La grande semaine

 

La plus importante des extases de Nicolazic fut celle du lundi 3 mars 1625.

 

 

LUNDI 3 MARS

 

Sainte Anne y intervint en personne, et elle s'y montra avec plus de solennité que d'habitude : non seulement elle était entourée de lumière comme toujours, des chants angéliques retentissaient aussi dans le cortège invisible dont elle était accompagnée.

Elle venait prononcer cette fois-ci les paroles décisives.

Elle ne se borna pas à rappeler, avec la même précision, les révélations qu'elle avait déjà faites. Elle dit que le temps des délais était définitivement terminé. Nicolazic devait retourner immédiatement chez son Recteur, et lui déclarer, de sa part à elle, qu'elle voulait une chapelle à l'endroit déjà désigné et dont elle entendait reprendre possession. Du reste, ajouta-t-elle, on aura des preuves indéniables de la mission que je vous impose.

Et entre autres choses, elle spécifia que dans quelques jours une lumière viendrait indiquer l'endroit du champ où se trouvait enterrée son ancienne image.

Elle recommanda enfin à son messager de raconter tout ceci à quelques personnes honorables de sa connaissance qui l'assisteraient de leurs conseils : ils lui serviraient plus tard de témoins.

Cette extase dura trois heures. La remarque en fut faite à Nicolazic par sa sœur qui lui demanda à son retour la raison de sa longue absence. Nicolazic, qui s'imaginait n'être demeuré dehors qu'une petite demi-heure, ne répondit rien et se retira dans sa chambre.

 

 

LE MARDI 4

 

Le lendemain, il prit résolument le chemin du presbytère ; mais il ne voulut pas y aller seul ; il avait prié Julien Lézulit, marguillier de la paroisse, de l'accompagner.

Serait-il mieux reçu que la première fois ? Le Recteur consentirait-il, cette fois-ci, à accepter le message qu'on lui transmettait ?... En tout cas, le messager aura fait son devoir, et délivré sa conscience.

Hélas ! Le Recteur n'avait pas changé d'avis, il ne se montra pas plus accueillant qu'à la première entrevue.

Nicolazic lui fit connaître que sainte Anne lui était apparue de nouveau ; et de sa part, il venait encore aujourd'hui réclamer qu'on bâtit une chapelle au Bocenno.

La réponse de dom Rodoué fut rude et même brutale : « Vous vous faites du tort, Nicolazic, lui dit-il, et vous en faites aussi à votre famille, en vous laissant aller à ces imaginations ridicules. On vous regardait jusqu'ici comme un homme sensé ; que va-t-on penser de vous désormais ? On pourra dire que la folie est entrée dans votre maison. »

Puis, de plus en plus excité, soit par feinte, soit par humeur réelle, il s'emporta jusqu'aux menaces : « Si vous ne renoncez à ces rêveries, je vous interdirai l'entrée de l'église et l'usage des sacrements ; et, si vous mourez en cet état, vous ne serez pas enterré comme un chrétien. »

Nicolazic garda le silence, il se retira avec son ami Lézulit. Il n'était nullement déconcerté, car il savait à n'en pas douter, sur les promesses formelles de sainte Anne, que la chapelle se bâtirait. – Mais il était triste.

 

Nicolazic avait exécuté la première partie de son mandat, il avait parlé au Recteur ; il lui restait une autre démarche à faire, et à se mettre en rapport avec quelques hommes de bon conseil.

 

LE JEUDI 6

 

Le premier qu'il consulta, ce fut un prêtre de ses amis, dom Yves Richard. Celui-ci, embarrassé lui-même, et sachant ce qui s'était passé au presbytère de Pluneret, fut d'avis que l'on consultât sur cette délicate affaire M. de Kermadio. M. de Kermadio, gentilhomme campagnard, excellent chrétien et très familier avec les paysans, habitait non loin du bourg.

Ils allèrent donc de compagnie jusqu'à son château. Là Nicolazic raconta longuement et dans les plus grands détails ce qui lui était arrivé depuis trois ans. Il dit non seulement ses révélations, mais encore ses troubles d'esprit et les objections qu'il se faisait à lui-même. Il avait craint d'abord que le démon ne voulût abuser de sa simplicité ; et puis vraiment, il ne s'estimait pas digne de recevoir une telle mission céleste. Néanmoins, sur les instances pressantes de sainte Anne, il s'était décidé à faire deux démarches auprès du Recteur. — Et maintenant, ajouta-t-il, pour obéir à la Sainte qui m'a recommandé d'en parler à quelques personnes prudentes, je viens vous consulter vous-même, et je vous prie de me donner un bon conseil.

 

M. de Kermadio approuva la conduite de Nicolazic ; mais, lui dit-il, moi je ne suis pas compétent dans ces questions spirituelles... Allez donc consulter, tout près d'ici, les Pères Capucins d'Auray. Sans doute vous trouverez auprès d'eux les lumières que vous cherchez et que je ne puis vous fournir moi-même. Je vous donnerai pourtant un avis : quand vous verrez de nouveaux prodiges, surtout quand il s'agira de trouver l'image dont l'Apparition vous a parlé, prenez avec vous quelques-uns de vos voisins, dont le témoignage vous sera très utile. Et puis, continuez à prier Dieu ; ne vous laissez point abattre par le parti pris ni par les contradictions qui pourraient encore survenir.

Nicolazic retourna chez lui tout consolé, et voyant de plus en plus clair dans sa situation par suite des sages paroles qu'il avait entendues.

 

 

LA NUIT DU 6 AU 7

 

La nuit suivante, sainte Anne vint encore ajouter à son assurance et à sa confiance ; mais en même temps elle lui fit entendre que c'est bien à lui qu'elle donne mission de construire la chapelle ; du reste, affirmait-elle, rien ne vous manquera pour cette œuvre, car on viendra de partout à votre aide.

À quoi Nicolazic répartit avec une simplicité pleine de respect : « Faites donc quelque miracle, ma bonne Patronne, qui fasse voir à mon Recteur et aux autres que vous voulez effectivement que l'on y travaille. »

— Allez, dit-elle, confiez-vous en Dieu et en moi ; vous en verrez bientôt en abondance, et l'affluence du monde qui me viendra honorer en ce lieu sera le plus grand miracle de tous. »

Ayant été ainsi mis en demeure de commencer les travaux, il se prit à réfléchir aux moyens d'exécution ; et au cours de ses méditations, l'idée lui vint d'engager ou même de vendre tout son bien, afin d'avoir les ressources qui lui manquaient.

Mais sainte Anne n'exigeait pas de lui ce sacrifice.

 

 

LE VENDREDI 7

 

Le lendemain matin, vendredi 7 mars, Guillemette Le Roux, sa femme, trouva à son réveil, sur la table de sa chambre, douze quarts d'écus déposés en trois piles.

D'où venait cet argent ? Il n'y avait pas de quart d'écus en ce moment dans leur maison ; et d'autre part elle avait la certitude que personne du dehors n'était entré chez elle. Elle courut donc montrer les pièces d'argent à son mari, qui couchait dans la chambre voisine.

Nicolazic ne douta pas que ce don ne fût la première avance que sainte Anne lui faisait pour commencer les travaux.

Toutefois, il ne voulut pas y toucher, il dit à sa femme de remettre ces pièces à la même place et dans la même disposition où elle les avait trouvées ; et puis, fidèle à l'avis qu'il avait reçu de M. de Kermadio, il voulut avoir un témoin, et fit appeler Lézulit.

Après les avoir montrées à son ami, il les noua dans un mouchoir, et tous deux partirent pour le presbytère.

Dom Rodoué était absent ; ils ne trouvèrent au presbytère que dom Le Thominec, son vicaire, qui ne les reçut pas mieux que le Recteur.

Le vicaire adressa de durs reproches à Nicolazic, et il alla jusqu'à l'accuser d'avoir supposé ces pièces d'argent.

Déconcertés, les deux villageois se rendirent à Auray.

 

À leur arrivée, ils rencontrèrent M. Cadio de Kerloguen. Ce vieillard, qui était le propriétaire foncier de Nicolazic, était assis à sa porte ; et les deux paysans s'arrêtèrent pour causer avec lui. Nicolazic en profita pour lui montrer les douze quarts d'écus, lui fit en quelques mots le récit des apparitions, lui parla de la chapelle qui devait se bâtir dans son champ du Bocenno, et de l'image qu'on y découvrirait bientôt.

« Ah ! s'écria M. de Kerloguen, si l'on construit une chapelle en cet endroit, je donnerai le terrain. Mais pour ce qui concerne l'image, ajouta-t-il judicieusement, ayez soin de prendre des témoins, et des témoins dignes de foi. »

 

Ainsi l'accueil que le Voyant reçut des deux laïques, de M. de Kermadio et M. de Kerloguen, fut très bienveillant, et plus encourageant que celui des prêtres de la paroisse.

Voyons maintenant celui qu'il recevra des Pères Capucins.

 

Il y avait dans ce couvent, nouvellement fondé, des Religieux d'élite : ils accueillirent Nicolazic avec bonté ; mais avant de lui répondre, ils le soumirent à un examen rigoureux, sans se laisser influencer par la sympathie qu'ils avaient pour sa personne. Chacun d'eux lui posa des questions à son tour ; et après deux heures de cet interrogatoire minutieux, le pauvre homme s'en trouva tellement épuisé que l'on dut mettre fin aux questions.

Les Religieux lui formulèrent alors leur avis :

Sur les apparitions, ils refusaient de se prononcer, dans un sens ou dans un autre : question très délicate.

Sur le projet de construire une chapelle, ils concluaient nettement contre son opportunité, comme le Recteur.

Ainsi, bien qu'ils eussent réservé leur jugement sur les visions, en pratique la réponse des religieux concordait avec celle du clergé paroissial.

Cette réponse déconcerta Nicolazic, qui ne s'expliquait pas comment des hommes, aussi savants et aussi pieux, ne voulussent pas croire à des révélations qui pour lui ne faisaient pas le moindre doute. II était surtout peiné qu'on ne voulût pas construire une chapelle que sainte Anne ne cessait de lui réclamer.

Que faire donc pour satisfaire la Sainte, et à quoi se résoudre ? Le pauvre Nicolazic en pleurait.

Pourtant, malgré son affliction, il n'en demeurait pas moins inébranlable dans sa confiance : les hommes lui refusant une approbation, il savait que le ciel interviendrait bientôt. Sainte Anne ne lui avait-elle pas promis de lui faire découvrir, sans tarder une statue enfouie dans le champ du Bocenno ?

Quand ils arrivèrent le soir à l'entrée du village, l'âme de Nicolazic était quelque peu rassérénée. Lézulit partageait les espérances de son ami. Et surtout, lui dit-il en le quittant, n'oubliez pas de m'appeler pour assister au prodige !...

Nicolazic le lui promit.