ARTICLE I
 

En quoi consiste la parfaite consécration à Jésus-Christ.


    Toute notre perfection consistant à être conformés, unis et consacrés à Jésus-Christ, la plus parfaite de toutes les dévotions est sans difficulté (133) celle qui nous conforme, unit et consacre le plus parfaitement à Jésus-Christ. Or, Marie étant la plus conforme à Jésus-Christ de toutes les créatures, il s'ensuit que, de toutes les dévotions, celle qui consacre et conforme le plus une âme à Notre Seigneur est la dévotion à la très sainte Vierge sa sainte Mère ; et que plus une âme sera consacrée à Marie, plus, elle le sera à
Jésus-Christ ; c'est pourquoi la parfaite consécration à Jésus-Christ n'est autre chose qu'une parfaite et entière consécration de soi-même à la très sainte Vierge, qui est la dévotion que j'enseigne, ou autrement une parfaite rénovation des voeux et promesses du saint Baptême.

    Cette dévotion consiste donc à se donner tout entier à la très sainte Vierge, pour être tout entier à Jésus-Christ par elle. Il faut lui donner, 1° notre corps avec tous ses sens et ses membres ; 2° notre âme avec toutes ses puissances; 3° nos biens extérieurs, qu'on appelle de fortune, présents et à venir ; 4° nos biens intérieurs et spirituels, qui sont nos mérites et nos vertus et nos bonnes oeuvres passées, présentes et futures : en deux mots, tout ce que nous avons dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la grâce, et tout ce que nous pourrons avoir à l'avenir dans l'ordre de la nature, de la grâce ou de la gloire ; et cela, sans aucune réserve, pas même d'un denier, d'un cheveu et de la moindre bonne action ; et cela, pour toute l'éternité ; et cela, sans prétendre ni espérer aucune autre récompense, de son offrande et de son service, que l'honneur d'appartenir à Jésus-Christ par elle et en elle, quand cette aimable Maîtresse ne serait pas, comme elle l'est toujours, la plus libérale et la plus reconnaissante des créatures.

    Ici, il faut remarquer qu'il y a deux choses dans les bonnes oeuvres que nous faisons, savoir : la satisfaction et le mérite ; autrement, la valeur satisfactoire ou impétratoire, et la valeur méritoire. La valeur satisfactoire ou impétratoire d'une bonne oeuvre, c'est une bonne action en tant qu'elle satisfait à la peine dûe au péché, ou qu'elle obtient quelque nouvelle grâce ; la valeur méritoire, ou le mérite, est une bonne action en tant qu'elle mérite la grâce et la gloire éternelle. Or, dans cette consécration de nous-mêmes à la très sainte Vierge, nous lui donnons toute la valeur satisfactoire, impétratoire et méritoire, autrement, les satisfactions et les mérites de nos bonnes oeuvres; nous lui donnons nos mérites, nos grâces et nos vertus, non pas pour les communiquer à d'autres, (car nos mérites, grâces et vertus sont, à proprement parler, incommunicables ; et il n'y a eu que Jésus-Christ, qui en se faisant notre caution auprès de son Père, nous ait pu communiquer ses mérites); mais pour nous les conserver, augmenter et embellir. Comme nous dirons encore, nous lui donnons nos satisfactions pour les communiquer à qui bon lui semblera, et pour la plus grande gloire de Dieu.

    Il suit de là que, 1° par cette dévotion, on donne à Jésus-Christ, de la manière la plus parfaite, puisque c'est par les mains de Marie, tout ce qu'on peut lui donner ; et beaucoup plus que par les autres dévotions où on lui donne ou une partie de son temps ou une partie de ses bonnes oeuvres, ou une partie de ses satisfactions et mortifications. Ici tout est donné et consacré, jusqu'au droit de disposer de ses biens intérieurs, et les satisfactions qu'on gagne par ses bonnes oeuvres, de jour en jour ; ce qu'on ne fait même dans aucune religion. On donne à Dieu, dans les religions, les biens de fortune par le voeu de pauvreté, les biens du corps par le voeu de chasteté, la propre volonté par le voeu d'obéissance, et quelquefois la liberté du corps par le voeu de clôture ; mais on ne lui donne pas la liberté ou le droit qu'on a de disposer de la valeur de ses bonnes oeuvres; et on ne se dépouille pas autant qu'on peut de ce que l'homme chrétien a de plus précieux et de plus cher, qui sont ses mérites et ses satisfactions.

    2° Une personne qui s'est ainsi volontairement consacrée et sacrifiée à Jésus-Christ par Marie, ne peut plus disposer de la valeur d'aucune de ses bonnes actions : tout ce qu'elle souffre, tout ce qu'elle pense, dit et fait de bien, appartient à Marie, afin qu'elle en dispose selon la volonté de son Fils et à sa plus grande gloire ; sans cependant que cette dépendance préjudicie en aucune manière aux obligations de l'état où l'on est pour le présent, et où on pourra être pour l'avenir ; par exemple, aux obligations d'un prêtre qui, par office ou autrement, doit appliquer la valeur satisfactoire et impétratoire de la sainte messe à un particulier ; car on ne fait cette offrande que selon l'ordre de Dieu et les devoirs de son état.

    3° On se consacre tout ensemble à la très sainte Vierge et à Jésus-Christ : à la très sainte Vierge comme au moyen parfait que Jésus-Christ a choisi pour s'unir à nous et nous unir à lui ; et à Notre Seigneur comme à notre dernière fin, auquel nous devons tout ce que nous sommes, comme à notre Rédempteur et à notre Dieu.

    J'ai dit que cette dévotion pouvait fort bien être appelée une parfaite rénovation des voeux ou promesses du saint baptême : car tout chrétien, avant son baptême, était l'esclave du démon, parce qu'il lui appartenait ; il a dans son baptême, par sa bouche propre, ou par celle de son parrain et de sa marraine, renoncé solennellement à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, et a pris Jésus-Christ pour son Maître et souverain Seigneur, pour dépendre de lui en qualité d'esclave d'amour. C'est ce qu'on fait par cette présente dévotion : on renonce (comme il est marqué dans la formule de consécration) au démon, au monde, au péché et à soi-même, et on se donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie. Et même on fait quelque chose de plus ; car, dans le baptême, on parle ordinairement par la bouche d'autrui, savoir, par le parrain et la marraine, et on ne se donne à Jésus-Christ que par procureur ; mais, dans cette dévotion, c'est par soi-même, c'est volontairement, c'est avec connaissance de cause. Dans le saint baptême, on ne se donne pas à Jésus-Christ par les mains de Marie, du moins d'une manière expresse, et on ne donne pas à Jésus-Christ la valeur de ses bonnes actions ; on reste après le baptême entièrement libre de l'appliquer à qui on voudra ou de la conserver pour soi ; mais, par cette dévotion, on se donne expressément à Notre Seigneur par les mains de Marie, et on lui consacre la valeur de toutes ses actions.

    « Les hommes, dit saint Thomas, font voeu, au saint baptême, de renoncer au démon et à ses pompes. » In baptismo vovent homines abrenuntiare diabolo et pompis ejus. Et ce voeu, dit saint Augustin, est le plus grand et le plus indispensable. Votum maximum nostrum, quo vovimus nos in Christo esse mansuros (134). C'est aussi ce que disent les canonistes : Proecipuum votum est quod in baptismate facimus (135). Cependant, qui est-ce qui garde ce grand voeu ? Qui est-ce qui tient fidèlement les promesses du saint baptême ? Presque tous les chrétiens ne faussent-ils pas la fidélité qu'ils ont promise à Jésus-Christ dans leur baptême ? D'où peut venir ce dérèglement universel, sinon de l'oubli où l'on vit des promesses et engagements du saint baptême ; et de ce que presque personne ne ratifie par soi-même le contrat d'alliance qu'il a fait avec Dieu par ses parrains et marraines ? (136) Cela est si vrai que le concile de Sens, convoqué par l'ordre de Louis-le-Débonnaire pour remédier aux désordres des chrétiens, qui étaient grands, jugea que la principale cause de cette corruption dans les moeurs venait de l'oubli et de l'ignorance où l'on vivait des engagements du saint baptême ; et il ne trouva point de meilleur moyen de remédier à un si grand mal que de porter les chrétiens à renouveler les voeux et promesses du saint baptême. Le Catéchisme du concile de Trente, fidèle interprète de ce saint concile, exhorte les curés à faire la même chose, et « à porter leurs peuples à se ressouvenir et croire qu'ils sont liés et consacrés à Notre Seigneur Jésus-Christ, comme des esclaves à leur Rédempteur et Seigneur
». Voici ses paroles : Parochus fidelem populum ad eam rationem cohortabitur ut sciat aequissimum esse... nos ipsos non secus ac mancipia Redemptori nostro et Domino in perpetuum addicere et consecrare. (Cat. Conc. Trid., part. I, art. 2, § 18 ).

    Or, si les conciles, les Pères et l'expérience même, nous montrent que le meilleur moyen pour remédier aux dérèglements des chrétiens est de les faire ressouvenir des obligations de leur baptême, et de leur faire renouveler les voeux qu'ils y ont faits, n'est-il pas raisonnable qu'on le fasse présentement d'une manière parfaite, par cette dévotion et consécration à Notre Seigneur par sa sainte Mère ? Je dis d'une manière parfaite : parce qu'on se sert, pour se consacrer à Jésus-Christ, du plus parfait de tous les moyens, qui est la très sainte Vierge.

    On ne peut pas objecter que cette dévotion soit nouvelle ou indifférente. Elle n'est pas nouvelle, puisque les conciles, les Pères et plusieurs auteurs anciens et nouveaux parlent de cette consécration à Notre Seigneur en renouvelant les voeux et promesses du saint baptême, comme d'une chose anciennement pratiquée et qu'ils conseillent à tous les chrétiens. Elle n'est pas indifférente, puisque la principale source de tous les désordres, et par conséquent de la damnation des chrétiens, vient de l'oubli et de l'indifférence pour cette pratique.

    Quelqu'un pourrait dire que cette dévotion nous faisant donner à Notre Seigneur, par les mains de la très sainte Vierge, la valeur de toutes nos bonnes oeuvres, prières, mortifications et aumônes, elle nous met dans l'impuissance de secourir les âmes de nos parents, amis et bienfaiteurs. Je leur réponds : 1° qu'il n'est pas croyable que nos parents, amis et bienfaiteurs, souffrent du dommage de ce que nous nous sommes dévoués et consacrés sans retour au service de Notre Seigneur et de sa sainte Mère ; ce serait faire injure à la bonté et à la puissance de Jésus et de Marie, qui sauront bien assister nos parents, amis et bienfaiteurs, de notre petit revenu spirituel ou par d'autres voies ; 2° cette pratique n'empêche point qu'on prie pour les autres, soit morts, soit vivants, quoique l'application de nos bonnes oeuvres dépende de la volonté de la très sainte Vierge ; c'est au contraire ce qui nous portera à prier avec plus de confiance, tout ainsi qu'une personne riche qui aurait donné tout son bien à un grand prince afin de l'honorer davantage, prierait avec plus de confiance ce prince de faire l'aumône à quelqu'un de ses amis qui la lui demanderait ; ce serait même faire plaisir à ce prince que de lui donner occasion de témoigner sa reconnaissance envers une personne qui s'est dépouillée pour le revêtir, qui s'est appauvrie pour l'honorer ; il faut dire la même chose de Notre Seigneur et de la sainte Vierge ; ils ne se laisseront jamais vaincre en reconnaissance.

    Quelqu'un dira peut-être : Si je donne à la très sainte Vierge toute la valeur de mes actions pour l'appliquer à qui elle voudra, il faudra peut-être que je souffre longtemps en purgatoire. Cette objection, qui vient de l'amour propre et de l'ignorance de la libéralité de Dieu et de sa sainte Mère, se détruit d'elle-même. Une âme fervente et généreuse, qui prise plus les intérêts de Dieu que les siens (137) ; qui donne à Dieu tout ce qu'elle a sans réserve, en sorte qu'elle ne peut rien de plus ; qui ne respire que la gloire et le règne de Jésus-Christ par sa sainte Mère, et qui se sacrifie tout entière pour le gagner ; cette âme généreuse, dis-je, et libérale, sera-t-elle plus punie en l'autre monde pour avoir été plus libérale et plus désintéressée que les autres ? Tant s'en faut : c'est envers cette âme, comme nous le verrons dans la suite, que Notre Seigneur et sa sainte Mère sont très libéraux en ce monde et dans l'autre, dans l'ordre de la nature, de la grâce et de la gloire.

    Il faut maintenant que nous voyions, le plus brièvement que nous pourrons, les motifs qui nous doivent rendre cette dévotion recommandable, les merveilleux effets qu'elle produit dans les âmes fidèles, et les pratiques de cette dévotion.

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COMMENTAIRES

(133) Sans contredit.
(134) « Le plus grand voeu que nous puissions faire, est celui que nous avons fait de demeurer en Jésus-Christ. »
(135) « Le voeu le plus excellent est celui qu'on fait au baptême. »
(136) Les cérémonies de la première communion, telles qu'on les a établies en France depuis le temps de Montfort, comblent la lacune dont il se plaint ici. Mais combien ne se rappellent pas plus le renouvellement des voeux du baptême que ces voeux eux-mêmes !
(137) Qui estime plus les intérêts etc.