La police autour de la personne de Jésus-Christ

par l'abbé Augustin Lémann


Chanoine honoraire de la primatiale ; Professeur aux facultés catholiques de Lyon.

PRÉAMBULE


Placer le mot de “police” à côté du nom de Jésus-Christ devrait, ce semble, constituer un outrage, puisque ce mot de police ne peut être prononcé sans entraîner immédiatement à sa suite les idées de délit, de méfait, de culpabilité, choses absolument incompatibles avec Celui que les Écritures annonçaient comme le Saint des saints, et que les démons eux-mêmes ont qualifié de Saint de Dieu.
Mais de même que Jésus-Christ S'est soumis aux angoisses et aux accablements de la tentation, jusqu'à sentir sur Lui le souffle empesté de Satan, afin de nous apprendre à le vaincre ; ainsi a-t-Il accepté de passer par les mains et par les humiliations de la police afin qu'aux jours d'épreuve Ses apôtres et Ses disciples se souvinssent de Ses paroles et s’y confiassent : "Ils jetteront les mains sur vous et vous persécuteront, vous livrant aux synagogues et aux prisons, vous traînant devant les rois et les gouverneurs à cause de Mon Nom... Mettez donc dans vos coeurs de ne pas préméditer comment vous répondrez. Car Je vous donnerai Moi-même une bouche et une sagesse à laquelle ne pourront résister ni contredire tous vos adversaires (Luc, xxi, 12-15).
Il nous a semblé qu'il ne serait pas sans intérêt, ni sans utilité, de mettre en relief ce côté de la vie de Jésus, surtout à une époque où la police, se multipliant comme les étoiles du ciel, scintille et intervient un peu partout.
Qu'est-ce donc que la police a pensé de Jésus-Christ ? Quel rôle a-t-elle rempli à Son égard ? En même temps que la réponse à ces questions rentrera dans le développement de l'Apologétique chrétienne ; science si capitale à notre époque, elle pourra être aussi une page de renseignements à l’usage de MM. les agents de la police, heureux probablement d'apprendre, au milieu de leurs fonctions parfaitement respectables et absolument nécessaires, ce que des collègues de race hébraïque et romaine ont dit et accompli autour de Jésus-Christ.

I. - ORGANISATION DE LA POLICE EN PALESTINE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST.


Au temps de Jésus-Christ, le service de la police, si varié à travers les siècles, soit dans son organisation, soit dans son exercice, mais dont le but était toujours la tranquillité de l’Etat, la sécurité et le bien-être des particuliers, s'effectuait, chez le peuple juif, de deux manières :
D'abord, par les soldats romains. L'historien Josèphe1 rapporte, en effet, que, depuis qu’ils étaient devenus maîtres de la Judée, les Romains maintenaient une légion à Jérusalem, dans la citadelle Antonia, véritable petite ville à l’angle nord-ouest de l’esplanade du Temple et communiquant avec ses portiques par des degrés. Ces troupes chargées de veiller à la sûreté de la ville, étaient encore destinées à empêcher que, dans les grandes solennités religieuses où le concours du peuple dépassait quelquefois plus d’un million d’hommes, il ne s'élevât quelque tumulte ou quelque désordre. A cette fin, une cohorte (environ six cents hommes), détachés de la légion, venait, par les degrés, prendre position devant les portiques du Temple, avec la consigne d'obéir, pour tout ce qui regardait la tranquillité publique, à celui d'entre les prêtres nommé, dans les Actes des Apôtres, “le Capitaine du Temple"2.
Cette cohorte romaine, ainsi mise à la disposition de ce chef supérieur du corps sacerdotal, constituait, comme on le voit, une police étrangère.
A côté de cette police étrangère, il y avait aussi, à Jérusalem, une police indigène, chargée d'exécuter les mandats d'arrêt lancés par le Sanhédrin, Rome ayant laissé aux Juifs le droit de juger les causes qui touchaient à leur religion, d’emprisonner, d'excommunier et de fouetter les coupables. Cette police indigène, qui dépendait uniquement du Sanhédrin ou tribunal suprême de la Judée, porte, dans les Évangiles et les Actes, le nom de serviteurs, ministri (Matth., xxvi, 58 ; Marc, xiv, 54 ; Jean, vii, 32, 45 ; xviii, 3, 12, 22 ; xix, 6 ; Act., v, 22, 26). Serviteurs, voilà donc, dans la Bible, le nom affecté aux employés de la police, remplacé depuis longtemps par celui d'agents. L'expression biblique ne serait-elle point préférable ? Le nom d'agents incline à la violence ; celui de serviteurs rappelle qu'on a la garde de la faiblesse et du droit.
Et ainsi, des soldats romains pour maintenir l'ordre des serviteurs ou agents pour exécuter les mandats d’arrêt, tels étaient, au temps de Jésus-Christ, les deux éléments constitutifs de la police en Palestine et dont il importe de préciser, à Son égard, les gestes et les paroles.


II. - L’ESPIONNAGE.


La première démarche de la police qui se rencontre autour de Jésus, c'est l'espionnage en Galilée.
On sait que le ministère de Jésus a eu pour principal théâtre la Galilée, Ses séjours à Jérusalem, en raison de l'hostilité des Sanhédrites, ayant été rares, au nombre de cinq ou six, et jamais prolongés.
Des émissaires circulent donc en Galilée, épiant Jésus, Le suivant, L'observant. Quels sont ces émissaires ?
Apparemment quelques agents ou serviteurs du Sanhédrin dont il vient d'être parlé : ce rôle leur convenait. Qu'on se détrompe !
Les émissaires, au témoignage de saint Matthieu et de saint Luc, sont des scribes et des pharisiens envoyés de Jérusalem (Matth., xv, 1 ; xvi, 1 ; Luc, v, 17), c'est-à-dire des docteurs de la nation. Docteurs ! Ce nom nous représente des hommes dont le cœur doit être vaste comme la vérité ; des hommes qui versent sur le monde leur lumière, comme les astres leurs clartés ; des hommes, enfin, qui rechercheront les voies de la sagesse, et la poursuivront à travers les espaces où l'aigle même n'atteint pas, dans la sublimité des cieux ! Voilà la mission du docteur !
Est-elle celle de ces pharisiens et de ces scribes envoyés de Jérusalem ? Non, mais, comme de vils agents, ils se sont dissimulés dans la foule. Au lieu de planer en haut avec la doctrine qu'ils entendaient, ils se sont embusqués en bas. Ils ont épié Jésus, surveillant Ses actes et Ses paroles, et, maintenant qu'ils croient avoir surpris et trouvé un motif d'accusation, avant de retourner auprès de ceux qui les ont envoyés, ils s'approchent du Maître, et, d'une voix hypocrite : “Pourquoi, Lui disent-ils, Vos disciples transgressent-ils le tradition des anciens ? car ils ne lavent pas leurs mains lorsqu'ils mangent du pain”. Mais Jésus les confond par cette réponse : “Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu dans l'intérêt de votre tradition ? Car Dieu a dit : Honore ton père et ta mère... Mais vous, vous dites : quiconque dit à son père et à sa mère : Corban (consacrés à Dieu) sont les biens à l'aide desquels je pourrais vous soutenir, celui-là n’est pas obligé de soulager son père et sa mère"3.


De la Galilée, nous voici maintenant à Jérusalem. La ville est comme enguirlandée de feuillage, car c’est la fête des Tentes ou des Tabernacles, qui dure huit jours. La foule des pèlerins est énorme ; elle se dirige vers le Temple et se presse déjà sous ses portiques. Toutes les conversations, mais à voix basse, car on a peur du Sanhédrin, se rapportent à Jésus. “Les uns disent : C'est un homme de Dieu ; d’autres : Non, Il égare la multitude”. Or, tandis que l'on était déjà au milieu de la fête, c’est-à-dire au quatrième jour, Jésus survient, monte au Temple et se met à enseigner. Il y avait des docteurs parmi la foule. Ils s'étonnent et se prennent à dire : “Comment connaît-il les lettres, Lui qui n'a pas étudié ?” Lui ! ils affectent, par dédain, de ne pas prononcer le Nom de Jésus. Mais la lumière de la grâce se faisant jour peu à peu dans les âmes simples et droites, beaucoup parmi la foule, rapporte saint Jean crurent en Lui et disaient : “Le Messie quand Il viendra fera-t-Il plus de miracles que n’en fait Celui-là ?” Ces paroles, quoique échangées à voix basse, ont été entendues de quelques pharisiens. Vite, ils courent en informer le Sanhédrin. Sur-le-champ une mesure est prise : c’est un mandat d'arrêt qui est lancé contre Jésus : “Des serviteurs ou agents du Sanhédrin, continue saint Jean, sont envoyés pour se saisir de Lui" (Jean, vii, 2, 11-15, 25, 26, 30, 31).

III. - LE PREMIER MANDAT D’ARRÊT ET LE RAPPORT OFFICIEL DE LA POLICE.


Cette fois c'est la vraie police, la police indigène, qui apparaît. Des serviteurs ou agents du Sanhédrin ont donc reçu l'ordre de se mêler à la foule, de surveiller Jésus et de l'appréhender au corps, dès qu'une heure propice se présentera. Suivons-les.
Les voici arrivés sur l'esplanade du Temple et de là sous ses portiques. Ils se glissent à travers la foule, parviennent enfin à s'approcher de Jésus, bien décidés à exécuter leur consigne et à se saisir de Sa personne. Jésus enseignait. Les agents se mettent à L'écouter, comme les autres, et à L'écouter jusqu'au soir. Le lendemain, ils reviennent et ils écoutent. Un troisième jour, ils reviennent et ils écoutent. Enfin le dernier jour, le plus grand de la fête, étant arrivé, les agents reviennent encore, à leur poste, et toujours ils écoutent.
Jésus était debout : Il exposait la conclusion de tous les enseignements donnés par Lui durant les quatre jours. Saint Jean nous a conservé cette conclusion. Jésus la crie d'une grande voix, de manière à être entendu de tous : “Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à Moi et boive. Celui qui croit en Moi, comme le dit l'écriture, de son sein jailliront des torrents d'eau vive jusqu’à la vie éternelle”. A peine ces paroles ont-elles été prononcées, que des voix s'élèvent de la foule : “Celui-ci est vraiment le Prophète !” D’autres ajoutent : “Il est le Messie !” Mais aussitôt d'autres voix ripostent : “Est-ce que le Messie peut venir de la Galilée ?” Une discussion s’engage, durant laquelle Jésus Se retire. Mais les agents, eux aussi, ont repris le chemin du Sanhédrin (Jean, VII, 32-44). Pénétrons-y à leur suite.
Les pontifes et les pharisiens ne les ont pas plus tôt aperçus sans Celui qu’ils attendent, qu’une clameur de déception, mêlée de rudesse et d'indignation, s'élève. “Pourquoi ne L'avez-vous pas amené ?” Tous parlent ensemble, tous dédaignent de prononcer le nom de Celui qu'ils abhorrent : “Pourquoi ne L'avez-vous pas amené ?” C'est comme un torrent de haine contre lui, de fureur et de dépit contre les malheureux agents.
Que vont-ils répondre, interdits qu'ils doivent être sous un pareil débordement ?
Et les serviteurs répondirent : “Jamais homme n’a parlé comme cet homme!” (Jean, VII, 45, 46)
C'était le cri de l’honnêteté. Ce que les agents avaient ressenti en écoutant Jésus, ils le rapportent avec simplicité et franchise. Comme la foule, ils ont subi Son ascendant, le charme de Sa douceur et de Sa parole. Immobiles à Ses cotés durant quatre jours consécutifs, avec l’ordre de L’arrêter, ils se sont sentis subjugués, entraînés, désarmés, serviteurs de leur conscience plutôt que de l’injustice de leurs maîtres. Et maintenant qu’ils ont à faire leur rapport, à dresser procès-verbal, nonobstant la tempête de dépit qui les accueille et l’intimidation qui les enserre, simplement mais fermement, ils déposent de la sorte : “Jamais homme n’a parlé comme cet homme”. Tel fut le rapport officiel de la police juive.
A moi, durant un instant l'heureux avocat de Jésus, d'en tirer des conclusions.
C’est au Sanhédrin que je m’adresse : “Jamais homme n’a parlé comme cet homme”, telle est la déposition de vos serviteurs, l'appréciation de vos agents. Ils ne sauraient vous être suspects, ces envoyés de votre police. L’homme que depuis trois ans vous poursuivez d’une haine toujours grandissante parce que Ses voies de lumière et de pureté ne sont pas les vôtres et qu'Il a démasqué votre hypocrisie (Sagesse, ii, 12-21), cet homme, vous avez dû, pour faire exécuter à Son égard votre mandat d’arrêt, mettre sur pied, non pas les moindres mais les plus rusés de vos serviteurs, les plus énergiques et les plus décidés de vos agents : les uns et les autres ne sont pas suspects. Eh bien, quel est leur rapport sur Lui ? En ne Le nommant pas, j’emploie votre langage. “Jamais homme n’a parlé comme cet homme”, jamais Jérusalem avait entendu les livres de Moïse, entendu la harpe de David, la sagesse de Salomon, les oracles d'Isaïe et d'autres prophètes... Aucun d'eux cependant n’a parlé comme cet homme ! Mieux qu'Isaïe, mieux que Salomon, mieux que David, mieux que Moïse, supérieur à tous.. Il ne peut être que le Messie promis !
C’était la conclusion du bon sens et de la logique : celle du Sanhédrin fut tout autre.
A peine les serviteurs eurent-ils exprimé leur sentiment, qu’une immense clameur d’irritation éclate de toutes les parties de la salle du grand Conseil : “Avez-vous donc été séduits, vous aussi ?... En est-il un seul parmi les prêtres et les pharisiens, vos chefs et vos maîtres dans la Loi, qui croie en Lui ?” (Jean, VII, 47, 48)
C’était, en langage moderne, signifier aux malheureux, je me trompe, aux bienheureux agents, qu'ils étaient cassés !
Dix-huit siècles passeront sur ce rapport de la police juive, et un jour, d'un rocher perdu au sein des flots de l'océan Atlantique, transformé en prison, s'échappera cet aveu : “Je me connais en hommes et je te dis que Jésus-Christ n'était pas un homme !” C'est la même profession de foi, émise par la même droiture de cœur :
Jamais homme n’a parlé comme cet homme !
Je me connais en hommes et je te dis que Jésus-Christ n'était pas un homme !
Témoignage immortel de la Messianité de Jésus, ces deux paroles se font écho par-dessus les siècles et les océans. Ceux qui les proféreront, les modestes subalternes et le grand capitaine, ont paru devant Dieu. Leur acte de foi les a suivis !

IV. - LE SECOND MANDAT D’ARRÊT ET L’ENTRÉE TRIOMPHALE.


Un premier mandat d'arrêt n'a pas abouti. Diverses circonstances, entre autres, deux séjours de Jésus, l'un en Galilée, l'autre en Pérée, au delà du Jourdain, retardèrent encore environ durant cinq mois l'accomplissement des pervers desseins du Sanhédrin. Mais la Pâque est proche, celle qui va clore le ministère public et la dernière année de Jésus.
Il a quitté la Pérée, reprenant le chemin de la Judée et annonçant à ses disciples que Sa Passion, elle aussi, est proche. Les voici à Béthanie, en vue de Jérusalem. Tous les pèlerins arrivés d'avance pour la Pâque cherchent déjà Jésus, tant Il est devenu l'objet de l'attente universelle : “Que pensez-vous ? disent-ils entre eux ; est-ce que vraiment Il ne viendra pas ?” (Jean, XI, 56)
Les Sanhédrites, eux aussi, sont aux aguets, mais dans un autre but. Quelques semaines auparavant Jésus, arrivé inopinément et transitoirement en Béthanie, y avait accompli le grand miracle de la résurrection de Lazare, et beaucoup de juifs de Jérusalem, témoins du prodige, croient désormais en Lui. Un conseil extraordinaire du Sanhédrin, présidé par Caïphe, s’est immédiatement réuni en vue d’arrêter le mouvement : “Si nous Le laissons faire de la sorte, tous croirons en Lui”. (Jean, XI, 48)
La mort de Jésus y a été proposée par le Pontife lui-même, arrêtée par le Conseil (Jean, XI, 1-53) ; et, si la sentence formelle n’a pas encore été portée, en attendant qu'elle le soit prochainement, un second mandat d'arrêt, plus précis et plus impératif que le premier a été lancé par le Sanhédrin : “Les pontifes et les pharisiens, dit saint Jean, avaient donné l’ordre que, si quelqu’un savait où Il était, il l’indiquât, afin qu’on Le saisit”. (Jean, XI, 56)
Mais que peuvent tous les hommes contre Celui qui est maître de leurs volontés, ou pour les changer, ou pour les suspendre ?
Jésus paraît : Il est monté sur le poulain d’une ânesse, en Orient si noble d’allure, selon cette annonce faite par un prophète : “Réjouis-toi, fille de Sion ! Pousse des cris d’allégresse, fille de Jérusalem ! Voici que ton Roi vient à toi : humble et doux, Il apporte le salut ; pauvre, Il est monté sur une ânesse et son ânon”. (Zacharie, IX, 9)
Les premiers, les disciples de Jésus ont poussé les cris de joie annoncés (Marc, XI, 7). La foule accourue de Béthanie partage les transports des disciples (Marc, XI, 8). Les uns jettent leurs vêtements à terre pour orner le chemin ; d’autres dépouillant les figuiers et les oliviers, le couvrent de rameaux verts ; tous à l’envi éclatent en chants de triomphe : “Hosanna au fils de David! Béni le roi d’Israël qui vient au nom du Seigneur! Hosanna, paix, gloire au plus haut des cieux!" (Matth., XXI, 9 ; Luc, XIX, 38 ; Marc, XI, 10).
Mais voici que des Sanhédrites, tirés de leurs maisons par l'émoi de la ville, eux aussi, sont accourus. Pour qui donc ces palmes qui s'agitent et ces chants de triomphe qui retentissent ? Stupéfaction ! L'homme ainsi acclamé, c'est Lui ! A la stupeur succède l'irritation. “Nous n'y gagnons rien, murmurent-ils entre eux ; tout le monde court après Lui". (Jean, XII, 19)
Ils disaient vraie. C'était tout le monde, en effet, le peuple tout entier, le peuple, toujours clairvoyant, toujours loyal et généreux, lorsqu'il échappe aux meneurs, qui, de sa voix puissante comme l'ouragan, se déclarait pour Jésus-Christ. Saisi, soulevé tout à coup par le souffle de Dieu, il passait par-dessus la crainte du Sanhédrin qui avait retenu, jusqu'alors, toutes les poitrines dans l'oppression, toutes les bouches dans le silence : “Vive Jésus le Messie ! Vive le Fils de David ! Vive notre Roi !” Le premier mandat d'arrêt était resté lettre morte entre les mains d'honnêtes agents de la police ; le second se trouvait lacéré et foulé aux pieds sous les applaudissements et !es acclamations du peuple.
Mais un incident caractéristique qui mérite d'être rappelé s'était produit durant cette marche triomphale : c'était un groupe de Juifs, perdus dans la foule, qui, tout à coup, s'étaient mis à crier : “Maître, réprimez donc Vos disciples !" (Luc, XIX, 39)
Quels avaient été ces interlocuteurs ? Sans doute, quelques agents du Sanhédrin, expédiés en toute hâte pour contenir l'émotion du peuple ? Non, c'étaient encore des pharisiens, de ces docteurs comme ceux que nous avons rencontrés sur les chemins de la Galilée. Impuissants à arrêter l'élan populaire, ils s'étaient chargés de le diminuer, de l'amoindrir, de lui enlever quelques cris, quelques voix. C'est à Jésus lui-même qu'ils ont osé s'adresser : “Maître, lui ont-ils dit d'un ton moitié suppliant, moitié menaçant, réprimez donc vos disciples ! ” La réponse de Jésus fut écrasante, empreinte cependant de tristesse, car cette foule si affectionnée, les pharisiens allaient bientôt la Lui ravir : “Je vous déclare que, si ceux-ci se taisent, les pierres mêmes M'acclameront". (Luc, XIX, 40) Non, Seigneur, ne recouvrez pas aux pierres ! Le peuple vous reviendra !

V. - LA RUSE SUBSTITUÉE AUX MANDATS D’ARRÊT.


Les Sanhédrites étaient atterrés. Aussi Jésus put-Il se faire entendre encore librement dans le Temple durant deux jours, le lundi et le mardi saints. Sur le soir du mardi, ils se sont ravisés.
Au temps où le soleil venait de se coucher à l'horizon, un Conseil extraordinaire du Sanhédrin se tient dans le palais des grands prêtres ; Caïphe préside. L'objet du Conseil n'est point de délibérer sur la mort de Jésus. Elle a été complotée, arrêtée, à la suite de la résurrection de Lazare, et il ne reste plus qu'à porter la sentence officielle, qu'à fixer le jour du supplice. Le but du Conseil est de trouver un moyen de se saisir de la personne de Jésus, le second mandat d'arrêt n'ayant point abouti, pas plus que le premier.
Après discussion, la détermination fut celle-ci : “On se saisira de Jésus par ruse et seulement après les fêtes de la Pâque, afin de n'exciter aucun tumulte parmi le peuple". (Matth., XXVI, 4, 5)
Ainsi, c'est la ruse substituée aux mandats d’arrêts, l'adresse à la justice, mesure bien digne de cette assemblée de ténèbres. L'expression historique est formelle, soigneusement recueillie par deux évangélistes : “Quaerebant quomodo eum dolo tenerent : Ils cherchaient comment ils se saisiraient de Lui par ruse, (Marc, XXV, 1, 2), par adresse". Dolo, qui signifie tout à la fois ruse et adresse ; par ruse, parce qu'on a peur du peuple ; par adresse, parce qu'on veut éviter de provoquer son émoi. Il leur faut donc, à ces hommes de mal, prendre les précautions contre la droiture du peuple ; et c'est pourquoi ils décident qu'ils s'empareront de Jésus par ruse, par adresse, sans bruit, sans nouveau mandat d'arrêt, de peur que le peuple, plus équitable, ne leur arrache des mains la proie qu’ils voudraient avoir déjà dévorée.
Pour plus de sûreté et de précaution, ils vont même, imposant un difficile délai à leur haine impatiente, jusqu’à décider que le guet-apens ne s'accomplira qu'après l'octave pascale, dans huit jours, parce qu'alors, la foule des pèlerins, si favorable à Jésus, s'étant écoulée, il sera possible de se saisir de Lui, sans exciter le moindre tumulte.
Et ainsi, par crainte du peuple, les voici encore réduits à temporiser. Ils vont se séparer, à moitié satisfaits, lorsque, tout à coup, la porte s'ouvre : sur le seuil, une figure de traître est apparue, Judas !

VI. - DÉNOUEMENT PRÉCIPITÉ


Que voulez-vous me donner et je vous Le livrerai ?” (Matth., XXVI, 15)
A cette proposition inattendue, un frisson de joie satanique a couru à travers cette meute d'homicides (Ps., XXI, 17).
Le motif s'en devine. La démarche du traître allait fournir au Sanhédrin un moyen de surprendre le peuple, de le détacher du Galiléen, en donnant une apparence de Vérité à toutes les accusations colportées contre lui depuis trois ans.
Elles sont éparses, disséminées à travers les évangiles, ces accusations. Rassemblées et coordonnées, elles forment comme le dossier dressé dans les enfers contre Jésus : “ Pécheur" (Jean, IX, 24), “Ami des publicains et des hommes de mauvaise vie" (Matth., XI, 19), “Malfaiteur" (Jean, XVIII, 30), “Séducteur" (Jean, VII, 12, 47), “Perturbateur de l'ordre public" (Luc, XXIII, 2), “Blasphémateur" (Matth., IX, 3 ; XXVI, 65 ; Luc, V, 21 ; Jean, X, 33), “Violateur du sabbat" (Jean, IX, 16), “Samaritain" (Jean, VIII, 48), “Gourmand" (Matth., XI, 19), “Buveur" (Ibid.), “Démoniaque" (Jean, X, 20), “Insensé" (Ibid.), “Sectateur de Béelzébub" (Marc, III, 22), “Suppôt du démon" (Ibid.), “Béelzébub lui-même" (Matth., X, 25).
Voilà les infâmes propos par lesquels les Sanhédrites n'avaient cessé de poursuivre et de dénigrer Jésus et que maintenant, dans leur joie maligne, ils se promettent bien d'établir victorieusement en face du peuple, grâce à la démarche et à la complicité de Judas. “Ah ! vous nous teniez en suspicion, nous vos maîtres et vos docteurs. Vous critiquiez, blâmiez même nos défiances et nos mesures. Eh bien, voila qu’un de Ses disciples, qui n’est certes pas un disciple ordinaire, puisqu’il fit partie des Douze et que, parmi les Douze, il est chargé du soin de toute la famille, ce disciple vient de lui-même nous Le dénoncer. C’est de son plein gré, sans être recherché par personne, qu’il est venu nous trouver. Pour en arriver là, ne faut-il pas qu’il ait découvert beaucoup de choses qui l’ont enfin dégoûté ?, et qui lui ont fait comprendre que c’est rendre service à la religion et à la société que de les débarrasser d’un homme aussi dangereux”.
Voilà les pensées secrètes exprimées dans cette joie maligne signalée par les évangélistes. Du coup, tous les miracles de Jésus ainsi que Sa vertu devront être rendus suspects. Le marché est conclu.
L’incertitude du Grand Conseil a cessé. Il n'est plus question d'attendre que la fête soit passée, que les masses populaires se soient écoulées. On profitera de la première occasion favorable. Toutefois, la manière de procéder pour se saisir de Jésus, arrêté peu d’instant auparavant, est maintenue. C'est toujours par ruse, par adresse, en évitant tout émoi parmi le peuple, que devra s'accomplir l'arrestation, sous la direction de Judas. L’évangile met bien en relief ce maintien du système adopté : “Ut xraderet illum sine turbis, Judas le livrera à l'insu du peuple”. Tout le système du Sanhédrin est dans ces deux points : Dolo, par adresse ; sine turbis, à l'insu du peuple. Quand Jésus, demain, et l'Eglise, plus tard, seront tombés entre les mains de leurs ennemis, les précautions pour les faire disparaître ne seront plus nécessaires. Actuellement, le principal, l'important, c'est de Les saisir, de leur mettre la main dessus. Donc, dolo, par adresse ; sine turbis, à l'insu du peuple ! A cette manière de procéder, qui est la ruse à la place de la justice légale, le dédain des sentiments du peuple au lieu du respect dû à ses loyales manifestations, il fallait comme expression, un type à part, une dénomination à part. Ce sera Judas aux aguets ! Judas quaerens opportunitatem (Matth, XXVI, 56 ; Marc, XIV, 11 ; Luc, XXII, 6), l'opportunité, selon l’ancien langage, l’opportunisme selon le langage nouveau !

VII. - L’ARRESTATION


Nous sommes au soir du jeudi saint4. Le moment opportun à été signalé,
Une grande troupe de gens armés et munis de lanternes se dirige, à l'insu du peuple, vers la colline des Oliviers.
Voici, d'après saint Jean (Jean, XVIII, 3), la composition de cette troupe : il y a d'abord des soldats romains, un détachement de la cohorte à la disposition du capitaine du Temple, lors des grandes solennités. C'est pour la première fois que la police étrangère fait son apparition autour de Jésus. Les Juifs vont l'associer à la Passion du Christ. Il y a ensuite des serviteurs ou agents du Sanhédrin, police indigène.
Donc, les deux éléments de la police en Palestine à cette époque.
Est-ce tout ! Non. Selon le récit de saint Luc (Luc, XXII, 52), il y a encore des princes des prêtres et des anciens du peuple, membres du Sanhédrin. Ils ne se sont fiés ni aux soldats romains, ni à leurs propres agents, ni même à Judas. C’est de leurs yeux qu'ils veulent constater et surveiller l’arrestation, prêter main forte s’il est nécessaire. Ils n'ont pas hésité à déserter les parvis du Temple, les sièges de leur magistrature, pour prendre place dans les rangs de la police.
En tête de la troupe marche Judas. Il rappelle qu’un baiser est le signe convenu car on est arrivé au pied de la colline, à un Jardin ombragé d'oliviers, nommé Gethsémani, lieu ordinaire des retraites de Jésus.
Tout à coup le Maître paraît. A sa vue Judas hésite.
Qui cherchez-vous ?" dit Jésus, d'une voix douce et modeste.
Les gens de la troupe, voyant Judas silencieux et immobile au milieu d’eux, croyant peut-être n’avoir affaire qu’à un étranger, répondent aussitôt : “Jésus de Nazareth".
- "C’est moi, Ego sum,” leur dit le Sauveur. A l’instant, comme sous un coup de foudre, tous reculent et tombent à terre, soldats romains, serviteurs, anciens, princes des prêtres, Judas.
C'est que cette unique parole, Ego sum, est la même que celle qui s'était fait entendre au buisson de l'Horeb. Tout en désignant Jésus, elle exprime ce qu’il est : C'est moi, Je suis ! Jésus est Celui qui est. Il le dit aussi pleinement et aussi noblement, en disant seulement : Je suis, que s'il ajoutait : Je suis Celui qui est. Car le premier terme dit tout, et il paraît même avoir plus de force, parce que c’est supposer qu’Il est seul et que tout le reste n’est pas.
Et, en effet, à cette unique parole, tout ce qui paraissait être, soldats, serviteurs, sanhédrites, s'est évanoui, a été renversé, impuissant à se soutenir un instant devant Celui qui est.
Au Sanhédrin, dans son rapport, la police avait été entraînée à confesser la messianité de Jésus ; à Getsémani, dans son renversement, elle fait preuve de Sa divinité !
Qui cherchez-vous ?" demande de nouveaux la voie douce de Jésus, agneau et lion tout ensemble.
Ils savent qu'il est devant eux ; ils n'osent dire : Toi-même. “Jésus de Nazareth", répondent-ils.
- "Je vous l'ai déjà dit : C'est Moi”. Mais, cette fois, Jésus retient l'effet tout-puissant de l'Ego sum.
Il fallait un terme à ces hésitations. Les soldats, les agents, troublés de ce qui venait de se passer, regardaient Judas et attendaient le signal convenu. Le traître s'approche précipitamment : “Maître, sabat !” dit-il, et ses lèvres touchèrent le Christ5.
Toute la troupe, soldats et agents, se jettent alors sur Jésus, Le saisissent et Le lient. Il est entraîné vers Jérusalem. Elle avait sonné, l'heure concédée à la puissance des ténèbres !
A cette heure aussi, stationnaient autour de Jérusalem d'innombrables troupeaux destinés à être immolés pour la Pâque du lendemain. Aux gémissements du prisonnier se mêlait le bêlement des agneaux.

VIII. - DEVANT LE SANHÉDRIN.


Chemin faisant, on s'arrête chez Anne, beau-père de Caïphe, pour laisser au Sanhédrin le temps de s'assembler.
Bientôt tous ses membres, prêtres, docteurs, anciens, sont réunis chez Caïphe, et le sinistre cortège apparaît.
Le palais du Pontife, comme toutes les riches maisons de l'Orient, est muni d'un vestibule et d'une cour intérieure.
Devant le vestibule, une séparation s'opère : ce sont les soldats romains, police étrangère, qui rentrent à leur caserne. L'arrestation accomplie, leur concours est actuellement inutile ; ils ne figureront pas dans les scènes du Sanhédrin.
Seuls, les agents de la police indigène ont pénétré dans le palais.
Les uns se sont arrêtés dans la cour intérieure pour y faire la garde, en cercle auprès du feu, car le froid est vif. A ceux-ci se sont mêlés les valets de Caïphe, ainsi que le note saint Jean (XVIII, 18). Pierre se chauffe au milieu d’eux.
Les autres ont entraîné le prisonnier dans la salle du tribunal où Caïphe préside.
Des divers incidents qui vont se succéder devant la Haute Cour juive, deux seulement seront marqués par l’intervention de la police : le début du procès et sa clôture.
Caïphe a posé une première question à Jésus, l'interrogeant “sur Ses disciples et sur Sa doctrine”.
Réponse de Jésus : “J'ai parlé publiquement. J’ai toujours enseigné dans les synagogues et le Temple où les Juifs s'assemblent et Je n'ai rien dit en secret. Pourquoi M'interroger ? Interrogez ceux qui M’ont entendu sur ce que Je leur ai dit. Ceux-là savent ce que Je leur ai enseigné". (Jean, XVIII, 20-21)
Noble et ferme réponse qui rappelait à Caïphe que ce n’est pas à un prévenu d’être son propre accusateur, mais qu’il est du devoir d’un juge de formuler nettement le corps du délit.
Embarras de Caïphe. Mais on vient à son secours. C'est un agent de la police debout près de Jésus, qui Lui donne un soufflet en disant : “ Est-ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ?
La protestation de Jésus fut majestueuse et calme : “Si J'ai mal parlé, montrez ce que J'ai dit de mal ; si J’ai bien parlé, pourquoi Me frappez-vous ?"
Toutes les dépositions des faux témoins s'étant contredites, Caïphe, déconcerté, se lève : il faut en finir :
Je T'adjure, au nom du Dieu vivant, dis-nous si Tu es le fils de Dieu ?"
- "Je le suis”, répond Jésus ; et Il ajoute “Toutefois Je vous le dis : un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté de Dieu et venant sur les nuées du ciel”.
A cette réponse, le grand prêtre déchire ses vêtements, en s'écriant : “Qu'avons-nous encore besoin de témoins, vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ?”
Tous répondirent : “Il est digne de mort”.
Alors se passa une scène d’outrages sans nom. Ce sont les valets de Caïphe et les agents du Sanhédrin qui se jettent sur Jésus. Les uns Lui crachent au visage ; les autres Lui donnent des soufflets ; d'autres Lui bandent les yeux et, Le frappant, Lui disent après chaque coup : “Christ, prophétise, qui T'a frappé ?” ajoutant encore d'autres blasphèmes, ou plutôt noirceur sur noirceur, lâcheté sur lâcheté (Marc, XIV, 65 ; Matth., XXVI, 67, 68).
C'est là le grand méfait de la police juive. A Gethsémani, dans l’arrestation, on pourrait admettre qu’elle a été contrainte d’obéir ; au Sanhédrin, dans les outrages, elle a forfait d’elle-même au respect qu'elle devait à un condamné à mort. Et, au milieu de ces outrages, Jésus se taisait : l’attitude de l'Agneau muet, prophétisée par Isaïe, avait commencé.

IX. - AU PRÉTOIRE


Bien qu'elle eût été portée, l'injuste sentence ne devenait valable qu'après ratification par le procurateur romain, les Juifs, depuis la conquête, se trouvant dépouillés du droit de mort.
Une foule énorme, attirée par le cortège qui traverse la ville, traînant Jésus, s'est amassée devant le prétoire. Cette foule est houleuse, car déjà les Sanhédrites ont commencé à l'émouvoir, reprenant toutes leurs anciennes calomnies qu’ils fortifient par la démarche de Judas, la condamnation qui vient d'être portée et l'humiliation muette de Jésus dont le prestige est à peu près effacé.
Mais voici que le silence se fait : Pilate a monté les degrés du tribunal placé devant le prétoire, il va parler au peuple : “C'est la coutume parmi vous que je vous délivre quelqu'un le jour de Pâque (Jean, XVIII, 39). Qui voulez-vous que je vous délivre : Barabbas ou Jésus qui est appelé le Christ ?". (Matth., XX, 11, 17)
A peine la proposition est-elle entendue, qu’on voit se répandre, ainsi que des serpents parmi la foule, des meneurs avec ces seuls mots : “Barrabas ! réclamez Barrabas !”
En un clin d'œil, ils ont parcourus tous les groupes, Satan leur communiquant sa célérité. Aussi, lorsque, pour la seconde fois, Pilate demande: “Voulez-vous que je vous délivre le Roi des Juifs ?” un cri unanime s'élève du sein du peuple: “Pas Celui-ci, mais Barrabas !”
Les meneurs, quels étaient les meneurs ? Je ne les ai pas encore nommés, il importe de les connaître. Car ce sont eux qui viennent d’achever de tromper la foule, de corrompre le suffrage populaire, d'où va sortir le déicide de toute la nation. Qui sont-ils donc ces hommes à jamais infâmes qui, répandus à travers la foule, l’ont enflammé de leurs passions, lui persuadant de préférer un brigand au Sauveur ? Etaient-ce des agents de la police ? Non, ceux-là n'étaient pas suffisamment criminels ; mais les membres mêmes du Sanhédrin, les Anciens et les Prêtres, selon le témoignage précis de saint Jean. Ce sont eux qui, ravalés aux basses fonctions de sous-policiers, ont couru à travers la foule, excitant, ordonnant, menaçant (Matth., XXVII, 20 ; Marc, XV, 11). Pilate lui-même est épouvanté du choix. Il se fait apporter de l’eau et se lavant les mains : “Je suis innocent, s’écrit-il, du sang de ce juste !" (Matth., XXVII, 24) Une clameur horrible, surnaturelle, lui répond : “Que Son sang soit sur nous et sur nos enfants !" (Ibid., 25) C'était le peuple tout entier, travaillé depuis le matin, qui assumait, à cet instant, le sang du Juste. Son revirement est complet. La clameur du sang a remplacé l’hosanna au Fils de David. Et le souhait déicide, comme un second péché originel, ira, à travers des siècles et des siècles, atteindre les générations de ses enfants.
Mais Pilate hésite encore. Il va essayer d'apitoyer ces cœurs féroces. Il ordonne donc la flagellation. Comme si l'on calmait les bêtes fauves en leur montrant du sang ! A ce moment, changement de personnes. C'est par la police étrangère, les soldats romains, que s'accomplit l’horrible supplice.
Tous les soldats de garde au prétoire y prennent part, ou comme exécuteurs ou comme témoins. Puis, sur le corps sanglant de la pauvre victime, ils jettent un manteau de laine rouge, ils ceignent Sa tête d'une couronne d'épines, placent dans Ses mains liées un roseau en guise de sceptre, et, fléchissant le genou avec ces paroles : “Salut, roi des Juifs !”, ils ne se relèvent que pour le couvrir de soufflets et de crachats (Matth., XXVII, 27-30 ; Marc, XV, 16). Mêmes outrages que dans la salle du Sanhédrin. La couronne d'épines n'a fait que remplacer le bandeau sur les yeux. Police étrangère et police indigène peuvent, à ce moment de la Passion, se donner la main !
Mais la police indigène va rentrer en scène. Pilate a poussé devant lui le Roi des Juifs. Il L’amène dehors, il Lui fait monter les degrés du tribunal et, Le produisant devant la foule, la couronne d'épines au front, le manteau rouge sur Ses épaules pantelantes : “Voila l’homme !" (Jean, XIX, 5) s'écrie le proconsul, comptant sur cette majesté de la douleur.
Les pontifes, renforcés, cette fois, des agents du Sanhédrin, ont prévenu tout retour à la pitié. C'est un témoin encore, saint Jean, qui le rapporte (Jean, XIX, 6). A peine ont-ils aperçus l’homme ensanglanté, que, d’une voix formidable, ils entraînent toute la foule : “Crucifiez, crucifiez-Le !”
C'est ainsi qu'au prétoire toute la police à donné : les membres du Sanhédrin comme meneurs, égarant la foule, la pervertissant, jusqu’à lui faire préférer un brigand au Sauveur ; les soldats romains comme exécuteurs de la cruelle torture de la flagellation, y ajoutant des outrages plus cruels encore ; les pontifes, renforcés des serviteurs, comme cœurs de tigres fermés à la pitié, donnant le signal de l'horrible clameur : “Crucifiez, crucifiez-Le !”
Mais Pilate est toujours hésitant. Il veut encore disputer à ces rugissements la vie du Christ. Il cherche un moyen. Les Sanhédrites s'en aperçoivent. Vite leur haine intelligente a prévenu ses efforts : “Si vous Le délivrez, lui crient-ils, vous n'êtes pas dévoué à César !" (Jean, XIX, 12) A ce nom de César, Pilate a pâli : devant ses yeux a passé la figure de Tibère, avec le crédit des délateurs. Son parti est pris, mais comme le prennent les lâches. Il monte à son tribunal et, indiquant de la main Jésus qu'il abandonne :
C'est donc là votre Roi ?" répond-il aux Sanhédrites, appuyant avec ironie sur ce nom de roi, pour se venger de ceux qui l'obligent à capituler devant celui de César.
Enlevez, enlevez-le, crucifiez-le !" hurle la foule.
- "Votre roi, Le crucifierai-je ?" reprend Pilate, insistant sur l’ironie.
- "Nous n'avons d’autre roi que César" (Jean, XIX, 14-16), crient alors les grands prêtres, reniant en ce moment la foi mosaïque, tous les prophètes, le Messie même, mais clouant Pilate.

X. - AU PIED DE LA CROIX


C'est fait, le Juste est livré. La police indigène s’écarte.
Aux soldats romains, à la police étrangère, de se mettre en marche pour accomplir le crucifiement. Ce sont les soldats romains qui entraînent, en effet, sur la voie douloureuse Jésus chargé, comme Isaac, du bois de Son sacrifice ; eux, qui vont Lui présenter le vin mêlé de myrrhe, Le dépouiller de Ses vêtements, L’étendre sur la croix, planter des clous dans Ses pieds et dans Ses mains, Le dresser avec l'arbre sanglant, partager Ses vêtements, jeter le sort sur Sa tunique, présenter, au bout du roseau, l’éponge imbibée de vinaigre...
Ce n’est donc pas nous qui avons crucifié Jésus, objecteront plus tard, en se prévalant de toutes ces circonstances, les rabbins, continuateurs des Sanhédrites. S'il y a eu culpabilité, l'odieux en doit retomber sur les Romains.
Avez-vous donc oublié que c'est vous qui avez livré Jésus à Pilate ; vous qui, par la violence de vos clameurs et de vos menaces, lui avez extorqué6 la ratification de votre inique sentence ? Le procurateur s'en défendait et, pour la troisième fois, vous objectait : “Mais quel mal a-t-il donc fait ? Je ne découvre en lui aucune cause de mort ! Crucifiez, crucifiez-Le !” (Luc, XXIII, 22) ce fut là votre unique réponse. Et vos clameurs féroces montaient, montaient toujours : “Crucifiez, crucifiez-Le !" (Luc, XXIII, 23 ; Marc, XV, 14)
A Pilate donc la lâcheté de l'abandon et de la ratification de votre sentence ; aux soldats romains, la cruelle exécution matérielle de la flagellation et du crucifiement ; mais à vous, les vrais bourreaux, la responsabilité de la Passion et l'opprobre du déicide !
Et contre vous aussi la conclusion inattendue qui va mettre fin, sur le Golgotha, à l'intervention de la police étrangère.
Jésus a rendu l'esprit en jetant un grand cri, un cri plus puissant que celui qui avait ressuscité Lazare.
Et voici qu'au même instant, le voile placé dans le Temple, devant le Saint des saints, se déchire du haut en bas ; la terre tremble ; les rochers se fendent ; les tombeaux s'ouvrent et plusieurs morts sortent de leurs sépulcres.
A ce cri surhumain, qui a remplacé le faible et imperceptible soupir, terme ordinaire de l'agonie, qui ébranle le Golgotha et trouble toute la nature, le centurion romain, chef de la police étrangère, de garde “vis-à-vis de Jésus”, se sent troublé lui aussi. Il lève les yeux vers la victime clouée à la croix, et, la montrant de la main, il s'écrie : “Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu !" (Marc, XV, 39) Et, au même instant plusieurs soldats, éclairés comme leur chef, répètent avec lui : “Vraiment, c'était le Fils de Dieu !" (Matth., XXVII, 54)
L'entendez-vous, ô Sanhédrites ! C'est le témoignage de la police étrangère, qui vient se joindre au rapport de votre police indigène. Vous ne vous attendiez point, lorsque vous dépêchiez les plus farouches de vos agents avec l'ordre d'arrêter et de vous amener Jésus, qu'ils reviendraient seuls, en faisant ce rapport : “Jamais homme n'a parlé comme cet homme” ; et voici qu'à cette heure où vous vous dites : “C'est fini du Galiléen”, la police étrangère, ces Romains, contraints par vous de s'associer à la Passion, ajoutent au rapport de vos agents cet autre témoignage qui le complète et qui, lui aussi, n'est pas suspect : “Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu !” La police indigène avait affirmé la Messianité de Jésus, la police étrangère proclame maintenant sa divinité !

XI. - CONCLUSION


Tels furent, autour de Jésus, les paroles et les gestes de la police.
Tout ce qu'il est possible d’exercer d’actes fâcheux et douloureux a été épuisé à son égard. Il a été épié, suivi, dénoncé, arrêté, lié, traîné de tribunal en tribunal, maltraité, raillé, souffleté, flagellé, conspué, dépouillé, supplicié. Dieu, son Père, a tout permis. Trois choses cependant ont été soustraites aux combinaisons perverses du Sanhédrin : le rapport officiel de la police indigène, l'heure de l'arrestation, la dernière parole de la police étrangère en face du Christ expirant.
Il fallait qu'il fût démontré que la police juive elle-même, laissée à son honnêteté naturelle, était du côté de Jésus-Christ et qu'elle l'eût, de concert avec le peuple, reconnu comme le Messie. Poussée par ses maîtres, entraînée par eux dans l’erreur et dans l’injustice, si elle a docilement exécuté leurs complots, son rapport officiel, expression du premier élan et de la vérité, n’en reste pas moins comme l’une des plus fortes preuves de l’infamie du Sanhédrin et aussi comme l’une des plus belles de l’apologie du Christ.
Il fallait qu’il fût démontré que l’oblation de l’Agneau de Dieu était volontaire et qu’il n’était point au pouvoir de la malice humaine de Lui ôter la liberté, ni la vie, avant l’heure arrêté dans les décrets divins. Voilà pourquoi, prêt à se livrer Lui-même, Jésus parle et agit en Dieu. Il se découvre comme Fils de Dieu, alors qu’Il Se livre comme Fils de l’homme.
Il fallait enfin qu’il fût démontré que la police étrangère, que les soldats romains, exécuteurs pour le compte des Juifs, ne se sont pas, comme les Juifs, raidis contre la vérité. Associés à la Passion, beaucoup ne tarderont pas à rendre gloire à Dieu, à la suite du centurion. Ce cri “Vraiment, c'était le Fils de Dieu !” va retentir, éclater dans la Gentilité. Quand donc, à leur exemple, le monde retrouvera-t-il cette droiture de l'esprit et du cœur qui envisage en face et confesse sans honte la vérité placée devant lui ?

IMPRIMATUR : Lugdun., die 8 mensis Martii 1895 PETRUS, ARCHIEP. LUGDUN. ET VIENN.


1 “Il y avait à droite et à gauche, devant l’angle des portiques que la tour Antonia joignait, des degrés par lesquels la garde y descendait armée les jours de fêtes, pour contenir le Peuple, et l’empêcher de se livrer à quelque mouvement séditieux : car au temps que les Juifs étaient soumis aux Romains, il y avait toujours eu une légion romaine dans la tour Antonia”. (Josèphe, Guerre des Juifs, liv, V, chap. v, § 8, traduct. du R. P. Gillet, 1767.)
“Une grande multitude de Juifs s’étant rendue de tous côtés à Jérusalem pour la fête de Pâque. Cumanus, pour prévenir tout désordre et toute émotion, avait fait prendre les armes à une cohorte de soldats, et les avait postés devant les Portiques du Temple, afin qu’ils en imposassent au peuple”. (Josèphe, Antiquit. juiv., liv. XX, chap. v, & 3, trad. Gillet.)

2 Les lévites armés, chargés de garder le Temple, sont mentionnés au 1er livre des Paralipomènes, ix, 1, et xxvi, 1, 19. Leur chef porte le nom de Magistrat du temple dans le texte latin des Actes des Apôtres, mais celui de Capitaine du temple dans le texte grec (Act., iv, 1 ; v, 24). C’est de ce capitaine juif que la cohorte dépendait dans les grandes solennités religieuses, comme il paraît par la réponse de Pilate à la députation qui vint lui demander de faire garder le sépulcre de Jésus-Christ : “Vous avez une garde, c’est-à-dire une cohorte mise à votre disposition ; allez et gardez-le comme vous l’entendez”. (Matth., xxvii, 65.)

3 Matth., xv, 24. D’après les Pharisiens, quand on avait prononcé le simple mot Corban (offrande) sur une propriété, un objet ou une somme d’argent, ces choses étaient par la même irrévocablement consacrées à Dieu. Les mauvais fils et les mauvais débiteurs n’hésitaient pas à se servir hypocritement de cette détestable tradition pharisaïque pour se soustraire aux obligations les plus sacrées.
Cet espionnage par les pharisiens et les docteurs de la loi ne discontinua point jusqu’au dernier jour du ministère public de Jésus. La plume de saint Luc l’a retracé d’une manière énergique : “Les Pharisiens et les docteurs de la loi, dit-il, se mirent à opprimer Sa bouche par toute sorte de questions, lui tendant des pièges et cherchant à tirer de Sa bouche de quoi L'accuser”. (Luc, xi, 53, 54.)

4 La journée du mercredi saint est passée sous silence dans les Évangiles. Jésus ne parut ni à Jérusalem, ni dans le Temple. Celui qui avait dit : Veillez et priez, dut, ce jour-là, se préparer, dans les solitudes de Béthanie, à Son sacrifice et à la mort.

5 C. Fouard, La Vie de Jésus-Christ, t. I, p. 332, 333. Paris, 1882. (Paris, Lecoffre.)

6 Violentia suffragiorum extorserunt (Tertullien, Apol., XXI)