Je trouve sept sortes de faux dévots et de fausses dévotions à la sainte Vierge, savoir : 1° les dévots critiques ; 2° les dévots scrupuleux ; 3° les dévots extérieurs ; 4° les dévots présomptueux ; 5° les dévots inconstants ; 6° les dévots hypocrites ; 7° les dévots intéressés.
Les dévots critiques sont pour l'ordinaire des savants orgueilleux, des esprits forts et suffisants, qui ont au fond quelque dévotion à la sainte Vierge, mais qui critiquent presque toutes les pratiques de dévotion à la sainte Vierge, que les gens simples rendent simplement et saintement à cette bonne Mère, parce qu'elles ne reviennent pas à leur fantaisie (103). Ils révoquent en doute tous les miracles et histoires rapportés par des auteurs dignes de foi, ou tirés des chroniques des ordres religieux, qui font foi des miséricordes et de la puissance de la très sainte Vierge. Ils ne sauraient voir qu'avec peine des gens simples et humbles, à genoux devant un autel ou image de la sainte Vierge, quelquefois dans le coin d'une rue, pour y prier Dieu; et ils les accusent même d'idolâtrie, comme s'ils adoraient le bois ou la pierre (104). Ils disent que, pour eux, ils n'aiment point ces dévotions extérieures, et qu'ils n'ont pas l'esprit si faible que d'ajouter foi à tant de contes et historiettes qu'on débite de la sainte Vierge. Quand on leur rapporte les louanges admirables que les saints Pères donnent à la sainte Vierge, ou ils répondent qu'ils ont parlé en orateurs, par exagération, ou ils donnent une mauvaise explication à leurs paroles. Ces sortes de faux dévots et de gens orgueilleux et mondains sont beaucoup à craindre; et ils font un tort infini à la dévotion à la très sainte Vierge, et en éloignent les peuples d'une manière efficace, sous prétexte d'en détruire les abus.
Les dévots scrupuleux sont des gens qui craignent de déshonorer le Fils en honorant la Mère, d'abaisser l'un en élevant l'autre ; ils ne sauraient souffrir qu'on donne à la sainte Vierge des louanges très justes que lui ont données les saints Pères ; ils ne souffrent qu'avec peine qu'il y ait plus de monde devant un autel de la sainte Vierge que devant le saint Sacrement, comme si l'un était contraire à l'autre, comme si ceux qui prient la sainte Vierge ne priaient pas Jésus-Christ par elle. Ils lie veulent pas qu'on parle si souvent de la sainte Vierge, qu'on s'adresse si souvent à elle. Voici quelques sentences qui leur sont ordinaires : « A quoi bon tant de chapelets, tant de confréries et de dévotions extérieures à la sainte Vierge ? Il y a en cela bien de l'ignorance ! C'est faire une momerie de notre religion ! Parlez-moi de ceux qui sont dévots à Jésus-Christ, (ils le nomment souvent sans se découvrir, je le dis par parenthèse) ! Il faut recourir à Jésus-Christ, il est notre unique médiateur : il faut prêcher Jésus-Christ, voilà le solide ! » Ce qu'ils disent est vrai dans un sens, mais, par rapport à l'application qu'ils en font pour empêcher la dévotion à la très sainte Vierge, c'est très dangereux, et un fin piège du malin (105), sous prétexte d'un plus grand bien : car jamais on n'honore plus Jésus-Christ que lorsqu'on honore plus la très sainte Vierge, puisqu' on ne l'honore qu'afin d'honorer plus parfaitement Jésus-Christ, puisqu'on ne va à elle que comme à la voie pour trouver le terme où on va, qui est Jésus.
La sainte Église, avec le Saint-Esprit, bénit la sainte Vierge la première, et Jésus-Christ le second. Benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui Jesus. Non pas que la sainte Vierge soit plus que Jésus-Christ, ou égale à lui ce serait une hérésie intolérable. Mais c'est que, pour bénir plus parfaitement Jésus-Christ, il faut auparavant bénir Marie. Disons donc avec tous les vrais dévots de la sainte Vierge, contre ses faux dévots scrupuleux : « O Marie, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et béni est le fruit de votre ventre, Jésus. »
Les dévots extérieurs sont des personnes qui font consister toute la dévotion à la très sainte Vierge en des pratiques extérieures ; qui ne goûtent que l'extérieur de la dévotion à la très sainte Vierge, parce qu'ils n'ont point d'esprit intérieur ; qui diront force chapelets à la hâte, entendront plusieurs messes sans attention, iront aux processions sans dévotion, se mettront de toutes ses confréries sans amendement de leur vie, sans violence à leurs passions, et sans imitation des vertus de cette Vierge très sainte. Ils n'aiment que le sensible de la dévotion, sans en goûter le solide ; s'ils n'ont pas des sensibilités dans leurs pratiques (106), ils croient qu'ils ne font plus rien, ils se détraquent, ils quittent tout là, ou ils font tout à bâton rompu. Le monde est plein de ces sortes de dévots extérieurs ; et il n'y a pas de gens plus critiques des personnes d'oraison (107) qui s'appliquent à l'intérieur comme à l'essentiel, sans mépriser l'extérieur de modestie qui accompagne toujours la vraie dévotion.
Les dévots présomptueux sont des pécheurs abandonnés à leurs passions, ou des amateurs du monde, qui, sous le beau nom de chrétiens et de dévots à la sainte Vierge, cachent ou l'orgueil ou l'avarice, ou l'impureté ou l'ivrognerie, ou la colère ou le jurement, ou la médisance ou l'injustice, etc.; qui dorment en paix dans leurs mauvaises habitudes, sans se faire beaucoup de violence pour se corriger, sous prétexte qu'ils sont dévots à la sainte Vierge ; qui se promettent que Dieu leur pardonnera, qu'ils ne mourront pas sans confession et qu'ils ne seront pas damnés : parce qu'ils jeûnent le samedi ; parcequ'ils sont de la confrérie du saint rosaire ou scapulaire, ou de ses congrégations ; parce qu'ils portent le petit habit ou la petite chaîne de la sainte Vierge (108), etc. Quand on leur dit que leur dévotion n'est qu'une illusion du diable et qu'une présomption pernicieuse capable de les perdre, ils ne le veulent pis croire. Ils disent que Dieu est bon et miséricordieux, qu'il ne nous a pas fait pour nous damner, qu'il n'y a homme qui ne pèche, qu'ils ne mourront point sans confession, qu'un bon peccavi(109) à la mort suffit, qu'ils sont dévots à la sainte Vierge, qu'ils portent le scapulaire, qu'ils disent tous les jours sans reproche et sans vanité (110) sept Pater et sept Ave en son honneur, qu'ils disent même quelquefois le chapelet et l'office de la sainte Vierge, qu'ils jeûnent, etc. Pour confirmer ce qu'ils disent et s'aveugler davantage, ils apportent quelques histoires qu'ils ont entendues ou lues en des livres, vraies ou fausses, n'importe pas, (111) qui font foi que des personnes mortes en péché mortel, sans confession, parce qu'elles avaient pendant leur vie dit quelques prières ou fait quelques pratiques de dévotion à la sainte Vierge, ou ont été ressuscitées pour se confesser ; ou leur âme a demeuré miraculeusement dans leur corps jusqu'à la confession ; ou, par la miséricorde de la sainte Vierge, ont obtenu de Dieu, à leur mort, la contrition et le pardon de leurs péchés, et par là ont été sauvées: et qu'ainsi ils espèrent la même chose. Rien n'est si damnable, dans le christianisme, que cette présomption diabolique ; car peut-on dire avec vérité qu'on aime et qu'on honore la sainte Vierge, lorsque, par ses péchés, on pique, on perce, on crucifie et on outrage impitoyablement Jésus-Christ son Fils ? Si Marie se faisait une loi de sauver par sa miséricorde ces sortes de gens, elle autoriserait le crime ; elle aiderait à crucifier, à outrager son Fils : qui l'oserait jamais penser ?
Je dis qu'abuser ainsi de la dévotion à la sainte Vierge, qui, après la dévotion à Notre Seigneur au très saint Sacrement, est la plus sainte et la plus solide, c'est commettre un horrible sacrilège, qui après le sacrilège de l'indigne communion est le plus grand et le moins pardonnable(112).
J'avoue que, pour être vraiment dévot à la sainte Vierge, il n'est pas absolument nécessaire d'être si saint qu'on évite tout le péché, quoique ce fût à souhaiter. Mais il faut du moins (qu'on remarque bien ce que je vais dire) : 1° être dans une résolution sincère d'éviter au moins tout péché mortel, qui outrage la Mère aussi bien que le Fils ; 2° Se faire violence pour éviter le péché; se mettre des confréries, réciter le chapelet, le saint rosaire ou autre prières; jeûner le samedi, etc. ; cela est merveilleusement utile à la conversion d'un pécheur, même endurci et si mon lecteur est tel, quand il aurait un pied dans l'abîme, je le lui conseille ; mais à condition qu'il ne pratiquera ces bonnes uvres que dans l'intention d'obtenir de Dieu, par l'intercession de la sainte Vierge, la grâce de la contrition et du pardon de ses péchés, et de vaincre ses mauvaises habitudes; et non pas pour demeurer paisiblement dans l'état du péché, contre les remords de sa conscience, l'exemple de Jésus-Christ et des saints, et les maximes du saint Évangile.
Les dévots inconstants sont ceux qui sont dévots à la sainte Vierge par intervalles et par boutades : tantôt ils sont fervents et tantôt tièdes; tantôt ils paraissent prêts à tout faire pour son service, et puis, peu après, ils ne sont plus les mêmes. Ils embrasseront d'abord toutes les dévotions de la sainte Vierge, ils se mettront dans ses confréries, et puis ils n'en pratiquent point les règles avec fidélité ; ils changent comme la lune, et Marie les met sous ses pieds (113), avec le croissant, parce qu'ils sont changeants et indignes d'être comptés parmi les serviteurs de cette Vierge fidèle, qui ont la fidélité et la constance pour partage. Il vaut mieux ne pas se charger de tant de prières et pratiques de dévotion, et en faire peu avec amour et fidélité, malgré le monde, malgré le diable et la chair.
Il y a encore de faux dévots à la sainte Vierge, qui sont des dévots hypocrites, qui couvrent leurs péchés et leurs mauvaises habitudes sous le manteau de cette Vierge fidèle, afin de passer aux yeux des hommes pour ce qu'ils ne sont pas.
Il y a encore des dévots intéressés, qui ne recourent à la sainte Vierge que pour gagner quelque procès, pour éviter quelque péril, pour guérir d'une maladie, ou pour quelque autre besoin de cette sorte : sans quoi ils l'oublieraient. Et les uns et les autres sont de faux dévots, qui ne sont point de mise devant Dieu et sa sainte Mère.
Prenons donc bien garde d'être du nombre des dévots critiques qui ne croient rien et critiquent tout ; des dévots scrupuleux, qui craignent d'être trop dévots à la sainte Vierge par respect à Jésus-Christ (114) ; des dévots extérieurs, qui font consister toute leur dévotion en des pratiques extérieures ; des dévots présomptueux, qui, sous prétexte de leur fausse dévotion à la sainte Vierge, croupissent dans leurs péchés ; des dévots inconstants, qui par légèreté changent leurs pratiques de dévotion, ou les quittent tout à fait à la moindre tentation ; des dévots hypocrites, qui se mettent des confréries et portent les livrées de la sainte Vierge, afin de passer pour bons ; et enfin, des dévots intéressés, qui n'ont recours à la sainte Vierge que pour être délivrés des maux du corps, ou obtenir des biens temporels.
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COMMENTAIRES
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(103) Parce qu'elles ne sont pas de leur goût, - du goût des dévots critiques.
(104) Cette accusation est surtout d'origine protestante.
(105) Du démon.
(106) S'ils n'ont pas de ferveur et de consolations sensibles dans leurs exercices de piété.
(107) De gens qui critiquent davantage les personnes d'oraison.
(108) Les congrégations de la Sainte Vierge, qu'on a tort de confondre avec les confréries du rosaire et du scapulaire, sont affiliées à l'association fondée au Collège Romain dès le XVIe siècle sous ce même titre de congrégation, ou sodalité, et désignée par l'épithète de prima primaria. - Le petit habit de la Sainte Vierge est un scapulaire plus ample que ceux de la confrérie ordinaire, et réservé aux membres du tiers-ordre du Carmel. - La petite chaîne ou chaînette de la Sainte Vierge sera l'objet d'une note spéciale qu'on trouvera plus loin.
(109) Un bon « j'ai péché. »
(110) Avec fidélité et humilité.
(111) Peu importe.
(112) Certainement si cet abus de la dévotion à la Sainte Vierge était formellement et distinctement voulu de ceux qui le commettent, il serait un énorme sacrilège. Mais, en pratique, il ne se distingue pas expressément des péchés et des vices de ces dévots présomptueux contre lesquels s'élève avec tant de raison le bienheureux ; et en ce cas, qui est le plus ordinaire, on n'y saurait voir de sacrilège formel.
(113) Le croissant de la lune est souvent représenté sous les pieds de Marie. La lune, à cause de ses variations, est pour les mystiques un symbole des changements que la faiblesse et la passion humaines entraînent à leur suite.
(114) Par rapport à Jésus-Christ qu'ils craignent, disent-ils, d'offenser par trop de dévotion envers Marie.