CHAPITRE V
De la régénération, des chutes, des erreurs
qui peuvent y avoir lieu,
et de la fausse spiritualité.

En vérité, si un homme ne naît pas d'en haut, il ne peut voir le royaume de Dieu. Jean III. 3.

1 - La régénération, ou la rénovation en Jésus-Christ, est le but principal où nous devons tendre, et l'unique nécessaire (Galates VI. 15). Il n'y a aucun de ceux qu'il a rachetés au prix de son sang qui ne puisse y parvenir; non seulement les hommes qui sont appelés à marcher par une route extraordinaire, la route des forces et des illuminations ; mais aussi ceux qui, pour parler plus clairement, n'étant pas destinés à posséder la sagesse et les forces extraordinaires de Jésus-Christ, jouissent seulement de la bonté de sa nature, et de l'affranchissement de 1'esclavage du péché. Cela doit être même la marque générale et fondamentale de la régénération, qui devient une source de félicité pour tous les hommes, quoiqu'en divers degrés et à proportion que la lumière et la gloire divine qui les illumine destine à chacun sa mesure dans la maison du Père céleste, et la place qu'il y doit occuper.

2 - La vraie régénération, par laquelle nous redevenons enfants de Dieu, s'opère dans l'humanité spiritualisée de Jésus-Christ, qui pénètre tout. C'est ce corps qui doit renaître en nous. Ce n'est que dans ce corps que se trouvent l'image et l'expression de Dieu, et c'est dans lui seul que peut agir et habiter l'esprit de Jésus-Christ.

Le germe divin de cette renaissance céleste est renfermé dans notre intérieur, et doit se développer en nous à l'aide de l'esprit et par la vertu de celui qui s'est fait homme dans le sein pur de la Sainte Vierge.

3 - Ainsi le nouvel homme céleste et spirituel, qui a pris invisiblement une nouvelle vie dans son être, que la croix a humilié, ne doit point se défigurer par les taches que l'amour-propre imprime. Que cet homme nouveau-né aille se cacher dans le désert de la croix, éloigné des vanités de ce monde, pour être à l'abri des atteintes du prince des ténèbres, qui y exerce son empire.

Croissant ainsi dans la vie en Jésus-Christ, il doit, à mesure qu'il y avance, fidèlement travailler à l'imiter. Qu'il n'obéisse plus à sa propre volonté, mais à celle de son Père céleste, dont le royaume et la justice doivent être cherchés avant tout.

Eprouvé par la privation de la lumière, et, relégué dans les déserts de la tentation, qu'il la repousse, se tenant de toutes ses forces à cette chaîne de foi et d'amour, qui l'unit à son Père et à son Dieu ; qu'il soit sourd à toutes les séductions du démon.

Que l'amour lui fasse supporter les mépris, les outrages, les crachats, les soufflets, dont le monde l'accable ; et quand il pourrait appeler des légions d'anges pour s'en délivrer, qu'il endure plutôt avec joie toutes les souffrances, lorsqu'elles lui sont nécessaires pour accomplir l'oeuvre de Dieu : qu'il combatte sa chair jusqu'à ce que sa sueur devienne comme des grumeaux de sang.

Si sa faiblesse humaine frissonne à l'approche de ces cruels tourments,

de ces souffrances purifiantes, et qu'il désire que, s'il est possible, ce calice passe, qu'alors il s'empresse, par l'abandon de tout son être, de dire avec Jésus-Christ : O mon Père ! que voire volonté soit faite, et non la mienne.

Quand même alors la chair et le sang, dans l'angoisse que ce dernier degré du feu de la croix leur fait éprouver, s'écrieraient : Mon Dieu, ô mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ! ce mouvement n'empêcherait plus son homme intérieur renouvelé de s'unir indissolublement et pour l'éternité à son Père céleste, le dernier réduit du péché originel étant déjà détruit en lui.

Voilà une ombre des mystères, dans lesquels la régénération est consommée, et où se trouve la voie en Jésus-Christ ; cette route, parfaitement achevée, introduit dans le royaume de Dieu.

4- Il est en attendant très possible qu'on se fasse une idée fausse de la régénération, et qu'on prenne pour rénovation ce qui ne l'est pas du tout. L'oeuvre même de la régénération peut être suspendu et défiguré par la propriété du régénéré ; c'est cette propriété qui ne permet pas que l'image de Dieu se rétablisse en lui, et corrompt l'oeuvre de la grâce, en y imprimant ses propres traits.

Examinons comment tout cela se fait.

Un homme très éclairé a dit : Travaille surtout que le moi n'agisse ni dans ton esprit, ni dans ton âme, ni dans ton corps. Ressouviens-toi ensuite que la crèche et la croix sont les deux monnaies avec lesquelles on achète le royaume de Dieu. Il faut encore N. B. prendre bien garde que l'empreinte de Jésus-Christ s'y trouve bien imprimée ; car j'ai vu, et je ne mens point, que plusieurs ont été et seront rejetés avec ces fausses monnaies, où était empreinte leur propre image, et non celle Jésus-Christ ; ils avaient cependant dans leur temps nombre de traits de la vie de la croix, et leurs oeuvres ne paraissaient être partout que des oeuvres de l'humilité. ª - Voilà peu de mots, et tout simples, mais qui cachent un sens profond.

5 - Nous avons déjà dit un mot sur ce qui peut se rencontrer de f aux dans la vie de la croix : comment elle peut être fondée sur la propriété, et comment la piété peut n'être qu'une illusion. - Nous dirons maintenant comment l'image de la propriété peut s'imprimer sur la crèche et sur, la régénération même, et comment cette régénération peut être empêchée et mal entendue.

L'abîme de la miséricorde du Père attire tous les hommes à leur salut dans son amour. Sa main toute-puissante et qui agit dans tous les lieux frappe sans cesse à la porte de l'intérieur de l'homme. La voix de la conscience est l'écho ou la répétition de ces coups, qui retentissent dans l'âme de l'homme avec plus ou moins de force, selon la sphère, plus ou moins épaisse et étendue, dans laquelle ses passions, les pensées et les oeuvres de sang et de chair l'entourent et l'enferment depuis sa chute.

Le son de cette voix secrète dans l'homme navre son coeur et le ronge au moment qu'il pèche. Il lui imprime dans ses maladies et dans ses peines le sentiment intime de sa fragilité et de sa faiblesse; dans ses douleurs il lui enlève les consolations que le monde visible et matériel pourraient donner, et, au milieu des joies mêmes de la sensualité, il le remplit d'abattement et de tristesse.

Si l'homme prête l'oreille à cette voix salutaire et se sauve du tumulte des passions qui l'étourdissaient ; s'il retourne, comme l'enfant perdu, à son Père, dont l'amour embrasse tous ses enfants : alors cette force divine, qui demeure dans le fond de son être intérieur, commence à y opérer sa régénération, et y ouvre la route par laquelle le royaume de Dieu peut se manifester.

6 - Ce royaume est semblable à un grain de moutarde (Luc XIII. 19) ; il doit croître et s'élever à la hauteur d'un grand arbre. Mais il peut arriver non seulement que sa croissance soit arrêtée, son germe même peut dans sein de la terre être étouffé par les épines, et ne point porter du tout de fruit. (Le grain peut même ne point germer ) Marc IV. 7

Jésus-Christ compare encore le royaume des cieux au levain qu'une femme prend, et qu'elle met dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que toute la masse soit levée - Luc XIII. 2 1 , Matth. XIII. 33.

Pour que le royaume de Dieu s'établisse complètement dans le centre intérieur de l'homme, il faut que cette force, qui en fait l'essence, émane du sein de la divinité, et qu'à mesure qu'elle enlève le vieux levain du péché, elle remplisse l'homme intérieur de sa propre essence divine. Cette lumière vive doit pénétrer comme le ferment, et renouveler tous les trois principes qui constituent l'homme son esprit, son âme et son corps; car son corps doit aussi être affranchi et revêtu de la gloire des enfants de Dieu, et de cette transparence de lumière, qui est l'apanage des corps immortels. I Thessaloniciens V. 23.

7 - L'abnégation passive de soi-même, l'humilité et la résignation doivent coopérer à cette oeuvre de régénération. L'action propre au contraire, fondée sur l'amour-propre de l'homme qui doit renaître, empêche cette lumière de se répandre, et cette lumière se cache.

En attendant, l'amour-propre, qui s'oppose de cette manière à l'entrée du règne de Dieu en nous, peut détourner l'usage de cette lumière à sa propre jouissance ; il peut employer sa force, dont il a senti les effets, à sa propre action, obscurcir par là l'illumination intérieure, défigurer l'oeuvre de la renaissance, et imprimer à cette opération le seau de la propriété, en y détruisant celui de la grâce.

8 - Avant que d'ensemencer un champ, on le prépare à recevoir la semence. C'est ainsi aussi que se font les semailles pour notre naissance céleste : le sol de l'âme doit d'avance être déchiré par la croix du sentiment douloureux des pêchés,. et arrosé des larmes du repentir.

C'est dans cet intervalle que la miséricorde divine, préparant l'âme à commencer son oeuvre de régénération, lui fait sentir d'avance le bonheur de son approche par des sentiments doux, par des extases, par d'es apparitions emblématiques, qui surviennent dans les songes ; par une voix intérieure, par des visions, enfin par 1'entière illumination de son intelligence.

Tout cela se fait dans l'unique but de la presser, de 1' encourager, de la consoler et de l'instruire. Cela se fait encore médiatement, par ces légions invisibles, que la main du Tout-puissant arme pour son service. C'est dans les approches de l'âme que se passent ces effets, et où l'action des esprits impurs peut également se glisser, qui ne se transforment que trop souvent en Anges de lumière.

C'est pourquoi les mystiques exerces conseillent d'être en garde coutre les sensations douces intérieures, et surtout contre celles qui produisent leur effet sur les sens extérieurs ; ils conseillent d'éprouver les esprits, pour connaître s'ils viennent véritablement de Dieu.

Tout ce que nous venons de dire se passe hors de ce centre, où le royaume de Dieu se manifeste dans sa vraie puissance, et qui est inaccessible à toute action impure.

9 - L'orgueil spirituel, l'amour-propre et l'ignorance peuvent porter l'homme à prendre ces annonces de l'approche du royaume de Dieu pour la manifestation de ce royaume même, pour la présence immédiate de Jésus-Christ, pour le sentiment de son action même, dans laquelle consiste proprement le royaume des cieux.

L'homme commencera alors à faire servir les tableaux spirituels, qui ne lui avaient été offerts que pour l'exciter et l'instruire, à satisfaire les désirs des yeux spirituels : les sensations douces de son âme, qui ne présentent qu'une ombre de là présence réelle de Dieu, nourriront sa convoitise, et sa volupté spirituelle ; il s'enorgueillira au fond de son coeur des forces qui se sont manifestées en lui.

Les leçons de figures emblématiques, que son impureté a mal saisies, deviendront pour lui autant de révélations claires et nettes de Dieu ; et, prétendant le suivre, il s'égarera, n'étant conduit que par lui-même.

Marchant dans cet aveuglement, mais ayant des notions sur l'action puissante qu'opère le nom de Dieu, et ne cherchant que les avantages de sa propriété, il abusera de ce saint nom pour avancer son action, qui n'est qu'à lui.

Par là, il repoussera le royaume de Dieu qui s'approchait de lui ; il augmentera les obstacles à sa régénération, et les traces de cette grâce divine, qui avait commencé son oeuvre en lui, ne seront plus marquées que par les impressions de sa propre volonté. Et voilà comment on peut défigurer l'oeuvre même de notre régénération.

10 - Mais comment peut-on avoir une notion fausse de la régénération, et abuser des règles qu'on y doit suivre ?

Il y a des hommes qui connaissent les règles de la vie en Jésus-Christ et qui combattent plusieurs de leurs passions, prenant pour motif non pas cet esprit de vie de leur maître, mais leur amour-propre spirituel, ou poussés par d'autres causes, purement naturelles. Ceux-là peuvent, après un long usage de cette pratique, qui se tourne en habitude dans leurs facultés inférieures , la prendre pour la rénovation, et se croire régénérés, dans le temps même que leur esprit, qui ne respire que pour sa propriété, et, s'enveloppant, par la lettre-morte, de l'image de la robe de Jésus-Christ, n'est gouverné, moyennant cette propriété, que par l'esprit de l'Antéchrist, et se prépare à devenir son trône.

11 - L'homme que la nature a doué de grandes forces d'âme, qui pousse l'amour-propre à un haut degré d'élévation et de raffinement ; que l'orgueil d'esprit et l'amour du plaisir tiennent toujours en mouvement, et qui atteint le dernier degré de grandeur et de gloire - le but de son ambition et de son égoïsme -, cet homme, dis-je, peut fort bien avoir dans sa bouche les paroles de Jésus-Christ et opérer l'extérieur de ses oeuvres, par là même qu'elles renferment ce qu'il y a de plus sublime en fait de vertu ;, mais il ne recherchera cette vertu que pour sa propre gloire et pour nourrir sa propriété.

La jouissance de lui-même est l'objet de sa vie. Il conformera ses actions aux règles qu'il a puisées dans la vie de Jésus-Christ ; mais, n'étant pas animé par son esprit, ses oeuvres, au lieu du cachet de Jésus-Christ, porteront le sien. Cet égoïste n'ambitionne que les distinctions et le premier rang dans la milice spirituelle, sachant que les exemples et les maximes de Jésus-Christ sont le plus sûr moyen d'y parvenir, il s'en sert comme de la meilleure tactique pour assurer son triomphe ; et sa victoire ne lui est chère que parce qu'elle procure des jouissances à sa propriété.

12 - Ces sortes de héros du faux christianisme croient par leur activité étendre le royaume de Dieu ; mais, en ne le fondant que sur eux-mêmes, ils deviennent des ravisseurs de la gloire de Dieu, et apôtres du royaume de la propriété, qui est la vraie image de l'Antéchrist. Toute plante, que le Père céleste n'a point plantée, sera arrachée et toute oeuvre, dont l'esprit de Jésus-Christ n'est pas le commencement et la fin, n'est qu'abomination aux yeux de Dieu, et ne se soutiendra pas au creuset de l'épreuve universelle.

13 - Les intentions, les paroles et les actions sont bonnes ou mauvaises, selon l'esprit dont elles dérivent, et dont elles portent l'empreinte.

Le publicain repentant est tout près du royaume de Dieu, tandis que le pharisien, qui prétend en accomplir les oeuvres, en est fort éloigné. La femme de mauvaise vie qui, dans un lieu immonde, sent quelquefois l'opprobre de sa vie et la conscience qui l'épouvante, est infiniment plus près de la vérité que le stoïcien qui se réjouit au milieu des flammes auxquelles il a livré son corps pour servir par amour-propre 'cette idole de vertu, qu'il s'est fabriquée lui-même.

14 - L'ennemi de Jésus-Christ, qui ne cherche qu'à dévorer les âmes, trouve son grand compte dans ceux qui se font Christs, sans avoir l'esprit de Jésus-Christ. Ils peuvent devenir les plus précieux agents de l'Antéchrist. Il ne leur ôtera point la foi, il travaillera seulement à les enfoncer davantage dans la propriété, pour qu'ils en produisent les oeuvres. Ceux qui ont la foi sans la charité sont surtout sujets à cet épouvantable égarement, ou plutôt il n'y a qu'eux qui le soient; car il n'est pas possible d'abuser d'une chose qu'on ne comprend même pas.

15 - Dans ce sentier funeste, surtout cet usage indiscret et désordonné

des facultés spirituelles, les esprits peuvent trouver une influence et immédiate. Ils prennent un habit de lumière et un voile qui brille d'un f aux éclat ; ainsi vêtus, ils présentent l'imposture pour la vérité et la font embrasser ; ceux qui s'y laissent prendre sont ensuite conduits d'une lumière mensongère à une autre lumière, qui fait perdre la vue par l'impureté qu'elle exhale.

16 - Il convient de dire un mot ici de la spiritualité qui a tant d'attraits pour ceux qui ont senti toute la brutalité de la vie sensuelle. En attendant, je crois que ce dernier état s'oppose moins au retour et que la première étincelle qui allume le flambeau de la vérité, s'y conserve plutôt que dans la spiritualité fondée sur de mauvais principes.

Lorsqu'on a de fausses notions sur la spiritualité, et qu'on ignore la différence qui se trouve entre la spiritualité de la région élémentaire (astrale), la spiritualité angélique, et la spiritualité divine, on ne peut avoir qu'une idée très obscure de la vraie illumination; on prendra pour connaissance d'objets divins celle qui en éloigne le plus.

17 Les savants de l'esprit astral croient très éclairés, parce que leur pénétration astrale, se parant de lettre matérielle, présente à leur imagination les figures des choses spirituelles et divines , qui souvent n'ont aucun rapport, pas même l'ombre de ressemblance avec les objets réels.

Tout cela arrive à l'homme livré à sa raison ; il ne peut point connaître ce qui est divin, et le divin n'est à ses yeux que folie.

18 - D'autres, plus malheureux encore que ceux-là, sont les hommes qui, se trouvant dans la route de l'intérieur, particulièrement ceux qui sont tourmentes de la soif des connaissances, ont su, ont su, par l'effort et un usage de leur spiritualité naturelle s'ouvrir réellement le chemin aux esprits et communiquer avec eux. Mais n'étant ni munis des secours de la sagesse, ni fortifiés dans cet état qui rend l'homme capable de combattre les esprits impurs, ne jouissant pas d'ailleurs du don puissant d'éprouver, il leur est impossible d'éprouver si les esprits sont de Dieu. Ils donnent ainsi, tête baissée, dans les impostures de ces esprits qui les livrent à l'erreur, et les empêchent d'arriver à ce centre intérieur où les vérités divines peuvent être entendues.

19 - Cette intelligence qui pénètre au centre est un don de l'esprit de Jésus-Christ, en qui seul réside la spiritualité salutaire, pure, et à l'abri de tout mensonge.