LE MINISTÈRE DE L'HOMME ESPRIT
INTRODUCTION
Toutes les fois qu'un homme de désir se sent pressé de faire entendre sa voix aux mortels, il ne peut s'empêcher de s'écrier : ô vérité sainte, que leur dirai-je ! Tu as fait de moi comme une malheureuse victime, destinée à soupirer en vain pour leur bonheur.
Tu as allumé en moi un feu cuisant, qui corrode à la fois tout mon être.
J'éprouve pour le repos de la famille humaine un zèle, ou plutôt un besoin impérieux qui m'obsède et qui me consume.
Je ne puis, ni l'éviter, ni le combattre, tant il me tourmente et me maîtrise.
Pour comble de maux, ce zèle infortuné est réduit à se nourrir de sa propre substance, et à se dévorer lui-même, faute de trouver à assouvir la faim que tu m'as donnée de la paix des âmes.
Il se termine sans cesse par des sanglots qui étouffent les sons de ma voix.
Il ne me laisse point de relâche, si ce n'est pour me plonger, le moment d'après, dans de nouvelles douleurs, et me laisser en proie à de nouveaux gémissements.
Et c'est dans cet état que tu me presses d'élever ma voix parmi mes semblables ! ! ! ! !
Comment d'ailleurs me ferai-je entendre des hommes du torrent !
Je n'ai à leur offrir que des principes ; et ils se répondront à eux-mêmes par des opinions, pour ne pas dire par des illusions insensées, et dont le prestige ne leur laissera pas même apercevoir leur mauvaise foi.
Je ne peux élever aucun édifice qui n'ait pour base leur être impérissable, et tout rayonnant de l'éternelle splendeur, et le dernier terme de leur science, est de s'assimiler à l'inerte et impuissante poussière.
Je voudrais, en faisant renaître en eux l'orgueil de leur titre, les animer du glorieux désir de renouveler leur alliance avec l'universelle unité, et ils se sont armés contre cette unité, et semblent ne veiller que pour l'effacer du nombres des êtres.
Je souhaiterais, en ne faisant usage auprès d'eux que de la parole de vie, les amener à ne pas employer eux-mêmes un seul mot qui ne fût vivifié par cette intarissable puissance qui vivifie tout ; et à force d'avoir méconnu cette parole de vie, et d'avoir voulu se passer de son secours, ils ont transformé toutes leurs langues en autant d'instruments de confusion et de mort.
Mais avant tout, n'ai-je pas à me purger de mes propres souillures ! N'ai-je pas à prononcer solennellement mon divorce avec mes infidélités ! N'ai-je pas à m'assainir et à me diviniser moi-même avant de songer à assainir et à diviniser les autres !
Que lui répond la vérité ? "La timidité est aussi une souillure ; c'est même la plus préjudiciable des souillures, et celle qui peut donner naissance à tous les autres égarements".
Prends confiance en celui qui te guide ; c'est cette confiance qui te purifiera.
Ne laisse pas éteindre ce zèle qui te poursuit ; fais qu'il ne te soit pas donné en vain : qui te garantirait qu'il se rallumât ?
Tu crains que les hommes ne profitent pas de tes paroles ! Ils sont tous dans l'indigence de la vérité. Que sais-tu si tu ne feras pas sentir à quelques-uns de tes frères le besoin qui les dévore à leur insu ? Peu d'entre eux sont assez gangrenés pour fuir cette vérité volontairement ; tu ne saurais calculer le pouvoir d'un zèle pur, alimenté par la confiance.
Et puis, quel est le pêcheur, qui, la ligne à la main, s'attende à prendre tout ce qui nage dans le fleuve ? Quand il a pêché quelques petits poissons pour faire son repas, il s'en va content.
Dans tous les cas, porte tes regards au-delà de cette terre passagère, où l'homme de désir est condamné à semer ses oeuvres. Elle est pour la véritable agriculture la saison des frimas et des vents orageux.
Ce n'est pas dans cette saison-là que tu dois t'attendre à la récolte.
Le laboureur ne sème que pour l'avenir ; ne vois comme lui dans ton travail que l'heureux terme de la moisson ; c'est là le moment où la terre et le propriétaire te paieront de tes sueurs.
Alors cet homme de désir se résigne et dit : "Je sais que tu es un Dieu caché et enveloppé de ta propre gloire ; mais tu ne veux pas que ton existence soit inconnue ; et tu ne cherches qu'à faire briller devant nous tes puissances, pour nous apprendre à te révérer et à t'aimer.
Sois donc le maître de ma volonté et de mon oeuvre ! Sois le maître de ceux qui viendront s'instruire à mes paroles !
Que n'es-tu le maître de tous les mouvements des âmes des hommes, comme tu l'es par tes puissances de tous les mouvements de la nature, et de toutes les régions qui n'ont pas repoussé ta main bienfaisante !"
Celui qui va publier cet ouvrage a partagé quelque fois les angoisses des hommes de désir ; il en partage les vœux pour le bonheur de la famille humaine, et il va essayer de porter les regards des mortels sur le tableau de ce qu'il regarde comme étant la source de leurs maux, et sur l'objet qu'ils auraient à remplir dans l'univers, en qualité d'images du principe suprême ; c'est donc à l'homme qu'il adresse le fruit de ses veilles.
Oui, homme qui n'est plus qu'une source d'amertume, puisque tu ne répands qu'une lumière de douleur ; homme, objet le plus cher pour mon cœur, après cette souveraine source, qui n'est sans doute composée que de l'amour même, puisque son témoin le plus éloquent est ce doux et sublime privilège qu'elle m'a donné de pouvoir t'aimer, c'est toi-même que j'appelle aujourd'hui à seconder mon entreprise ; c'est toi que je convoque à la plus légitime comme à la plus respectable des associations, celle qui a pour but d'exposer devant mes semblables le tableau de leurs véritables titres et de faire, que frappés par la grandeur de leur origine, ils ne négligent rien pour faire revivre leurs privilèges, et pour recouvrer leur illustration.
Lecteurs, vous vous abuseriez cependant si vous ne cherchiez ici que des objets récréatifs, et n'ayant pour but que de vous distraire ; espérez encore moins de n'avoir à y contempler que des peintures flatteuses et mensongères, qui nourrissent vos illusions et votre amour propre. Assez d'autres, sans moi, se feront les adulateurs et les complices de vos déceptions.
Je viens exercer auprès de l'homme, mon semblable, un ministère plus véridique et plus sévère ; je viens y exercer l'important ministère de l'homme. Or la famille humaine n'est point comme les rois qu'on encense, et qu'on abuse par de trompeuses louanges ; et l'homme qui va vous parler, honore trop son espèce, et se respecte trop lui-même pour faire jamais envers un homme et envers son frère, le rôle dissimulé d'un courtisan.
Avant de poursuivre, voyez donc si vous vous sentez le courage et la force de joindre vos accents aux miens, pour déplorer les maux qui nous sont communs.
Le bonheur qui devait appartenir à notre espèce ne se montre plus parmi nous que comme un phénomène et un prodige. Nos larmes sont aujourd'hui les seuls signes de notre fraternité ; nous ne sommes plus parent que par l'infortune. Voilà cette fatale redevance pour laquelle nous sommes tous devenus solidaires, au lieu de cette paix héréditaire à laquelle nous aurions tous eu des droits, si nous n'avions pas laissé égarer nos titres originels.
Eh ! Comment la connaîtrions-nous cette paix ! Il n'y a pas une joie humaine ; que dis-je, pas un seul des mouvements de l'homme qui n'ait l'aveuglement pour base, et les gémissements pour résultats.
Homme, rappelle un instant ton jugement. Je veux bien t'excuser pour un moment de méconnaître encore la sublime destination que tu aurais à remplir dans l'univers ; mais au moins ne devrais-tu pas t'aveugler sur le rôle insignifiant que tu y remplis pendant le court intervalle que tu parcours depuis ton berceau jusqu'à ta tombe.
Jette un coup d'œil sur ce qui t'occupe pendant ce trajet. Pourrais-tu croire que ce fût pour une destination si nulle, que tu te trouverais doué de facultés et de propriétés si éminentes ? Ne serais-tu né si pénétrant, si grand, si vaste dans les profondeurs de tes désirs et de ta pensée, que pour consumer ton existence à des occupations si fastidieuses par leur périodisme ; si ténébreuses et si bornées dans leur objet ; enfin si contraires à ta noble énergie, par le caprice, qui seul semble les tenir dans sa dépendance et en être l'arbitre souverain ?
Ce sublime privilège de la parole, surtout, crois-tu qu'il ne te soit donné que pour entretenir journellement tes semblables du détail de tes monotones occupations, et de l'historique de ta vie bestiale ; que pour les étourdir par ta bruyante éloquence à justifier tes fureurs ou tes délires ; ou que pour les tromper et les égarer, par les innombrables et abusives fictions de ta pensée ?
Si un simple coup d'œil te suffit pour te désabuser sur le frivole et coupable usage de tes facultés, un simple coup d'œil doit te suffire aussi pour te désabuser sur les résultats que tu en retires. Pèse tous ces résultats dans la balance, tu n'en trouveras pas un qui ne t'échappe, ou qui ne demeure au-dessous de tes espérances ; qui ne te nourrisse d'inquiétudes, ou qui ne finisse par te coûter des larmes.
Quelle est donc cette région, où rien de ce qui est nous, n'accomplit sa loi, et à nous ne goûtons pas une joie qui ne nous trompe ! Oui, un prestige dominateur, et comme constitutif, semble composer l'atmosphère où nous sommes plongés. Nous sommes réduits à respirer sans cesse et presque exclusivement cette vapeur d'illusion qui nous environne, et que nous nous transmettons ensuite les uns aux autres, après l'avoir infectée encore de notre propre corruption ; ou si nous voulons nous en garantir, il faut que nous nous condamnions à suspendre le jeu de toutes nos facultés, et à exister dans une entière immobilité.
Dans les Alpes, voyez ce chasseur qui quelquefois est surpris et enveloppé soudain d'une mer de vapeurs épaisses où il ne peut pas seulement apercevoir ses propres pieds, ni sa propre main ; et où il est obligé de s'arrêter là où il se trouve, faute de pouvoir faire en sûreté un seul pas. Ce que ce chasseur n'est que par accident et par intervalle, l'homme l'est ici-bas continuellement et sans relâche. Ses jours terrestres sont eux-mêmes cette mer de vapeurs ténébreuses qui lui dérobent la lumière de son soleil, et le contraignent à demeurer dans une pénible inaction, s'il ne veut pas, au moindre mouvement se briser et se plonger dans des précipices.
Hommes prompts à juger, sans doute mon écrit ne doit pas s'attendre auprès de vous à un succès très éclatant. Vous ne me pardonnerez pas de croire tout à fait à une vérité, puisque à force d'enseigner le doute, vous ne nous permettez tout au plus que des demi-croyances, pour ne pas dire que vous ne nous en permettez aucune.
Si cependant j'avais le bonheur de faire quelque bien, je me consolerais facilement de ne point faire de bruit ; je me croirais même amplement récompensé et je ne me plaindrais point de la sentence de mes juges ; d'autant que s'ils m'avaient cru digne d'être enrôlé sous leurs drapeaux, il m'aurait fallu aussi prendre parti pour les opinions qui les dominent, et pour les principes qu'ils professent ; or, je n'aurais pas pu servir longtemps sous de pareilles enseignes.
D'ailleurs si je dois renoncer à l'encens du plus grand nombre, ma cause ne sera pas perdue pour cela, parce qu'elle a le droit d'être portée devant un tribunal, fixe et compétent, dont les jugements ne sont point exposés aux vacillations des opinions humaines.
Peut-être même que le temps n'est pas éloigné où les Européens jetteront les yeux avec empressement sur des objets que la plus grande partie d'entre eux n'envisagent qu'avec défiance, et même qu'avec mépris. Leur édifice scientifique n'est point assez solide pour ne pas devoir subir avant peu quelques révolutions ; ils en sont déjà à reconnaître dans les corps organisés ce qu'ils appellent une attraction élective, expression qui les mènera loin, quelque soin qu'ils prennent de ne vouloir pas appeler la vérité par son nom.
Les richesses littéraires de l'Asie viendront aussi à leur secours. Quand ils verront les nombreux trésors que la littérature indienne commence à nous offrir ; quand ils parcourront tout ce que nous promettent les recherches asiatiques de la société de Calcutta ; le Mahabharata, recueil de seize poèmes épiques, contenant 100 000 stances sur la mythologie, la religion et la morale des Indiens, et sur leur histoire ; l'Oupnek'hat, traduit par M. Anquetil, et qui contient des extraits des Védas, etc. ils pourront être frappés des rapports qu'ils apercevront entre les opinions orientales et celles de l'occident sur les points les plus importants.
Les uns pourront chercher dans cette mine les correspondances des langues par les alphabets, les inscriptions et les monuments.
Les autres pourront y apercevoir les bases de toute la théogonie fabuleuse des Egyptiens, des Grecs et des Romains.
D'autres enfin y trouveront surtout des similitudes frappantes avec tous les dogmes publiés depuis quelques siècles par les divers spiritualistes de l'Europe, qu'ils ne soupçonneront pas d'avoir été les apprendre dans l'Inde.
Mes écrits alors leur paraîtront probablement moins obscurs et moins repoussants, puisqu'ils y découvriront ces mêmes dogmes répandus dans des lieux si distants, et à des époques si éloignées les unes des autres.
En attendant que ces richesses théosophiques de l'Asie me soient plus connues, et que je puisse moi-même en retirer d'utiles clartés, je dois prévenir qu'elles ne pourront pas plus que les autres livres porter l'homme au-delà du spiritualisme spéculatif ; il n'y a que le développement radical de notre essence intime qui puisse nous conduire au spiritualisme actif.
Aussi c'est sur cette base indispensable que repose l'ouvrage que je publie aujourd'hui, ainsi que tous ceux que j'ai publiés antérieurement.
Descartes a rendu un service essentiel aux sciences naturelles en appliquant l'algèbre à la géométrie matérielle. Je ne sais si j'aurai rendu un aussi grand service à la pensée, en appliquant l'homme, comme je l'ai fait dans tous mes écrits, à cette espèce de géométrie vive et divine qui embrasse tout, et dont je regarde l'Homme-Esprit comme étant la véritable algèbre, et l'universel instrument analytique ; ce serait pour moi une satisfaction que je n'oserais pas espérer, quand même je me permettrais de la désirer. Mais un semblable rapprochement avec ce célèbre géomètre, dans l'emploi de nos facultés, serait une conformité de plus à joindre à celles que nous avons déjà lui et moi, dans un ordre moins important, et parmi lesquelles je n'en citerai qu'une seule, qui est d'avoir reçu le jour l'un et l'autre dans la belle contrée connue sous le nom du jardin de la France.