L'OEUVRE REGENERATRICE
DANS L'HOMME


     Tous les dons extérieurs, toutes les qualités dont l'homme peut se parer ne peuvent le renouveler. Ce sont des moyens que la Grâce lui offre pour travailler et dont il abuse trop souvent.

     Qu'il prenne ces moyens pour une fin, c'est une erreur trop commune pour qu'il soit besoin de la souligner ; mais, sans se glorifier lui-même dans ses facultés, l'homme, même avancé sur la Voie spirituelle, s'y attache : il sait bien qu'il n'a pas créé ces moyens mais, le sachant, il se les approprie volontiers. C'est pourquoi, pour avancer, l'âme doit apprendre à se dépouiller et à renoncer aux facultés avec lesquelles elle s'identifiait trop facilement. Et le renoncement essentiellement chrétien, c'est de remettre entre les mains du Christ les dons qui, venus de lui, ont été corrompus par l'usage qui en fut fait et par le subtil poison de la possessivité. L'efficacitédes mérites du Sauveur ne s'étend justement que sur les êtres qui le reconnaissent et sur les facultés qu'ils acceptent de lui laisser régir.

     Cette école est excellente pour l'âme. Plus elle est dépouillée de ses richesses extérieures, plus le Sauveur l'enrichit de foi, d'espérance et d'amour.

     Se confier à l'action du divin Médiateur, la préparer et la faciliter c'est la clef essentielle de toute l'évolution intérieure.

     Ce chemin paraîtra trop simple aux cerveaux compliqués, cette clef trop banale, cette oeuvre trop lente dans ses opérations. L'homme veut rarement réfléchir sur ce fait évident que si le salut dépendait de lui, si dans l'oeuvre de régénération le rôle actif lui appartenait, Dieu jouant un rôle abstrait et passif, la Rédemption n'aurait pas de sens. Si l'homme ne peut se sauver lui-même, comme le dit formellement le Christ, il doit savoir attendre, savoir souffrir, subir, s'abstenir. Ce rôle est passif, donc peu plaisant pour l'orgueil. Il n'est cependant pas négatif. Lorsque l'homme a voulu jouer un rôle actif, les résultats sont venus lui démontrer expérimentalement son erreur et son impuissance. La chute d'Adam a eu ce point de départ. C'est pourquoi, pour la régénération, l'initiative ne saurait venir de lui. Le travail qui lui incombe, pour modeste qu'il paraisse aux yeux de théoriciens qui n'ont jamais daigné mettre la main à la tâche, est encore assez grand, assez difficile pour l'absorber entièrement. Le premier arcane de ce travail c'est : savoir attendre

     Savoir attendre son tour, son heure ; savoir attendre l'aide du Ciel, l'inspiration ; savoir se résigner et persévérer calmement, quel effort ! Au résultat qui y est attaché par notre Maître, on peut juger de sa valeur : « par la patience vous posséderez vos âmes ! »

     L'homme doit donc s'armer de patience et de courage pour supporter les épreuves attachées à sa régénération : « Tu enfanteras dans la douleur », dit la Genèse. Si cette phrase est vraie dans le physique, si elle est juste dans le domaine intellectuel, combien plus juste est-elle dans le spirituel ! Lorsque l'Esprit de Vie commence d'agir en l'homme pour le renouveler, son action se traduit par des épreuves, des tribulations, des douleurs. Ce dépouillement du vieil homme est indispensable pour créer en nous le vide où se répand l'Esprit, annonciateur de la naissance lumineuse du Verbe : « et la terre était vaine et vide l'Esprit de Dieu incubait le Chaos,… et Dieu dit que soit la Lumière ! (Verbe manifesté), et elle fut ».

     Pour que s'opère la naissance du Verbe en nous il faut donc que nous renoncions d'abord à ce qui n'est pas lui. Parce que le Verbe est la Vie, sa naissance en nous signifie notre propre résurrection en Lui.

     Alors « le Fils qui est dans le sein du Père » nous fait connaître ce Père, ainsi qu'il nous l'a formellement promis. Libres esprits dans le seul monde qui puisse s'appeler spirituel sans abus de mots, cette heure viendra pour nous où nous connaîtrons, unis au Christ éternellement vivant, la vraie plénitude de notre nature et la béatitude sans déclin.

     Le moyen pour atteindre un tel but nous a été indiqué par Jésus : Aimer Dieu de tout son coeur, et son prochain comme soi-même. Les épreuves qui affectent celui qui veut réaliser ce double commandement n'ont qu'une seule cause : l'amour de soi. Le drame de cette réalisation c'est l'agonie de cet amour-propre qui se refuse à mourir. C'est pour lui que l'Amour divin est vraiment un feu dévorant, le seul qui puisse le détruire. Aussi nos efforts maladroits et intermittents ne viendraient jamais à bout d'une telle tâche, si l'Esprit n'accomplissait progressivement en nous le dépouillement total nécessaire, dans la mesure où notre volonté se soumet à ses opérations. 

     Peu à peu, la vérité naissant dans le coeur du disciple lui fait considérer comme le plus grand bienfait tout ce qui l'arrache - parfois rudement - au moi. Cette alchimie, cette transformation incessante de l'âme est le chef-d'oeuvre de la miséricorde divine. La source de toute vie ne saurait détruire. Si chacune des phases du dépouillement est une mort, celle-ci n'est que le point de départ d'une vie nouvelle.

     Les désirs inférieurs meurent, mais pour ressusciter en désirs plus élevés, jusqu'au degré suprême : le désir de Dieu. Tel est le chemin qu'ont expérimenté les saints, les âmes de foi qui ont été conduits dans le chemin de l'abandon.,

     À travers les Psaumes de David, on peut retrouver, avec les chutes et les repentirs de l'homme faillible, avec les cris de triomphe et les hymnes d'allégresse de l'inspiré, tous les états et degrés d'une âme inlassablement orientée vers la recherche du bien suprême, de cette paix divine qui surpasse toute opération de l'intelligence.

     Ce n'est pas sans raison que tous les exégètes ont fait du roi-prophète une préfiguration de Jésus-Christ, Supportant et sanctifiant tous les états décrits dans ses psaumes.

     Dans le dépouillement auquel Dieu l'avait soumis pour éprouver sa foi et la réalité de son abandon, David eut la tentation de retourner en arrière : « Pendant ma tentation, je n'ai fait que vous exposer mon âme, je suis resté devant vous comme un petit enfant sevré par sa mère ».

     Keleph ben Nathan remarque à ce sujet combien cette comparaison employée par David, « enfant sevré », est admirable. Ce petit enfant ne veut rien, il s'abandonne à la conduite de sa mère et reste dans l'attente et l'humilité, librement, comme un enfant déjà sevré qui possède déjà sa volonté propre, mais l'abandonne entre les mains de la suprême sagesse.

     C'est dans cette attitude que cette âme résignée reçoit le secours d'En-Haut et témoigne qu'elle mettra son espoir dans l'Éternel, dès maintenant et pour toujours.

     C'est par cet abandon, amer au seul orgueil, que nous pouvons sortir de l'illusion et que le Christ devient notre soutien, notre force. Le Verbe est envoyé pour nous guérir et nous arracher à la mort ; sans lui nous sommes privés d'amour, de vie et de foi ; avec lui nous pouvons affronter les tempêtes de l'existence. Ce qui nous sépare de lui, ce n'est pas notre indignité, ce n'est pas notre faiblesse, ce n'est pas non plus notre sensualité : le Médecin est venu pour les malades et non pour les bien portants ! C'est l'orgueil seul qui met une barrière entre lui et nous et c'est l'humilité qui renverse cette barrière. Le Christ est l'ami de tous ; à tous il ne demande que l'adhésion du coeur. Il sait bien que nous sommes impurs, inconstants, chargés de fardeaux et criblés de dettes contractées envers toute la nature.

     Mais n'est-ce pas précisément pour cela qu'il est venu et que la stricte justice a frappé l'Agneau sans tache, revêtu de nos erreurs et chargé de nos maux ?

     Ses mérites infinis, infinis comme ses souffrances, il les a acquis pour nous, et à nous il les applique, nous purifiant par son amour, puisque nous sommes incapables de nous purifier par nos propres vertus.

     Il ne nous demande que de croire en lui, de le chercher et de reconnaître que nous ne pouvons rien par nous-mêmes.

     À mesure que notre orgueil s'amende, c'est en lui que nous puisons notre lumière et notre force ; c'est sa sagesse que reflète celle de ses disciples, sa vie qui anime leur être. C'est enfin à son amour que s'alimente leur amour. Mais qui pourrait parler dignement de son amour ? Quels qualificatifs pourraient l'exprimer ? Quels mots, quelles paroles pourraient dépeindre les magnificences de la Parole essentielle ? De quelles lèvres, sauf des siennes, pourrait jaillir ce mot sacré, amour, sans profanation ?

     Et cependant ce mot renferme dans ses profondeurs la clef définitive de notre libération ; ce qu'il représente tant bien que mal c'est l'oeuvre même du Verbe de Dieu, son activité rédemptrice. Si pauvre que soit notre amour humain, il est cependant, dans son principe, une des innombrables harmoniques de l'amour divin. Dans les âpres déceptions de notre inlassable recherche de la beauté, de l'amitié, de la vérité, c'est lui qui pause nos plaies pitoyables, apaise nos rancoeurs et nous fait espérer, contre tout espoir, qu'un jour, malgré tant d'apparences contraires, nous trouverons une Beauté sans déclin, une Science sans lacunes, un Amour sans défaillance. Et cet aiguillon qui nous pousse vers le but c'est la voix, l'appel inlassable du Verbe.

     Tous, confusément, l'entendent mais les mille voix hurlantes du monde, des passions et des appétits terrestres l'étouffent et le déforment. Par instants, les voix intruses s'apaisent. L'appel sonne alors plus distinct, plus poignant. L'homme retourne ensuite à ses plaisirs et à ses passions, mais garde au fond du coeur la nostalgie de la Voix dont les échos ne veulent plus mourir, la nostalgie du Silence où vibrait d'indicible façon la Parole de Vérité.

     Enfin l'heure vient où cette nostalgie se traduit par un suprême cri d'appel, par un ultime sursaut du désir humain tendu vers son Dieu, Et dans le silence rétabli vibre l'indéfectible réponse : « Je suis la Résurrection et la Vie, celui qui croit en moi vivra éternellement. »