CHAPITRE V

CONCLUSION

Que celui qui retient retienne, jusqu'à ce qu'il soit rejeté.

     Puisque l'Apostasie doit être le milieu préparatoire à l'avènement de l'Antéchrist, fléau le plus redoutable qui aura bouleversé le monde, le devoir qui s'impose n'est-il pas de lutter pour la refouler, en s'efforçant de ramener à Jésus-Christ et à l'Église les nations, les familles, les individus, qui s'en sont séparés ou qui menacent de le faire ? Le vent d'aveuglement et de défection qui emporte déjà une partie de la société et la fait se séculariser, c'est-à-dire se soustraire à l'Évangile et à l'Église, n'est peut-être que passager, Dieu ayant fait les nations guérissables. L'idée chrétienne peut de nouveau s'épanouir, embaumer et vivifier comme par le passé. Il n'y a donc pas lieu de se décourager. Loin de là ! Il faut se mettre résolument à l'oeuvre, s'y mettre avec confiance et générosité. Léon XIII n'en a-t-il pas donné l'exemple, et Pie X ne le donne-t-il pas actuellement ?

     Que n'a pas fait Léon XIII pour retenir les individus et les nations sur cette pente fatale de l'apostasie ? Bornons-nous aux Nations.

     Toute la politique religieuse de ce grand Pape semble s'être inspirée de cette exhortation de saint Paul : « Que celui qui retient encore retienne, jusqu'à ce qu'il soit rejeté : Qui tenet nunc, retineat, donec de medio fiat (1) ».

     On sait à quelle occasion saint Paul fit entendre cette exhortation. Traçant par avance le portrait de l'Antéchrist, tel qu'il a été reproduit dans ces pages, saint Paul découvrit encore aux Thessaloniciens qu'un obstacle retardait l'avènement de « l'homme de péché » : « Vous savez ce qui le retient, afin qu'il ne paraisse qu'en son temps(2)», puis, il ajouta : « Que celui qui retient encore retienne jusqu'à ce qu'il soit rejeté ». La Tradition n'ayant pas conservé les explications verbales développées par l'Apôtre devant les Thessaloniciens, des opinions très divergentes se sont formées dans le cours des siècles. Tout en les respectant profondément les unes et les autres, nos préférences vont à celle qu'a donnée saint Thomas d'Aquin. L'interprétation de l'Ange de l'École explique le passé et éclaire l'avenir.

     Il ressort évidemment des paroles de saint Paul qu'il y a, contre l'apparition de l'Antéchrist, un obstacle  et quelqu'un qui maintient l'obstacle  ; il y a une barrière et un garde-barrière. L'Antéchrist ne fera son apparition que lorsque, le gardien de l'obstacle ayant été rejeté, mis de côté, l'obstacle lui-même sera enlevé.

     Or quel est cet obstacle, quelle est la barrière ? C'est, répond saint Thomas, l'union et la soumission à l'Église Romaine, siège et centre de la foi catholique. Tant que la société demeurera fidèle et soumise à l'empire spirituel romain, transformation de l'ancien empire temporel romain(3), l'Antéchrist ne pourra point paraître. Telle est la barrière, tel est l'obstacle.

     Mais, par la bienfaisance de Dieu, à côté de cet obstacle, il y aussi un gardien, chargé de veiller, chargé de le maintenir ; et ce Gardien, c'est le Pape, Vicaire de Jésus-Christ. Tant que le Gardien sera reconnu, respecté, obéi, l'obstacle subsistera, la société demeurera fidèle à l'empire spirituel romain et à la fois catholique. Mais si ce Gardien, le Pape, vient à être méconnu, mis de côté, rejeté, l'obstacle disparaissant bientôt avec lui, l'Antéchrist sera libre de paraître. « Qui tenet, scilicet, romanum imperium, teneat illud donec ipsum fiat de medio. Quia medium est dùm universis circumquaque imperat, quibus ab ipso recedentibus, de medio auferetur, et tunc ille iniquus oportuno sibi tempore revelabitur (4). »

      Eh bien, Léon XIII a-t-il été fidèle à l'exhortation de l'Apôtre ? S'est-il efforcé de maintenir l'obstacle, c'est-à-dire la fidélité à la fois catholique et à l'empire spirituel romain ? Ce but n'a-t-il pas été celui de toute sa vie pontificale, ainsi qu'il l'exprimait un jour au Sacré-Collège : « Le gouvernement de l'Église, disait-il, Nous apparut d'abord comme un poids formidable et il est encore tel actuellement par suite des temps mauvais et de la condition difficile faite à l'Église, par la crainte d'un avenir plus terrible encore pour l'Église et pour la société... À cet effet, Nous avons cru que l'oeuvre la plus opportune et la plus conforme à Notre charge était de montrer aux peuples et aux princes ce port de salut et de les aider à y entrer. Nous avons consacré Notre vie dans ce but, persuadé que Nous agissons ainsi pour les intérêts de la religion et de la société (5). »

     Avec quelle constance et quelle fermeté ce but n'a-t-il pas été poursuivi par l'auguste Pontife ! À peine placé au gouvernail de la barque de Pierre, Léon XIII, comme le pêcheur qui reprend l'une après l'autre les mailles rompues de ses filets lacérés, s'est mis à reprendre l'un après l'autre tous les fils emmêlés des relations diplomatiques. Chaque État, non seulement de l'Europe mais du monde entier, s'est vu l'objet de ses prévenances et de ses soins : Que celui qui retient, retienne ! Bornons-nous à un résumé rapide de ses efforts pour retenir, ne fût-ce que par un fil, les nations à l'Église :

- Concordat avec la République de l'Équateur (en 1881).

- Concordat avec l'Autriche-Hongrie pour la Bosnie et l'Herzégovine (1881).

- Accord avec le gouvernement Russe sur certaines questions ecclésiastiques (1882).

- Conventions avec la Suisse pour régler l'administration ecclésiastique du Tessin et l'administration régulière du diocèse de Bâle (1884).

- Concordat avec le Portugal pour les Indes Orientales (1885).

- Concordat avec le Montenegro (1886).

- Rétablissement des relations diplomatiques avec la Belgique (1886).

- Promotion d'un cardinal aux États-Unis (1886).

- Arbitrage entre l'Allemagne et l'Espagne au sujet des Carolines (1886).

- Échange de rapports bienveillants avec la Turquie, la Perse, la Cochinchine, la Chine (1886).

- Arrangements avec l'Allemagne et cessation du Kulturkampf (1887).

- Concordat avec la République de Colombie (1887).

- Reprise des relations diplomatiques avec la Russie (1888).

- Arrangements avec le gouvernement Anglais sur certains points de l'administration ecclésiastique de l'île de Malte (1890).

- Appel à l'Orient et visite à Jérusalem par un Légat, le cardinal Langénieux (1893), etc., etc.

     Que de soucis, que de patience, que de prudence, toutes ces négociations épineuses n'ont-elles pas exigées ! Mais il importait de retenir : Que celui qui retient, retienne ! Dans son allocution au Sacré-Collège, à l'occasion du XXVe anniversaire de son élection, le 20 février 1903, Léon XIII dira : « Voici Notre dernière leçon : recevez-la et gravez-la tous dans vos esprits : C'est l'ordre de Dieu qu'il ne faut chercher le salut que dans l'Église, qu'il ne faut chercher l'instrument du salut, vraiment fort et toujours utile, que dans le Pontificat romain. »

     Mais parmi toutes les nations que Léon XIII s'est ingéniées ainsi à retenir et à maintenir dans l'union avec le Pontificat romain, il en est une, la France, à qui son coeur paternel a prodigué peut-être plus de trésors d'affection, de longanimité et de tact. Parce que le mal y est plus profond, et la tendance à l'apostasie, plus accentuée, il n'a reculé devant aucun sacrifice pour enrayer la défection ! Le journal Le Moniteur de Rome l'a dit dans un langage qu'il nous semble utile de reproduire : « Qui plus que le Pape actuel a versé sur la France des trésors d'affectueuse longanimité et de miséricorde paternelle ? Que l'on examine l'histoire des rapports entre Paris et Rome pendant ce pontificat. Où a-t-on vu s'unir le tact le plus merveilleux à la patience la plus douce, quand cependant la guerre sévissait, les institutions religieuses menaçaient de tomber en ruine, quand les passions de parti les plus ineptes étaient menées à l'assaut contre l'Église ? C'est Léon XIII qui a écrit cette encyclique Nobilissima Gallorum gens dont le titre seul, superbe et harmonieux, restera à jamais comme un hommage glorieux rendu à cette nation privilégiée ; c'est Léon XIII qui a adressé à M. Grévy une lettre de paix et d'esprit de conciliation, pour arrêter la République sur la voie des conflits ; c'est lui qui, malgré les réductions continuelles faites au budget des cultes, vient d'honorer ce pays par la création de trois cardinaux, de sorte que la France marchera de nouveau, après Rome, à la tête du Sacré-Collège ; c'est lui qui a épuisé toutes les ressources de raccommodement, qui n'a voulu ni rompre avec le gouvernement, ni laisser se déchirer le Concordat, cette charte de la paix religieuse en France ; c'est, en un mot, lui et peut-être lui seul qui, par la majesté de sa patience et de son attitude, a maintenu les derniers restes de longs siècles d'harmonie et de féconde coopération. À la douceur de Pie VII, Léon XIII a uni l'affection affective, sans cesse agissante, cet esprit pondéré, cet équilibre harmonieux des actes et des enseignements, pour forcer en quelque sorte le parti au pouvoir à reculer devant trop de responsabilités et trop de fautes. Au-dessus de l'effervescence passionnée des coteries parlementaires, Léon XIII a vu et aimé la France ; il n'a pas voulu en faire la victime expiatoire des actes persécuteurs du radicalisme allié à la franc-maçonnerie (6). »

     Oui, et l'histoire le dira un jour, Léon XIII a tout fait pour arracher la France à l'apostasie, pour lui conserver les bienfaits inappréciables de la paix civile et religieuse. Et cependant que d'ingratitudes ont payé ses efforts ! Que de récriminations contre ses directions pontificales ! Que d'accusations, que de violences de langage ! Mais Lui, toujours calme et intrépide au milieu des contradictions de quelque côté qu'elles vinssent, il ne cessa de réaliser la parole qu'on lui prête : « Un grand orage se prépare, il va falloir soutenir une lutte acharnée. » Cette lutte acharnée, ô magnanime Pontife, vous l'avez soutenue pour maintenir l'obstacle contre l'apostasie de la Fille aînée de l'Église. Ce fut, pour être fidèle jusqu'à la dernière minute à votre mission de Gardien de l'union, que vous vouliez mourir debout !

     L'exemple donné par Léon XIII se continue avec Pie X, glorieusement régnant. À peine assis dans la chaire de saint Pierre, l'une des premières paroles du nouveau Pontife a été celle-ci : « Tout ce que Léon XIII a dit, écrit et accompli, Pie X l'a confirmé et le confirme. » Léon XIII avait travaillé, lutté et souffert pour retenir, ne fût-ce que par un fil, les Nations à l'Église romaine, centre de la foi catholique et obstacle à l'avènement de l'Antéchrist : Que celui qui retient retienne ! Loin de s'écarter de ce programme, Pie X l'a affirmé et même agrandi : Non seulement retenir, mais tout restaurer : Instaurare omnia in Christo, Tout restaurer dans le Christ (7). » Lorsque Léon XIII, au courant des destructions projetées par les sectes maçonniques et anti-chrétiennes, ordonna, comme signe de la perpétuité de l'Église, le réembellissement de Saint-Jean-de-Latran, on rapporte qu'il dit aux architectes : « Maintenant que le monde s'éloigne du Christ, je veux que son image resplendisse dans une église plus belle (8) ! » Ce n'est plus seulement dans une église plus belle, celle de Latran, mais dans le monde entier, que Pie X a la noble ambition de faire resplendir l'image du Christ : Tout restaurer dans le Christ ! Par l'Encyclique pontificale E supremi apostolatus cathedra, les grandes lignes de cette restauration ont été fixées. Déjà sous la conduite si clairvoyante, si ferme, du nouveau Pape, les catholiques s'organisent, prennent position, réparent les brèches et font face à l'ennemi.

     « Car, en effet, la guerre est déclarée. Le Pontife le constate. Il a entendu « frémir les nations » et il a surpris « les peuples méditant leurs vains complots ». Ou plutôt, il a penché son oreille sur le coeur de l'humanité qui agonise, et il a compris quelle est la maladie profonde qui la ronge jusqu'à la menacer de la dissoudre dans la mort. Cette maladie, c'est l'abandon de Dieu ; c'est l'apostasie. C'est la révolte de l'orgueil qui s'élève contre le Créateur, contre le Dieu d'où descend tout bienfait, pour lui signifier de se retirer de l'homme : Recede a nobis ! C'est le crime de l'homme se substituant lui-même à Dieu. C'est la folie de l'Antéchrist se présentant à la place de Dieu lui-même aux adorations du monde : les vérités saintes non seulement diminuées, mais rejetées avec mépris ; la loi divine foulée aux pieds ; la morale chrétienne inconnue ou affaiblie. Et, comme conséquence inévitable, au milieu des progrès matériels que nul ne peut contester, la lutte de l'homme contre l'homme se faisant plus implacable (9).

     À l'heure qu'il est, deux voies s'offrent donc devant la société humaine : ou bien correspondre aux enseignements de Léon XIII et aux appels de Pie X. Ce sera alors la Restauration dans le Christ, la guérison des Nations, le retour à une sage et vraie liberté, à l'égalité de tous sur le coeur de Dieu, à une fraternité sincère entre les petits et les grands, les riches et les pauvres, entre le capital et le travail.

     Ou bien, faisant fi des enseignements de Léon XIII et des appels de Pie X, la société humaine décidera de poursuivre la voie dans laquelle elle s'est engagée ; et alors ce pourra être, dans un temps non éloigné, la généralisation de l'apostasie.

     Qu'est-ce donc que l'apostasie généralisée ?

     Un épisode chez le peuple hébreu, au XIe siècle de son histoire, va le préciser :

     L'un de ses prophètes, Ézéchiel, avait été transporté en esprit par le souffle de Dieu dans le Temple de Jérusalem, ce fameux Temple où se concentrait la vie entière de la nation : Fils de l'homme, lève les yeux et regarde, dit le Seigneur à son Prophète, Fili hominis leva oculos ! Et le Prophète levant les yeux, aperçut dans le Sanctuaire, partie la plus sainte du Temple, il y aperçut une idole, l'idole de Jalousie. C'était Baal, la plus infâme de toutes les divinités phéniciennes, nommée ainsi par Jéhova lui-même, blessé au coeur. Et devant Baal, qui donc se trouvait prosterné ? Le sacerdoce !... Oui, une partie du sacerdoce, des prêtres devenus apostats (10) !

     Le Prophète était stupéfait. Mais déjà le souffle de Dieu l'a entraîné dans une autre partie du Temple : Fils de l'homme, perce cette muraille, Fili hominis, fode parietem. Et, à travers le trou qu'il a pratiqué dans la muraille, le Prophète découvre une chambre secrète ; sur les murs de cette chambre secrète, tout autour, des peintures de reptiles et d'animaux ; devant ces peintures de reptiles et d'animaux, soixante-dix hommes, l'encensoir à la main, qui les adoraient. Et les soixante-dix hommes qui adoraient ainsi les peintures de reptiles et d'animaux, étaient soixante-dix Anciens, c'est-à-dire les notables, la classe dirigeante chez le peuple hébreu ; et la classe dirigeante était devenue apostate (11)!

     Le Prophète frissonnait ; mais le souffle de Dieu l'a encore transporté dans une autre partie du Temple : Fils de l'homme, tourne-toi de ce côté, tu verras ! Adhuc conversus videbis ! Et le Prophète se retournant, aperçoit des femmes assises à terre. Ces femmes assises à terre pleuraient ; mais celui qu'elles pleuraient, était Adonis, le Dieu de la volupté qu'on disait mort. Des larmes, des sanglots ! Ah ! Il y a ordinairement quelque chose de sacré dans les larmes. Mais tandis que chez la femme, les tendresses légitimes ou les extases de la piété doivent seules les faire couler, sur le visage apostat des indignes descendantes de Rebecca et de Rachel, c'était la passion non assouvie qui les faisait verser (12)!

     Mais le souffle de Dieu a, pour la quatrième fois, entraîné le Prophète, et c'est à l'entrée du Temple qu'il le transporte : Tu l'as vu, fils de l'homme ! Eh bien, regarde encore ! Certe vidisti, fili hominis ; adhuc conversus videbis ! Et le Prophète regardant aperçoit vingt-cinq hommes environ non loin du portique. Ces vingt-cinq hommes non loin du portique tournaient le dos au Temple du Seigneur ; et tournant le dos au Temple du Seigneur, ils adoraient le soleil. Or, ces vingt-cinq hommes au bas du Temple étaient des gens du peuple ; et parce que le peuple, dans ses conclusions, est expéditif, c'est carrément que les vingt-cinq hommes tournaient le dos au Temple du Seigneur(13) !

     Et ainsi, peuple, femmes, anciens, sacerdoce : l'apostasie était partout, du haut en bas de la société juive. L'apostasie, le plus grand des péchés, qui consiste, ainsi que l'indique l'étymologie du mot , à prendre position à l'écart : à l'écart de la vérité connue, à l'écart de la vraie religion. L'apostat dans le Judaïsme prenait position à l'écart du Dieu unique. L'apostat dans le Christianisme prend position à l'écart du Christ Rédempteur et du Pape, son Vicaire, qui le représente ici-bas.

     Mais le Seigneur, dit la Bible, continua de s'adresser au prophète Ézéchiel : Tu l'as vu, fils de l'homme ; eh bien ! Les Juifs comptent pour rien tous ces outrages à leur Dieu ; mais les ayant commis, ils se raillent encore de moi. À mon tour, je vais les traiter dans ma colère (14)... Il se passa alors une de ces scènes bibliques qui prouvent combien patiente, patiente, est, en ce monde, la justice de Dieu.

     La scène s'était agrandie. Tous les voiles étaient tombés. Jéhova lui-même, en personne, s'était tout à coup manifesté àson Prophète. Le Seigneur était dans une attitude de Majesté outragée, et dans un appareil de départ. Des flammes éblouissantes l'environnaient de tous côtés. Ce n'étaient plus des Anges aux formes gracieuses, comme dans la vision de Jacob, qui lui faisaient escorte, mais quatre animaux extraordinaires, dont chacun avait à la fois une apparence d'homme, une apparence de taureau, une apparence de lion, une apparence d'aigle, qui lui constituaient comme un char (15). Or, chose bien digne de remarque, Jéhova, qui avait à abandonner Jérusalem, ne pouvait se décider à laisser s'avancer son char. Le Prophète le vit, qui ayant quitté le Sanctuaire, s'arrêtait dans le Parvis des prêtres : il semblait y attendre un cri de repentir. Le cortège s'arrêta encore sur le seuil du Temple ; une troisième fois, au milieu de la ville. À chaque halte, il y avait comme un bruit de sanglots : « Mon peuple, ô mon peuple, que t'ai-je donc fait pour m'avoir traité de la sorte ? N'est-ce pas moi qui ai béni ton berceau, le rang d'honneur que tu occupes ? N'est-ce pas moi qui t'ai donné une terre privilégiée, des grands hommes, des héroïnes, une littérature, une histoire comme il n'y en a point de pareilles ? Reviens donc, Jérusalem, tandis qu'il en est temps encore ? Tu as rompu ; mais moi, je voudrais ne pas rompre !... » Et le cortège se remit en marche. On était arrivé aux confins de la ville ; le char les passa. Il semblait que tout était désormais fini. Eh bien ! Non. O ténacité de l'amour, qui a résolu de tout épuiser ! Ce fut sur une montagne voisine de Jérusalem, celle des Oliviers, que la gloire du Seigneur alla se placer. Là, rapporte une ancienne tradition hébraïque, Jéhova attendit trois mois, dans le même endroit où, six siècles plus tard, le Christ rejeté devait faire entendre son sanglot de douleur : Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants ! Mais enfin, las d'attendre, un jour, le char disparut (16)... Quelques semaines plus tard, l'armée des Chaldéens avec le terrible Nabuchodonosor et, dans la suite, celle des Romains avec Titus, l'une et l'autre agiles comme des léopards, mettaient tout à feu et à sang ; et sur les ruines de celle qui avait été une patrie, on pouvait dresser un poteau avec cette inscription : Finis Judææ, la Judée finie !

     Avec l'Antéchrist, succédant à la généralisation de l'apostasie, ce serait plus que la ruine des patries, ce serait un joug de pesanteur et d'ignominie, tel que l'humanité n'en aura pas dans le passé subi de semblable (17)...
 

     Que le Dieu des miséricordes garde longtemps encore la société d'un si effrayant avenir ! En apportant aux pieds de Pie X un constant et généreux concours, les catholiques peuvent espérer une réédification de l'édifice social, qui rappellerait les beaux jours. Lui-même, Pie X, vient de les y convier de nouveau par son Encyclique « surl'Action catholique ». « Quelle prospérité et quel bien-être, s'écrie-t-il, quelle paix et concorde, quelle respectueuse soumission à l'autorité et quel excellent gouvernement on obtiendrait et maintiendrait dans le monde, si on pouvait complètement réaliser le parfait idéal de la civilisation chrétienne. Mais, étant donnée la lutte continuelle de la chair contre l'esprit, des ténèbres contre la lumière, de Satan contre Dieu, il n'y a pas tant à espérer, du moins dans toute cette mesure. Mais ce n'est pas une raison pour se décourager... L'Église va sans peur en avant, et tandis qu'elle répand le royaume de Dieu là où il n'avait pas encore été prêché, elle cherche par tous les moyens à réparer les pertes du royaume déjà conquis. Instaurare omnia in Christo fut toujours la devise de l'Église, et c'est particulièrement la Nôtre dans ces terribles moments que nous traversons. Restaurer toutes choses, non d'une manière quelconque, mais dans le Christ. Restaurer dans le Christ, non seulement ce qui appartient proprement à la divine mission de l'Église, conduire les âmes à Dieu, mais ce qui encore dérive spontanément de cette divine mission, la civilisation chrétienne dans l'ensemble de tous les éléments et dans chacun de ceux qui la constituent(18). »

     Notre vieille Europe, partie constitutive et si longtemps principale de cette civilisation chrétienne, ne contiendrait-elle plus ces éléments de restauration ?...

     Fils de l'homme, tourne-toi de ce côté, que vois-tu ? Fili hominis adhuc conversus videbis ?

     Ce qu'on voit de ce côté, ô Seigneur, ah ! Merci de nous le faire apercevoir, c'est un Sanctuaire, mais un Sanctuaire pur de toute idole de Jalousie. Dans ce sanctuaire, un sacerdoce ; et qu'il est beau dans son étroite hiérarchie, ce sacerdoce ! Des prêtres autour de leurs évêques, des évêques autour du Pape, le Pape uni au Christ ! Sur le visage de plusieurs, les stigmates de la souffrance ; mais sur leurs lèvres le cantique de saint Paul : Nous sommes maudits, mais nous bénissons, Maledicimur et benedicimus ; nous souffrons persécution, mais nous supportons ; nous sommes injuriés, mais nous prions (19). Ô Europe, tu peux être fière du sacerdoce catholique ! Espère, espère encore... Ce sacerdoce peut être pour beaucoup dans le salut des patries !

     Fils de l'homme, que vois-tu encore de ce côté ? Adhuc conversus us videbis ?

     Ce qu'on voit encore, ô Seigneur, c'est, dans la classe dirigeante, la foi endormie qui se réveille, un élan qui s'établit, des écoles qui renaissent, des cercles, des patronages, des catéchismes qui se multiplient, des congrès qui se tiennent, une presse vaillante qui milite, les idées de justice, de droit, de liberté qui se redressent, vibrent, ne veulent pas mourir !...

     Et de ce côté, filsde l'homme, qu'apercois-tu encore, Adhuc conversus videbis ?

     Ce qu'on aperçoit, ô Seigneur, ce sont des femmes à genoux et qui pleurent. Mais, cette fois, les larmes versées sont pour Dieu : pour Dieu, dans l'amour ; pour Dieu, dans la pénitence ; pour Dieu, dans l'expiation. Vierges du Carmel, filles de la Charité, Petites Soeurs des pauvres, ô épouses de Jésus-Christ ! Et vous aussi, mères chrétiennes, nobles femmes de tous pays ! Un monde impie vous raille ou vous blasphème. Qu'il sache du moins que, sur un sol qui tremble et dans un horizon de tempêtes, il y a des coeurs de femmes qui aiment Jésus-Christ, l'Église et leur patrie d'un amour dont les lèvres sont impuissantes à exprimer les brûlantes ardeurs. Le ciel en est ému, et la terre tressaille d'espérance.

     Fils de l'homme que vois-tu encore, Adhuc conversus videbis ?

     Ce qu'on voit encore, ô Seigneur, ah ! Le ravissant spectacle ! Ce sont des ouvriers, des travailleurs, les fils du peuple, du peuple dont le coeur a si longtemps et si fortement battu pour Jésus-Christ ! Des dehors du Temple de Dieu, où des sectaires et des meneurs les avaient entraînés, on voit des groupes qui se retournent, qui remontent, qui reviennent au Temple du Seigneur. Leurs mains tendues se portent de nouveau vers la Croix ; et, au besoin, leur poitrine deviendrait rempart pour la défendre !

     Au spectacle de ces signes consolateurs et fortifiants, ah ! Ce n'est pas la désespérance ni le découragement, mais la confiance et l'énergie qui doivent trouver place dans les coeurs. Avec Pie X, ayons l'ambition et la virilité de tout restaurer dans le Christ. Ramener la société au Christ ! Tout le reste est secondaire devant cette grande tâche. Sans peur et fidèles aux directions pontificales (20) ! Tel doit être notre mot d'ordre. Les dernières générations chrétiennes, plus éprouvées que nous ne le sommes, sauront, pour maintenir contre l'Antéchrist l'ensemble des vérités chrétiennes, base de toute civilisation, s'élever jusqu'à l'héroïsme. Laissons-leur un parfum d'exemples qui les embaume et les encourage. Affirmer les vérités chrétiennes, communiquer les vérités chrétiennes, défendre les vérités chrétiennes, c'est, en trois mots, le résumé de nos devoirs à l'égard du Christ et de la Société. À l'accomplissement de ces devoirs, l'Église ne compte pas ses peines et, à l'exemple de l'Église, le chrétien ne les compte pas non plus.


(1) II Thess., II, 7.
(2)II Thess., II, 6, 7 : « Et quid detineat scitis, ut reveletur in suo tempore... Tantum ut qui tenet nunc, teneat donec de medio fiat. »
(3) « Cùm temporale Romanorum imperium à longo jam tempore sit eversum, nec tamen apparuerit Antichristus, ipsa patet experientia id de temporali hoc imperio intelligi non debere.
De quo itaque ?
De defectione à spirituali Romanorom imperio, seu de defectione generali à fide catholica romanæ Ecclesiæ. Ita S. Thomas, et alii communiter.
Dicendum, inquit S. Thomas, quod nondum cessavit (Romanorum imperium), sed est commutatum de temporali in spirituale ; et ideo dicendum quod discessio a romano imperio intelligi debet, non solùm à temporali, sed à spirituali ; scilicet, à fide catholica romanæ Ecclesiæ. » (Bern. a Piconio, Epist. B. Pauli triplex expost. : II Epist. ad Thess., II, 3.)
(4) S. Thomas, Opusc., LXVIII, De Antichr., édit. Parmæ, 1864. t.XVII p. 439. - L'expression hébraïque « de medio fiat » signifie, dit Estius, la séparation d'avec quelqu'un ou d'avec plusieurs. « Exibunt Angeli, et separabunt malos de medio justorum » (Matth., XIII.) - « Exite de medio eorum, et separamini. » (II Cor., VI.).
(5) Allocution de Léon XIII au Sacré-Collège, 2 mars 1887.
(6) Le Moniteur de Rome, 24 mai 1886.
(7) Encyclique E supremi apostolatus cathedra.
(8) Journal l'Univers, 26 juillet 1886.
(9) Lettre de S. E. le cardinal Coullié, archevêque de Lyon, portant promulgation de l'Encyclique E supremi apostolatus cathedra.
(10)Ézéchiel, VIII, 3-6.
(11)Id., VIII, 7-12.
(12)Ezéch., VIII, 13-14.
(13)Id., VIII, 15-16.
(14)Ezéch., VIII, 17-18.
(15)Id., VIII, 2-4 ; I, 4-14 ; 26-28.
(16) Ezéch, VIII. 6 ; IX, 3 ; X, 4, 18, 19 ; XI, 22, 23.
(17) Une question se pose : Cette généralisation de l'apostasie, qui occasionnera l'avènement de l'Antéchrist, sera-t-elle un fait accompli avant sa venue ; ou bien, déjà établie sur une large échelle, s'achèvera-t-elle seulement par le fait et sous le règne du fils de perdition ?
L'apostasie ou la séparation d'avec la foi catholique et le Pontificat romain devra être générale, un fait accompli, disent Engelbertus, Triumphus, Estius. - Elle ne sera qu'en voie de s'accomplir, mais déjà sur une large échelle, répondent Sotus, Bellarminus, Justinianus. Cette dernière opinion semble plus probable, puisque S. Paul annonce qu'après la défection ou l'apostasie, l'Antéchrist apparaîtra in omni seductione iniquitatis. (II Thess., II, 10.) II agrandira donc l'apostasie, la rendra encore plus universelle.
(18) Lettre Encyclique de N. T. S. P. Pie X aux évêques d'Italie sur l'Action catholique, 11 juin 1905.
(19) I Cor., IV, 12.
(20) C'est l'instante prière de Pie X dans la lettre adressée au Cardinal Archevêque de Lyon :
 
 

À Notre Cher Fils, Son Éminence Révérendissime Pierre Coullié, Cardinal Prêtre, Archevêque de Lyon et de Vienne.
PIE X, PAPE

BIEN CHER FILS, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE.

L'attention que vous avez eue à Notre égard en Nous écrivant dernièrement à l'occasion de l'anniversaire de Notre avènement au Souverain Pontificat, Nous a été un véritable réconfort au milieu de toutes Nos préoccupations et de celles surtout que Nous causent, comme vous devez le comprendre, les choses de France. Les sentiments de profond attachement et de respectueuse union à Notre personne et au Siège apostolique, que vous y manifestez, Nous étaient déjà bien connus. Mais, ce qui dans votre lettre Nous est particulièrement agréable, c'est la confiance avec laquelle vous affirmez que vos compatriotes n'abandonneront jamais la foi de leurs pères ; et que dans votre diocèse en particulier, tous les fidèles s'unissent fermement pour la défense de la foi et rivalisent de zèle dans l'obéissance aux prescriptions du Pontife romain. Quel sujet de consolation pour Nous ! Est-il besoin de vous le dire ? Il y a là une preuve éclatante que Dieu est encore avec la France, et qu'il ne permettra pas qu'elle s'effondre dans l'abîme où voudrait la précipiter la malice d'un trop grand nombre. Pour nous, Nous ne cesserons jamais d'implorer la divine miséricorde en faveur de votre personne, de votre Église et de votre patrie ; mais en même temps, Nous prions, Nous supplions tous les bons d'écouter avec un zèle chaque jour plus docile les instructions du Vicaire de Jésus-Christ pour le salut commun.
 


Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 9 août de l'année 1905, de Notre pontificat la troisième,
PIE X, PAPE.