donne un sublime sentiment de sa nature, et d'éminents pouvoirs de nommer les choses, ce qui est refusé à l'enfant ; et l'on serait embarrassé de dire pourquoi le père les ayant eus, l'enfant ne les aurait pas aussi, puisque le fruit doit tenir de son arbre générateur.

Or, c'est aussi chez l'homme enfant et l'homme sauvage que les matérialistes et les idéologues ont puisé les fragiles systèmes de leurs sensations de l'origine des langues, etc. ; et c'est en s'arrêtant là qu'ils ont finalement animalisé tout notre être. Mais la Bible (car je ne puis dire que cela ici) qui est censée avoir servi de guide à Milton, nous montre Adam sous une autre face.

Premièrement, on peut croire qu'Adam, au sortir des mains du Créateur, n'était point assujetti au sommeil, puisque ce n'est qu'après qu'il a eu donné les noms à chaque chose, que le Créateur lui envoya un sommeil, pendant lequel la femme est extraite de ses os ou de ses puissantes essences.

Secondement, il est probable que ce sommeil et cette extraction étaient une suite d'une altération quelconque déjà commencée dans Adam, puisque le Créateur avait dit, à la suite de la création (à la fin du premier chapitre de la Genèse), que toutes les œuvres qu'il avait faites étaient bonnes ; et que cependant il dit (dans le second chapitre) qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul.

Troisièmement, soit que cette exacte application des noms aux choses ait été faite par Adam au sortir des mains du Créateur, ou seulement après cette altération commencée (ce dont le texte, joint à la réflexion précédente, semble laisser le choix, quoique les principes excluent la seconde hypothèse), il est sûr, selon la lettre, que cette application des noms aux choses s'est faite avant le sommeil.

Dans ce cas-là, Adam devait jouir alors d'une grande lumière et d'une science vaste et efficace, puisque le Créateur l'avait établi sur tous les ouvrages de ses mains, puisqu'il l'avait installé lui-même dans le jardin de délices, et puisqu'il l'avait chargé de le cultiver lui livrant toutes les plantes dont il était rempli, et même l'arbre de la science du bien et du mal, dont il lui défendit de manger.

Ainsi donc Adam n'avait pas besoin de s'éveiller à la vie ; mais c'est lui au contraire qui éveillait la vie dans les êtres : ce qui est très diffèrent de ce qui se passe dans les enfants ; mais l'art avait voilé ces choses à Milton, en le livrant à son imaginative.

C'est aussi d'après l'art qu'il a peint les amours d'Adam et d'Ève, les supposant toujours l'un et l'autre dans leur premier état céleste où ils n'étaient plus. Car il leur reconnut des sexes, et célèbre l'accomplissement de leur mariage qui ne pouvait avoir lieu que selon la loi des animaux, et qui produisit un fruit si mauvais dans la personne de Caïn.

Or, comment auraient-ils connu l'amour pur, s'ils étaient déjà sous la loi animale ? Et comment auraient-ils connu l'amour animal, s'ils n'avaient pas déjà connu en eux les organes de leur bestialité, puisque nous voyons que dans l'homme, l'époque de l'amour est celle où sa bestialité lui parle ? Mais comment auraient-ils connu cette bestialité, s'ils n'eussent été coupables, puisque, selon le texte, ce n'est qu'alors qu'ils s'aperçurent qu'ils étaient nus ? Et s'ils étaient coupables, que deviennent donc leurs célestes amours, toute leur pureté et toute leur innocence, dont le poète se plaît à faire de si brillants tableaux ?

Sans doute ils n'avaient point alors cette pudeur impudique qui n'est qu'une pudeur secondaire et d'éducation ; mais ils avaient une honte profonde, appuyée sur la comparaison de l'état bestial où ils se trouvaient avec l'état qu'ils venaient de perdre ; car c'est alors que leurs yeux furent ouverts sur leur avilissante dégradation, et fermés sur les merveilles divines.

Milton n'a point connu les gradations de la prévarication de nos premiers parents, parmi lesquelles il en est une où, en effet, ils ont pu passer quelques moments de délices dans le jardin d'Éden, après l'altération commencée ; mais où ils s'occupèrent plus des recommandations du souverain Maître, et de la défense qu'il leur avait faite, que de leurs charmes et de leur amour ; et quand ce degré-là fut passé, ils se trouvèrent probablement trop occupés de leur laborieuse et périlleuse situation, pour converser si paisiblement et si tendrement ensemble : ce qui ne convient qu'aux amants aveugles et oisifs de notre monde qui n'ont que cela à faire.

Milton a donc copié ces amours-là sur les amours de la terre, quoiqu'il en ait magnifiquement embelli les couleurs. Oui, la longue description des amours d'Adam et d'Éve prouve que, dans cette circonstance, le poète n'avait trempé tout au plus qu'à moitié son pinceau dans la vérité. L'Écriture est d'ordinaire plus concise sur ces sortes de détails. Dans l'exemple actuel, elle se borne à dire qu'Adam connut Ève, qu'elle conçut et engendra Caïn en disant : je possède un homme par la grâce de Dieu. Je répète donc que, comme le christianisme ou la parole ne se trouverait pas honoré d'avoir contribué à l'enfantement de toutes ces fictions de Milton, il est bien loin de les revendiquer.

Ce n'est pas que comme amateur de la littérature, je n'admire le talent poétique de Milton, et que je ne sois enchanté des traits magnifiques qui sortent de son pinceau. Je suis fort aise aussi, comme dévoué à la chose religieuse, qu'il nous retrace quelques nuances du bonheur céleste, et de l'amour pur qui lui sert de base ; et en faveur de ces douces peintures, je suis prêt à lui passer son anachronisme : mais comme amateur de la vérité, je regrette que cet auteur, ainsi que tous ses confrères, ne nous donne pas des choses plus exactes, étant censé parler le langage des Dieux. Le droit d'un poète s'étend bien jusqu'à broder, à son gré, sur le canevas de l'histoire des hommes ; mais il lui est interdit d'en faire autant de l'histoire de l'homme. Il n'y a que la vérité qui doive se charger d'en parler.

Ce peu d'exemples doit suffire pour faire comprendre l'immense distance du christianisme à l'art des littérateurs religieux, et fixer les bornes de l'influence que notre éloquent écrivain attribue au christianisme sur la poésie. II n'y a aucun des grands ouvrages qu'il passe en revue, sur lesquels il ne fût passible d'appliquer nos remarques ; sans compter qu'il se trouverait plusieurs de leurs auteurs qui, malgré les magnifiques couleurs religieuses, sorties de leur pinceau, non seulement ne croyaient pas au christianisme, c'est-à-dire à l'éternelle parole, mais même ne croyaient pas au catholicisme qui aurait dû représenter cette parole sur la terre.

En général, je trouve que quand les littérateurs et les poètes se sont emparés des richesses de l'Écriture sainte, ils les ont plutôt altérées qu'embellies, soit en les mélangeant avec des couleurs fausses, soit en les affaiblissant par des diffusions, parce qu'ils n'étaient pas dirigés dans leur entreprise par le véritable esprit du christianisme ; aussi n'ont-ils jamais plus brillé que quand ils se sont contentés de montrer ces richesses dans leur simplicité et leur intégrité littérale. En effet, pourquoi Athalie est-elle regardée comme un chef d'œuvre de perfection ? C'est que Racine n'a fait pour ainsi dire dans cet ouvrage que copier l'Écriture.

Car les savants critiques dans la littérature, auront beau louer l'art avec lequel il a ordonné son poème, le vulgaire est comme étranger à ces sortes de secrets, mais il ne l'est pas aux beautés simples et sublimes renfermées dans l'Écriture, et plus on les lui présentera nues, plus on sera sûr de le frapper. Voyez l'effet imposant que produit au théâtre ce simple vers dont la lettre est à toutes les pages de la Bible : Je crains Dieu… et n'ai point d'autre crainte ?

Mais en même temps, si l'on veut juger du peu de fruits que dans les mains des littérateurs ces richesses-là rapportent au christianisme, on n'a qu'à observer à quoi se réduit au théâtre le succès des plus belles pensées et des maximes les plus appropriées au vrai besoin de notre être. Le spectateur qui les entend, mais qui, comme le poète, n'a d'ouvert en lui que l'homme externe, éprouve une légère impression, une sorte d'émotion sentimentale qui le transporte pour le moment, mais qui n'ayant point de racines profondes, et ressemblant presque à une sensation musculaire, se termine à l'extrémité de ses nerfs par des battements de mains, et va s'évaporer par-là dans les airs. Aussi la pièce finie, les spectateurs s'en vont-ils se replonger dans leur néant et leurs futilités accoutumées, sans se ressouvenir seulement de ce qu'ils ont senti, et encore plus sans en profiter.

Or ce qu'on voit se passer au théâtre pour le spectateur, est ce qui se passe aussi pour le lecteur des beaux ouvrages d'éloquence et de poésie, qui s'appuient sur les trésors des Écritures et la sainteté du catholicisme. Ce serait bien pis, s'ils parlaient du véritable christianisme, ou de l'éternelle parole et de l'éternelle liberté, puisque très certainement on ne comprendrait pas un mot à leurs discours ; et au sujet de cette parole, je les renvoie encore à l'auteur allemand, dont j'ai parlé dans plusieurs endroits de cet écrit.

Les littérateurs, en général, soit qu'ils travaillent pour le théâtre, ou dans un genre sentimental quelconque, ont l'air de n'avoir pour objet que la science de nous émouvoir, sans songer pour quel but les émotions nous devraient être envoyées. Comme ils cherchent à la fois à nous plaire et à se faire louanger par nous, ils ont soin de ne nous conduire que jusqu'à ces émotions qui sont en même temps et leur objet et leur moyen. Le spectateur comme le lecteur est d'intelligence avec eux ; s'ils le faisaient arriver jusqu'à des émotions plus imposantes et qui l'engageassent davantage, il ne voudrait plus les écouter ; ils veulent bien l'amuser par la figure du vrai, mais ils craindraient de le porter jusqu'au vrai lui-même, parce qu'alors ils n'auraient plus rien à faire, attendu que ce serait le vrai qui ferait tout lui même.

Aussi ce vrai gémit-il continuellement du peu de profit qu'il lui revient de ces merveilleux talents que les grands écrivains et les grands poètes développent tous les jours, et de ce que s'ils abordent quelquefois jusqu'à ses confins, ce n'est que pour l'absorber et l'ensevelir ensuite lui-même dans une région nulle et apparente qui n'est pas la sienne ; et ce que je dis là des littérateurs en général, n'appartient malheureusement que trop aussi aux littérateurs religieux ; voilà pourquoi leur science n'est devenue qu'un art entre leurs mains. Avec cet art-là, avec les formes et les préceptes qu'ils établissent, enfin avec les dépôts de formules et de règles qui constituent leur code littéraire, on pourrait en quelque façon produire, à coup sûr, sinon des ouvrages solides et gracieux, au moins des ouvrages corrects comme on fait une pièce de musique avec des dés ; mais le vrai génie et surtout le génie religieux, ne se met point en formules. En un mot, ils ont étudié les moyens de nous remuer et de nous occasionner des émotions, comme les restaurateurs étudient l'art de réveiller des sensation dans notre palais.

Mais les uns et les autres craindraient d'employer des ingrédients propres à produire des sensations fortes qui opéreraient en nous des purifications et le renouvellement de nos sucs digestifs ; ils abandonnent ce soin-là aux officiers de santé, et cependant on peut convenir que d'après notre manière d'être dans ce bas monde, les officiers de sauté seraient bien plus nécessaires et plus utiles que les restaurateurs.

Ce qui fait que communément la littérature et la poésie même religieuses rapportent peu de fruits à la vérité, c'est que ceux qui les cultivent et les professent, n'imaginent seulement pas que cette vérité pût réellement leur servir de guide, et qu'ils ne devraient être que ses organes et ses ministres ; de même que ne concevant rien de plus grand que de beaux poèmes, ils croient véritablement que l'homme n'a rien de plus glorieux à faire sur cette terre, que de tâcher de gagner la palme sur ses concurrents dans cette carrière.

Dans cette pensée ils s'évertuent, ils redoublent d'efforts pour établir des règles et des lois pendant qu'il leur faudrait simplement suivre celles que cette vérité dicte éternellement. Ils travaillent péniblement pour mettre en action leur propre industrie et leur propre esprit, tandis que la première chose qu'ils auraient à faire, ce serait d'oublier ce ténébreux esprit de l'homme, et de postuler bien humblement la bienveillance de la vérité, afin qu'elle daignât les admettre à son service.

Il est bien douteux alors, j'en conviens, que ce fût des poèmes qu'elle leur commandât, et s'il arrivait qu'elle leur en commandât, ce ne serait qu'après qu'ils auraient effectivement travaillé à son œuvre, car elle ne leur ordonnerait de chanter que des faits qui la concernent, que des faits dont elle les aurait rendus les agents, et qui dès lors seraient devenus réellement leurs propres faits, attendu que nul chantre ne saurait s'en acquitter mieux que celui qui les aurait opérés lui-même. C'est pourquoi un amateur de la poésie religieuse a dit qu'un poète,

Qui du suprême agent serait vraiment l'oracle,
Ne ferait pas un vers qu'il n'eût fait un miracle.

Lors donc que je vois notre éloquent écrivain vanter la grande adresse de Milton à s'être emparé de ce premier mystère des Écritures, où le Très-Haut s'étant laissé fléchir, accorde le salut du genre humain ; quand je le vois nous parler des grandes machines du christianisme, et nous dire que le Tasse a manqué de hardiesse, et n'a touché qu'en tremblant aux choses sacrées ; quand je le vois nous faire observer que les poètes chrétiens ont tous échoué dans la peinture du ciel ; que les uns ont péché par timidité, comme le Tasse et Milton ; les autres par fatigue, comme le Dante ; par philosophie, comme Voltaire ; ou par abondance, comme Klopstok, je ne puis pas m'empêcher à lui dire à mon tour :

Est-ce que la vérité a besoin d'adresse ? Est-ce que la vérité peut échouer ? Est-ce que la vérité se trompe ? Est-ce que si c'était le christianisme qui eût animé tous ces poètes, vous auriez de pareils reproches à leur faire ? Car tous ces reproches je les leur fais comme vous ; mais aussi j'en conclus qu'ils n'ont eu aucune expérience positive de tous les sublimes objets qu'ils ont essayé de nous peindre ; j'en conclus que leur pensée leur a fourni sur ces objets au moins autant de choses fausses que de vraies ; j'en conclus que le christianisme ne les a pas dirigés, ou au moins qu'ils n'ont pas écouté ses leçons et qu'ils en ont même mal copié la lettre, parce qu'il ne connaît point de mélange ; parce qu'il n'annonce rien que d'après des faits réels, et une science expérimentale à l'abri de tout mensonge et de tous les fantômes de l'imagination humaine ; et parce que les machines qu'il posséda il ne les confie qu'à ceux qui croient réellement qu'elles existent, et qui sont jugés par lui en état de les évaluer et de les faire mouvoir.

N'allez donc plus rapprocher des choses aussi distantes que les productions poétiques et le christianisme, car ce serait lui faire injure que de le faire concourir à la fabrication des mensonges. N'avez-vous pas assez de quoi développer votre beau système des bienfaits que la religion a procurés au monde, soit par les idées morales qu'elle a introduites dans les différentes classes de la société, et même dans l'ordre politique, soit par les respectables et utiles institutions qu'elle a fondées, telles que les ordres de chevalerie, les hospices et autres établissements de bienfaisance de tout genre, soit par les magnifiques parallèles que vous faites des peuples chrétiens, avec ceux qui ne sont point compris dans cette dénomination, soit par les touchants tableaux de nos missions, toutes choses où la religion se montre en actes, et n'a rien à inventer ni à feindre, au lieu que les poètes inventent tout, feignent tout, sans avoir même besoin d'opérer aucun fait, ni d'offrir aucune vertus, puisque toute leur tâche se réduit à nous enchanter.

Quant à ce que les poètes chrétiens ont tous échoué dans la peinture du ciel, et qu'en général les tableaux du malheur sont pour nous bien plus faciles à peindre, je conviens que vous en donnez d'assez bonnes raisons ; mais S. Paul en donne une bien meilleure en nous parlant de ces choses ineffables qu'il a entendues dans le troisième ciel, et en se taisant sur leur compte, parce que les langues humaines ne pourraient les exprimer.

Aussi ce qui m'afflige, c'est de voir les poètes vouloir nous peindre ce qu'ils ne connaissent pas, et ce dont ils ne pourraient pas nous parler quand même ils le connaîtraient. Je sais que de temps en temps les poètes ont senti la nécessité d'être dirigés par la vérité, car c'est toujours elle qu'ils sont censés invoquer sous le nom de leur muse ; mais les poètes religieux eux-mêmes, n'est-ce pas en idée et par étiquette qu'ils l'invoquent ? Et croient-ils bien fermement à son existence, lors même qu'ils en prononcent le nom ?

C'est sans doute aussi ce besoin secret de la vérité qui a fait dire à Boileau au commencement de son Art Poétique :

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur, etc.
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète.

Mais l'auteur allemand dont j'ai parlé apprendra à ceux qui le liront, quel ciel il faut entendre dans les paroles de Boileau, en nous montrant le pouvoir universel du règne astral sous lequel l'espèce humaine est tombée depuis le péché, et qu'il nous faut traverser et soumettre si nous voulons vaincre : ce qui est d'autant plus difficile que l'ennemi s'est emparé de tous les postes et qu'il domine sur tous les royaumes de ce monde, comme il le dit lui-même au Réparateur dans l'Évangile.

Or, Milton nous fait assez voir combien il a pu être souvent lui-même dans la dépendance de l'influence de ce ciel astral, puisqu'il ne pouvait travailler à ses poèmes que dans certaines saisons de l'année. Or, si ce poète qui, à côté de cette influence astrale, a peut-être aussi reçu directement quelques clartés supérieures, comme quelques endroits de ses écrits pourraient l'indiquer, si cet auteur, dis-je, a été souvent aussi la victime de cette influence astrale et inférieure, qui est toujours aveugle et quelquefois fausse et corrompue, que doit-on penser de ceux de ses collègues qui auraient été comme lui sous l'influence astrale, et qui n'auraient pas eu les mêmes compensations que lui ?

Quand je vois d'après cela notre éloquent écrivain se confondre avec la tourbe des Aristarques littéraires qui se sont rendus les magistrats du Parnasse de ce monde ; quand je le vois descendre avec eux dans l'arène, je regrette qu'il ne sente pas davantage sa dignité et sa supériorité sur eux ; je regrette de le voir s'arrêter avec eux à cette question secondaire : si l'épopée est dans le drame, ou le drame dans l'épopée, question si étrangère au christianisme, et qui, à mon avis, se résoudrait d'elle-même, par la raison que le sujet où l'action doit exister, ou être supposé, c'est-à-dire, avoir été en drame ou en acte avant qu'on puisse le chanter ou le réciter.

Je regrette de le voir reprocher à Milton comme à Dante, d'avoir fait du merveilleux le sujet et non la machine de leurs poèmes, comme s'il n'y avait de merveilleux que les machines magiques, ou pour mieux dire, comme si tout n'était pas magique, et par conséquent merveilleux, à commencer depuis la source radiale et éternelle des choses jusqu'à leur développement dans toutes les régions, et jusqu'à leur retour vers leur principe ; et par cette raison, comme si le merveilleux n'était pas réellement le principe, le sujet, et la machine de toute œuvre vraiment épique.

Car si le poète choisissait pour sujet un fait purement historique dans l'ordre terrestre, et qu'il y voulût joindre un autre merveilleux que celui de la fable, c'est-à-dire un autre merveilleux que celui des contes de fées, il ferait un contresens, à moins qu'il ne commençât par élever ses héros jusqu'à la qualité de demi-dieux, comme le pratiquent tous les faiseurs de poème épique ; et dès lors rentrant dans l'esprit du vrai christianisme qui ne fait de l'homme rien moins qu'un fils de Dieu et qu'une image de Dieu, ils pourraient sans contresens, et devraient même nécessairement développer toutes les machines merveilleuses qui constituent la merveilleuse existence des êtres depuis Dieu jusqu'au ciron, et qui entretient par un acte vif et constant l'ineffable harmonie des choses ; or dans ce genre qu'auraient-ils de plus merveilleux à nous présenter que les trésors actifs de la parole ?

Quant à la persuasion où est cet éloquent écrivain, que le christianisme a fait naître et a favorisé la poésie descriptive, en étendant jusqu'aux objets de la nature les harmonies de la religion ; je crois qu'à cet égard il a jugé les choses, plutôt sur ce qu'elles pouvaient être que sur ce qu'elles sont en effet. Nos auteurs distingués dans la poésie descriptive, ont encore plus puisé dans les sciences naturelles et dans le goût régnant pour les connaissances physiques, que dans des mobiles religieux.

Sous ce rapport notre poésie descriptive aurait peut-être plus retardé le règne de la vérité que ne l'aurait fait le système mythologique de l'antiquité. En effet, la mythologie, en plaçant des génies imaginaires dans toutes les parties de la nature, offrait au moins une image des puissances réelles par lesquelles cette nature est gouvernée sous l'œil de l'éternelle sagesse ; au lieu que nos poètes à force de suivre le torrent, nous offrent bien par-ci, par-là, et comme par extrait dans leurs tableaux, quelques traits des doctrines religieuses, sans que nous soyons sûrs toutefois qu'elles ne soient pas pour eux de vrais problèmes ; mais ils nous donnent abondamment des descriptions et des détails purement physiques, comme le font les savants dans la matière, et nous reportent plutôt par là vers les ténèbres que vers la lumière.

Car s'ils semblent joindre quelques idées d'un autre genre à ces objets physiques qu'ils font entrer dans leurs descriptions, c'est communément pour réveiller en nous les impressions d'une sensibilité secondaire, et réduite à un cercle limité ; rarement des sentiments vraiment moraux ; et plus rarement encore des sentiments vraiment religieux ; et par conséquent ils nous tiennent toujours au-dessous de ce que je reconnais pour être exclusivement le christianisme, et comme tel, appartenant aux développements tel la parole.

Il y a un autre genre descriptif qui me paraît avoir aussi ses abus. C'est celui par lequel les habiles critiques en littérature s'épuisent à disséquer les beaux endroits des grands auteurs ; et je ne puis m'empêcher de leur dire : si ces passages portent leurs beautés avec eux-mêmes, je n'ai pas besoin de votre secours pour les goûter. J'ai encore moins besoin de vos dissections. J'aurais moins de plaisir si je savais tant pourquoi j'en ai. Vous me trompez en refroidissant mes jouissances, comme les poètes descriptifs de la nature me trompent en me donnant journellement leurs fictions personnelles pour ses véritables intentions.

Pour que le christianisme pût réellement favoriser ce que l'on devrait appeler la poésie descriptive, il faudrait que les poètes devinssent ce qu'était Adam avant son sommeil, c'est-à-dire que, comme lui, ils sussent éveiller la vie dans les êtres, au lieu de ne nous entretenir que de ce qui n'est en quelque sorte que l'anatomie de ces êtres, ou même que leur figure extérieure.

Et véritablement ce que je lis de ces harmonies de la nature, composées de la main des hommes, produit en moi plus de douleur que de plaisir, car je vois que tout ce qu'ils nous donnent en ce genre s'appuie sur une base fausse, en ce qu'ils oublient que la nature est dégradée, et qu'ainsi, en lui prêtant sans cesse ce qu'elle n'a plus, ils ne m'offrent que les fantastiques tableaux d'une imagination égarée, sans compter que quand je les vois y mêler quelques couleurs religieuses, ils m'affligent encore davantage, en ce que je ne puis ignorer que la plupart d'entre eux croient fort peu à cet ordre de choses, et ne le connaissent pas davantage.

Ce serait donc le christianisme véritable et primitif, ou la parole, qu'il faudrait commencer par démontrer aux hommes, avant de développer éloquemment, comme l'a fait l'auteur, la prépondérance que la religion ou le catholicisme a eue sur toutes les autres religions. Car il me semble que l'auteur laisse en arrière précisément la chose essentielle, dans les réponses qu'il fait aux athées.

La principale difficulté ne serait pas, à mon avis, de prouver aux incrédules l'existence de Dieu et celle de l'âme même ; surtout si l'on prenait ses preuves dans l'Homme-Esprit. Aussi nombre de philosophes, en prenant ce flambeau pour guide, ont prouvé ces deux faits par des raisonnements, tels que les demande la secte des athées ; en un mot, par des raisonnements que les esprits positifs peuvent comparer à ce qu'ils appellent des démonstrations par A et B.

Et cela ne doit pas surprendre, puisque malgré toutes les rêveries des athées et des. matérialistes, la seule impuissance, que l'on soit dans le cas de reconnaître dans Dieu, c'est celle de ne pouvoir se cacher ; et que l'âme de l'homme, qui est son image, se montre perpétuellement dans tous nos actes, même dans les efforts que nous faisons pour la nier.

Mais c'est moins ces deux articles qui offusquent les réfractaires, que tout l'édifice religieux que l'on veut élever sur ces deux bases ; ainsi prouver les deux premiers points, ce n'est pas prouver les conséquences positives qu'on en veut déduire.

En effet, le raisonnement et la logique ne prouvent que l'existence de Dieu et celle de l'âme. La chose religieuse doit avoir pour objet de prouver leurs rapports et de les réunir l'un à l'autre ; cette réunion ne peut se faire sans un concours intérieur de notre part, et sans l'action volontaire de notre être. La simple croyance à l'existence de Dieu et de l'âme ne demande point un pareil concours.

Voilà pourquoi il est plus aisé de guérir un matérialiste et un athée qu'un déiste. Dans le vrai, comment persuader un déiste de la source naturelle de la chose religieuse, de son utilité, de sa nécessité, si ce n'est en en faisant reposer la base sur l'état infirme et ténébreux de l'homme dégradé ? Mais comment s'étendre jusque-là après le tort que la philosophie humaine a fait à l'homme ? Comment trouver des hommes en état de faire faire ce chemin à leurs semblables ?

Ne soyons donc plus surpris que les tentatives journalières, en faveur de la chose religieuse, soient si peu fructueuses. Convenons même que quand il s'agit d'attaquer le matérialisme et l'athéisme, les instituteurs ordinaires n'ont encore que des armes bien impuissantes, puisqu'ils ne prouvent Dieu que par l'univers, et qu'ils ne prouvent l'âme que par les livres théologiques. Comment prouveraient-ils donc l'âme et Dieu, s'il n'y avait ni livres, ni univers ?

Ils n'étudient point les choses éternelles ; ils n'étudient point la parole ; ils n'étudient point son action universelle, ni pourquoi c'est cette action seule qui porte la vie. Comment verraient-ils donc la source divine de l'homme pensant et immortel ? Comment verraient-ils sa liaison naturelle avec son principe ? Comment verraient-ils l'objet profond de la chose religieuse, et comment nous apprendraient-ils à admirer notre Dieu dans son économie restauratrice, et dans la sublimité de sa sagesse ?

Il reste donc à démontrer immédiatement aux réfractaires l'altération de la famille humaine, et l'espèce de cette altération ; puis les secours que la bonté suprême a envoyés dès l'origine, et qu'elle envoie journellement aux mortels pour les soulager dans leur infortune ; puis le caractère de ces secours ou celui de la chose religieuse en général, et enfin les droits que les ministres de cette chose religieuse prétendent chacun dans leur ressort posséder exclusivement pour diriger leurs semblables, et les moyens qu'ils disent exister en eux pour donner le repos aux âmes et leur faire accomplir les véritables lois du Créateur.

Or, ce sont ces articles importants que les philosophes religieux n'ont point prouvé par A + B, comme ils l'ont fait pour les deux autres ; cependant si toutes ces choses sont vraies, elles doivent avoir aussi leurs preuves positives, puisque chaque chose doit faire sa propre révélation.

Mais ces preuves doivent prendre un nouveau caractère, à mesure que leur objet se substantialise et s'empare d'un plus grand nombre de nos facultés.

Néanmoins elles ne doivent pas plus dépendre de l'arbitraire que les deux autres ; elles ne doivent pas plus qu'elles reposer sur le simple littéral, et encore moins sur l'enseignement impérieux d'un autre homme, mais elles doivent porter avec elles-mêmes leur évidence.

Notre éloquent écrivain a reconnu lui-même qu'il y avait une géométrie intellectuelle, et quoi qu'il en dise, je crois que cette géométrie là, a été plus familière à certains philosophes anciens qu'elle ne l'a été à Leibniz, à Descartes, à Newton, même à Pascal, qui en a plus approché que ces trois hommes célèbres.

Ainsi donc s'il y a un A + B pour prouver l'existence de Dieu et l'immatérialité de l'Homme-Esprit, il doit y avoir un A + B pour prouver notre altération, et par suite la chose religieuse qui en est le remède, comme il doit y avoir un A + B pour prouver l'efficacité de ce remède, qui ne peut être que spécifique, puisque si la volonté des êtres libres peut le rendre nul à leur égard, et l'empêcher d'opérer pour eux, ils ne peuvent pas l'empêcher d'opérer contre ; or toutes ces espèces de preuves, quoique différentes, doivent être positives chacune dans leur genre.

La première de ces preuves, ou celle qui a pour objet l'existence de Dieu et de l'Homme-Esprit, nous pouvons l'appeler preuve positive, rationnelle ou intellectuelle, parce qu'en effet elle est du ressort de la simple observation réfléchie ou du raisonnement.

La seconde, qui a pour objet notre altération, et par suite la chose religieuse, nous l'appellerons preuve positive, sentimentale ou affective, parce qu'elle exige nécessairement que l'homme mette en œuvre une nouvelle faculté de lui-même, outre celle de son jugement, comme la médecine qui fait apercevoir à un homme imprévoyant qu'il est atteint d'une maladie grave, lui donne par là de l'inquiétude et même de la frayeur sur le danger de sa situation, et en même temps l'éclaire sur le remède qui peut lui être utile, tandis que pour connaître l'existence de la science médicinale et la posséder, il suffit à l'aspirant à cette science de mettre sa raison à l'étude et en exercice.

Enfin la troisième preuve qui a pour objet de démontrer les pouvoirs du ministre de la chose religieuse, et en même temps la supériorité et l'efficacité de cette chose religieuse elle-même, nous la nommerons preuve positive expérimentale, parce qu'elle gît dans les faits, et que, saisissant toutes les facultés de notre être, elle devient confirmative des deux preuves antérieures, ou de la preuve positive sentimentale, et de la preuve positive intellectuelle. Si on transpose ces différentes espèces de preuves, ou si on n'en emploie qu'une, lorsqu'il faudrait les employer toutes, peut-on condamner les adversaires de ne se pas soumettre ?

Il n'est pas bien difficile comme nous l'avons dit de démontrer la nécessaire et exclusive grandeur d'un être supérieur et unique, ainsi que notre rapport radical et originel avec lui ; sans quoi nous ne pourrions seulement pas nous occuper de son existence, ni même en avoir la pensée.

En effet, on ne peut réellement appeler grand qu'un être qui le soit tellement, que nul autre ne puisse le surpasser, ni même l'égaler. Or, dans ce sens, il n'y a de grand que Dieu, parce que lui seul étant tout, il est impossible qu'aucun autre être, non seulement excède sa grandeur, mais même qu'il la puisse jamais atteindre. Voilà pourquoi après Dieu, il ne peut y avoir que des grandeurs relatives ; et voilà pourquoi tout pour nous n'est que proportions : mais en même temps voilà pourquoi il faut qu'on nous ait gratifiés de quelques moyens positifs de démontrer son influence génératrice relativement à tous les êtres, et son influence restauratrice relativement à nous ; enfin de nous démontrer par le fait, et non par des livres, l'exclusive suprématie de l'être des êtres, et les rapports effectifs que la parole cherche sans cesse à avoir avec nous.

C'est cette idée-là sans doute qui m'a porté jadis à dire dans "l'homme de désir", n°166 , que le sublime, c'était Dieu, et tout ce qui nous mettait en rapport avec lui. Cette intelligence me vint après avoir entendu avouer à un célèbre professeur, que le sublime était indéfinissable.

J'ai lu depuis dans les ouvrages de ce même professeur : "Ce qui est beau, ce qui est grand, ce qui est fort admet le plus ou le moins : il n'y en a pas dans le sublime, etc."

J'ai reconnu là que son idée et la mienne sur le sublime étaient les mêmes, sauf la persuasion où je suis que ce que nous croyons lui et moi au sujet du sublime, nous pouvons l'étendre à toutes les autres qualités, vertus, etc., qu'il en excepte ; car il n'y a que dans Dieu où toutes ces choses-là soient positives ; et la parole est l'universel et éternel proclamateur de toutes ces positives sublimités.

Je peux joindre ici une observation importante, c'est que rien ne nous peut paraître vraiment sublime qu'en nous communiquant un extrait ce qui se passe dans la région supérieure et divine qui est la source de toutes choses et de toutes les sublimités. Auguste nous transporte en disant : Cinna, soyons amis ; c'est moi qui t'en convie, parce que c'est là le langage positif et continuel de l'éternelle vérité envers l'homme ; et c'est ce qu'on peut induire de tous les autres exemples de sublime, soit de paroles, soit de faits. Ils ne font chacun que lever le voile, et qu'ouvrir l'inépuisable foyer de tous les actes et de toutes les pensées sublimes, sur lequel repose la racine de notre être. Or, pour peu qu'on nous approche de cette région, et qu'on nous mette à même d'en entendre parler le langage, comme ce langage est celui de notre nature, il ne faut pas s'étonner qu'il nous ravisse.

D'après ce principe qui mériterait d'être traité ad hoc, et qui serait susceptible d'être étendu à l'infini, en raison de l'infinité d'objets qu'il embrasse, et des témoignages qui déposeraient en sa faveur, on conçoit pourquoi Malebranche disait que nous voyons tout en Dieu ; mais on conçoit aussi que l'on pourrait rendre son idée sous une forme moins gigantesque, et sinon plus simple, du moins plus rapprochée de nos faibles esprits, et plus propre à les remplir d'une douce lumière, au lieu de ce flambeau éblouissant qui les aveugle.

Ce serait de dire que nous voyons réellement Dieu dans tout, et que véritablement nous ne verrions rien dans quelques objets que ce fût, si le principe de toutes les qualités, c'est-à-dire si Dieu n'opérait activement en eux, soit par lui soit par ses puissances.

C'est ainsi que les corps sonores restent sourds, si l'on les prive de la communication de l'air, qui doit nécessairement s'insinuer en eux pour qu'ils rendent des sons : par la même raison, nous pouvons dire que le son lui-même ne pourrait pas nous être sensible ou se manifester, s'il n'y avait pas un son universel et générateur qui se montrât dans les sons partiels ; ce qui est la vraie cause pourquoi la musique a toujours eu tant d'empire sur les hommes.

Ainsi les différents exemples du sublime, ou les reflets partiels du centre universel et générateur qui nous sont transmis, nous portent toujours plus loin et au-delà de ce qu'ils nous montrent.

C'est pour cela que de tous les moyens qui nous sont offerts pour jouir du sublime, il n'en est point de plus sublime que la parole ou le véritable christianisme, puisqu'il n'est autre chose que notre union même avec l'esprit et le cœur de Dieu ; et l'on pourrait tirer de là une preuve directe que ce christianisme est divin, puisque c'est au fruit qu'on connaît l'arbre. Mais cette preuve ne peut s'acquérir que par l'expérience : c'est là son A + B. Elle ne peut s'établir d'une manière complète par l'A + B du raisonnement.

Toutefois l'admiration des littérateurs et des rhéteurs pour ce qu'ils regardent comme sublime, me confirme dans la persuasion où je suis que les beaux esprits et les génies selon les hommes font leur demeure habituelle dans des régions très inférieures, et que quand ils rencontrent quelques traits, quelques idées, quelques expressions qui les élèvent un peu au-dessus de ces régions, ils éprouvent une impression qui remplit le vide où ils sont, et qui ne semble leur avoir fait entendre au dernier degré du sublime, que par la privation constante où ils se trouvent dans la région stérile qu'ils habitent.

S'ils connaissaient la région vraiment sublime pour laquelle l'homme est fait, ils réduiraient à leur valeur tous ces traits de sublime devant lesquels ils s'extasient, et ils ne les considéreraient que comme des jeux d'enfants ; et sur cela, il suffirait de les renvoyer aux prophètes.

Quant à la croyance que les beaux esprits et les génies en question peuvent avoir à ces preuves positives et expérimentales, dont je viens de parler, on n'ignore pas ce que l'on doit en penser. Ne les voit-on pas mettre sur la même ligne, ceux qui se croient athées, et ceux qui, quoique raisonnables, deviennent illuminés, prophètes, thaumaturges, à force de vanité, d'exaltation ou de curiosité ? Ne les entend-on pas dire que toute passion forte peut donner à l'esprit un trait de démence ? Ne sait-on pas en outre ce qu'ils disent du spectre d'Athènes, et ensuite du fantôme d'Athénodore, deux relations qu'ils rient de voir rapportées par Pline le plus sérieusement du monde, et qu'ils croient pouvoir regarder comme l'original de tous ces contes de revenants répétés et retournés en mille manières, attendu que chacun peut raconter à sa fantaisie ce qui, selon eux, n'est jamais arrivé ?

Ô vous, doctes et beaux esprits, qui montez en chaire pour régenter le monde, je suis bien loin de plaider contre vous pour défendre ces questions de fait, mais je voudrais qu'en qualité d'instituteurs des nations vous eussiez commencé par vous instruire à fond des questions de droit. C'est alors que vos assertions sur le fait auraient plus de poids, soit pour, soit contre : jusque-là, elles nous laissent libres de ne les regarder que comme des opinions de jeunesse et qui comme telles, peuvent être aussi fantastiques que les fantômes même ; et ainsi elles nous permettent de juger à quoi se réduisent les pas que vous avez faits dans la carrière de la philosophie divine et du véritable christianisme, ou, ce qui est la même chose dans le ministère de la parole.

Je répéterai donc ici le reproche que j'ai déjà fait aux littérateurs en général, et aux littérateurs religieux en particulier : c'est qu'atteignant quelquefois, soit par leurs dons naturels, soit par leurs efforts, la région de la vérité, ils dissipent les trésors qu'ils y rencontrent, en les usant sur des sujets inférieurs aux plans de cette région sublime ; et qu'ils réduisent bientôt le domaine de la parole à l'art de peindre et d'écrire avec régularité et avec grâce, sacrifiant ainsi continuellement à la forme, le fond qu'ils ne connaissent pas.

C'est ce qui m'a fait dire que la littérature humaine en général était un des filets de l'ennemi, et qu'il s'en sert avec beaucoup d'adresse pour retarder les hommes dans leur marche, tout en leur donnant sujet de croire qu'ils sont très avancés puisqu'en effet ils le sont plus dans leur art que le commun des autres mortels.

La pensée de l'homme et sa parole sont des armes tranchantes et des sucs corrosifs qui lui sont donnés pour briser et dissoudre toutes les substances infectes qui l'environnent. Lorsqu'il n'applique pas ces dons puissants, à leur véritable destination, ils le corrodent et le détruisent, parce qu'ils ne peuvent rester sans activité. Voilà pourquoi l'action est si utile à l'homme : voilà pourquoi il lui est si avantageux d'être employé à l'œuvre active de la parole qui est le vrai christianisme.

Nous allons maintenant nous adresser à ceux qui, par état, sont chargés spécialement du ministère de cette parole.

Vous donc, ministres de cette parole, croyez-vous qu'elle n'ait aucun reproche à vous faire ? Vous qui l'avez mise comme en tutelle, et qui avez appauvri votre pupille, sans vous enrichir de ses trésors, ne pourrait-elle pas vous dire que si vous n'obtenez rien d'elle, c'est que vous ne lui demandez rien ; et que si vous ne lui demandez rien, c'est que vous croyez avoir tout ?

N'avez-vous jamais ravalé cette parole, en réduisant son administration à des institutions figuratives, à des discours et à une pompe extérieure, en ne nous offrant jamais les merveilleux fruits de ses fertiles domaines, et en enseignant que le temps des merveilles de cette parole est passé, comme si cette parole était caduque, et comme si le besoin que nous avons de ses fruits n'était pas aussi urgent depuis votre règne qu'il l'était auparavant, et qu'il le sera jusqu'à la consommation des choses ? N'avez-vous jamais fait, à l'égard de cette parole, ce que le réparateur reprochait aux prêtres juifs : savoir, de s'être emparés de la clef de la science, et non seulement de n'y être point entrés, mais même d'avoir empêché ceux qui voulaient y entrer ? N'avez-vous jamais paralysé l'œuvre divine, en resserrant dans d'étroites limites les hommes de désir qui, par vos dons et vos lumières, auraient du devenir des ouvriers du Seigneur ?

Voue voyez ce que l'industrie humaine fait produire chaque jour aux simples substances de la nature par les superbes découvertes qui se font sous vos yeux dans les sciences. Avez-vous réfléchi, d'après cela, à tous les prodiges que vous auriez pu attendre de l'âme de l'homme, si, au lieu de la contraindre dans ses mouvements, et de la retenir dans des entraves, vous vous étiez occupés de seconder ses élans divins, et de lui ouvrir les sublimes régions de la liberté où elle a pris la naissance ?

N'avez-vous jamais fait rétrograder par vos institutions le réparateur dans le temple dont il avait annoncé d'avance la destruction, et dans lequel on ne voit pas qu'il ait reparu une seule fois depuis qu'il fut sorti du tombeau, quoique depuis cette glorieuse époque il se soit montré fréquemment à ses disciples ?

N'avez-vous jamais neutralisé le moyen curatif de l'âme humaine, en vous contentant de lui parler vaguement de détruire en elle le vieil homme, mais en ne lui enseignant point à faire naître en elle le nouvel homme, et en ne lui aidant point à opérer en elle cette renaissance qui n'est autre chose que le renouvellement de son contrat divin ; renouvellement que vous deviez seconder efficacement par tous les moyens qui sont en vous ?

N'avez-vous jamais fait comme ceux des professeurs spiritualistes, mystiques et pieux, qui défendent que l'on marche par la raison ?

Mais pourquoi défendent-ils que l'on marche par la raison ? C'est qu'ils n'ont pas fait attention que s'il y a une raison humaine qui est contre la vérité, il y a aussi une raison humaine qui est pour elle. Ils sont sages et prudents lorsqu'ils nous défendent la première espèce de raison, car, en effet, elle est l'ennemie de toute vérité, comme on le voit aisément aux outrages que font à cette vérité les docteurs dans les sciences externes qui sont l'objet et le résultat de la simple raison de ce monde naturel. La principale propriété de cette espèce de raison est de craindre l'erreur, et de ne se livrer qu'avec défiance à ce qui est la vérité. Toujours occupée de scruter les preuves, elle ne laisse presque jamais à l'esprit le temps de goûter le charme des jouissances vives. Elle a une marche ombrageuse qui empêche que le goût du vrai ne pénètre jusqu'à elle. Voilà ce qui entraîne à la fin les sociétés savantes dans l'incroyance, après les avoir retenues si longtemps dans les doutes.

Mais ils ne seraient plus sages ni prudents s'ils nous défendaient l'usage de la seconde espèce de raison, parce que cette seconde espèce de raison est au contraire le défenseur de la vérité. C'est l'œil perçant qui la découvre continuellement, et ne tend qu'à en faire apercevoir les trésors ; et loin que sous ce rapport la raison soit condamnable, ce sera au contraire un crime pour nous de ne l'avoir pas suivie, puisque ce présent avait été fait à tous les hommes dans le seul et unique but qu'ils s'en serviraient, et dans la persuasion où est l'agent suprême, que ce flambeau, en se présentant humblement au foyer de la lumière universelle, eût suffi pour nous apprendre tout, et nous conduire à tout.

En effet, comment l'agent suprême aurait-il pu exiger que nous crussions à lui et à toutes ses merveilles, si nous n'avions pas par notre essence tous les moyens nécessaires pour les découvrir ? Oui, la vérité serait injuste si elle n'était pas clairement et ouverte ment écrite partout aux yeux de la pensée de l'homme. Si cette éternelle vérité veut être crue, elle, et tout ce qui dérive d'elle, c'est qu'il nous est donné de pouvoir à tous les pas nous assurer de son existence ; et cela, non pas sur le témoignage de la simple assertion des hommes, ni des ministres mêmes de la vérité, mais par des témoignages directs, positifs et irrésistibles.

Car la croyance que vous faites naître quelquefois dans la pensée de vos prosélytes, quelque utile qu'elle soit, est bien loin de cette certitude qui doit s'appuyer sur de pareils témoignages. Ce n'est pas une chose rare que de rencontrer des hommes sur la croyance desquels on puisse exercer quelque empire ; ce n'est pas même une chose rare que d'entendre dire dans le monde qu'il n'y a rien de plus aisé que de croire ; on y trouve même des gens qui prétendent qu'ils croient, en effet, tout ce qu'ils veulent.

J'accorde cela pour la croyance aveugle, parce qu'elle ne consiste qu'à écarter l'universalité, et à ne saisir qu'un seul point. Dès lors on est dispensé de toute comparaison ; et même par cette loi, plus on descendra dans les particularités, plus on sera disposé à croire, ce qui explique le fanatisme des superstitieux, qui est en raison directe de leur ignorance.

Mais je le nie par rapport à la certitude qui est l'opposé de la croyance aveugle, parce que l'on n'arrive à cette certitude qu'à mesure que l'on monte vers l'universalité, ou vers l'ensemble des choses, attendu que lorsque l'on fait ces confrontations dans cet ensemble des choses, et qu'on y découvre l'unité ou l'universalité de la loi, il est impossible que l'on n'ait pas la certitude. Et, en effet, cette certitude est l'opposé de la croyance, parce qu'elle est en raison directe de l'élévation et des connaissances.

Ainsi j'accorde que rien n'est plus aisé que de croire, mais qu'il n'est pas aisé d'être sûr. Les gens du monde lancent de temps en temps de ces propositions spécieuses qu'ils croient péremptoires, parce que personne ne leur répond. Ce sont des espèces de réactifs chimiques qu'ils introduisent auprès du vrai, et avec lesquels ils cherchent à le précipiter au fond du vase. Mais on voit qu'il n'est pas impossible d'échapper à ces subterfuges ?

En général les hommes ne s'enfoncent, soit dans les croyances aveugles, soit dans les défiances, soit même dans le scepticisme, que parce qu'ils s'en tiennent à contempler les opinions ténébreuses ou impérieuses des hommes, leurs systèmes incohérents, et leurs passions ; en un mot, parce qu'ils ne regardent que dans les hommes, en qui tout est divers et en opposition. S'ils regardaient dans l'homme, ils y verraient la racine de toutes les vertus, de toutes les lumières et de toutes les harmonies ; enfin, ils y verraient le système divin lui-même, et ils se trouveraient dans une uniformité de principes et de certitudes qui les mettrait bientôt tous d'accord. N'éloignons donc pas celle de nos deux raisons humaines qui a le pouvoir d'atteindre à la vérité.

Ceux qui font cas des Écritures n'ont qu'à voir combien elles prisent l'intelligence, combien elles menacent de priver de ce guide ceux qui s'écarteront de la ligne, et combien elles promettent de récompenser par ce flambeau ceux qui auront aimé la vérité. Ils n'ont qu'à voir comment tous les élus de Dieu, chargés d'annoncer sa parole, ont réprimandé les peuples, les individus, et les ministres religieux, qui négligeaient de faire usage de cette intelligence ou de cette raison divine, et de ce discernement pénétrant qui ne nous est donné que pour séparer continuellement la lumière des ténèbres, comme le fait l'esprit de Dieu ?

Vous donc, ministres des choses saintes, voyez quelle est l'œuvre que la vanité a droit d'attendre de nous. Contemplez si vous le voulez la marche respectable des mystiques de tout genre. Mais ne vous confondez point avec ces timides piétistes, en nous interdisant, comme eux, l'usage du flambeau que l'homme a reçu par sa nature. Il n'est pas rare de voir de ces mystiques, soit féminins, soit masculins, nous peindre merveilleusement l'état le plus parfait des âmes, et nous donner même une description exacte des régions ou impressions par où passent les vrais ouvriers du Seigneur.

Mais ces mystiques semblent n'être appelés à approcher de ces régions, que pour en faire la peinture, et ils n'ont pas la vocation active qui semble appartenir aux véritables administrateurs ; ils voient la terre promise et ne la labourent pas ; les autres souvent la labourent sans la voir ; ils craindraient même de se distraire, s'ils s'arrêtaient trop à la considérer, tant ils ont d'ardeur pour la rendre fertile. Leur poste n'est pas dans les régions partielles. Nous en pouvons juger en considérant la nature du désir.

Le désir ne résulte que de la séparation ou de la distinction de deux substances analogues, soit par leur essence, soit par leurs propriétés ; et quand les gens à maximes disent qu'on ne désire pas ce qu'on ne connaît point, ils nous donnent la preuve que si nous désirons quelque chose, il faut absolument qu'il y ait en nous une portion de cette chose que nous désirons, et qui dès lors ne peut pas se regarder comme nous étant entièrement inconnue. En outre, il est certain, comme je l'ai dit souvent que tout désir fait son industrie pour atteindre au but qui l'attraye, ce qui se voit dans tout ordre quelconque où nous voudrons choisir nos exemples ; ce qui en même temps doit inculper notre paresse, réveiller notre courage, et condamner ceux qui le paralysent.

Je peux ajouter ici que le désir est le principe de tout mouvement, qu'ainsi c'est une chose incontestable que le mouvement et le désir sont proportionnels, et cela depuis le premier être, qui étant le premier désir, le désir un, ou le désir universel, est aussi par là le mobile du mouvement même, jusqu'à la pierre qui est sans mouvement, parce qu'elle est sans désir.

Je peux ajouter encore que chaque désir agit sur sa propre enveloppe ou sur son enceinte pour se manifester ; que plus l'on prend l'exemple dans un ordre relevé, plus l'enveloppe est susceptible de sentir et de participer au désir qui est renfermé en elle ; que c'est par cette raison que l'homme peut être admis au sentiment et à la connaissance de toutes les merveilles divines, parce que son âme est l'enveloppe et le réceptacle du désir de Dieu.

Aussi, d'un côté, la magnificence de la destinée naturelle de l'homme, est de ne pouvoir réellement et radicalement appéter par son désir que la seule chose qui puisse réellement et radicalement tout produire. Cette seule chose est le désir de Dieu ; toutes les autres choses qui entraînent l'homme, l'homme ne les appète point, il en est l'esclave ou le jouet. D'un autre côté, la magnificence de son ministère, est de ne pouvoir réellement et radicalement agir que d'après l'ordre positif à lui prononcé à tout instant, comme par un maître à son serviteur, et cela par la seule autorité qui soit équitable, bonne, conséquente, efficace, et conforme à l'éternel désir. Tous les autres ordres qu'il reçoit journellement, ce n'est point comme serviteur ; c'est lui qui les provoque par intérêt, et souvent même par orgueil et en se faisant souverain. Aussi presque partout dans ce monde les serviteurs se mettent à la place des maîtres.

Je ne peux plus cacher ici que le désir divin qui se fait sentir dans l'âme humaine, a pour but d'établir l'équilibre entre Dieu et elle, puisqu'un désir vient d'une séparation de substances analogues qui ont besoin d'être unies ; or, cet équilibre n'est pas un effet mort et inerte, mais un développement actif des propriétés divines qui constituent l'âme humaine, en tant qu'elle est un extrait divin universel.

Mais si ces notions étaient éteintes dans l'âme humaine, c'était à vous, ministres des choses saintes, à les y faire renaître ; si ce désir était affaibli dans les hommes, c'était à vous à lui rendre ses forces, en lui en retraçant d'avance les avantages. Quel beau rôle vous auriez eu à faire en travaillant ainsi à opérer dans un ordre si supérieur la réunion de ce qui est séparé et qui se désire ! Vous voyez qu'un simple désir animal, tel que la faim, a pour but d'établir l'équilibre entre notre corps élémentaire et la nature, afin de mettre ce corps en état de manifester et d'accomplir toutes les merveilles élémentaires ou les propriétés corporelles dont la nature l'a composé, en tant qu'il est l'extrait de cette nature. Que n'aurait-on donc pas à attendre de ce désir puisé dans un autre ordre, et de ce besoin sacré, dont la source suprême a composé notre essence ?

Homme, si tu veux faire une utile spéculation, observe que ton corps est une expression continuelle du désir de la nature, et que ton âme est une expression continuelle du désir de Dieu ; observe que Dieu ne peut être un instant sans désirer quelque chose, et que Dieu ne doit pas avoir un désir que tu ne puisses connaître, puisque tu devrais les manifester tous. Tâche donc d'étudier continuellement les désirs de Dieu, afin de n'être pas traité un jour comme un serviteur inutile.

Mais il y a une raison majeure, qui rend très laborieuse pour nous notre réunion avec ce Dieu dont nous sommes séparés ; et cette raison qui nous apprend pourquoi il nous faut agir si fortement et si persévéramment pour atteindre à Dieu, repose sur deux difficultés.

La première est que depuis l'altération, nous sommes dans une véritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître.

La seconde difficulté, et qui à elle seule est d'un poids immense, c'est que Dieu se concentre en lui-même, comme font tous les êtres ; c'est que par sa propre attraction centrale, il tend sans cesse à se rapprocher de lui-même, et à se séparer de ce qui n'est pas lui ; c'est que, par ce moyen, il se rend perpétuellement un monde à part, enfermé dans sa propre enveloppe sphérique universelle, comme nous voyons prendre cette forme à tous les mondes particuliers, puisque tous les corps, jusqu'aux globules d'eau et de mercure, se forment tous une enveloppe de cette espèce.

Or, comme nous avons été renfermés par le péché dans un monde qui n'est pas divin, comme d'ailleurs journellement nous nous formons par nos souillures, nos illusions et nos ignorances, un monde qui l'est encore moins, on voit combien il nous faut faire d'efforts pour annuler ces mondes faux, obscurs et pesants qui nous environnent, et pour faire entrouvrir le monde divin dans lequel il nous serait si doux et si nécessaire d'entrer. Les grands efforts que nous aurions à faire pour cela seront faciles à imaginer, quand nous n'oublierons pas que tous ces mondes-là, en se concentrant chacun en eux-mêmes, tendent sans cesse à se séparer les uns des autres.

Cependant il ne faut pas se décourager pour cela, parce que ce monde divin, qui tend à se concentrer, tend néanmoins en même temps à s'universaliser, parce qu'il est tout, ou du moins qu'il voudrait être tout, puisque c'est son droit. Ainsi notre travail, s'il était bien entendu, aurait pour but principal d'atténuer et de laisser dissoudre tous ces mondes faux dont nous nous environnons sans cesse ; parce que le monde universel ou divin en prendrait la place naturellement, puisque toutes les places lui appartiennent ; et ces résultats seraient prompts et tacites, puisque nous concourrions par là avec la tendance de ce monde universel lui-même.

Or, quel est le vrai spécifique pour opérer cette œuvre merveilleuse, ou pour atténuer les mondes faux qui nous environnent, ou que nous nous formons nous-mêmes tous les jours, et pour ouvrir le monde divin qui ne tendrait qu'à prendre leur place ? Je ne craindrai point de le répéter, n'était-ce pas à vous, ministres des choses saintes, à nous faire connaître ce spécifique ? N'était-ce pas à vous à nous enseigner et à nous prouver qu'il consiste dans les vertus de la parole ? Oui, l'éternelle parole n'agit et n'élève sa voix que pour exterminer les mondes de 'illusion, ou ces Titans qui escaladent journellement le ciel, et pour faire régner partout, le monde divin et réel dont elle est à la fois l'organe et le principe.

Je sais que les obstacles sont innombrables, les difficultés immenses, et les dangers presque continuels ; mais aussi il y a des appuis de toute espèce accordés universellement aux forces de l'homme, pour qu'il puisse partout se défendre, remporter la victoire et remplir toutes les destinations de son être, sans que l'ennemi eu retire autre chose que de la honte.

Quoique nous consommions journellement notre parole à mille objets inférieurs et à mille occupations secondaires qui ne nous avancent point dans le véritable ministère de l'Homme-Esprit, cependant, lorsque nous nous renfermons dans la mesure de nos besoins et de la justice, ces occupations mêmes peuvent nous être utiles comme préservatifs.

En effet, les nombreuses diversions, affections et entraînements, que nous suggèrent journellement les travaux et les soins de la vie, soit animale, soit sociale et politique, sont autant de secours qui ne cessent de se présenter à nous pour nous retenir au bord de nos abîmes ; car notre esprit pourrait sans cela s'y précipiter à tout instant. Ce sont autant de digues et de palissades qui se trouvent partout au long des précipices où nous marchons pendant notre passage dans ce bas monde.

Il n'y a pas un moment de notre existence qui ne rencontre un pareil appui, et ce sont ces appuis-là qui nous font traverser nos ténèbres infectes sans que nous éprouvions les effroyables dégoûts, et les insupportables amertumes qui nous y attendraient. Ainsi, quand l'homme se laisse aller aux crimes ou simplement aux faiblesses, c'est à coup sûr il n'a pas su faire un salutaire usage de ces appuis qui l'environnaient, puisque c'est une vérité qu'il avait autour de lui tous ceux qu'il lui fallait, sinon pour avancer, au moins pour ne pas tomber.

Sans nous élever ici à ces sublimes principes de morale qui nous recommandent, avant de nous livrer à nos illusions, de regarder si autour de nous il ne nous reste pas quelqu'œuvre utile à laquelle nous puissions nous consacrer, on voit au moins là d'où découlent les principes des moralistes les plus ordinaires, qui nous recommandent tant d'éviter l'oisiveté, soit du corps, soit de l'esprit ; on y voit aussi pourquoi communément il y a moins de corruption et de faiblesses parmi les hommes qui s'occupent, que parmi ceux qui vivent dans l'inaction et la fainéantise ; pourquoi il y a moins de fous dans la classe occupée que dans la classe oisive, et moins dans la classe occupée d'objets naturels et matériels que dans celle occupée des ouvrages de la pure imagination ; pourquoi enfin il y a moins de gens livrés aux mauvaises sciences, dans la classe inférieure et occupée, que dans celle de la grandeur et de l'oisiveté.

Non seulement ces secours et ces suppléments sont nos continuels remparts contre l'ennemi ; mais si nous les employons avec zèle et une intention pure, ils nous lient toujours un peu, chacun selon leur mesure, à ce délicieux magisme que la vérité porte avec elle-même, et que sa parole ne cesse de faire filtrer partout, même à notre insu ; de façon que d'un côté, nous imprégnant de leurs sucs vivifiants, et de l'autre, nous rendant comme invisibles et inabordables à l'ennemi, ils ne nous offrent partout que la sécurité et le bonheur, et neutralisent perpétuellement l'amertume qui est toujours prête à pointer dans nos jouissances.

Il n'y a point de situation dans la vie à qui l'emploi de cette doctrine ne soit applicable. Les états pénibles, comme les états doux, y trouveront chacun leur recette, et le régime qu'ils ont à suivre selon leurs diverses circonstances ; car les états doux ont leurs inconvénients comme les états pénibles, et même ils en ont plus que ces derniers : voilà pourquoi ils ont encore plus besoin de ces suppléments, et demandent encore plus d'être en surveillance.

Or, comme la parole est toujours unie secrètement à ces appuis, il n'en est aucun qui ne puisse parvenir à partager avec elle sa vivifiante action. Voilà pourquoi ce serait en nous préservant de l'oisiveté de l'esprit dans les états doux, et de l'oisiveté du corps dans les états pénibles, que nous nous lierions insensiblement à la parole, et que peut-être nous deviendrions naturellement des ministres de la parole.

Car cette éternelle parole passe sans cesse de la mort à la vie pour nous ; elle n'existe elle-même que de cette manière : elle est en soi un continuel prodige toujours renaissant ; comme elle agit partout et continuellement selon ce même mode et selon ce même caractère, elle répand universellement cette même empreinte et cette même teinte active sur tout ce qu'elle opère et sur tout ce qui est, soit visible, soit invisible.

Voilà notre boussole, voilà notre vaisseau, voilà notre port, voilà notre ville de refuge. Allons à ce guide par notre esprit et par nos actes ; unissons-nous à lui et partout il nous fera renaître de la mort à la vie, par lui et avec lui ; partout il nous fera participer à sa propriété d'être un continuel prodige, et l'ennemi sera obligé de nous laisser passer sans avoir mis d'imposition ni sur nous, ni sur notre félicité présente et future.

Ne demandons plus ce qui attend l'homme de bien, même sur cette terre, lorsqu'il remplit avec exactitude et résignation cette partie du décret qui nous condamne tous à combattre, si nous voulons vaincre. Ce qui l'attend, cet homme de biens, ce ne peut être autre chose que les faveurs de la parole, puisque ces faveurs de la parole sont celles dont il aurait joui si nous fussions restés fidèles au contrat divin. Il est donc vrai que si nous nous conduisions sensément, non seulement nous ne douterions pas qu'il y eût pour nous autrefois un ordre parfait que nous pourrions appeler un optimisme primitif, mais même nous découvririons autour de nous un optimisme secondaire qui nous remplirait de consolations dans nos épreuves et dans notre pénible situation ici-bas.

Mais si en général la base radicale de notre être nous porte volontiers à croire, soit par besoin, soit par persuasion, à un optimisme primitif dans lequel tout était bien, nous avons plus de peine à admettre un optimisme secondaire, en voyant tant de mal autour de nous. Cependant cet optimisme secondaire cesserait bientôt d'être contesté si nous voulions ouvrir les yeux sur la source de vie et d'amour qui nous cherche sans cesse jusque dans nos abîmes ; et nous serions obligés de convenir que si nous ne faisons pas connaissance avec cet optimisme secondaire, nous ne la ferons jamais avec l'optimisme primitif.

C'est faute d'avoir distingué ces deux genres d'optimisme que les raisonneurs, ou plutôt les déraisonneurs, ont tant balbutié sur le bien et le mal. Nous descendons tous de l'optimisme primitif ; nous tendons tous à y retourner, mais nous ne nous donnons pas le temps de faire le voyage ; et quelque inconséquentes que soient nos décisions, nous voulons nous regarder comme arrivés, tandis que nous sommes encore en route ; il est bien vrai que, quoique nous soyons si extralignés de l'optimisme primitif, il nous est toujours possible de le sentir, et même de le voir naître partout au travers de l'optimisme secondaire. Car la parole divine ouvre continuellement en nous la porte à la divinité ; c'est-à-dire, à la sainteté, à la lumière et à la vérité. L'ennemi a aussi une parole, mais en la prononçant, il n'ouvre la porte qu'à lui-même. Plus il parle, plus il s'infecte, et comme il prononce toujours cette parole de mensonge, il est toujours à s'infecter. Il ne fait autre chose que verser son sang empoisonné et le boire. Voilà son œuvre perpétuelle.

On rendit, au contraire, une parole pure au premier des humains après son crime ; on lui en rendit une plus glorieuse et plus triomphante au milieu des temps ; que sera donc celle qu'on lui rendra à la fin des temps, lorsque la parole pourra se donner dans son complément et dans l'éternelle plénitude de son action ?

On voit ici que comme tout est amour, et comme la parole est l'hymne continuel et universel de l'amour, cette parole remplit toutes les voies de l'homme par des progressions douces, appropriées à tous les degrés de son existence. C'est pour cette raison que pour l'âme humaine tout commence par le sentiment et l'affection, et que c'est par là que tout se termine.

Aussi notre intelligence ne se développe qu'après que notre être intérieur a éprouvé en soi-même les premiers sentiments de son existence. C'est ce qui se fait connaître dans l'âge où l'homme va commencer à penser. A cette époque de notre vie, nous sentons naître en nous un foyer neuf, et une sensation morale que nous ne connaissions pas auparavant. L'intelligence ne tarde pas à donner aussitôt des signes de sa présence, mais cela n'arrive à cet âge-là qu'après que le foyer moral s'est développé.

Dans un âge plus avancé la sève monte à force vers la région de notre intelligence, et c'est le moment où nous avons le plus de besoin de surveillants, qui en dirigent le cours, et qui nous préservent des dangers de ses impétueuses irruptions ; car, faute de soin, notre foyer moral serait bientôt obscurci ou altéré. Aussi c'est alors que les savants mettent les idées avant le moral, puisque même ils l'en font dépendre, comme ils font dépendre les idées des sensations et des objets externes.

Mais si ce foyer moral de sentiment et d'affection a l'initiative par droit de nature, il faudrait par conséquent que tout lui revint en dernier résultat, comme nous voyons que les aliments que nous prenons ne nous sont utiles et ne remplissent leur objet qu'autant qu'ils portent leurs sucs et leurs propriétés jusque dans notre sang ou dans le foyer de notre vie.

Aussi sera-t-on obligé de convenir que toutes les clartés que l'intelligence des hommes acquiert par le raisonnement, ne leur servent qu'autant qu'elles pénètrent jusqu'au foyer moral, où elles apportent chacune l'espèce de propriété dont elle est dépositaire. C'est un tribut et un hommage qu'elles doivent rendre toutes à cette source, en venant témoigner, par le fait, le caractère de leur relation avec elle. Enfin, l'intelligence pourrait nous aider à reconnaître autour de nous les fruits abondants de l'optimisme secondaire, mais le moral peut même nous faire manger des fruits de l'optimisme primitif ; et tels sont les services que pourraient nous rendre les administrateurs de la parole.

Ceux des penseurs de ce monde qui croient à la source universelle de l'amour, pourront concevoir de là comment il faut que ce soit par l'amour et par la parole que tout finisse pour l'homme de désir. Ils verront aussi pourquoi ce monde matériel ne peut pas durer éternellement. C'est par la raison qu'il n'est qu'un tableau, actif, à la vérité, mais sans amour et sans parole, et qu'ainsi il faut qu'un jour il fasse place à l'amour et à la parole, c'est-à-dire, qu'il faut qu'un jour il rentre dans l'amour et dans la parole dont il a été comme extraligné par le crime.

Si l'on voulait étendre cette loi jusqu'à l'ennemi de toute vérité qui a lui-même été la cause de ce que cet univers est extraligné, et comme exilé de l'amour et de la parole, il faudrait observer que malheureusement cet ennemi n'est pas sans parole, ce qui fait qu'il opère lui-même son propre extralignement et son propre exil.

D'ailleurs ceux qui enseignent hautement le retour final de cet être coupable, ne font pas attention à l'impossibilité où ils sont d'avoir dans ce monde une notion positive sur ces grands objets. En effet, quelque profondes et quelque merveilleuses que soient les connaissances qu'ils puissent acquérir sur la région divine et sur la région infernale, cependant, tant qu'ils sont dans leur enveloppe matérielle, ils ne peuvent atteindre, ni jusqu'au Dieu principe, ou à ce que nous appelons le ciel des cieux, ni jusqu'au chef pervers, ou à ce que nous appelons l'enfer démoniaque complet. Aussi n'avons-nous ici dans ces deux genres que des résultats de ces deux principes, parce que notre corps a à la fois pour objet de nous tenir dans la privation de Dieu, et de nous servir de rempart contre le démon.

La vraie raison de tous ces jugements de l'homme, c'est que, sans être Dieu, il est cependant un être universel, et que par conséquent il ne peut sentir un point de son être, qu'il ne se trouve imaginairement dans une universalité, soit bonne, soit mauvaise. On peut dire aussi que c'est cette idée d'universalité qui l'engage si aisément à sauver tous les hommes prévaricateurs ; il ne voit pas que quand il n'y en aurait qu'un de sauvé, cette idée miséricordieuse, qui lui fait honneur, se trouverait toujours être vraie, puisqu'il n'y a pas un seul homme qui ne soit une universalité.

D'un autre côté, il s'est jeté, au sujet de la prédestination, dans des labyrinthes inextricables. Mais vous, administrateurs des choses saintes, et de la parole, n'auriez-vous pas pu l'en garantir en lui montrant la différence de la destination à la prédestination ?

La destination ne semble jamais se prendre qu'en bonne part ; la prédestination a deux faces. Dieu donne souvent des destinations aux hommes, et c'est par là qu'il a eu des élus de toute espèce ; mais il ne leur donne point de prédestination, parce que, sous le rapport même le plus avantageux, ce mot entraîne avec lui une sorte de contrainte qui semble nuire à la liberté ; et, sous le rapport désastreux, il entraîne une sorte de fatalisme qui semblerait nuire à la justice.

C'est par abus que ce mot s'est introduit. Dieu a pu dire à plusieurs : Je vous ai choisis dès le sein de votre mère, et avant que le monde fût ; mais c'est l'esprit de l'homme qui a recouvert cette élection du mot de prédestination ; les faibles en ont encore altéré le sens, et les fanatiques ignorants en ont abusé.

Par son origine l'homme aurait pu se dire prédestiné à manifester l'être divin, cependant il n'en a rien fait. Depuis sa chute, quand il est appelé à l'œuvre, il ne fait que rentrer dans sa destination naturelle ; et si dans ces cas-là, il se trouve supérieur à ses semblables comparativement, il ne fait néanmoins que rentrer dans la ligne primitive dans laquelle il aurait dû toujours marcher, et par conséquent il ne mérite pas le nom de prédestiné dans le sens reçu du vulgaire ; car il est même encore bien au-dessous de ce qu'il aurait été s'il fût resté dans sa gloire, et bien au-dessous de ce qu'il sera à la fin des temps s'il y arrive régénéré.

Au lieu de ce système décourageant de la prédestination, n'auriez-vous pas pu nous apprendre qu'au contraire c'est l'homme qui, par son amour, peut même en quelque façon gouverner Dieu ?

Car ceux qui se pressent ne voient pas que non seulement Dieu se conduit d'après nos besoins, mais même d'après nos désirs. Il est non seulement avec nous comme un médecin habile, qui suit pied à pied le cours d'une maladie, et dirige à chaque instant ses remèdes en conséquence, mais encore comme une mère attentive et tendre qui étudie tous nos goûts, et qui, lorsque nous nous empressons de lui complaire, n'a rien de cher pour nous, et ne voit en nous que l'objet chéri de toutes ses complaisances. Quelle est la mère que son fils ne possède pas toute entière, et ne domine pas quand il se conduit envers elle comme il le doit ?

Ne soyons donc pas étonnés que loin que Dieu fût injuste et dur avec nous si nous étions sages, il ne fût, au contraire, occupé qu'à nous prévenir en tout point ; que notre amour n'obtint sur lui l'empire le plus puissant, et que cet amour de notre part eût un attrait magique, auquel il fût toujours prêt à faire toutes sortes de sacrifices, même celui de sa suprématie et celui de sa gloire.

Oui, oui, c'est une vérité certaine, que si nous voulions, nous gouvernerions Dieu par notre amour, et que Dieu s'afflige de ce que nous lui laissons tant d'autorité, pendant qu'il ne voudrait employer auprès de nous que de la complaisance et la plus bienveillante amitié.

Lisez le 41ème chapitre d'Isaïe, à commencer du verset 8, et vous verrez que non seulement Dieu a donné le nom de son ami à Abraham, mais qu'en raison de ce beau nom, il l'a comblé de soins et de toutes les faveurs de son amitié.

Lisez le 2ème des Paralipomènes (ch. 20 : 7.), vous verrez dans la prière de Josaphat, qu'Abraham était regardé par sa nation comme l'ami de Dieu, ainsi que Judith le rapporte (ch. 8 : 22.).
{PREMIER LIVRE DES PARALIPOMÈNES.

Les Paralipomènes sont ainsi appelés parce que beaucoup de choses laissées de côté dans les quatre livres des Rois sont contenues dans ces livres. Dans ce premier livre est décrite la généalogie de toutes les tribus, depuis Adam jusqu'aux rois, par tribus, par familles, par maisons. II est dit quels furent ceux des lévites que David établit pour chanter devant Dieu avec la flûte et la cithare, quels autres il consacra aux oeuvres du temple, car il fut le premier qui commença à jeter les fondements du temple. Divers détails sur les rois et leurs générations sont donnés, d'où il résulte que le total des années des rois qui régnèrent à Jérusalem depuis David est de quatre cent soixante-quatorze. Tous ces rois furent de la race de David , et il y en eut neuf qui firent le bien; ceux qui firent le mal sont au nombre de douze, Gotholia ! non comprise. Toutes les années de ceux qui régnèrent à Samarie s'élevèrent au nombre de deux cent soixante-neuf et trente jours; douze rois fuirent donnés par huit races différentes : tous firent le mal, en imitant le péché de Jéroboam.

1 Athalie.

DEUXIÈME LIVRE DES PARALIPOMÈNES.

Dans le deuxième livre des Paralipomènes sont consignées les actions des rois. Ceux qui les ont écrites sont les prophètes qui ont vécu clans les différents temps des rois. Si l'on veut savoir en particulier quels sont ceux qui ont écrit ces choses, il faut remarquer que ce livre renferme les actions des rois d'Israël et de Juda qui ont été omises-. dans les livres des Rois. Or ceux qui écrivirent en entier l'histoire des divers règnes sont les suivants : Samuel et les prophètes Nathan et Gad ont écrit le règne de David; les prophètes Nathan et Allias celui de Salomon; les prophètes Semeas et Addon celui de Jéroboam; le prophète Addon celui d'Abias. Les actions d'Asa sont dans le livre consacré aux rois de Juda; le prophète
Jéhu, fils d'Adam, qui écrivit le livre des rois d'Israël, a écrit le règne de Josaphat. Ce que fit Joas est raconté dans les livres des Rois. Ce que fit Amasias est dit dans le livre des rois de Juda et d'Israël. Le prophète Isaïe a écrit le règne d'Ozias. Les actions de Joathan sont dans le livre des rois de Juda et d'Israël, celles d'Achaz dans le livre des rois de Juda et d'Israël. Le prophète Isaïe, fils d'Amos, a rapporté le règne d'Ezéchias. Ce qui concerne Manassès est dans le livre des Voyants, ce qui est relatif à Josias dans le livre des rois de Juda et d'Israël. Ce que fit Joachim est écrit dans le livre des rois de Juda et d'Israël. Telles sont les matières contenues dans les Paralipomènes, et tel en est l'ordre}

Lisez le livre de la Sagesse (ch. 7 : 27.), et vous verrez que Dieu emploie ce doux nom d'ami envers les âmes saintes. Enfin, voyez dans le nouveau Testament (Jean, 15), combien le réparateur se plaît à donner ce nom à ses disciples.

Ministres des choses saintes, n'était-ce pas à vous à développer ces vérités à notre esprit ?

L'essence première peut réellement siéger en nous, et se plaire en nous quand nous nous rendons véritablement ses amis ; c'est pour cela que nous sommes une vraie et vivante copie de l'être par excellence, lorsque nous sommes régénérés, puisque alors c'est cette essence elle-même qui se caractérise en nous.

Toutes les sensibilisations spirituelles, qui ne sont que les productions des opérations de la Divinité, ont pour but d'avertir les régions que l'être existe, et qu'il est présent ; elles l'oublieraient sans cela, comme nous l'oublierions nous-mêmes à cause de sa sublime existence ; vérité qu'on peut étendre jusqu'aux sensibilisations physiques, et à l'existence de notre être corporel, de même qu'à l'existence de toute la nature, puisque chacune des sensibilisations que nous voyons, que nous entendons, que nous goûtons, n'est qu'un avertissement et une expression de l'être tandis que sans cela nous sommeillerions près de lui, et nous serions comme étant sans lui, tant il est, non pas loin, mais séparé et distinct de nous.

Ne soyons donc point étonnés, quand nous nous régénérons, de sentir renaître en nous les sept sources ou les sept puissances qui sont les colonnes fondamentales de tous les êtres, ou d'y sentir se former, et s'y mouvoir les sept organes de l'esprit, puisque l'esprit veut être connu, et que c'est nous qu'il a choisis pour être ses témoins vivants. Si les sensibilisations spirituelles ne sont que les indices des opérations éternelles de l'essence première, il faut que nous soyons sensibilisés spirituellement avant de pouvoir faire connaître cette essence.

Aussi, lorsque nous sommes sensibilisés spirituellement à ce degré-là, c'est alors que la langue se tait ; elle ne peut plus rien dire, et il n'est pas nécessaire qu'elle parle, puisque l'être agit lui-même en nous, par nous, et qu'il le fait avec une mesure, une sagesse et une force dont toutes les langues humaines ne seraient pas capables.

Dans ce tableau, nous apercevons comment l'homme prouve Dieu, et peut être utile à Dieu, puisqu'il eu dû être le témoin universel. Nous voyons aussi combien cet homme doit lui être cher, en raison de cette sublime destination. Car selon que je l'ai exposé souvent, il est certain que s'il n'y avait point de Dieu, nous ne pourrions plus avoir de quoi admirer ; mais que s'il n'y avait point d'âme spirituelle immortelle, Dieu n'aurait plus d'objet permanent qui pût être comme le foyer et le réceptacle complet de son amour.

Quant aux divers noms de l'homme, on l'a déjà vu, le premier nom actuel de l'homme, c'est douleur, affliction : il faut que ce nom résonne dans tout notre être, avant que nous puissions arriver aux portes de la vie et de la parole. Mais le second nom que l'homme trouve aux portes de la vie, c'est la sainteté, dont la racine hébraïque signifie renouveler. Quand il a le bonheur de faire renaître ce nom-là en lui, alors il peut espérer d'entrer dans le ministère de l'Homme-Esprit, attendu que la parole ne demande pas mieux que d'avoir des ouvriers ; et celui qui comprendra la dignité de ce nom, les clarifications qu'il procure, et les délicieux et magnifiques services qu'il nous met à même de rendre à l'universalité des choses, connaîtra ce que c'est que le bonheur et la gloire d'être un homme.

II ne se donnera donc point de relâche qu'il ne se soit mis en état d'être employé ; car pour être vraiment utile aux régions universelles, ce n'est point assez que d'arriver au sentiment vif et permanent de son titre d'esprit, s'il ne parvient en outre à se faire employer comme tel dans le champ divin, spirituel, céleste, régionaire, israélite, grammatical-vif, patriarcal, prophétique, apostolique, etc., contre le mal, le vide et les ténèbres. Il ne sera point arrêté par la honte d'être obligé de faire apprendre à toutes ses essences et à tous ses organes spirituels, cet élément de la langue universelle, vu l'espoir qu'il a de pouvoir aussi un jour le faire apprendre à tout ce qui ne le connaît point, et gémit après cette connaissance.

Ce second nom engendre dans l'homme tous les autres noms partiels dont sa carrière peut lui offrir le besoin et la propriété dans les divers dons et emplois qui peuvent lui être destinés, et selon les diverses inactions et améliorations qui peuvent se rencontrer sur sa route. Aussi, quand l'Homme-Esprit se livre courageusement au travail de sa régénération, et qu'il développe l'activité des facultés qui sont en lui, il semble que, des divers points de l'horizon spirituel il se rassemble sur sa tête comme autant de vapeurs actives et vivantes qui viennent établir des sources fécondes et abondantes au-dessus de lui.

Le feu de ces nuages fermente ; il éclate : la source s'entrouvre, et il en découle mille ruisseaux de rosée divine qui descendent sur l'homme et qui l'inondent ; ces ruisseaux vivifiants s'introduisent en lui et le pénètrent, comme font les pluies matérielles pour les champs terrestres. C'est le zèle et le désir de l'homme qui est le premier centre et le premier noyau de ces nuages si salutaires ; c'est lui qui attire et fixe les vapeurs divines et spirituelles qu'il a le pouvoir de convoquer et de mander, pour ainsi dire, de toutes les contrées où Dieu agit, c'est-à-dire de l'entière universalité des choses. C'est là un des plus beaux privilèges de l'homme, et celui qui lui montre de la manière la plus convaincante comment il a été investi du droit d'être l'image et le représentant de la Divinité.

Dieu a produit éternellement, et il produit encore continuellement les essences de toutes ces vapeurs : l'homme, comme image de Dieu, a le pouvoir de les rassembler, de les rendre sensibles, et d'en former des régions à la force desquelles rien ne peut résister. C'est en quelque sorte en répéter la génération ou au moins c'est la répéter dans le degré inférieur et visible ; le degré supérieur n'étant réservé qu'à Dieu seul.

Cependant combien ces droits de l'homme de désir ne rencontrent-ils pas d'obstacles ! Dans quelles affligeantes limites ne se trouvent-ils pas renfermés ! Car Dieu a bien dit aux hommes du temps de Noé, qu'il n'y aurait plus de déluge, parce que, selon les lois de la justice et de la nature, lorsque le germe de prévarication qui tombait sur les formes corporelles, et qui, comme tel, était analogue à l'eau, eut fait son explosion et eut attiré la punition correspondante, il ne pouvait plus répéter le même désordre ; et par conséquent la punition du déluge aquatique qui y correspondait, ne pouvait pas avoir lieu non plus. Mais Dieu n'a pas dit pour cela qu'il n'y aurait plus de déluge spirituel ; et, en effet, loin de croire que cette espèce de déluge ne puisse avoir lieu, on peut dire qu'il est universel et continuel en voyant les torrents d'erreurs qui couvrent la pensée de l'homme, et qui l'inondent.

Aussi les différents Noé qui sont nommés pour présider à tous ces déluges, ont-ils à supporter l'effort des torrents de douleurs qui les poursuivent et traversent leur être dans tous les sens. Ils ne se plaignent pas même quand ils se sentent ainsi assaillis ; ils aiment que ces torrents s'accumulent en eux, qu'ils s'amoncellent et se pressent les uns et les autres jusqu'à faire des irruptions dans toutes les facultés et toutes les puissances de leur être.

Ils attendent, avec une foi vive et une délicieuse espérance, que les eaux s'écoulent par tous ces canaux qui s'ouvrent en eux, que la terre reprenne autour d'eux sa fertilité, que l'olivier arrive apporté par la colombe qui est la parole, et qu'ils puissent restituer aux régions stériles et désertes tous les animaux qu'ils ont recueillis dans leur arche sainte, et dont ils sont si empressés de voir perpétuer les races.

Néanmoins dans les afflictions d'esprit que l'homme de désir éprouve au milieu des travaux de sa régénération et de son ministère, il en est une qui lui paraît d'abord extrêmement désolante, et il est surpris de ne pouvoir pas en abréger le terme à son gré ; c'est de savoir qu'on peut tout obtenir du père au nom du réparateur, et que cependant on n'obtienne pas encore le redressement des voies universelles, l'abolition des iniquités humaines, et la délivrance de la nature.

Quelquefois cet homme de désir se complaît dans ses douces perspectives que lui montre sa pensée, et qui ne vont rien moins qu'à lui persuader que ce grand œuvre doit être possible d'après la promesse. Quelquefois même il se sent ému par de saints élans qui l'entraînent à croire qu'il pourrait, par sa foi, parvenir à réaliser quelques parties de ces plans sublimes ; et il n'y a pas de joies alors qui ne s'emparent de lui. Mais quand il se consulte scrupuleusement sur ce point, voici la réponse qu'il reçoit :

Toutes les voies divines sont dirigées par l'amour : les puissances de Dieu sont sans bornes à la vérité, et elles peuvent tout, excepté ce qui contrarie l'amour. Or, c'est par amour que Dieu temporise ; c'est parce qu'il aime tout qu'il veut donner à tous les moyens et les temps nécessaires pour se remplir de lui, et pour que rien ne revienne à lui vide de lui. En brusquant les opérations et les temps, il pourrait sûrement faire disparaître toutes les apparences fausses et ténébreuses qui retiennent l'esprit comme captif ; mais il pourrait aussi par là faire disparaître l'esprit même qui seraient entraîné avec l'apparence, s'il n'était pas encore saturé de la teinture divine ; or cette teinture ne peut s'y infiltrer que par degrés. Si elle y pénétrait subitement et tout à la fois, elle le porterait dans des mesures si violentes qui excéderaient ses forces, et auxquelles il ne pourrait pas résister.

Ainsi la longanimité divine tempère nos desseins même pour l'avancement du règne divin ; ainsi l'homme de désir, quelles que soient les ardeurs de son zèle, ne pourra marcher dans les voies de la sagesse, qu'autant qu'il se pénétrera du sentiment de cet amour universel qui dispose tout suavement ; et quand il éprouvera de ces mouvements vifs qui le porteront à rechercher le redressement des sentiers tortueux, il faudra qu'il porte ces désirs jusque dans le sein de l'éternel amour, qui seul peut savoir l'emploi qu'il en doit faire pour l'accomplissement des bienfaisantes et sages volontés divines ; il faudra qu'il se retire dans les profondeurs de son cœur, et que là, gémissant comme la colombe, il soupire en silence après l'extension du règne de la vie et de la parole ; il faudra qu'il y travaille dans les douleurs de l'attente et de la patience, et qu'il n'oublie jamais que si c'est par l'homme coupable que le mal inonde l'univers, ce ne peut être que par l'homme redevenu juste, que le règne du bien peut reprendre sa place.

Il faudra, en un mot, qu'il prenne garde de n'écouter que son imprudence et son aveuglement sur ses propres ténèbres, sur sa privation et sur son impuissance si authentiquement méritées, tandis qu'il ne croirait au contraire écouter que sa justice, et qu'il se croirait en droit d'exiger de Dieu plus que sa mission actuelle ne lui permet même de lui demander.

Qu'il songe donc que l'occupation continuelle de Dieu, c'est de séparer le pur de l'impur, et que le temps entier est consacré à ce grand œuvre. C'est ainsi qu'il l'opère en nous dès le moment de notre naissance, et même dès notre incorporation, puisque dès lors il ne cherche qu'à délivrer graduellement notre âme de sa prison ; et cependant il n'opère cette délivrance qu'à la fin de notre vie : encore cela dépend-il de la manière dont nous avons vécu.

Nous avons vu déjà plusieurs fois que l'esprit de l'opération divine sur l'homme et sur l'univers était une immolation perpétuelle, un dévouement continuel de la parole à se sacrifier elle-même sans cesse pour substituer dans tous les êtres la substance divine en place de ce qui les gêne et les tourmente. Comme nous venons de Dieu, ce serait ce même esprit qui devrait à tous les instants nous animer, si nous voulons être son image et sa ressemblance, et faire revivre en nous le contrat divin. Aussi ce n'est pas seulement par vertu que nous devrions être sages, c'est par équité et par égard pour notre propre titre, aussi bien que par honneur pour celui qui nous en a revêtus, et que nous sommes chargés de représenter.

Si tous ces motifs-là n'étaient pas suffisants pour nous rendre sages, nous devrions alors l'être par charité pour tous les êtres et toutes les régions qui sont en rapport avec nous, puisque nous ne pouvons cesser d'être sages sans leur donner la mort au lieu de la vie qu'ils attendaient de nous ; or, si nous ne sommes point assez élevés pour pouvoir leur donner la vie, au moins ne nous abaissons point assez pour leur donner la mort ! Heureux lorsque nous pourrons monter d'un degré ! Car dès lors toutes les vertus sortiront de nous, et nous ferons activement par devoir le bonheur de tous les êtres.

Le sage travaille pour son propre repos, en effaçant chaque jour les taches qui obscurcissent l'homme depuis le péché, et en cherchant à faire descendre en lui la fontaine de vie qui seule peut lui donner la paix ; c'est là le terme où tout homme doit tendre s'il veut être juste. L'homme de charité va plus loin ; il ne se contente pas de son propre bonheur ; il a encore besoin du bonheur de ce qui n'est pas lui ; et ici cet esprit de charité peut porter deux différents caractères, l'un spirituel, et l'autre divin.

Par le premier, l'homme cherche à opérer le repos de son semblable ; par le second, il cherche même à sabbatiser la parole, et c'est là où il y a beaucoup d'appelés, mais bien peu d'élus.

Ministres des choses saintes, ne serait-ce pas à vous à nous enseigner ces vérités si imposantes et si peu connues ? Car, qui est-ce qui se persuade ici-bas que nous ne soyons autre chose que les grands économes des domaines de Dieu, et chargés de travailler à son repos ? Hélas! on pourrait dire que l'homme ne travaille qu'à l'œuvre opposée, et qu'il se conduit comme s'il ne cherchait qu'a opérer le repos de l'ennemi, tandis que nous ne devrions nous occuper qu'à guérir les plaies qu'il fait sans cesse à toutes les régions ; et tout nous apprend que nous pourrions atteindre à ce haut emploi, en nous attachant en esprit et en vérité au ministère de la parole, puisque s'il y a d'un côté une progression descendante des abominations de l'homme et de son ennemi, depuis l'origine du monde, il y a aussi une progression ascendante des trésors divins développés devant nous, depuis cette même origine, et qui ne cesseront de se développer jusqu'à la culture du temps.

Si nous réfléchissions à ce qui est caché sous le monde matériel universel, nous remercierions les magnificences divines de s'être mises si fort en mouvement pour dérober à nos yeux cet horrible spectacle.

Si nous réfléchissions au malheureux état de la famille humaine, visible, ou invisible, nous remercierions les puissances de la nature d'épargner à nos regards ce tableau déchirant, et nous remercierions la sagesse suprême d'avoir permis que l'homme et la femme puissent rallier en eux aujourd'hui et l'amour et la lumière sous le voile de l'éternelle SOPHIE, parce qu'il n'y a pas un de ces mariages saints qui ne soit célébré universellement dans toute la famille de l'homme, et qui n'y porte la joie, comme nos mariages terrestres portent la joie dans nos familles temporelles.

Si nous réfléchissions quelles sont les angoisses de la parole, nous la remercierions d'avoir eu la charitable générosité de se dévouer, comme elle l'a fait, à notre repos ; et nous nous dévouerions à son repos, à notre tour, comme elle s'est dévouée au nôtre.

C'est en marchant ainsi dans ces voies d'amour et de charité, que finalement nous repousserions le mal et la douleur de toutes les régions, et que nous reconnaîtrions dans quelle incommensurable proportion le bien l'emporte sur le mal. Car il est bien vrai que le démon est si méchant, que sans la base divine ou la bonté qui est descendue dans l'homme, nous ne pourrions pas savoir seulement qu'il y a un Dieu ; mais aussi les hommes sont tellement environnés de cette bonté divine, que sans la méchanceté de l'homme, nous ne nous apercevrions seulement pas de l'existence du démon.

Il y a même dans le monde de si superbes manifestations de la parole, et cela indépendamment des traditions connues, et surtout indépendamment de la superbe manifestation de la nature, que quand je jette les yeux sur les magnifiques développements découverts par la générosité de la sagesse à quelques-uns de ses serviteurs, je ne peux m'empêcher d'être étonné de cette prodigalité de sa part. Je serais tenté de croire alors qu'elle ne connaît pas l'état d'abrutissement, d'ignorance, et de grossier endurcissement où sont les hommes relativement à la marche de la vérité, et au régime fécond de l'esprit.

En effet, malgré son universelle surveillance, je crois qu'elle ne s'aperçoit des écarts et de la méchanceté des hommes, qu'autant qu'ils comblent les diverses mesures fausses où ils se trouvent, parce qu'alors cet extralignement démesuré perce jusqu'à la régularité de l'ordre suprême, et stimule la justice, qui sans cela aimerait à reposer éternellement dans son voile d'amour.

L'état habituel de Dieu et des esprits par rapport aux hommes, c'est de les croire moins mauvais qu'ils ne sont, parce que Dieu et les esprits habitant le séjour de l'ordre, de la paix, de la vertu et de la bonté, portent sur tout ce qui est, cette teinte de perfection qui est leur perpétuel élément. Ils ont beau être déçus continuellement, en quelque façon, par les abus récidivés de l'espèce humaine, cela ne les empêche pas de lui prodiguer, l'instant d'après, de nouvelles faveurs : vérité, dont les deux testaments des Juifs et des Chrétiens nous offriraient comme une chaîne de témoignages non interrompu : vérité qui ne surprend plus quand on a l'aperçu de la racine génératrice éternelle, qui ne cesse de se renouveler continuellement elle-même.

Cette manière d'être de la part de Dieu et des Esprits par rapport à l'homme, ne s'oppose point à la surveillance continuelle où ils sont à son égard pour le préserver, l'avertir et le diriger dans les voies qui peuvent lui être ouvertes par la sagesse, parce que toutes ces choses sont des œuvres de l'amour et de la bienfaisance, que c'est là leur élément naturel.

C'est toujours par là qu'ils commencent avec lui, et loin de soupçonner le mal en lui, il faut qu'il soit lié complètement aux désordres, pour qu'ils s'en aperçoivent au point de l'abandonner à lui-même et aux suites de ses écarts, et encore ne tardent-ils pas à lui donner de nouvelles marques de leur attention et de leur attachement.

Les deux progressions de maux et de biens se trouvent dans notre être, et c'est par là que nous pouvons avoir des rapports avec tous les mondes, et y exercer Mais ce n'est rien que de savoir ces choses ; l'essentiel est de les réaliser. Le savant n'est rien aux yeux de Dieu ; il n'y a que les ouvriers qu'il prise et qu'il récompense. A chaque degré que nous parcourons dans l'œuvre, nous acquérons de nouvelles forces ; et l'homme qui suit les sentiers vifs de sa régénération, peut arriver jusqu'à la montagne sainte pour y apprendre les ordonnances du Seigneur.

Mais là l'impatience de la justice s'empare de lui, quand il voit les abominations auxquelles se livre le peuple d'Israël.

Il brise les tables de la loi, parce que ce peuple n'est pas digne de les entendre. Dans sa colère, il extermine tous les prévaricateurs qui engagent l'âme humaine à se prostituer avec les nations, et qui sont armés contre la parole.

Il lance la foudre contre les géants qui veulent assaillir le ciel, et s'en rendre maîtres : Ô mon peuple, qu'est-ce que ton Dieu t'a fait, pour que tu te sois irrité contre lui ! Qu'est-ce que vos pères (Jérémie, 2: 5) ont trouvé d'iniquité en moi, pour qu'ils se soient éloignés de moi, qu'ils aient marché après des illusions, et qu'ils se soient rendus la vanité et le néant !

A mesure que nous nous élevons sur cette montagne, nous nous revêtons du manteau d'Élie, dont nous pouvons hériter dès notre vivant, et par l'organe duquel nous pouvons faire tomber le feu du ciel, diviser les eaux du fleuve, guérir les maladies, ressusciter les morts ; car il n'y a que ce manteau d'Élie, ou notre vêtement pur et primitif, qui puisse conserver la parole en nous, comme un manteau terrestre conserve notre chaleur corporelle. L'être animal ne peut point contenir en soi cette parole vive : il n'y a que notre corps virginal qui puisse la fixer.

L'usage d'embaumer les corps des morts, et de les remplir des aromates les plus précieux, est une transposition de ce principe qui nous appelle tous à notre régénération soit corporelle, soit spirituelle. Il est certain que nous n'aurions pas d'autre tâche dans le monde, si nous étions prudent, que de travailler continuellement à revivifier dans nous le corps pur et l'esprit de vérité qui y sont comme éteints et comme morts ; en sorte qu'à notre mort physique, nous nous trouvassions parfaitement embaumés dans tous les sens corporels de notre première forme, non pas à la manière des momies terrestres, qui demeurent sans vie et sans mouvement, et finissent par se dissoudre ; mais comme emportant avec nous le baume vivant et incorruptible qui rendra à tous nos membres leur agilité et leur activité primitives, et cela dans des progressions toujours croissantes, comme l'infini et l'éternité.

Or, nous pouvons même ne pas attendre le moment de notre mort physique pour cela. Le prophète Ahia ne pouvait plus voir, parce que ses yeux s'étaient obscurcis à cause de son grand âge ; et cependant il sut reconnaître la femme de Jéroboam et son dessein, lorsqu'elle entra chez lui déguisée pour le consulter sur la maladie de son fils qu'elle craignait de perdre.

Oui, si nous ne sommes pas des êtres égarés et liés par notre ennemi, nous pouvons tellement ouvrir les pores de notre esprit, de notre cœur et de notre âme, que la vie divine les pénètre tous, qu'elle nous imprègne de l'élément pur, que, malgré le dépérissement auquel l'âge expose nos organes matériels, nous exhalions tous les parfums de la région à venir, et que nous soyons ainsi des organes ambulants de la lumière et de la gloire de notre souveraine source : et telle était notre primitive destination, puisque nous devions être unis et animés de l'esprit et de la parole qui produit d'elle-même toutes ces choses.

En suivant la trace des grands ouvriers du Seigneur, mous devons donc orner ainsi notre vrai corps de toutes les œuvres auxquelles nous aurons concouru, ou que nous aurons opérées nous-mêmes, comme le réparateur orna son corps de gloire de toutes les œuvres qu'il avait manifestées, soit par lui-même, soit par les patriarches et les prophètes. C'est par là que nous concourrons à orner ce même corps de gloire, dans lequel le réparateur se montrera à la fin des temps, lorsqu'il viendra pour être glorifié dans ses saints, et pour se faire admirer dans tous ceux qui auront cru en lui (2.e Thess. 1 : 10) ; c'est par là que nous concourrons à la destruction de cet homme de péché qui se forme depuis longtemps, et qui se compose des iniquités des hommes (id. 2 ; 7 ).

Car l'ennemi ne se contente pas de nous avoir dépouillés de notre corps primitif ; il voudrait encore nous dérober notre corps élémentaire pour couvrir sa nudité, parce qu'il ne reçoit aucun secours de cette nature physique dans laquelle il est renfermé, et qu'il n'en éprouve que la rudesse et l'âpreté, attendu que ce sont là les seules qualités qu'il ait primitivement réveillées en elle, et que ce n'est qu'en se revêtant ainsi de notre corps élémentaire, qu'il pourra mettre un jour le comble à ses prestiges, à ses abominations et aux illusions de ceux qui n'auront pas établi leur confiance dans la vérité.

Ministres des choses saintes, ce serait à vous à nous instruire de toutes ces profondeurs. Vous savez que le Seigneur dit au prophète Jérémie (26) : Tenez-vous à l'entrée de la maison du Seigneur, et dites à tous les habitants des villes de Judée qui viennent adorer.…voici ce que dit le Seigneur…Si vous ne faites ce que je vous dis, en marchant selon la loi que je vous ai donnée, et en écoutant les paroles des prophètes qui sont mes serviteurs, que je vous ai envoyés de bonne heure, et que j'ai conduits vers vous, et que vous n'avez point écoutés, je réduirai cette ville dans le même état où est Silo, et je rendrai cette ville l'exécration de tous les peuples du monde.

Eh bien ! ministres des choses saintes, c'est vous que le Seigneur a envoyés à l'entrée de l'âme de l'homme, et à qui il a ordonné de lui faire connaître les lois et les ordonnances du Seigneur.

Vous devriez donc vous tenir à l'entrée de l'âme de l'homme, et là vous devriez dire à cette âme toutes les paroles que le Seigneur vous a ordonné de lui dire ; car s'il a choisi l'homme pour être le prophète de Dieu, comment ne pourrait-il pas se choisir des hommes pour être les prophètes de l'homme ?

Aussi le prophète de l'homme n'est-il que le serviteur des serviteurs de Dieu.

Tenez-vous donc à l'entrée de cette âme de l'homme, et dites-lui ce que le Seigneur vous aura dit, sans en retrancher la moindre parole, pour voir s'ils écouteront et s'ils se convertiront en quittant leur mauvaise voie, afin que le Seigneur se repente du mal qu'il avait résolu de leur faire, à cause de la malice de leur cœur.

Ce serait à vous à enseigner aux hommes que pour qu'ils ne deviennent pas la vanité et le néant, il faudrait que la parole même habitât en eux. Enfin ce serait à vous à leur faire sentir ce qu'ils auraient à faire pour que la parole même habitât en eux. Ils savent que quand quelque ami chéri est attendu dans un palais, tous ceux qui habitent ce palais, soit maîtres soit serviteurs, se mettent en mouvement. Ils savent aussi ce qui se passe dans les places de guerre, et dans tous les autres grands établissements publics, lorsque quelqu'un de puissant ou quelque souverain doit y paraître. Ils y voient le même empressement se manifester, et cela par les signes les plus marquants. C'est à qui s'évertuera le plus pour s'acquitter de la fonction qui lui est confiée.

Eh bien, pour les disposer à recevoir l'hôte important qui ne demande pas mieux que de les venir visiter, il n'y a donc pas une faculté de leur être qui ne dût sans cesse développer son zèle, et s'acquitter de son emploi avec un empressement plus vif encore et qui annonçât à la fois le respect et l'amour. Il faut que tout ce qui constitue leur être, et que les diverses régions de leur existence se livrent à une activité ardente et non interrompue, afin que tout ce qui est en eux devienne le canal, l'organe et l'agent de la parole, ou de cet hôte majestueux et ineffable à qui leur être même peut servir de demeure, et dans qui il veut venir célébrer les saints mystères.

Célébrer les saints mystères ! Heureux l'homme qui aura senti en lui-même le moindre trait de cette œuvre merveilleuse et incompréhensible, et qui aura eu le moindre aperçu de ce vivant et magnifique prodige dont on n'a pas le loisir, ni peut-être la possibilité de saisir l'intelligence, tant il nous absorbe dans le bonheur et dans le plaisir, et parce qu'il appartient exclusivement au ministère de la parole !

Malheureusement à peine le réparateur ou la parole visible, eut-il disparu de dessus la terre, que la lumière déclina, et que les ministres des choses saintes, tombant dans la discussion des lois terrestres, étaient obligés d'aller aux voix, parce que, hors cette parole, nous ne trouvons plus de clarté fixe et imperturbable ; et ils oubliaient que cette parole leur avait promis d'être avec eux jusqu'à la consommation des siècles.

Aussi je serais inconsolable si Paul avait été chancelant dans sa foi après son élection, parce que cette élection avait été faite après la clôture du temple terrestre, et après l'ouverture du temple divin ; au lieu que je ne le suis pas du reniement de S. Pierre, qui eut lieu avant l'une et l'autre. Je ne le suis pas non plus des fureurs du doux Jean, empêchant un homme de chasser les démons au nom de son maître que cet homme ne suivait point.

Je ne le suis pas des fureurs du doux Jean voulant faire descendre le feu du ciel sur un village samaritain où son maître n'avait pu être reçu, parce qu'il paraissait qu'il allait à Jérusalem.

Le maître nous apprend quelle était l'ignorance de ses disciples en ce temps-là, puisqu'ils ne savaient pas à quel esprit ils étaient. Ne perdons point de vue les progressions et les époques temporelles et spirituelles auxquelles le réparateur lui-même a été assujetti.

Mais vous qui n'êtes entrés dans la ligne de l'administration de la parole qu'après que toutes les portes spirituelles et divines en avaient été ouvertes, ne croyez-vous pas avoir travaillé quelquefois à les fermer ? Pourquoi dans toutes vos solennités ne nous donnez-vous que pour des commémorations, ce qui ne devrait avoir lieu que pour opérer en nous des réalités toujours croissantes ? Pour que ces solennités fussent de vraies fêtes religieuses, il faudrait que l'esprit qui devrait y présider par votre organe, nous fit monter réellement lors de chaque période au degré de virtualité où la chose divine a monté elle-même dans le monde lors de cette époque.

C'est ainsi que du temps des Juifs, lors de la fête des tabernacles, il aurait fallu que l'homme interne et invisible montât en lui-même par le secours des ministres sacrés, jusqu'à la région des tabernacles spirituels et éternels vers lesquels nous devons tendre tous en ce monde.

C'est ainsi que lors de leurs sacrifices sanglants, ils auraient dû monter intérieurement jusqu'au sacrifice intime de tout leur être terrestre, afin que leur ardente volonté s'élevant au travers de cette victime qui est eux-mêmes, ils pussent s'unir au désir saint et à l'amour sacré de la suprême sagesse, qui ne cherche qu'à renouveler son antique alliance ou son contrat primitif avec nous.

C'est ainsi qu'en célébrant la fête du sabbat, ils auraient dû s'élever en esprit au-dessus des six actions ou puissances élémentaires qui emprisonnent l'homme aujourd'hui, et unir leur être intime aux sept sources universelles dont il découle, dont il est comme une virtuelle représentation, et dont il n'aurait jamais dû se séparer.

C'est ainsi que les enfants de la nouvelle loi, lors de la fête de la naissance du réparateur, devraient, par votre ministère et votre exemple, faire naître en eux ce réparateur lui-même, et lui ouvrir la porte à l'accomplissement de toute sa mission dans leur individu, comme il l'a accomplie pour l'universalité.

C'est ainsi qu'à la fête de la Pâque, ils devraient travailler à le faire ressusciter en eux du tombeau, où nos éléments corrompus, nos ténèbres et nos souillures le retiennent habituellement enseveli.

C'est ainsi qu'à la fête des semaines, ils devraient travailler à ressusciter en eux l'intelligence de toutes les langues que l'esprit parle sans cesse à tous les hommes, et que notre épaisse matière nous empêche d'entendre. Chaque année le retour de chacune de ces fêtes devrait opérer dans le fidèle un nouveau degré de développement, et c'est ainsi qu'il arriverait progressivement jusqu'au terme de régénération qui lui serait accordé dans ce bas monde.

Ne craignez-vous point que l'usage que vous lui faites faire de toutes ces mémorables et salutaires époques, n'imprime dans sa mémoire qu'un stérile souvenir, et ne retarde l'homme qui chercherait sous vos ailes à devenir ouvrier du Seigneur ? Cependant où se trouvera la consolation et le sabbat de la parole, s'il ne se forme pas des ouvriers du Seigneur ? Elle attend que les hommes rétablis dans le ministère divin, en exercent les importantes fonctions chacun selon son grade et selon son poste.

Or, ce ministère consiste à se remplir de merveilleuses fontaines divines, qui s'engendrent elles-mêmes de toute éternité, afin qu'au seul nom de son maître, l'homme précipite tous ses ennemis dans l'abîme ; afin qu'il délivre les différentes parties de la nature des entraves qui la resserrent et la retiennent dans l'esclavage ; afin qu'il purge l'atmosphère terrestre de tous les venins qui l'infectent ; afin qu'il préserve le corps des hommes de toutes les influences corrompues qui le poursuivent, et de toutes les maladies qui les affligent ; afin qu'il préserve encore plus leurs âmes de toutes les insinuations malignes qui les altèrent, et leur esprit de toutes les images ténébreuses qui l'obscurcissent ; afin qu'ils rendent le repos à la parole que les fausses paroles humaines tiennent dans le deuil et dans la tristesse ; afin qu'il satisfasse les désirs des anges qui attendent de lui le développement des merveilles de la nature ; afin, en un mot, que l'univers devienne plein de Dieu comme l'éternité.

Voilà ce que l'on pourrait appeler la prière journalière de l'homme ou son bréviaire naturel ; vérité profonde, que l'église externe a cru peut-être ne devoir pas enseigner, mais dont elle conserve au moins la figure en mettant le bréviaire des prêtres au nombre de leurs devoirs rigoureux ; et voilà l'emploi que l'homme peut espérer d'obtenir quand il s'élève vers son principe, et qu'il ose le solliciter de sortir de sa propre contemplation pour venir au secours de la nature, au secours de l'homme, et au secours de la parole : telle est l'époque que l'esprit attend, et pour laquelle il soupire avec des gémissements ineffables.

Pour toi, l'homme de désir, tels sont les sentiers que tu suis, et non seulement tu conserves des traces réelles de ta véritable destination, mais tu sais par expérience, autant que par persuasion, que tous ceux de nos instants qui ne sont pas pour Dieu sont contre Dieu, puisque le seul objet de notre existence est d'aider à Dieu à rentrer dans son royaume, et à se rétablir universellement sur son trône. Aussi tu ne cesses de dire :

"Pleurez, pleurez, prophètes ; pleurez, âmes de désir, de ce que le moment n'est pas encore venu, où ta parole puise verser sur la terre toutes ses richesses ; elle pleure encore plus que vous de se voir ainsi contrariée dans son amour. "

"Ma pensée s'est déterminée, par une sainte et ferme résolution, à se porter toute entière à l'avancement de son œuvre ; elle s'y est fixée, et a juré de ne jamais plus s'en détourner. Ma pensée posera son feu sur toutes les matières combustibles et étrangères à mon essence. "

"Elle l'y laissera jusqu'à ce qu'elles s'échauffent et qu'elles s'embrasent, et jusqu'à ce qu'il se fasse au milieu de toutes ces matières combustibles une explosion universelle qui, à chaque instant de mon existence, fasse entendre les sons les plus imposants."

"Pourquoi le feu de ma pensée n'opérerait-il pas une semblable explosion ? Ne vois-je pas un feu périssable se poser sur les nuages et les faire voler en éclats ? "

"Et toi, pensée de l'homme ; toi, rayon vivant, sorti d'un feu plus vivant encore que toi-même, tu aurais moins de privilège que le feu de la nature, de qui un jour les yeux de la Divinité se détourneront et il ne sera plus ! "

"Non, non, sens ta dignité, sens ta grandeur, porte-toi toute entière vers le but de ton œuvre et de ton avancement. Ils sont là, les ennemis de ton œuvre et de ton avancement : quand même ils ne seraient plus identifiés avec toi, ils se sont emparés du seul poste qui soit fait pour toi, et ils n'oublient rien pour t'empêcher d'y rentrer."

"Ne te détourne point de ton œuvre, jusqu'à ce que tu aies tellement nettoyé ce poste, que toi seule y conserves de l'autorité, et que jusqu'aux moindres traces de tous les pas de l'ennemi en soient effacées."

"Aie soin même d'allumer des feux purificateurs dans tous les lieux où il aura habité et par lesquels il aura passé, parce que ce poste, après avoir été un champ de meurtre et de carnage, doit devenir le temple de la paix et de la sainteté."

"LA SAINTETÉ DE LA PAROLE, voilà le feu qu'il faut allumer dans tous les lieux où l'ennemi aura habité et par lesquels il aura passé ; et même ce mot seul le fera fuir et lui fera abandonner son poste."

"N'en prononce plus d'autre le reste de tes jours ; ne séjourne plus parmi les ténébreuses opinions des hommes, laisse-là leurs obscures recherches. Tu es sûr d'être dans la ligue de vie, dès que ton cœur aura prononcé ce mot, LA SAINTETÉ DE LA PAROLE !"

"Les ténébreuses opinions des hommes et leurs obscures recherches t'imprégneraient de leurs confuses ignorances ; ne tourne plus la tête derrière toi, dès l'instant que tu as mis la main sur le timon de la charrue"

"Que la paix règne entre toi et tous ceux qui croiront à LA SAINTETÉ DE LA PAROLE, et que toutes les diversités d'opinions disparaissent. Naaman, général du roi de Syrie, avait cru à LA SAINTETÉ DE LA PAROLE : aussi, quand il demande à Élisée, qui l'avait guéri de la lèpre, s'il lui sera permis désormais d'aller, avec le roi, adorer dans le temple de Remmon, le prophète lui répond : Allez en paix. "

"Que les fantômes, que les illusions de tous les mondes, que les puissances déchaînées des abîmes se présentent devant toi : il faut désormais qu'elles s'y présentent en vain, parce qu'il faut qu'elles te trouvent à ton poste, et qu'elles sachent que tu y veux demeurer pour l'éternité"

Homme, vois quelle est la sublimité et l'étendue de tes privilèges ! L'univers est dans la souffrance ; l'âme de l'homme est sur son lit de douleur. Le cœur de Dieu attend de toi que tu procures l'accès à sa parole, dans l'univers, et dans l'âme de l'homme. Ainsi tu as le pouvoir de rendre le repos à l'univers, à l'âme de l'homme, et au cœur de Dieu.

Homme, n'entends-tu pas comme ils te demandent leur repos, comme ils te sollicitent de ne pas le retenir, comme ils t'adressent ces touchantes supplications : dis une parole et mon âme sera guérie ! supplication que toi-même devrais sans cesse avoir à la bouche envers celui qui, le premier, t'a tendu les bras pour te secourir dans ta détresse.

Dis-la donc, homme, cette parole, car tu n'auras pas toi même le repos que tu ne l'aies prononcée. Fais que le cœur de l'homme ne se renferme plus dans sa froide enceinte ; fais que le centre de l'âme humaine s'entrouvre. Elle est si grande, que c'est à son propre repos et à sa propre gloire qu'est attaché le repos de toutes les régions ; non seulement tu es par là comme le souverain et le dominateur établi sur les œuvres de Dieu ; mais tu es même constitué et établi par l'éternelle charité divine, pour que ton zèle et ton amour deviennent l'aiguillon du zèle et de l'amour de l'éternelle puissance ; pour que ton cœur devienne, en quelque sorte, le Dieu de ton Dieu.

Mais aussi dès que ton cœur peut être, en quelque sorte, ici-bas, le Dieu de ton Dieu, vois ce qui doit résulter quand tu t'arrêtes. Oui, l'homme ne peut cesser un instant son œuvre sublime, que tout ne souffre de sa paresse et de son indolence. Respecte ton emploi, ô homme ! glorifie-toi de ton saint ministère, mais trembles. Tu es comptable de l'harmonie de la nature, du repos de l'âme de tes semblables, et des joies ineffables de celui qui est ; et qui s'appelle le TOUJOURS.

Il est donc vrai que la prière de l'homme n'est pas moins nécessaire au bonheur des êtres, que le mouvement n'est nécessaire à l'existence de l'univers ; mais cette prière a deux temps ; l'un doit s'employer à atteindre à notre poste ; l'autre doit s'employer à le remplir. Or, ni l'un ni l'autre de ces deux temps ne doit connaître un instant de suspension.

L'homme ne devrait pas plus se reposer que Dieu même ; car le repos de l'homme devient même une prière, lorsque cet homme a eu soin de prier virtuellement avant de se reposer. L'action de Dieu et l'action de l'homme sont liées l'une à l'autre, elles doivent être perpétuellement simultanées. L'homme est esprit, Dieu est esprit ; l'homme a le pouvoir de dire à Dieu : nous sommes esprits l'un et l'autre, coordonnons mutuellement notre action. L'homme peut assister, sous l'œil de Dieu, à l'oscillation du balancier qui règle les mouvements des diverses régions des êtres ; il est chargé d'en gouverner tous les battements.

Que l'homme voie là s'il doit jamais rien se permettre, que ce ne soit de concert avec Dieu. Jacob Boehme a dit qu'un désir même était un péché. Si un désir que nous ne partageons pas avec Dieu est un péché, une pensée qui n'est pas de Dieu est une embûche ; un projet qui n'est pas de Dieu est une atteinte à sa puissance ; une parole qui n'est pas de Dieu est une usurpation sur ses droits ; une action qui n'est pas de Dieu est un vol fait à son universelle activité ; un seul mouvement qui n'est pas de Dieu est le crime d'une imprudente ambition.

Avant toutes choses, l'homme doit donc dire à toutes les facultés, propriétés et formes qui le composent : je vous ordonne, comme père et chef de famille, de vous attacher chacune à vos fonctions en moi, et de n'être pas un instant sans concourir par votre vigilance et votre activité à l'ordre qui doit régner en moi, pour que l'ordre universel me trouve prêt lorsqu'il lui plaira de s'approcher de moi. Employez constamment vos puissances à cette œuvre particulière ; vous êtes des êtres d'action ; pour moi, il me suffit d'y employer ma volonté, parce que je suis l'image du principe.

Homme, ta dégradation même ne te dispense pas de cette permanence de ta prière ; tes mains devaient autrefois être perpétuellement élevées vers le ciel. Le décret divin te condamne à les baisser laborieusement jusqu'à terre pour en faire sortir ta subsistance ; mais pendant que tu remplis cette pénible tâche, tu peux élever encore les mains de ton âme vers la source universelle de la lumière ; ce ne sont que les mains de ton corps qui sont condamnées au travail terrestre. Garde-toi surtout de les employer à l'injustice. L'homme du torrent, non seulement n'élève plus ses mains vers le ciel, non seulement il ne les abaisse plus jusqu'à terre pour subir le décret ; mais il dérobe, afin de se soustraire à ce décret souverain, et par ce crime social, il viole à la fois la loi céleste, la loi terrestre et la loi de famille, ou celle de la fraternité.

Ô cupidité ! quels maux ne fais-tu pas au ciel, à l'homme et à la terre ! Au ciel, parce qu'elle t'ôte la confiance dans le suprême principe, le seul puissant, et de qui tu puisses attendre la richesse vivante, au lieu de ces trésors morts et sans vertu que tu dérobes et que tu entasses avec soin. A l'homme, parce qu'indépendamment de ce qu'elle lui ôte la confiance en son principe, elle lui ôte aussi l'industrie et l'activité, pour accomplir le grand décret, qui condamne au travail et à la sueur l'espèce humaine. A la terre, parce que tu lui retiens par là sa culture.

Mais si c'est pour le but le plus sublime que la parole a été donnée à l'homme, quel sera donc un jour le sort de sa parole après l'emploi si abusif qu'il en en fait tous les jours ?

Toute parole qui n'aura pas concouru à l'amélioration universelle, sera mise à la refonte.

Toute parole qui aura été employée à augmenter encore l'altération, sera mise au rebut.

Toute parole qui aura été employée à la dérision et au blasphème, sera jetée dans l'étang corrosif, où elle deviendra encore plus vénéneuse et plus putride.

Il faudra que la parole éternelle repompe et reprenne dans son sein toutes les paroles fausses, nulles et infectes de l'homme, et qu'en les faisant passer au feu puissant de son ineffable jugement, elle refonde celles qui en seront encore susceptibles, qu'elle mette de côté celles qui auront été viciées, et qu'elle jette dans l'étang corrosif celles qui d'avance se seront remplies d'infections.

"Suprême agent, s'écrie l'homme de désir, quelle douleur peut être comparable à ma douleur, lorsque je vois ainsi la parole dont tu avais gratifié l'homme, devenir dans sa bouche un instrument meurtrier, dirigé contre toi-même et contre la parole !

"Oh ! non, tu me mets à de trop rudes épreuves ! elles excèdent la force de ma nature, il ne lui est pas donné de les supporter, ni de résister à de pareilles douleurs. Quelle est donc l'immensité inépuisable de ton âme éternelle et divine, ô puissance suprême, puisque l'âme humaine, qui n'en est qu'un reflet, peut sentir approcher de soi de semblables douleurs !

Pourquoi laisses-tu approcher de l'âme humaine des douleurs si aiguës ? Pourquoi aussi sont-elles d'un genre qui ne lui permet qu'il peine d'avertir ses semblables de leur infortune ? Il faut qu'elle leur taise, en quelque façon, leurs propres maux ; il faut qu'elle renferme en elle-même ses plus épouvantables angoisses, comme tu renfermes dans ton cœur ineffable toutes les angoisses que lui font sentir les paroles fausses et réfractaires de l'universelle humanité."

"Tu aimes à être violenté ; je ne te donnerai point de relâche que tu n'aies rendu la respiration à ma parole, pour qu'elle puisse gémir librement sur la désharmonie de la nature, sur les malheurs de l'homme et sur les angoisses de ton âme divine. "

"Mais le seul vrai moyen d'obtenir cette faveur de toi, c'est de travailler sans cesse à établir dans mon être individuel l'harmonie que tu engendres et maintiens sans cesse dans l'universalité des régions des êtres. Oui, il faut que je travaille sans cesse à rendre ma parole le Dieu de mon moi et de mon cercle, comme tu es le Dieu du cercle illimité ; alors devenu esprit, comme tu es esprit, je cesserai d'être un étranger pour toi ; nous nous reconnaîtrons mutuellement pour esprits, et tu ne craindras plus de t'approcher de moi, de frayer et de commercer avec moi. "

"Ce n'est qu'alors que je serai vivant ; ce n'est qu'alors que ma parole pourra se faire entendre au milieu des déserts de l'esprit de l'homme. Pour que je fasse un usage vrai et juste de ma parole, il ne faut pas que j'en prononce une qui ne produise autour de moi l'amélioration et la vie. Pour que je ne prononce pas une parole qui ne produise autour de moi l'amélioration et la vie, il ne faut pas que j'en prononce une qui ne me soit suggérée, prêtée, communiquée, commandée."

"Suprême auteur de l'ordre et de la paix, combien tu es fécond, et inépuisable dans tes sagesses et dans tes bienfaisants trésors ! Tu as établi le ministère de l'homme et son bonheur sur la même base ; il est destiné à n'agir et à ne parler que pour faire le bien comme toi ; et il ne peut faire le bien qu'il n'ait commencé par être heureux, ou vivifié par ta parole. "

"Il est destiné à jouir comme toi d'une permanente félicité ; il lui suffirait pour cela de ne jamais se séparer de ta parole, et de ne jamais interrompre son commerce avec elle. Car pourquoi Dieu ne fait-il que le bien ? C'est qu'il ne peut laisser sortir de lui que la parole vivifiante."

"Pourquoi est-il heureux sans interruption ? c'est qu'il ne cesse jamais de sentir, de proférer, et d'entendre la parole de vie. Pourquoi est-il toujours dans le repos et la sérénité ? Ou pourquoi est-il vivant ? C'est qu'il parle toujours, et que la parole qu'il prononce intérieurement et dans son propre centre, ne cesse d'y engendrer l'ordre et la paix, parce qu'elle ne cesse d'y engendrer la vie".

Et toi, ô homme ! tu es destiné à être éternellement parole active dans ta mesure, comme Dieu est éternellement parole active dans l'universalité. Homme, homme, ne diffère pas un moment à travailler de toutes tes forces à devenir continuellement parole active dès ce monde ; non seulement cela ne doit pas t'être impossible, mais cela doit être un devoir pour toi, puisque ce ne sera là que rentrer dans tes droits, attendu que tu es destiné à être éternellement parole active.

Oui, l'homme qui s'unit sans cesse à sa source, peut arriver à un tel point d'activité et de sagesse, que son haleine ne rende pas un souffle qui ne produise et ne répande de glorieux bienfaits, comme étant une quintessence du baume purificateur universel.

Ainsi l'homme est un être indigne de ce nom : c'est un être injuste au suprême degré, un épouvantable criminel, quand il est un instant sans répandre la parole active et sainte autour de lui, soit sur la nature, soit sur l'homme, soit sur la vérité affligée.

Hélas! pourquoi est-elle possible, cette effroyable, infructueuse et aveugle consommation de paroles que les hommes font à tous les instants ? Le psalmiste a dit que la bouche de l'homme était un sépulcre ouvert ; mais cette région terrestre, que sera-t-elle donc, puisqu'elle ne cesse de recevoir dans son sein ces paroles mortes et cadavéreuses qui ne cessent de sortir de la bouche de l'homme, et qui errent si librement dans l'atmosphère ! Quelle ténébreuse obscurité que celle dans laquelle la famille humaine presque toute entière passe toute la longueur de ses jours !

Ils disent que le temps est trop court : hélas ! s'ils se donnaient la peine de le mesurer, ils verraient quelle est son immense étendue ; ils seraient étonnés de l'abondance de temps que Dieu nous prodigue. Elle est telle que si nous pouvions employer une infiniment petite partie du temps qui nous est donné, nous serions bientôt replacés au-dessus du temps. En effet, il n'y a pas un homme qui, dans sa vie, n'ait eu un instant suffisant pour atteindre et embrasser l'éternité ; car il n'y a pas un point du temps dans qui cette éternité toute entière, pour ainsi dire, ne soit renfermée.

Comment ne connaîtrions-nous pas alors la vaste étendue du temps, puisque nous pourrions le mesurer avec l'éternité même qui est son échelle, au lieu que nous ne le mesurons qu'avec les résultats morcelés de ce temps, qui sont toujours variables, indéterminés, corrosifs ou nuls ?

Alors nous n'en sentons que le vide : voilà pourquoi il nous paraît si court et si stérile. Oh ! si nous pouvions sentir de quoi il est plein, combien il nous paraîtrait vaste et fertile ! L'universalité des choses est une grande balance, l'éternité en est le sommet et le régulateur, le temps en est les deux bassins. L'éternité est le pivot du temps : ce n'est que sur ce point fixe et universel que le temps repose et peut se mouvoir.

D'un autre côté, ils disent que le temps est bien long, et ils ne cherchent qu'à l'abréger ; mais ce n'est point en pompant ce qui est en lui qu'ils cherchent à l'abréger, c'est en le laissant passer sur eux sans qu'ils s'en aperçoivent, c'est en le laissant expirer sans qu'ils se remplissent de la vie qui est en lui ; et quand le temps est écoulé, ils croient avoir atteint le terme, pendant qu'ils n'ont fait que s'écouler aussi avec leurs projets vains, et leurs futiles occupations pour ne pas dire avec leurs cupidités criminelles et outrageuses à leur principe.

En effet, les hommes ne savent pas fixer le présent, puisqu'il ne se trouve plus auprès d'eux ; mais espérant toujours qu'ils vont rencontrer quelque chose de ce présent qui leur manque, ils saisissent avec avidité tout ce qui s'offre journellement à leurs yeux dans l'ordre terrestre, politique, scientifique, et dans l'ordre simplement social et rempli de ces puérils événements dont nous sommes sans cesse les témoins. Voir ce qui fait courir la multitude à tous les spectacles de tout genre, depuis le théâtre jusqu'au moindres des faits qui se passent sur les places publiques, et jusqu'aux moindres des conversations qui se passent dans les cercles frivoles de la société.

Mais au lieu de fixer le présent par là, tout ce que leur inquiète curiosité leur fait recueillir, ils le reportent dans le passé. Comme, en effet, ils ne recueillent que des choses du temps, elles deviennent toujours passées pour eux. Aussi ne s'en servent-ils que pour les réciter ensuite ; et c'est ce qui fait qu'il y a tant de conteurs dans le monde. S'ils s'occupaient du véritable présent ou de ce qui n'est pas dans le temps ils porteraient leurs yeux sur l'avenir ; et peut-être qu'au lieu de ne devenir que des conteurs, ils deviendraient naturellement des prophètes.

Ils ne songent pas qu'il y a trois éternités, l'éternité souffrante, l'éternité militante, et l'éternité triomphante : expressions qui ont été transposées à l'église externe. Mais ces trois éternités peuvent n'en faire qu'une pour l'homme et l'accompagner à tous les pas.

Par conséquent si la triple éternité accompagne l'homme à tous les pas et que l'homme soit l'image de Dieu, il s'ensuit que l'homme ne remplit pas son emploi, et ne peut être en repos, s'il ne participe habituellement aux trésors de cette triple éternité ; et ces trésors, c'est de se délivrer continuellement de la mort et d'en délivrer tous les êtres. Ce n'est que cette espèce de prodiges qu'il ait à opérer dans le temps : après le temps il pourra s'appliquer à une autre sorte de prodiges, s'il a gagné ce privilège par son zèle et son étude à cultiver le champ des prodiges antérieurs ; et cette nouvelle espèce de prodiges sera de concourir à faire manifester éternellement les merveilles de la vie.

Lorsque l'homme de Dieu instruit ses semblables, il n'y a donc pas une de ses paroles qui ne dût être confirmée par les signes virants son élection et de la virtuelle présence de l'esprit de vie en lui. Ainsi cet homme devrait, pour ainsi dire, n'être qu'un foyer perpétuel et inépuisable de prodiges qui pourraient sans cesse sortir de toutes ses facultés et de tous les organes de son être, puisque telle devait être sa propriété dans son état primitif, et puisque telle sera sa destination finale, quand il sera réintégré dans l'universelle source où les prodiges et les miracles n'auront même plus que des délices à réveiller et à répandre puisqu'ils n'auront plus le spectacle douloureux de l'iniquité et des désordres à contempler, ni la tâche pénible de travailler à les combattre.

On n'a plus besoin de se demander pourquoi l'homme devrait être ainsi en petit un foyer perpétuel et inépuisable de prodiges : c'est que perpétuellement la vie divine devrait demeurer en lui, et perpétuellement s'ouvrir une entrée en lui, pour y apporter sans interruption les œuvres qu'elle a à lui confier, et qui ont si innombrables, que tous les efforts réunis de tous les hommes et à tous les instants suffiraient à peine à les accomplir. Que doit-ce donc être quand, au contraire, il y en a si peu qui sachent seulement le nom de cette œuvre importante de consolateur qu'il devrait sans cesse exercer ici-bas ?

Oui, la vie divine cherche continuellement à briser les portes de nos ténèbres, et à entrer en nous pour y apporter ses plans de la restauration de la lumière : elle y vient en frémissant, en pleurant, eu nous suppliant, pour ainsi dire, de vouloir concourir avec elle dans cette grande œuvre ; à chacune de ses sollicitations, elle dépose en nous un germe vivant, mais un germe concentré que c'est à nous ensuite à développer. Or pour nous aider dans cette divine entreprise, elle ne dépose en nous aucun de ces germes, qu'elle n'y dépose en même temps un extrait de la substance sacramentale, sur laquelle notre confiance peut reposer, dans la joie et dans l'espérance que ces germes ne peuvent manquer de venir à bien, si nous nous appliquons en esprit et en vérité à leur culture.

Ces signes ne tarderaient pas à se manifester en nous et autour de nous, si nous prisions cette substance sacramentale comme elle veut l'être, et que nous la soignassions avec l'ardeur qu'elle mériterait de notre part, et qu'elle ne cesse d'attendre de nous.

Car elle voudrait que tout devint centre et parole comme elle ; et c'est pour cela qu'elle cherche sans cesse à nous rendre centre et parole universellement, afin que par notre organe, toutes les régions devinssent centre et parole à leur tour. Aussi ne nous approche-t-elle jamais sans dissoudre d'abord quelques portions de nos substances hétérogènes et qui s'opposent en nous à la libre et universelle communion.

Homme, c'est ton état terrestre, c'est l'univers qui est un obstacle à ce que tu manifestes ces glorieux signes et ces témoignages si solennels, et cela parce qu'il est un obstacle à ta prière : aussi Isaïe avait raison de demander que l'univers se tût pour l'écouter ; car l'univers fait trop de bruit pour que la parole se fasse entendre.

Anime-toi d'une sainte fureur, prends l'instrument purificateur ; va dissiper les épais nuages qui t'environnent ; va dissoudre ces substances coagulées qui rendent opaque cet univers, qui sont cause qu'il sert d'obstacle à ta prière, et qui t'empêchent de percer jusqu'au sanctuaire divin, pour arracher l'agent suprême à sa propre admiration, et l'appeler au secours de toutes les régions.

Prends le flambeau vivant qui peut tout consumer, puisqu'il peut tout produire, et va mettre le feu à toutes les essences corrompues de cet univers qui le rendent un obstacle à ta prière. N'est-ce pas toi, homme, qui as été cause que toutes les essences corrompues de cet univers se sont ainsi pesamment entassées et accumulées sur toi ? N'est-ce donc pas toi qui dois concourir à leur clarification ?

Que dis-je ? N'est-ce pas toi qui dois l'opérer toi-même ? N'est-ce pas toi qui es cause que ces fragiles substances se sont étendues devant toi comme un fantôme, et qu'elles te dérobent la vue du temple de la prière ? N'est-ce donc pas à toi à les pulvériser et à en faire disparaître jusqu'aux moindres vestiges ?

Quelle gloire et quelle consolation pour toi, homme de désirs, si, par tes efforts et tes larmes tu peux coopérer à cette grande victoire, ainsi qu'au repos de l'âme humaine, et au repos de la parole ! Tous ceux qui auront coopéré comme toi à ces sublimes œuvres, seront placés un jour comme des épées signalées et redoutables dans les arsenaux du Seigneur ; ils y seront suspendus à jamais aux voûtes éternelles de ses temples ; et au-dessus de chacune de ces brillantes épées sera écrit un nom immortel qui en proclamera les triomphes et les services pendant la durée de toutes les éternités.

Voici donc le sentier qui te mènera à la demeure de la prière ; car c'est la prière qui doit t'investir de tous tes pouvoirs. Commence par repousser loin de cet univers l'ennemi qui le poursuit et ne cherche qu'à le corrompre, comme un prisonnier cherche à surprendre le geôlier qui le surveille, et à se défaire de lui. L'ennemi aura dès lors un grand obstacle de moins à opposer à ta prière, et l'univers se montrera à toi dans ses simples mesures constitutives, quoiqu'horriblement altérées.

Qu'est-ce que tu auras ensuite à combattre ? Ce sera cette âpre fermentation qui tient dans la violence et dans une confuse agitation toutes les bases fondamentales de la nature. Travaille à contenir et à suspendre cette fermentation, et l'esprit de l'univers, délivré de cette effroyable entrave, deviendra plus accessible à tes efforts ; car il faut aussi que tu l'atténues et que tu le soumettes. N'est-il pas un ouvrier aveugle qui fait indifféremment le bien et le mal ?

Quand tu auras atténué et soumis cet esprit de l'univers, tu arriveras à cette éternelle nature qui ne connaît pas le bien et le mal, qui ne connaît pas l'âpre fermentation, et qui connaît encore moins les poursuites de l'ennemi. Traverse l'enceinte de cette éternelle nature, et tu trouveras dans sa demeure ton lieu de repos et l'autel où tu dois déposer ton offrande ; car elle est habitée par l'esprit pur, par l'intelligence, par l'amour, par la parole, par la majesté sainte : et c'est alors que tu sentiras ce que c'est que la prière ; ce n'est en effet que de ces divines sources qu'elle dérive et qu'elle pourra découler dans ton sein, pour que tu la répandes sur les nations.

C'est-là l'œuvre que chaque individu de l'espèce humaine est chargé d'opérer sur lui-même ; c'est là l'œuvre que la sagesse suprême s'efforce de remplir en grand par rapport à l'univers ; et c'est à concourir avec elle à cet œuvre immense que sont appelés les ouvriers du Seigneur en esprit et en vérité. Travaillez, ouvriers du Seigneur, ne vous ralentissez point dans votre magnifique entreprise ; des récompenses si glorieuses vous attendent !

A la fin, l'univers s'écroule ! Il s'embrase ! Il va se démolir et se dissoudre jusque dans ses fondements ! Entendez-vous la sainte et éternelle prière qui s'élève au travers des débris du monde ! Combien elle se presse de sortir des enceintes qui la retenaient ! Combien ses sons plaintifs et douloureux sont pénétrants ! Enfin, homme, tu vas donc prier, tu vas donc voir succéder à ces sons plaintifs et douloureux les sons de la consolation et de la joie !

Réjouissez-vous, régions sacrées, voici les saints cantiques qui se préparent, voici les harpes pures qui s'avancent ; réjouissez-vous, les hymnes divins vont commencer ; réjouisse vous, il y a si longtemps que vous ne les avez entendus ! Le chantre choisi vous est enfin rendu, l'homme va entonner les chants de la jubilation, il n'y a plus d'obstacles qui puissent retenir sa voix ; il vient de dissoudre, de démolir et d'embraser tout ce qui servait d'obstacle à sa prière. Dieu de paix sois béni à jamais. Amen.

Quelqu'encouragé que puisse être l'homme de désir par les tableaux qu'il vient de parcourir, et qui ne l'appellent à rien moins qu'à s'approcher du sanctuaire divin, et à solliciter l'éternelle sagesse elle-même de sortir de son propre repos et de sa propre contemplation, pour regarder et soulager tout ce qui souffre, je vois cet homme de désir, lui-même retenu par sa propre humilité, je l'entends se dire intérieurement :

"Suprême et éternel auteur des choses, est-ce à ta créature défigurée et paralysée par le crime universel, à venir stimuler le principe générateur de tout ce qui est ordre et harmonie ? Est-ce au néant à faire sortir l'être des êtres de sa propre contemplation ? Est-ce à la mort à réveiller la vie ? Non, je n'aurai point cette audace".

Mais je le vois aussi poursuivi par le sentiment de l'énormité du mal, par la douleur de tout ce qui souffre, et par le dévorant besoin de la justice. Je le vois donc ranimer son courage ; je le vois prendre confiance dans la parole qui lui a tout promis, pourvu qu'il demandât tout en son nom. Je le vois s'approcher de la porte sainte, et je l'entends présenter lui-même ses humbles supplications :

"Suprême et éternel auteur des choses, si celui que j'ose appeler l'élu de son propre amour, m'avait regardé avec un œil de tendresse, et qu'il eût daigné faire sa demeure en moi, c'est à lui que j'aurais recours pour me guider et me soutenir dans ma sublime et sainte entreprise ; c'est à lui que je remettrais tous les droits que tu m'as donnés comme homme, sur ton inépuisable munificence, et je serais sûr alors qu'il n'y aurait pas de profondeurs en toi que je ne pusse atteindre ; point de clartés en toi que je ne pusse voir allumer ; point en toi de sentiments d'amour et de bienfaisance que je ne pusse faire germer, puisque cet élu ne fait qu'un avec toi, étant liés lui et toi par une éternelle et indissoluble alliance".

"Suprême et éternel Auteur des choses, c'est au nom de cet élu de son propre amour, que j'oserai me présenter devant toi ; il m'a appris à le connaître, lui que tu as envoyé ; il m'a appris à te connaître, toi par qui il est envoyé ; c'est en son nom que je solliciterai ton amour et ton zèle bienfaisant pour tout ce qui est comme banni de l'ordre et de l'harmonie. C'est par lui que j'essaierai d'interrompre les paisibles ravissements que t'occasionne perpétuellement l'admiration intime et ineffable de ton être ; c'est par lui que je te prierai de suspendre les charmes de ta propre contemplation".

C'est en son nom que je te solliciterai de changer tes jours de joie en des jours de tristesse, de laisser se couvrir de deuil le radieux séjour de ta gloire, et de venir plonger dans un climat aride et froid tes regards pleins de feu, et dans la région de la mort ta source d'amour qui porte éternellement avec elle-même la source universelle de la vie."

"Rien de plus urgent que les motifs qui me font réclamer ton vigilant intérêt. Il s'agit de venir au secours de la nature, au secours de l'homme, et au secours de la parole".

Qui m'aidera à buriner profondément le tableau de ce que l'homme de désir doit devenir pour pouvoir réveiller la majesté suprême de l'enivrement divin que lui causent sans cesse sa propre grandeur et l'éclat de ses propres merveilles ? Ce sera celui qui partage cet enivrement divin, et qui siège au milieu des merveilles éternelles.

Les élans de notre volonté nous sont donnés pour empêcher l'ennemi de nous aborder.

Les principes de notre vie élémentaire nous sont donnés, non seulement pour garder les postes, mais encore pour battre en brèche les remparts de la citadelle et nous ouvrir les voies, afin d'aller à l'ennemi et de le poursuivre dans ses repaires.

L'activité des puissances de la nature est remise à notre disposition pour consolider les principes de notre force, et renouveler continuellement nos moyens de combattre l'ennemi lorsque la brèche est ouverte.

Les puissantes vertus des hommes de Dieu de toutes les époques nous sont offertes pour nous seconder et nous fortifier, afin que notre vertu spirituelle prenne du courage et de la confiance dans le combat ; de même que pour nous instruire des merveilles et des magnificences qui remplissent le royaume de Dieu, et auxquelles ils ont commencé d'être admis, lors même qu'ils habitaient encore leur forme terrestre.

L'appui virtuel et sacré du réparateur nous est accordé pour vivifier en nous toutes nos régions et puissances antérieures, sur lesquelles il se plaît à siéger et à s'établir pour leur communiquer la vie de son universalité.

Âme humaine, ne perds pas un instant pour ranimer en toi toutes ces mesures, si tu les as laissé s'altérer. Fais que toutes ces puissances, chacune dans sa classe, procèdent toujours en avant de soi, sans regarder ni à droite, ni à gauche ; car c'est là ce que l'on appelle la voie de la justice.

Fais que ta volonté et les éléments préparent ainsi un sentier libre aux puissances harmoniques de la nature.

Fais que les puissances harmoniques de la nature ouvrent un sentier libre aux vertus vivifiantes des hommes de Dieu de toutes les époques où ils ont manifesté ou au moins annoncé les merveilles du royaume de vie.

Fais que les vertus vivifiantes des hommes de Dieu de toutes les époques ouvrent un sentier libre à la voix dominante et souveraine du chef divin et réparateur qui commande dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ; car tu es un membre mort et bientôt mortifère, s'il cesse un seul instant de faire parvenir réellement ses ordres par sa parole dans tout ton être.

Homme de désir, c'est alors qu'étant agilisé, sanctifié et harmonisé dans toute ton universalité, tu seras, par ton unité partielle, l'image de l'universelle unité; c'est alors que par la sainte analogie qui se trouvera entre l'agent suprême et toi, ton âme entrera naturellement dans le sanctuaire de ce Dieu suprême ; et quand il la verra entrer ainsi naturellement dans son sanctuaire, il ne pourra s'empêcher de l'accueillir et de s'enivrer d'amour pour sa beauté, car tu seras aussi une de ses merveilles.

Mais que ton cœur n'oublie pas ici le dessein qui t'amène : tu ne seras monté jusqu'au trône de la majesté divine que pour la faire sortir en quelque sorte de cet enivrement que tu viens encore alimenter par ta présence.

Saisis donc cet instant salutaire où tout sera divinisé pour toi et autour de toi ; fais entendre un soupir au milieu de cette enceinte de bonheur et de joie. A ce soupir, l'agent suprême tournera avec intérêt ses yeux sur toi. De la part de Dieu, arrêter ses regards sur une âme, c'est la chercher jusque dans ses profondeurs ; c'est l'inviter par une tendre prévenance, à exprimer elle-même tout ce qui se passe en elle. Approche toi donc encore plus près de lui dans ce moment, et dis-lui :

"Seigneur, je n'apporte que des gémissements au milieu de tes célestes délices ; ma voix ne saurait former que des cris de douleur au sein de l'allégresse divine. Eh ! toi-même, Seigneur, quand tu auras entendu les justes motifs de mon amertume, puisses-tu suspendre tes transports et tes ravissements !"

"Les trésors que tu as donnés en dépôt à la nature sont méconnus de l'homme que tu avais placé dans le monde pour développer les prodiges qu'ils renferment dans leur sein, et pour leur faire obtenir le rang qu'ils méritent aux yeux de l'intelligence humaine ; et même par la négligence de cet administrateur insouciant et infidèle, ils sont devenus la proie de l'ennemi qui, après les avoir dérobés, les a dissipés, ou bien les a empoisonnés de son venin corrosif, en sorte que l'homme ne peut plus les approcher sans s'exposer à s'infecter à leur vapeur pestilentielle."

"Les fleuves de l'univers, au lieu de circuler librement, et de transporter partout des eaux fertilisantes sont transformés en des masses glacées et inutiles au monde."

"Toutes ces magnifiques productions que tu avais créées, comme autant d'instruments chargés de nous transmettre les sons d'une harmonie pure, sont dans le silence, parce que l'air et l'esprit ont cessé de s'y introduire. Des voix rauques, repoussantes, ou portant l'effroi avec elles sont seules ce qui compose le concert de la nature. En vain l'homme la presse et lui demande de publier ta gloire, en manifestant les merveilles que tu as déposées dans son sein ; elle ne répond point : tes merveilles restent cachées comme dans des antres impénétrables ! et ta gloire ne parvient plus jusqu'à l'oreille de l'homme."

"Si je te parle des maux de la famille humaine, mes gémissements vont s'accroître bien davantage. Ton homme, cette image chérie et rayonnante de ta propre splendeur, a laissé ternir totalement ses couleurs. Non seulement l'homme ne se souvient plus de ses titres originels, mais il s'est tellement éloigné de sa destination primitive, qu'au lieu de te manifester, comme c'était le vœu et le droit de sa nature essentielle et constitutive, il s'est armé coutre toi, et n'est plus reconnu vivant par ceux qui se sont faits souverains dans les domaines de la pensée, qu'autant qu'ils le voient prendre rang parmi tes adversaires et servir dans les armées de tes ennemis". "

"Selon ces maîtres impérieux, il est mort, s'ils n'aperçoivent pas en lui cet indice : c'est le seul signe auquel ils croient pouvoir le reconnaître et l'admettre au nombre des hommes ; sans cela, il n'est plus pour eux qu'une production informe, et dont même ils n'osent avouer l'existence".

"La bouche des hommes qui aurait dû annoncer ta gloire, et faire retentir partout tes merveilles, n'est plus seulement un sépulcre ouvert, comme ta parole l'a dit, mais la mort même est devenue vivante en eux. Ce ne sont plus des ossements entassés dans des sépulcres blanchis, ce sont des ossements actifs, sortis tout corrompus de leur tombeau, et allant porter partout l'infection ; car en s'électrisant au foyer de l'iniquité, ils ont fait prendre en eux le mouvement à la corruption même."

"Les âmes humaines sont devenues comme des cadavres ambulants errant en liberté sur toute la terre, et faisant fuir de tous côtés, par leur odeur empestée et mortifère, tout être qui a l'idée de la vie."

"Oui, qu'un homme de désir te cherche aujourd'hui dans le cœur de ses semblables ; qu'il s'approche de ce miroir dans lequel seul sur la terre se devaient réunir tous tes traits, il n'y en apercevra pas même la moindre trace, il sera obligé de se retirer pénétré de douleur en voyant qu'il ne sait plus où trouver le temple de son Dieu : et toi-même, ô souverain Auteur des êtres, si tu ne développes quelques nouveaux traits de ton amour et de ta puissance, tu vas bientôt te trouver sans témoignage et sans témoins dans l'univers."

"Si ces tristes tableaux ne suffisent pas pour éveiller ta pitié et stimuler ta gloire, je te parlerai de celui en qui réside la plénitude de ta divinité, de celui en qui tu as comme déposé ton propre cœur pour qu'il vint sur la terre le transmettre et le distribuer à cette même famille humaine qui s'était éloignée de toi".

"Les hommes, au lieu de recevoir leur portion de cet ineffable présent, ou de ce flambeau inextinguible dont la moindre étincelle aurait ranimé tout leur être, cherchent à proscrire ce souverain remède, et à le faire passer pour un venin pestilentiel."

"Les moins corrompus d'entre eux retiennent cet être divin dans d'épouvantables angoisses, en ne lui donnant en eux aucun asile, et le laissant errer autour d'eux, exposé à toutes les intempéries de l'air corrosif de la demeure du mensonge, et aux traits aigus de tous les chefs de l'iniquité. Les autres, mille fois plus pervers, cherchent à percer ce cœur lui-même, se promettant par là d'anéantir infailliblement ta propre existence".

"Dieu suprême, pour l'intérêt des merveilles éternelles que tu as semées dans la nature périssable ; pour le bonheur de l'homme, dans qui tu daignas graver ton image ; enfin, pour l'intérêt de ton amour et le soin de ta propre gloire, détourne un instant tes regards de cette splendeur qui remplit tes célestes demeures, porte-les sur toutes tes productions".

"Viens faire reprendre à la nature ses merveilleux ornements, viens arracher l'âme humaine à la mort, en l'empêchant de s'empoisonner elle-même."

"Hélas ! viens toi-même au secours de ton propre cœur et de ta propre parole, et par pitié pour toi, viens épargner aux hommes un déicide ; car celui qu'ils veulent commettre est mille fois plus criminel que celui que le peuple Juif a commis sur le corps matériel de ton Christ".

"Au temps de Moïse tu vis l'affliction de ton peuple, et tu descendis pour le délivrer des mains des Égyptiens ; vois aujourd'hui l'affliction de toute la nature, l'affliction de toute la famille humaine, l'affliction de celui que tu avais envoyé au monde comme la bonne nouvelle et le royaume de joie, et tu ne daigneras pas de descendre et de faire pour le soulagement de tant de maux, ce que tu fis pour le soulagement d'un seul peuple. "

"Puisque tu as permis à mon âme de pénétrer jusque dans ton sanctuaire, et d'y apporter les gémissements de la terre, les malheurs des hommes et les angoisses qu'éprouve de leur part ton divin Envoyé, elle n'est sûrement pas la seule qui désire fixer tes yeux sur cet abîme de désolations ; et il en existe, sans doute, à plusieurs autres qui sont prêtes à remplir tes ordres souverains, à se dévouer à l'administration de tes bienfaits, et à voler partout où tu voudras les appeler à une œuvre à la fois si urgente et si immense."

Si elles paraissaient se défier de leur propre force et de la vérité de leur appel, tu leur dirais, comme Moïse : "Je serai avec vous, et ce sera là le signe qui vous fera connaître que c'est moi qui vous aurai envoyé" {Exode 3 : 12).

Alors, homme de désir, attends en paix le fruit de ta prière, tu ne tarderas pas à sentir le cœur de ton Dieu pénétrer dans toutes tes essence et les remplir de ses douleurs ; et quand tu te sentiras crucifié par les propres angoisses de ce cœur divin, tu reviendras dans le temps, pour y remplir selon ta mesure et selon ta mission, le véritable ministère de l'Homme-Esprit.

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