Ste Thérèse de l'Enfant Jésus

HISTOIRE PRINTANIERE D'UNE PETITE FLEUR BLANCHE

ÉCRITE PAR ELLE-MÊME (suite)


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robe claire et mon chapeau blanc, j'aurais voulu sortir de l'église mais il ne fallait pas y penser, à cause de la pluie, et pour m'humilier encore davantage le Bon Dieu permit que Papa avec sa simplicité patriarcale me fît monter jusqu'au haut de la cathédrale ; ne voulant pas lui faire de peine je m'exécutai de bonne grâce et procurai cette distraction aux bons habitants de Bayeux que j'aurais souhaité n'avoir jamais connus... Enfin je pus respirer à mon aise dans une chapelle qui se trouvait derrière le maître-autel et j'y restai longtemps, priant avec ferveur en attendant que la pluie cessât et nous permit de sortir. En redescendant, Papa me fit admirer la beauté de l'édifice qui paraissait beaucoup plus grand étant désert, mais une seule pensée m'occupait et je ne pouvais prendre de plaisir à rien. Nous allâmes directement chez Monsieur Révérony (NHA 536) qui était instruit de notre arrivée ayant lui-même fixé le jour du voyage, mais il était absent ; il nous fallut donc errer dans les rues qui me parurent bien tristes ; enfin nous revînmes près de l'évêché et Papa me fit entrer dans un bel hôtel où je ne fis pas honneur à l'habile cuisinier. Ce pauvre petit Père était d'une tendresse pour moi presque incroyable, il me disait de ne pas me faire de chagrin, que bien sûr Monseigneur allait m'accorder ma demande. Après nous être reposés, nous retournâmes chez Monsieur Révérony ; un monsieur arriva en même temps, mais le grand vicaire lui demanda poliment d'attendre et nous fit entrer les premiers dans son cabinet (le pauvre monsieur eut le temps de s'ennuyer car la visite fut longue). Monsieur Révérony se montra très aimable, mais je crois que le motif de notre voyage l'étonna beaucoup ; après m'avoir regardée en souriant et adressé quelques questions, il nous dit : " Je vais vous présenter à Monseigneur, voulez-vous avoir la bonté de me suivre. " Voyant des larmes perler dans mes yeux il ajouta : " Ah ! je vois des diamants... il ne faut pas les montrer à Monseigneur !... " Il nous fit traverser plusieurs pièces très vastes, garnies

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de portraits d'évêques ; en me voyant dans ces grands salons, je me faisais l'effet d'une pauvre petite fourmi et je me demandais ce que j'allais oser dire à Monseigneur ; il se promenait entre deux prêtres sur une galerie, je vis Monsieur Révérony lui dire quelques mots et revenir avec lui, nous l'attendions dans son cabinet ; là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un feu ardent. En voyant entrer sa Grandeur, Papa se mit à genoux à côté de moi pour recevoir sa bénédiction, puis Monseigneur fit placer Papa dans un des fauteuils, se mit en face de lui et Monsieur Révérony voulut me faire prendre celui du milieu ; je refusai poliment, mais il insista, me disant de montrer si j'étais capable d'obéir, aussitôt je m'assis sans faire de réflexion et j'eus la confusion de le voir prendre une chaise pendant que j'étais enfoncée dans un fauteuil où quatre comme moi auraient été à l'aise (plus à l'aise que moi, car j'étais loin d'y être !...) J'espérais que Papa allait parler mais il me dit d'expliquer moi-même à Monseigneur le but de notre visite ; je le fis le plus éloquemment possible, sa Grandeur habituée à l'éloquence ne parut pas très touchée de mes raisons, au lieu d'elles un mot de Monsieur le Supérieur m'eût plus servi, malheureusement je n'en avais pas et son opposition ne plaidait aucunement en ma faveur.. . Monseigneur me demanda s'il y avait longtemps que je désirais entrer au carmel : " Oh oui ! Monseigneur, bien longtemps... " " Voyons, reprit en riant Mr Révérony, vous ne pouvez toujours pas dire qu'il y a quinze ans que vous avez ce désir. " " C'est vrai, repris-je en souriant aussi, mais il n'y a pas beaucoup d'années à retrancher car j'ai désiré me faire religieuse dès l'éveil de ma raison et j'ai désiré le carmel aussitôt que je l'ai bien connu, parce que dans cet ordre je trouvais que toutes les aspirations de mon âme seraient remplies. " Je ne sais pas, ma Mère, si ce sont tout à fait mes paroles, je crois que c'était encore plus mal tourné, mais enfin c'est le sens. Monseigneur croyant être agréable à Papa essaya de me faire rester encore quelques années auprès de lui, aussi ne fut-il pas peu surpris et édifié de le voir prendre mon parti, intercédant pour que j'obtienne la permission de m'envoler à quinze ans. Cependant tout fut inutile, il dit qu'avant de se décider un entretien avec le Supérieur du Carmel était indispensable. Je ne pouvais rien entendre qui me fît plus de peine, car je connaissais l'opposition formelle de notre Père, aussi sans tenir compte de la recommandation de Monsieur Révérony je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en donnai !... Je vis bien qu'il était touché ; me prenant par le cou, il appuyait ma tête sur son épaule et me faisait des caresses, comme jamais, paraît-il, personne n'en

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avait reçu de lui. Il me dit que tout n'était pas perdu, qu'il était bien content que je fasse le voyage de Rome afin d'affermir ma vocation et qu'au lieu de pleurer je devais me réjouir ; il ajouta que la semaine suivante, devant aller à Lisieux, il parlerait de noi à Monsieur le curé de Saint Jacques et que certainement je recevrais sa réponse en Italie. Je compris qu'il était inutile de faire de nouvelles instances, d'ailleurs je n'avais plus rien à dire ayant épuisé toutes les ressources de mon éloquence. Monseigneur nous reconduisit jusqu'au jardin. Papa l'amusa beaucoup en lui disant qu'afin de paraître plus âgée, je m'étais fait relever les cheveux. (Ceci ne fut pas perdu car Monseigneur ne parle pas de " sa petite fille " sans raconter l'histoire des cheveux...) Monsieur Révérony voulut nous accompagner jusqu'au bout du jardin de l'évêché, il dit à Papa que jamais chose pareille ne s'était vue : " Un père aussi empressé de donner son enfant au Bon Dieu que cette enfant de s'offrir elle-même ! " Papa lui demanda plusieurs explications sur le pèlerinage, entre autres comment il fallait s'habiller pour paraître devant le St Père. Je le vois encore se tourner devant Monsieur Révérony en lui disant : " Suis-je assez bien comme cela ? " Il avait aussi dit à Monseigneur que s'il ne me permettait pas d'entrer au Carmel je demanderais cette grâce au Souverain Pontife. Il était bien simple dans ses paroles et ses manières mon Roi chéri, mais il était si beau... il avait une distinction toute naturelle qui dut plaire beaucoup à Monseigneur habitué à se voir entouré de personnages connaissant toutes les règles de l'étiquette des salons mais pas le Roi de France et de Navarre en personne avec sa petite reine... Quand je fus dans la rue mes larmes recommencèrent à couler, non pas tant à cause de mon chagrin, qu'en voyant mon petit Père chéri qui venait de faire un voyage inutile... Lui qui se faisait une fête d'envoyer une dépêche au Carmel, annonçant l'heureuse réponse de Monseigneur, était obligé de

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revenir sans en avoir aucune... Ah ! que j'avais de peine !... Il me semblait que mon avenir était brisé pour jamais ; plus j'approchais du terme, plus je voyais mes affaires s'embrouiller. Mon âme était plongée dans l'amertume, mais aussi dans la paix car je ne cherchais que la volonté du Bon Dieu. Aussitôt en arrivant à Lisieux, j'allai chercher de la consolation au Carmel et j'en trouvai près de vous, ma Mère chérie. Oh non ! jamais je n'oublierai tout ce que vous avez souffert à cause de moi. Si je ne craignais de les profaner en m'en servant, je pourrais dire les paroles que Jésus adressait à ses apôtres, le soir de sa Passion : " C'est vous qui avez été toujours avec moi dans toutes mes épreuves... " (NHA 537) (Lc 22,28) Mes bien-aimées soeurs m'offrirent aussi de bien donces consolations... Trois jours après le voyage de Bayeux, je devais en faire un beaucoup plus long, celui de la ville éternelle... (NHA 601) Ab ! quel voyage que celui-là !... Lui seul m'a plus instruite que de longues années d'études, il m'a montré la vanité de tout ce qui passe et que tout est affliction d'esprit sous le soleil... (NHA 602) (Qo 2,11) Cependant j'ai vu de bien belles choses, j'ai contemplé toutes les merveilles de l'art et de la religion, surtout j'ai foulé la même terre que les Saints Apôtres, la terre arrosée du sang des Martyrs et mon âme s'est agrandie au contact des choses saintes... Je suis bien heureuse d'avoit été à Rome, mais je comprends les personnes du monde qui pensèrent que Papa m'avait fait faire ce grand voyage afin de changer mes idées de vie religieuse ; il y avait en effet de quoi ébranler une vocation peu affermie. N'ayant jamais vécu parmi le grand monde, Céline et moi, nous nous trouvâmes au milieu de la noblesse qui composait presque exclusivement le pèlerinage. Ah ! bien loin de nous éblouir, tous ces titres et ces " de " ne nous parurent qu'une fumée... De loin cela m'avait quelquefois jeté un peu de poudre aux yeux, mais de près, j'ai vu que " tout ce qui brille n'est pas or " et j'ai compris cette parole

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de l'Imitation : " Ne poursuivez pas cette ombre qu'on appelle un grand nom, ne désirez ni de nombreuses liaisons ni l'amitié particulière d'aucun homme. " (NHA 603) J'ai compris que la vraie grandeur se trouve dans l'âme et pas dans le nom, puisque, comme le dit Isaïe : " Le Seigneur donnera un AUTRE NOM à ses élus. " (Is 65,15) (NHA 604) et St Jean dit aussi : " Que le vainqueur recevra un NOM NOUVEAU que nul ne connaît que celui qui le reçoit. " (Ap 2,17) (NHA 605) C'est donc au ciel que nous saurons quels sont nos titres de noblesse. Alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite (1Co 4,3) (NHA 606) et celui qui sur la terre aura voulu être le plus pauvre, le plus oublié pour l'amour de Jésus, celui-là sera le premier, le plus noble et le plus riche !... La seconde expérience que j'ai faite regarde les prêtres. N'ayant jamais vécu dans leur intimité, je ne pouvais comprendre le but principal de la réforme du Carmel. Prier pour les pécheurs me ravissait, mais prier pour les âmes des prêtres, que je croyais plus pures que le cristal, +251 me semblait étonnant !... Ah ! j'ai compris ma vocation en Italie, ce n'était pas aller chercher trop loin une si utile connaissance... Penchant un mois j'ai vécu avec beaucoup de saints prêtres et j'ai vu que, si leur sublime dignité les élève au-dessus des anges, ils n'en sont pas moins des hommes faibles et fragiles... Si de saints prêtres que Jésus appelle dans son Evangile : " Le sel de la terre " montrent dans leur conduite qu'ils ont un extrême besoin de prières, que faut-il dire de ceux qui sont tièdes ? Jésus n'a-t-Il pas dit encore : " Si le sel vient à s'affadir avec quoi l'assaisonnera-t-on ? " (NHA 607) O ma Mère ! qu'elle est belle la vocation ayant pour but de conserver le sel destiné aux âmes ! Cette vocation est celle du Carmel, puisque l'unique fin de nos prières et de nos sacrifices est d'être l'apôtre des apôtres, (Mt 5,13) priant pour eux pendant qu'ils évangélisent les âmes par leurs paroles et surtout par leurs exemples...

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Il faut que je m'arrête, si je continuais de parler sur ce sujet, je ne finirais pas !... Je vais, ma Mère chérie, vous raconter mon voyage avec quelques détails ; pardonnez-moi si je vous en donne trop, je ne réfléchis pas avant d'écrire, et je le fais en tant de fois différentes, à cause de mon peu de temps libre, que mon récit vous paraîtra peut-être ennuyeux... Ce qui me console c'est de penser qu'au Ciel je vous reparlerai des grâces que j'ai reçues et que je pourrai le faire alors en termes agréables et charmants... Plus rien ne viendra interrompre nos épanchements intimes et dans un seul regard, vous aurez tout compris... Hélas, puisqu'il me faut encore employer le langage de la triste terre, je vais essayer de le faire avec la simplicité d'un petit enfant qui connaît l'amour de sa Mère... Ce fut le 7 novembre que le pèlerinage partit de Paris, mais Papa nous conduisit dans cette ville quelques jours avant pour nous la faire visiter. Un matin à trois heures, je traversai la ville de Lisieux encore endormie ; bien des impressions passèrent dans mon âme à ce moment. Je sentais que j'allais vers l'inconnu et que de grandes choses m'attendaient là-bas... Papa était joyeux ; lorsque le train se mit en marche, il chanta ce vieux refrain : " Roule, roule ma diligence, nous voilà sur le grand chemin. " Arrivés à Paris dans la matinée, nous commençames aussitôt à le visiter. Ce pauvre petit Père se fatigua beaucoup afin de nous faire plaisir, aussi nous eûmes bientôt vu toutes les merveilles de la capitale. Pour moi je n'en trouvai qu'une seule qui me ravit, cette merveille fut : " Notre-Dame des Victoires " Ah ! ce que j'ai senti à ses pieds, je ne pourrais le dire... Les grâces qu'elle m'accorda m'émurent si profondément que mes larmes seules traduisirent mon bonheur, comme au jour de ma première communion... La Sainte Vierge m'a fait sentir que c'était vraiment elle qui m'avait souri et qui m'avait guérie. J'ai compris qu'elle veillait sur moi, que j'étais son enfant, aussi je ne pouvais plus lui donner que

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le nom de " Maman " car il me semblait encore plus tendre que celui de Mère... Avec quelle ferveur ne l'ai-je pas priée de me garder toujours et de réaliser bientôt mon rêve en me cachant à l'ombre de son manteau virginal !... Ah ! c'était là un de mes premiers désirs d'enfant... En grandissant, j'avais compris que c'était au Carmel qu'il me serait possible de trouver véritablement le manteau de la Sainte Vierge et c'était vers cette montagne fertile que tendaient mes désirs... Je suppliai encore Notre-Dame des Victoires d'éloigner de moi tout ce qui aurait pu ternir ma pureté ; je n'ignorais pas qu'en un voyage comme celui d'Italie, il se rencontrerait bien des choses capables de me troubler, surtout parce que ne connaissant pas le mal je craignais de le découvrir, n'ayant pas expérimenté que tout est pur pour les purs (NHA 609) (Tt 1,15) et que l'âme simple et droite ne voit de mal à rien, puisqu'en effet le mal n'existe que dans les coeurs impurs et non dans les objets insensibles... Je priai aussi Saint Joseph de veiller sur moi ; depuis mon enfance j'avais pour lui une dévotion qui se confondait avec mon amour pour la Sainte Vierge. Chaque jour je récitais la prière : " O Saint Joseph, père et protecteur des vierges " aussi ce fut sans crainte que j'entrepris mon lointain voyage, j'étais si bien protégée qu'il me semblait impossible d'avoir peur. Apres nous être consacrées au Sacré Coeur dans la basilique de Montmartre nous partîmes de Paris le lundi 7 dès le matin ; (NHA 610) bientôt nous eûmes fait connaissance avec les personnes du pèlerinage. Moi si timide qu'ordinairement j'osais à peine parler, je me trouvai complètement débarrassée de ce gênant défaut ; à ma grande surprise je parlais librement avec toutes les grandes dames, les prêtres et même Monseigneur de Coutances. Il me semblait avoir toujours vécu dans ce monde. Nous étions, je crois,

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bien aimées de tout le monde et Papa semblait fier de ses deux filles ; (NHA 611) mais s'il était fier de nous, nous l'étions également de lui, car il n'y avait pas dans tout le pèlerinage un monsieur plus beau ni plus distingué que mon Roi chéri ; il aimait à se voir entouré de Céline et de moi, souvent lorsque nous n'étions pas en voiture et que je n'éloignais de lui, il m'appelait afin que je lui donne Ie bras comme à Lisieux... Monsieur l'abbé Révérony examinait soigneusement toutes nos actions, je le voyais souvent de loin qui nous regardait ; à table lorsque je n'étais pas en face de lui, il trouvait moyen de se pencher pour me voir et entendre ce que je disais. Sans doute il voulait me connaître pour savoir si vraiment j'étais capable d'être carmélite ; je pense qu'il a dû être satisfait de son examen car à la fin du voyage il parut bien disposé pour moi, mais à Rome il a été loin de m'être favorable comme je vais le dire plus loin. Avant d'arriver à cette " ville éternelle, " but de notre pèlerinage, il nous fut donné de contempler bien des merveiiles. D'abord ce fut la Suisse avec ses montagnes dont le sommet se perd dans les nuages, ses cascades gracieuses jaillissant de mille manières différentes, ses vallées profondes remplies de fougères gigantesques et de bruyères roses. Ah ! ma Mère chérie, que ces beautés de la nature répandues à profusion ont fait de bien à mon âme ! Comme elles l'ont élevée vers Celui qui s'est plu à jeter de pareils chefs-d'oeuvre sur une terre d'exil qui ne doit durer qu'un jour... Je n'avais pas assez d'yeux pour regarder. Debout à ia portière je perdais presque la respiration ; j'aurais voulu être des deux côtés du wagon car en me détournant, je voyais des paysages d'un aspect enchanteur et tout différents de ceux qui s'étendaient devant moi. Parfois nous nous trouvions au sommet d'une montagne, à nos pieds des

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précipices dont le regard ne pouvait sonder la profondeur semblaient prêts à nous engloutir... ou bien c'était un ravissant petit village avec ses gracieux chalets et son clocher, au-dessus duquel se balançaient mollement quelques nuages éclatants de blancheur... Plus loin c'était un vaste lac que doraient les derniers rayons du soleil ; les flots calmes et purs empruntant la teinte azurée du Ciel qui se mêlait aux feux du couchant, présentaient à nos regards émerveillés le spectacle le plus poétique et le plus enchanteur qui se puisse voir... Au fond du vaste horizon on apercevait les montagnes dont les contours indécis auraient échappé à nos yeux si leurs sommets neigeux que le soleil rendait éblouissants n'étaient venus ajouter un charme de plus au beau lac qui nous ravissait... En regardant toutes ces beautés, il naissait en mon âme des pensées bien profondes. Il me semblait comprendre déjà la grandeur de Dieu et les merveilles du Ciel... La vie religieuse m'apparaissait telle qu'elle est avec ses assujettissements, ses petits sacrifices accomplis dans l'ombre. Je comprenais combien il est facile de se replier sur soi-même, d'oublier le but sublime de sa vocation et je me disais : plus tard, à l'heure de l'épreuve, lorsque prisonnière au Carmel, je ne pourrai contempler qu'un petit coin du Ciel étoilé, je me souviendrai de ce que je vois aujourd'hui ; cette pensée me donnera du courage, j'oublierai facilement mes pauvres petits intérêts en voyant la grandeur et la puissance du Dieu que je veux aimer uniquement. Je n'aurai pas le malheur de m'attacher à des pailles, maintenant que " Mon COEUR a PRESSENTI ce que Jésus réserve à ceux qui l'aiment !... " (NHA 612) (1Co 2,9) Après avoir admiré la puissance du Bon Dieu, je pus encore admirer celle qu'Il a donnée à ses créatures. La première ville d'Italie que nous avons visitée fut Milan. Sa cathédrale toute en marbre blanc, avec ses statues assez nombreuses pour former un peuple presque innombrable,

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fut visitée par nous dans ses plus petits détails. Céline et moi nous étions intrépides, toujours les premières et suivant immédiatement Monseigneur ; afin de tout voir en ce qui concernait les reliques des Saints et bien entendre les explications ; ainsi pendant qu'il offrait le Saint Sacrifice sur le tombeau de Saint Charles, nous étions avec papa derrière l'Autel, la tête appuyée sur la châsse qui renferme le corps du saint, revêtu de ses habits pontificaux. C'était ainsi partout... (Excepté lorsqu'il s'agissait de monter là où la dignité d'un Evêque ne le permettait pas car alors nous savions bien quitter sa Grandeur)... Laissant les dames timides se cacher la figure dans les mains après avoir gravi les premiers clochetons qui couronnent la cathédrale, nous suivions les pèlerins les plus hardis et arrivions jusqu'au sommet du dernier clocher de marbre, d'où nous avions le plaisir de voir à nos pieds la ville de Milan dont les nombreux habitants ressemblaient à une petite fourmilière... Descendues de notre piédestal, nous commençâmes nos promenades en voiture qui devaient durer un mois, et me rassasier pour toujours de mon désir de rouler sans fatigue ! Le campo santo nous ravit encore plus que la cathédrale, toutes ses statues de marbre blanc qu'un ciseau de génie semble avoir animées, sont placées sur le vaste champ des morts avec une sorte de négligence, ce qui pour moi augmente leur charme... On serait tenté de consoler les idéals personnages qui vous entourent. Leur expression est si vraie, leur douleur si calme et si résignée qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître les pensées d'immortalité qui doivent remplir le coeur des artistes exécutant ces chefs-d'oeuvre. Ici c'est une enfant jetant des fleurs sur la tombe de ses parents, le marbre semble avoir perdu sa pesanteur et les pétales délicats semblent glisser entre les doigts de l'enfant, le vent paraît déjà les disperser,

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il paraît aussi faire flotter le voile léger des veuves et les rubans dont sont ornés les cheveux des jeunes filles. Papa était aussi ravi que nous ; en Suisse il avait été fatigué mais alors, sa gaîté ayant reparu, il jouissait du beau spectacle que nous contemplions ; son âme d'artiste se révélait dans les expressions de foi et d'admiration qui paraissaient sur son beau visage. Un vieux monsieur (français) qui sans doute n'avait pas l'âme aussi poétique, nous regardait du coin de l'oeil et disait avec mauvaise humeur, tout en ayant l'air de regretter ne pas pouvoir partager notre admiration : " Ah ! que les Français sont donc enthousiastes ! " Je crois que ce pauvre monsieur aurait mieux fait de rester chez lui, car il ne m'a pas paru être content de son voyage, il se trouvait souvent près de nous et toujours des plaintes sortaient de sa bouche, il était mécontent des voitures, des hôtels, des personnes, des villes, enfin de tout... Papa avec sa grandeur d'âme habituelle essayait de le consoler, lui offrait sa place, etc... et il se trouvait toujours bien partout, étant d'un caractère directement opposé à celui de son désobligeant voisin... Ah ! que nous avons vu de personnages différents, quelle intéressante étude que celle du monde quand on est près de le quitter ! ... A Venise, la scène changea complètement ; au lieu du bruit des grandes villes on n'entend au milieu du silence que les cris des gondoliers et le murmure de l'onde agitée par les rames. Venise n'est pas sans charmes, mais je trouve cette ville triste. Le palais des doges est splendide, cependant il est triste lui aussi avec ses vastes appartements où s'étalent l'or, le bois, les marbres les plus précieux et les peintures des plus grands maîtres. Depuis longtemps ses voûtes sonores ont cessé d'entendre la voix des gouverneurs qui prononçaient des arrêts de vie et de mort dans les salles que nous avons traversées... Ils ont cessé de souffrir, les malheureux prisonniers renfermés par les doges dans les cachots et les

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oubliettes souterraines... En visitant ces affreuses prisons je me croyais au temps des martyrs et j'aurais voulu pouvoir y rester afin de les imiter !... Mais il fallut promptement en sortir et passer sur le pont " des soupirs ", ainsi appelé à cause des soupirs de soulagement que poussaient les condamnés en se voyant délivrés de l'horreur des souterrains auxquels ils préféraient la mort... Après Venise, nous sommes allés à Padoue, où nous avons vénéré la langue de Saint Antoine puis à Bologne où nous avons vu Sainte Catherine qui garde l'empreinte du baiser de l'Enfant Jésus. Il est bien des détails intéressants que je pourrais donner sur chaque ville et sur les mille petites circonstances particulières de notre voyage mais je n'en finirais pas, aussi je ne vais écrire que les détails principaux. Ce fut avec joie que je quittai Bologne, cette ville m'était devenue insupportable par les étudiants dont elle est remplie et qui formaient une haie quand nous avions le malheur de sortir à pied, et surtout à cause de la petite aventure qui m'est arrivée avec l'un d'eux, (NHA 613) je fus heureuse de prendre la route de Lorette. Je ne suis pas surprise que la Ste Vierge ait choisi cet endroit pour y transporter sa maison bénie, la paix, la joie, la pauvreté y règnent en souveraines ; tout est simple et primitif, les femmes ont conservé leur gracieux costume italien et n'ont pas, comme celles des autres villes, adopté la mode de Paris ; enfin Lorette m'a charmée ! Que dirai-je de la sainte maison ? Ah ! mon émotion a été profonde en me trouvant sous le même toit que la Sainte Famille, en contemplant les murs sur lesquels Jésus avait fixé ses yeux divins, en foulant la terre que Saint Joseph avait arrosée de sueurs, où Marie avait porté Jésus entre ses bras, après l'avoir porté dans son sein virginal... J'ai vu la petite chambre où l'ange descendit auprès de la Sainte Vierge... J'ai déposé mon chapelet dans la petite écuelle de l'Enfant Jésus... Que ces souvenirs sont ravissants !...

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Mais notre plus grande consolation fut de recevoir Jésus Lui-même dans sa maison et d'être son temple vivant (1Co 3,16) au lieu même qu'il avait honoré de sa présence. Suivant un usage d'Italie, le Saint ciboire ne se conserve dans chaque église que sur un autel, et là seulement on peut recevoir la Sainte communion ; cet autel était dans la basilique même où se trouve la Sainte maison, renfermée comme un diamant précieux dans un écrin de marbre blanc. Cela ne fit pas notre bonheur ! C'était dans le diamant lui-même et non pas dans l'écrin que nous voulions faire la communion... Papa avec sa douceur ordinaire fit comme tout le monde, mais Céline et moi allâmes trouver un prêtre qui nous accompagnait partout et qui justement se préparait à célébrer sa messe dans la Santa-Casa, par un privilège spécial. Il demanda deux petites hosties qu'il plaça sur sa patène avec sa grande hostie et vous comprenez, ma Mère chérie, quel fut notre ravissement de faire toutes les deux la Sainte communion dans cette maison bénie !. .. C'était un bonheur tout céleste que les paroles sont impuissantes à traduire. Que sera-ce donc quand nous recevrons la communion dans l'éternelle demeure du Roi des Cieux ? Alors nous ne verrons plus finir notre joie, il n'y aura plus la tristesse du départ et pour emporter un souvenir il ne nous sera pas nécessaire de gratter furtivement les murs sanctifiés par la présence Divine, puisque sa maison sera la nôtre pour l'éternité... Il ne veut pas nous donner celle de la terre, il se contente de nous la montrer pour nous faire aimer la pauvreté et la vie cachée ; celle qu'il nous réserve est son Palais de gloire où nous ne le verrons plus caché sous l'apparence d'un enfant ou d'une blanche hostie mais tel qu'Il est, dans l'éclat de sa splendeur infinie !... (1Jn 3,2) C'est maintenant de Rome qu'il me reste à parler, de Rome but de

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notre voyage, là où je croyais rencontrer la consolation mais où je trouvai la croix... A notre arrivée, il faisait nuit et nous étant endormies nous fûmes réveillées par les employés de la gare qui criaient : " Roma, Roma. " Ce n'était pas un rêve, j'étais à Rome !... (NHA 614) La première journée se passa hors les murs et ce fut peut-être la plus délicieuse, car tous les monuments ont conservé leur cachet d'antiquité au lieu qu'au centre de Rome l'on pourrait se croire à Paris en voyant la magnificence des hôtels et des magasins. Cette promenade dans les campagnes romaines m'a laissé un bien doux souvenir. Je ne parlerai point des lieux que nous avons visités, il y a assez de livres qui les décrivent dans toute leur étendue, mais seulement des principales impressions que j'ai ressenties. Une des plus douces fut celle qui me fit tressaillir à la vue du Colisée. Je la voyais donc enfin cette arène où tant de martyrs avaient versé leur sang pour Jésus ; déjà je m'apprêtais à baiser la terre qu'ils avaient sanctifiée, mais quelle déception ! le centre n'est qu'un amas de décombres que les pèlerins doivent se contenter de regarder car une barrière en défend l'entrée, d'ailleurs personne n'est tenté d'essayer de pénétrer au milieu de ces ruines... Fallait-il être venue à Rome sans descendre au Colisée ?... Cela me paraissait impossible, je n'écoutais plus les explications du guide, une seule pensée m'occupait : descendre dans l'arène... voyant un ouvrier qui passait avec une échelle je fus sur le point de la lui demander, heureusement je ne mis pas mon idée à exécution car il m'aurait prise pour une folle... Il est dit dans l'Evangile que Madeleine restant toujours auprès du tombeau et se baissant à plusieurs reprises pour regarder à l'intérieur finit par voir deux anges (NHA 615) " Comme elle, tout en ayant reconnu l'impossibilité de voir mes désirs réalisés, je....(continuai de me baisser vers les ruines où je voulais descendre à la fin je ne vis pas d'anges, mais ce que je cherchais... ) =(début du folio 61r pour citation.) (Jn 20,11-12)

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continuais de me baisser vers les ruines où je voulais descendre : la fin, je ne vis pas d'anges, mais ce que je cherchais, je poussai un cri de joie et dis à Céline : " Viens vite, nous allons pouvoir passer !... " Aussitôt nous franchissons la barrière que les décombres atteignaient en cet endroit et nous voilà escaladant les ruines qui croulaient sous nos pas. Papa nous regardait tout étonné de notre audace, bientôt il nous dit de revenir, mais les deux fugitives n'entendaient plus rien ; de même que les guerriers sentent leur courage augmenter au milieu du péril, ainsi notre joie grandissait en proportion de la peine que nous avions pour atteindre l'objet de nos désirs. Céline, plus prévoyante que moi, avait écouté le guide et se rappelant qu'il venait de signaler un certain petit pavé croisé, comme étant celui où combattaient les martyrs, se mit à le chercher ; bientôt, l'ayant trouvé et nous étant agenouillées sur cette terre sacrée, nos âmes se confondirent en une même prière... Mon coeur battait bien fort lorsque mes lèvres s'approchèrent de la poussière empourprée du sang des premiers chrétiens, je demandai la grâce d'être aussi martyre pour Jésus et je sentis au fond du coeur que ma prière était exaucée !... Tout ceci fut accompli en très peu de temps ; après avoir pris quelques pierres, nous revînmes vers les murs en ruine pour recommencer notre périlleuse entreprise. Papa nous voyant si heureuses ne put pas nous gronder et je vis bien qu'il était fier de notre courage... Le Bon Dieu nous protégea visiblement, car les pèlerins ne s'aperçurent pas de notre absence étant plus loin que nous, occupés à regarder sans doute les magnifiques arcades, où le guide faisait remarquer " les petits CORNICHONS et les CUPIDES posés dessus ", aussi ni lui, ni " messieurs les abbés " ne connurent la joie qui remplissait nos coeurs... Les catacombes m'ont aussi laissé une bien douce impression : elles sont telles que

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je me les étais figurées en lisant leur description dans la vie des martyrs. Après y avoir passé une partie de l'après-midi, il me semblait y être seulement depuis quelques instants, tant l'atmosphère qu'on y respire me paraissait embaumée... Il fallait bien remporter quelque souvenir des catacombes, aussi ayant laissé la procession s'éloigner un peu, Céline et Thérèse se coulèrent ensemble jusqu'au fond de l'ancien tombeau de Sainte Cécile et prirent de la terre sanctifiée par sa présence. Avant mon voyage de Rome je n'avais pour cette sainte aucune dévotion particulière, mais en visitant sa maison changée en église, le lieu de son martyre, en apprenant qu'elle avait été proclamée reine de l'harmonie, non pas à cause de sa belle voix ni de son talent pour la musique, mais en mémoire du chant virginal qu'elle fit entendre à son Epoux Céleste caché au fond de son coeur, je sentis pour elle plus que de la dévotion : une véritable tendresse d'amie... Elle devint ma sainte de prédilection, ma confidente intime... Tout en elle me ravit, surtout son abandon, sa confiance illimitée qui l'ont rendue capable de virginiser des âmes n'ayant jamais désiré d'autres joies que celles de la vie présente... Sainte Cécile est semblable à l'épouse des cantiques, en elle je vois " Un choeur dans un camp d'armée !... " (NHA 616) Sa vie n'a pas été autre chose qu'un chant mélodieux au milieu nême des plus grandes épreuves (Ct 7,1) et cela ne m'étonne pas, puisque " l'Evangile sacré reposait dans son coeur ! " (NHA 617) et que dans son coeur reposait l'Epoux des Vierges !... La visite à l'église Sainte Agnès me fut aussi bien douce, c'était une amie d'enfance que j'allais visiter chez elle, je lui parlai longuement de celle qui porte si bien son nom et je fis tous mes efforts pour obtenir une des reliques de l'Angélique patronne de ma Mère chérie afin de la lui rapporter,

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mais il nous fut impossible d'en avoir d'autre qu'une petite pierre rouge qui se détacha d'une riche mosaïque dont l'origine remonte au temps de Ste Agnès et qu'elle a dû souvent regarder. N'était-ce pas charmant que l'aimable Sainte nous donnât elle-même ce que nous cherchions et qu'il nous était interdit de prendre ?... J'ai toujours regardé cela comme une délicatesse et une preuve de l'amour avec lequel la douce Ste Agnès regarde et protège ma Mère chérie !... Six jours se passèrent à visiter les principales merveilles de Rome et ce fut le septième que je vis la plus grande de toutes : " Léon XIII... " Ce jour, je le désirais et le redoutais en même temps, c'était de lui que ma vocation dépendait, car la réponse que je devais recevoir de Monseigneur n'était pas arrivée et j'avais appris par une lettre de vous, Ma Mère, qu'il n'était plus très bien disposé pour moi, aussi mon unique planche de salut était la permission du Saint Père... mais pour l'obtenir, il fallait lui demander, Il fallait devant tout le monde oser parler ; " au Pape, " cette pensée me faisait trembler ; ce que j'ai souffert avant l'audience, le Bon Dieu seul le sait, avec ma chère Céline, Jamais je n'oublierai la part qu'elle a prise à toutes mes épreuves, il semblait que ma vocation était la sienne. (Notre amour mutuel était remarqué par les prêtres du pèlerinage : un soir, étant en société si nombreuse que les sièges manquaient, Céline me prit sur ses genoux et nous nous regardions si gentiment qu'un prêtre s'écria : " Comme elles s'aiment ! Ah ! jamais ces deux soeurs ne pourront se séparer ! " oui, nous nous aimions, mais notre affection était si pure et si forte que la pensée de la séparation ne nous troublait pas, car nous sentions que rien, même l'océan, ne pourrait nous éloigner l'une de l'autre... Céline voyait avec calme ma petite

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nacelle aborder au rivage du Carmel, elle se résignait à rester aussi longtemps que le Bon Dieu voudrait sur la mer orageuse du monde, sûre d'aborder à son tour sur la rive, objet de nos désirs...) Le Dimanche 20 Novembre après nous être habillées suivant le cérémonial du Vatican (c'est-à-dite en noir, avec une mantille de dentelle pour coiffure) et nous être décorées d'une large médaille de Léon XIII, suspendue à un ruban bleu et blanc, nous avons fait notre entrée au Vatican dans la chapelle du Souverain Pontife. A huit heures notre émotion fut profonde en le voyant entrer pour célébrer la Ste Messe... Après avoir béni les nombreux pèlerins réunis autour de lui, il gravit les degrés du St Autel et nous montra, par sa piété digne du Vicaire de Jésus, qu'il était véritablement " Le Saint Père. " Mon coeur battait bien fort et mes prières étaient bien ardentes pendant que Jésus descendait entre les mains de son Pontife ; cependant j'étais remplie de confiance, l'Evangile de ce jour renfermait ces ravissantes paroles : " Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à mon Père de vous donner son royaume. " (NHA 618) (Lc 12,32) Non je ne craignais pas, j'espérais que le royaume du Carmel m'appartiendrait bientôt, Je ne pensais pas alors à ces autres paroles de Jésus : " Je vous prépare mon royaume comme mon Père me l'a préparé. " (NHA 619) (Lc 22,29) C'est-à-dire je vous réserve des croix et des épreuves, c'est ainsi que vous serez digne de posséder ce royaume après lequel vous soupirez ; puisqu'il a été nécessaire que le Christ souffrît et qu'il entrât par là dans sa gloire, (NHA 620) si vous désirez avoir place à ses côtés, buvez le calice qu'il a bu Lui-même ! (NHA 621) Ce calice, il me fut présenté par le Saint-Père et mes larmes se mêlèrent à l'amer breuvage qui m'était offert. (Lc 24,26 Mt 20,21-23) Après la messe d'action de grâces qui suivit celle de Sa Sainteté, l'audience commença. Léon XIII était assis sur un grand fauteuil, Il était vêtu simplement

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d'une soutane blanche, d'un camail de même couleur et n'avait sur la tête qu'une petite calotte. Autour de lui se tenaient des cardinaux, archevêques et évêques mais je ne les ai vus qu'en général, étant occupée du Saint-Père ; nous passions devant lui en procession, chaque pèlerin s'agenouillait à son tour, baisait le pied et la main de Léon XIII, recevait sa bénédiction et deux gardes-nobles le touchaient par cérémonie, lui indiquant par là de se lever (au pèlerin, car je m'explique si mal qu'on pourrait croire que c'était au Pape). Avant de pénétrer dans l'appartement pontifical j'étais bien résolue à parler, mais je sentis mon courage faiblir en voyant à la droite du St Père " Monsieur Révérony... " presque au même instant on nous dit de sa part qu'il défendait de parler à Léon XIII, l'audience se prolongeant trop longtemps... Je me tournai vers ma Céline chérie, afin de savoir son avis : " Parle ! " me dit-elle. Un instant après j'étais aux pieds du Saint-Père ; ayant baisé sa mule, il me présentait la main, mais au lieu de la baiser, je joignis les miennes et levant vers son visage mes yeux baignés de larmes, je m'écriai : " Très Saint-Père, j'ai une grande grâce à vous demander !... " Alors le Souverain Pontife baissa la tête vers moi, de manière que ma figure touchait presque la sienne, et je vis ses yeux noirs et profonds se fixer sur moi et sembler me pénétrer jusqu'au fond de l'âme. " Très Saint-Père, lui dis-je, en l'honneur de votre jubilé, permettez-moi d'entrer au Carmel à quinze ans !... " L'émotion avait sans doute fait trembler ma voix, aussi se retournant vers Monsieur Révérony qui me regardait avec étonnement et mécontentement, le St Père dit : " Je ne comprends pas très bien. " Si le Bon Dieu l'eût permis il eût été facile que Mr Révérony m'obtînt ce que je désirais, mais c'était la croix et non la consolation qu'Il voulait me donner. " Très Saint-Père, répondit le Grand Vicaire, c'est une enfant qui désire entrer au Carmel à quinze ans, mais les supérieurs examinent la question en ce moment. " " Eh bien, mon enfant, reprit le St Père en me regardant avec bonté, faites ce que les supérieurs vous diront. " M'appuyant alors les mains

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sur ses genoux, je tentai un dernier effort et je dis d'une voix suppliante : " Oh ! Très Saint-Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien !... " Il me regarda fixement et prononça ces mots en appuyant sur chaque syllabe : " Allons... Allons... Vous entrerez si le Bon Dieu le veut !... " (Son accent avait quelque chose de si pénétrant et de si convaincu qu'il me semble encore l'entendre). La bonté du St Père m'encourageant, je voulais encore parler mais les deux gardes-nobles me touchèrent les mains pour me faire lever ; voyant que cela ne suffisait pas, ils me prirent par les bras et Monsieur Révérony leur aida à me soulever, car je restais encore les mains jointes, appuyées sur les genoux de Léon XIII et ce fut de force qu'ils m'arrachèrent de ses pieds... au moment où j'étais ainsi enlevée, le St Père posa sa main sur mes lèvres, puis il la leva pour me bénir alors mes yeux se remplirent de larmes et Monsieur Révérony put contempler au moins autant de diamants qu'il en avait vus à Bayeux.,. Les deux gardes-nobles me portèrent pour ainsi dire jusqu'à la porte et là, un troisième me donna une médaille de Léon XIII. Céline qui me suivait, avait été témoin de la scène qui venait de se passer ; presque aussi émue que moi, elle eut cependant le courage de demander au St Père une bénédiction pour le Carmel. Mr Révérony d'une voix mécontente répondit : " Il est déjà béni le Carmel : " Le bon St Père reprit avec douceur : Oh Oui ! il est déjà béni. " Avant nous Papa était venu aux pieds de Léon XIII (avec les messieurs) (NHA 622) Mr Révérony avait été charmant pour lui, le présentant comme le Père de deux Carmélites. Le Souverain Pontife, en signe de particulière bienveillance, posa sa main sur la tête vénérable de mon Roi chéri, semblant ainsi le marquer d'un sceau mystérieux, au nom de Celui dont il est le véritable représentant... Ah ! maintenant qu'il est au Ciel, ce Père de quatre Carmélites, ce n'est plus la main du Pontife qui repose sur son front, lui

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prophétisant le martyre... C'est la main de l'époux des Vierges, du Roi de Gloire, qui fait resplendir la tête de son Fidèle Serviteur, (Mt 25,21) et plus jamais cette main adorée ne cessera de reposer sur le front qu'elle a glorifié... Mon Papa chéri eut bien de la peine de me trouver tout en larmes au sortir de l'audience, il fit tout ce qu'il put pour me consoler, mais en vain... Au fond du coeur je sentais une grande paix, puisque j'avais fait absolument tout ce qui était en mon pouvoir de faire pour répondre à ce que le Bon Dieu demandait de moi, mais cette paix était au fond et l'amertume remplissait mon âme, car Jésus se taisait. Il semblait absent, rien ne me révélait sa présence... Ce jour-là encore le soleil n'osa pas briller et le beau ciel bleu d'Italie, chargé de nuages sombres, ne cessa de pleurer avec moi... Ah ! c'était fini, mon voyage n'avait plus aucun charme à mes yeux puisque le but en était manqué. Cependant les dernières paroles du Saint-Père auraient dû me consoler : n'étaient-elles pas en effet une véritable prophétie ? Malgré tous les obstacles, ce que le Bon Dieu a voulu s'est accompli. Il n'a pas permis aux créatures de faire ce qu'elles voulaient, mais sa volonté à Lui... Depuis quelque temps je m'étais offerte à l'Enfant Jésus pour être son petit jouet, je Lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d'un jouet de prix que les enfants se contentent de regarder sans oser y toucher, mais comme d'une petite balle de nulle valeur qu'il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son coeur si cela Lui faisait plaisir ; en un mot, je voulais amuser le petit Jésus, lui faire plaisir, je voulais me livrer à ses caprices enfantins... Il avait exaucé ma prière... A Rome Jésus perça son petit jouet, il voulait voir ce qu'il y avait dedans et puis l'ayant vu, content de sa découverte, Il laissa tomber sa petite

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balle et s'endormit... Que fit-Il pendant son doux sommeil et que devint la petite balle abandonnée ?... Jésus rêva qu'il s'amusait encore avec son jouet, le laissant et le prenant tour à tour, et puis qu'apràs l'avoir fait rouler bien loin Il le pressait sur son coeur, ne permettant plus qu'il s'éloigne jamais de sa petite main... Vous comprenez, ma Mère chérie, combien la petite balle était triste de se voir par terre... Cependant je ne cessais d'espérer contre toute espérance. (NHA 623) (Rm 4,18) Quelques jours après l'audience du St Père, Papa étant allé voir le bon frère Siméon trouva chez lui Monsieur Révérony qui fut très aimable. Papa lui reprocha gaiement de ne m'avoir pas aidée dans ma difficile entreprise, puis il raconta l'histoire de sa Reine au frère Siméon. Le vénérable vieillard écouta son récit avec beaucoup d'intérêt, en prit même des notes et dit avec émotion : " On ne voit pas cela en Italie ! " Je crois que cette entrevue fit une très bonne impression à Monsieur Révérony ; dans la suite il ne cessa de me prouver qu'il était enfin convaincu de ma vocation. Au lendemain de la mémorable journée, il nous fallut partir dès Ie matin pour Naples et Pompéi. En notre honneur, le Vésuve fit du bruit toute la journée, laissant avec ses coups de canon échapper une épaisse colonne de fumée. Les traces qu'il a laissées sur les ruines de Pompéi sont effrayantes, elles montrent la puissance du Dieu : " Qui regarde la terre et la fait trembler, qui touche les montagnes et les réduit en fumée. " (NHA 624) (Ps 104,32) J'aurais aimé à me promener seule au milieu des ruines, à rêver sur la fragilité des choses humaines, mais le nombre des voyageurs enlevait une grande partie du charme mélancohque de la cité détruite... A Naples ce fut tout le contraire, le grand nombre de voitures à deux chevaux rendit magnifique notre promenade au monastère San Martino placé sur

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une haute colline dominant toute la ville, malheureusement les chevaux qui nous conduisaient prenaient à chaque instant le mors aux dents et plus d'une fois je me suis crue à ma dernière heure. Le cocher avait beau répéter constamment la parole magique des conducteurs italiens : " Appipau, appipau... " les pauvres chevaux voulaient renverser la voiture, enfin grâce au secours de nos anges gardiens, nous arrivâmes à notre magnifique hôtel. Pendant tout le cours de notre voyage, nous avons été logés dans des hôtels princiers, jamais je n'avais été entourée de tant de luxe, c'est bien le cas de dire que la richesse ne fait pas le bonheur, car j'aurais été plus heureuse sous un toit de chaume avec l'espérance du Carmel, qu'auprès des lambris dorés, des escaliers de marbre blanc, des tapis de soie, avec l'amertume dans le coeur... Ah ! je l'ai bien senti, la joie ne se trouve pas dans les objets qui nous entourent, elle se trouve au plus intime de l'âme, on peut aussi bien la posséder dans une prison que dans un palais, la preuve, c'est que je suis plus heureuse au Carmel, même au milieu des épreuves intérieures et extérieures que dans le monde, entourée des commodités de la vie et surtout des douceurs du foyer paternel !... J'avais l'âme plongée dans la tristesse, cependant à l'extérieur, j'étais la même, car je croyais cachée la demande que j'avais faite au St Père ; bientôt je pus me convaincre du contraire, étant restée seule dans le wagon avec Céline (les autres pèlerins étaient descendus au buffet pendant les quelques minutes d'arrêt) je vis Monsieur Legoux, vicaire général de Coutances ouvrir la portière et me regardant en souriant, il me dit : " Eh bien, comment va notre petite carmélite ?... " Je compris alors que tout le pèlerinage savait mon secret, heureusement personne ne m'en parla, mais je vis à la manière sympathique dont on me regardait, que ma demande n'avait pas produit un mauvais

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effet, au contraire,.. A la petite ville d'Assise j'eus l'occasion de monter dans la voiture de Monsieur Révérony, faveur qui ne fut accordée à aucune dame pendant tout le voyage. Voici comment j'obtins ce privilège. Après avoir visité les lieux embaumés par les vertus de Saint François et de Sainte Claire, nous avions terminé par le monastère de Sainte Agnès, soeur de Sainte Claire ; j'avais contemplé à mon aise la tête de la Sainte, lorsque me retirant une des dernières je m'aperçus avoir perdu ma ceinture ; je la cherchai au milieu de la foule, un prêtre eut pitié de moi et m'aida, mais après me l'avoir trouvée, je le vis s'éloigner et je restai seule à chercher, car j'avais bien la ceinture, mais impossible de la mettre, la boucle manquait... Enfin je la vis briller dans un coin, la saisir et l'ajuster au ruban ne fut pas long, ais le travail précédent l'avait été davantage, aussi mon étonnement fut grand de me trouver seule auprès de l'église, toutes les nombreuses voitures avaient disparu, à l'exception de celle de Mr Révérony. Quel parti prendre ? Fallait-il courir après les voitures que je ne voyais plus, m'exposer à manquer le train et mettre mon Papa chéri dans l'inquiétude, ou bien demander une place dans la calèche de Mr Révérony ?... Je me décidai à ce dernier parti. Avec mon air le plus gracieux et le moins embarrassé possible malgré mon extrême embarras, je lui exposai ma situation critique et le mis dans l'embarras lui-même, car sa voiture était garnie des messieurs les plus distingués du pèlerinage, Pas moyen de trouver une place de plus, mais un monsieur très galant se hâta de descendre, me fit monter à sa place et se plaça modestement auprès du cocher. Je ressemblais à un écureuil pris dans un piège et j'étais loin d'être à l'aise, entourée de tous ces grands personnages et surtout du plus redoutable en face duquel j'étais placée... Il fut cependant très

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aimable pour moi, interrompant de temps en temps sa conversation avec les messieurs pour me parler du Carmel. Avant d'arriver à la gare tous les grands personnages tirèrent leurs grands porte-monnaie afin de donner de l'argent au cocher (déjà payé), je fis comme eux et pris mon tout petit porte-monnaie, mais Monsieur Révérony ne consentit pas à ce que j'en fisse sortir de jolies petites pièces, il aima mieux en donner une grande pour nous deux. Une autre fois je me trouvai à côté de lui en omnibus, il fut encore plus aimable et me promit de faire tout ce qu'il pourrait afin que j'entre au Carmel... Tout en mettant un peu de baume sur mes plaies, ces petites rencontres n'empêchèrent pas le retour d'être beaucoup moins agréable que l'aller, car je n'avais plus l'espoir " du St Père " je ne trouvais aucun secours sur la terre qui me paraissait un désert aride et sans eau, (NHA 625) (Ps 63,2) toute mon espérance était dans le Bon Dieu seul... je venais de faire l'expérience qu'il vaut mieux avoir recours à Lui qu'à ses saints... La tristesse de mon âme ne m'empêcha pas de prendre un grand intérêt aux saints lieux que nous visitions A Florence je fus heureuse de contempler Sainte Madeleine de Pazzi au milieu du choeur des carmélites qui nous ouvrirent la grande grille ; comme nous ne savions pas jouir de ce privilège beaucoup de personnes désirant faire toucher leurs chapelets au tombeau de la sainte, il n'y eut que moi à pouvoir passer la main dans la grille qui nous en séparait, aussi tout le monde m'apportait des chapelets et j'étais bien fière de mon office... Il fallait toujours que je trouve le moyen de toucher à tout, ainsi dans l'Eglise de Sainte Croix en Jérusalem (de Rome) nous pûmes vénérer plusieurs morceaux de la vraie Croix, deux épines et l'un des clous sacrés renfermé dans un magnifique reliquaire d'or ouvragé, mais sans verre, aussi je trouvai moyen, en vénérant la précieuse relique, de couler mon petit doigt dans

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dans un des jours du reliquaire et je pus toucher au clou qui fut baigné du sang de Jésus... J'étais vraiment par trop audacieuse !... Heureusement le bon Dieu qui voit le fond des choses sait que mon intention était pure et que pour rien au monde je n'aurais voulu lui déplaire, j'agissais avec Lui comme un enfant qui se croit tout permis et regarde les trésors de son père comme les siens. (Lc 15,31) Je ne puis encore comprendre pourquoi les femmes sont si facilement excommuniées en Italie, à chaque instant on nous disait : " N'entrez pas ici... N'entrez pas là, vous seriez excommuniées !... " Cependant elles aiment le bon Dieu en bien plus grand nombre que les hommes et pendant la Passion de Notre Seigneur les femmes eurent plus de courage que les apôtres, (Lc 23,27) puisqu'elles bravèrent les insultes des soldats et osèrent essuyer la Face adorable de Jésus,.. C'est sans doute pour cela qu'Il permet que le mépris soit leur partage sur la terre, puisqu'Il l'a choisi pour Lui-même... Au Ciel, Il saura bien montrer que ses pensées ne sont pas celles des hommes, (NHA 626) (Is 55,8-9) car alors les dernières seront les premières... (NHA 627) (Mt 20,16) Plus d'une fois pendant le voyage, je n'ai pas eu la patience d'attendre le Ciel pour être la première... Un jour que nous visitions un monastère de Carmes, ne me contentant pas de suivre les pèlerins dans les galeries extérieures, je m'avançai sous les cloîtres inférieurs... tout à coup je vis un bon vieux carme qui de loin me faisait signe de m'éloigner, mais au lieu de m'en aller, je m'approchai de lui et montrant les tableaux du cloître, je lui fis signe qu'ils étaient jolis. Il reconnut sans doute à mes cheveux sur le dos et à mon air jeune que j'étais une enfant, il me sourit avec bonté et s'éloigna voyant qu'il n'avait pas une ennemie devant lui ; si j'avais pu lui parler italien, je lui aurais dit être une future carmélite, mais à cause des constructeurs de la tour de Babel, cela me fut impossible. (Gn 11,9) Après avoir encore visité Pise et Gênes nous revînmes en France. Sur le parcours

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la vue était magnifique, tantôt nous longions la mer et le chemin de fer en était si près qu'il me semblait que les vagues allaient arriver jusqu'à nous (ce spectacle fut causé par une tempête, c'était le soir, ce qui rendait la scène encore plus imposante), tantôt des plaines couvertes d'orangers aux fruits mûrs, de verts oliviers au feuillage léger, de palmiers gracieux... à la tombée du jour, nous voyions les nombreux petits ports de mer s'éclairer d'une multitude de lumières, pendant qu'au Ciel scintillaient les premières étoiles... Ah ! quelle poésie remplissait mon âme à la vue de toutes ces choses que je regardais pour la première et la dernière fois de ma vie !... C'était sans regret que je les voyais s'évanouir, mon coeur aspirait à d'autres merveilles (NHA 628) il avait assez contemplé les beautés de la terre, celles du Ciel étaient l'objet de ses désirs et pour les donner aux âmes, je voulais devenir prisonnière !... Avant de voir s'ouvrir devant moi les portes de la prison bénie après laquelle je soupirais, il me fallait encore lutter et souffrir ; je le sentais en revenant en France, cependant ma confiance était si grande que je ne cessai pas d'espérer qu'il me serait permis d'entrer le 25 Décembre... A peine arrivés Lisieux, notre première visite fut pour le Carmel. (NHA 629) Quelle entrevue que celle-là !... Nous avions tant de choses à nous dire, depuis un mois de séparation, mois qui m'a semblé plus long et pendant lequel j'ai plus appris que pendant plusieurs années... O ma Mère chérie ! qu'il m'a été doux de vous revoir, de vous ouvrir ma pauvre petite âme blessée. A vous qui saviez si bien me comprendre, à qui une parole, un regard suffisaient pour tout deviner ! Je m'abandonnai complètement, j'avais fait tout ce qui dépendait de moi, tout, jusqu'à parler au Saint Père, aussi je ne savais ce que je devais encore faire. Vous me dîtes d'écrire à Monseigneur et de lui rappeler sa promesse ; je le fis aussitôt, le mieux qu'il me fut possible, mais dans des termes que mon Oncle trouva un peu trop

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simples, Il refit ma lettre ; au moment où j'allais la faire partir, j'en reçus une de vous, me disant de ne pas écrire, d'attendre quelques jours ; j'obéis aussitôt, car j'étais sûre que c'était le meilleur moyen de ne pas me tromper. Enfin dix jours avant Noël, ma lettre partit ! Bien convaincue que la réponse ne se ferait pas attendre, j'allais tous les matins après la messe à la poste avec Papa, croyant y trouver la permission de m'envoler, mais chaque matin amenait une nouvelle déception qui cependant, n'ébranlait pas ma foi... je demandais à Jésus de briser mes liens, Il les brisa, (Ps 116,16) mais d'une manière toute différente de celle que j'attendais... La belle fête de Noël arriva et Jésus ne se réveilla pas... Il laissa par terre sa petite balle, sans même jeter sur elle un regard... Mon coeur était brisé en me rendant à la messe de minuit, je comptais si bien y assister derrière les grilles du Carmel... Cette épreuve fut bien grande pour ma foi, mais Celui dont le coeur veille pendant son sommeil, (NHA 630) me fit comprendre qu'à ceux dont la foi égale un grain de sénevé, (Mt 17,19) il accorde des miracless et fait changer de place les montagnes, afin d'affermir cette foi si petite ; (NHA 631) mais pour ses intimes, pour sa Mère, il ne fait pas de miracles avant d'avoir éprouvé leur foi. (Ct 5,2) Ne laissa-t-Il pas mourir Lazare, bien que Marthe et Marie Lui aient fait dire qu'il était malade ?... (NHA 632) (Jn 11,1-4) Aux noces de Cana, la Sainte Vierge ayant demandé à Jésus de secourir le Maître de la maison, ne Lui répondit-Il pas que son heure n'était pas encore venue ?... (NHA 633) (Jn 2,1-11) Mais après l'épreuve, quelle récompense ! l'eau se change en vin... Lazare ressuscite !... Ainsi Jésus agit-Il envers sa petite Thérèse : après l'avoir longtemps éprouvée, il combla tous les désirs de son coeur... L'après-midi de la radieuse fête passée pour moi dans les larmes, j'allai voir les carmélites ; ma surprise fut bien grande d'apercevoir lorsqu'on ouvrit la

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grille un ravissant petit Jésus, tenant en sa main une balle sur laquelle était écrit mon nom. Les carmélites, à la place de Jésus, trop petit pour parler, me chantèrent un cantique composé par ma Mère chérie ; chaque parole répandait en mon âme une bien douce consolation, jamais je n'oublierai cette délicatesse de coeur maternel qui toujours me combla des plus exquises tendresses... Après avoir remercié en répandant de douces larmes, je racontai la surprise que ma Céline chérie m'avait faite en revenant de la messe de minuit. J'avais trouvé dans ma chambre, au milieu d'un charmant bassin, un petit navire qui portait le petit Jésus dormant avec une petite balle auprès de Lui, sur la voile blanche Céline avait écrit ces mots : " Je dors mais mon coeur veille " (NHA 634) (Ct 5,2) et sur le vaisseau ce seul mot : " Abandon ! " Ah ! si Jésus ne parlait pas encore à sa petite fiancée, si toujours ses yeux divins restaient fermés, du moins, Il se révélait à elle par le moyen d'âmes comprenant toutes les délicatesses et l'amour de son coeur... Le premier jour de l'année 1888 Jésus me fit encore présent de sa croix mais cette fois je fus seule à la porter, car elle fut d'autant plus douloureuse qu'elle était incomprise... Une lettre de Pauline (Mère Marie de Gonzague) m'annonça que la réponse de Monseigneur était arrivée le 28, fête des Sts Innocents, mais qu'elle ne me l'avait pas fait savoir, ayant décidé que mon entrée n'aurait lieu qu'après le carème. (Gn 7,13-16) Je ne pus retenir mes larmes à la pensée d'un si long délai. Cette épreuve eut pour moi un caractère tout particulier, je voyais mes liens rompus du côté du monde et cette fois c'était l'arche sainte qui refusait son entrée à la pauvre petite colombe... (Ps 116,16) FCB (Gn 7,13-16) Je veux bien croire que je dus paraître déraisonnable en n'acceptant pas joyeusement mes trois mois d'exil, mais je crois aussi que, sans le paraître, cette épreuve fut très grande et me fit beaucoup grandir dans l'abandon et dans les autres vertus.

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Comment se passèrent ces trois mois si riches en grâces pour mon âme ?. .. D'abord il me vint à la pensée de ne pas me gêner à mener une vie aussi bien réglée que j'en avais l'habitude, mais bientôt je compris le prix du temps qui m'était offert et je résolus de me livrer plus que jamais à une vie sérieuse et mortifiée. Lorsque je dis mortifiée, ce n'est pas afin de faire croire que je faisais des pénitences, hélas ! je n'en ai jamais fait aucune, bien loin de ressembler aux belles âmes qui dès leur enfance pratiquaient toute espèce de mortifications, je ne sentais pour elles aucun attrait ; sans doute cela venait de ma lâcheté, car j'aurais pu, comme Céline, trouver mille petites inventions pour me faire souffrir, au lieu de cela je me suis toujours laissée dorloter dans du coton et empâter comme un petit oiseau qui n'a pas besoin de faire pénitence... Mes mortifications consistaient à briser ma volonté, toujours prête à s'imposer, à retenir une parole de réplique, à rendre de petits services sans les faire valoir, à ne point m'appuyer le dos quand j'étais assise, etc., etc... Ce fut par la pratique de ces riens que je me préparai à devenir la fiancée de Jésus, et je ne puis dire combien cette attente m'â laissé de doux souvenirs... Trois mois passent bien vite, enfin le moment si ardemment désiré arriva. Le lundi 9 Avril, jour où le Carmel célébrait la fête de l'Annonciation, remise à cause du carême, fut choisi pour mon entrée. La veille toute la famille était réunie autour de la table où je devais m'asseoir une dernière fois. Ah ! que ces réunions intimes sont déchirantes !... Alors qu'on voudrait se voir oubliée, les caresses, les paroles les plus tendres sont prodiguées et font sentir le sacrifice de la séparation... Papa ne disait presque rien mais son regard se posait sur moi avec amour... Ma Tante pleurait de temps en temps et mon Oncle me faisait mille compliments affectueux. Jeanne et Marie étaient aussi remplies de délicatesses pour moi, surtout Marie qui me

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prenant à l'écart, me demanda pardon des peines qu'elle croyait m'avoir causées. Enfin ma chère petite Léonie, revenue de la Visitation depuis quelques mois, (NHA 701) me comblait plus encore de baisers et de caresses. Il n'y a que de Céline dont je n'ai pas parlé, mais vous devinez, ma Mère chérie, comment se passa la dernière nuit où nous avons couché ensemble... Le matin du grand jour, après avoir jeté un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance que je ne devais plus revoir, je partis au bras de mon Roi chéri pour gravir la montagne du Carmel... Comme la veille toute la famille se trouva réunie pour entendre la Sainte Messe et y communier. Aussitôt que Jésus fut descendu dans le coeur de mes parents chéris, je n'entendis autour de moi que des sanglots, il n'y eut que moi qui ne versai pas de larmes, mais je sentis mon coeur battre avec une telle violence qu'il me sembla impossible d'avancer lorsqu'on vint nous faire signe de venir à la porte conventuelle ; j'avançai cependant tout en me demandant si je n'allais pas mourir par la force des battements de mon coeur... Ah ! quel moment que celui-là Il faut y avoir passé pour savoir ce qu'il est... Mon émotion ne se traduisit pas au dehors : après avoir embrassé tous les membres de ma famille chérie, je me mis à genoux devant mon incomparable Père, lui demandant sa bénédiction ; pour me la donner il se mit lui-même à genoux et me bénit en pleurant... C'était un spectacle qui devait faire sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant encore au printemps de la vie !... quelques instants après, es portes de l'arche sainte se fermaient sur moi (Gn 7,16) et là je recevais les embrassements des soeurs chéries qui m'avaient servi de mères et que j'allais désormais prendre pour modèles de mes actions... Enfin mes désirs étaient accomplis, mon âme ressentait une PAIX si douce et si profonde qu'il me serait impossible

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de l'exprimer et depuis sept ans et demi cette paix intime est restée mon partage, elle ne m'a pas abandonnée au milieu des plus grandes épreuves. Comme toutes les postulantes je fus conduite au choeur aussitôt après mon entrée ; il était sombre à cause du Saint Sacrement exposé (NHA 702) et ce qui frappa d'abord mes regards, furent les yeux de notre sainte Mère Geneviève (NHA 703) qui se fixèrent sur moi ; je restai un moment à genoux à ses pieds remerciant le bon Dieu de la grâce qu'Il m'accordait de connaître une sainte et puis je suivis la Mère Marie de Gonzague (NHA 704) dans les différents endroits de la communauté ; tout me semblait ravissant, je me croyais transportée dans un désert, notre petite cellule surtout me charmait, mais la joie que je ressentais était calme, le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles voguait ma petite nacelle, aucun nuage n'obscurcissait mon ciel d'azur... h ! j'étais pleinement récompensée de toutes mes épreuves... Avec quelle joie profonde je répétais ces paroles : " C'est pour toujours, toujours que je suis ici !... " Ce bonheur n'était pas éphémère, il ne devait point s'envoler avec " les illusions des premiers jours. " Les illusions, le bon Dieu m'a fait la grâce de n'en avoir AUCUNE en entrant au Carmel ; j'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna et cependant, vous le savez, ma Mère chérie, es premiers pas ont rencontré plus d'épines que (de) roses !... Oui, la souffrance m'a tendu les bras et je m'y suis jetée avec amour... Ce que je venais faire au Carmel, je l'ai déclaré aux pieds de Jésus-Hostie, dans l'examen qui précéda ma profession : " je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres. " Lorsqu'on veut atteindre un but, il faut en prendre les moyens ; Jésus me fit comprendre que c'était par la croix qu'Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance grandit à mesure que la souffrance augmentait. Pendant cinq années cette voie fut la mienne ; mais

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à l'extérieur, rien ne traduisait ma souffrance d'autant plus douloureuse que j'étais seule à la connaître. Ah ! quelle surprise à la fin du monde nous aurons en lisant l'histoire des âmes !. .. Qu'il y aura de personnes étonnées en voyant la voie par laquelle la mienne a été conduite... Cela est si vrai que, deux mois après mon entrée, le Père Pichon étant venu pour la profession de Soeur Marie du Sacré-Coeur, il fut surpris de voir ce que le Bon Dieu faisait en mon âme et me dit que la veille, m'ayant considérée priant au choeur, il croyait ma ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entrevue avec le bon Père fut pour moi une consolation bien grande, mais voilée de larmes à cause de la difficulté que j'éprouvais à ouvrir mon âme.

Je fis cependant une confession générale, comme jamais je n'en avais faite ; à la fin le Père me dit ces paroles, les plus consolantes qui soient venues retentir à l'oreille de mon âme : " En présence du Bon Dieu, de la Sainte Vierge et de tous les Saints, JE DECLARE QUE JAMAIS VOUS N'AVEZ COMMIS UN SEUL PECHE MORTEL. "  Puis il ajouta : remerciez le Bon Dieu de ce qu'il fait pour vous, car s'il vous abandonnait, au lieu d'être un petit ange, vous deviendriez un petit démon. Ah ! je n'avais pas de peine à le croire, je sentais combien j'étais faible et imparfaite, mais la reconnaissance remplissait mon âme ; j'avais une si grande crainte d'avoir terni la robe de mon Baptême, qu'une telle assurance sortie de la bouche d'un directeur comme les désirait Notre Sainte Mère Thérèse, c'est-à-dire unissant la science à la vertu, (NHA 706) me paraissait sortie de la bouche même de Jésus... Le bon Père me dit encore ces paroles qui se sont doucement gravées dans mon coeur : " Mon enfant, que Notre Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices. " Il le fut en effet et aussi " Mon directeur ". Ce n'est pas que je veuille dire par là que mon âme ait été fermée pour mes Supérieures, ah ! loin de là, j'ai toujours essayé qu'elle leur soit un livre

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ouvert ; mais notre Mère, souvent malade, avait peu le temps de s'occuper de moi. Je sais qu'elle m'aimait beaucoup et disait de moi tout le bien possible, cependant le Bon Dieu permettait qu'à son insu, elle fût TRES SEVERE ; je ne pouvais la rencontrer sans baiser la terre, (NHA 707) il en était de même dans les rares directions que j'avais avec elle... Quelle grâce inappréciable !. .. Comme le Bon Dieu agissait visiblement en celle qui tenait sa place !... Que serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j'avais été " le joujou " de la communauté ?... Peut-être au lieu de voir Notre-Seigneur en mes Supérieures n'aurais-je considéré que les personnes et mon coeur, si bien gardé dans le monde, se serait attaché humainement dans le cloître... Heureusement je fus préservée de ce malheur. Sans doute, j'aimais beaucoup notre Mère, mais d'une affection pure qui m'élevait vers l'Epoux de mon âme... Notre maîtresse (NHA 708) était une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites ; toute la journée j'étais avec elle, car elle m'apprenait à travailler. Sa bonté pour moi était sans bornes et cependant mon âme ne se dilatait pas... Ce n'était qu'avec effort qu'il m'était possible de faire direction, n'étant pas habituée à parler de mon âme je ne savais comment exprimer ce qui s'y passait. Une bonne vieille mère (NHA 709) comprit un jour ce que je ressentais, elle me dit en riant à la récréation : " Ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand'chose à dire à vos supérieures. " " Pourquoi, ma Mère, dites-vous cela ?... " " Parce que votre âme est extrêmement simple, mais quand vous serez parfaite, vous serez encore plus simple, plus on s'approche du Bon Dieu, plus on se simplifie. " La bonne Mère avait raison ; cependant la difficulté que j'avais à ouvrir mon âme, tout en venant de ma simplicité, était une véritable épreuve, je le reconnais maintenant, car sans cesser d'être simple

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j'exprime mes pensées avec une très grande facilité. J'ai dit que Jésus avait été " mon Directeur " En entrant au Carmel je fis connaissance avec celui qui devait m'en servir, mais à peine m'avait-il admise au nombre de ses enfants qu'il partit pour l'exil... (NHA 710) Ainsi je ne l'avais connu que pour en être aussitôt privée. .. Réduite à recevoir de lui une lettre par an, sur douze que je lui écrivais, mon coeur se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et ce fut Lui qui m'instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages qu'Il daigne révéler aux petits... (NHA 711) (Lc 10,21) La petite fleur transplantée sur la montagne du Carmel devait s'épanouir à l'ombre de la Croix ; les larmes, le sang de Jésus devinrent sa rosée et son Soleil fut sa Face Adorable voilée de pleurs... Jusque'alors je n'avais pas sondé la profondeur des trésors cachés dans la Sainte Face (NHA 712) (Is 53,3) ce fut par vous, ma Mère chérie, que j'appris à les connaître, de même qu'autrefois vous nous aviez toutes précédées au Carmel, de même vous aviez pénétré la première les mystères d'amour cachés dans le Visage de notre Epoux ; alors vous m'avez appelée et j'ai compris... J'ai compris ce qu'était la véritable gloire. Celui dont le royaume n'est pas de ce monde (NHA 713) (Jn 18,36) me montra que la vraie sagesse consiste à " vouloir être ignorée et comptée pour rien, " (NHA 714) à " mettre sa joie dans le mépris de soi-même... " (NHA 715) Ah ! comme celui de Jésus, je voulais que : " Mon visage soit vraiment caché, que sur la terre personne ne me reconnaisse. " (NHA 716) J'avais soif de souffrir et d'être oubliée... (Is 53,3) Qu'elle est miséricordieuse la voie par laquelle le Bon Dieu m'a toujours conduite, jamais Il ne m'a fait désirer quelque chose sans me le donner, aussi son calice amer me parut-il délicieux... Après les radieuses fêtes du mois de Mai, fêtes de la profession et prise de voile

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de notre chère Marie, l'ainée de la famille que la dernière eut le bonheur de couronner au jour de ses noces, il fallait bien que l'épreuve vînt nous visiter... L'année précédente au mois de Mai, Papa avait été atteint d'une attaque de paralysie dans les jambes, notre inquiétude fut bien grande alors, mais le fort tempérament de mon Roi chéri prit bientôt le dessus et nos craintes disparurent ; cependant plus d'une fois pendant le voyage de Rome, nous avions remarqué qu'il se fatiguait facilement, qu'il n'était plus aussi gai que d'habitude... Ce que surtout j'avais remarqué c'était les progrès que Papa faisait dans la perfection ; à l'exemple de Saint François de Sales, il était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle au point qu'il paraissait avoir la nature la plus douce du monde... (NHA 717) Les choses de la terre semblaient à peine l'effleurer, il prenait facilement le dessus des contrariétés de cette vie, enfin le Bon Dieu l'inondait de consolations ; pendant ses visites journalières au Saint Sacrement ses yeux se remplissaient souvent de larmes et son visage respirait une béatitude céleste... Lorsque Léonie sortit de la Visitation, il ne s'affligea pas, ne fit aucun reproche au Bon Dieu de n'avoir pas exaucé les prières qu'il Lui avait faites pour obtenir la vocation de sa chère fille, ce fut même avec une certaine joie qu'il partit la chercher... Voici avec quelle foi Papa accepta la séparation de sa petite reine, il l'annonçait en ces termes à ses amis d'Alençon : " Bien chers Amis, Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel... Dieu seul peut exiger un tel sacrifice... Ne me plaignez pas, car mon coeur surabonde de joie. " II était temps qu'un aussi fidèle serviteur reçut le prix de ses travaux, (Mt 25,21) il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu donna au Roi du Ciel, son Fils unique... Papa venait d'offrir à Dieu un autel (NHA 718) ce fut lui la victime choisie pour y être immolée avec l'Agneau sans tâche. (NHA 719)