LA GENÈSE UNIVERSELLE

X. - LA RÉPARATION



     Le Père s'est manifesté par la Création, le Fils par la Rédemption, l'Esprit se montre et se montrera par la Sanctification universelle.

     Après la chute d'Adam, si la vie lui a été conservée, c'est grâce au Verbe divin. Pour nous, l'heure de l'œuvre de Réparation est donc tout aussi solennelle que celle de l'œuvre de création.

     Nous avons vu comment l'homme s'était dégradé et comment l'Ennemi avait pris l'empire sur son esprit lié par la chair et les lois mécaniques de l'univers physique.

     À l'inverse de Saint Paul, proclamant : « C'est Christ qui agit en moi ! », on peut dire de l'homme déchu et privé de la lumière du Verbe que ce n'est plus lui qui vit et agit, mais l'Adversaire qui vit et agit en lui.

     L'être humain était impuissant à chasser l'Ennemi qui avait pris possession de lui. « Les esprits que tu appelles, tu ne t'en affranchiras jamais plus », dit excellemment Gœthe. Mais alors, qui pouvait affranchir le captif et payer sa rançon, qui pouvait « réparer » ? Le Verbe divin, seul, le pouvait, car aucun être, pas même le prince des Archanges, l'invincible Mikaël, ne pouvait payer pour nous.

     Certes, l'Archange peut lier Satan. Certes, une barrière fulgurante pouvait, à sa voix, s'élever entre le mal et nous. Et notre logique, toujours un peu myope, applaudirait, trouvant aussi normal de voir le créancier bâtonné sur la plainte de son débiteur, qu'elle trouverait normal de voir le monde délivré du fardeau de douleurs qu'il ne cesse d'appeler sur lui.

     Cependant, Dieu est juste juste envers nous, mais juste aussi envers Satan. La dette librement contractée envers lui doit être acquittée et non arbitrairement annulée par Dieu.

     Ce raisonnement si simple n'agit guère sur l'homme irréfléchi, parce qu'il souffre et que sa souffrance le rend trop souvent incapable d'impartialité.

     Et pourtant, que dirait un homme de bon sens à celui qui lui narrerait l'histoire suivante : « Dans un pays était une fois un homme très malheureux. Pour satisfaire ses passions, il avait emprunté de grosses sommes à un méchant riche et ne pouvait les lui rendre. L'autre exigeait le paiement intégral du malheureux prodigue. L'affaire vint devant un juge que tout le monde appelait, à cause de son équité, le « juste juge ». Celui-ci, ému de compassion, déclara au pauvre homme qu'il ne devait plus rien payer au créancier, qu'il réprimanda vertement à cause de la dureté de son cœur et renvoya les mains vides... »

     L'homme sensé dirait que le « juste juge » lui paraît bien injuste et que la bonté envers le débiteur ne saurait excuser le tort fait au créancier, dont la méchanceté n'annule pas lacréance ! Cet homme aurait raison et chacun serait de son avis. Cependant nous professons l'avis contraire quand il s'agit de nos propres dettes spirituelles. Telle est l'humaine infirmité.

     Mais Dieu n'est pas que justice, il est aussi amour et c'est pourquoi, au moment de sa descente dans l'abîme, l'homme reçut de lui la promesse d'un Sauveur qui viendrait, non pas chasser injustement son implacable créancier, mais payer la dette de ce débiteur insolvable, satisfaisant à la fois à la Loi de Justice et à la Loi d'Amour.

     Pour chacun de nous, c'est la Providence qui amène l'heure favorable à l'action divine. Ce travail secret, par lequel la rédemption universelle s'applique à chaque fils d'Adam, selon ses possibilités et sa bonne volonté, est ce qui tient le plus radicalement à l'essence de l'Écriture Sainte ; c'est ce qu'elle renferme, de plus caché et de plus spirituel. Le reste n'est rien que la lettre qui tue. Mais pour pénétrer dans les arcanes de la révélation, il faut avoir reçu un rayon de la lumière divine qui ne peut nous parvenir que par une opération invisible de la Grâce.

     Sans cette lumière, les textes restent muets, et les plus subtiles exégèses n'engendrent que le doute ou l'erreur. Or cette lumière d'En-Haut, c'est seulement par l'humilité et la charité, la sévère défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu seul, que nous pouvons espérer la recevoir.

     C'est le vrai néant de Marie, son humilité sans bornes, qui a appelé la plénitude divine sur la terre : « le Verbe s'est fait chair », dans cette chair humble, et soumise à la volonté de Dieu.

     La communication directe entre le Ciel et la terre, qui avait cessé depuis la faute de l'homme, s'est de nouveau rétablie. Le Christ a glorifié son Père sur la terre, proféré sa parole à jamais vivante, instauré le culte intérieur « en esprit et en vérité » et institué tout ce qui était nécessaire à l'écoulement des vertus d'En-Haut.

     Lorsque l'heure fut venue de restaurer ce que la désobéissance de l'homme avait détruit, la victime pure et sans tache s'étendit sur la croix.
L'esprit demeure confondu devant ce mystère de l'Amour divin, devant cette condamnation abolie ou plutôt transférée, selon la parole de l'Écriture : « Il s'est chargé de nos maux »

     Le Christ se soumet même à la mort, car le Verbe divin est aussi infini en obéissance que le Père est infini en volonté. C'est ainsi que la Réparation, s'étendant à toutes les formes de la vie et de ce que nous nommons la mort, doit produire des fruits plus abondants que la Création. S'étant soumis à la mort qui n'avait pas de droits sur lui - Jésus l'a vaincue - ayant alors des droits sur elle. Aussi nous attend-il à la barrière qui sépare les deux mondes, pour nous aider à la franchir. L'homme, poussière revêtue d'un suaire, devenu pâture de la mort, peut espérer la vaincre enfin, grâce à son Maître, et quitter le royaume glacé des ténèbres pour revenir à la vie éternelle.

     En ce royaume, il n'est qu'un chemin : celui frayé par le Christ. Mais pour le découvrir, l'homme doit d'abord comprendre le tout de Dieu et le néant de la créature. Pour le suivre, il doit d'abord se dépouiller du vieil homme, esclave de la mort. Loi sévère, inéluctable, mais miséricordieuse. Au rebours de ce qui se passe pour l'homme de chair, dans cette ascension vers les sommets spirituels, c'est le départ, l'arrachement, qui est le plus difficile.

     C'est une des leçons que nous pouvons tirer des Noces de Cana. Le mode d'action du Ciel et celui de la nature sont inverses : « Tout le monde sert d'abord le bon vin, dit l'ordonnateur du festin à Jésus, mais toi tu le sers en dernier. »

     Ainsi agit la nature : elle nous offre d'abord des jouissances de divers ordres, puis nous amène à la satiété, quand ce n'est pas au dégoût, aux regrets aux remords. La voie du Ciel, au contraire, aride en ses débuts, à la béatitude pour fin.

     Jésus-Christ est toujours avec nous, selon sa promesse, mais en Esprit. Pour s'unir à Lui, il faut nous laisser transférer de l'ordre sensible à celui où l'Esprit seul agit.

     Le dépouillement, l'arrachement, la conversion, tous ces mots n'expriment qu'une seule et même réalité, si magnifiquement chantée par Saint Jean de la Croix :

« Par une nuit obscure,
« Brûlée d'un amour anxieux,
« - l'heureuse fortune -
« Je suis sortie sans être vue
« Ma demeure était apaisée. »

(Nuit obscure de l'âme).


     Longtemps l'homme s'effraie de ce « départ dans la nuit ». Que d'occasions manquées ! Que de fois l'Étoile des Mages passe au firmament, sans qu'il ose s'essayer à la suivre !

     C'est que le sacrifice répugne à l'homme de la nature. Et cependant le sacrifice seul témoigne de notre désir, de notre amour envers le divin Rédempteur, qui nous fait ensuite sentir sa présence.

     Entre la connaissance de la Vérité et sa possession, entre la théorie d'un devoir et sa pratique, il y a un intervalle. Là se trouve la vallée où l'homme naturel rend ses comptes ; là tout se perd, tout s'oublie, tout est à la fois confusion et contradiction la Nature désolée gémit de ce qu'on lui arrache l'homme terrestre, dépouillé de ses usurpations, s'y lamente et ses larmes effacent lentement les traces du mal qu'il a fait.

     L'heure vient alors où il peut percevoir l'aide providentielle, où ses yeux enfin ouverts il peut bénir la justice divine et aspirer au dépouillement. Il se fuit, il quitte la nature dégradée où tous les êtres tombés se révoltent contre lui et se dressent en accusateurs. Il comprend quelle dette il a contractée envers eux en retardant leur rentrée dans la spiritualité, au lieu de les aider à monter.

     Tel est le premier pas de cet homme, (enchaîné à la même loi et livré au même esprit de perdition que tous les êtres qu'il devait sauver), vers la Liberté ; c'est ainsi qu'il peut confesser le tout de l'Être suprême et le rien de la créature.

     Cette humilité est la pierre à feu d'où jaillit l'étincelle qui allume l'amour ; et cet amour fait naître pour le Ciel l'homme de désir.

     Mais jamais l'homme abandonné à lui-même confiant en lui-même, ne peut accéder à la lumière divine. Pour que le mal quitte l'homme, il lui faut demander au Christ d'étendre à lui les mérites de sa passion, et de sa mort. Il faut que l'homme connaisse la Justice et la Miséricorde. C'est par ces attributs divins que Jésus nous fait rentrer avec Lui dans le sein du Père, c'est-à-dire dans la joie éternelle.

     « Demeurez en Moi et je demeurerai en vous... Je suis le cep et vous êtes les sarments ; sans Moi vous ne pouvez rien faire. »

     Ces paroles du Christ sontclaires. Nous pouvons tout avec Lui, rien sans Lui sauf le mal. En affirmant ailleurs : « Nul ne vient au Père que par Moi ! », notre Maître nous donne l'essentiel du processus de Réparation.

     C'est la communion avec le Christ qui arrache l'homme spirituel à l'animalité et lui rend la liberté qui fut son apanage primitif. Cette liberté est la caractéristique même de la vie divine, qui engendre éternellement le Fils de Dieu par amour. Et par amour aussi, Jésus donne à l'homme tout ce qu'il reçoit du Père : « Si vous demeurez en Moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et cela vous sera accordé. »Ainsi c'est l'Amour, et l'Amour seul, qui unit le Fils au Père, le Créateur à sa Création, le Rédempteur au Rédempté.

     Toutes les iniquités passées de l'homme, le Christ s'en charge, dès que l'homme le reconnaît pour Maître et pour modèle. Mais malheur à celui qui contracte de nouvelles dettes, d'un cœur léger, en pensant : le Maître paiera bien aussi celles-là. Prendre le Christ pour Maître et pour modèle, signifie, tout d'abord se sacrifier, comme Lui, à l'intention de ceux qui sont encore dans les Ténèbres. Alors les mérites du Sauveur se substituent aux maigres mérites du serviteur de bonne volonté, appelé ainsi à coopérer avec son Maître à l'œuvre de rédemption universelle.

     Lorsque Jésus s'en va, c'est l'Esprit d'amour qui termine la Réparation, qui fait rentrer l'homme dans l'Unité, dans la Loi universelle ; mais cet Esprit ne saurait agir dans un être libre, si cet être résiste à l'action et ne se comporte pas, à son égard, comme une terre passive que le soleil doit féconder par sa douce chaleur ; c'est de cette passivité, de ce néant que Dieu tire un esprit apte à entrer dans la Vie pure, dans cette vie qui est lumière et d'où émane la connaissance de la seule voie qui peut rappeler l'homme de son tombeau. Cette vie est la seule vérité qui purifie l'être et qui fait que la Miséricorde transporte, en elle, l'homme plongé dans la mort.

     Jésus-Christ a conduit ses apôtres par des moyens visibles, jusqu'à ce qu'ils aient subi la transformation de leur être, mais tant que les disciples avaient la vue de Jésus et l'effusion sensible de la grâce, leur foi n'avait pas besoin de s'exercer. Dès la disparition du Sauveur, l'opération du renouvellement commença par l'exercice de la foi, soutenue par l'espérance. Si Jésus ou la grâce divine restait toujours parmi ceux qui l'aiment, ceux-ci vivraient des effets de cette grâce ; ils ne pourraient mourir à eux-mêmes, si elle ne leur était pas ôtée : « Si vous ne renaissez de nouveau, vous n'aurez point de part avec moi. »(Jean III, 5). L'homme naturel n'est que le sujet, propre à subir l'opération miséricordieuse qui le remet à sa vraie place. Il faut que le grain, semé par Jésus, germe ; il faut qu'il surmonte la nature inférieure et tout ce qui est de son domaine. L'homme s'est enseveli dans cette nature et doit en sortir par la vertu de l'Esprit de lumière et de sanctification.

     Amenant l'homme à l'union divine, l'Esprit lui apporte enfin la béatitude éternelle, l'activité sans fin et sans satiété, la sagesse vraie, et tous les dons que notre misérable langage terrestre ne saurait ni nommer ni définir.

     Mais, qu'importe ! Jésus n'a-t-il pas promis de nous faire connaître même le Père ? N'a-t-il pas dit : « je vous enverrai mon Esprit » ?

     Rares sont ceux qui ont pu scruter, ne fut-ce qu'un instant, les abîmes flamboyants de l'Esprit et pénétrer quelques-unes de Ses voies. Mais chacun, s'il le veut, peut répondre Amen à l'appel qui retentit sans cesse au fond de nos consciences : « Prends ta croix et suis-Moi ! »
 

Orcier, 25 Août 1934.

Madame D...