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CHAPITRE III
LOUIS XVI CONFIE L'ENTREPRISE DE L'ÉMANCIPATION
À MALESHERBES (1787)
I. Généreuse initiative de Louis XVI : les lis de France s'inclinent vers Israël. - II. Choix de Malesherbes pour préparer le projet d'émancipation. La belle et noble figure de Malesherbes ; sa sensibilité, sa modération. Il est, toutefois, un des fauteurs du philosophisme. Ses regrets. Les deux parties de sa vie. Sa magnanimité. - III. Coïncidence providentielle : Malesherbes plaide la cause des Israélites, comme pour annoncer la fin du châtiment des déicides, et il plaidera la cause de Louis XVI, pour empêcher le régicide. - IV. À quelle occasion Malesherbes aurait été chargé par le Roi de la cause des israélites. Anecdocte de l'enterrement d'un pauvre juif.
I
On éprouve un douloureux serrement de cœur lorsqu'on médite ce contraste que fournit l'histoire les lis de France piétinés dans les sociétés secrètes à l'heure même où ils s'inclinent avec commisération vers les restes d'Israël.
Il faut bien qu'à cet emblème de la monarchie chrétienne et française se rattache quelque chose d'extraordinaire pour que les sectes maçonniques en aient fait l'objet de leur acharnement. C'était une croyance universellement reçue dans les siècles de foi que les fleurs de lis étaient tombées du ciel au baptême de Clovis, et que les armes de France qui étaient auparavant blasonnées d'animaux immondes (des crapauds), furent alors changées par ce don céleste en des fleurs qui sont les plus éthérées (1). Cette fleur charmante, qu'on la considère dans le jardin de la nature, ou sur l'écusson de France, exprime la pureté et la franchise. Il n'est donc pas étonnant que la haine maçonnique, commençant la série de ses destructions, se soit d'abord acharnée contre elle. Trois initiales sont secrètement communiquées et propagées dans les loges, vers la fin du siècle dernier L. ·. D. ·. P. ·. Ces initiales veuleut dire : Lilia destrue pedibus, les lis (les monarchies chrétiennes), détruis-les en les foulant aux pieds (2). Un grade maçonnique est même spécialement institué dans ce but : celui de chevalier d'Orient ; le récipiendaire, ceint d'une écharpe de soie parsemée de têtes de mort, d'ossements en sautoir, et sur laquelle sont écrites les trois lettres L. ·. D. ·. P. ·., est introduit, à travers une série d'appartements, où sont simulées des destructions, jusqu'à un appartement final où IL N'Y A PLUS DE TRÔNE (3).
Voilà ce qui se propage.
Or, à l'heure même où les lis sont de la sorte outragés et condamnés, eux, ils s'inclinent avec compassion et bonté vers les restes d'Israël !
La Providence fait toujours les choses avec une délicatesse de proportions aussi suave que parfaite. Non seulement elle choisissait pour lieu et point de départ de l'émancipation des israélites le pays le mieux en rapport avec la Judée, la France ; mais elle choisissait encore comme instrument de l'œuvre de miséricorde la famille royale qui portait et rappelait dans ses armes la belle fleur de Judée.
En effet, le lis, avant de devenir, sous la Loi de grâce, l'expression de la monarchie chrétienne et française, avait été, sous la Loi ancienne, la fleur de la Divinité elle-même. Le Seigneur ne l'avait-il pas désigné pour l'ornementation de son Temple à Jérusalem (4) ? Et le Christ, se dépeignant par avance dans le gracieux langage du Cantique, n'avait-il pas annoncé : Je suis la fleur du champ et le lis des vallées (5) ? En faisant tomber les lis sur l'écu de France au baptême de Clovis, le Christ avait prêté sa propre fleur !
Il y avait donc quelque chose de touchant dans ce choix du roi de France, du monarque des lis, pour qu'il s'apitoyât sur le sort des anciens hahitants de la Judée ; le charme augmentait avec un roi tel que Louis XVI !
Nous avons déjà raconté comment le généreux monarque avait ouvert ses bras aux israélites. Il n'y a qu'à se reporter au livre premier : Bienfaits de Louis XVI à l'égard des israélites, préparation à leur entrée dans la société.
Ces bienfaits ne suffisaient pas à ce prince, dont on a dit « qu'il était assurément le meilleur souverain depuis saint Louis ». Saint Louis avait dû prendre des mesures coercitives contre les juifs ; Louis XVI, après leur avoir ouvert ses bras, allait leur ouvrir encore les portes de la société.
Les difficultés, nous l'avons dit, étaient considérables. Difficultés à cause du péril que pareille entreprise va peut-être faire courir à la société. Difficultés au point de vue des préjugés : il y en a, sur les juifs, auprès des chrétiens ; il yen a, sur les chrétiens, auprès des juifs. Difficultés enfin dans le mode d'émancipation. N'importe ! La grande âme de Louis XVI n'hésite pas.
Les temps sont mûrs. Et puis, le monarque a sous sa main un ministre qui réalisera le besoin de son cœur : Malesherbes !
II
Louis XVI et Malesherbes ! ce sont les deux noms, les deux intelligences, les deux cœurs que la Providence s'est plu à unir, pour qu'ils concertassent ensemble l'émancipation du peuple d'Israël.
Voici quel était le portrait de Malhesherbes, d'après le tracé qu'en ont fait le duc de Lévis et M. de Chateaubriand.
« J'ai vu plusieurs fois, dit le duc de Lévis, cet illustre vieillard, et je me rappelle sa figure ouverte et calme, et son air un peu distrait ; ses principes étaient sévères, et sa société était douce : magistrat intègre, père tendre, ami zélé, il jouissait de l'estime générale et de la bienveillance universelle. »
M. de Chateaubriand, avec lequel Malesherbes avait des liens de parenté, ajoute ces détails : « M. de Malesherbes aurait été grand si sa taille épaisse ne l'avait empêché de le paraître. Ce qu'il y avait de très étonnant en lui, c'était l'énergie avec laquelle il s'exprimait dans une vieillesse avancée. Si vous le voyiez assis sans parler, avec ses yeux un peu enfoncés, ses gros sourcils grisonnants et son air de bonté, vous l'eussiez pris pour un de ces augustes personnages peints de la main de Lesueur. Mais si on venait à toucher la corde sensible, il se levait comme l'éclair ; ses yeux à l'instant s'ouvraient et s'agrandissaient ; aux paroles chaudes qui sortaient de sa bouche, à son air expressif et animé, il vous aurait semblé voir un jeune homme dans toute l'effervescence de l'âge ; mais à sa tête chenue, à ses mots un peu confus, faute de dents pour les prononcer, vous reconnaissiez le septuagénaire. Ce contraste redoublait les charmes que l'on trouvait dans sa conversation, comme on aime ces feux qui brûlent au milieu de neiges et des glaces de l'hiver (6). »
Telle était la physionomie de Malesherbes dans l'intimité. Quant à la physionomie de l'homme public, elle a été résumée dans ce mot : « Ayant aimé son maître, il l'a aimé jusqu'à la fin. » On racontera aussi, jusqu'à la fin, sa fidélité !
Oui, il est juste de dire que Malesherbes honora l'espèce humaine par ses hautes et constantes vertus, en même temps qu'il la fit aimer par le charme de son caractère. Il possédait à un haut degré cette précieuse vertu : la modération. Il fut un homme à part au milieu de son siècle. Ce siècle, précédé des grandeurs de Louis XIV et suivi des crimes de la Révolution, disparaît comme écrasé entre ses pères et ses fils. Malesherbes reste debout !
Tous ces sentiments élogieux sont tirés d'auteurs contemporains de Malesherbes (7). Nous les enregistrons avec bonheur, car il nous coûte d'être obligé d'ajouter qu'il fut un des fauteurs du philosophisme. On reproche à Malesherbes d'avoir donné dans les écarts du philosophisme, et d'avoir, par cela même, contribué à l'éclosion et aux calamités de la Révolution. Hélas ! ce n'est que trop vrai. Lui-même l'a reconnu et s'est condamné. Aussi faut-il distinguer comme deux parties dans la vie de Malesherbes :
La première, où il est toujours, sans doute, l'admirable et intègre magistrat, le père tendre, l'ami zélé, mais l'ami aussi, malheureusement, de Jean-Jacques Rousseau et de Condorcet, même leur protecteur ;
La seconde, où vieillard à cheveux blancs et seul avec le royal prisonnier de la tour du Temple, il condamne ses idées (8), ses amitiés (9), et apparaît parfait chrétien.
Un des rares bonheurs de Louis XVI fut de contribuer au retour de cet homme admirable au christianisme. Car c'est lui que le royal Captif chargea d'aller chercher un prêtre non assermenté pour qu'il le préparât à monter à l'échafaud. En le chargeant de ce soin, Louis XVI lui dit : Mon ami, la religion console tout autrement que la philosophie. Le fidèle serviteur profita de la leçon de son auguste maître. Lorsqu'à son tour, il monta sur le tombereau qui le conduisit au lieu de l'exécution, Dieu permit qu'à ses côtés se trouvassent également quelques prêtres, ses consolateurs en même temps que ses admirateurs. M. de Tocqueville, qui a épousé une petite-fille de M. de Malesherbes, raconte que le bon et saint vieillard, la veille de sa mort, lui dit : « Mon bon ami, si vous avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens ; il n'y a que cela de bon. »
Pour achever de faire connaître Malesherbes à nos lecteurs, et faciliter l'intelligence de ce qui va suivre, nous ajouterons qu'il assista trois fois Louis XVI de ses conseils et de ses services :
La première, au début du règne, lorsque le Roi l'appela au ministère avec Turgot. Mais lorsque Malesherbes s'aperçut que Turgot allait être renvoyé, lui-même donna sa démission.
La deuxième fois, eu 1787. Rappelé alors au ministère, il n'y demeura qu'un an : court passage, mais quel passage ! inoubliable pour les pauvres juifs, puisque, ainsi que nous allons l'établir, c'est à ce moment que Malesherbes devient, pour eux, l'instrument de la miséricorde royale.
Enfin, la troisième fois qu'il assista Louis XVI, ce fut dans la prison du Temple et à la barre de la Convention (10). Un mot, échappé alors à Malesherbes, peint admirablement sa magnanimité. Lorsque le Roi fut conduit à la Convention, M. de Maleshrbes ne lui parlait qu'en l'appelant Sire et Votre Majesté. Treillard l'entendit, et s'écria furieux : Qui vous rend si hardi de prononcer des mots que la Convention a proscrits ? - C'est le mépris de la vie, répondit tranquillement Malesherbes.
À tous ces détails sur le généreux et illustre vieillard, nous ajouterons encore deux traits, parce qu'ils nous serviront, un peu plus loin.
La veille du jour où le Roi comparut devant la Convention pour se défendre, il demanda à son vieil ami ce qu'il pourrait bien faire, lui pauvre prisonnier, pour récompenser de Sèze et Tronchet, ses deux autres défenseurs. Je n'ai plus rien, disait l'infortuné monarque, et, quand je leur ferais un legs, on ne l'acquitterait pas. - Sire, dit Malesherbes, vous pouvez leur accorder une récompense qui les comblera. - Laquelle ? dit le Roi. - Embrassez-les, répondit Malesherbes. Et le lendemain, Louis XVI les pressa contre son cœur, et tous deux fondirent en larmes.
Dernier trait : lorsque, quelques mois plus tard, Malesherbes, à son tour, dut aller à la mort, il sortit de la prison, appuyé sur sa fille, Mme de Rosambo, condamnée comme lui. Au moment où le lugubre cortège allait franchir le guichet, Mme de Rosambo aperçut Mlle de Sombreuil, si fameuse par sa piété filiale. Mademoiselle, lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je vais avoir celui de mourir avec le mien (11).
Tel fut dans ses rapports avec son Roi et avec les siens le bon et vertueux Malesherbes, l'aimable vieillard, l'homme simplement simple, comme on aimait à le désigner ; voyons-le maintenant dans ses rapports avec les israélites.
III
N'y a-t-il pas une touchante disposition de la Providence en ce que le même homme qui plaidera la cause de Louis XVI pour empêcher le régicide ait été chargé de plaider aussi la cause des israélites, comme pour annoncer la fin du châtiment des déicides ? La même voix qui s'élèvera pour qu'on conserve la vie au Roi de France est la même qui va s'élever pour qu'on rende en quelque sorte la vie au peuple d'Israël !
Malesherbes en effet, avons-nous dit, appelé une première fois au ministère avec Turgot, l'avait quitté avec Turgot, et était rentré dans la solitude.
Onze ans plus tard, en 1787, il sortait de sa chère solitude pour reparaître aux affaires, et c'est alors qu'il est chargé par le Roi de mettre à l'étude la question d'amélioration et d'affranchissement du peuple juif. II sort donc providentiellement de sa retraite en 1787, pour préparer la réhabilitation des israélites et leur rendre l'honneur. Il en sortira une seconde fois en 1792, pour soutenir et faire éclater l'honneur du Roi de France.
II y a vraiment des coïncidences où l'on aperçoit le doigt de Dieu. Celle-là en est une. Il s'en est présenté deux lorsqu'il s'est agi, dans les décrets divins, de la réhabilitation du vieux peuple coupable : l'une au début de la question, l'autre à la fin ; elles n'ont pas été aperçues des contemporains et ne pouvaient l'être parce qu'on était alors dans l'agitation et le trouble de l'action ; mais elles frappent singulièrement à présent que tout est fini. De ces deux coïncidences, l'une se trouve, disons-nous, au début de la question, l'autre à la fin :
Au début, celle de Malesherbes : le même homme qui travaille à faire entrevoir un terme au châtiment des déicides, travaille aussi à empêcher l'accomplissement du régicide. Il est le héraut de la miséricorde après l'expiation dix-neuf fois séculaire du grand crime du Calvaire, et il fait tous ses efforts pour empêcher le grand crime de la place d la Concorde.
À la fin de la question, une autre coïncidence non moins saisissante se produira. Lorsque l'émancipation commencée sous Louis XVI recevra sa solution sous l'Assemblée constituante (1789-1791), une lugubre personne se présentera à la barre de l'Assemblée en même temps que les juifs, pour réclamer les droits civils : le bourreau ! Jusqu'en 1789, cet homme était à part, et ne jouissait pas des droits civils, comme les juifs. Il se présentera en même temps qu'eux, à la même séance, pour obtenir la même réhabilitation ; et l'Assemblée constituante le réhabilitera le premier…
Nous reviendrons, en son lieu, sur cette étrange rencontre. Pour l'instant, nous en tenant à Malesherbes, nous nous adressons aux esprits sérieux et chrétiens, et leur demandons : N'est-il pas touchant, n'est-il pas providentiel que la même voix vénérable qui devait plaider la cause de Louis XVI, ait été invitée par ce même Louis XVI à plaider aussi la cause des pauvres juifs ?
IV
À quelle occasion Malesherbes fut-il chargé par le Roi de cette cause émouvante et difficile ?
L'histoire fournit une donnée, la légende eu présente une autre.
La donnée historique se trouve être la conclusion du piquant débat entre la ville de Strasbourg et l'israélite Cerfbeer que nous avons raconté au livre premier. L'israélite, repoussé par Strasbourg, qui ne veut absolument pas de lui comme propriétaire, bien que le Roi lui ait accordé des lettres de naturalisation, se présente devant la société française avec tous ses coreligionnaires pour être admis comme citoyens ; et Malesherbes est désigné par le Roi pour examiner la requête des demandeurs. (Voir plus haut, pages 131 à 140.)
La légende a aussi son explication. Les Archives israélites, recueil des Annales juives modernes, racontent, sous forme de nouvelle ou anecdote, un trait de bonté, extrêmement touchant, de Louis XVI l'égard des israélites de Versailles. Il n'en existe pas de preuves historiques. Néanmoins il nous a paru convenable de lui donner place au milieu des pièces sérieuses de cet ouvrage : car, outre que l'historiette est pleine de charmes, elle introduit Malesherbes dans la question juive. Ajoutons que, si le trait de bonté n'a pas de preuves à l'appui, les circonstances qui en auraient été l'occasion sont dignes de foi. Il s'agit de l'enterrement d'un pauvre juif, et l'on sait que les juifs, sous l'ancien régime, étaient tellement exclus de la possession du sol ou du droit de propriété, que souvent ils trouvaient les plus grandes difficultés à se procurer un cimetière à eux, pour y déposer leurs morts (12). Voici l'anecdote :
C'était en 1788 ; ce jour-là le roi Louis XVI était d'une humeur charmante en partant de Versailles pour la chasse. Le conseil des ministres avait paré aux embarras de l'administration, le contrôleur général avait indiqué de nouvelles ressources financières, le comte de Provence n'avait cité que deux fois Horace, et le comte d'Artois n'avait relevé aucune faute de lèse-étiquette. Et comment Louis XVI n'aurait-il pas oublié les soucis de la royauté ? Il venait de passer une heure à Trianon auprès de cette douce Marie-Antoinette, parée des grâces de l'esprit et de la jeunesse ; il s'était promené bourgeoisement avec elle sous les tilleuls en fleurs de cette Suisse en miniature, devisant avec bonhomie sur les difficultés qu'il avait rencontrées dans un ouvrage de serrurerie achevé ce matin même en se levant au point du jour. En ce moment, les enfants du couple royal lui avaient été amenés par la princesse de Lamballe et la comtesse Jules de Polignac ; et la reine, chez qui, comme dans tous les cœurs allemands, dominaient les sentiments de la famille, avait oublié qu'elle était fille d'impératrice et femme de roi, pour se livrer avec simplicité aux joies pures de l'épouse et de la mère.
Ces souvenirs carressaient agréablement les pensées du monarque, dont la voiture roulait rapidement vers le rendez-vous de chasse, lorsqu'au détour d'une allée du bois qu'avoisine Roquencourt, une certaine. confusion se mit dans les gardes du corps de l'escorte, et la voiture royale s'arrêta brusquement. Louis XVI mit la tête à la portière et vit avec étonnement quatre vieillards à figures étrangères, ornées de longues barbes blanches, vêtus d'une étoffe grise et portant sur l'épaule un brancard sur lequel reposait une bière d'un bois grossier, à peine recouverte par un drap mortuaire en lambeaux. Derrière le funèbre cortège marchaient deux jeunes gens pleurant à chaudes larmes, et dont les vêtements étaient déchirés en signe de deuil. La marche était fermée par une douzaine d'individus de mises et de tournures bigarrées, mais portant sur leurs traits le type oriental, le nez allongé, le menton proéminent, la barbe courte et en désordre ; et tous, le chapeau sur la tête, ils marchaient gravement et d'un pas assuré en psalmodiant des paroles étranges sur un air inconnu.
Cette apparition fantastique troubla le Roi, et son premier mouvement fut de se découvrir devant cette bière modeste et de faire dévotement un signe de croix. Puis, se tournant vers M. de Besenval qui se trouvait auprès de lui dans la voiture : Qu'est-ceci ? lui dit-il. Aussitôt le capitaine des gardes, qui avait entendu cette question, s'approcha avec respect et dit au Roi : Pardonnez, Sire, le retard que ces malotrus viennent de faire éprouver à la marche de Votre Majesté : je viens de tancer vertement vos piqueurs pour n'avoir pas passé sur le ventre à ces juifs.
- Gomment ! des juif s ! reprit le Roi étonné.
- Oui, Sire, depuis quelques années déjà, une colonie de ces mécréants, venue du Pays Messin et de l'Alsace, a osé s'établir dans votre bonne Ville de Versailles ; ils y trafiquent de matières d'or et d'argent, de vieux habits et d'objets de parfumerie pour toilette.
- Mais que font-ils dans ce bois ?
- C'est ce que je viens de leur demander, et tout ce que j'ai compris dans leur jargon tudesque, c'est qu'ils n'enterrent pas leurs morts dans le cimetière des chrétiens, et comme ils n'ont ni les moyens ni le droit d'avoir à eux un champ de repos à Versailles, ils sont obligés de porter leurs morts à Paris, où ils les enterrent dans le cimetière que les juifs y possèdent en la paroisse de Montrouge.
- Pauvres gens ! dit le Roi d'un air pensif, cinq lieues à faire ainsi !...
En ce moment sa voiture fut rapidement entraînée vers Saint-Germain, où la cour chassait ce jour-là, et le cortège funèbre s'en alla lentement du côté de Paris, plus occupé de sa douleur que de la rencontre du Roi de France.
Vers le soir, le Roi revenait à Versailles, et déjà le château imposant de Louis XIV se dressait à l'horizon avec ses statues majestueuses, ses bassins mythologiques et ses apothéoses de marbre, lorsque la foule qui encombrait l'avenue, s'ouvrant pour faire passage au cortège royal, laissa à découvert un pompeux cercueil, richement orné, accompagné d'une procession nombreuse de prêtres vêtus de leurs habits sacerdotaux et chantant le cantique des morts, auquel répondait le fausset des enfants de chœur et le bourdon des cloches qui sonnaient à pleine volée. C'est, dit Besenval au Roi, l'enterrement d'un riche marchand de draps de la rue de la Paroisse… Le Roi ne répondit pas, mais il rentra au château d'un air préoccupé, que ni les douces paroles de la reine, ni les caresses du jeune Dauphin, ne purent entièrement dissiper.
Toute la nuit, des songes funèbres agitèrent le sommeil du monarque, et, dès son petit lever, il fit demander son ministre Malesherbes, auquel il raconta les pénibles réflexions qu'il avait faites la veille en assistant, comme conduit par la Providence, à deux enterrements dont le contraste était si tranché. Puis il ajouta en digne descendant de Henri IV : Tous les Français ne sont-ils pas mes enfants ? et faut-il qu'une grande partie de nos sujets soient soumis à de tristes exclusions jusqu'au moment où ils vont paraître devant Dieu qui a donné aux rois la mission de le représenter sur la terre ! - C'est dans cette conversation qu'il fut pour la première fois question d'une vaste enquête à faire sur les moyens d'améliorer énergiquement la situation politique des juifs en France, et que le Roi dit à son ministre ces belles paroles que l'histoire a conservées : Monsieur de Malesherbes, vous vous êtes fait philosophe, et moi je vous fais juif ! Malesherbes remercia le Roi, comme d'une faveur, de ce qu'il voulait bien l'associer au grand acte de régénération que Sa Majesté méditait en faveur des israélites francais. Ce vertueux conseiller quittait le Roi, lorsque Louis XVI le rappela et lui dit : À propos, monsieur de Malesherbes, écrivez, je vous prie, à l'intendant de la province, qu'il ait a donner sans délai, aux juifs de notre bonne ville de Versailles, un coin de terre pour y enterrer leurs morts. Si la ville n'a pas de terrain libre, qu'il en prenne un dans notre propre domaine, et même au besoin dans notre parc royal !...
Cet acte de munificence s'est accompli, et quand les israélites de tous les coins du monde visiteront ce beau château de Versailles, envahi aujourd'hui par toutes les gloires de la France, qu'ils y donnent un pieux souvenir au bon Roi Louis XVI (13) !
Cette anecdote est charmante. Elle n'étonne pas de la part de Louis XVI.
Que le lecteur la rapproche du cruel mot d'ordre : L. ·. D. ·. P. ·., détruis les lis en les foulant aux pieds.
CHAPITRE IV
LE TRAVAIL DE MALESHERBES (1788)
I. L'initiative de la réhabilitation sociale des juifs n'appartient ni à la Révolution ni à l'Empire. Elle appartient à la Royauté chrétienne. Preuves irrécusables : une commission du Conseil d'État est nommée en 1788 pour l'étude de la question ; appel des israélites les plus distingués de France auprès de Malesherbes ; mémoire de Malesherbes au Roi ; préparation d'un édit. - II. Malesherbes et Cerfbeer - III. Le nom de Malesherbes resté cher aux israélites.
I
Le Roi a fait choix de Malesherbes pour être l'avocat des pauvres juifs.
Que va entreprendre Malesherbes, afin de réaliser la pensée du généreux monarque ?
Subsiste-t-il des preuves d'un travail sérieux entrepris sous Louis XVI pour étudier et amener à bonne fin l'émancipation du peuple juif ? Cette interrogation est importante. Car la Révolution et l'Empire s'arrogeront, dans la suite, comme leur appartenant, la pensée généreuse d'avoir songé et travaillé, les premiers, à la resurrection de ce peuple ilote.
Nous répondons :
L'initiative n'appartient ni à la Révolution ni à l'Empire. Elle revient tout entière à Louis XVI. Des preuves subsistent irrécusables, groupées autour du nom de Malesherbes. Voici ces preuves :
Première preuve. - FORMATION D'UNE COMMISSION DU CONSEIL D'ÉTAT PAR LOUIS XVI, ET CHOIX DE MALESHERBES COMME PRÉSIDENT DE CETTE COMMISSION POUR EXAMINER LA QUESTION D'AFFRANCHISSEMENT.
Citations :
Le Conseil d'État voyait se former dans son sein, sous les auspices du roi Louis XVI, une commission dans le but de soustraire les juifs au régime odieux des lois d'exception, et composée en grande partie d'intendants qui avaient administré les provinces habitées par les israélites. (Citation tirée de l'historien israélite LÉON HALEVY, Histoire des Juifs modernes, p. 298.)
M. de Malesherbes forma une commission cornposée de conseillers d'État, qu'il présida lui-même : elle fut choisie parmi les anciens intendants qui avaient administré dans les provinces où habitaient le plus de juifs. (BETTING DE LANCASTEL, Considération sur l'état des juifs, p. 57.)
Donc, première preuve : l'institution de la commission, et la présidence confiée à Malesherbes.
Deuxième preuve. - LA COMMISSION FONCTIONNE.
Elle fonctionne en effet, durant toute une année l'année 1788.
Il y a plus :
La commission croit devoir s'entourer de toutes les lumières possibles. C'est pourquoi elle appelle auprès d'elle les israélites les plus distingués des diverses parties de la France. Les historiens citent leurs noms :
MM. FURTADO, de Bordeaux ;
GRADIS, - Bordeaux ;
LOPÈS-DUBEC, - Bordeaux ;
CERFBEER, - l'Alsace ;
BEER ISAAC BEER, - Nancy
LAZARD, - Paris ;
TRENEL, - Paris
FONSECA, - Bayonne.
« Ces délégués fournirent à M. de Malesherbes, qui les consultait, des documents ; sur l'état social de leurs coreligionnaires. » (HALÉVY, p. 299-300 ; GRAETZ, Hist. des juifs, t. XI, p. 190 ; BÉDARRIDE, les Juifs en France, p. 393 ; MALVEZIN, Les Juifs de Bordeaux, p. 245-54 ; Archives israélites, année 1841, p. 502.)
Le fonctionnement de la commission, l'appel fait aux israélites les plus distingués pour apporter le concours de leurs observations, la venue et les dépositions de ces israélites, voilà, certes, une deuxième preuve irréalisable (14).
Troisième preuve. - RÉSULTATS DES TRAVAUX.
Deux résultats importants :
Le premier fut un Mémoire rédigé par Malesherbes et qu'il présenta au Roi.
Il n'est pas possible d'élever le moindre doute sur la composition et l'existence de ce Mémoire. II en est fait mention dans une lettre que le fameux député Grégoire adressa, le 23 février 1789, à un israélite, c'est-à-dire un an après la composition de ce Mémoire. Nous avons eu le bonheur de retrouver cette lettre.
Emberménil, 23 février 1789.
Dites-moi donc, mon cher Bing, à la veille des États généraux, ne devriez-vous pas vous concerter avec d'autres membres de votre nation, pour réclamer les droits et les avantages de citoyens ; plus que jamais voici le moment ;
VOUS SAVEZ QUE LE ROI AVAIT DÉJÀ DEMANDÉ à M. DE MALESHERBES UN MÉMOIRE SUR LE PEUPLE JUIF…
GRÉGOIRE,
curé d'Emberménil.
Qu'est devenu ce Mémoire ? Voici ce que répond M. Boissy-d'Anglas dans son Histoire de Malesherbes :
« Son Mémoire sur les juifs paraît avoir eu pour but de changer le sort de cette nation. Il est resté manuscrit : C'était un travail immense. Aucun ouvrage sur cette nature n'a renfermé des recherches aussi multipliées et aussi curieuses. Espérons que, s'il existe, il ne sera pas perdu pour toujours ; conjurons du moins ceux qui le possèdent, surtout si, comme cela n'est guère douteux, il avait pour but principal d'adoucir les maux d'une classe d'hommes aussi nombreux, de remplir les vues de son auteur en préparant un nouveau triomphe à son éloquence et à sa vertu. » (BOISSY- D'ANGLAS Essai sur Malesh., t. II, p. 53.)
M. DUPIN, dans son éloge de Malesherbes prononcé à l'Académie française en 1841, parle, lui aussi, de ce Mémoire : « Malesherbes avait étendu sa sollicitude sur les israélites ; il avait composé en leur faveur un Mémoire rempli des plus curieuses recherches. J'ignore le sort de cet ouvrage. » (Académie française, Discours et Pièces diverses, 1840-1849, p. 1260, p. 1307.)
Il est mille fois regrettable que ce Mémoire se soit perdu. La Harpe a dit des autres ouvrages de Malesherbes : « Ce sont comme des monuments de vertu dans un siècle de corruption. » Celui-ci devait être certainement, dans une question si difficile, un monument de modération et de miséricorde.
Le premier résultat des conférences et des travaux de la commission fut donc un Mémoire de Malesherbes présenté au roi.
Le second fut la préparation d'un édit :
« La voix de l'équité était enfin entendue. LE GOUVERNEMENT DE LOUIS XVI ALLAIT RENDRE UN ÉDIT EN FAVEUR DES JUIFS (15), QUAND ARRIVA LA RÉVOLUTION. » (Citation tirée de l'historien israélite HALÉVY : histoire des juifs modernes, p. 300.)
Est-il possible d'être plus formel et plus explicite pour reconnaître et désigner la source d'où allait partir la réhabilitation ? Ce n'est dpnc point la Révolution qui aura le mérite d'élever, la première, la voix en faveur des juifs, puisque la voix de l'équité avait déjà été entendue sous Louis XVI !
Et ainsi la formation d'une commission au Conseil d'État, le choix de Malesherbes comme président, le fonctionnement de cette commission durant toute l'année 1788, rappel fait aux israélites les plus distingués pour apporter le concours de leurs observations, la rédaction d'un Mémoire par Malesherbes et sa présentation au Roi, enfin la préparation d'un édit, tels furent, en faveur des juifs, la commune pensée, les communs travaux de Louis XVI et de Malesherbes. Qu'on ose dire, après cela, que pour prendre en main la cause des israélites il fallait la Révolution ou l'Empire
II
« Cerfbeer fut un des membres les plus importants accourus auprès de Malesherbes (16). » Cet israélite vénérable et infatigable, passionné pour la réhabilitation de ses frères, nous le connaissons déjà. Nous avons suivi ses traces, à la cour auprès de Louis XVI, à Strasbourg dans son procès avec les échevins (17), à Berlin, philosophant avec Mendelssohn et faisant traduire le livre de Dohm (18) ; nous le retrouvons maintenant accouru le premier auprès de Malesherbes. Dans toutes les étapes que parcourt la question-juive, il est là, avec ses idées, son or, son crédit, ses supplications, persuadant, les uns. après les autres, tous les personnages influents qui, de près ou de loin, auront de l'importance dans la question. Contemplons-le, en 1788, dans le cabinet de Malesherbes. Il y a consolation à considérer, l'un à côté de l'autre, ces deux hommes : tous deux, type de vie patriarcale ; tous deux, universellement estimés ; tous deux, préoccupés du bonheur des autres. Que recherchent-ils ensemble ? les moyens d'amener des réconciliations. Le rôle le plus doux qu'on puisse remplir ici-bas est celui de réconciliateur. Il appartient à Malesherbes et à Cerfbeer. Ensemble ils recherchent les moyens de rapprocher les juifs et les chrétiens, et même les juifs entre eux.
Le rapprochement des juifs et des chrétiens, ils voudraient le réaliser à l'instar de celui que le gouvernement de Louis XVI a eu le bonheur d'amener entre protestants et catholiques. En effet, dans un édit de novembre 1787, le Roi a levé les incapacités civiles dont étaient frappés tous ceux qui ne professaient pas la religion catholique. Un jurisconsulte israélite, appréciant cet édit en faveur des protestants, dit : « Le préambule de l'édit qui restitue un état civil aux protestants est digne de remarque. LOUIS, etc. Nous proscrivons toutes les voies de violence qui sont aussi contraires aux principes de la raison et de l'humanité qu'au véritable esprit du christianisme… Une assez longue expérience a démontré que ces épreuves rigoureuses étaient insuffisantes pour les convertir ; nous ne devons donc plus souffrir que nos lois les punissent inutilement du malheur de leur naissance en les privant des droits que la nature ne cesse de réclamer en leur faveur. » De l'exposé de l'édit, le jurisconsulte israélite va à cette conclusion : « Cet édit, qui semblait ne s'adresser qu'aux protestants, embrassait tous ceux qui ne faisaient pas profession de la religion catholique. IL ÉTAIT LE PRÉCURSEUR DE L'ÉMANCIPATION COMPLÈTE DES JUIFS (19). » Ce jugement d'une plume israélite atteste la bienveillance sincère dont était animé le gouvernement de Louis XVI. Malesherbes étudie et cherche avec Cerfbeer, avec les autres délégués de Bordeaux, de Bayonne, de Paris, de Nancy, la réalisation désirable de cette bienveillance, et la manière dont on pourra apporter l'allégresse aux israélites, après l'avoir procurée déjà aux protestants.
Il y a mieux. Cerfbeer insiste auprès de Malesherbes pour que le ministre aide à un autre rapprochement : celui des israélites entre eux. En effet, la situation n'était pas la même, en France, pour les divers groupes de juifs. Des Lettres patentes, obtenues sous les règnes précédents, avaient fait aux groupes de Bordeaux et de Bayonne une situation en quelque sorte dorée ; ils jouissaient des privilèges les plus étendus, pouvaient acquérir des biens-fonds, tandis que les juifs de l'Alsace gémissaient sous les lois d'exception les plus sévères. Ceux-ci étaient des ilotes, en face de leurs frères de Bordeaux et de Bayonne libres commerçants et paisibles propriétaires. Or, le bonheur rend souvent égoïste, et désapprend les liens de race et de parenté. Les juifs de Bordeaux firent une étrange instance auprès de M. de Malesherbes, lorsque l'amélioration du sort des juifs fut mise à l'étude ; écrivant à leurs mandataires près du ministre, ils leur dirent. : « Nous vous prions instamment de vouloir bien représenter à M. de Malesherbes que tout changement à la situation actuelle des juifs de Bordeaux ne pourrait que nuire à leur bonheur ; et, comme vous savez l'insurmontable éloignement qu'ils ont dans toute l'Europe à s'allier ou s'incorporer avec toute autre sorte de juifs avec lesquels ils ne veulent pas être confondus, ce sera. leur rendre le plus signalé des services que de vouloir bien engager M.. de Malesherbes de ne les comprendre en rien dans la nouvelle loi qu'il est chargé de rédiger en faveur des juifs d'Alsace et de Lorraine (20)…. »
Ces juifs de Bordeaux étaient, comme on le voit, très fiers. Outre qu'ils désiraient ardemment conserver leur situation privilégiée, ils ne se souciaient nullement d'être confondus avec les autres juifs, prétendant descendre, par leur origine espagnole ou portugaise, de juifs de la tribu royale de Juda autrefois transplantés en Espagne. Ils écrivaient donc encore à leurs délégués près du ministre.
Bordeaux, le 8 mai 1788.
« Messieurs,
« Nous avons reçu la lettre que vous nous avez fait l'honneur… Nous devons vous assurer du même secret… que, de notre côté, nous vous recommandons sur votre mission… afin que rien de ce que vous avez à traiter ne vienne à la connaissance des juifs avignonais et allemands, qui ne pourraient que nuire infiniment à notre principal objet de conserver notre corporation, par les démarches et les sollicitations qu'ils feraient pour s'y opposer, et être confondus avec nous sous la seule dénomination générale de Juifs… Vous connaissez trop toute incompatibilité des usages, coutumes et manière de vivre des autres juifs d'avec les nôtres, pour ne pas, à cette occasion, la faire valoir comme vous le devez. Et, sans avouer ouvertement, dans les conversations que vous aurez, la différence qui existe entre leurs mœurs et les nôtres, pour ne pas trop les déprécier, ni convenir qu'il y en ait aucune dans le dogme religieux, vous pouvez représenter qu'ils le surchargent de beaucoup de cérémonies ridicules, d'idées rabbiniques, et qu'ils sont en quelque manière tellement asservis à toutes sortes de superstitions ou de bigoteries, que cela les a encore rabaissés à nos yeux, au point de ne nous être jamais permis avec eux d'alliances sous les liens du mariage. Peut-être s'il était absolument besoin, ne serait-il pas difficile de justifier par quelques recherches la supériorité originaire qu'on a toujours reconnue aux juifs portugais, et la tradition qui s'est toujours conservée jusqu'à nos jours qu'ils descendent, sans aucun mélange, des anciens chefs de la nation juive, qui furent enlevés de Jérusalem par Nabuchodonosor avant la captivité de Babylone, et qui furent conduits en Espagne (21)… »
Cette lettre révèle la répugnance insurmontable que les juifs de Bordeaux, dits portugais, ressentaient et nourrissaient pour le reste des juifs, en particulier ceux de l'Alsace. Le fossé que les peuples chrétiens avaient mis entre eux et les juifs, le groupe des juifs portugais le mettait à son tour, et plus large, entre lui et le reste de sa race. C'est là ce qui affligeait profondément le généreux Cerfbeer. Les petitesses au sein d'un commun malheur sont, pour des exilés, la plus dure affliction, et le tourment des libérateurs. La race juive avait assez à souffrir, sans se faire souffrir elle-même. Cerfbeer, honoré du Roi, heureux, instruit, libre d'acquérir des biens-fonds, n'avait qu'une préoccupation : faire participer tous ceux de sa race aux mêmes bienfaits. « il avait assez de cœur pour ne pas tomber dans l'égoïsme, assez d'amour de la liberté pour la procurer aux autres (22) » Voilà pourquoi, de tout son pouvoir, de tout son crédit, il tint en échec les sollicitations étroites, peu fraternelles du groupe des juifs de Bordeaux. Ceux-ci reçurent, de leurs délégués, cette réponse : « Malgré la répugnance que nous y aurions, le gouvernement, qui paraît disposé à diminuer ou à effacer les distinctions entre les autres sujets et nous, doit l'être bien moins à en laisser subsister parmi nous-mêmes ; il serait donc inutile de se flatter qu'il soit fait une loi séparée et distincte (23)… »
Cerfbeer triomphait auprès du ministre. Malesherbes, en bon philanthrope, n'avait nulle peine à entrer dans les vues du généreux israélite. On allait passer du particulier au général, c'est-à-dire de bienfaits accordés, sous les précédents règnes, aux groupes des juifs de Bordeaux et de Bayonne, à des bienfaits qui s'étendraient à toute la nation juive : « On pensait, à Metz, qu'un transformation ne tarderait pas à se produire dans la situation des juifs en France : M. de Malesherbes l'avait promis et il y travaillait (24). »
III
Le nom de Malesherbes est resté cher aux israélites. On a même agrandi son rôle, aux dépens de celui de Louis XVI ; n'a-t-on pas écrit des phrases comme celles-ci : « Quelques années avant la Révolution, Malesherbes, touché de la triste situation des juifs, et décidé à leur rendre enfin justice, forma sous sa présidence une commission (25), etc. » - « Déjà, par un premier édit, Malesherbes avait aboli les droits de péage qui les assimilaient à des bêtes de somme. Ce ne fut pas à ce premier bienfait que ce ministre arrêta ses pensées bienveillantes la question de leur réhabilitation politique occupait son esprit (26) ». La vérité exige qu'en pareilles phrases, le nom du Roi remplace celui du ministre, ou du moins le précède.
Nous jugerons cette noble figure de Malesherbes sous les rayons de la vérité totale, historique et chrétienne :
Malesherbes ! ce nom restera à jamais vénéré en Israël ;
Il a eu pitié de la triste situation des juifs, il les a protégés, il a travaillé à les réhabiliter !
Au fils d'Israël qui a le bonheur d'appartenir par sa naissance et sa conversion aux deux Testaments, Malesherbes apparaît comme un homme à la fois patriarcal et évangélique : patriarcal par les mœurs de toute sa vie ; évangélique à son déclin, par son zèle pour les pauvres juifs, par son dévouement à la royale victime, par son retour sincère à la pratique catholique avant de mourir sur l'échafaud !
Ô Malesherbes, merci pour ce que vous avez fait, à côté de Louis XVI, en faveur de notre nation. On a voulu, dans la suite, vous en rapporter toute la gloire. Vous ne l'eussiez pas souffert, nous ne le souffrons pas, non plus. Nous disons : Malesherbes a été, pour les déchus d'Israël, le rayon bienfaisant et visiteur ; mais le disque de bonté, ce fut Louis XVI !
« Embrassez-les, Sire », avait suggéré le ministre à l'infortuné monarque, alors que dans la prison du Temple celui-ci ne savait comment récompenser ses deux défenseurs, Tronchet et de Sèze… Il semble que pareille effusion de bonté ait été conseillée par le monarque à son ministre, puisque c'est Malesherbes qui fut chargé par Louis XVI de porter au peuple le plus coupable le premier embrassement du pardon et de la réconciliation. Malesherbes étreignit donc entre ses bras la tête si longtemps humiliée du pauvre juif errant… Oui, c'est une coïncidence que nous nous plaisons à signaler une dernière fois, tant elle est touchante : celui qui plaida la cause de Louis XVI, de l'innocence, fut chargé également, par le ciel, ce semble apaisé, de plaider, la cause des coupables du Golgotha !
À la fin de sa carrière, Malesherbes eut la suprême gloire qui consacre toutes les autres, celle de mourir pour la justice et de rougir de son sang les lis qu'il avait défendus. Il marcha à l'échafaud, appuyé sur le bras de sa fille. Nous avons rapporté, de l'héroïque enfant, une belle parole qu'elle dit, sur son chemin, à Mlle de Sombreuil : « Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je vais avoir celui de mourir avec le mien. »
Puissent, à l'entrée au ciel de votre fille, ô Malesherbes, et aussi à la vôtre, puissent nos héroïnes, Débora, Judith et Esther, s'être avancées et s'être inclinées : d'admiration devant elle, de reconnaissance devant vous !
(1) Les Annales des Gaules de Nicole Gilles (1536) rapportent que les « armes que Clovis portait en son escu étaient trois crapauds, et que « Clotilde, femme du roi Clovis (conseillée par un saint ermite qui avait « eu l'apparition d'un ange), fit effacer les dits trois crapauds et y fit « mettre les dites fleurs de lys » (p. VIII). - Claude Villette, dans son livre les Raisons des cérémonies du sacre de nos Rois de France (1660), dit naïvement : « Auparavant son baptême, la France payenne « était encrapaudée, mais christianisée elle a fait estat de ses lys et « vertus chrétiennes », p. 196. Il ajoute que de vieilles peintures et tapisseries représentent, dans l'église de Reims, la France encrapaudée, puis fleurdelisée. Ces vieilles tapisseries se voient encore actuellement dans la cathédrale de Reims.
(2) « Lilia destrue pedibus est depuis le XVIIIe siècle le mot d'ordre des sectes. L'histoire contemporaine est là toute entière pour attester avec quelle persévérance il a été executé. ».DESCIIAMPS, les Sociétés secrètes, t. III, p. 9. - Le même auteur donne, en citant les sources, d'autres détails sur les trois initiales, au t. 1, p. 230, p. 238.
(3) « L'élu, affranchi des préjugés qui mettent au-dessus de lui les rois et les prêtres, est fait chevalier d'Orient pour en affranchir les autres L. ·. D. ·. P. ·. est le grand mot du grade. Lilia destrue pedibus, détruire les Bourbons en foulant aux pieds les lis, voilà l'objet du grade. » (DESCHAMPS, les Sociétés secrètes, t. I, p. 98.) - Lire également dans le même volume sur l'écharpe avec les trois initiales, p. 230 ; et sur l'appartement vide du trône, p. 232-233, p. 233.
(4) Salomon, sur l'ordre de Dieu lui-même, avait multiplié les lis dans le Temple. Les chapiteaux des colonnes étaient faits en façon de lis, et avaient quatre coudées de hauteur. Les branches des chandeliers se terminaient en lis. La Mer d'airain, vaste bassin posé sur douze boeufs d'airain, avait son bord semblable à la feuille d'un lis qui est épanoui. Enfin, devant le Saint, où se rendaient les oracles, il y avait des fleurs de lis et des lampes d'or (Exode, chap. XXV et XXXVII ; IIIe Livre des Rois, chap. VII).
(5) Cantic., II, 1.
(6) CHATEAUBRIAND, Essai sur les Révolutions.
(7) Les principaux ouvrages sur Malesherbes sont les suivants : BOISSY-D'ANGLAS, Essai sur la vie, les opinions et les écrits de Malesherbes. - GAILLARD, Vie ou Éloge historique de Malesherbes. - DUPIN, Éloge de Malesherbes, lu à l'Académie française (1811). - MIGNET, Éloge de Malesherbes. - EUGÈNE VIGNAUX, Mémoires sur Lamoignon de Malesherbes, défenseur de Louis XVI (Dentu).
(8) « Turgot et moi, nous étions passionnés pour le bien ; qui n'aurait dit qu'on ne pouvait mieux faire que de nous choisir ? Cependant, ne connaissant les hommes que par les livres, manquant d'habileté pour les affaires, nous avons mal administré…, et sans le vouloir, sans le savoir, nous avons donné l'impulsion à la Révolution. » Lettre de Maleslierbes, citée par CANTU, Hist. Univ., t. XVII, p. 741.
(9) « J'ai moi-même entendu M. de Malesherbes, déplorant ses anciennes liaisons avec Coudorcet, s'expliquer sur le compte de ce philosophe avec une véhémence qui m'empêche de répéter ici ses propres paroles. » CHATEAUBRIAND, Mélanges littéraires.
(10) M. de Malesherbes sortit de sa retraite à l'âge de soixante-douze ans, pour venir offrir à l'ancien maître dont il était presque oublié l'autorité de ses cheveux blancs et le vénérable appui de sa vieillesse. « Lorsque la pompe et la splendeur de Versailles, dit éloquemment M. de Boissy-d'Anglas, étaient remplacées par l'obscurité de la tour du Temple, M. de Malesherbes put devenir pour la troisième fois le conseil de celui qui était sans couronne et dans les fers, de celui qui ne pouvait offrir à personne que la gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui. »
M. de Malesherbes écrivit au président de la Convention pour lui proposer de défendre le Roi.
« Je ne vous demande point, lui dit-il dans sa lettre, de faire part à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu'elle s'occupe de moi ; mais j'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde, je lui dois le même service lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »
(11) CHATEAUBRIAND, Mélanges. - BOISSY-D'ANGLAS, Vie de Malesherbes, t. II.
(12) Avant 1778, les juifs qui demeuraient ou résidaient à Paris n'avaient pas de cimetière particulier : ils enterraient à la Villette, dans le jardin de l'auberge, à l'enseigne de l'Étoile, tenue par un nommé Matard, et lui payaient 50 francs pour le corps d'une grande personne, et 20 ou 30 francs pour celui d'un enfant.
Matard faisait écorcher des bœufs et des chevaux sur le terrain destiné aux inhumations ; il mêlait les ossements de ces animaux aux cadavres, troublait et molestait les juifs dans leurs cérémonies religieuses, et les menaçait même de ne plus recevoir leurs morts.
Ce fut le bienfaisant Cerfbeer qui mit fin à cette lugubre situation. En vertu des Lettres patentes que Louis XVI lui avait accordées et qui l'autorisaient à posséder des biens-fonds dans le royaume, il fit l'acquisition d'un terrain au Petit Montrouge ; et M. Lenoir, alors lieutenant général de police, l'autorisa, le 30 mai 1785, à disposer de ce terrain en faveur des juifs, pour leur cimetière. Ce cimetière a servi jusqu'en 1804. Archives israélites, année 1841, p. 602-606, d'après des recherches faites aux Archives de la préfecture de police.
(13) Archives israélites, année 1840, p. 607-610.
(14) Malesherbes voulut avoir également, sur cette question, les avis de Rœderer, conseiller au parlement de Metz, et futur député de cette ville aux États généraux. Metz possédait dans son sein une juiverie modèle, et Rœderer s'était passionné pour cette question. Dans ses voyages à Paris, Rœderer était consulté par Malesherbes sur l'état des juifs. (SAINTE-BEUVE, causeries du lundi, Rœderer, t. VIII.) - La bibliothèque de la ville de Metz possède un mémoire, entièrement écrit de la main de Rœderer lui-même, sur l'émancipation des juifs. Il est catalogué ainsi : MANUSCRITS, plan d'un mémoire écrit par Rœderer, numéro 169, folios 246 et 247.
(15) Dans une séance publique tenue à Metz le 25 août l788, M. LE PAYEN, secrétaire de la Société royale des sciences et des arts de Metz, terminait ainsi un rapport solennel sur la question d'émancipation des juifs : Tout porte à croire que le gouvernement recueilli ce voeu ET NE TARDERA PAS A LE RÉALISER. (Affiches des Évêchés et Lorraine. Année 1788, n° 35, p. 275, vol 1.)
(16) GRAETZ, Histoire des juifs, t. XI, p. 188-189.
(17) Ci-dessus, première partie, chap. VI et chap. VII.
(18) Ci-dessus, troisième partie, chap. VII.
(19) BÉDARRIDE, bâtonnier des avocats à la cour de Montpellier et procureur général à la cour d'Aix, dans son Hisloire des juifs en France, p. 394.
(20) Histoire des juifs de Bordeaux, par Théophile Malvezin, p. 254.
(21) Hist. des juifs de Bordeaux, par T. Malvezin, p. 251-252.
(22) GRAETZ, Hist. des juifs, t. XI, p. 189.
(23) MALVEZIN, p. 252.
(24) Revue des études juives, n° 1, article : L'ÉMANCIPATI0N DES JUIFS, P. 95.
(25) Recueil concernant les juifs, par Halpzen, introduction, p. XXXV.
(26) BÉDARRIDE, Les juifs en France, p. 393.