Texte appartenant au site de : livres-mystiques.com de © Roland Soyer - 1/05/1999

 

Satan Contre Jésus

par l’abbé augustin lémann

Chanoine honoraire de la Primatiale Professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
l’université catholique revue publiée sous la direction d’un comité de professeurs des facultés catholiques de lyon - imp. vitte, rue de la quarantaine, 18.

 

L’humanité, dans la personne d’Adam, ayant été vaincue par Satan au paradis terrestre, était devenue, en vertu d’une loi dont l’écriture reconnaît la justice, l’esclave du démon; avec d’autant plus de droit que l’Ange des ténèbres n’avait point vaincu l’homme par violence et par oppression, mais par une ruse dont Adam pouvait et devait facilement se défendre.

Mais l’homme, bien que coupable, avait été séduit, à la différence de l’ange qui avait péché par lui-même. Aussi, tandis que la chute de l’ange avait été sans espérance, son châtiment instantané, sa condamnation éternelle, l’homme obtiendra miséricorde.

Un Rédempteur fut donc promis aux pauvres exilés de l’Éden et à leur race, un Rédempteur qui ne sera autre que le Fils même de Dieu, son Fils consubstantiel et éternel.

Satan sait que ce sera Lui, qu’il s’incarnera, qu’il prendra place dans la famille humaine, pour la sauver, pour la lui ravir. Mais il ne sait que ça. Sa connaissance est limitée, incomplète, inachevée. Ce qu’il voudrait savoir, c’est de quelle manière le Fils de Dieu pourra être à la fois Dieu et homme, de quelle manière sa divinité se manifestera. Mais tout cela demeure caché à ses regards, à ses investigations. Absolument ignorant de l’union personnelle et secrète qui existera entre le Verbe de Dieu et la nature humaine qu’il prendra, ce qui constitue le mystère de l’union hypostatique, impénétrable à toute intelligence créée, soit angélique soit humaine, sans une lumière surnaturelle de la grâce ; exclus aussi de la connaissance des circonstances spéciales dans lesquelles s’accompliront l’Incarnation et la Rédemption, Satan ne sait avec certitude qu’une seule chose, c’est que le Christ, qui doit le vaincre, sera le Fils consubstantiel de Dieu.

Cette annonce surnaturelle, il l’a entendue, une première fois, dans les régions célestes, alors qu’invité par Dieu avec tous les anges à adorer d’avance le Verbe incarné dans la nature humaine comme Médiateur de Religion pour toute la création, il répondit par cette parole d’orgueil : Non serviam, Je ne servirai pas . — Cette annonce surnaturelle, il l’a entendue une seconde fois, sous les berceaux émus de l’Éden, quand, après la chute d’Adam qu’il avait provoquée, Dieu annonça que son Verbe éternel s’incarnerait non seulement comme Médiateur de Religion, mais encore comme Médiateur de Rédemption, et qu’à ce titre il écraserait par le pied d’une Femme, sa Mère, la tête du Serpent. Satan sait tout cela, mais rien de plus, par rapport aux mystères de l’Incarnation et de la Rédemption.


I


Quarante siècles ont passé depuis cette grande annonce, siècles durant lesquels le démon est devenu le prince du monde, le dieu du siècle .

Mais voici que l’heure marquée dans les décrets divins pour la venue du Rédempteur va sonner. La plénitude des temps est accomplie ! Satan le devine. Car les oracles des prophètes relatifs au temps de la venue du Christ, oracles consignés entre les mains de la Synagogue et devenus publics, Satan les connaît, il les a entendus, il les a lus.

Mieux que les plus doctes rabbins, il constate que le sceptre est sorti de la tribu de Juda, que les soixante-dix semaines d’années révélées à Daniel touchent à leur terme, que le second temple attend le Christ. Il se tient donc sur ses gardes ; il est aux aguets !

Que cherche-t-il à surprendre ?

Ce qu’il cherche à surprendre, c’est l’entrée du Fils de Dieu en ce monde. Parmi les oracles qu’il connaît, il en est un, en effet, sur lequel il compte pour être fixé à cet égard, le fameux oracle Isaïe relatif à la Vierge. Isaïe avait ainsi prophétisé : « Voici que la Vierge concevra et elle enfantera un Fils, et son nom sera Emmanuel, Dieu avec nous ». Or la conception et l’enfantement étant des faits de l’ordre naturel, sont du domaine de la connaissance de Satan. Le démon connaît par sa perspicacité naturelle ce qui se fait corporellement. À cette heure de l’histoire du monde, le regard de Satan plane donc sur tous les foyers de la Palestine, il épie, il veut saisir l’entrée du Fils de Dieu en ce monde ! Il sera déçu. C’est, en effet, l’enseignement de la théologie que la conception du Verbe de Dieu dans le sein immaculé de la Vierge Marie a été dérobée, cachée au regard inquiet de l’ange déchu. La présence de saint Joseph l’a trompé, en même temps qu’une vertu divine limitait son regard. Il croit que la grossesse de Marie n’est qu’un fait purement naturel. Les rameaux du palmier protecteur, du juste Joseph, ombrageant la plus pure des vierges, ont servi de voile à l’œuvre créatrice de l’Esprit saint : le Verbe s’est fait chair, et Satan l’ignore.

Mais voici que neuf mois après l’Incarnation, par une nuit étoilée, au-dessus d’une petite bourgade de Judée, retentit ce chant céleste : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! C’est la naissance temporelle du Fils de Dieu qui est annoncée et chantée par les anges. Satan prête l’oreille, il regarde, il aperçoit de pauvres bergers se redisant l’un à l’autre l’annonce angélique : Aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur . Anxieux, il les suit : « Serait-ce le Fils de Dieu qui vient d’apparaître ? » Le voici devant l’étable de Bethléem. Qu’aperçoit-il ? Dans une crèche, entre deux animaux, un enfant petit de taille, ayant besoin du secours des autres, ne pouvant ni parler ni agir, un enfant qui n’est en rien différent de ce qui caractérise en général les autres enfants . Satan se dit : « C’est bien à Bethléem que, d’après la prophétie de Michée, le Christ doit naître ; c’est aussi sous la forme d’un petit enfant que, d’après Isaïe, il doit apparaître. Mais si petit soit-il, sa divinité ne saurait manquer de resplendir de quelque manière. » Et le voilà qui examine. Or, dans la pauvre crèche, pas le moindre vestige de divinité. Au contraire, rien que des signes de faiblesse, rien que des infirmités corporelles : Jésus pleure, il grelotte, il est emmailloté. Impossible, se dit Satan, que sous des dehors si humiliants le vrai et unique Fils de Dieu puisse se trouver !

L’épiphanie succède bientôt à Noël. Tout Jérusalem est dans l’émoi. Des rois venus de l’Orient y ont apparu tout à coup demandant à adorer le roi des Juifs et annonçant que son étoile, une étoile miraculeuse, les avait guidés. « On n’adore qu’un Dieu, se dit Satan, si c’était lui ! » Et le voici de nouveau anxieux, plus troublé que Jérusalem , invisiblement mêlé au cortège des mages qui se rendent à Bethléem. Ceux-ci se prosternent et adorent, et cette adoration ajoute encore au trouble de Satan. Mais le voilà rassuré. À son instigation, Hérode a ordonné le massacre des Innocents . À travers les ombres de la nuit, Jésus a pris la fuite, emporté secrètement par Joseph. « Est-ce que le Tout-Puissant prendrait ainsi la fuite ? Jésus ne l’est donc pas ! » Le départ mystérieux des mages, avertis en songe par un ange de ne pas rentrer à Jérusalem, confirme Satan dans cette idée. Une retraite aussi clandestine ne saurait à son sens, être attribuée qu’à la honte de s’être trompé sur la divinité de Jésus.

Les trente années de vie obscure à Nazareth contribuent encore davantage à calmer les inquiétudes du démon . Il se disait : « Si Jésus était le Fils de Dieu, ce Rédempteur qui doit bouleverser mon empire, il ne se tiendrait pas si longtemps caché dans l’obscure boutique d’un artisan de Nazareth ». Et ce qui achevait d’endormir totalement sa méfiance, c’est que, durant cette longue période de trente années, aucun miracle ne signala Jésus à la curiosité ou à l’admiration. Tout ce que les évangiles apocryphes rapportent de contraire à cet égard, doit être relégué dans le domaine de la légende, saint Jean affirmant positivement que le miracle de Cana fut le premier des miracles de Jésus.

Un jour pourtant, durant ces trente années, les soupçons de Satan se réveillèrent avec effroi, c’est quand Jésus, à l’âge de douze ans, parut dans le temple de Jérusalem et qu’au milieu des docteurs ravis et étonnés, il laissa parler son cœur, ce cœur, trésor de toute vérité, de toute science, de toute sagesse, en même temps que de tout amour. Penchée vers lui dans la stupéfaction et l’admiration, cette assemblée de Pharisiens et de Scribes se demande : « Quel est donc cet enfant merveilleux ? » Quelques-uns sont pensifs : les réponses et les interrogations de l’enfant ont rappelé que les temps marqués pour la venue du Christ sont accomplis. Mais une erreur, celle d’un Christ politique et conquérant, qui doit mettre Israël en possession de l’empire du monde, domine cette assemblée. Les rayons de lumière partis des lèvres de l’enfant, viennent s’y briser et s’éteindre. Les docteurs n’ont rien compris. Mais il en est un qui a compris pour eux, et c’est Satan. Lui, il sait que cet enfant de douze ans est le même que celui dont les anges ont célébré la naissance et que les mages ont adoré. Ses réponses et ses questions qu’il vient d’entendre, l’ont encore plus surpris que les docteurs ! il soupçonne la Sagesse éternelle et il tremble. Mais voici qu’une circonstance inattendue vient calmer ses appréhensions : C’est une humble femme qui s’est approchée de Jésus, en lui adressant ce reproche ou plutôt cette douce plainte : Mon Fils, pourquoi en avez-vous usé ainsi avec nous ? Voilà que votre père et moi nous vous cherchions, étant tout affligés … L’enfant s’est humilié. Il a repris silencieux et obéissant le chemin de Nazareth. Le voile d’obscurité, un instant soulevé, retombe durant dix-huit ans sur sa vie. L’enfer est rassuré.


II


Jourdain, qu’est-ce qui t’émeut et pourquoi tressaillez-vous, sables du désert ? C’est qu’une voix soudaine et puissante a retenti, criant à tous : Faites pénitence, le royaume de Dieu approche ! Jean-Baptiste, le Précurseur, est apparu. À sa prédication, la Judée, la Samarie, la Galilée se sont levées. Les foules se précipitent. Jérusalem elle-même est ébranlée. Le sanhédrin envoie une délégation avec cette question : Qui êtes-vous ? êtes-vous le Christ? et Jean-Baptiste a répondu : Je ne le suis pas. Mais il en vient un après moi, qui est plus grand que moi, car il était avant moi. Et je ne suis pas digne de délier les courroies de sa chaussure .

Invisiblement mêlé à la délégation, Satan a entendu la réponse, et le trouble s’est de nouveau emparé de lui. Mais ce trouble se change bientôt en terreur, lorsqu’il entend cette autre parole : Voici l’Agneau de Dieu, voici Celui qui enlève les péchés du monde, car, en parlant de la sorte, Jean-Baptiste a désigné Jésus.

Qui peut enlever les péchés, si ce n’est Dieu seul ? Il est donc le Fils de Dieu ! Ce raisonnement, que l’ange déchu placera plus d’une fois sur les lèvres des Juifs et qu’il se fait à lui-même en ce moment, était juste, et l’ange déchu a raison de trembler. Mais quel contraste s’est produit soudain. Ce Jésus dont on vient de dire qu’il enlève les péchés du monde, voici qu’il est descendu dans les eaux du Jourdain, se mêlant à la foule des pécheurs et demandant humblement à Jean-Baptiste d’être admis, lui aussi, au baptême de la pénitence. « S’il a besoin du baptême de la pénitence, se hâte de penser Satan avec soulagement, c’est qu’il n’est pas le Saint des saints, il n’est pas le Fils de Dieu. Est-ce que le Fils de Dieu aurait besoin du baptême de la pénitence ? » Il ne se doute pas, ange de l’orgueil, que le Fils de Dieu s’étant incarné pour expier les péchés du monde, il fallait, avant cette expiation qui aura lieu au Calvaire, qu’il acceptât d’abord ouvertement la charge de tous ces péchés, qu’il en prit publiquement la responsabilité devant Dieu. Or, c’est dans les eaux du Jourdain, au jour de son baptême, que Jésus se présente publiquement comme pécheur, comme pénitent au nom du genre humain. Satan a bien aperçu l’attitude du pécheur, et elle a dissipa ses appréhensions; il ne croit plus que Jésus soit le Saint des saints, le Fils de Dieu. Mais ce qu’il n’a pas vu, ce qui lui a échappé, c’est l’acte intérieur de Jésus acceptant dans le secret de sa volonté, devant son Père, la charge de tous nos péchés. La substitution, figurée par Jacob couvert des habits d’Esaü, s’est accomplie sans que Satan s’en doute. « C’est bien la voix de Jacob, avait murmuré le vieil Isaac palpant son fils, c’est bien la voix de Jacob, mais ce sont les mains, les mains d’Esaü ». Et une lumière divine découvrant alors à Isaac l’acte de Jésus dans le lointain des âges, sa substitution à la personne de tous les pécheurs, le patriarche ému avait entonné sur sa couche ce chant prophétique d’allégresse et de reconnaissance: L’odeur qui s’exhale de mon fils est semblable à celle d’un champ fertile et béni du Seigneur ! Que les peuples vous soient assujettis, Ô mon fils, et que les tribus vous adorent ! Mais aujourd’hui, sur les rives du Jourdain, la scène s’est agrandie. à peine Jésus est-il sorti des eaux, que les voûtes du firmament s’ouvrent, l’Esprit saint en descend sous la forme d’une colombe et, dans les hauteurs des cieux, retentit la grande voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances !

Pour le coup, Satan, à peine rassuré depuis un instant, est redevenu perplexe. La substitution de Jésus accomplie dans le secret de sa volonté, lui a échappé. Mais il a vu le ciel s’ouvrir, la colombe en descendre, il a entendu la voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé.— « C’est donc le Fils ! plus de doute possible. » Mais bientôt il se reprend, se disant à lui-même : « Cependant quel fils ? Est-ce le Fils naturel, consubstantiel du Père ? ou bien ne serait-ce qu’un fils adoptif, un de ces mortels privilégiés comme j’en ai tant vus dans l’histoire du peuple de Dieu ? Les princes d’Israël ne sont-ils pas appelés dans la Bible des fils de Dieu ? David était un fils de Dieu ; Ezéchias, Josias l’étaient aussi. Serait-ce de la sorte que Jésus est le fils de Dieu ? Il semble que oui. Car le vrai Fils de Dieu, son Fils naturel, consubstantiel, ne se serait pas placé comme pécheur, ainsi que Jésus vient de le faire, aux pieds du Baptiste. Entre le péché et Dieu, je le sais par moi-même, il y a un abîme. Cet homme qui vient de recevoir le baptême des pécheurs, n’est donc pas le Fils de Dieu ! » Ainsi raisonnait Satan pour se rassurer. Mais un instant après, voici qu’il se disait : « Cependant le ciel s’est ouvert sur sa tête. La voix que j’ai entendue a dit : Celui-ci est mon Fils, non pas un fils adoptif, mais mon Fils bien-aimé. La voix a même ajouté : en qui j’ai mis toutes mes complaisances. Mais les complaisances de Dieu, en qui peuvent-elles se concentrer tout entières, si ce n’est dans son Fils naturel, consubstantiel. Il est donc le-Fils de Dieu »!

Tiraillé de la sorte en sens contraire, parce qu’il ignore le mystère accompli de l’Incarnation, c’est-à-dire du Verbe de Dieu subsistant en deux natures, dont l’une, la nature humaine, porte actuellement le fardeau de nos péchés , Satan n’y tient plus. Son intelligence est bouleversée, d’autant qu’à cette heure il rapproche de ce qu’il vient de voir et d’entendre, tous les contrastes, toutes les oppositions qui, depuis trente ans, s’étaient produites dans la vie de Jésus. Il a vu sa naissance annoncée par les anges, suivie du miracle de l’étoile et de l’adoration des mages. Il a été témoin que Simon, dans le temple, l’a appelé le Salut de Dieu et que les Docteurs de la Loi sont restes muets d’admiration devant sa sagesse. Il a entendu Jean-Baptiste l’appeler Celui qui enlève les péchés du monde, et, maintenant, voici qu’une voix majestueuse, celle de Dieu même, l’a proclamé son Fils bien-aimé. Tout cela incline Satan à croire que Jésus est le Fils naturel de Dieu. Mais, d’un autre côté, il l’a vu naître dans la pauvreté, présenté au Temple comme pécheur, fuir en Égypte, obéir à une femme ; il l’a vu, il n’y a qu’un instant, solliciter et recevoir le baptême de la pénitence ; demain il l’apercevra dans un désert sujet à la faim, à la soif, à toutes les misères de l’humanité. Or Satan, dans son orgueil, ne peut se résoudre à regarder comme Dieu celui qui, portant une nature tirée d’une masse soumise au péché, a été vu si souvent réduit au misérable état du dernier des hommes. Le voilà donc incertain, indécis, inquiet, concernant l’idée qu’il doit se former de Jésus. Incapable de concilier des contradictions manifestes que la seule science de Dieu avait su concevoir et que sa seule puissance avait pu exécuter, il faut cependant qu’il se tire d’embarras, qu’il fasse cesser ses angoisses. Jusqu’à ce jour il n’a été qu’observateur, s’embusquant depuis trente ans, pour surprendre, pour saisir, pour deviner. Désormais c’est d’une manière plus directe, plus efficace, qu’il va s’assurer si Jésus ne serait pas le Fils naturel de Dieu .


III


Quel moyen Satan emploiera-t-il ?

Un seul, mais redoutable, et dont il usera successivement comme Serpent et comme Lion, double dénomination qui lui est affectée par l’Écriture, conformément à sa manière d’agir, Satan emploiera la question.

Qu’est-ce donc que la question ?

Questionner quelqu’un, c’est d’abord l’interroger à l’aide de la parole, pour apprendre de lui ce que l’on a intérêt ou ce qu’on est curieux de savoir. De tous les voiles d’ici-bas, aucun n’était plus apte que la parole, avec ses inflexions, ses grâces, ses contours, à dissimuler les artifices du serpent, son adresse à insinuer, son venin caché et d’un si terrible effet. C’est par la parole, en lui posant des questions, que le Serpent, dans l’Éden, avait prévalu contre Adam. Ce moyen lui ayant réussi, il va le reprendre contre Jésus-Christ :

- Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains.

Jésus est au désert, affaibli par un jeûne de quarante jours. Le moment est donc bien choisi : un homme qui a faim n’est-il pas à demi vaincu ?

Si tu es le Fils de Dieu ! Pourquoi cette manière de s’exprimer dans la bouche du Serpent, sinon parce qu’il sait que le Fils de Dieu doit venir ? Mais il ne pense pas qu’il soit venu, qu’il soit là, devant lui, à cause des signes de faiblesse, de défaillance, d’infirmité corporelle que présente Jésus à cette heure.

Et cependant le Serpent n’est pas rassuré, car après avoir dit : Si tu es le Fils de Dieu, il ajoute : Dis que ces pierres deviennent pains . Ô perfide habileté du Serpent ! Il n’a pas dit à Jésus : Change ces pierres en pains, mais dis que ces pierres deviennent pains. Ah ! C’est qu’il sait que le Fils de Dieu n’a pas besoin de faire, mais simplement de dire pour opérer des prodiges. Il sait que la création entière est l’œuvre non de l’action, mais d’un simple commandement de Dieu. Et c’est pourquoi si Jésus, cédant à cette perfide tentation, avait d’un seul mot, d’un seul fiat, changé les pierres en pains, le Serpent eût pris la fuite, certain qu’il eût été de se trouver en présence du Fils de Dieu, de Celui qui, d’une parole, avait créé le monde .

Mais Jésus a répondu : Il est écrit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu .

Réponse simple, tirée de l’Écriture, elle vient percer le Serpent comme d’une flèche . En même temps qu’elle rappelait la dignité de la personne humaine, elle restait muette sur la divinité de Jésus.

Le Serpent n’a rien découvert. Mais il ne se tient pas pour battu, et, dans des circonstances particulièrement dramatiques, il va poser à Jésus une seconde question.

Alors, dit l’évangile, le démon saisissant Jésus entre ses bras le transporta à la ville sainte et le déposa sur le pinacle du Temple .

Grand Dieu, est-ce possible ? Jésus, lui que les anges adorent, lui qui est la sainteté par essence et que la plus pure des vierges n’est pas même digne de toucher, Jésus serré entre les bras immondes de Satan, porté sur les ailes de l’ange déchu, est-ce possible ? Oui, oui, tout est possible à son amour pour nous. Mais quelle était donc, en ce moment la pensée de Satan ? Il se disait : Si cet homme est le Saint des saints, le Fils de Dieu, il repoussera mon attouchement avec horreur et se découvrira .

Une fois de plus l’humilité et la patience de Jésus le rendirent impénétrable. Le souffle empesté de Satan passa sur son visage : d’une manière rapide, invisible, il se trouva transporté, à travers les airs, sur le point le plus élevé du Temple. Satan l’y déposait pour le provoquer, Jésus se laissait faire pour le vaincre .

« Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, lui dit alors le Serpent, car il est écrit que Dieu a confié aux anges la garde de tes voies » .

Mais, Serpent, puisque tu te fatigues à découvrir si cet homme est le Fils de Dieu, pourquoi ne l’invites-tu pas plutôt à monter au ciel ? Monter, n’est-ce pas le propre de Dieu ? Si tu es le Fils de Dieu, monte au ciel ! Ah ! il s’en garderait bien, répond un Père de l’Église. Devenu l’ennemi du ciel depuis qu’il en a été précipité, il n’ose pas, même en tentant les hommes, leur insinuer de monter au ciel. Son Œuvre à lui est de les entraîner en bas, de les précipiter, de les faire tomber comme il est tombé lui-même le premier de tous : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas !

C’est encore par un texte de l’Écriture que Jésus répondit : Il est aussi écrit : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » . C’était à Satan : Oui, Dieu a ordonné à ses anges de conduire le juste dans ses voies, mais non vers les abîmes où il s’exposerait volontairement à tomber. Si tu appelles voie le précipice, c’est le chemin que tu as suivi ; ce n’est point celui que je dois prendre .

Pour la seconde fois, le Serpent n’a rien découvert.

Non seulement il n’a rien découvert, mais parce que Jésus avait refusé de faire les deux miracles qu’il lui avait demandés et qu’il s’était laissé transporter sans opposer la moindre résistante, il attribue à la faiblesse de l’homme et à l’impuissance d’un inférieur ce qui n’était toujours qu’un miracle de la patience et de l’humilité de l’Homme-Dieu. Il se persuade donc que Jésus n’est rien qu’un simple homme , et le prenant de nouveau entre ses bras, il le transporte sur la cime d’une haute montagne, d’où lui indiquant tous les royaumes de la terre avec leur gloire , il lui dit : «Eh bien ! Je te donnerai cette immense variété de royaumes si, te prosternant devant moi, tu m’adores» . Par cette proposition qui fait frémir, son dessein était de pousser le Sauveur à une telle extrémité qu’il ne lui fut plus possible de se cacher. S’il est le Fils de Dieu, se disait-il, il entendra ma proposition avec une telle horreur qu’il se découvrira, exigeant que je l’adore lui-même comme mon Créateur et mon Seigneur .

Vade Satana, Retire-toi Satan, car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul. La voix du Sauveur a changé de ton. Lorsque le diable lui avait dit : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains! «Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas,» c’est avec une majesté pleine de calme que Jésus avait supporté l’injure de cette double tentation, s’abstenant de gourmander le tentateur ; mais lorsque celui-ci ose revendiquer les honneurs divins, Jésus s’indigne et c’est avec un ton de mépris et d’horreur qu’il le repousse : Vade Satana, Retire-toi Satan ! enseignant, cette fois, que lorsqu’il s’agit des injures faites à Dieu, il ne faut pas même vouloir les entendre.

Et le Serpent a disparu : C’était pour questionner Jésus par la parole, afin de découvrir s’il était le Fils naturel de Dieu qu’il était venu ; mais Jésus a répondu avec une telle prudence et une telle sagesse que le Serpent n’a rien découvert. Le voilà aussi embarrassé, plus embarrassé qu’auparavant .


IV


Ce fut après cette défaite de Satan, au désert de la Tentation, que Jésus commença son ministère public. Il dura trois ans.

Toutes les bourgades, toutes les villes de la Palestine le virent alors transformer les choses, en changer la nature par sa seule volonté, marcher sur les eaux, apaiser la mer, arrêter les vents, guérir les maladies, commander à la vie et à la mort. En même temps que de tels prodiges publiaient sa divinité, la sainteté de sa doctrine frappait d’admiration, car il parlait des choses du ciel comme quelqu’un qui y habite. Le Serpent suivait, observant et écoutant. Or un jour vint où il fut contraint de se dire : «C’est bien le Messie, le Christ promis dans la Loi. Sur ce point, plus de doute possible, car tous les signes, tous les caractères annoncés par les prophètes, il les accomplit. Il est né à Bethléem, il a été glorifié par une étoile , il a habité Nazareth , il a eu un précurseur et maintenant voici que, selon l’annonce d’Isaïe, il rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, l’usage de leurs membres aux paralytiques, la vie même aux morts. Il est donc le Christ! Au reste ne l’a-t-il pas déclaré lui-même ? » Près du puits de Jacob, à une Samaritaine, qui en appelait au Christ, ne l’ai-je pas entendu lui répondre : Je le suis, moi qui te parle. Mais s’il est le Christ, est-il aussi le Fils de Dieu? Assurément, toutes les prophéties annoncent que le Christ ne sera autre que le Fils de Dieu. Mais ce Jésus, qui présente évidemment tous les signes messianiques, est-il vraiment le Fils de Dieu ? Je soupçonne, j’ai le pressentiment qu’il pourrait bien l’être. Cependant je ne vois rien resplendir en lui de la nature divine. Sans doute l’éclat de ses miracles, leur nombre toujours croissant sembleraient établir qu’il est Dieu. Mais ces miracles, qui les produit ? Est-ce un homme privilégié auquel Dieu aurait communiqué quelque chose de sa puissance, ou bien serait-ce le Fils de Dieu lui-même, en personne ? » Et la perplexité du Serpent était grande, et, en soi, elle était pleinement justifiée. Car tous ces miracles que Jésus accomplissait, n’étaient que des effets extérieurs, temporels, de sa puissance divine ; ils ne montraient en rien à découvert ni la nature divine, ni la Personne divine. Les effets extérieurs de cette puissance divine résidant en Jésus, tels que la guérison d’un paralytique, la vue rendue à un aveugle, la résurrection d’un mort, le Serpent les apercevait, les contemplait, les discutait ; mais la Personne divine elle-même de Jésus, il ne la découvrait pas, voilée qu’elle était par sa nature humaine, mieux que l’avait été l’Arche d’alliance par le voile du Saint des Saints. Assurément pour les âmes humbles et croyantes, pour Pierre, pour les apôtres, pour Marie-Madeleine, pour tous ceux qui cherchaient avec sincérité le royaume de Dieu, ces miracles de Jésus, surpassant les forces humaines, Œuvres de sa vertu propre et semés par lui à tout venant comme le laboureur sème le blé, ces miracles de Jésus pour les âmes humbles et croyantes constituaient une preuve parfaite de sa divinité bien qu’elles aussi ne vissent pas à découvert la Personne divine ; mais leur foi allait au delà du voile, de même qu’entourés de reflets lumineux, et pénétrés d’une douce chaleur, nous croyons à la présence du soleil sur l’horizon, bien qu’il s’y trouve voilé par des nuages. Pour le Serpent, au contraire, monstre d’orgueil, outre que la Personne divine de Jésus lui demeurait soustraite, la vue des infirmités inhérentes à sa nature humaine achevait de le dérouter. Au spectacle de ses miracles toujours croissants et d’une si extraordinaire puissance, il conjecturait, il soupçonnait bien qu’il se trouve peut-être en présence du Fils de Dieu ; mais, d’autre part, en considérant les souffrances sans nombre qui marquèrent le ministère public de Jésus, il se disait : «Impossible que ce soit là le Fils de Dieu ! Oui il fait marcher les boiteux, mais je le vois lui-même harassé de fatigue ; il rend la vue aux aveugles, mais que de fois n’ai-je pas vu couler ses larmes ? Il rassasie les multitudes par une nourriture miraculeuse, mais, lui-même, n’endure-t-il pas la faim et la soif ? Il ressuscite les morts, mais voici que lui-même il craint la mort, car il vient de fuir pour échapper aux Juifs. Tous ces miracles qu’il accomplit ne sont donc que ceux d’un homme plus favorisé de Dieu, comme l’ont été, avant lui et autant que lui, les patriarches et les prophètes. Est-ce que Moïse n’a pas fait pleuvoir la manne ? Est-ce que Josué n’a pas arrêté ? Le soleil ? » .

Trompé ainsi sur le compte du Fils de Dieu par le spectacle de ses infirmités ; incapable, d’autre part, de pénétrer le mystère de ses deux natures, l’une divine, qui brillait par les miracles, l’autre humaine, qui succombera sous les injures, le Serpent se fatiguait à se persuader qu’il ne se trouvait qu’en présence d’un homme. Mais ses perplexités ne tardaient pas à se réveiller avec plus d’acuité à cause de cet océan indicible de miracles, sans cesse grossissant, toujours plus éblouissant. Et c’est pourquoi sans discontinuer, l’œil au guet, le jour, la nuit, il épiait les paroles, les actes, les gestes, la démarche de cet homme extraordinaire, jusqu’à son sommeil, jusqu’à sa respiration, s’efforçant de percer le mystère qui l’entourait ; mais c’était le mystère de l’Union hypostatique : toujours la Personne divine lui échappait !

Il fallait cependant sortir d’embarras. C’est encore à la question par la parole que le Serpent eut recours durant les trois années du ministère public de Jésus, toutefois avec une modification. Profondément humilié par la défaite subie au désert, et rendu plus défiant, ce n’est plus par lui-même qu’il ose désormais questionner Jésus, mais par des intermédiaires, ses porte-parole, par la bouche des possédés .

Par une permission divine, il y avait alors en Judée beaucoup plus de possédés qu’à aucune autre époque. Il importait qu’on comprît par ces signes extérieurs de l’enfer combien ignominieux et cruel est le joug de Satan.

C’est donc par l’intermédiaire des possédés que le Serpent revient à la charge.

L’Évangile rapporte, en effet, ceci :

Tantôt c’est un seul démon mais un démon immonde qui crie par la bouche d’un possédé : Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Je sais qui tu es : le saint de Dieu !

Tantôt ce sont plusieurs démons qui dominent ensemble le bruit de la foule, et qui poussent cette même clameur : Tu es le Fils de Dieu !

Parfois, c’est même toute une légion satanique en garnison dans le corps et l’âme d’un malheureux Gérasénéen, et qui vocifère : Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici nous tourmenter avant le temps? .

Toutes ces clameurs sont des questions. Mais elles ne sont plus posées par le Serpent sous la forme adoptée au désert de la Tentation. Alors il disait à Jésus : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains ! Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ! Si tu es ? Maintenant ce sont des affirmations catégoriques : Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ! Tu es le Fils de Dieu ! Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ! Affirmations catégoriques. Est-ce donc que Satan aurait cessé de douter ? Nullement. Mais en déclarant ainsi par la bouche des possédés que Jésus est le Fils de Dieu, il parle plutôt d’après des soupçons qu’avec certitude ; il affirme sans croire à ce qu’il dit, afin d’amener Jésus à se découvrir.

Il y a plus. Pour arriver plus sûrement à ses fins, Satan va jusqu’à simuler l’adoration : Les esprits immondes, dit saint Marc, lorsqu’ils voyaient Jésus, se prosternaient devant lui . Et encore : Un homme possédé d’un esprit immonde, voyant Jésus de loin, accourut et l’adora . Quel changement d’attitude ! Quelle différence avec les prétentions au sommet de la montagne ! Alors le Serpent disait à Jésus, en lui indiquant tous les royaumes de la terre : Adore-moi, et je te donnerai tout cela. Maintenant, c’est lui qui se prosterne et qui adore. Mensonge ! Dans les deux cas, ce sont toujours les artifices du Serpent. Hier il se dressait avec orgueil, aujourd’hui il rampe avec astuce, hypocrite toujours, afin de s’insinuer dans les secrets de Jésus.

Mais le Christ demeurait inaccessible. Aux questions insidieuses posées par la bouche et l’attitude des possédés, il répondait à Satan, ou bien en lui imposant silence : Obtuses, Tais-toi ; ou bien en lui adressant des menaces sévères, vehementer comminabatur ; souvent aussi par un dédain qui ne permettait aucune réplique, non sinebat ea loqui. Et le Serpent confondu, refoulé, revenait encore à la charge, roulant autour de l’homme mystérieux des anneaux impuissants, sifflant de dépit et de rage, dardant sur lui des regards de feu.

Et ce qui achevait de l’exaspérer, c’est que tous ces possédés, ses malheureuses victimes, dont il se servait pour amener Jésus à se découvrir, Jésus les guérissait, l’obligeant lui-même à se retirer de l’âme et du corps des possédés : Sors de cet homme ! Esprit immonde, quitte cet homme ! Esprit sourd et muet, je te l’ordonne, sors de cet enfant et n’y rentre plus ! Et le démon contraint d’obéir, sortait avec rage du corps et de l’âme des possédés, les mordant, les déchirant une dernière fois, les laissant comme morts aux pieds de leur libérateur. Mais tandis qu’il fuyait éperdu, Jésus étendait la main, les possédés se relevaient guéris, et, du milieu des foules, s’échappaient ces cris d’admiration : Quelle est donc cette doctrine nouvelle attestée par de pareils prodiges ? Jamais rien de semblable n’a été vu en Israël !

C’est ainsi qu’au bout des trois années du ministère public de Jésus, le Serpent ne se trouvait pas plus avancé qu’auparavant. La question par la parole ne lui avait pas mieux réussi par la bouche des possédés, qu’elle ne lui avait réussi à lui-même au désert de la Tentation. Tout ce que le langage renferme de finesse, de subtilité et de ruse, interrogations, exclamations, affirmations, il avait tout employé pour découvrir si celui qu’il savait être le Christ était aussi Fils de Dieu ; mais le Christ était resté impénétrable.


V


Il existe ici-bas une autre manière de questionner. Si on questionne par la parole, on questionne aussi par la souffrance. Que de fois la torture n’a-t-elle pas arraché des aveux ! Les artifices du langage n’ayant pas réussi, c’est à la violence que Satan va désormais avoir recours. À la ruse du Serpent va succéder la férocité du Lion, tamquam leo rugiens .

En prêtant au démon ce changement de tactique, qu’on se garde de penser que nous procédons par supposition. Il y a un livre inspiré, celui de la Sagesse, écrit près de deux siècles avant Jésus-Christ, où se trouve annoncé d’une manière prophétique ce qu’allaient être les dernières tentatives de Satan et des Juifs, ses suppôts, pour forcer Jésus à déclarer d’une manière catégorique si, oui ou non, il était le Fils de Dieu.

Voici cette page extraordinaire :

« Faisons tomber le Juste dans nos pièges, parce qu’il nous est incommode ; qu’il est contraire à notre manière de vivre ; qu’il nous reproche les infractions de la Loi; et qu’il nous déshonore en décriant les fautes de notre conduite.

Il assure qu’il a la science de Dieu, et il s’appelle le Fils de Dieu.

Il s’est fait le censeur de nos pensées mêmes.

Sa seule vue nous est insupportable; parce que sa vie n’est pas semblable à celle des autres, et qu’il suit une conduite toute différente.

Il nous considère comme des hommes de futilités; il s’abstient de notre genre de vie comme d’une chose impure; il proclame bienheureuse la fin des justes, et il se glorifie d’avoir Dieu pour Père.

Voyons donc si ses paroles sont véritables ; éprouvons ce qui lui arrivera, et nous verrons quelle sera sa fin.

Car s’il est véritablement le Fils de Dieu, Dieu prendra sa défense, et le délivrera des mains de ses ennemis.

Interrogeons-le par les outrages et par les tourments, afin que nous reconnaissions quelle est sa douceur, et que nous fassions l’épreuve de sa patience.

Condamnons-le à la mort la plus infâme : car si ses paroles sont véritables, Dieu prendra soin de lui. »

Quelle page ou plutôt quel spectacle ! Interrogeons-le par les outrages et par les tourments, n’est-ce pas la question décrétée contre Jésus-Christ ! Il semble que l’on aperçoive Satan à bout de tous les moyens possibles pour pénétrer un secret qui le remplit d’inquiétude, Satan soufflant aux Juifs la résolution d’attenter à la vie de Jésus.

C’est donc alors que se déroule cette scène lamentable de la Passion, commencée au jardin de l’agonie, continuée devant le Sanhédrin et le tribunal de Pilate, consommée au Calvaire.

Aucune agonie n’est comparable à celle que souffrit Jésus au jardin des Oliviers : tous ses pores laissèrent échapper le sang. Chargé de liens et traîné ensuite devant le Sanhédrin, où il est accusé comme séducteur, comme malfaiteur, comme blasphémateur, il courbe la tête et il se tait : c’est l’Agneau muet qui porte les péchés de la terre.

À la vue de ce silence, de cette douceur surpassant les forces humaines, Satan, qui rôde autour de la Victime, se sent troublé. Jusqu’à cette heure les faiblesses, les infirmités corporelles qu’il avait maintes fois constatées dans la vie de Jésus, avaient toujours fini par calmer ses appréhensions ; maintenant c’est la peur qui commence à s’emparer de lui. Une telle vertu ne cache-t-elle pas quelque profond mystère, dont il y a lieu de redouter les suites ? Mais Lion rugissant, il sent en même temps la colère et la rage s’amonceler dans son cœur ; car nonobstant toutes les accusations, tous les outrages, tous les blasphèmes qu’il mettait dans la bouche de ceux dont il était le maître, Jésus demeurait invincible dans son silence : Les efforts de ceux qui sont leurs chefs, avait prophétisé David, sont rendus vains par la résistance du rocher. Et c’est pourquoi chez le Lion rugissant c’était le combat de la peur et de la rage. Il voudrait se jeter sur l’homme incompréhensible, mais il n’ose pas. Qui est-il donc celui qui me paraît au-dessus de l’homme par ses étonnantes dispositions, et cependant un simple homme par ses humiliations et par ses souffrances ?

Satan, cesse de t’agiter : le moment est venu de l’entendre !

Caïphe, en effet, s’est levé, Caïphe non moins perplexe que Satan. S’adressant à Jésus : Je t’adjure, lui dit-il, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, Fils de Dieu .

À cette adjuration faite au nom du Dieu vivant, Jésus a relevé la tête : Je le suis, répond-il, Ego sum !

Satan a-t-il cessé de douter, a-t-il passé des soupçons à la certitude ? Est-il convaincu maintenant que Jésus, qu’il sait être le Christ, est aussi le Fils de Dieu ? Non. Car à peine Jésus a-t-il déclaré qui il est, que tous les sanhédrites, Anciens, Scribes, Princes des prêtres, se précipitant de leurs sièges, se sont jetés sur Jésus. Les uns lui crachent au visage, les autres lui donnent des soufflets, tous s’écrient : Il est digne de mort ! » La vue de pareils outrages, de nouveau supportés d’une manière muette, le doute chez Satan a repris le dessus. D’un bond, ainsi que l’avait prophétisé le livre de la Sagesse, il a rapproché ce silence du Fils de Dieu sur la terre du silence de son Père dans les cieux : S’il était véritablement le Fils de Dieu, Dieu ne prendrait-il pas sa défense et ne le délivrerait-il pas de la main de ses ennemis ? Et le livre de la Sagesse qui avait ainsi annoncé d’avance ce qu’étaient actuellement les pensées secrètes de Satan et des Juifs, le livre de la Sagesse termine la prophétie par ces paroles : Ils ont eu ces pensées, et ils se sont égarés, parce que leur malice les aveuglait. Ils ont ignoré les secrets de Dieu .

Et c’est pourquoi la férocité du Lion ira jusqu’au bout. Ce n’est pas qu’il soit tranquille sur le compte de l’Homme qu’il vient de faire condamner . Sa personne lui demeure une énigme. Mais il se dit que mieux vaut la faire disparaître que de voir se continuer un ministère qui menace de dissoudre son empire.

Il arriva donc qu’un peuple aveugle et en démence, obéissant aux inspirations de l’enfer, rempli de ses fureurs, porta la main sur son Dieu, en fit l’objet de ses railleries, accumula sur lui tous les outrages, mit sur ses épaules saintes un poids d’infamie ; l’éleva de terre, et lui fit boire jusqu’à la lie, sur la croix, le calice de la douleur, après lui avoir fait épuiser, dans le prétoire, le calice de l’ignominie. Or, tandis que la foule en délire remplissait les airs d’affreuses vociférations, voici que, tout à coup, dominant le tumulte, ce cri retentit : Si tu es le Fils de Dieu descends de cette croix, et nous croirons en toi .

Que signifiait cette clameur, et qui donc l’avait suggérée aux prêtres ? Ah ! c’était la même bouche qui, trois ans plus tôt, avait porté cet autre défi : Si tu es le Fils de Dieu jette-toi en bas .

Trompé par les abaissements de Jésus-Christ, Satan avait osé porter la main au fruit défendu ; il avait osé clouer dans la mort un homme dont le nom ne figurait pas sur sa liste, et, dans sa méprise, croyant tomber sur Adam, il était tombé sur Dieu. Et maintenant que l’Homme-Dieu crucifié allait rendre le dernier soupir, Satan, troublé par les vertus surhumaines qui rayonnaient aux deux bras de la croix ; troublé par les défaillances extérieures de la nature qui commençaient à se produire ; troublé par le souvenir de ces paroles qu’il avait entendues : Lorsque j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi ; troublé et déjà énervé par la vertu secrète qui s’échappait de la croix; troublé et touché, non de repentir, mais de regret d’avoir fait livrer à la mort un homme plus que jamais suspect, Satan, ivre de terreur et de rage, voulait à toute force arrêter le sacrifice, et faisant un effort désespéré, livrant à Jésus-Christ une suprême et dernière tentation, il lui criait par la bouche des prêtres : Si tu es le Fils de Dieu, descends et nous croirons en toi .

Non, mon Dieu, non, ne descendez pas ! Restez, ah! restez, pour que le sang divin puisse effacer nos fautes, pour qu’il puisse nous signer au front et blanchir la robe de nos vierges. Restez, pour accomplir les prophéties, notamment celle qui annonce que le Christ régnera par le bois. Restez, car ce serait abandonner l’autel, interrompre le sacrifice commencé avec tant d’amour ! Restez pour être la mort de la mort, la ruine de l’enfer. Restez ! La nature entière est à genoux, les vieilles cendres d’Adam tressaillent au pied de la croix, les justes attendent dans les limbes. Restez, Ô Jésus-Christ, restez !

Et le Christ ne descendit pas, mais inclinant la tête pour rendre le dernier soupir, il jeta un grand cri, Clamans voce magna, emisit spiritum. C’était le cri de la victoire ! pour avoir immolé l’Innocent, le nouvel Adam sur lequel il n’avait aucun droit, Satan perdait son droit sur tous les coupables, sur tous les descendants du premier Adam ; l’humanité était rachetée, le joug du démon était brisé.

Et la revanche était complète, calquée sur le plan même de la chute, mais en opposition avec toutes les ruses, avec tous les artifices du Serpent :

Celui qui avait trompé s’était laissé tromper lui-même. Le Fils de Dieu, lui aussi, avait caché sa divinité, mais il l’avait cachée sous les voiles de la nature même que Satan avait vaincu.

Il y avait un arbre de vie, la Croix, en face de l’arbre dont le Serpent s’était servi pour donner la mort.


Il y avait un fruit de vie, qui rendra immortels et comme des dieux tous ceux qui se l’incorporeront par la foi et par la communion.

À l’aspect de la Croix les démons fuyaient éperdus, et Satan lui-même, renversé au milieu des ruines de son empire, avait la tête écrasée sous le pied d’une Femme.

Ah ! maintes fois, durant les trente-trois ans de la vie de Jésus, il lui était arrivé de soupçonner, de conjecturer, qu’il se trouvait en présence du Fils de Dieu, sans pouvoir jamais en acquérir la certitude ; et c’est pourquoi saint Paul a pu dire de lui et de tous ses suppôts : S’ils eussent connu le Seigneur de la gloire, ils ne l’eussent jamais crucifié.