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Vie du Bienheureux Raymond Lulle
(1232-1315)

 

 PRÉFACE

Ni les Saints ni ceux qui entreprennent de les raconter et de les louer ne se ressemblent tous. Les premiers ont reçu des dons très divers, on le savait déjà par saint Paul. Quant aux seconds, on trouve parmi eux des philosophes, des théologiens, des érudits, des moralistes, des lettrés, des hommes politiques. De cette variété aucun des lecteurs de la Collection ne s'est plaint jusqu'ici.

Voici un Bienheureux qui, sortant d'un long oubli, paraîtra sans doute original en l'aspect nouveau sous lequel il va nous être présenté. On avait pris l'habitude de le classer, sans y regarder de bien près, parmi les scholastiques allant des âpretés du syllogisme aux rêveries de l'alchimie. Une phrase ou deux, fort dédaigneuses, lui faisaient une toute petite place dans les manuels d'histoire de la philosophie. C'était tout. C'est à peine si quelques-uns savaient que l'Eglise l'avait mis sur ses autels. Le présent volume nous révèle en lui, je ne dirai peut-être pas un philosophe à réhabiliter bruyamment, mais un penseur pur de toute alchimie, un théologien profond, un apôtre résolu à mettre au service de la vérité religieuse l'étude des langues autant que les ressources de la logique, un homme d'action, un prodigieux missionnaire, un martyr, et en même temps un amant de la nature, un poète, un troubadour méridional, un écrivain d'une fécondité inouïe, dont les écrits - sur quelque sujet que ce soit - ont leur place à côté de ces romans où une ardente imagination personnifiait tout, mettait tout en allégories, en symboles tendres et précieux, fins et passionnés.

On va donc nous raconter sa jeunesse orageuse, sa conversion, sa brusque séparation d'avec sa famille, ses longs voyages en Europe, en Asie, en Afrique, ses instances auprès des Papes, des rois, des empereurs, pour l'unification de l'Église et la conquête du monde musulman, ses efforts pour sauver les Templiers de leur propre décadence autant que de la cruelle avidité de leurs ennemis, bref, un homme qui n'est point indigne de tenir une place intermédiaire entre saint François d'Assise qu'il continue et saint Ignace de Loyola qu'il prépare à certains égards. En lisant plus d'une analyse et plus d'un extrait de ces ouvrages où le hardi scholastique met la théologie en dialogues, fait parler et agir les dix commandements, les apostrophe, les écoute, les supplie, leur obéit, les sert, mêle incessamment la pensée de sa Dame du ciel à ses argumentations comme à ses soupirs, on se reportera volontiers aux temps héroïques de nos romans de chevalerie et de notre grand XIIIe siècle.

Peut-être aussi plus d'un lecteur trouvera-t-il un sérieux intérêt historique à écouter un témoin de ces temps où un philosophe de Catalogne venait enseigner à Montpellier. On va voir en effet que Raymond Lulle retrouvait là périodiquement son propre roi, comme il le retrouvait, à d'autres moments, dans Perpignan, dans Barcelone et dans Palma. Ce roi était le chef accepté d'une fédération où une partie de l'Espagne septentrionale était librement unie à une partie de notre Midi.

M. Marius André qui a tenu à nous faire connaître cette vie singulière est un enthousiaste doublé d'un chercheur patient. Entré dans la diplomatie, il a passé plus de quatre ans dans les consulats de Barcelone et de Madrid. C'est là qu'il a fait la connaissance des éditeurs tout à fait contemporains des oeuvres de Raymond Lulle, qu'il a fréquenté avec profit les "Lullistes" les plus éclairés et les plus ardents de la Péninsule, appris, à leurs côtés, la langue catalane et fouillé les bibliothèques. Nous offrons donc son ? oeuvre avec confiance à tous ceux de nos lecteurs qui se plaisent à voir nos Saints dans la mêlée du monde et dans les luttes de la vie publique aussi bien que dans la paix intérieure de la prière et de l'étude.
Henri  JOLY.

Désireux de mettre hors de doute le caractère de Bienheureux conféré à Raymond Lulle, nous nous sommes adressés aux Pères de Smedt et Poncelet, les savants bollandistes d'aujourd'hui. Voici la réponse que nous avons obtenue :
« Dans notre collection, bien incomplète, encore que considérable, des procès de béatification, se trouve un cahier imprimé en 1843 contenant un décret de la Congrégation des Rites qui approuve de nouvelles leçons pour la fête du Bienheureux Raymond Lulle. Dans ces leçons approuvées, il est dit, à la fin : « Quem « cultum (le culte privé qu'on rendait au Bienheureux à Mayorque), ab immemorabili tempore eidem proestitum Léo X approbavit, et démens XIII officium de communi unius martyris pro regno Majoricae  concessit. »
D'après M. Rossello, de Palma, le savant éditeur de Raymond Lulle, « la déclaration de Clément XIII fut confirmée par Pie VI, et de nouvelles confirmations pontificales eurent lieu à la suite de querelles entre Dominicains et Franciscains ».


 CHAPITRE PREMIER

 L'ENFANCE  ET  L ADOLESCENCE HEROÏQUES DE JACME 1er ROI D'ARAGON,
ET LA CONQUÊTE DES ILES BALÉARES


La journée désastreuse de Muret, en laquelle Pierre II avait trouvé la mort, semblait terminer pour la maison royale d'Aragon l'ère des splendeurs et ouvrir celle de la déchéance. Le futur conquérant civilisateur, un enfant de trois ans, né à l'étranger, inconnu de son peuple, était entre les mains du conquérant barbare, Simon de Montfort, dont l'ambition rêvait de franchir les Pyrénées pour continuer la guerre à la civilisation méridionale. Mais Dieu veillait sur celui qu'il avait élu pour de saintes entreprises : par ordre du Pape, le jeune Jacme fut rendu aux Aragonais et aux Catalans qui réclamaient leur roi et comte légitime; des Cortès furent réunies à Lérida où le roi élevé sur les bras de son oncle, l'archevêque de Tarragone, reçut le serment des représentants de la nation auquel il répondit en balbutiant les paroles qu'on venait de lui apprendre.

Aussitôt après, il fut conduit au château de Monzon et remis à Guillem de Montredon, maître du Temple en Espagne, à qui avait été confié par le Souverain Pontife le soin de protéger sa faiblesse jusqu'au jour où il pourrait saisir le sceptre et brandir une épée.
Mais tant de dangers assaillaient cette minorité trop longue, qu'on craignait que Jacme Ier ne put monter sur le trône de son père. Depuis la mort de Pierre le Catholique, l'Aragon était livré à l'anarchie : des luttes de seigneur à seigneur menaçaient de devenir une guerre civile générale; des membres de la famille royale, profitant de cet état du pays et de l'âge de leur chef, conspiraient ouvertement contre l'autorité, ambitionnaient la couronne et recrutaient des partisans parmi la noblesse. Les fidèles de Jacme, qui n'étaient plus qu'en petit nombre, eurent-ils alors une de ces intuitions prophétiques qui, le succès apparaissant assuré, permettent toutes les audaces, toutes les folies ? On serait enclin à le croire quand on songe qu'ils envoyèrent des messagers à l'enfant pour le prier de sortir de Monzon et de courir avec eux les hasards et les périls d'une campagne, — lui le frêle prince que les murs respectés du Temple même ne paraissaient pas pouvoir défendre contre les projets d'ennemis acharnés et félons.
Jacme frémit à leur récit et demanda des armes et un cheval. Les Templiers sourirent, émus, en voyant le fils de leur esprit si ardent déjà et si beau; mais une lourde responsabilité pesait sur leur conscience, et pour ne pas achever la ruine d'un trône dans ce qui ne pouvait être à leurs yeux qu'une aventure extravagante, ils redoublèrent de surveillance autour du prince qu'ils avaient à protéger à la fois contre des adversaires et contre des amis.
Cependant Jacme parvint à leur échapper, — tel un écolier en maraude — et trouva près du château un groupe de partisans qui le revêtirent d'une cotte de mailles (« notre première armure », écrivit-il dans ses Mémoires), et lui donnèrent un cheval. Il avait alors neuf ans (1217).

Et l'on vit ce spectacle que les siècles n'avaient pas encore connu et qu'ils ne verront sans doute plus  :   un  enfant royal  s'élancer à   la   tête d'une poignée de soldats pour la conquête et la pacification de son royaume ; on vit cette troupe grossie chaque jour de seigneurs et de soldats irrésistiblement attirés par la grâce et la bravoure du petit guerrier que  le peuple, gardien de la légitimité, acclamait à son passage; on vit cet enfant entouré de  traîtres convoquer des Cortès,  les présider et y faire entendre des paroles étonnantes de sagesse, de maturité et de grandeur d'âme; on le vit administrer un royaume dans les circonstances les plus difficiles, sans conseil de régence, sans tutelle organisée, et guidé uniquement par les avis discrets des  Templiers  qui   restaient   modestement   dans l'ombre, mais n'en continuaient pas moins l'éducation de celui dont ils  avaient sauvegardé la première enfance.

A l'âge de vingt ans, Jacme Ier était le maître incontesté et bien-aimé des Etats que lui avait laissés la mort de Pierre II. Quelques seigneurs rebelles restaient encore à soumettre, quelques cantons à pacifier, mais l'autorité royale n'avait plus rien à craindre d'eux et le jeune héros pouvait préparer les fières entreprises pour lesquelles la sagesse de Dieu l'avait créé.
Les rois d'Aragon devaient désormais renoncer à leurs rêves d'hégémonie sur les peuples du midi de la France ; la défaite de Muret avait été irrémédiable, et malgré les efforts que Jacme ? qui était seigneur de Montpellier ? tenta plus tard, il fut impossible d'empêcher les rois de France de continuer l'? oeuvre de Simon de Montfort. Mais d'autres gestes, en Espagne, pouvaient exalter l'ambition et la générosité d'un prince chrétien. Si des royaumes comme l'Aragon et la Castille avaient pu être arrachés au joug des Mores, d'autres étaient encore dominés par les sectaires du faux prophète, et les chrétiens des Baléares, de Valence et de Grenade imploraient le secours de leurs frères plus heureux. Jacme d'Aragon avait été élu pour accomplir une partie de l'? oeuvre que devaient achever Isabelle la Catholique et Ferdinand.

Or, un soir que le roi et sa cour dînaient chez un marchand de Barcelone, Pierre Martell, la conversation s'engagea sur les Baléares où Martell venait de faire un voyage. Celui-ci raconta à ses hôtes ce qu'il avait vu dans les îles fortunées, leur beauté, leur richesse, et parla des mécréants qui y dominaient. «  Ah !   Seigneur,  s'écria   un   chevalier,   quelle gloire pour votre couronne si, au sortir de votre adolescence vous  nous  conduisiez  à la  conquête d'un royaume au milieu des mers ! ». Tous les assistants, marchands et gentilshommes, applaudirent à ces paroles, et le roi, heureux de les voir exprimer une pensée qu'il portait dans son propre esprit, leur répondit joyeusement : « Mes amis, s'il plaît à Dieu et à la Vierge sa très sainte Mère, dans un an nous serons maîtres de Mayorque. ». Et c'est ainsi que fut décidée la première et la plus belle des entreprises de Jacme le Conquérant, roi d'Aragon, comte de Barcelone et seigneur de Montpellier.

Quelques   historiens, qui  ne  connaissent de  la majesté royale que ses manifestations modernes, se sont montrés surpris de voir un roi  partager le repas d'un simple marchand et s'entretenir en sa compagnie des questions les plus graves. Dans les pays de la   couronne d'Aragon, de   même  qu'en Provence, on ne connut jamais la rigoureuse séparation des   classes  qui caractérisa  le  moyen   âge féodal dans certains Etats et particulièrement dans le nord de la France. Les barbares avaient pu passer par ces pays et même s'y établir sans y imposer leurs coutumes et sans parvenir à transformer en serfs des hommes dont les ancêtres, de tous temps, avaient été libres. Dans les terres des bords de la Méditerranée, l'élément conquis avait absorbé l'élément conquérant, et s'il y  eut quelque part des seigneurs durs, tenant en servitude les hommes de la glèbe et les considérant plutôt comme des bêtes que comme des frères en Jésus-Christ, ce ne fut ni à Saragosse, ni à Barcelone, ni à Avignon.
On a tellement abusé de honteuses déclamations contre le moyen âge qu'on en est arrivé généralement à croire que ce fut pour l'Europe entière une période de nuit, de cauchemars et d'oppressions. Au début de la vie d'un héros qui va emplir le XIIIe siècle, il convient de dire que, pour l'Aragon et la Catalogue, ce siècle fut par excellence celui des franchises, de l'allégresse et de la prospérité. La grandeur d'une famille royale que nulle autre n'a surpassée en gloire y fut à son apogée, mais à leur apogée aussi y furent la richesse des deux nations et le bonheur des plus humbles paysans.

Il faut lire dans les chroniques ce qu'étaient ces rois indomptables et superbes devant les ennemis, doux et familiers avec leurs sujets. « .... Cela vous démontrera, écrit Muntaner, que les bons seigneurs contribuent en grande manière à faire de bons vassaux, et les seigneurs d'Aragon plus que tous les autres, car on ne dirait pas qu'ils sont leurs seigneurs, mais leurs amis. En comparant combien sont durs et cruels envers leurs peuples les autres rois, et au contraire combien de grâces prodiguent à leurs sujets les rois d'Aragon, nous devrions baiser la trace de leurs pas....
« On les voit assister à des fêtes de mariage ou aux funérailles de simples bourgeois, comme s'ils étaient des membres de leurs familles. Partout où ils vont à cheval, dans les bourgs et les villes, ils se montrent à leurs peuples, et si les pauvres gens les appellent, ils s'arrêtent, les écoutent et les secourent en leurs nécessités. Que vous dirai-je de plus ? Ils sont si bons, si affectueux pour leurs sujets qu'il est impossible de l'exprimer; aussi leurs vassaux ont pour eux un profond amour et n'hésitent point à mourir pour augmenter leur honneur et leur pouvoir. »

Donc, peu de jours après la soirée passée chez Pierre Martell, les principaux représentants de la noblesse, du clergé et du peuple de Catalogue étaient convoqués à Barcelone par le roi qui, après un bref discours, leur exposa ses projets de conquête. Ces paroles doivent être rapportées; ce sont les propres paroles du roi, écrites par lui dans ses Mémoires. Elles compléteront le portrait que nous avons essayé de tracer de lui, et nous seront une occasion de dire que le premier chapitre de la vie de Raymond Lulle devait lui être consacré, non seulement parce qu'il allait rendre aux chrétiens l'île où notre Bienheureux naîtrait quelques années plus tard, non seulement parce qu'il fut son premier protecteur, mais encore parce qu'il fut le premier en date des grands écrivains de la langue catalane que Lulle éleva, après lui, à la perfection dans la philosophie, les traités scientifiques, la poésie, la mystique et le roman.
« Illumina cor meum, Domine, et verba mea de Spiritu Sancto, dit le jeune roi. Nous prions Dieu notre Seigneur et sa très sainte Mère la Vierge sainte Marie, afin que tout ce que nous allons dire soit pour notre plus grande gloire, pour la vôtre, ô vous qui nous écoutez, et soit surtout agréable à Dieu et à sa Mère et Seigneuresse notre Sainte Marie. Comme nous voulons vous parler de quelques bonnes oeuvres que nous tentons et qui procèdent de Dieu et par lui sont telles, puissent nos paroles être telles aussi, et plaise au Seigneur que nous puissions les mettre en oeuvre. Vous savez que notre naissance fut un miracle de Dieu.... Vous n'ignorez pas, non plus, que nous sommes votre seigneur naturel, que nous n'avons pas de frère puisque nos parents ne laissèrent pas d'autre fils, et qu'en arrivant parmi vous, enfantel et encore, à l'âge de six ans, nous trouvâmes révoltés les Etats d'Aragon et de Catalogne, les vassaux en guerre les uns contre les autres, tous en discorde, chacun opposant ses prétentions à celles des autres; par les événements passés, ils s'étaient fait une male renommée dans le monde. Nous ne pouvons remédier à de tels dams que si la volonté de Dieu nous assiste.... Pour deux raisons donc, la première pour Dieu, et la seconde pour les rapports que nous avons avec vous, nous vous prions instamment de nous donner aide et conseil sur trois choses : premièrement, pour que nous puissions mettre en paix notre terre, en second lieu pour que nous puissions servir le Seigneur dans l'expédition que nous avons pensé faire contre le royaume de Mayorque et les autres îles adjacentes, et enfin pour que vous nous disiez de quelle manière cette emprise pourra être à la plus grande gloire de Dieu. C'est pour ce que vous avez été appelés. »

Les Catalans admirèrent une fois de plus la grandeur, la piété et la bonté de leur jeune prince qui demandait gravement et loyalement conseil aux délégués de toute la nation avant d'entreprendre une conquête de laquelle ils devaient tous retirer gloire et profit.
Les Cortès délibérèrent pendant plusieurs jours, et le 24 décembre au soir, veille de Noël, l'expédition fut accordée par un vote unanime.
Aussitôt, le roi se dirigea avec sa cour vers la cathédrale où il rendit grâces à Dieu ; il passa toute la nuit en prières au pied de l'autel pour se préparer à recevoir la sainte communion et implorer la bénédiction du ciel sur son armée.
Il n'entre pas dans l'objet de ce livre de raconter en ses détails la conquête de Mayorque ; il nous suffira de dire que l'expédition partit de la côte catalane au commencement de septembre 1229 ; la campagne fut une suite de triomphes et le roi victorieux entra dans la capitale le 31 décembre de la même année. La conquête du reste de l'île et la complète pacification durent être des plus rapides, car Jacme put retourner en Aragon au mois d'octobre suivant, après avoir distribué une partie des terres aux barons qui l'avaient accompagné, et avoir donné à tous les habitants, vainqueurs et vaincus, des lois humaines et sages, dignes d'un conquérant chrétien. « Il accorda à Palma, dit Muntaner, plus de franchises et de libertés qu'à nulle autre cité du monde. »
Les sarrazins, comme les chrétiens et les juifs, tous y furent exempts d'impôts ; de nouveaux habitants affluèrent des côtes de Provence et d'Espagne, de riches marchands s'y établirent et envoyèrent de là leurs navires sillonner les mers et rapporter des côtes d'Afrique et des îles du Levant les étoffes précieuses, les vins et les arômes. Palma, libre de douanes, ouverte au commerce du monde, était déjà, quelques années après, lorsque celui qui devait être le Docteur illuminé y naquit, une des cités les plus florissantes, les plus heureuses et les plus somptueuses de la Méditerranée.

 CHAPITRE II

 JEUNESSE   DE   RAYMOND   LULLE

 De  1232   à  1262.
 

Parmi les chevaliers et les barons qui avaient suivi le roi à la conquête de Majorque, un des plus vaillants, certes, fut le catalan Raymond Lulle (Ramon Lull) ; aussi, dans le partage de l'île, plusieurs domaines lui furent-ils attribués aux environs de Palma, de Pollensa et de Manacor; près de cette dernière ville existe encore la caballeria d'en Lull qui appartint pendant longtemps à des parents du Bienheureux Raymond.

Quoiqu'il eût des terres en Catalogne, Lulle, retenu à Mayorque par les biens dont Jacme venait de le combler, par la beauté, la prospérité du pays, résolut de s'établir à Palma et ne fit qu'un voyage à Barcelone pour aller chercher sa femme. Il était marié depuis neuf ans avec Isabel de Heril, issue d'une des illustres familles du pays, et appartenait lui-même à la meilleure noblesse catalane.

Sans suivre tel panégyriste qui fait remonter la généalogie des Lulle jusqu'à Marcus Lullius, consul à Rome en 21 avant J.-C. ou à un autre Lullius, consul aussi en l'an 126, on peut noter que le premier ancêtre connu fut un capitaine qui accompagna Charlemagne dans ses expéditions en Espagne et qui, après la prise de Barcelone, fut nommé par lui gouverneur du château de Montjuich.

L'inquisiteur Nicolas Eymerich, qui s'acharna contre la mémoire du Bienheureux et mit en oeuvre tous les mensonges pour obtenir du Saint-Siège la condamnation de sa doctrine, a nié la noblesse de sa race; il s'est efforcé de prouver qu'il était le fils d'un marchand. La question n'a pas grande importance, mais Raymond Lulle lui-même, dans son "Livre de Contemplation", parle de sa noblesse et se repent de s'en être montré trop fier : « Mes paroles étaient superbes, car je ne pouvais rien dire sans citer ma noblesse et sans m'en vanter. »

Malgré l'accroissement de leur fortune, les deux époux vivaient tristes, car, après dix ans de mariage, leur union n'avait pas encore été bénie par la naissance d'un fils, et ils n'avaient point d'héritier à qui léguer leurs biens de Catalogne et de Majorque.
On aime à trouver un portrait d'Isabel de Héril dans un des premiers chapitres de "Blanquerna", en cette Aloma si fervente et si charitable qui pleure sur sa stérilité.

« Il advint qu'un jour Aloma, considérant la brièveté de la vie humaine, se souvint que la fin pour laquelle elle avait pris l'état de mariage était d'avoir des enfants serviteurs du Très-Haut. Son coeur se vêtit aussitôt de mélancolique tristesse et ses yeux, par de vives larmes, expliquèrent sa douleur. Elle entra en un agréable verger de sa maison, et, agenouillée à l'ombre d'un arbre touffu, elle arrosait le sol de ses larmes en priant Dieu pour qu'il daignât, par pitié, délivrer son c?coeur de cette peine en lui donnant un fils qui serait son serviteur. »

Les prières d'Isabel de Héril furent enfin exaucées, et Dieu récompensa sa piété et sa foi en lui donnant un fils qui naquit le 25 janvier 1232 et reçut sur les fonts baptismaux le même prénom que son père.

L'enfance de Raymond fut entourée de soins par des parents aimants et pieux qui désiraient ardemment faire de lui un parfait chrétien et un bon chevalier, paré de vertus et plein de vaillance, tel que se montrait le roi, exemple et père de ses sujets. C'est de ses premières années qu'il se souvint évidemment lorsqu'il décrivit celles de son héros Blanquerna. On lit dans ces pages des détails très curieux sur l'intérieur d'une famille chrétienne de Majorque au XIIIe siècle, telle que devait être celle des Lulle; des conseils minutieux y sont donnés sur le choix d'une nourrice, sur les premiers aliments qui conviennent aux enfants, la manière de les vêtir, et sur les premiers enseignements qui doivent éveiller leur intelligence et leur coeur.

Jusqu'à l'âge de huit ans, Raymond vécut « en liberté et selon le cours naturel » et on ne lui défendit rien de « ce que la nature requiert et désire en cet âge enfantin ». Son père et sa mère furent ses premiers maîtres ; ils lui apprirent d'abord l'amour et la crainte de Dieu et lui donnèrent des notions sur les vérités de notre sainte religion, les commandements de Dieu et de l'Église, les vertus qui nous conduisent à la vie éternelle et les péchés qui nous éloignent de la présence de Jésus. Pour l'enseignement littéraire et scientifique, le trivium et le quadrivium qui ne doivent venir qu'après l'enseignement religieux, ils lui choisirent un pédagogue.
Car les nobles de Catalogne et d'Aragon n'étaient pas comme ceux d'autres pays qui tenaient leur ignorance à honneur et se glorifiaient de tracer maladroitement une croix au bas des actes en guise de signature. Non seulement ils aimaient et protégeaient les poètes, les artistes et les savants, mais une haute culture intellectuelle n'était pas rare chez eux. L'exemple leur venait du trône même : Jacme le Conquérant écrivit dans sa vieillesse le récit des gestes qui avaient empli son existence et inspira en grande partie, s'il ne les écrivit pas lui-même, les codes et les livres de coutumes qui, presque autant que ses exploits, sont l'honneur de son règne. Son aïeul Alphonse II le Chaste avait été le premier troubadour espagnol; son père Pierre II et son fils Pierre III trouvèrent aussi en langue d'oc et méritèrent les éloges des poètes contemporains.

Le règne de Jacme fut une magnifique floraison de poésie; les troubadours, chassés du Midi de la France par Simon de Montfort et par la ruine de la nationalité et de la civilisation de leur pays, s'étaient réfugiés en grand nombre auprès du fils de celui qui avait été le dernier de leurs défenseurs; ils apportèrent à Barcelone et à Saragosse les goûts raffinés, les traditions de gentillesse, le charme et les secrets de la Gaye Science. Quelques-uns avaient suivi les conquérants dans l'île qui, par la beauté de son climat, de ses eaux, de ses champs et de ses villes leur offrait une nouvelle patrie, et ils firent la joie de la cour de Jacme Ier, puis celle de l'infant qui, au nom de son père, gouverna Mayorque avant d'en devenir roi.

Celui à qui l'admiration du monde devait décerner les titres de Docteur illuminé et de Maître universel en tous les arts et en toutes les sciences ne manifesta d'abord pour les études graves que de l'aversion : « Seigneur, écrivit-il en son "Livre de Contemplation", nous voyons que l'homme dompte les oiseaux et les instruit sans les frapper ni leur imposer aucune peine, mais en leur donnant ce qui leur plaît, il les instruit comme il veut; il n'en fut pas ainsi de moi, car pour m'instruire et me dompter point ne suffirent le fouet ni les peines, ni les plaisirs, ni les exhortations, ni aucun des moyens et des ruses qu'on essaya avec moi. »

A l'âge de quatorze ans, il entra au service du roi en qualité de page, et il le suivit dans ses nombreux voyages à travers les Etats d'Aragon et de Catalogue; il apprit à connaître la vie des cours, splendide et frivole, telle qu'il la dépeignit dans maints chapitres de ses œuvres, mais il s'initia aussi à l'art de gouverner les hommes et au métier de la guerre ; quoiqu'il ne s'appliquât à aucune autre étude que celle de la poésie, il dut faire des observations dont le souvenir ne lui fut pas inutile pour les traités qu'il consacra plus tard à la politique et à la guerre.

Par sa grâce et la vivacité naturelle de son esprit, il conquit de bonne heure l'affection des infants, Pierre, qui régna plus tard en Aragon, et Jacme, futur roi de Majorque, et il devint leur meilleur compagnon. Ces faveurs princières ne firent qu'augmenter l'ivresse de l'adolescent émancipé du joug de son pédagogue et contribuèrent beaucoup à le lancer dans une vie de fatuité, de plaisirs et d'oubli de Dieu.

Rien n'égale la tristesse de Lulle lorsque, dans la solitude de Randa, revenant par souvenance à cette époque de sa vie, il confesse ses erreurs et ses fautes.
« Amoureux Seigneur ! il est surprenant que ma stupidité ait été si grande, car je pensais plus à la parole des rois et des hommes mondains et me confiais beaucoup plus à elle qu'à la tienne, et je la louais davantage. Et comme cela est contraire au vrai, me voici plein de fausseté. »

C'était un des plus brillants cavaliers de la noblesse ; aussi était-il recherché pour toutes les fêtes, toujours invité par les plus puissants, admiré des femmes et envié des jeunes hommes de son âge. Il en aurait fallu moins pour achever de le perdre. La beauté des femmes fut, suivant son expression énergique, la peste de ses yeux. Il allait des unes aux autres, les célébrant en des poèmes tantôt légers et tantôt passionnés, car avant de devenir l'Ami sublime de l'unique Aimé, il fut un parfait disciple des troubadours provençaux, gracieux et sentimental à fleur d'esprit comme la plupart d'entre eux, et plus tard débauché comme quelques-uns des plus renommés. Rien n'a été conservé de ces œuvres de jeunesse que le poète détruisit avec horreur quelques années après. S'il s'agissait d'un autre que de Raymond Lulle on pourrait regretter cette perte ; mais quand on songe qu'il les condamna pour écrire le livre des"Oraisons" et "l'Arbre de la Philosophie d'amour", on est obligé de faire taire des regrets qui paraîtraient impies. C'est dans le "Livre de Contemplation" qu'il faut lire Lulle se jugeant lui-même, et avec quelle sévérité !
« Celui qui veut voir un homme en qui il n'y ait que trahison, fausseté et vileté n'a qu'à venir me voir; car je suis plein de fautes. Il est surprenant qu'un corps aussi petit puisse contenir autant de mal.
« Comme une étoffe s'imprègne de musc ou d'ambre et en est toute odorante, ainsi, ô Seigneur, mon corps est tout infesté des immondices qui sont en lui et des mauvaises œuvres que je fis en le temps passé.
« Mon âme, Seigneur, est malade et couverte des plaies des sept péchés capitaux qui la blessèrent, l'enlaidirent et la désordonnèrent ; elle est malade parce qu'elle désobéit aux dix commandements; et puisqu'elle est si malade, je vous supplie, mon Dieu, vous qui êtes son médecin, de ne pas vous éloigner d'elle.
« Je ne crois pas, ô mon Dieu, qu'il y ait dans le monde un seul péché qui retienne l'homme en son pouvoir comme le péché de luxure, car il est si mauvais qu'il se répand et s'étend par le monde entier; et il s'étendit et se répandit tellement en moi qu'il me maîtrisa tout et que je ne fus terrassé et vaincu par aucun péché comme par celui-là....
« Les immondices du péché me souillèrent ainsi tellement que peu s'en fallut, ô mon Dieu, qu'elles me fissent désespérer de ta gloire, car il me sembla qu'un homme aussi souillé et aussi corrompu que moi ne pouvait être digne de paraître en ta présence. Mais ce qui m'empêcha de désespérer, ce fut ta douce miséricorde, car elle est si grande qu'elle peut purifier et guérir toutes mes corruptions. »

On comprend que l'ascète du mont Randa, ivre du vin des célestes amours, ait parlé en ces termes d'une vie mondaine dont il ne se souvenait qu'avec honte. Malgré ces misères qu'égalaient malheureusement celles mêmes de son prince, il ne cessa jamais d'être ce qu'on nomme un vrai chevalier, un peu fol, mais généreux, bon et courtois, qui ne démérita pas la confiance que le roi avait mise en lui. En 1256, le roi nomma son second fils, l'infant Jacme,  gouverneur de  Majorque,  et  adressa, en même temps, aux Majorquins des lettres par lesquelles il confirmait tous les privilèges qu'il leur avait octroyés en 1230 et leur ordonnait de prêter serment de fidélité à l'infant qui,  après sa mort,  devait être leur seigneur et roi. La même année, il donnait à Raymond Lulle une preuve nouvelle de l'affection qu'il avait toujours témoignée à sa famille et le choisissait pour être le sénéchal et le majordome de son fils. En lui conférant ces charges importantes, il l'engagea à mettre fin à sa vie licencieuse, et pour réfréner ses passions, il le maria à une riche orpheline, nommée Blanche de Picany, fille d'un des seigneurs qui avaient contribué à la conquête de l'île. Raymond eut de sa femme deux enfants dont il est   fait   mention   dans   son   testament   daté   de Majorque le 26 avril 1313 : une fille, Magdeleine, qui épousa un seigneur de la famille des Sentmanat, et un fils, Domingo, pour qui il écrivit, après sa conversion, la "Doctrine puérile", livre qui paraît de peu d'importance dans l'ensemble grandiose de l'? oeuvre de l'auteur, mais livre vénérable au-dessus de bien d'autres et qui suffirait à rendre impérissable le nom de Lulle, car il fut le premier en date de ces catéchismes de la doctrine chrétienne en lesquels tous les enfants de l'univers catholique apprennent à épeler le nom du Créateur et les commandements de son amour.

Le mariage, malheureusement, ne suffit pas à l'assagir, et d'autres amours plus criminelles encore ne tardèrent pas à devenir un objet de scandale pour une cour cependant complaisante à de pareilles aventures.

Quelques années après, il s'éprit pour une jeune dame d'une folle passion qui le couvrit de ridicule et fit de lui la fable de la ville. Ambrosia de Castello, mariée à un riche Génois, était une des femmes les plus belles de Palma, mais elle était aussi universellement respectée et jamais la médisance publique n'avait osé prononcer son nom. On ne la voyait à aucune fête mondaine; elle passait ses journées à prier dans les églises, à visiter les malades dans les hôpitaux et à porter des consolations et des secours aux malheureux dont elle était la providence. Elle était d'une beauté grave; son regard profond disait des souffrances refoulées et vaincues par la résignation chrétienne.

C'est à cette femme que l'insensé Raymond osa offrir l'impureté de son amour. Exaspéré par la silencieuse résistance qui lui fut opposée, il écrivit des vers enflammés.
Mais, un soir, comme il avait l'esprit tout entier à cette composition, raconte un contemporain qui fut son disciple et son premier biographe « en regardant à sa droite, il vit Nôtre-Seigneur Jésus-Christ cloué sur la croix et témoignant une intense douleur; à cette vue, une grande crainte s'empara de lui, et laissant tout ce qu'il avait entre les mains, il se mit au lit et s'endormit.  Au matin suivant, Raymond se leva sans plus se soucier de la vision qu'il avait eue la nuit passée ; il retourna à ses vanités accoutumées et voulut reprendre la chanson qu'il avait commencée;  et comme il  s'était mis, dans le même lieu et à la même heure que la nuit précédente, à fantasier et à écrire, Nôtre-Seigneur Jésus-Christ lui apparut encore une fois crucifié, en la même forme ; alors, plus effrayé de cette deuxième vision que de la première, il laissa tout, il se mit au lit et s'endormit.   »

La semaine suivante,  il eut deux autres apparitions du divin crucifié, à la même heure du soir et   dans  les mêmes circonstances.   Mais   il   était tellement aveuglé par la passion qu'il s'entêta dans ses desseins, acheva sa poésie interrompue quatre fois par un prodige céleste,   et la fit   remettre à Ambrosia de Castello. La vertueuse dame,  silencieuse jusqu'alors dans son indifférence,  répondit au   poète.   Un   biographe  nous   a conservé  cette réponse que nous donnons à notre tour, non qu'elle nous paraisse d'une indiscutable authenticité, mais elle est bien dans le goût d'une époque où les seigneuresses elles-mêmes aimaient à tensonner avec leurs troubadours pour agréer leurs offrandes ou pour les repousser par un gracieux badinage :
« Seigneur, les vers que vous m'avez adressés, s'ils démontrent l'excellence de votre esprit, font voir en même temps l'erreur, sinon la débilité de votre jugement. Il n'est pas étonnant que vous puissiez peindre la beauté avec de si vives couleurs puisque vous savez embellir la laideur elle-même. Mais comment consentez-vous à vous servir de votre divin génie pour prodiguer des louanges à un peu d'argile coloré des nuances de la rosé ? Vous devriez mettre toute votre habileté à éteindre l'amour qui vous consume au lieu de l'employer à le déclarer. Il ne convient pas qu'une âme comme la vôtre, créée uniquement pour Dieu, s'aveugle au point d'adorer une créature. Oubliez donc une passion qui dégrade votre noblesse, et n'exposez pas pour si peu votre réputation ; car si vous persistez dans un dessein aussi fou, je me verrai dans la nécessité de vous détromper en vous faisant voir que l'objet de votre enthousiasme ne doit être que celui de votre aversion.... »

Lulle ne vit dans ces paroles qu'un aveu à peine voilé. Le lendemain, — l'Eglise en ce jour fêtait l'anniversaire de la conversion de saint Paul, — il se promenait à cheval sur la place publique, lorsqu'il rencontra Ambrosia qui se dirigeait vers l'église Sainte-Eulalie. Enflammé, affolé plus que jamais, il la suivit, et comme elle entrait dans le temple, il franchit, lui aussi, le seuil et pénétra à cheval jusque dans le saint lieu d'où les fidèles le chassèrent avec de grands cris d'indignation et d'effroi. Quelques heures après, Ambrosia lui faisait dire par une de ses servantes qu'elle lui accordait un rendez-vous chez elle pour le soir même.
Il accourt à l'heure fixée; il est introduit auprès d'Ambrosia, mais dès qu'il est en sa présence, reste interdit à la vue du visage douloureux de l'aimée et de ses yeux: d'où perlaient des larmes. Ce fut elle qui parla :
«  Malheureux ! lui  dit-elle, tu crois que je t'ai fait venir pour partager   ta passion  criminelle.... Ne t'ai-je pas dit que j'étais prête à te montrer le corps dont tu as célébré la beauté, s'il fallait m'y résoudre pour te guérir ? Ton action insensée de ce matin m'a prouvé que je n'ai plus que ce moyen pour t'arrêter au bord de l'abîme où le démon de la luxure va te précipiter. Eh bien ! contemple-la donc dans toute sa laideur, cette chair méprisable pour laquelle tu oublies tes devoirs d'époux et de chrétien....  »
Aussitôt, elle se découvrit la poitrine et fit voir à Raymond ses seins, horribles, rongés par un cancer :
« La voilà, cette beauté fragile livrée à la pourriture avant même d'être enfermée au tombeau ! Et c'est la vision que tu en avais créée qui obscurcit ton esprit au point de t'éloigner de la seule beauté de Dieu éternelle et suprêmement parfaite ... »
Elle parla un instant encore, car elle était parvenue à dompter sa douleur et à sécher ses larmes pour livrer à Satan une bataille qu'elle comprenait décisive; puis elle se retira dans sa chambre, sans attendre une parole de Raymond, le laissant comme foudroyé....
Il rentra chez lui, chancelant, et se mit à genoux, bégayant des phrases enfiévrées où le nom du Seigneur était jeté pour un appel à des prières qu'il était incapable de formuler. Et alors « il plut à Jésus-Christ par grande pitié » de lui apparaître une cinquième fois, avec la même face douloureuse ; il regarda le Sauveur du monde, et il vit les lèvres divines s'entrouvrir, et il entendit qu'elles disaient :
Raymond suis-moi !
Ce soir-là, Raymond ne se coucha pas et ne s'endormit point; il resta agenouille jusqu'à l'aube et versa une abondance de larmes.
Il allait suivre son Sauveur.

 CHAPITRE III

  PENITENCES ET PÈLERINAGES DE RAYMOND LULLE

 NOTRE-DAME DE MONTSERRAT

 SON ENTREVUE AVEC SAINT RAYMOND DE PENYAFORT A QUI IL EXPOSE SON PROJET D'ALLER ÉVANGÉLISER LES SARRASINS.

 De  1262 à 1265.

« J'ai été créé et l'être m'a été donné — pour que je serve et que j'honore Dieu; — mais je tombai en maint péché — et m'exposai à la colère de Dieu. — Jésus vint à moi, crucifié, — et il voulut que Dieu fût aimé de moi.
« Au matin j'allai chercher pardon — de Dieu et je me confessai — avec douleur et contrition. — Et Dieu me conserva — la charité, l'oraison, — l'espérance et la dévotion. »

Après s'être réconcilié avec Dieu dans l'église où il l'avait si gravement offensé la veille et avoir obtenu le pardon de ses fautes par une sincère confession, Raymond Lulle, au matin de ce jour, se rendit au palais où l'appelait sa charge de sénéchal. Il y fut accueilli par les rires de quelques amis qui le plaisantèrent sur son entrée à cheval dans l'église de Sainte-Eulalie, mais il y fut reçu aussi par de sérieux reproches sur un scandale qui durait depuis trop longtemps et qu'il venait de porter à son comble. Il ne prêta point d'attention aux rires plaisants, il se détourna des compagnons ordinaires de ses folies, et il courba humblement la tête devant les sévères paroles que d'autres lui adressaient. Tous furent frappés du subit changement qui en une nuit s'était opéré; ils ne reconnurent plus le Raymond de la veille, ils comprirent que quelque chose de solennel venait de s'accomplir en lui, et ils respectèrent sa douleur et son silence.
Lorsque au crépuscule il rentra chez lui, comme il passait par la porte de l'Almudaina, il eut une nouvelle apparition; mais cette fois-ci ce ne fut pas le Christ crucifié par ses désordres, ce fut la Reine des Cieux, la Vierge Marie elle-même qui lui présenta en souriant le petit Jésus.

Il se remit en prières :
« Angoissé et pleurant, dit-il, me voici à genoux; avec un c?coeur dévot et une langue sincère, ô Seigneur, le fils de la servante et de ton sujet te prie et t'invoque et te rend grâces à cause de ta passion ; car lorsqu'il était mort et endormi dans les péchés mortels, c'est elle qui l'éveilla et lui manifesta à la fois ta bonté et sa fragilité, et sa misère. Jésus-Christ, ô mon père, puisque ta grave passion est le principe et la cause qui m'ont éveillé et arraché au péché, je te demande en grâce, Seigneur, que ce soit elle aussi qui donne l'amour à mon c?coeur, et les larmes à mes yeux, et les bonnes ?uvres à mes mains, et à mes pieds les voies sûres. En dormant et en veillant, en marchant et en me reposant, que mon c?coeur soit uniquement occupé à se souvenir de ta passion et de ta bonté, et fais que je n'aie d'autre désir que de te glorifier et louer, loi qui es notre Seigneur et Dieu. »
« Seigneur, disait-il encore, ma nature est si contraire à la pénitence, que par mes seules forces je ne puis la vaincre ni la contraindre ; c'est pourquoi je te demande en grâce de m'aider à me vaincre et à me forcer à faire pénitence en ce siècle, des grandes fautes que j'ai commises contre toi. Toute l'aide que je te demande, Seigneur, c'est ta bénédiction ; puisse-je t'être agréable et t'aimer plus que moi-même et que nulle autre chose. Ah ! donne-moi ce qui me manque d'amour, et je pourrai faire pénitence, car mon c?coeur commencera à t'aimer parfaitement et à se repentir de ses fautes, et il donnera à ma bouche une vraie confession, et il l'emplira de tes louanges, il gonflera mes yeux de pleurs, et mes mains donneront aux pauvres les aumônes que si longtemps je leur ai refusées. »

Raymond s'abîmait dans la douleur, le repentir et le remords; il considéra les quatre apparitions du Christ à l'appel de qui il avait été rebelle; il réfléchit longuement sur son entrevue pathétique avec Ambrosia de Castello et sur la cinquième vision du crucifié qui, en l'anniversaire du jour où saint Paul fut foudroyé par la grâce sur le chemin de Damas, lui avait ordonné de le suivre ; mais pour obéir à l'appel de Jésus : Raymond, suis-moi ! suffisait-il de purifier son âme et son corps par les prières, par la pénitence et la mortification ? Lulle comprit qu'il avait une mission à remplir en ce monde, et il résolut d'y consacrer sa vie entière, demandant à Dieu, en récompense, de lui accorder la palme du martyre. Les soldats et les prêtres de Mahomet étaient maîtres d'une grande partie de l'Espagne encore, de toute la côte septentrionale de l'Afrique ; la Sainte-Terre d'outre-mer était toujours souillée de leur présence, et malgré les récentes conquêtes de Jacme le civilisateur qui leur avait arraché deux royaumes, ils ne cessaient d'être une menace pour les fidèles du vrai Dieu.

Eh bien ! il quitterait son île, car elle offrait un champ trop étroit à l'activité dont le feu commençait à le dévorer, il irait visiter ces peuples, il entrerait dans les écoles de leurs docteurs, il disputerait avec eux, les convaincrait de leurs erreurs et des mensonges de leur religion, il ferait éclater à leurs yeux et dans les âmes enténébrées le soleil de la foi catholique; des écoles il irait sur les places publiques en missionnaire et en procurateur de Jésus-Christ; il suivrait l'exemple de Raymond de Penyafort, et il serait peut-être aussi heureux que ce saint à qui naguère dix mille Sarrazins avaient demandé le baptême. Puis il irait à Rome, il verrait le Souverain Pontife et les princes de l'Eglise, il prêcherait la Croisade et exciterait le zèle des rois pour la conquête de la Palestine.

Il s'exaltait ainsi en de généreux et hardis projets, mais le découragement l'abattait presque aussitôt. Certes, il avait renoncé, et pour toujours, à ses impiétés passées; la chair était vaincue et avec elle tous les soucis de la gloire mondaine. Mais était-il capable d'autre chose que de faire pénitence dans la solitude d'un cloître ? Pour aller enseigner la vérité de la religion chrétienne aux Sarrazins, il fallait d'abord connaître leur langage et il l'ignorait complètement; pour aller disputer avec leurs docteurs et leurs prêtres, il fallait de profondes connaissances scientifiques et avoir fait des études théologiques, car il s'agissait de ne laisser aucun de leurs arguments sans réponse ; l'amour et la foi ne suffisaient point contre des adversaires redoutables qui étaient, tantôt d'implacables dialecticiens, et tantôt des sophistes tortueux. Et quelle honte, quel péril pour les âmes, s'il se laissait vaincre par les apôtres de l'iniquité ! Or, Raymond ne s'était encore appliqué qu'à l'étude du gai savoir, et il ne savait rien sinon composer des strophes harmonieuses à la louange des femmes.
Alors : « L'Ami considéra le temps passé, et il pleura ce qu'il avait perdit, et il n'y avait personne qui pût le consoler car ses pertes étaient irréparables. »

Mais l'esprit et la force de Dieu étaient en lui, et s'il était obligé de retarder l'exécution de ses projets, il n'y renonçait point. Il commença par se démettre de ses charges à la cour, il abandonna la société des puissants et des riches, il rechercha la solitude où il vivait en l'unique compagnie de Jésus, il se purifia par le jeûne et les mortifications, il visita les misères à soulager et distribua en aumônes une part de ses biens.

Enfin, le 4 octobre de l'année même de sa conversion, dans une église de Palma consacrée à saint François d'Assise, il écoutait un panégyrique du saint ; l'orateur en termes éloquents racontait la jeunesse du père des pauvres, les années qu'il perdit dans les vanités mondaines, puis sa conversion, son mépris de la gloire terrestre, sa vie d'amour immense et de charité, et tout ce qu'il accomplit pour le triomphe de la foi. Lulle, en entendant le récit d'une des existences les plus pures et les plus parfaites que l'univers ait vues, eut honte d'avoir fait encore trop peu d'efforts pour se détacher des terrestres imperfections, et il prit la résolution de quitter Palma, de se dédier à la pauvreté comme les disciples du saint d'Assise et de commencer la conquête des âmes à laquelle il se croyait destiné par Dieu.

Il était né le 25 janvier, jour anniversaire de la conversion de saint Paul ; c'est le même jour, à l'âge de trente ans, qu'il rencontre le crucifié sur son chemin de Damas, et c'est, quelques mois après, l'exemple de saint François qui lui adresse un nouvel et pressant appel. Saint Paul, saint François ! Ce n'est point par une furtive coïncidence que ces deux noms viennent illuminer la voie de notre Bienheureux ; si rien n'est indifférent ni livré au hasard dans la vie du commun des hommes, à plus forte raison, tout a un sens et un motif lorsqu'il s'agit des grands serviteurs de Dieu.

Raymond Lulle devait ressembler à saint Paul, non seulement par le coup de foudre qui le ramena à Dieu, mais il devait être encore comme lui un grand procurateur de Jésus-Christ auprès des infidèles, et il eut l'ambition de compléter et de perfectionner l'? oeuvre géante de celui qui, après Jésus, avait été le fondateur du christianisme. On a trop répété que le Docteur illuminé fut un don Quichotte de la foi; les adversaires qu'il combattit pendant quarante ans, les averroïstes elles Sarrazins n'étaient pourtant pas des fantômes ni des moulins à vent ! Le chevalier de la Manche était Castillan, tandis que Lulle fut le héros et la plus haute incarnation de l'esprit catalan. Le peuple de Catalogue, paisible, simple et robuste, méprisant la faconde et l'emphase de ses voisins, dépourvu de certaines grâces mais ignorant aussi certaines mièvreries, est toujours resté inébranlablement attaché à l'Église et à ses doctrines. Il ne connut pas une multiple floraison de poésie mystique comme celle qui est la gloire de la littérature castillane, mais, d'autre part, il ne s'est pas laissé diminuer par les molles rêveries du quiétisme. D'impérissables trésors de vertus, d'amour et d'ardeur s'accumulant et se concentrant dans son âme devaient en forcer les portes et s'ouvrir un passage vers le ciel ; le feu fit éclater l'écorce et Lulle fut le volcan qui exalta vers Dieu ces flammes intérieures. Loin d'être une exception parmi les siens, il fut leur expression suprême.

D'ailleurs, dans les livres que lui fit composer comme dans les actions que lui fit accomplir un enthousiasme qui était une ivresse sainte, il garda toujours l'admirable sens pratique qui n'a cessé d'être le fond même du caractère de sa race; ses rêveries étaient presque toutes réalisables dans le siècle de foi brûlante où il vécut. Nouveau Pierre l'Ermite, il aurait voulu entraîner les princes et les peuples à la conquête de la Palestine, et si ses efforts restèrent sans succès, ce ne fut la faute ni de son éloquence, ni de sa persévérance. Si quelques-uns de ses projets, — tel celui de convertir l'Islam par des preuves de l'excellence de notre religion — étaient au-dessus des forces unies du merveilleux XIIIe siècle, d'autres, et en grand nombre, manifestent qu'il fut comme saint Paul un puissant cerveau d'organisateur.

Au moment où nous sommes arrivé de son histoire, tous ces projets le hantaient depuis huit mois. Dans le livre de "Blanquerna, maître de la perfection chrétienne", il faut en lire le développement. L'âme de Blanquerna est le miroir de l'âme de Raymond Lulle, et si ce roman n'est point le récit de la vie de l'auteur, il est souvent celui de son existence intérieure ; il est surtout le livre de ses aspirations, de ses désirs et celui de ses plus nobles ambitions. Sa lecture nous montre combien il regretta de n'être pas entré dès son adolescence dans un couvent; il aurait voulu devenir supérieur d'un ordre religieux, il aurait voulu ensuite être évêque comme Blanquerna, non à cause des honneurs attachés à ces titres — il était devenu le plus humble des hommes — mais parce qu'il aurait pu introduire dans le gouvernement des monastères et dans l'administration des diocèses les pieuses réformes inspirées par la science et par la sagesse qu'il avait reçues du Saint-Esprit.

Il aurait voulu s'élever jusqu'au trône de saint Pierre ! car alors il aurait commandé aux évêques, aux moines et aux lois, et ses rêves seraient entrés dans une période de réalisation.... Si vous voulez savoir ce que Raymond, pape, eût fait, penchez-vous sur ses livres et étudiez; car il a légué toutes ses méditations aux siècles, et ce qu'il n'a pu accomplir il l'a laissé écrit.

La parenté spirituelle avec le saint d'Assise est non moins évidente. Est-ce Lulle ou est-ce le séraphique ami des animaux et des plantes qui, à l'aube, entre dans le verger d'amour visiter les fleurs, se réjouit à la vue du lys qui lui rappelle son Aimé « plus blanc et plus pur que toutes choses » et loue la rosé « parce qu'aux yeux corporels elle est la plus belle des fleurs, de même qu'aux yeux spirituels son Aimé est plus beau et plus agréable que tous les autres aimés »; puis, salue les oiseaux, échange avec eux des pensées et des tourments d'amour et avec eux s'entretient familièrement : " Dis, oiseau qui chantes, as-tu contemplé la face de ton Aimé pour qu'il te préserve de l'indifférence et qu'il multiplie l'amour en toi ? " Et l'oiseau lui répond : « Et qui donc me ferait chanter, sinon le Seigneur d'amour qui considère l'indifférence comme une offense ? » Et Raymond ravi leur dit doucement à tous : « Chantez ! si nous ne nous comprenons pas par le langage, comprenons-nous par l'amour, car votre chant évoque mon Aimé à mes yeux. »

N'est-il pas un frère de saint François, ce contemplatif à qui toutes les créatures donnent des significations de Dieu, qui regarde l'arc-en-ciel et songe au mystère de la Sainte Trinité, qui considère que le soleil éclatant et très pur fait souffrir les yeux débiles des hommes et pense aussitôt aux tourments que l'amour divin nous donne; qui voyant l'aurore s'élever radieuse voit l'Aurore Virginale et sans tache, Mère de notre Sauveur, et salue le mystère de l'Immaculée Conception ? Et n'est-il pas un autre frère de sainte Claire, l'ermite qui, délaissant les extases de la vie contemplative, va donner des conseils aux nonnes et les instruire pour qu'elles ordonnent leur existence selon les désirs de Jésus ? Le cri répété de saint François

In foco amor mi mise,
In foco amor mi mise,
In foco amor mi mise,

est aussi le cri de la vie entière de Raymond Lulle, il pourrait servir d'épigraphe aux chants de l'Ami qui appelle les hommes et leur dit :
« O amants, si vous voulez du feu, venez à mon c?coeur et allumez-y vos lampes; et si vous voulez de l'eau, venez à la fontaine de mes yeux d'où coulent mes larmes ; et si vous voulez des pensées d'amour, venez les prendre dans mes méditations ! »
C'est cette spirituelle fraternité qui le fit entrer plus tard dans le tiers ordre de saint François et grossir la phalange des défenseurs de la croyance à l'Immaculée Conception de Marie.

Il quitta son île ; il ceignit ses reins de la corde qui avait servi au saint d'Assise et à Dante pour dompter la bête de luxure, et qu'un autre illustre franciscain, le phénix des génies espagnols, appela l'échelle de Jacob par où les humbles montent vers le ciel; il prit le bâton du pèlerin et s'en alla, suivant « les voies pleines de considérations, de soupirs et de pleurs » par lesquelles l'Ami cherche son Aimé, il fut l'amant pauvrement vêtu, méprisé des gens, amaigri par le jeûne, qui conquiert le salut et la bénédiction éternelle. Il alla d'abord à Saint-Jacques de Compostelle où sont vénérées les reliques de l'apôtre qui offrit l'Espagne à Jésus-Christ. Le voyage fut long et périlleux, mais il savait que « plus les sentiers par lesquels l'Ami chemine vers son Aimé sont âpres et étroits, plus les amours sont grandes et délicieuses ».

« Il allait demandant l'aumône à chaque porte pour rappeler le souvenir de l'amour de son Aimé à ses serviteurs » et lorsqu'il ne recevait rien il ne s'affligeait pas, car, disait-il. « l'humilité, la pauvreté et la patience sont choses agréables à Dieu ». Lorsqu'à l'heure de la nuit il n'avait rencontré aucun monastère où se reposer en attendant l'aurore et que nul paysan ne lui avait accordé l'hospitalité, il s'endormait sous la clarté des étoiles belles et pures comme son c?coeur, ou bien il cherchait au fond des grottes et dans le creux des arbres un abri contre les orages et le froid de l'hiver ; il avait surtout, pour le protéger, l'ardeur de son amour qui luttait contre l'inclémence des saisons et l'emportait sur elle. Il supportait la faim, les tribulations de toutes sortes et les maladies.
« Bon pèlerin, lui disaient parfois des gens charitables, il fait froid : voici des vêtements meilleurs. »
Il répondait :
« Je suis vêtu d'un drap vil, mais l'amour vêt mon c?coeur de plaisantes pensées et mon corps d'un vêtement de pleurs, de larmes et de passions. »
Ils lui disaient encore :
" Où allez-vous sans compagnon ? Vous vous perdrez ainsi dans ces sentiers étroits, loin des routes que suivent les pèlerins en troupe, et vous mourrez, pauvre homme, dans les forêts et dans la nuit. "
Il répondait :
« Mon amour me guide et m'achemine vers la pairie où il n'y a pas de nuit. »
Car c'étaient surtout les lieux solitaires et les chemins difficiles qu'il recherchait, là, rien ne venait le distraire de sa contemplation, il avait toujours la compagnie de l'Aimé qui l'abandonnait parfois lorsqu'il se mêlait à la foule des hommes. Lorsqu'il pouvait se reposer seul, dans une belle vallée, sous des arbres et auprès d'une claire fontaine, il pensait aux livres qu'il s'était proposé d'écrire, plus tard lorsqu'il aurait conquis la science, pour l'utilité des chrétiens et la conversion des infidèles.

C'est ainsi que, dans un amoureux commerce avec la nature, mêlant la réflexion à la poésie, son esprit s'élevait de la vue des arbres de la forêt à cette curieuse théorie des seize arbres de la science, depuis les arbres élémentaire et végétal jusqu'à celui de l'Eternité. Et il avait les bases d'une des premières classifications des sciences.

Lorsque, quittant les solitudes et les âpres sentiers, il suivait le grand chemin, il y rencontrait des hommes qui étaient allègres, riaient, chantaient et vivaient en joie et divertissement. Alors il implorait les vertus qu'il portait dans son c?coeur et leur demandait si, sur cette terre, il y a plus de motifs pour rire que pour pleurer; les vertus lui répondaient qu'il y en a davantage pour pleurer, car il y a plus d'infidèles que de fidèles, car il y a très peu de gens qui espèrent en Dieu et aiment leur prochain.

Il rencontrait aussi quelques pèlerins qui, comme lui, supportaient des adversités sans nombre, l'excès de chaleur et de froid, et allaient toujours à pied par des plaines et des montagnes inhabitées. Mais il en voyait surtout qui allaient à Montserrat et à Rome comme en voyage d'agrément, accompagnés de serviteurs, avec des voitures chargées de vivres et de barriques de vin; ils étaient vêtus de beaux habillements et montraient des bijoux, et ils envoyaient des hommes dans les bourgs où ils devaient passer, retenir les meilleures chambres des auberges, faire préparer les lits avec de fins draps blancs et des rideaux ornés; c'étaient les amants qui mettent leur honneur à rechercher la vaine gloire, gros pour avoir trop mangé, trop bu et trop dormi, et il voyait en eux la damnation. « Seigneur, disait-il, lorsque tu vins en ce monde pour nous chercher, tu ne vins pas à cheval, mais tu marchas pieds nus, et tu portas des clous à tes mains et à tes pieds lorsque tu fus crucifié, et sur la tête tu portas la couronne des épines qui pénétrèrent dans ta chair. »

Aussi, aimait-il mieux vivre parmi les arbres et les oiseaux innocents et retournait-il volontiers auprès d'eux. Il fuyait surtout les cités et les cours des princes parce que « les hommes qui aiment l'argent, les femmes, les viandes délicates, les beaux vêtements, la vie tranquille, les maisons, la seigneurie, y sont en plus grand nombre que ceux qui aiment l'Aimé mieux que nulle autre chose. »
Lorsqu'il fallait les traverser, « il y voyait tant de maux et de péchés qu'il se sentait tout malade du déplaisir qu'il en ressentait ». Dans les cours il voyait des vanités et des iniquités, dans les tribunaux, des juges et des avocats fourbes. « Dans une grande cité, il vit des hommes lettrés qui savaient la vérité et ne la montraient pas à ceux qui étaient dans l'erreur, et ceux-ci mouraient infidèles et hérétiques par ignorance de la divine doctrine. » Une sainte colère l'animait contre ces savants qui prostituaient la science, se servaient d'elle pour propager le mal et aider Satan à la perdition du monde; mais sa pitié grandissait envers les victimes qui mouraient dans l'erreur parce qu'elles ne rencontraient point d'hommes au c?coeur pur pour ouvrir leurs yeux à la clarté de la foi et leur enseigner le chemin du salut.

Ces pèlerinages durèrent plus de deux ans. Quelques passages du Livre de Contemplation nous permettent de supposer qu'il alla non seulement à Compostelle et à Rome, mais qu'il visita aussi la sainte Terre d'outre-mer. Enfin, en 1265, il était ù Barcelone et s'agenouillait aux pieds de Raymond de Penyafort pour lui faire une confession de sa vie pécheresse et lui demander la lumière de ses conseils.

Raymond de Penyafort, à qui ses contemporains, devançant et devinant le jugement de l'Église donnaient déjà le titre de saint, était alors âgé de quatre-vingt-dix ans et devait mourir centenaire. Il était depuis longtemps général en Espagne de l'ordre de Saint-Dominique et les Cortès d'Aragon l'avaient choisi comme confesseur du roi. Car voici un trait des plus curieux du caractère des relations de la Couronne d'Aragon avec ses sujets que nous esquissions au début de cette histoire : dans beaucoup de pays le peuple impose souvent au roi des ministres et des chefs d'armée ; les Catalans et les Aragonais chrétiens sans défaillance, qui voulaient avant tout que la volonté de Dieu fût faite sur la terre comme au ciel comprenaient que le confesseur ordinaire du roi pouvait avoir plus d'influence qu'un ministre sur sa direction spirituelle, sur ses actes et, par conséquent, sur les destinées de l'Etat. Aussi, ce confesseur, le Père de conscience, comme on le nommait, était-il élu par les représentants de la nation, et le roi était obligé de l'accepter quelles que fussent ses aflections et ses préférences personnelles.

Saint Raymond de Penyafort et les Dominicains furent pour l'âge mûr de Jacme le Conquérant ce que Guillem de Montredon et les Templiers avaient été pour son enfance et son adolescence. Les frères Prêcheurs furent les plus fermes auxiliaires du roi pour purifier le pays des souillures de la secte cathare qui avait commencé en Aragon et en Catalogne la même  propagande  anarchiste  et anti-chrétienne qu'en Provence et en Italie; ils n'hésitèrent pas à demander au Pape l'établissement de l'Inquisition, mais d'une Inquisition qui, tout en étant implacable contre un formidable péril menaçant l'Église et la société occidentale, s'inspirait cependant d'indulgence   et de   mansuétude   envers  les   malheureux égarés. Ici encore il serait facile de confondre les modernes rhéteurs : les règles de procédure contre les hérétiques détaillées dans la Nota Baymundi que le Pape adressa au clergé catalan, sont beaucoup plus douces que celles actuellement en vigueur en Espagne contre des anarchistes moins dangereux que les Vaudois chassés par Pierre II et les autres hérétiques dont le Conquérant son fils arrêta la marche. Ce fut là — et on ne l'a pas assez remarqué — le plus grand bienfait que Jacme, aidé par son Père de conscience, donna à ses sujets; il maintint l'unité religieuse de la race sans laquelle il ne peut y avoir d'unité sociale et politique, il empêcha un recul en Espagne de la civilisation chrétienne et il sauva sans doute l'indépendance de l'Aragon auquel les hordes franchimandes auraient fait subir le même sort qu'au Languedoc. Ce qui avait manqué, à la fin du siècle précédent, au midi de la France, c'est un comte de Toulouse et un saint énergiquement soucieux des intérêts de l'Eglise et de ceux des terres d'Oc unis, et qui auraient fait ce que devaient accomplir de l'autre côté des Pyrénées le conquérant civilisateur et saint Raymond de Penyafort. Malheureusement le christianisme eut en Provence pour défenseur un conquérant barbare qui songea plutôt à exterminer une nationalité qu'à la guérir d'une plaie passagère dont l'importance ne fut jamais ce que l'on a prétendu. Toulouse et Carcassonne entendirent bien la voix de saint Dominique, mais c'est un Père de conscience, un saint national qu'il eût fallu.

Raymond de Penyafort fut pour sa patrie ce saint national; son nom est inséparable de celui de Jacme Premier. Si on y joint celui de Raymond Lulle on aura la grande trinité héroïque et sainte de la Catalogue au treizième siècle.

Le général des dominicains, le compilateur des Décrètales de Grégoire IX, ne se contenta pas de servir la cause de la religion dans son pays; sa charité et sa sollicitude n'avaient pas de bornes, et personne, avant Raymond Lulle, ne travailla plus que lui à la propagation de l'Evangile parmi les juifs et les sarrasins. La première impulsion donnée à l'étude des langues orientales en Espagne, au milieu du treizième siècle, est son ? oeuvre ; il fonda des collèges d'hébreu et d'arabe à Murcie et à Jativa où les frères Prêcheurs étudièrent les langues des hérétiques. II convertit lui-même un nombre considérable de sarrasins autant par l'exemple de ses vertus que par sa science et son éloquence; ses vertus étaient si éclatantes qu'elles lui valurent toujours l'admiration et le respect des docteurs juifs et l'on sait que le roi de Tunis s'honorait de l'appeler son ami.

On conçoit avec quels sentiments d'humilité, d'enthousiasme et de vénération Raymond Lulle qui se considérait comme un pauvre pécheur et un ignorant dut s'approcher de ce saint vieillard dont il voulait continuer et agrandir l'œuvre. L'accueil fut paternel et bon : le dominicain eut avec le néophyte de longs entretiens; il chercha d'abord à arrêter un zèle qui, devenant sans mesure, pouvait compromettre la meilleure des causes; il lui conta l'histoire de quelques-uns de ses frères Prêcheurs qui, se fiant trop aux forces de l'amour et ne consultant pas assez la science théologique, avaient été vaincus en dispute publique par des rabbins; ils avaient dû se retirer dans des cloîtres pour y expier silencieusement et par des mortifications l'insulte que leur présomption avait attirée sur la religion du Christ; il lui dit les dangers d'un voyage en Afrique et d'un séjour au milieu des populaces fanatiques de Tunis, d'Alger et de Bougie qui avaient maintes fois lapidé des missionnaires. Mais ce n'était pas la crainte d'une pareille mort qui pouvait arrêter Lulle, car mourir en martyr de la foi était son suprême désir. Seule le toucha la crainte de partir vers la côte d'Afrique avec une science insuffisante; aussi, il répondit à Raymond de Penyafort qu'il différerait l'exécution de ses projets et qu'il irait, auparavant, s'asseoir, quelques années, sur les bancs de l'Université de Paris et qu'il saurait y acquérir, avec l'aide de Dieu, la science des docteurs.

Le saint fixa longuement son regard sur les yeux ardents et le visage émacié du pèlerin, et longuement il garda le silence, priant Dieu de lui inspirer la réponse attendue de ses lèvres comme un ordre; car il avait deviné en cet humble un sublime soldat par qui de belles choses pouvaient être accomplies. Son âme avait-elle contemplé toute la splendeur de l'âme du futur auteur de la "Philosophie d'amour" et du livre des "Oraisons" ? Une voix venue du ciel lui murmura-t-elle que le Docteur illuminé n'avait pas besoin de maîtres ? Il lui répondit : « Il est inutile que vous alliez à l'Université de Paris; retournez à Palma où il faut que vous donniez l'exemple des vertus à ceux que vous avez scandalisés; priez, méditez dans la solitude, et Dieu vous donnera la science qui vous est nécessaire. »

Lulle suivit ces conseils; mais avant de retourner à Palma, un sanctuaire restait à visiter : il alla saluer notre Dame Sainte Marie de Montserrat, reine et patronne de la Catalogne.

Dès rétablissement du christianisme, Montserrat avait été le sanctuaire le plus célèbre de la péninsule; si d'autres, tel Santiago de Compostelle, qui s'enorgueillit de posséder les reliques de saint Jacques, virent par la suite une plus grande affluence de pèlerins et surtout d'étrangers, la montagne catalane garda, plus altière que tous, une particulière et mystique auréole que Dieu lui avait donnée en la transformant par miracle le jour où son Fils expira sur la Croix. Ce sommet avait été choisi pour devenir l'asile des chevaliers du Graal, et ce n'est pas ailleurs qu'il faut chercher le Montsalvat de Parsifal. Une telle destination devait en écarter les foules. Mais Montserrat fut toujours, aussi, la citadelle du peuple catalan et connut les mêmes triomphes et les mêmes vicissitudes. Pendant que dura la domination sarrasine dans le nord de l'Espagne, le culte de la Vierge fut aboli: des mains pieuses avaient confié à la terre sa miraculeuse statue pour la soustraire aux profanations. Montserrat où les chevaliers invisibles veillaient toujours, fut abandonné jusqu'à l'heure où le premier comte indépendant de Barcelone reconquit avec son peuple les libertés ancestrales. L'image de sainte Marie fut alors retrouvée et des prodiges divins apprirent aux Catalans que Jésus ne les avait point abandonnés, qu'il serait avec eux tant qu'eux-mêmes viendraient se prosterner devant sa Mère aux heures d'angoisse comme aux jours d'allégresse nationale.

En fils de Catalogne et en enfant de Marie, Raymond Lulle gravit la montagne de la tradition et s'achemina vers le sommet de la foi; il ensanglanta ses pieds aux rocs avant de parvenir aux vergers de la Souveraine ; mais le baiser que, selon la coutume, il posa sur la main vénérée depuis treize siècles lui fit oublier toutes les souffrances endurées. Plus que dans les autres sanctuaires il médita sur les entreprises auxquelles il se savait appelé; son enthousiasme et son courage s'y multiplièrent et tandis que son c?coeur achevait de se purifier, il demandait en ferveur pour son entendement cette science dont Raymond de Penyafort lui avait parlé et sans laquelle il ne pouvait aller combattre les ennemis de la foi.

... Trois siècles plus tard, un autre pèlerin venait à Montserrat et passait une nuit en prières aux pieds de la Madone. Ancien page d'un roi, ayant vécu son adolescence et sa première jeunesse comme Raymond Lulle dans les fêtes et les frivolités de la cour, s'étant ensuite distingué à la guerre par sa bravoure, Ignace de Loyola renonçait à la vaine gloire de ce monde et suspendait ses armes à un pilier de la chapelle ; il priait Marie de Montserrat de le guider dans ses desseins, et peu après il fondait cette milice des soldats de Jésus que, toute sa vie, Raymond Lulle avait portée dans son esprit. La fondation d'une compagnie de Jésus fut une des grandes pensées du Docteur illuminé, et, s'il n'eut pas lu gloire de l'établir il eut du moins celle de l'avoir voulue de toutes les forces de son intelligence et de sa foi, car il l'a prédite et saluée. « Une grande armée et une gronde multitude d'amants expérimentés se sont réunis et ils portent un étendard ou sont représentées la figure et la devise de leur Aimé (Jésus). Et ils ne veulent admettre en leur compagnie aucun homme qui soit sans amour pour que leur Aimé ne reçoive d'eux aucun affront. »

 CHAPITRE IV

 LA   VIE   CONTEMPLATIVE   DE   RAYMOND.

Raymond retourna à Palma auprès de sa femme et de ses enfants, et continua sa vie de méditations, de prières et d'études. Il avait emmené avec lui un jeune esclave africain qui lui enseignait la langue de son pays. Grâce aux progrès qu'il fit, il put bientôt se mêler à la population maure de Majorque et lui prêcher les vérités de la religion. Il essaya d'abord de convertir son esclave. Celui-ci fut rebelle à ses exhortations, et lorsqu'il fut témoin des premières conversions obtenues, la haine pénétra dans son c?coeur, il songea au mal qui allait être fait à la foi de Mahomet et conçut le projet d'assassiner son maître.

Un jour, comme Raymond lui parlait affectueusement de la Sainte Trinité, de l'Incarnation et de la Vierge Marie, il répondit par d'horribles blasphèmes. Raymond ne put se maîtriser et le frappa au visage. Les sentiments de haine du Maure en furent accrus, et quelques jours après, étant seul avec son maître, il se précipitait sur lui, un couteau à la main, en criant : « Voici l'heure de ta mort ! » Un mouvement que fit Lulle empêcha l'arme de lui traverser le c?coeur, mais il reçut une blessure grave. Il eut assez de forces, cependant, pour terrasser le meurtrier et lui arracher son couteau. A ses cris on accourut, et on allait tuer l'esclave sur-le-champ lorsque le blessé s'y opposa, permettant seulement de le conduire à la prison en attendant une décision de la justice.

Ce crime causa une vive affliction à Raymond Lulle; il avait toujours traité le jeune Maure comme un ami plus que comme un esclave, il avait voulu le convertir pour en faire le compagnon des voyages qu'il songeait à entreprendre dans le sud de l'Espagne et en Afrique; il lui devait de précieux enseignements sur la langue, la philosophie et les mœurs des peuples sarrasins. Fallait-il, à cause de ces services, lui pardonner son forfait ? Mais le misérable remis en liberté n'en profiterait-il point pour attenter encore à la vie de son maître ? Le bon Raymond ne savait que faire; il se retira à l'abbaye de  la Réal, et, trois jours, il pria Dieu de lui inspirer une résolution. Comme, malgré ses prières, il restait dans le même doute, il retourna à sa maison où il apprit que l'esclave venait de se pendre.

Il allait souvent prier dans le couvent cistercien de la Réal; la vue des frivolités et du péché dans les maisons et les rues de Palma entravait bien ses méditations; elle le poursuivait même dans les églises de la ville, car il y voyait des femmes moins occupées à écouter le prédicateur et à prier qu'à penser à l'effet que leur beauté fardée produisait sur l'imagination et les sens des jeunes hommes.

Il aimait aussi à s'isoler à la cime de la colline de Randa, dans une propriété qui lui appartenait et où il avait fait construire un petit ermitage. La Réal avec sa bibliothèque et la compagnie de ses savants religieux était le lieu préféré de ses études.
Mais à Randa il aimait surtout à contempler. « Seigneur saint au-dessus de toute sainteté, Seigneur glorieux par-dessus toute gloire ! telle une maison qui par une grande ruine tombe toute et ne conserve que ses fondements, tels croulèrent tous les plaisirs et toutes les délices dont, autrefois, je jouis, et il ne reste en moi que leurs fondements qui sont les péchés, les coulpes et les injures. Sur ces fondements qui me restent de ces plaisirs j'édifie et je construis, ô Seigneur, une maison de pleurs, de contrition, de crainte et de satisfaction pour que ces fondements se transforment et se convertissent en vertus, en amour, en miséricorde et en pardon.
« Si ma pensée autrefois fut mon ennemie puisqu'elle ne te voulait pas en elle et ne se complaisait qu'aux vanités du monde, aujourd'hui je lui pardonne, car elle est pour moi mère et amie maintenant qu'elle met toute sa gloire et son désir à considérer ta miséricorde et ta pitié.
« O Seigneur, si douce et si agréable est la méditation que j'ai en ton humanité que nuit et jour je prie mon âme de ne pas se lasser de penser à ta bonté et à tes bienfaits, afin que mon c?coeur se repente de mes graves péchés et que ma bouche donne des louanges et des remerciements à mon Créateur et Rédempteur. »

Mais il n'oubliait point les infortunes qu'il avait vues dans la cité et qu'il retrouvait lorsqu'il y redescendait : infortunes morales de ceux qui vivaient loin du Seigneur et pour la conversion desquels il priait chaque jour; infortunes moindres, puisqu'elles n'étaient que matérielles, des malades, des infirmes et des pauvres auxquels il allait porter des consolations et des aumônes.
« Seigneur, disait-il en pensant à ceux-ci, comme je ne sais pas choisir les aumônes qui conviennent le mieux aux pauvres, je te supplie de m'aider en ce choix. Je te prie aussi de m'aider à choisir les pauvres qui le mériteront le plus, car il vaut bien mieux donner à ceux qui te remercient pour l'aumône qu'ils reçoivent qu'à ceux qui ne sont reconnaissants ni à toi ni à celui qui la leur donne. Ton serviteur, Seigneur, te prie de l'aider à oublier toutes les aumônes qu'il a faites dans le passé, afin qu'il ne tire d'elles aucune vaine gloire, et il te demande de lui faire connaître celles qu'il doit donner dans le présent et dans le futur.
« Seigneur glorieux, ajoutait-il, comme je veux avoir la charité et l'amour, je te prie pour les infidèles afin que tu les conduises à la conversion ; pour les défunts qui sont en purgatoire, afin que tu leur donnes le repos dans la gloire éternelle, et je te prie pour ce "Livre de contemplation" afin que tu le multiplies et que tu le fasses parvenir aux mains des hommes sincères et fidèles; je te prie aussi pour moi, mon seigneur roi, ma femme et mes enfants, pour mes particuliers amis et pour tous les chrétiens; et prosterné ainsi devant ton autel, je t'aime en ton Unité et ta Trinité, dans toutes tes propriétés et toutes tes perfections; j'aime tous tes préceptes, tes honneurs, et tous ceux qui t'aiment.
« Glorieux Seigneur ! ton serviteur aime ta sainte Humanité, et ma Dame sainte Marie et tous les anges et saints. »
Parmi les splendeurs de la végétation du mont Randa, devant la mer incendiée de soleil, la nature lui offrait les mêmes motifs de méditation que jadis sur les montagnes d'Aragon et, de Galice et dans les vallées d'Italie et de Palestine. Il contemplait les arbres qu'il aimait tellement qu'il en décrivit allégoriquement dans les préambules d'un grand nombre de ses ouvrages, imaginant des sages et des gentils, les dames d'Intelligence et d'Amour discourant sur des questions de philosophie et de théologie à leur ombre, près d'une claire source doucement murmurante, dans un bois ou une vallée. Et il disait que les plantes naissantes, dès qu'elles voient la lumière grandissent et s'élèvent et montrent leur beauté au-dessus de la terre, tandis que les hommes qui pensent aux vanités du monde n'élèvent point leur c?coeur vers le ciel ou devraient tendre leurs efforts, mais au contraire l'inclinent et l'abaissent vers la terre. Les arbres produisent progressivement des feuilles, des fleurs et des fruits; ils ne s'écartent pas des lois qui les régissent, mais nous, nous faisons aujourd'hui ce que nous devrions faire demain, nous agissons dans notre vieillesse comme des jeunes hommes, et nous voyons des adolescents parler et vivre comme des vieillards.

La plupart des arbres, vienne l'hiver, se dépouillent de leurs feuilles et en prennent de nouvelles au printemps; tel est le monde où nous sommes riches aujourd'hui, pauvres demain, tantôt justes et tantôt pécheurs. Mais d'autres arbres, plus rares, conservent en toutes saisons leur vigoureuse verdure ; ils représentent la gloire du ciel où l'homme sera éternellement heureux en la présence de son Créateur. Notre monde et ses délices passagères est encore signifié par les arbres dont on cueille facilement le fruit; mais les arbres dont on ne peut atteindre le fruit qu'après beaucoup d'efforts et de fatigues symbolisent le monde futur dont nous ne pouvons conquérir la gloire qu'en cheminant dans l'âpre sentier de la vertu, et en supportant pour l'amour de Dieu des peines, des tribulations et des labeurs sans nombre.

Il étudiait ensuite, pour en retirer les mêmes enseignements, les coutumes des animaux, celles surtout des oiseaux et des insectes, compagnons de sa solitude, et il concluait, comme notre poète catholique, en demandant au Seigneur la fidélité du chien, la douceur de l'agneau et la pureté de la colombe,
Car l'animal, meilleur que l'homme et que la femme, fait son humble devoir avec simplicité.

Le soir descendait sur la plaine, la nuit envahissait les champs et la mer, la montagne à son tour était enveloppée d'ombre. Les étoiles descendaient de l'infini, se reflétant dans les ondes; leur clarté jouait entre les branches de l'arbre au pied duquel Raymond Lulle était en oraison, et venait poser sur le visage du pénitent enfiévré de fraîches et confuses caresses. C'était pour la nature l'heure du recueillement et pour les fidèles chrétiens celle de la prière et du repos. Il advint alors quelques fois que Raymond ferma les yeux devant la beauté du firmament et de la terre, ne pensa plus aux significations que la nature lui donnait de Dieu et cessa de louer le Créateur dans la création. Ce fut lorsqu'en des exaltations suprêmes il avait passé l'entière journée et la nuit oublieux de son corps qui avait sommeil et faim, et lorsqu'il pouvait s'écrier :
« Mes sens intellectuels sont tellement venus de puissance en acte par mon ardeur à te contempler,
Seigneur, que mes sens corporels ne sont plus qu'en puissance et que mon corps est parfois comme une statue de bois ou de pierre. »

Il atteignait l'extrême limite de l'humanité; il était aussi près de Dieu que peut l'être une âme retenue dans les liens corporels. Il n'apercevait rien, n'entendait rien de l'universelle activité. Le soleil grandissait....
« La splendeur et la vertu du soleil demandaient à l'Ami s'il voulait qu'elles l'aidassent à aimer son Aimé. L'Ami répondait et disait que les amabilités de son Aimé, l'essence et la nature de l'amour et les méditations qu'il faisait sur son Aimé lui suffisaient pour aimer son Aimé. »
En se donnant uniquement à la vie contemplative, il se serait détourné de sa mission, il n'aurait pas écrit de livres et n'aurait pas parcouru le monde pour convertir les infidèles. Il pensait souvent à ce titre de procurateur de Jésus qu'il voulait mériter, et seules ses connaissances insuffisantes en science et en théologie l'empêchaient de commencer son œuvre.

Or, un jour qu'il était en prière, comme de coutume, son intelligence reçut une illumination soudaine du Saint-Esprit, et l'ignorant qu'il était encore devint aussitôt un des hommes les plus savants de son siècle. Son premier biographe et ses propres confessions nous disent qu'au moment de sa conversion il ne savait rien, sinon l'art poétique, qu'il employa ensuite quelques années à visiter en pèlerin les sanctuaires d'Espagne, d'Italie et de Terre-Sainte, et que depuis son retour il passait les journées presque entières à méditer et à contempler sur le mont Randa, allant quelquefois à l'abbaye de la Real s'entretenir avec des moines. Il n'avait pas encore osé, à cause de son ignorance, commencer d'écrire les livres qu'il croyait nécessaires à la conversion des infidèles ; et le voici tout à coup qui se met à l'œuvre, fiévreux, infatigable, répandant en des traités, dont la longue énumération seule est un étonnement, toute la science de son époque, que personne ne lui avait enseignée et que l'intelligence la mieux douée du monde eût été dans l'impossibilité d'apprendre en si peu de temps. Bien plus ! il ajoute des découvertes au trésor scientifique et fait longtemps avant Bacon une classification de ces sciences dont aucune désormais n'a de secrets pour lui; il compose immédiatement son "Art Général" et s'écrie avec une modestie mêlée de hardiesse : « C'est le Saint-Esprit qui m'a révélé tout ce que je sais ! »

Pour justifier le titre de Docteur illuminé qu'il reçut de son vivant, on peut trouver d'excellentes raisons : les meilleures viennent de Raymond Lulle lui-même. Il est impossible que le Bienheureux ait menti en affirmant qu'il devait sa science non à l'étude mais à un don du Très-Haut, et cette affirmation, il l'a répétée maintes fois, dans son poème de la "Désolation", dans "l'Art de trouver les particuliers par les universaux", dans la "Lecture sur les figures de l'Art démonstratif", et dans bien d'autres œuvres.
Immédiatement après avoir reçu le don de la science, Lulle commença à écrire les principes de son Art; assis au pied d'un lentisque, il ne quittait son ? oeuvre que pour prier et accorder au sommeil les quelques heures qu'il ne pouvait lui ravir. Un jour, il s'aperçut que les feuilles du lentisque venaient d'être couvertes de caractères arabes, chaldéens, grecs, hébreux et latins, et il comprit que Dieu lui signifiait que ses livres seraient d'un grand profit à toutes les nations dont l'écriture était là représentée.
Lorsqu'il eut composé une partie du livre, il descendit à Palma voir sa femme et ses enfants. Alors, celui qui avait dans son c?coeur la plénitude de l'amour et dans son entendement celle de la science devint, par les rues de la cité, la risée des hommes.
« Les hommes faisaient des reproches à l'Ami et  l'insultaient parce qu'il allait comme fou d'amour ; et l'Ami méprisait leurs insultes et il reprochait aux hommes de ne pas aimer son Aime. »

Il voulut expliquer sa méthode aux docteurs de l'île, il leur dit ce qu'il répéta plus tard dans le poème de sa "Désolation" : « Je vous dis que j'apporte un Art général qui m'a été nouvellement donné par don spirituel pour que chacun puisse savoir toute chose naturelle, en tant que l'entendement atteint le sensuel; il sert pour le droit et la médecine, et pour toute science, et pour la théologie qui m'est plus à c?coeur. A résoudre les questions nul art ne vaut autant, ni à détruire les erreurs par raison naturelle. »
Les uns, sans le lire, se moquèrent de la présomption d'un homme qui n'avait jamais étudié dans leurs écoles et qui, après une jeunesse oisive et libertine et quelques années de voyages et de prières, prétendait changer les séculaires méthodes; d'autres essayèrent de le lire, mais ne l'entendirent point. Le nombre de ceux qui l'accueillirent avec bienveillance fut si petit que Lulle en eut douleur. Dieu voulait fortifier par l'épreuve l'âme du fidèle amant qui allait lutter pour sa gloire, et cette première déception, malgré les tristesses qu'elle apporta, ne découragea point Raymond. Il acheva son Art et écrivit son grand "Livre de contemplation".

Si les hommes de la ville  l'avaient insulté  et méconnu, sur le sommet de nouveaux prodiges célestes vinrent le consoler et augmenter la foi qu'il avait en sa mission. Un matin, il vit venir vers lui un adolescent parfaitement beau de visage, vêtu comme un pasteur de brebis, qui d'une voix harmonieuse lui parla de Dieu et des anges, de Jésus et de la Vierge Marie. Son discours dura une heure, mais il dit tant de si belles choses qu'un homme parlant deux jours sans pause n'en eût pas dit davantage. Puis, ayant aperçu les livres de Raymond, il se mit à genoux pour les prendre, il les baisa et les mouilla de ses larmes, et il dit que par ces livres beaucoup de bien serait fait à l'Église du Christ ; et ensuite il bénit l'ermite en faisant le signe de la sainte croix sur sa tête et sur tout son corps, et il disparut.

Raymond comprit qu'il venait d'être visité et béni par un ange ; il s'agenouilla, remerciant le Seigneur de cette faveur nouvelle qu'il ne croyait pas mériter. Car nul ne fut plus humble que celui qui dans le prologue de son "Livre du Gentil et des trois sages" s'appelle « un homme coupable, mesquin, pauvre, pécheur, méprisé des gens et indigne que son nom soit écrit en ce livre et en aucun autre ».

Une autre fois, comme il était en extase, ce fut Jésus-Christ qui lui apparut. Raymond ne put prononcer qu'une parole pour exprimer à son Divin Maître l'ardeur de sa reconnaissance : « O Bonté ! » et il tendit les bras pour l'amener sur son c?coeur; Jésus fuit l'étreinte, mais en laissant sa croix à l'Ami.
On imagine facilement le peu de souci qu'il avait de ses biens temporels; il n'y pensait que pour
aller, par intervalles, à Palma, distribuer des secours aux hôpitaux et rechercher les misères cachées; il se dépouilla ainsi d'une partie de sa fortune. Blanche de Picany, justement inquiète sur l'avenir de ses enfants, fut obligée de recourir aux autorités, et elle fit imposer à son mari un de ses parents pour curateur de ses biens, ainsi qu'il résulte d'un document latin conservé à Palma et qui mérite d'être cité :
«  Le 3 des ides de mars, an 1275. Il est certain et manifeste que Blanche, femme de R. Lulle, est venue en présence de nous P. de Callidis, baile de Majorque, assurant et déclarant que R. Lulle, son mari, est devenu  tellement contemplatif qu'il ne s'occupe plus de l'administration de ses biens temporels, et qu'ainsi ses biens périssent et sont dévastés; en conséquence, comme cela importe à elle et à ses fils, elle nous a supplié de donner un curateur qui administre et sauve ces biens. Ayant entendu sa supplication, nous nommons curateur et administrateur P. Gaucerandi, habitant de Majorque, parent de ladite Blanche, qui a offert de se charger gratis de cette fonction. Et moi, P. Gaucerandi, recevant cette administration de vous, P. de Callidis, je promets de gérer lesdits biens et de les défendre selon mon pouvoir. Une diligente  enquête a été faite des vie et mœurs dudit Raymond Lulle, et il nous est constant qu'il a choisi la vie contemplative et qu'il n'entend pas s'occuper de l'administration de ses biens,... etc. »

 CHAPITRE V

 DE L ART GÉNÉRAL DE RAYMOND LULLE ET DE SA CLASSIFICATION DES SCIENCES.

Qu'était cet Art nouveau utile à toutes les sciences, à la médecine comme à la théologie, apte à résoudre toutes les questions, à dissiper les erreurs des infidèles et à fortifier l'amour de Dieu dans les âmes chrétiennes ? Faut il croire, avec ses apologistes, que c'était l'? oeuvre divine de l'homme le plus savant que la terre eut vu depuis Salomon, ou le qualifier, comme certains l'ont fait, d'imposture, de machine à penser, de divagation d'un monomane ? Ceux qui, de nos jours, en ont parlé avec mépris, n'ont point lu les traités scientifiques et théologiques du Docteur illuminé, ou bien, rebutés par un appareil syllogistique dont les complications ne peuvent plus être du goût de la moderne philosophie, ils les ont refermés après une lecture de quelques pages, sans voir que, sous cette forme scolastique imposée par la tradition, il y a des conceptions et des visions qu'on chercherait vainement chez les théologiens et les savants des XIIIe et XIVe siècles.

La valeur du philosophe, peut-on dire, n'importe pas à la sainteté du Bienheureux. Soit ! mais il faut connaître celui-ci tout entier. Pour notre héros, d'ailleurs, la science était un moyen de démontrer la grandeur de Dieu et de convertir à lui les infidèles. Mais quelle science ? Il ne pouvait être question, à cette époque, de ce que nous appelons aujourd'hui la  science expérimentale  et positive.  On croyait pouvoir tout découvrir par le seul raisonnement et par l'analyse des rôles contenus dans les mots de la langue humaine. Or, pour agir sur son temps, il faut en être, dans une large mesure, et c'est une condition à laquelle n'échappent pas les saints eux-mêmes. Lulle, considérant que chaque science a des principes propres et différents de ceux des autres sciences, voulut ramener la diversité à l'unité et établir une science générale avec des principes universels dans lesquels les principes de toutes les sciences seraient compris.

Et d'abord, il pose à la base de sa recherche de la vérité scientifique le doute méthodique, car, dit-il, l'entendement doit supposer possibles les parties contradictoires d'une question sans se fier à ce qu'ont affirmé les philosophes qui, pensant découvrir les raisons de tout, ont erré en beaucoup de choses. Il admet difficilement l'empire absolu de l'autorité dans les questions purement théologiques; il devait nécessairement la bannir de sa logique. C'était déjà, en plein XIIIe siècle, le fameux doute auquel Descartes a donné son nom; et l'audace était grande en un  temps où Aristote  était aussi indiscuté  qu'un Père de l'Eglise.
Lulle, fidèle en beaucoup de points à la doctrine du péripatéticien transformée par les traducteurs et les commentateurs, n'hésite pas à s'y opposer et à la combattre maintes fois. Il remplace les catégories (quantité, qualité, relation, etc.) par neuf principes qui sont les fondements de son Art : la Bonté, la Grandeur, l'Eternité ou la Durée, la Puissance, la Sagesse ou la Connaissance, la Volonté, la Vertu, la Vérité, la Gloire, qui sont les perfections de Dieu, auxquels il ajoute neuf autres principes : la Différence, la Concordance, la Contrariété, le Commencement, le Milieu, la Fin, la Majorité, l'Egalité, la Minorité. Rien de plus clair que les définitions qu'il en donne.

La Bonté est ce par quoi le bien fait le bien, et ainsi le bien est l'être et le mal est le non-être. La Grandeur est ce par quoi la Bonté, la Puissance et les autres perfections sont grandes, et ainsi de suite.
La Différence est ce par quoi la Bonté, la Grandeur, la Durée ne peuvent être confondues; il y a des différences entre sensuel et sensuel (exemple : l'homme et l'animal), entre sensuel et intellectuel (le corps et l'âme), entre intellectuel et intellectuel (Dieu et les anges).
La Concordance est ce par quoi la Bonté, la Grandeur, etc., concordent, s'harmonisent en une ou plusieurs choses, un ou plusieurs êtres. Il y a concordance entre sensuel et sensuel (l'air et le feu dans la production de la chaleur), entre sensuel et intellectuel (union de l'âme et du corps), intellectuel et intellectuel (l'entendement et la volonté unis pour un même but).
La Contrariété est l'état de plusieurs choses qui s'opposent les unes aux autres, ayant des fins diverses. Il y a contrariété entre sensuel et sensuel (le feu et l'eau), entre sensuel et intellectuel (le corps et l'âme), entre intellectuel et intellectuel (les bons et les mauvais anges).
La Majorité est ce par quoi un être se rapproche de la perfection; la Minorité ce par quoi il se rapproche du Néant. Entre elles est l'Egalité.

Les principes universels sont ceux de tous les êtres et de toutes les choses, ceux à la ressemblance desquels ont été créés ces choses et ces êtres, car ils doivent être compris dans leur sens le plus étendu : par exemple l'instinct qui fait connaître aux animaux ce qui leur est utile ou nuisible entre dans la définition de la sagesse ; la volonté chez les êtres inférieurs, les végétaux et même les minéraux prend le nom d'appétit. Etant les perfections et les attributs du Créateur, ils doivent être dans la création et particulièrement dans l'homme. Dieu a créé l'homme à sa ressemblance et par conséquent à la ressemblance de ses perfections qui sont toutes productives et effectives, toutes égales en puissance; il l'a créé pour être connu et aimé de lui, et il ne peut être connu que par la ressemblance qu'il met de soi dans la créature. S'il existait une qualité de Dieu à laquelle l'homme ne participât point, il s'ensuivrait que Dieu n'aurait pas voulu être connu et aimé en cette qualité qui, ne produisant aucun effet, ne serait pas égale aux autres : ce qui serait doublement absurde.

Les principes sont donc à la fois universels et nécessaires. Sont-ils, aussi, réels, ont-ils une existence en dehors de l'esprit qui les conçoit ? La ressemblance déjà visible entre la doctrine de Lulle et la théorie platonicienne des idées s'accentue ici. Dans la grande querelle qui divisa les théologiens en nominalistes et en réalistes, Raymond Lulle fut avec les seconds; les universaux, pour lui, ne sont pas seulement intelligibles, ils sont des êtres réels; la Bonté, la Grandeur, la Sagesse et les autres qualités, la Concordance et la Différence mêmes correspondent à une réalité positive objective. La doctrine est poussée logiquement à ses conséquences extrêmes.

Les principes forment la première distinction. La deuxième traite des conditions, c'est-à-dire des combinaisons et des concordances des principes. En prenant les deux premiers et en les joignant successivement aux sept autres, on a seize conditions : la Bonté, la Grandeur, plus l'Eternité; la Bonté, la Grandeur, plus la Puissance, et ainsi de suite; en prenant le premier et le troisième et en les joignant successivement aux six autres, on a quinze conditions : la Bonté, l'Eternité, plus lu Puissance; la Bonté, l'Eternité, plus lu Volonté, etc.

La troisième distinction traite des règles. Lulle définit la règle une compréhension abrégée et utile, tirée des principes généraux, dans laquelle les particularités qu'on désire savoir sont indiquées. C'est un moyen, une route abrégée pour arriver au but qu'on se propose. On peut établir neuf règles principales qui sont celles de supposition, du mode d'être et de comprendre, d'investigation, de spécification générale, de contradiction, du nécessaire et du contingent, de la démonstration, des points transcendants, de la majorité et de la fin.

Enfin, l'Art lullien est complété par les questions. Les sujets qui comprennent toutes les questions qu'on peut poser et résoudre au moyen des principes, des conditions et des règles sont au nombre de neuf : Dieu, les anges, le firmament, l'âme, l'imagination, la sensualité, la végétation, l'élémentation et l'artifice.

La logique de Lulle, en ce qu'elle avait de métaphysique, était en opposition avec la logique traditionnelle et, malgré sa forme syllogistique, elle se rapproche davantage de celles des philosophes modernes que de celle qu'on enseignait de son temps dans les écoles. C'est par elle qu'il fut conduit à rechercher une science des sciences et à poser en Dieu les fondements de cette science générale, et de toutes les particulières qui en dérivent, comme toutes les qualités de la créature proviennent des attributs parfaits du Créateur. Tout étant un en Dieu, la science universelle ou générale est possible ; mais cette unité n'est pas celle des panthéistes, de Spinoza, de son précurseur Averroès. Les différences, dans la doctrine lullienne, se ramènent à l'unité sans être détruites par elle; tout est un, mais tout est différent; c'est pourquoi, au-dessous de la science universelle, il y a les sciences particulières.

Mais si Raymond Lulle agrandit le domaine de la logique, il ne la confond point, pourtant, avec la métaphysique. La métaphysique est une science qui doit être précédée par un art; mais la logique est une science en même temps qu'un art, car si elle enseigne la manière de syllogiser, elle juge aussi du mode selon lequel on syllogise. Par conséquent, si son étude précède celle de la métaphysique, elle doit être précédée à son tour par un art qui est l'art démonstratif. Ce sont là les trois grandes parties de la doctrine lullienne. Voici comment elles sont comparées et définies :
« L'art démonstratif, la logique et la métaphysique s'occupent en quelque sorte d'un même objet, puisque leur spéculation s'étend à toutes choses. Mais l'art démonstratif diffère en deux points de l'un et de l'autre, à savoir le mode de considérer le sujet et le mode des principes. En effet, la métaphysique considère les choses qui sont hors de l'âme, suivant qu'elles conviennent dans la raison de l'être; la logique les considère suivant l'être qu'elles ont dans l'âme, traitant de certaines apparences des choses intelligibles, à savoir le genre, l'espèce, etc., et de certaines opérations de la raison à savoir le syllogisme, la conséquence, etc. Mais l'art démonstratif, étant au degré le plus élevé des sciences humaines, considère l'être indifféremment selon l'un ou l'autre mode, d'où il est clair que l'art démonstratif, la métaphysique et la logique diffèrent en ce qui regarde la manière de considérer le sujet.
« Ils diffèrent aussi pour ce qui se rapporte aux principes. La métaphysique pose, forme et trouve les principes, pour les appliquer actuellement à la preuve des passions ou propriétés du sujet. La logique pose des règles et des considérations communes par lesquelles on puisse syllogiser. Mais l'art démonstratif, procédant selon sa propre méthode, n'énonce actuellement aucuns principes desquels on argumente; il enseigne seulement les moyens de trouver les principes communs dans chaque science quand on connaît les termes de cette science dont on veut trouver les principes ; il suffit d'avoir quelque notion de cette science pour poser quelques termes qui permettent de déduire des propositions infinies. C'est ainsi qu'un nombre infini de mots se forme avec très peu de lettres. Mais, de même que, quand l'artisan joint des bois dans la construction d'une maison, s'il use de bois préparés par quelque autre, cela est par accident, car il a non seulement à joindre les bois mais aussi à les préparer, de même si celui qui démontre par cet art use de propositions formées par un autre, cela est par accident, car il a non seulement à employer les principes, mais aussi à les trouver, tant les principes communs que les principes particuliers. De là résulte la nécessité de cet art quant à la matière; reste à en faire voir la possibilité.
« La possibilité de cet art apparaît aussi bien du côté du sujet que du côté des principes. Du côté du sujet, car, de la même façon qu'il peut y avoir, sur l'accident et la substance, en tant qu'ils conviennent dans la raison de l'être, bien qu'analogiquement, une science telle que la métaphysique, et selon l'existence qu'ils ont dans l'âme, une autre science telle que la logique, de la même façon il peut y avoir une science de ce qui est dans l'âme et de ce qui est hors de l'âme, en tant que ces choses communiquent dans la raison de l'être. Bien plus, il convient qu'il en soit ainsi; en effet, puisque l'être dans l'âme et l'être hors de l'âme constituent une sorte de pluralité et que toute pluralité se réduit à l'unité, cette pluralité-ci se réduit à l'unité de laquelle il doit y avoir quelque autre science. De fait, les sciences se divisent comme les choses. Cela n'est pas moins évident du côté des principes. » (Introduction de l'Art démonstratif.)

Après avoir posé les principes et les conditions de la science universelle, Raymond Lulle s'appliqua à l'étude des sciences particulières desquelles il composa un grand nombre de traités, et il en fit une classification dans son "Arbre de la Science" qui est une application de son Art général.
Il divise les sciences en quatorze classes :
1.  L'Arbre élémentaire qui est une cosmogonie.
2. L'Arbre végétal qui donne la connaissance des plantes, de leur nature et de leurs propriétés.
3. L'Arbre sensuel par lequel on a la connaissance des choses sensibles et sentantes.
4. L'Arbre imaginal qui explique les impressions que produisent sur l'imagination les choses élémentaires, végétales et sensuelles.
5. L'Arbre humain étudie l'homme, et en lui l'union du spirituel et du matériel, de l'âme et du corps.
6. L'Arbre moral est celui des vertus et des vices qui sont en l'homme.
7. L'Arbre impérial est un traité de politique; il donne connaissance du régime des princes, et de l'art de gouverner les nations.
8. L'Arbre apostolique donne connaissance de la vicairie que Jésus-Christ confia à saint Pierre, de la sainteté qui convient aux prélats et de leur mission.
9. L'Arbre céleste étudie l'impression que les corps célestes impriment en les corps terrestres et la nature que ceux-ci en reçoivent.
10. L'Arbre angélique fait connaître les anges, leurs œuvres, les honneurs qu'ils rendent à Dieu et l'aide qu'ils portent aux hommes.
11. L'Arbre éternel traite de la béatitude et de la damnation éternelle.
12. L'Arbre maternel est consacré à Notre-Dame Sainte Marie, mère des justes et des pécheurs, notre espérance et notre soutien.
13. L'Arbre de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ étudié en son humanité et en sa divinité.
14. L'Arbre divin est celui de Dieu.
Cette classification est complétée par l'Arbre exemplaire qui contient les exemples qu'on peut tirer de l'étude des autres, et l'Arbre des questions qui enseigne l'art de faire des questions, de les résoudre, de trouver la vérité et de confondre l'erreur.
La Science étant ainsi divisée en arbres, pour continuer la métaphore chaque arbre doit être partagé en racines, tronc, branches, rameaux, feuilles, fleurs et fruits. Par exemple, les racines de l'Arbre élémentaire sont les principes ou commencements de l'Art général : Bonté, Grandeur, Durée, Puissance, etc., Majorité, Egalité, Minorité. Le tronc est l'union de tous ces commencements corporels d'où s'ensuit le corps confus nommé Chaos emplissant tout l'espace qui est sous la lune et où furent semées les espèces des choses. Par les branches on entend les quatre éléments simples, à savoir : le feu, l'eau, l'air et la terre qui sont la substance de tous les éléments, et ils sont insensibles et indivisibles en tant que simples. Les rameaux sont les quatre éléments composés, sensibles, à savoir : le feu qui est en la flamme que nous sentons, l'air en mouvement qui est entre nous et la lune, l'eau de la mer et des fleuves, la terre que nous habitons. Les feuilles sont les accidents des choses corporelles, comme la quantité, la qualité et les autres. Par fleurs on entend les instruments, tels que les mains, les pieds et leurs opérations; et enfin par fruits les élémentés, tels : la pierre, la pomme, l'homme, le lion, l'oiseau, l'or et l'argent.
Et ainsi de tous les autres arbres. Certaines parties de cette classification, disions-nous précédemment, peuvent faire sourire aujourd'hui; mais dès les premières pages du livre ce sourire cesse, et si l'on continue sa lecture il fait place à l'étonnement, surtout si l'on songe à quelle époque il a été écrit. Les savants qui ne croient plus qu'on puisse inclure l'Arbre maternel dans de pareilles études ne doivent pas refuser leur respect et leur admiration à une ? oeuvre grandiose en laquelle Raymond Lulle a, le premier, très clairement ordonné la science du moyen âge dont rien ne lui fut inconnu.
Après ce court exposé peut-être comprendra-t-on que Leibniz n'ait pas dédaigné la lecture de Raymond Lulle et qu'il en ait tiré bon parti.
 

 CHAPITRE VI

— FONDATION DU COLLÈGE DE MIRAMAR.
— LE LIVRE DU GENTIL ET DES TROIS SAGES   »

 De 1275  à  1278.

Cependant les insultes par lesquelles l'avaient accueilli les gens de Palma, et qui étaient une première épreuve envoyée par Dieu, cessèrent pour faire place au respect et à l'admiration.

Les humbles aimèrent ce seigneur qui, pour se rapprocher d'eux, avait renoncé aux biens de la terre, à la vie somptueuse et oisive des courtisans et allait, toujours couvert d'un grossier vêtement d'ermite, donnant du pain à ceux qui avaient faim, des paroles miséricordieuses à ceux que le remords courbait, et des consolations aux âmes affligées. Les prêtres admirèrent ce laïque à longue barbe qui donnait l'exemple de toutes les vertus chrétiennes, et, sur les places publiques, prêchait mieux qu'eux dans leurs églises. Les infidèles, sarrasins et juifs, accueillirent volontiers le nouveau docteur qui allait à eux, non avec des cris de malédiction, mais avec un c?coeur débordant d'amour, qui étudiait leurs doctrines et, en des discussions courtoises, aimait à leur faire remarquer combien de croyances ils avaient
en commun avec les chrétiens, et cherchait ensuite à les convaincre que tout ce qui les séparait de la religion du Christ était erreur, n'employant jamais d'autres armes que la douceur évangélique et la raison.

Les conversions qu'il fit, celle entre autres d'un illustre rabbin, propagèrent son renom de science et de vertu qui parvint jusqu'aux oreilles de l'infant Jacme. Celui-ci, qui résidait à Montpellier, n'avait pas oublié son ancien sénéchal, le compagnon de son adolescence; il se réjouit en apprenant de si étonnantes nouvelles, et voulant faire examiner par un savant théologien les œuvres dont on lui parlait, il appela Raymond auprès de lui.

Le Docteur illuminé n'hésita pas à entreprendre ce voyage qui lui permettait de hâter la réalisation d'un de ses projets pour lequel il attendait le retour du prince à Mayorque. A l'université de Montpellier, il fit des lectures publiques de son Art, et obtint l'approbation du célèbre frère Mineur Bertrand de Bérenguer que Jacme avait chargé de son examen au point de vue théologique et scientifique. C'est à Montpellier, dit son biographe, qu'il composa un "Art démonstratif " dans lequel il déclare que la forme première et la matière première constituent le chaos élémentaire, et que les universaux et les dix prédicaments proviennent du chaos même et y sont contenus suivant la vérité catholique et théologique ».

Par la nouveauté de sa doctrine, la hardiesse de ses conceptions, la subtilité et la force de sa logique, il surprit les docteurs du Languedoc. Mais là, non plus, il ne se contenta pas des disputes et des discours en latin dans les écoles; il s'adressa aussi au peuple, mettant son enseignement à la portée de tous, car il pensait que la vérité ne doit pas être réservée à un petit nombre. A cette époque, les différences qui séparaient les dialectes des Baléares et de la Catalogue de ceux de Languedoc et de Provence n'étaient pas aussi sensibles qu'aujourd'hui; c'était partout la même langue provençale ou limousine, et Raymond Lulle, en sortant de l'université dont il ne sut jamais manier avec élégance le latin officiel, aimait à reprendre le parler maternel, le vulgaire, en lequel il voulait que les enfants reçussent les premiers éléments de la morale et de la science.

Il essaya de faire partager à l'infant son enthousiasme, et il le pria de lui accorder son appui pour la fondation d'un collège où on enseignerait l'arabe à des religieux qui iraient en Afrique convertir les infidèles. Plus que sur l'? oeuvre d'une croisade guerrière il comptait, dans l'ardente candeur de sa foi et de sa charité, sur le succès de pacifiques missionnaires qui renouvelleraient et compléteraient la miraculeuse propagande des premiers disciples de Jésus. Cette conviction est exposée dans le "Livre de contemplation", achevé l'année précédente, où, après une belle comparaison entre les chevaliers mondains et les religieux, il ajoute :
« Je vois les chevaliers mondains aller outre-mer à la Terre Sainte et s'imaginer qu'ils la reprendront par la force des armes : et à la fin tous s'y épuisent sans venir à bout de leur dessein. Aussi penses-je que cette conquête ne se doit faire que comme tu l'as faite, Seigneur, avec tes apôtres, c'est-à-dire par l'amour, les oraisons et l'effusion des larmes. Donc, que de saints chevaliers religieux se mettent en chemin, qu'ils se munissent du signe de la croix, qu'ils se remplissent de la grâce du Saint-Esprit, qu'ils aillent prêcher aux infidèles la vérité de la passion, et qu'ils fassent pour l'amour de toi ce que tu fis pour l'amour d'eux; et ils peuvent être certains que s'ils s'exposent au martyre pour l'amour de toi, tu les exauceras en tout ce qu'ils veulent accomplir à l'effet de te glorifier. »

Mais l'une et l'autre croisades lui paraissaient nécessaires : celle des armées de la chrétienté contre les soldats des infidèles toujours maîtres des Saints Lieux, et la croisade pacifique qu'il rêvait de diriger auprès des prêtres musulmans et de leurs peuples, au nom seul de la raison et de l'amour. Jacme l'encouragea et lui promit que, lorsque les autres princes seraient prêts à partir pour la Palestine, il ornerait, le premier, sa poitrine de la croix de Jésus; en attendant cet heure il lui offrit une rente annuelle de 500 florins pour la fondation d'un collège et l'entretien de treize religieux dont Lulle dirigerait l'instruction.

Ils retournèrent ensemble à Palma où l'infant, qui peu après devint roi par la mort du Conquérant son père, tint sa promesse en faisant bâtir le monastère de Miramar, près de la mer, sur une colline plantée de vignes et d'oliviers. Raymond y réunit treize frères Mineurs, se proposant de les remplacer par un nombre égal lorsque, leur instruction achevée, ils pourraient partir pour l'Andalousie et la terre d'Afrique. Par une bulle datée de Viterbe, le 16 novembre 1276, le Pape Jean XXI approuva et confirma l'érection du collège de Miramar.

La cinquième partie de "Blanquerna" contient un récit de la sainte vie que le héros du roman menait dans son ermitage, de ses contemplations et de la joie qu'il ressentait en servant le Seigneur. C'est, à part quelques détails, la vie de l'auteur lui-même.
Raymond se levait à minuit et ouvrait la fenêtre de sa cellule pour voir le ciel et les étoiles, et il commençait à prier avec grande ferveur pour que son âme fût toute en Dieu, méditant ainsi et pleurant jusqu'à l'heure de matines; il entrait alors dans la chapelle où un de ses frères venait le rejoindre et prier avec lui. Aux prières succédaient des entretiens spirituels en lesquels le Docteur illuminé exaltait l'entendement et l'amour du jeune moine vers le Souverain Aimé, et le guidait selon l'art de contemplation. A l'aube, ils assistaient au saint sacrifice de la messe, puis le frère Mineur allait au jardin cultiver les arbres. Raymond se retirait dans sa cellule où, après de nouvelles prières, il travaillait à la composition de ses livres; ou bien il sortait du monastère pour récréer son âme des fatigues qu'elle avait soutenues en son corps, et il se promenait sous les allées d'oliviers de la colline et le long des ruisseaux de la prairie.

Ensuite il entrait en oraisons et lisait la Sainte Ecriture, récitait les prières de tierce, de sexte et de none, et pendant qu'on préparait les herbes et les légumes de son humble repas, il se rendait, à son tour, au jardin et s'occupait à la culture pour fuir l'inactivité et conserver par le travail la santé du corps.

Le repas achevé, il allait seul à l'église rendre grâces à Dieu; il consacrait une heure à la récréation dans le jardin ou à la fontaine, se promenant par les lieux où son âme trouvait le plus d'agrément, et ensuite il s'endormait pour pouvoir supporter plus facilement les fatigues et les travaux de la nuit.

Au réveil, il se lavait les mains et le visage, et se récréait jusqu'à l'heure de vêpres; il récitait vêpres et compiles. Après le coucher du soleil, il montait à la terrasse de sa cellule, et là, jusqu'à l'heure du sommeil, il faisait oraison, regardant avec des yeux en pleurs le ciel étoilé, et considérant avec un c?coeur dévot les honneurs et les grandeurs de Dieu et les fautes qu'en ce monde les hommes commettent contre lui. Il contemplait avec une telle ferveur que lorsqu'enfin il était en son lit il continuait son oraison et la reprenait en ouvrant les paupières comme s'il ne l'eût pas interrompue pour le nécessaire repos.

Les gens de la contrée, attirés par les vertus de Raymond, ne tardèrent pas à témoigner une particulière dévotion à l'autel de la Sainte-Trinité, — ainsi était nommée la chapelle de Miramar, — ils y accouraient en foule, et souvent beaucoup restaient et y passaient la nuit en prières; ils troublaient ainsi les méditations et les travaux du Docteur illuminé qui, ne voulant pas contrarier les manifestations de la piété populaire, préféra s'éloigner. Il fit construire une maisonnette sur une autre hauteur distante d'un mille, où il se réfugiait pour prier et écrire toutes les fois que la chapelle était envahie : « C'est ainsi qu'il vivait, considérant que jamais il n'avait eu une existence si allègre et si agréable, et que jamais il n'avait été si bien disposé à exalter son âme en la contemplation de Dieu. »

Il écrivit là une "Doctrine du prince pour le régime de sa personne, de son palais et de son royaume", qui lui avait été demandée par le roi Jacme II et les livres "d'Alchindi" et de "Teliph" pour démontrer aux Sarrasins la fausseté de leur croyance ; ces trois ouvrages ne sont point parvenus jusqu'à nous ; mais nous avons les traductions latines d'un "De Arte compendiosa", du "Chaos" et de quelques autres traités. Le plus important est le "Livre du Saint-Esprit" où un savant Latin et un savant Grec disputent en présence d'un Sarrasin sur la question de savoir si le Saint-Esprit procède du Père et du Fils ou du Père seulement. Mais — œuvres plus précieuses — nous avons les originaux catalans de deux petits poèmes "La Plainte de Notre Dame Sainte Marie et les Heures de la Vierge, l'Ordre de Chevalerie" et le "Livre du Gentil et des trois Sages".

"L'Ordre de Chevalerie" est divisé en sept parties « en signification des sept planètes, qui sont corps célestes et gouvernent et ordonnent les corps terrestres. La première partie traite du commencement de chevalerie, la deuxième de l'office de chevalerie, la troisième de l'examen que doit subir l'écuyer qui veut entrer dans l'ordre de chevalerie, la quatrième est de la manière en laquelle le chevalier doit être fait, la cinquième est de ce que signifient les armes du chevalier, la sixième est des coutumes qui conviennent au chevalier, la septième est de l'honneur qui doit être fait au chevalier. »

Voici comment Raymond Lulle raconte l'origine de l'Ordre des chevaliers : « La charité, la loyauté, la justice et la vérité étant venues à défaillir dans le monde, commencèrent l'inimitié,   la déloyauté, l'injustice et la fausseté, et de là vint un grand trouble dans le peuple de Dieu. Le mépris de la justice étant arrivé dans le monde par le manque de charité, il fallut que la justice retrouvât le respect par la crainte; et pour cela tout le peuple fut réparti en   milliers,  et de chaque millier fut élu et  tiré l'homme le plus aimable, le plus sage, le plus loyal, le plus fort,   ayant le c?coeur le plus noble, le plus d'expérience et les meilleures coutumes. On chercha ensuite parmi toutes les bêtes quelle est la plus belle, la plus rapide et la plus propre à supporter la fatigue et le  service de l'homme; et comme le cheval est la bête la plus noble et la mieux appropriée à servir l'homme, on choisit le cheval entre toutes les bêtes et on le donna à l'homme qui avait été élu entre mille, et c'est pour cela qu'il s'appelle chevalier. »

Un écuyer qui ne possède pas les vertus qui distinguèrent les fondateurs de l'Ordre est indigne d'être élu chevalier; une condition non moins indispensable est la noblesse du sang, l'Ordre de chevalerie étant essentiellement aristocratique : « Si pour de belles façons, pour un corps grand et robuste, pour des cheveux blonds, pour des écus dans sa bourse, un écuyer doit être fait chevalier, le fils d'un paysan et d'une belle femme pourra se faire écuyer, puis chevalier; et s'il en est ainsi, l'antiquité de lignage est déshonorée et méprisée. Parage et chevalerie se conviennent et concordent, car parage n'est autre chose qu'honneur longuement continué, et la chevalerie est un ordre et une règle qui se continue telle quelle depuis son institution jusqu'au temps où nous sommes. Et si tu fais chevalier un homme qui ne soit pas de parage, tu fais, autant qu'il est en toi, discorder parage et chevalerie qui cependant se conviennent. »

A la fin de ce livre, Raymond Lulle parle d'une autre de ses œuvres, "l'Ordre du Clergé", qui n'est point parvenu jusqu'à nous.

Le "Livre du Gentil et des trois Sages" est le plus important de ceux qu'il écrivit pendant cette période; il devint rapidement populaire, et par des traductions en latin, en français, en arabe et en hébreu, il se répandit dans toute l'Espagne, en Afrique, en Italie et en France. Le prologue nous présente un gentil, très savant en philosophie, mais n'ayant aucune connaissance de Dieu ni de la vie future. En songeant à l'heure de la mort qui le priverait de tous les biens et de tous les plaisirs de la vie et le rejetterait dans le néant, il sentit en son âme une grande douleur qui ne fit que s'accroître à la pensée de la vieillesse prochaine. Il alla voyager sur une terre étrangère, cherchant l'oubli de ses tristesses, et il parvint à une belle prairie où il y avait une fontaine qui arrosait cinq arbres (ni la fontaine ni les arbres ne manquent jamais chez Raymond Lulle).

Trois sages, un juif, un chrétien et un sarrasin, sortis de la ville voisine en discutant sur leurs croyances, étaient parvenus au même endroit par un autre chemin. Or, près de la fontaine il y avait une très belle dame noblement vêtue, montée sur un beau palefroi qui s'abreuvait à la fontaine. Les sages aperçurent les cinq arbres qui étaient très plaisants à voir et la dame qui avait un visage très agréable, ils allèrent à la fontaine et saluèrent la dame très humblement et dévotement ; elle leur rendit gracieusement leurs saluts. Les sages lui demandèrent son nom et elle leur dit qu'elle s'appelait Intelligence et les sages la prièrent de leur dire la nature et les propriétés des cinq arbres et ce que signifiaient les lettres qui étaient écrites sur chacune de leurs fleurs. »

La dame leur explique que le premier arbre avec ses vingt et une fleurs signifie Dieu et ses vertus incréées, essentielles, qui sont écrites sur ces fleurs; il a deux conditions principales : la première est que l'on doit attribuer toujours à Dieu la plus grande noblesse en essence, en vertus et en œuvres, la seconde est que les fleurs ne soient pas contraires les unes aux autres et que nulle ne soit inférieure aux autres.

Le deuxième arbre a quarante-neuf fleurs où sont écrites les sept vertus incréées du premier arbre et les sept vertus créées par lesquelles les bienheureux vont à la béatitude éternelle. Sa première condition est que les vertus créées sont d'autant plus grandes et plus nobles qu'elles signifient plus hautement et qu'elles démontrent mieux la noblesse des vertus incréées, et sa seconde est que les vertus créées et les incréées ne doivent pas être contraires.

Le troisième arbre a quarante-neuf fleurs où sont écrits les sept vertus incréées du premier et les sept péchés capitaux. Il a aussi deux conditions : la première est que les vertus de Dieu n'ont aucune concordance avec les vices, la seconde est qu'il faut affirmer tout ce qui signifie le mieux les vertus de Dieu par leur opposition aux vices, et qu'il convient de nier tout ce qui est contraire à cette affirmation et ce qui diminue l'opposition des vertus et des vices.

Le quatrième arbre a vingt et une fleurs où sont écrites les sept vertus créées. D'après ses conditions, nulle vertu ne doit être contraire aux autres, et tout ce qui les fait convenir entre elles et donne par elles plus grand mérite aux hommes est vérité, tandis que le contraire est fausseté.

Le cinquième arbre a quarante-neuf fleurs où sont écrits les sept vertus créées et les sept péchés capitaux. Sa première condition est que les vertus n'aient aucune concordance avec les péchés, sa seconde est que les vertus qui sont le plus contraires aux vices sont le plus aimables, et que les vices qui sont le plus opposés aux vertus sont le plus haïssables.

Toutes les conditions doivent concorder vers la même fin qui est la connaissance et l'amour de Dieu.


La dame, après ces explications, prend congé des trois sages qui continuent la discussion de leurs croyances en se basant sur renseignement qu'ils viennent de recevoir et sur les conditions des cinq arbres. En ce moment, le gentil se présente, les salue, et, questionné par eux, leur raconte sa vie et les angoisses qui l'ont amené de son pays jusqu'en cette prairie. Les sages s'émerveillent fort de voir un homme qui n'a jamais entendu prononcer le nom de Dieu et ne sait rien de la vie future ; ils ont grande pitié de lui en leur c?coeur et, à sa prière, ils se proposent de lui démontrer l'existence de Dieu, la résurrection et la vie éternelle de récompenses ou de peines, c'est-à-dire les croyances communes aux trois religions.

Les trois sages prouvent par les fleurs des cinq arbres que Dieu est et qu'en lui sont la bonté, la grandeur, l'éternité, la puissance, la sagesse, l'amour et la perfection et qu'après la mort l'homme doit ressusciter : « Le gentil regarda les arbres et les fleurs, et adonc une divine splendeur illumina son entendement ». Il s'agenouilla, leva les mains au ciel, ses yeux s'emplirent de larmes et il remercia Dieu ; puis, pensant à son père et à sa mère morts dans l'ignorance et à tous ceux qui, dans sa patrie,
 vivaient sans connaître la vérité, il dit aux sages : « Ah ! seigneurs sages ! vous qui avez à un si haut degré les dons de la grâce, comment n'avez-vous pas pitié de tant de gens qui sont dans l'erreur, n'ont pas connaissance de Dieu, et à Dieu n'ont aucun gré du bien qu'ils reçoivent de lui ? Vous que Dieu a honorés au-dessus des autres gens, pourquoi n'allez-vous pas honorer Dieu parmi le peuple qui le déshonore en ne l'aimant et ne le connaissant pas, en n'ayant pas d'espoir en lui et en ne craignant point sa haute seigneurie ? »

Il les prie de compléter son instruction pour qu'il puisse aller enseigner la vraie doctrine en son pays, et c'est lorsque chacun veut le convertir à sa religion qu'il comprend que les trois sages n'obéissent pas à la même loi; il entre d'abord en tristesse quand il les entend s'accuser mutuellement d'être dans l'erreur et s'exclure de la céleste béatitude; puis il leur demande de discuter sur leurs croyances afin qu'il choisisse celle qui lui paraîtra la meilleure pour assurer son salut. Les sages y consentent volontiers; le juif parle le premier parce que sa loi est la plus ancienne, ensuite le chrétien et en dernier lieu le sarrasin.

Le juif, après avoir fait son oraison, explique les articles de sa foi qui sont au nombre de huit : croire en un seul Dieu, — croire que Dieu est créateur de tout ce qui existe, — qu'il a donné la loi à Moïse, — qu'il enverra le Messie délivrer les Juifs de captivité, — croire à la résurrection, — au jour du jugement, — à la gloire céleste, — à l'enfer.

Un dialogue s'engage entre le juif qui expose sa doctrine et le gentil qui lui fait des objections tandis que les deux autres sages écoutent en silence ainsi qu'ils l'avaient convenu. Le rabbin insiste sur l'avènement du Messie qui délivrera son peuple : « Par l'amour de Dieu, dit-il, nous supportons la captivité en laquelle nous vivons et nous sommes méprisés des chrétiens et des sarrasins. Si Dieu ne venait pas à notre secours, nous qui pourrions recouvrer notre liberté par l'abandon de la loi sous laquelle nous sommes, cela signifierait que dans la bonté de Dieu il n'y a pas la perfection de l'amour, de la grandeur et de la puissance, ce qui est impossible. Et par cette impossibilité il est manifeste à notre charité et à notre espérance que Dieu nous enverra le Messie pour nous délivrer de captivité ». Le gentil demande au juif : « Y a-t-il longtemps que vous êtes en cette captivité ? — C'est la troisième fois que nous souffrons ; la première fut de septante ans et la deuxième de quatre cents; mais celle-ci, il y a plus de treize siècles qu'elle dure sans que nous en sachions les motifs. — Peut-être, réplique le gentil, avez-vous commis un grand péché qui a offensé la bonté de Dieu, et vous ne demandez pas pardon de ce péché à cette bonté; aussi la justice ne veut pas que vous soyez délivrés jusqu'à ce que vous ayez reconnu ce péché et en ayez demandé pardon. »

Le chrétien fait le signe de la croix en prononçant ces paroles : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un Dieu en trinité et trinité en unité », puis, après une prière, il dit que les articles de sa foi sont au nombre de quatorze, desquels sept appartiennent à la nature divine et sept à la nature humaine de Jésus-Christ. Ceux de la nature divine sont : un Dieu, —Père, — Fils, —Saint-Esprit, — créateur, — recréateur, — glorificateur; ceux de l'humanité de Jésus-Christ sont : Jésus conçu du Saint-Esprit, — né d'une Vierge, — crucifié et mort, — descendu aux enfers, — ressuscité, monté aux cieux, — viendra juger les bons et les mauvais. Il les explique et conclut en ces termes : « Sache, gentil, que le Dieu de gloire, béni soit-il ! a donné à l'homme la mémoire pour recorder, l'entendement pour comprendre et la volonté pour aimer Dieu et ses œuvres. D'où il suit que plus l'âme a de souvenir, d'intelligence et d'amour pour Dieu, plus elle est noble, et elle concorde d'autant mieux avec la finale raison pour laquelle elle est faite et créée. Puisqu'il en est ainsi, si tu te remémores, comprends et aimes Dieu par les paroles que je t'ai dites en prouvant mes articles, plus fortement que par les paroles du juif et par celles que te dira le sarrasin, si tu reconnais que par leurs paroles tu ne peux aussi hautement recorder, comprendre et aimer Dieu que par mes paroles, donc cela prouve que ma loi est signifiée être la véritable. Toute la noblesse que les juifs et les sarrasins peuvent, suivant leur croyance, attribuer à Dieu et connaître en lui nous pouvons aussi la connaître, et plus encore qu'eux, car nous croyons à la Trinité de Dieu et à l'incarnation de son Fils. En outre, selon mes paroles, tu peux mieux accorder ta mémoire, ton entendement et ta volonté avec les fleurs et les conditions des arbres suivant l'ordre et la manière nouvelle de discussion où la dame Intelligence nous a guidés. Il convient donc que tu croies à mes paroles et à mes raisons si tu veux avoir la bénédiction dans la gloire de Dieu. »

Le gentil lui répond : « J'ai entendu tes paroles et compris tes raisons, mais je veux ouïr maintenant la croyance des sarrasins et la manière selon laquelle leurs articles concordent avec les fleurs et les conditions des arbres. »
Les articles de la loi des sarrasins sont au nombre de douze :
— croire en un seul Dieu créateur;
— Mahomet est son prophète ;
— l'Alcoran est la loi de Dieu ;
— chaque homme, après sa mort, lorsqu'il est enseveli, est interrogé sur ses croyances par deux anges;
—toutes choses meurent, excepté Dieu;
— nous ressusciterons ;
—Mahomet sera ouï au jour du jugement ;
— nons rendrons comptes à Dieu ;
— seront pesés les mérites et les coulpes ;
— nous passerons tous par une voie qui conduira les bienheureux au paradis ; cette voie sera plus étroite que le fil d'une épée, les réprouvés ne pourront y cheminer et tomberont en enfer;
— il y a un enfer et un paradis.

Dans une vieille traduction française que nous tenons d'un disciple contemporain, peut-être de l'auteur, nous trouvons une description curieuse que le sage sarrasin fait du paradis de Mahomet. En voici le début :
« Nous créons en iij. manières avoir gloire en paradis. La première est gloire espirituel, est veoir Dieu ; et ceste gloire aurons en paradis, selon ce que raconte nostre prophète Mahomet en ses paroles, et dit que les homes qui seront en paradis verront Dieu au matin et au soir par quelque fenestre du palès où il seront; il metront hors la teste et Diex lor aperra ; et en ceste avision sera tent grant gloire que il n'est cuers qui le poist penser ne dire. Gloire corporele aurons en toz los. V. sens corporieux avec les quiex aurons servi Dieu en ceste présence de ceste vie. » La suite ne répond pas tout à fait à la spiritualité du début. Le lecteur s'en doute; nous lui faisons grâce des détails.

Le gentil ne se laisse pas émouvoir par tant de voluptés promises à ses cinq sens corporels dans l'autre monde s'il se soumet à la loi mahométane. Il répond par cette simple réflexion : « S'il en est ainsi que vous le dites, il convient que le paradis soit ordure, car du corps de l'homme qui mange et boit et le reste, il convient, selon la nature, qu'il sorte ordure et corruption, laquelle ordure est orde chose à toucher, à sentir et à dire. »

Le sage sarrasin ajoute que certains philosophes de son pays entendent la gloire du paradis moralement et disent que Mahomet parlait par symboles pour être compris des ignorants et leur faire aimer Dieu. « Et pour ce, disent ceux qui ont cette créance que em paradis n'auront point de gloire de boivre ne de mangier ne de gésir ans joies dessus dites. » Mais le sage du livre de Lulle s'oppose à cette interprétation et traite d'hérétiques — ou de bougres, comme dit son traducteur — ces grands clercs qui ont acquis cette croyance en étudiant la philosophie chez les étrangers.

Lorsque les trois sages ont achevé leurs discours, le gentil se met à réfléchir sur tout ce qu'il a entendu et adresse au Dieu qu'on vient de lui révéler une longue prière qui est un des chapitres les plus pathétiques que Raymond Lulle ait écrits, et il remercie ses initiateurs : « Soyez bénis, leur dit-il, et béni soit Dieu qui mit en votre volonté le désir de venir en ce lieu. Et en ce lieu où tant de bonne aventure m'est advenue, je veux, en votre présence, seigneurs, trier et choisir la voie qui m'est signifiée être la vraie par la grâce de Dieu et par les paroles que vous m'avez dites. En cette voie je veux rester et je veux travailler tous les jours de ma vie a l'honorer et à le manifester. »

Il faut admirer avec quelle impartialité et quelle science sont composées les trois parties de l'œuvre; on pourrait croire, vraiment, qu'elle est due à la collaboration d'un rabbin, d'un arabe et d'un docteur en théologie catholique ; pas une page des discours du premier ne serait reniée par un juif, et un fervent de Mahomet trouverait dans la troisième partie un exposé complet de sa doctrine. Et pour que cette impartialité soit maintenue jusqu'au dernier chapitre, les sages ne veulent pas que le gentil fasse son choix en leur présence; ils le laissent à ses méditations et à ses prières devant les fleurs des cinq arbres, et ils retournent vers la cité en continuant leur dispute courtoise. Ils considèrent le grand bien qui résulterait pour l'humanité si des discussions sincères et sans ire jaillissait l'évidente lumière par laquelle seraient réconciliés tous les adorateurs de Dieu, et si les hommes qui croient à l'existence d'un seul Dieu créateur et il la vie future avaient une même foi, une même loi et une seule manière d'aimer et d'honorer le Seigneur.
En devisant ainsi ils parviennent au lieu où ils s'étaient rencontrés en sortant de la cité;  « et là ils prirent congé d'une manière très aimable et très agréable, et chacun pria les autres de lui pardonner s'il avait dit contre leur loi quelque vilaine parole, et ils s'octroyèrent ce pardon ». Ce trait exquis mérite d'être signalé comme conclusion. Tels étaient, en effet, ces fanatiques Aragonais et Catalans du XIIIe siècle qui, prétend-on, n'avaient que des insultes et des bûchers pour leurs adversaires. Lulle, aussi bien que l'inquisiteur Raymond de Penyafort, pourrait donner à nombre de penseurs modernes de profitables exemples de charité et d'amour, en même temps que de respect pour la droiture et la sincérité de ceux dont on combat les doctrines. Lorsque, plus tard, nous verrons le Docteur illuminé prisonnier en Afrique, nous retrouverons, en retour, chez les prêtres de ses geôliers cette même courtoisie que Lulle avait apprise à l'école des troubadours et dont il ne se départit jamais pendant ses quarante années de propagande contre l'Islam.

 CHAPITRE VII

 LES   VOYAGES DE RAYMOND LILLE A ROME, EN ALLEMAGNE, EN ASIE, EN AFRIQUE, EN ANGLETERRE ET EN ANDALOUSIE.

 CE QU'IL EUT VOULU FAIRE DES TARTARES.
 

 De  1278 à  1285
 

Raymond Lulle rêva toujours de réunir en une association religieuse « une grande armée et une multitude d'amants expérimentés » qu'il aurait guidés à la conquête des âmes infidèles. Précurseur conscient de saint Ignace, il désigna même le nom de la future compagnie lorsqu'il représenta l'Ami entrant dans un cloître et reprochant aux religieux de ne pas s'appeler du nom de son Aimé Jésus. Le couvent de Miramar avec ses treize moines ne pouvait donc contenter l'ambition qui lui brûlait le c?coeur. Aussi, lorsqu'il eut appris son Art aux Frères Mineurs et qu'il fut assuré que rien ne péricliterait en son absence, il quitta Palma pour la seconde fois depuis sa conversion et se rendit à Rome « demander la licence et la bénédiction, afin de passer dans les terres des infidèles, y prêcher et convertir ces gens et même y recevoir le martyre pour l'amour de Dieu. »

Le livre de Blanquerna nous fournit de précieux renseignements sur l'accueil que Lulle reçut à Rome, sur l'étonnement du pape et des cardinaux en présence de ce laïque pauvrement vêtu qui, sous prétexte de leur demander des conseils, leur donnait souvent des leçons, leur exposait des plans grandioses et hardis, et leur demandait ce qui était nécessaire pour les mettre à exécution. A travers les voiles allégoriques dont il aime à se parer, on le devine à son langage dans plusieurs chapitres de la quatrième partie de ce roman, lorsque devant le pape il introduit Raymond le fol, le jongleur qui vient de la cour de l'empereur pour chercher ses compagnons.

Les questions qu'il proposait aux cardinaux, avant de leur parler de ses projets de croisade intellectuelle, étaient les suivantes :
1. Si les chrétiens sont coupables de l'ignorance en laquelle sont les infidèles à l'égard de la sainte foi catholique ?
2. Quels sont ceux qui ont la plus grande puissance : ou les catholiques possesseurs de la vérité qui veulent réduire les infidèles à suivre la même voie, ou les infidèles qui veulent détourner les catholiques de cette vérité et les induire en erreur ?
3. Si les chrétiens sont coupables de laisser au pouvoir des Mores la Terre Sainte d'outre-mer où Jésus-Christ fut conçu, naquit, fut crucifié et mourut ?
4- Si les articles de la sainte foi catholique peuvent être entendus par raisons nécessaires ?
5. Si la foi vaut plus ou vaut moins dans le cas où ses articles peuvent être entendus par raisons nécessaires ?
6. Quelle est la principale raison pour laquelle l'homme a été créé ?
7. Faut-il faire une enquête sur la conduite des évêques et des archevêques et les déposer dans le cas où ils usent mal de leur pouvoir ?
8. Quel est le plus grand péché : qu'un évêque donne à ses parents les biens de son église ou retienne pour soi ceux d'un juif converti ?
g. Si on peut dépenser les biens de la Sainte Eglise à mettre la paix parmi les rois et les princes chrétiens ?
10. Quelle est l'? oeuvre la plus noble que l'homme puisse accomplir en l'honneur de Dieu ?

Après avoir obtenu du pape Nicolas III l'envoi de cinq missionnaires en Tartane, Raymond quitta Rome pour parcourir le monde et exciter le zèle des princes chrétiens, connaître les mœurs des infidèles, leur prêcher la doctrine de Jésus et disputer avec leurs docteurs.
« L'Ami devait voyager par un chemin long, difficile et âpre, et c'était le moment de partir et de se charger du lourd fardeau que l'amour a ordonné à ses amis de porter. C'est pourquoi l'Ami déchargea son âme des pensées et des délices corporelles pour que son corps pût supporter plus facilement la charge que lui imposait l'amour et pour que, par ce chemin, son âme marchât en la compagnie de son Aimé. »

Il alla d'abord en Allemagne, à la cour du très sage et très pieux Rodolphe de Habsburg, qui est certainement l'empereur dont il fait de si singuliers éloges en maints épisodes de Blanquerna. D'après quelques chapitres de ce livre, du "De fine" et du "Livre des merveilles du monde", ou peut assez facilement reconstituer l'itinéraire de Raymond et le suivre d'Allemagne en Grèce, en Arabie, en Tartarie jusqu'à la frontière des Indes, puis en Afrique, le long des côtes de la Méditerranée, d'Egypte au Maroc, où il s'embarqua pour l'Angleterre.

Il visita au nord de l'Allemagne des pays où le démon faisait régner encore l'erreur, où chaque homme croyait avoir un dieu dans son champ, son troupeau ou son jardin. Là, on lui parla d'une terre plus lointaine où par enchantement on fait parler les arbres, et d'une autre, qu'il appelle Girlanda, dont les habitants se nourrissent uniquement de poisson et où, tous les cinq ans, un ours vient annoncer des pèches miraculeuses. En cheminant vers le sud, il rencontra les mêmes erreurs et d'autres superstitions.
Il traversa rapidement ces contrées et celles de l'Europe orientale, car il avait hâte de parvenir en Tartarie où, lui avait-on dit, plusieurs princes manifestaient une grande sympathie pour le christianisme et déclaraient qu'ils recevraient volontiers le baptême si l'excellence de cette religion au-dessus de toutes les autres leur était démontrée.
Un contemporain de Lulle, le prince arménien Hayton qui, dans sa vieillesse, se fit moine, vint en Europe et mourut en 1308 supérieur d'un couvent de Prémontrés à Poitiers, a écrit, dans son livre "Flos historiarium terrae orientis" dont nous aurons l'occasion de parler encore, quelques chapitres sur les Tartares ou Mongols. Voici le portrait qu'il en fait :
« Ils diffèrent plus qu'on ne saurait l'imaginer de toutes les autres nations. Ils reconnaissent un seul Dieu dont ils invoquent le nom dans toutes leurs entreprises; mais ils n'ont pas d'autre moyen de le révérer et ne pratiquent ni les jeûnes, ni les macérations, ni les bonnes œuvres à son intention.
« Il est à remarquer que chacun d'eux croirait offenser mortellement Dieu en mettant un frein dans la bouche de son cheval au moment où il doit prendre sa nourriture. Ils ne regardent pas l'homicide comme un péché. Ils ne voient pas non plus de péché dans la fornication et le libertinage; ils ont plusieurs femmes, et leur coutume oblige chacun à épouser, le fils sa marâtre, le frère sa belle-s?coeur, après la mort du père et du frère. Bons guerriers, entièrement soumis à leurs chefs, ne réclamant d'eux aucune solde, et toujours prêts à leur céder ce qu'ils possèdent, ils ne peuvent vivre que de leur chasse et du butin qu'ils font sur les ennemis.
« Ils traînent avec eux des vaches, des juments et d'autre bétail; ils boivent le lait et mangent la chair des chevaux; ils sont bons cavaliers et surtout excellents archers, mais sans leurs chevaux ils ne valent rien. Ils s'entendent fort bien au siège des places; ils aiment à commencer la lutte, mais ils ne sont pas honteux de reculer et de fuir quand ils y voient de l'avantage pour eux. On ne peut les forcer à combattre lorsqu'ils n'en ont pas le désir. La lutte est contre eux plus dangereuse que contre toute autre nation : cela vient de la force et de la
sûreté de leurs flèches et de leur habitude de tendre leur arc en fuyant, ce qui plus d'une fois a converti pour eux un commencement de défaite en une victoire décisive.
« Ils sont hospitaliers et partagent volontiers avec leurs hôtes tout ce qu'ils ont; mais ils s'attendent à être accueillis comme ils accueillent eux-mêmes; autrement ils ont recours à la violence pour s'emparer de ce qu'on leur refuse. Ils savent conquérir, mais ils ne savent pas garder ce qu'ils ont conquis, à cause de leur dégoût pour le séjour des villes et leur passion pour la vie des camps. Avares et cupides, ils ne savent pas dépenser ce qu'ils ont violemment pris; ils le conservent et le défendent mal. Réunis, ils s'humilient devant ceux qu'ils croient plus forts qu'eux; mais avec les faibles ils se montrent violents et superbes. Ils sont faux et menteurs, sauf deux cas : ils ne s'attribueraient jamais à tort un beau fait d'armes; ils ne déguiseraient jamais la vérité à leur seigneur, même au péril de leur tête. »

À cette époque, trois puissants empereurs se partageaient le gouvernement des terres conquises par les Tartares : le grand Khan qui régnait à l'orient devait, quelques années plus tard, être converti au christianisme par les Frères Mineurs dont Raymond Lulle avait obtenu du pape l'envoi en mission; le deuxième empereur, nommé Kotay, gouvernait les provinces septentrionales ; les Sarrasins commençaient à prendre une importance considérable à sa cour; tous ses scribes, quelques-uns des princes ses
vassaux étaient mahométans et propageaient leur religion parmi les soldats et le peuple. Le troisième, Carbenda, était maître de la Perse et sa domination s'étendait jusqu'aux Indes; il s'était fait mahométan et presque toute son armée avait suivi son exemple.

Raymond parcourut tous les pays soumis à ces Mongols, qui, soixante et dix ans auparavant, étaient encore cantonnés dans leurs montagnes et avaient conquis  un empire deux fois plus grand que  les royaumes chrétiens et sarrasins réunis, et il comprit de plus en plus qu'ils pouvaient devenir pour la chrétienté le plus épouvantable des périls ou un auxiliaire qui assurerait la définitive victoire. Les princes  d'Europe l'ignoraient;   mais les Sarrasins avaient vu, dés les premières conquêtes des Tartares, combien il serait facile de soumettre ces peuplades à la loi religieuse de Mahomet. Les Khans, en effet, étaient très tolérants; « la violence ne peut commander la foi », disait l'un d'eux, Mango, au roi arménien Hayton II ; ils laissaient leurs sujets libres d'adorer Dieu selon le culte qui convenait à chacun, et les missionnaires étrangers pouvaient prêcher et enseigner leur religion partout, sans être inquiétés.
Lulle vit avec tristesse que ces peuples, — frères des barbares qui jadis avaient conquis Rome et que l'Eglise romaine conquit à son tour et civilisa, — commençaient à être la proie des prêtres sarrasins; nul catholique ne venait combattre la malfaisante influence de ces hommes qui séduisaient les imaginations grossières par les voluptueuses descriptions de leur paradis. Il rencontra quelques jacobites et
quelques nestoriens, mais ceux-ci encore répandaient la haine contre Rome et le clergé latin. L'immense empire des Mongols était le rendez-vous de toutes les erreurs, de toutes les hérésies; la vérité seule n'y était point proclamée....

Et pourtant, quel champ d'action pour l'armée de missionnaires, pour cette Société de Jésus dont l'absence faisait pleurer le Docteur illuminé qui, devant l'impuissance des uns et l'indifférence des autres, dut se contenter de la rêver et de la prophétiser ! Malgré son activité, sa foi et son amour, il ne pouvait, seul, suppléer à cette armée du Christ et les conversions qu'il fit lui parurent un résultat de peu d'importance en comparaison de celui qui eût été possible si les rois européens et les papes eussent suivi ses conseils : la conversion des Tartares, et la conquête, avec leur secours, de la Palestine.

Des frontières de l'Inde, il retourna vers les possessions orientales des Tartares. Les Turcs de l'Asie Mineure voulurent s'opposer à leur prédication, mais Raymond obtint du Khan qui les avait soumis la permission de continuer sa propagande et les autorités turques n'osèrent plus le troubler.

Après avoir prié et pleuré sur la Sainte Terre de Jérusalem où l'infidèle était maître, il passa en Egypte, remonta le cours du Nil et parvint en Ethiopie. « Dans cette terre, il y avait beaucoup de rois et de princes qui adoraient des idoles, le soleil, les étoiles, les oiseaux et les bêtes. Ses habitants, très nombreux, sont de haute stature et noirs; ils sont d'un caractère jovial et maintiennent très sévèrement la justice; le mensonge chez eux est puni de
mort, et tous les biens qu'ils possèdent sont en commun. En ce pays, il y a une île, au milieu d'une grande lagune, où ils ont un dragon auquel tous ces gens offrent des sacrifices et qui est adoré comme un dieu. "

Dans le nord de l'Afrique, lorsqu'il entra en Berbérie, il se trouva en face des ennemis triomphants de la religion, les Sarrasins, contre les erreurs desquels il avait déjà engagé une lutte qui ne devait finir qu'à l'instant de sa mort. Avant de parvenir à leurs cités de la côte, il dut traverser des déserts, souffrir la faim, la soif, les ardeurs du soleil, et toutes sortes de périls.
Il voulait mourir martyr : " Seigneur, avait-il écrit, avant son départ, en son "Livre de contemplation", qu'il vous plaise, lorsque mon être passera de ce monde dans l'autre, qu'il y passe par voie du martyre. "

Dieu retarda l'accomplissement de ce désir et il le protégea contre les rigueurs des saisons, les bêtes du désert et contre la populace des villes africaines, plus à craindre que tout. Vêtu à la manière des Arabes et parlant leur langue aussi bien qu'eux, il prêchait les vérités de la foi chrétienne sur les places publiques, insoucieux des menaces, des insultes et des coups auxquels il s'exposait sans cesse. Parfois on se précipitait avec rage sur lui, on déchirait ses vêtements, on lui arrachait les cheveux et la barbe, — et Dieu le sauvait ! Et qu'importaient tant de souffrances au serviteur du Crucifié si, avant de sortir d'une cité, il avait éclairé quelques âmes —
fût-ce qu'une seule ? des lueurs de sa foi, et s'il avait semé le trouble et le doute dans le c?coeur d'un prêtre de Mahomet.

Du peuple il allait aux savants, des carrefours et des marchés aux écoles; il disputa avec les docteurs de la loi sarrasine, qui, comme jadis ceux de Mayorque, admirèrent sa science et son ardeur mêlées de courtoisie. Il soutint une discussion seul contre cinquante philosophes de Bône qui ne purent triompher de sa dialectique. Et comme il commençait à faire des conversions parmi eux par la vertu de son intelligence ainsi qu'il en faisait parmi le peuple par la force de son amour, le roi, voyant en lui un danger pour la mosquée, lui ordonna, sous peine de mort, de quitter ses Etats. Le roi le fit venir en sa présence et lui dit avec colère :
« Chrétien insensé et fou qui as méprisé mes ordres et la force de ma seigneurie, ne vois-tu point qu'en moi il y a tant de puissance, que d'un signe je puis te quitter la vie ou te faire torturer de nombreuses manières ?
?
Seigneur, répondit-il, il est vrai que votre pouvoir corporel peut vaincre et surpasser le pouvoir de mon corps; mais la force de mon c?coeur ne peut être vaincue par la force que vous possédez ni par celle de tous les hommes de votre royaume, car la force du c?coeur est plus grande et plus noble que la force corporelle, et pour ce, la charité qui brûle en mon c?coeur aime à un tel point la force qui est aussi en lui, qu'elle me fait mépriser la force corporelle qui est en votre personne et en tout votre royaume; c'est pourquoi la force et la charité de mon coeur sont prêtes à combattre contre tous les
pouvoirs de votre âme et de toutes les âmes qu'il y a en votre royaume et seigneurie. »

Le roi étonné lui demanda d'où venait cette force qui lui permettait de braver son autorité : « Seigneur, répondit Raymond, si grande est l'Incarnation du Fils de Dieu et la passion qu'il souffrit pour nous, et si puissante chose est la vérité contre la fausseté, qu'elles me donnent une charité et une force de c?coeur si grandes, que ni vous ni les hommes de votre royaume ne pourriez surpasser ma force car vous êtes tous dans l'erreur et vous n'avez ni foi ni dévotion en l'Incarnation et la Passion de mon Seigneur Jésus. »

Le roi, irrité d'entendre un étranger le braver cl lui dire que la religion de Mahomet était fausse, fit appeler les docteurs les plus savants du pays, pensant que Raymond ne pourrait rien répliquer à leur argumentation et serait lui-même convaincu d'erreur. Mais ce furent les Sarrasins qui les premiers renoncèrent à lutter avec un infatigable adversaire.
Raymond chassé d'Algérie continua ses prédications en Maroc, et peu après s'embarqua pour l'Angleterre. Avant d'y parvenir il dut passer de longues journées entre le ciel et les eaux. Le bercement des ondes, l'inactivité à laquelle il était obligé sur le pont étroit d'un navire et parmi des matelots qui avaient la même foi religieuse, le solennel spectacle du firmament, immensément étoile, celui du soleil réfléchi en une nappe éblouissante, indéfinie et monotone, tout l'exhortait à donner à son corps et à son esprit un repos nécessaire
après un voyage de quatre ans à travers le monde, au milieu de périls, de fatigues, de douleurs et de déceptions sans nombre. Et tant d'autres entreprises hantaient ce chevalier errant de Jésus-Christ !

Mais le Docteur illuminé ne devait prendre du repos qu'après la mort corporelle et dans la gloire des bienheureux. Pendant ses courses d'Allemagne aux Indes et du Caucase au Maroc, dans l'ardeur de la propagande par la parole, il avait dû négliger la seconde propagande à laquelle il s'était voué, et il avait peu écrit; aussi profita-t-il du calme de la traversée pour composer de nouveaux traités selon les règles de son art. Il écrivit le livre "De la première et de la seconde intention" qu'il fit parvenir à son fils dès son arrivée sur le continent, et qui débute ainsi très humblement : « Dieu infiniment intelligible et aimable, un homme vil, inconnu, pauvre de vertus et d'amis, indigne par ses coulpes et ses péchés, fait, en ta vertu, ce livre de l'Intention pour son fils aimé. » Il prépara un traité sur les articles de la Foi catholique, un abrégé de médecine, un traité de droit, et commença le merveilleux roman de Blanquerna où il mit tout son génie et tout son amour.

Il se mêlait aux marins occupés à de rudes labeurs et remarquait que leur métier est des plus dangereux, mais qu'ils perdent tout le bénéfice qu'ils pourraient en retirer dans la vie future par des mœurs plus dissolues que celles des autres hommes. Il leur parlait doucement de Dieu et de leurs devoirs de chrétiens, et lorsqu'il s'approchait d'eux, les blasphèmes soudain cessaient.
Il songeait aussi à leur bien-être matériel. Le Saint-Esprit lui avait fait le don de la science pour
qu'il en répandît par le monde les fleurs et les fruits, et il n'y avait  point d'êtres humains qui lui parussent plus dignes de sa sollicitude que les humbles navigateurs lancés sur l'inconnu des océans, loin de leurs familles et de leurs jardins. L'obscurité des nuits était surtout menaçante lorsque de gros nuages voilaient la clémence des astres et tenaient des tonnerres suspendus .sur les nefs.

Raymond travailla pour l'utilité de ses pauvres frères si souvent en péril et, après de nombreuses recherches, il parvint à composer un instrument formé de combinaisons d'angles aigus, droits et obtus à l'aide duquel ou peut déterminer, par une opération très simple, le lieu où se trouve un navire et celui où il va aborder; perfectionné, cet instrument devait devenir le quartier de réduction. Il inventa encore un astrolabe pour connaître les heures de la nuit. Enfin, il se livrait à des études scientifiques purement spéculatives dont il devait donner le fruit quelques années plus tard dans son "Livre des merveilles du monde". Le flux et le reflux de l'océan excitaient sa curiosité qui, de l'effet, voulait toujours s'élever vers la cause et il en essayait des explications ingénieuses, desquelles on a pu déduire qu'il croyait scientifiquement à l'existence d'un continent inconnu.

Le roi d'Angleterre n'ayant prêté aucune attention à ses projets de croisade, Raymond Lulle revint bientôt sur le continent, par la même voie; il débarqua à Lisbonne où il ne put voir le roi qui guerroyait contre les Mores; il parcourut le Portugal et passa en Andalousie où il prêcha à Malaga, à Almeria et à Grenade.

Dans ces cités qui connurent l'apogée de la civilisation arabe il put étudier, mieux qu'ailleurs, la religion et la philosophie des infidèles et se convaincre que chez eux nul savant ne croyait à la loi de Mahomet telle qu'elle était répandue dans le peuple, tandis que chez les chrétiens cette opposition de la science et de la foi n'existait pas puisque des philosophes, parmi les plus grands, avaient la même croyance religieuse que les humbles et les enfants. Après avoir vu l'inanité de cette religion dont le dogme le plus important était la foi à un paradis de matérielles voluptés et de grossière exaltation des sens corporels, il fréquenta les nombreuses écoles où la religion de Mahomet, comme celle du Christ, était bafouée par des maîtres sceptiques et subtils, sophistes et savants. Les uns, enthousiastes d'Alfarabi, croyaient que tout ce que les prophètes ont dit de la vie future est mensonge, que l'homme peut atteindre à la perfection en ce monde en se soumettant aux lois de la raison, et qu'il ne doit pas ambitionner d'autre récompense de ses vertus que la possession de ces vertus mêmes et le sentiment de sa perfection. D'autres, comme Avicenne, croyaient à l'existence de Dieu, mais ils le comparaient au centre immobile d'une roue en mouvement, ils niaient son intervention dans le gouvernement des mondes et le disaient indifférent au bien et au mal de l'humanité. Les Kadarites affirmaient la liberté que niaient les Djarabites. Les Moattils enseignaient la croyance à un Dieu, mais ils en faisaient un être abstrait, sans attribut. Les Haschavites et les Sifatites, au contraire, empruntaient le leur aux peuples idolâtres et lui donnaient un corps humain. Enfin, au milieu de cette confusion de doctrines, Gazzali, le destructeur des philosophes, était intervenu, et sa conclusion était la seule que pouvait en tirer un incroyant : il niait la raison, les lois de la nature et la science, il niait Dieu et la gloire du ciel; il répandait sur tout, avec son sourire lassé, les ténèbres de son scepticisme et ridiculisait les savants et les prêtres; mais comme il possédait lui-même une grande science, il avait composé pour quelques amis un petit livre où il donnait la solution de problèmes qu'il avait déclarés insolubles dans ses enseignements publics.

Raymond Lulle, au contraire, pensait et enseignait qu'il ne peut y avoir d'opposition entre la raison et la foi, que l'entendement de l'homme doit s'élever vers Dieu aussi bien que la mémoire et la volonté, que la vérité ne doit pas être réservée à quelques disciples, et il traversa l'Andalousie en laissant une longue traînée de lumière et d'éloquence.

Au commencement de l'été de 1282, il était à Perpignan auprès de son seigneur le roi Jacme; c'est pour lui, et à cette époque, qu'il écrivit son petit poème, "le Péché d'Adam", en réponse à deux questions que lui avait posées ce prince très pieux et curieux de littérature et de théologie : comment la souveraine bonté de Dieu ne fut-elle pas en défaut lorsqu'il ordonna à Adam, sous peine de mort, de ne point manger du fruit de l'arbre de la science, sachant qu'Adam lui désobéirait ? Et pourquoi Dieu, dans sa bonté, ne disposa-t-il point les choses de manière telle que ni l'homme ni les anges ne péchassent et que tous fussent sauvés ? Il écrivit aussi un livre sur "la Conquête du Saint Sépulcre".

L'année suivante, il se rendit à Montpellier où l'on avait si favorablement accueilli son Art, et où il retrouva ses premiers disciples. Son nouveau séjour à l'université de Languedoc coïncida avec une assemblée générale tenue en cette ville par les frères Prêcheurs. Il se présenta et prit la parole en une de leurs réunions, car il se désigne évidemment soi-même au chapitre XCVII de Blanquerna, lorsque, parlant de cette assemblée, il présente « un homme laïque qui était procurateur pour ramener les infidèles à la sainte foi catholique » et qui se leva au milieu de l'assemblée, après qu'un frère eût lu un mémoire sur les moines de l'ordre morts pendant l'année, et dit ces paroles : « Si on prend un tel souci de rappeler la mort des religieux dont les âmes sont vives dans le paradis, avec quel souci plus grand on devrait songer à celle des infidèles qui meurent en péché d'ignorance et perdent la vie éternelle, et en mourant vont droit au feu infernal ! Que ne leur porte-t-on la doctrine qui leur fera connaître comment Jésus-Christ s'est chargé des péchés du monde par son incarnation, sa passion, sa mort et sa résurrection ! »

C'est en cette même année qu'il acheva à Montpellier le roman de "Blanquerna, maître de la perfection chrétienne". Nous avons cité maintes fois ce livre et le citerons encore au cours de cette histoire ; mais à cause de son importance dans la vie et dans l'? oeuvre de l'auteur, il nous paraît nécessaire d'en donner une connaissance plus complète par de nouveaux fragments et une analyse qui va faire l'objet du chapitre suivant.

 CHAPITRE VIII

ANALYSE DU LIVRE DE « BLANQUERNA, MAITRE DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE ».

Le roman de Blanquerna est divisé en cinq parties « en souvenir des cinq plaies que sur l'arbre de la Croix Nôtre-Seigneur Jésus-Christ reçut pour racheter son peuple de l'esclavage du démon, et de la captivité en laquelle il était ». Raymond Lulle y donne une doctrine et des règles de vie pour cinq états de personnes : la première est consacrée à l'état de mariage, la deuxième à l'état de religion, la troisième à l'état de prélature, la quatrième à l'état de seigneurie apostolique qui est celui du Pape et des cardinaux et la cinquième à l'état de vie contemplative.

I. De l'état de mariage. — Il advint qu'un jeune homme de noble famille, nommé Evast, resta, par la mort de son père, seul possesseur d'une immense fortune. Sa piété et son mépris des délices de ce monde l'inclinaient à entrer en religion, mais considérant qu'il était chef de famille et le dernier représentant d'une race illustre, qu'il devait perpétuer le nom de son père et que, d'ailleurs, grâce à ses richesses, il pouvait faire beaucoup de bien
aux pauvres, il résolut de se marier et il épousa une jeune fille très pieuse, Aloma, en qui il avait reconnu toutes les qualités dont il voulait que fût douée sa femme.

Les fêtes de leur mariage ne ressemblèrent en rien à celles par lesquelles les gens riches ont coutume de célébrer leur union; pour donner au monde l'exemple de l'humilité, ils allèrent à l'église, vêtus d'habits très simples et suivis d'un petit nombre d'amis, car ils ne voulaient pas qu'un cortège bruyant et luxueux troublât la sainteté du lieu et le sacrifice de la messe. Toute cette première journée fut dédiée à la prière et aux œuvres pieuses; les deux époux distribuèrent d'abondantes aumônes aux pauvres, lavèrent et baisèrent les pieds à treize d'entre eux qu'ils firent asseoir à leur table, et qui furent les seuls convives de ce premier repas.
Ils vivaient depuis plusieurs années, unis, partageant ainsi leur temps entre la prière et les soins qu'ils prodiguaient aux pauvres et aux infirmes, lorsque Dieu se laissa toucher par les larmes d'Aloma encore stérile et lui accorda un fils qui fut appelé Blanquerna.
Blanquerna grandit vertueux, bon et appliqué à l'étude, et lorsqu'il eut atteint l'âge de vingt ans, son père voulut lui laisser le gouvernement de la maison et l'administration de toute sa fortune. Et revenant aux désirs de sa jeunesse, Evast dit à Aloma son désir d'entrer en religion: « Chère épouse, grâce à Dieu notre fils Blanquerna est doué d'une grande sagesse, d'excellentes mœurs et d'une bonne éducation; il est en âge de savoir se gouverner, d'avoir soin de nos biens et de toute la mai
son. Il est temps de lui chercher une femme; et quant à nous, retirons-nous dans un couvent pour y vivre saintement; et ainsi, comme nous avons donné jusqu'à maintenant des règles de vie et des exemples aux gens mariés, de même je désire dorénavant, par sainteté de vie, que nous donnions le bon exemple à ceux qui vivent en religion. Distribuons donc une partie de nos biens aux pauvres, puis choisissez un couvent de religieuses, et moi, avec votre permission, j'entrerai dans un couvent de moines. »

Ces paroles surprirent et attristèrent grandement Aloma qui ne voulait pas se séparer de son mari ni de son fils. Une longue discussion s'engagea entre
les époux sur les avantages qu'il y avait à continuer leur vie chrétienne dans le monde ou à se retirer dans un monastère. Ce fut Aloma qui l'emporta par ses tendres supplications et ses larmes. Mais après avoir obtenu d'Évast qu'il renonçât à son projet, elle eut à lutter aussi contre son fils qui voulait se faire ermite. Les larmes qui avaient vaincu Evast ne pouvant vaincre Blanquerna, elle essaya un autre moyen de le retenir et alla voir une veuve, de ses amies, nommée Anastasie, et lui conta sa peine : « Accordez-moi une grâce, dit-elle ; faites que votre fille Cana parle à Blanquerna et, adroitement, lui fasse oublier sa chimère et l'incline au mariage, et qu'il devienne son mari. Nous lui ferons donation de tout ce que nous possédons et il sera aussitôt maître de tous nos biens. »

Anastasie acquiesça volontiers à cette demande, car elle désirait déjà ce mariage. Le soir du même jour, donc, Aloma pria son fils de l'accompagner,
et elle le conduisit chez Anastasie. Les deux mères prirent un prétexte pour se retirer et laissèrent les jeunes gens seuls.
Une scène délicieuse suit, entre Cana qui aime Blanquerna et celui-ci qui est l'Ami de l'Aimé céleste. La jeune fille avoue son amour avec une franchise et une grâce parfaites; mais il répond en parlant de l'amour de Dieu, et des forêts en lesquelles il va se retirer et passer sa vie à contempler Jésus et sa glorieuse Mère; et son éloquence est telle qu'il transforme l'âme de Cana et fait naître en elle le même désir de la vie religieuse : « Au commencement de notre entretien, dit Cana, l'amour m'inclinait à vous aimer, à cause de la grâce et de la gentillesse de votre corps; mais vos paroles ont élevé mon âme à l'amour de vos vertus; vous avez illuminé mon âme des vertus divines, et vous m'avez donnée pour épouse à Jésus. »
Les deux mères surviennent à ce moment; Anastasie entend les dernières paroles de Cana et en est fort chagrine : « Madame, dit-elle à Aloma, je ne souffrirai plus que Blanquerna parle à ma fille. »
Evast et Aloma passèrent la nuit 'suivante en larmes et en prières; puis, voyant la fermeté que Blanquerna opposait à leurs objections, ils pensèrent qu'ils n'avaient pas le droit de le détourner d'un projet inspiré par le ciel, et ils accompagnèrent le jeune homme jusqu'à l'entrée d'une forêt où il s'aventura à la recherche d'un site favorable où édifier son ermitage loin des villes et des hommes.

Après le départ de leur fils, Evast et Aloma ordonnèrent saintement leur existence; ils construisirent un hôpital où ils se firent eux-mêmes les ser
viteurs des malades et des pauvres, et ils vécurent encore longtemps pour la consolation des malheureux et l'édification de la contrée.

II. De l'état religieux, divisé en deux parties. ? I.  Cependant Cana pensait toujours aux conseils de Blanquerna et persévérait dans son dessein d'entrer en religion,  malgré  l'opposition de sa mère ; elle s'enfuit un matin de sa maison et se réfugia dans un monastère. Anastasie, irritée, convoqua ses parents et ses amis et alla avec eux menacer l'abbesse de brûler son couvent et de tuer toutes les religieuses si Cana ne  lui était pas rendue.   Les religieuses, dans  leur effroi, voulaient se  séparer de leur nouvelle s?coeur; mais celle-ci leur tint ce discours  : « Vous devez savoir que notre  époux Jésus-Christ voulut mourir et souffrir le martyre pour notre rédemption, et que Dieu voulut donner aux apôtres et à beaucoup d'autres ferveur et dévotion pour qu'en eux se manifestât l'affection que le Fils de Dieu témoigne à tous ceux qui l'aiment et le servent sans la moindre crainte de la mort. Dieu donna semblable dévotion à sainte Catalina, à sainte Eulalie, à  sainte Marguerite, à sainte Engracia et à toutes les autres saintes   martyres afin  qu'elles aimassent et désirassent souffrir les tourments et la   mort  pour  son  amour,   et  qu'elles servissent d'exemple au monde. De même, si vous mourez à cause de  moi, vous mourrez pour honorer Dieu, vous gagnerez le martyre et vous donnerez un bon exemple à tous. Et si vous permettez que ma mère et mes parents me fassent sortir par force du couvent, vous donnerez un mauvais exemple et un motif à d'autres pour introduire cette coutume mau
vaise ; de sorte que toutes les fois que vous recevrez une religieuse en ce monastère, sans la permission de ses parents, on viendra vous menacer, et vous vous trouverez chaque fois dans le même péril et dans les mêmes anxiétés qu'aujourd'hui. »

Cana supplia l'abbesse et les religieuses de ne pas l'abandonner; ses paroles étaient si vertueuses qu'elle leur communiqua sa force; mais aucune n'osa se charger d'aller dire à Anastasie la résolution qu'elles avaient prise. Ce fut Cana elle-même qui y alla et dit à sa mère, en lui jetant les clefs du couvent, qu'elle était prête, avec ses sœurs, à souffrir la mort pour l'amour du Divin Epoux.
Mais Dieu n'abandonne pas les servantes qui l'honorent. Anastasie et ses parents furent émus de compassion et pleurèrent en entendant les pieuses paroles de Cana; leur c?coeur fut touché de la grâce et ils se repentirent de leur impiété. Les hommes armés retournèrent à la ville après avoir imploré le pardon de l'abbesse; Anastasie resta à genoux et demanda la permission de se faire religieuse dans le même monastère; mais comme elle était très âgée et d'une santé délicate, elle suivit le conseil qu'on lui donna de s'établir dans une maisonnette près de l'église où elle vécut sous la direction des autres religieuses, mais où elle put manger des viandes et prendre des heures de repos que ne permettait pas la règle du couvent.
En peu de temps, Cana sut lire et chanter le divin office, et comme par piété elle passait presque tout son temps à la chapelle, elle fut élevée à la dignité de sacristaine. Plus tard, à la mort de l'abbesse, toutes les religieuses la choisirent pour Mère.

L'abbesse Cana établit dans son couvent de nouvelles règles afin de préserver ses religieuses des moindres péchés et les mettre dans la voie de la perfection chrétienne; elle les garda par ses enseignements autant que par ses exemples contre les occasions de pécher, ayant une méthode et des préceptes pour chaque cas. L'exposition de ces mœurs et de cette discipline d'un couvent de religieuses au XIIIe siècle comprend dix-huit chapitres de Blanquerna, mais cela ne se résume point en quelques pages : on ne peut qu'exprimer le regret qu'un livre pareil ne soit plus étudié dans les communautés comme il le fut au moyen âge.
2. Blanquerna, après s'être séparé de sa famille, chemina tout le jour à travers la forêt; il dormit sa première nuit de solitude au pied d'un arbre et près d'une belle fontaine, et dès l'aurore nouvelle il se remit en marche. Au coucher du soleil, il se trouva devant un somptueux palais sur la porte duquel étaient écrits les dix Commandements de Dieu, suivis de cette phrase : « Ici sont les dix Commandements chassés du monde et réfugiés en ce bois, méprisés, désobéis et oubliés des hommes. En ce palais ils pleurent désolés et se lamentent à cause de l'honneur qu'ils recevaient jadis dans le monde lorsque, grâce à eux, Dieu était honoré et les hommes obtenaient le salut éternel. »

« Blanquerna fut très étonné des paroles qu'il avait lues sur la porte du palais; il frappa à la porte et voulut entrer voir les Commandements. Un gracieux adolescent ouvrit et l'arrêta en lui disant : « Personne ne peut entrer en ce palais qui soit désobéissant aux dix Commandements. » Blanquerna
répondit qu'il avait chassé de son c?coeur toutes les choses du monde et qu'il avait dédié entièrement son âme au service de Dieu. L'adolescent rapporta ces paroles aux Commandements qui lui dirent de laisser entrer Blanquerna et de le conduire en leur présence.

« Blanquerna entra et se trouva en un grand et beau salon où étaient écrits les noms de tous ceux qui désobéissent aux dix Commandements. Il y avait là dix chaises d'or, d'argent et d'ivoire artistement sculptés, où étaient assis en grande gloire les dix Commandements richement vêtus de brocart et de soie ; ils avaient de grandes barbes et de longs cheveux qui leur donnaient l'aspect de vieillards. Chacun tenait un livre sur ses genoux, et avec des larmes et des gémissements se lamentait....

« Blanquerna demanda au premier Commandement ce qu'il lisait en ce livre qui lui causait une telle douleur : « Aimable fils, répondit-il, en ce livre est écrite la grande gloire de la céleste béatitude, et la grande peine que souffriront ceux qui me sont désobéissants et déloyaux ; là sont inscrits tous ceux qui m'obéissent et les désobéissants; or ceux-ci sont plus nombreux que ceux-là sans que j'aie, moi, la moindre coulpe et la moindre injustice pour qu'ils me soient ainsi désobéissants; bien plus, ce sont ceux mêmes qui, dans le monde, reçoivent de Dieu le plus grand nombre de faveurs. C'est pourquoi, toutes les fois que je lis en ce livre, je sens redoubler ma désolation, ma tristesse et ma douleur. »

Blanquerna vénère et interroge tour à tour les dix Commandements, et il entend leurs plaintes qui l'attristent.
Blanquerna pleura longtemps en compagnie des Commandements et il leur dit: « Puis-je vous aider en quelque chose pour accomplir vos désirs et atténuer votre douleur et vos tristesses ? » Les dix Commandements lui répondirent qu'à leur grande peine et douleur nulle chose ne pouvait remédier, sinon une très grande dévotion et affliction d'esprit chez les hauts prélats, princes et religieux qui avec ferveur et courage châtieraient ceux qui désobéissent à leurs ordres. Après cette réponse, Blanquerna s'agenouilla devant les dix Commandements et leur demanda la permission de continuer son voyage, il les supplia de lui accorder la grâce et la vertu de pouvoir persévérer avec chacun d'eux en son saint propos et leur être obéissant en sa vie d'ermite. Chaque Commandement donna sa bénédiction à Blanquerna qui la reçut avec joie et prit congé d'eux pour aller chercher un lieu où il pût vivre ses jours en l'état d'ermite.

En son voyage, il fait beaucoup d'autres rencontres : il voit la Foi et s'entretient avec elle de la nécessité de convertir les infidèles ; l'Entendement, qui était un vieillard vêtu de pourpre, assis sur un trône et enseignant la philosophie et la théologie à de nombreux disciples ; la Vérité que l'Entendement envoie avec la Foi en ambassade auprès de la Dévotion pour que celle-ci vienne dans le c?coeur de ses disciples. Il rencontre un écuyer et un empereur à qui il enseigne ce qu'est la vraie valeur, et il voit la dame de Valeur elle-même qui, comme les dix Commandements, fait ouvrir pour lui les portes de son palais. Il console un berger qui venait de voir mourir son enfant, et par la seule
éloquence de son pieux discours, il arrête et force au repentir un chevalier qui enlevait la fille du seigneur voisin.

En cheminant toujours dans la même forêt, Blanquerna arrive devant un couvent où un seigneur, qui s'y était retiré sous prétexte de faire pénitence, continuait à se livrer aux plaisirs mondains. Blanquerna se met au service de ce seigneur pour lui enseigner la vraie pénitence et lui inspirer le repentir de ses fautes. Il parvient à son but et fait de lui un moine plein de piété. Il veut alors reprendre sa route, mais tous les religieux, édifiés par son exemple, le supplient de rester encore parmi eux, et ne tardent pas à le nommer leur abbé, malgré ses efforts pour refuser cette dignité qui le forçait à renoncer à son projet de vivre solitaire dans un
ermitage.

Blanquerna, abbé, gouverna son couvent avec ; une sagesse et une science exemplaires, et fut le père et le modèle de ses religieux. Comme il avait un culte particulier pour la Vierge Marie, il fit édifier dans un endroit des plus retirés du monastère une cellule habitée par un moine dont l'unique charge consistait à prier la Mère de Dieu, à la chanter et à célébrer sou los. Les six derniers chapitres de cette partie de Blanquerna composent le livre de l'Ave Maria et sont parmi les plus beaux de l'œuvre.... Mais cela ne peut guère s'analyser....

III. De l'état de prélature. — L'évêque voisin s'étant retiré dans un couvent, les chanoines du diocèse se réunirent pour élire son successeur. Deux partis furent en présence : les uns voulaient nommer Blanquerna ; d'autres, en petit nombre, étaient
opposés à cette élection; c'étaient des chanoines séculiers qui craignaient que Blanquerna, devenu évêque, ne les obligeât à être réguliers. L'archidiacre qui ambitionnait la dignité épiscopale était leur candidat; mais Blanquerna fut élu. Celui-ci refusa d'abord cet honneur. Cependant l'archidiacre s'étant rendu à Rome pour essayer de se faire nommer évêque directement par le Pape, les autres chanoines envoyèrent un délégué au Saint-Père le supplier d'approuver l'élection de Blanquerna. Le Pape, ayant écouté les deux parties, jugea ainsi : « Tout ce qui a des vices de simonie ou en inspire le soupçon doit être écarté des élections, et ce qui est le plus opposé et le plus contraire à la simonie est toujours préférable; c'est pourquoi, mon avis est que Blanquerna, qui refuse d'être évêque et ne veut pas passer de la vie obscure en laquelle il est à une autre plus élevée en honneurs, doit être et est évêque, et non l'archidiacre qui, me semble-t-il, désire cette dignité. »

Blanquerna dut obéir au Pape : « Vous avez, voulu, dit-il aux chanoines, que je sois votre pasteur; je me trouvais en grande servitude quand j'étais abbé, mais maintenant je suis en une autre plus grande encore, car le berger a plus de peines et court plus de périls lorsque ses brebis sont grasses que lorsqu'elles sont maigres. C'est pourquoi je vous demande votre aide et vos conseils pour bien garder mes brebis. »

Le nouvel évêque s'occupa activement de l'administration de son diocèse et y introduisit d'heureuses réformes; il abandonna la plus grande partie de ses rentes au bien de l'Église, malgré les obser
vations de son archidiacre qui lui disait qu'un évêque a besoin d'étaler un certain luxe et avoir de nombreux domestiques; il veilla spécialement aux études de théologie et de droit canon que doivent faire les jeunes prêtres, et il nomma huit chanoines chargés de prêcher uniquement et partout les huit béatitudes que Jésus-Christ promet en son évangile : la pauvreté, la mansuétude, les pleurs, l'affliction, la miséricorde, la pureté de c?coeur et la persécution.

IV. Du Souverain Pontificat. — Blanquerna gouvernait son évêché depuis longtemps déjà, lorsque, le Pape étant mort, le conclave se réunit. Le renom de Blanquerna en vertus et en science s'était tellement répandu, et il était si vénéré des autres prélats, qu'on le mit au premier rang parmi les candidats à la plus haute dignité de l'Église. Or il advint qu'un jongleur étranger se présenta devant l'un des cardinaux; ce jongleur se faisait appeler jongleur de Valeur, et c'était celui qui, en même temps que l'Empereur, avait jadis rencontré Blanquerna dans la forêt; il chanta quelques chansons composées par l'Empereur en l'honneur de la Vierge Marie, puis raconta sa rencontre avec Blanquerna; il célébra les vertus du saint évêque devant tous les autres cardinaux qui, d'un accord unanime, nommèrent Blanquerna pape, malgré sa résistance.

Le nouveau Pape passa les premières semaines de son pontificat à étudier sa cour; il portait toujours des tablettes sur lesquelles il notait les réformes et les améliorations qui lui paraissaient nécessaires, les défauts et les vices auxquels il fallait remédier. C'est ainsi qu'une fois il vit venir au
palais un cardinal accompagné d'une foule de domestiques richement vêtus et montés sur de superbes chevaux ; et peu après, il vit venir un autre cardinal avec une suite très petite et très humble.

Il chercha les motifs de cette différence entre les deux princes de l'Église, et il apprit que le second dépensait presque toute sa fortune en aumônes et en œuvres de bienfaisance, tandis que le premier augmentait la sienne par la simonie.
De même qu'étant évêque il avait chargé spécialement huit chanoines de prêcher les huit béatitudes, il divisa le "Gloria in excelsis Deo" en seize parties; il prit la première et attribua chacune des quinze autres à ses cardinaux qui durent se consacrer à la prédication et à l'explication des paroles de cette prière, échues à chacun d'eux. C'est ainsi que le premier cardinal porta partout la parole de paix, intervint au milieu des hommes, des peuples et des princes pour les pacifier et éloigner d'eux les discordes de la guerre; d'autres furent chargés de leur apprendre à louer Dieu, à le bénir, à l'adorer et à le glorifier, et ainsi de suite jusqu'au plus jeune cardinal à qui fut attribué l'enseignement des dernières paroles du "Gloria in excelsis".

Mais la principale préoccupation de Blanquerna fut la conversion des infidèles. Il fonda un grand nombre de collèges pareils à celui que Raymond Lulle avait institué à Miramar, où on enseigna la théologie, la philosophie et la langue arabe aux moines qui se destinaient à aller prêcher la foi de Jésus-Christ aux Sarrasins. Il divisa le monde en douze parties et plaça un procurateur à la tête de
chacune; les procurateurs devaient visiter leurs régions pour se rendre compte de leur état, de leurs mœurs et de leurs besoins, afin que le Pape en fût bien informé et pût veiller plus sûrement au maintien de la religion parmi les peuples catholiques et à sa propagande parmi les infidèles.

Toutes ces réformes, et d'autres nombreuses encore, portèrent des fruits; un ordre parfait régna dans la cour du Souverain Pontife, la dévotion à la sainte foi catholique s'accrut partout et beaucoup d'infidèles se convertirent. Cependant Blanquerna était devenu vieux; ses premiers désirs de vivre en ermite lui revinrent au c?coeur, et, considérant que son ? oeuvre était accomplie, il réunit ses cardinaux, leur fit part de son projet de se retirer au désert, abdiqua la souveraineté apostolique, et les pria d'élire son successeur.

Les cardinaux firent de vains efforts pour retenir Blanquerna qui se jeta en pleurant à leurs pieds et les supplia de lui accorder cette grâce ; et ils ne purent refuser de lui obéir.

V. De la vie contemplative. ? Blanquerna prit des vêtements humbles et grossiers, comme il convenait à un ermite, et faisant le signe de la croix qui est le signe de notre rédemption, il baisa les pieds et la main du nouveau Pape et lui demanda en pleurant sa grâce et sa bénédiction, en se recommandant de c?coeur à Dieu; et le Pape lui donna sa bénédiction, et, pleurant aussi, lui fit un baiser sur la bouche et les cardinaux firent de même. Le Pape ordonna à deux d'entre eux de l'accompagner jusqu'à l'ermitage où il devait habiter.

Un chapitre est consacré à la description de la
sainte vie de Blanquerna dans son ermitage. Lulle, pour l'écrire, n'a eu qu'à se souvenir de son existence solitaire sur le mont Randa et à Miramar.
Il advint qu'un jour un ermite qui avait charge de visiter les maisons religieuses de Rome se rendit auprès de Blanquerna et le pria de composer un livre qui traitât de la vie contemplative, pour apprendre aux autres ermites à être en contemplation et en dévotion. C'est alors qu'il écrivit le "Livre de l'Ami et de l'Aimé".

« Blanquerna était en oraison, et il considérait la manière de contempler Dieu et ses vertus; et lorsqu'il avait achevé son oraison, il écrivait ce qu'il avait contemplé. Il faisait ainsi tous les jours, et dans son oraison il variait les motifs pour composer le "Livre de l'Ami et de l'Aimé" de diverses manières et de nombreuses matières : le tout brièvement, pour qu'en peu de temps l'âme pût discourir sur beaucoup de sujets. Blanquerna, avec la bénédiction de Dieu, commença son livre, et il le divisa en autant de versets que ce qu'il y a de jours dans l'année; et chaque verset suffit pour contempler Dieu tout un jour selon l'art du "Livre de contemplation" qui suit immédiatement ce" Livre de l'Ami et de l'Aimé". »
Ces deux traités — l'Ami et  l'Aimé et l'Art de contemplation — forment la presque totalité de la cinquième partie de Blanquerna,
 

CHAPITRE IX

 PREMIER SEJOUR DE RAYMOND LULLE A PARIS
IL Y COMBAT LA DOCTRINE D'AVERROES
ET ÉCRIT LE « LIVRE DES MERVEILLES DU MONDE ».

 De  1285 à  1292.

Raymond Lulle resta à Montpellier jusqu'au printemps de 1285 ; il fit alors un nouveau voyage à Rome où il arriva quelques semaines après l'élection du pape Honorius IV. Le nouveau pontife à qui il exposa ses projets et conta ses voyages au pays des schismatiques et des hérétiques le reçut favorablement, et, sur ses conseils, fonda à Rome un collège semblable à celui de Miramar; il lui donna, en outre, une lettre de recommandation pour le cardinal de Sainte-Cécile, Jean Choletti, légat apostolique à la cour de France.

Raymond passa toute cette année à Rome où il écrivit le poème des "Cent noms de Dieu", le "Livre du Tartare et du Chrétien", et, au printemps suivant, après avoir assisté à un nouveau chapitre des frères Prêcheurs à Bologne, il prit la route de France.
Grâce à l'appui du cardinal de Sainte-Cécile, il obtint du chancelier Berthault la permission de lire des commentaires de son Art en une chaire de la
Sorbonne. Là, il se trouva face à face avec la doctrine ennemie qu'il poursuivit pendant toute son existence, l'averroïsme qui avait de nombreux défenseurs à Paris, malgré les condamnations dont il avait été frappé, en 1209 par le concile, en 1240 et en 1269 par les évêques Guillaume d'Auvergne et Etienne Tempier.

Il n'importe pas de rechercher ici ce que fut véritablement la philosophie du célèbre commentateur arabe d'Aristote ni s'il avait mérité tous les anathèmes dont les théologiens du XIVe siècle accablèrent son nom et sa doctrine. Averroès fut le lac immense où aboutirent tous les courants d'impiété et de philosophies négatives des siècles antérieurs; il fut considéré comme « le chien enragé qui, poussé par une fureur exécrable, ne cessait d'aboyer contre le Christ et contre la foi catholique », celui qui avait proféré le blasphème des trois imposteurs que devait répéter « le roi de pestilence » Frédéric II, protecteur de ses premiers traducteurs. Pour Raymond Lulle et ses contemporains, il fut ce qu'il devait être quarante ans plus tard pour André Orcagna qui le représenta dans le Campo Santo de Pise étreint entre les nœuds d'un serpent, près de l'Antéchrist écorché vif et de Mahomet déchiré par les
démons; l'Averroès, enfin, de Taddeo Gaddi écrasé par les pieds vainqueurs de l'Ange de l'Ecole.

L'averroïsme ne se manifestait pas à Paris dans toute son impiété, mais il n'en pervertissait pas moins la philosophie en y introduisant des conceptions contraires aux dogmes de la religion, ne laissant à celle-ci que le domaine de la foi souvent confondue avec l'absurde, et réservant à la seule science celui de la raison. Lulle l'attaqua sous toutes ses formes et écrivit de nombreux traités où il le poursuivait sans trêve. Il soutint aussi des luttes très vives contre des philosophes qui enseignaient l'existence d'une âme universelle: attaqué par des syllogismes, il répondait selon le même mode de raisonnement.

« La supposition que l'âme, après la mort, retourne à une autre âme, qui serait universelle pour toutes les âmes comme la matière première l'est pour les matières particulières, est fausse. Car, supposé que l'âme universelle existât réellement, aucune de ses parties ne voudrait y retourner. En effet, toute âme serait plus parfaite en soi-même que dans l'âme universelle, comme toute matière particulière est plus noble dans le composé que dans la matière première. La matière, ne pouvant en soi-même donner le complément et la force d'être que le particulier avait dans le composé, tombe dans la privation; aussi incontinent, le particulier quand, par corruption, il a été dissous dans quelque composé, se recompose en un autre. Par conséquent, si
l'âme universelle ne pouvait donner le complément à l'âme particulière, et si l'âme particulière aimait mieux être dans l'âme universelle que dans soi-même, elle aimerait à être dans la privation, et le corps serait de plus noble condition que l'âme. Or cela est impossible, et cette impossibilité démontre que l'âme universelle n'existe pas réellement. »

Maître Raymond devint vite populaire parmi les docteurs et les écoliers de Paris qui lui donnèrent le surnom de Barbe-Fleurie. La reine de France, Isabelle d'Aragon, fille de Jacme le Conquérant, ayant su qu'un Catalan de la noble famille des Lulle professait avec éloquence un Art nouveau à l'université de la capitale, le fit venir au palais et ne fut pas peu surprise d'apprendre que ce sage était l'ancien page du roi son père, le sénéchal de son frère le roi de Mayorque dont elle n'avait gardé le souvenir que comme d'un brillant chevalier et d'un voluptueux troubadour. Il fut présenté au roi, et Philippe le Bel, sur ses instances, fonda en Navarre un collège pour l'étude de l'arabe et de l'hébreu qui fut, plus tard, transféré à Cambrai.

Lulle fait mention de ce séjour à Paris dans le livre de Félix : « Un homme qui avait travaillé beaucoup pour l'utilité de l'Eglise alla à Paris et dit au roi de France et à l'université de cette ville qu'il serait très convenable d'y établir des monastères où on apprendrait les différents idiomes des infidèles et où on traduirait l'Art démonstratif 'pour les Tartares et les autres nations barbares ; qu'il faudrait faire venir à Paris quelques hommes de ces
nations pour qu'ils y apprissent nos lettres et idiomes qu'ils iraient ensuite enseigner en leurs terres. Cet homme, ayant demandé au roi et à l'université toutes ces choses et beaucoup d'autres, ne put les obtenir et il leur disait pourtant qu'aucun autre moyen humain n'existait d'exalter la foi et de détruire l'erreur, car, une fois convertis, les Tartares et les autres nombreuses nations des mêmes pays, on vaincrait et on convertirait aussitôt les Sarrasins, surtout avec l'aide de la prédication et l'exemple du martyre. »

Ce "Livre de Félix ou des Merveilles du monde" est l'un des plus remarquables du Docteur illuminé.
« En tristesse et en langueur était un homme en pays étranger, et il s'émerveillait grandement des gens de ce monde, comme ils connaissaient et aimaient si peu Dieu qui a créé ce monde et l'a donné aux hommes, en grande noblesse et bonté, pour qu'il fût par eux bien aimé et connu. Cet homme pleurait et se plaignait de ce que Dieu a en ce monde si peu de gens qui l'aiment, le servent et le louent. Et pour que Dieu soit connu, aimé et servi, il a fait ce livre de merveilles qu'il a divisé en dix parties, c'est à savoir : Dieu, anges, éléments, ciel, plantes, métaux, bêtes, hommes, paradis, enfer. Cet homme avait un fils qu'il aimait fort et qui avait nom Félix, auquel il dit ces paroles : « Cher fils, sagesse est presque morte, et charité et dévotion, et il y a peu d'hommes qui soient en la fin pour laquelle Nôtre-Seigneur Dieu les a créés.... »

Le "Livre des Merveilles" est une longue suite de récits allégoriques ; les contes succèdent aux fables et aux moralités, sans aucun plan, sans autre
but que celui d'instruire; c'est à peine si le personnage de Félix l'émerveillé suffit à donner une unité à l'? oeuvre et à en relier les mille épisodes; une analyse de ce roman à tiroirs n'étant guère possible, nous le ferons connaître par quelques citations :
« En une terre, il advint qu'un religieux chrétien disputa si longuement avec un roi sarrasin qu'il lui fit comprendre que la loi des Sarrasins est fausse ; le roi connut par les positives raisons du religieux qu'il était en état de damnation. Ce Sarrasin pria le religieux de lui prouver par des raisons nécessaires que la foi des chrétiens est la vraie, ajoutant qu'il se ferait baptiser et rendrait sa terre au commandement de la sainte Eglise. Le religieux répondit qu'il ne pouvait pas montrer cette vérité par des raisons nécessaires. Les paroles du frère déplurent beaucoup au Sarrasin qui lui dit qu'il avait mal agi en l'éloignant de sa foi accoutumée puisqu'il ne pouvait lui donner les raisons nécessaires de la foi romaine. Il ajouta que si le religieux ne lui faisait pas comprendre la foi des chrétiens, il le ferait mourir de male mort; aussi, le frère s'enfuit, et le roi mourut dans l'erreur, d'où un grand dam s'ensuivit pour lui et pour toute sa terre. »

« Seigneur, dit Félix, pourquoi au temps où nous sommes n'y a-t-il plus de prophètes ? » Blanquerna lui répondit : « Un roi très noble avait un fils qu'il aimait beaucoup. Ce roi envoya dans tout son royaume de solennels messagers qui annoncèrent aux gens une nouvelle cour que le roi devait tenir en l'honneur de son fils qu'il voulait faire chevalier et à qui il voulait donner son royaume en héritage. Après que la cour eut été tenue et le jeune roi fait
chevalier, les messages cessèrent que le roi avait transmis par ses terres pour que les gens vinssent honorer son fils. »

« Un alchimiste pria le feu de lui faire de l'argent avec de l'or; le feu répondit ces paroles à l'alchimiste : « En une terre il advint qu'un lion combattit longuement avec un sanglier. Ce lion s'efforçait d'occire le porc, car il voulait le manger, et le sanglier se défendait, car il ne voulait pas perdre son être, ni que sa chair fût transformée en chair de lion; il préférait être en espèce de porc qu'en espèce de lion. » — « Seigneur, dit Félix au philosophe, selon vos paroles il me semble que vous dites que la transmutation d'un métal en un autre, selon l'art d'alchimie, est impossible, car vous dites que nul métal n'a appétit de changer son être pour un autre puisque, si ce changement s'opérait, il ne serait plus le même être qu'il aime d'être, si j'ai bien entendu vos raisons et vos allégories. Mais je m'émerveille fort d'une chose, à savoir comme on peut avoir une si grande affection à l'art d'alchimie si cet art n'est pas vrai. » Et le philosophe répondit à Félix ces paroles : « En une terre il advint qu'un homme réfléchit aux moyens de se procurer un grand trésor, et, pour ce, il vendit tout ce qu'il possédait, et en une terre lointaine il alla chez un roi et lui dit qu'il était alchimiste. Le roi eut grand plaisir de sa venue et lui fit donner une maison et tout ce dont il avait besoin. Il advint que cet homme mit beaucoup d'or dans trois canons en lesquels il y avait une décoction d'herbes en forme d'électuaire. Devant le roi, il mit un de ces canons dans une chaudière où il y avait une grande quantité de
doublons que le roi lui avait donnés pour qu'il les multipliât. L'or qui était dans le canon pesait mille doublons, et le roi en avait mis deux mille dans la chaudière ; celui du canon se fondit et se mêla à celui de la chaudière qui pesa trois mille doublons. L'homme fit cela trois fois devant le roi qui le crut vraiment alchimiste. Mais à la fin cet homme s'enfuit avec une grande quantité d'or que le roi lui avait donnée pour multiplier, croyant que le métal cuit dans les canons avait la vertu de multiplier l'or dans la chaudière. »

Les héros des nombreux épisodes du livre de Félix sont, le plus souvent, des philosophes, des rois, des ermites et des prélats; les ermites sont toujours des savants et des sages; les évêques sont surtout représentés avec leurs vices, l'ambition, la gourmandise et la luxure. Raymond Lulle en avait trop rencontré de ces dignitaires de l'Eglise qui faisaient déshonneur à Dieu et accueillaient par le dédain, quelquefois par des moqueries, les amants maigres lorsque ceux-ci venaient troubler leurs festins en leur parlant de la Terre Sainte et des périls dont les Sarrasins et les Tartares menaçaient la chrétienté. Il leur dédie plus d'un conte, qui rappellerait certains fabliaux satiriques du moyen âge, s'ils n'étaient toujours relevés par un sentiment de noble tristesse à la vue de ces scandales. Saint Ignace, sainte Thérèse devaient en rencontrer de pareils et les guérir par la sainte contagion de leurs pénitences et de leurs larmes.

La huitième partie du "Livre des merveilles" traite "Des Bêtes" et commence ainsi : « En une belle plaine où passait une belle eau, il y avait un grand nombre
de bêtes sauvages qui voulaient élire un roi. Accord fut pris par la majeure partie pour que le lion fût roi, mais le bœuf s'opposa très fortement à cette élection ». Le bœuf propose le cheval dont il vante les qualités au-dessus de celles du lion, et cet avis est partagé par le cerf, le mouton et tous les animaux qui se nourrissent d'herbages. Le renard intervient et fait élire le lion qui dès le premier jour dévore, en compagnie de ses barons, un veau et un poulain. Le cheval et le bœuf, irrités de la mort de leurs fils, vont se soumettre à la loi de l'homme. Toute cette partie, qu'on a appelée une épopée animale, est un long récit des fourberies et des félonies de Na Renart; c'est la plus ancienne forme, en Espagne, du Roman de Renart si célèbre au moyen âge dont Lulle devait connaître la version française; il connut certainement aussi le roman arabe et les nombreuses allégories que l'imagination orientale avait inventées sur ce fertile sujet; il a emprunté à ces différentes sources.

Ce livre Des Bêtes est, d'ailleurs, le seul où les folkloristes puissent étudier la transposition des traditions et des contes de divers peuples dans une ? oeuvre littéraire ; les légendes des autres parties de Félix, les petits contes moraux des ermites et des philosophes qui instruisent l'Émerveillé sont de l'invention de Raymond Lulle, et on n'en trouverait qu'un très petit nombre chez des écrivains antérieurs.

La Bibliothèque nationale possède, en un manuscrit du XVe siècle, une traduction française du "Livre des merveilles du monde" à laquelle nous empruntons la conclusion de l'oeuvre :
« Quand il eut ainsi longuement alé, il vint en une abbeye moult noble où il fut moult bien et moult courtoisement receu de l'abbé et des moines.... Adont commença Félix à raconter exemples et merveilles, et en les ouïr se delitoient l'abbé et ses moines, car moult estoient parolles plaisantes à ouïr, et moult y avoit de sens et de droiture et moult y pouoit homme veoir de l'estat de ce monde et de l'autre.... Moult désirèrent l'abbé et le couvent que Félix fust moine de leur abbeye, mais Félix s'excusa et dist qu'il estoit obligié a aler par le monde racontant les merveilles qu'il avoit veues et oyes et que a son père l'avoit promis. L'abbé et le couvent le prièrent rnoult dévotement qu'il prist leur habit et que il en leur habit alast racontant le livre de merveilles. Félix consentit a leur prière et fut vestu des draps de l'abbeye et receu a moine, et lui fut donné office qu'il alast par le monde et qu'il racontast aux uns et aux autres le livre des merveilles, et qu'il accreust le livre selon qu'il trouveroit plusieurs merveilles en alant par le monde. Quant toutes ces choses furent ordonnées et Félix fut tout prest de soi departir, maladie le prist et mourut....

"... Quand Félix fut enterré, un moine cria merci à l'abbé et s'agenouilla devant lui et devant tout le couvent, et en plourant avec grant devocion, demanda l'office que Félix avoit et qu'il alast par le monde, ainsi comme a Félix avoit été otroyé. L'abbé et le couvent consentirent audit moine sa demande et lui misrent a second nom Félix; auquel l'abbé donna sa bénédiction, et adoncques s'en ala par le monde racontant le livre de merveilles, et l'accroissoit selon les merveilles qu'il trouvoit.... Et l'abbé
et tout le couvent ordonnèrent que ceste abbeye eust a tousjours mais un moine qui eust ceste office et eust a nom Félix, qui racontast par le monde et multipliast le livre des merveilles, en l'intention de faire congnoistre, amer, doubter, servir et hounourer Dieu aux mescreans, et de moult fermement faire congnoistre, amer, doubter, servir et hounourer Dieu nostre Seigneur à ceux qui tenvement le congnoissent, faiblement l'aiment, pou le doubtent, laschement le servent et qui faintement l'ounourent. Ci fine le livre intitulé de merveilles».

Au chapitre xiv de la huitième partie de Félix, il est question d'un autre livre de Lulle, "la Plaisante Vision", immense encyclopédie dont nous avons à déplorer la perte ; la description qu'en fait un damoiseau qui l'apporte au roi de la part d'un saint ermite semble faite pour augmenter nos regrets :
« Le damoiseau dit au roi que le livre était de plaisir corporel et de plaisir spirituel. De plaisir corporel pour ce qu'il y a de nombreuses et diverses figures qui sont très noblement faites, et qui sont d'autant de manières qu'on eu peut penser des créatures et des œuvres des créatures, à savoir qu'en ce livre est le ciel impérial figuré, ainsi que la disposition de la sacrée et souveraine majesté et des saints de gloire. Après, il y a la figure du firmament et du soleil et de la lune ; il y a l'histoire du vieux testament et du nouveau. En ce livre sont figurés les philosophes, les œuvres de la nature telles que hommes, bêles, oiseaux, poissons et plantes; il y a des figures des hommes, des prélats, des princes,
des clercs, des chevaliers, des marchands et de tous les arts mécaniques. En ce livre il y a des histoires de batailles, de cités, de nefs et de galères de rois et de toutes les autres choses antiques qui sont passées. Ce livre, seigneur roi, a été fait par un ermite qui fut philosophe, et de tous les livres qu'il put trouver il tira toutes les histoires qu'il put tirer. Et tout ce qu'il voyait faire par les hommes, les bêtes, les oiseaux, les poissons et les arbres il le mettait en figures. »

Raymond Lulle écrivit encore, pendant ce séjour à Paris, "l'Art inventif ", "l'Art amatif ", un abrégé de logique et traduisit quelques unes de ses œuvres en arabe; il assista à un chapitre général des frères Prêcheurs auquel il fait allusion dans le livre de Félix.

Au commencement de l'an 1288, après un séjour de quelques mois à Montpellier, il était à Gênes et se préparait à s'embarquer pour Tunis lorsqu'à la nouvelle de l'élection du pape Nicolas IV (22 février) il sentit croître ses tenaces espoirs, et pensant qu'il obtiendrait du nouveau pontife un meilleur appui que de ses prédécesseurs, il partit aussitôt pour Rome.

Ses projets étaient les mêmes, toujours, ceux de sa vie entière : fondation de collèges des langues orientales, envoi de missions en Tartarie et en Afrique, conquête de la Palestine; à son plan pour la délivrance des Saints Lieux il joignait, comme nouveau moyen, la réunion des Hospitaliers de Saint-Jean, des chevaliers du Temple, de Saint-Jacques et de Calatrava en un seul ordre militaire et religieux qui, au lieu d'entasser des richesses sans profit pour
le bien commun, de s'inutiliser dans une pernicieuse inactivité et de mentir à son origine, aurait eu vraiment pour unique but la guerre au More maître de Jérusalem. Autour de la puissance et de la fortune des Templiers, Lulle voyait grandir les soupçons, les craintes et les colères; il devait pressentir des tragédies prochaines. Il songeait que des forces se perdaient, qu'il était temps encore de les sauver en réformant l'esprit et les mœurs de ceux en qui elles étaient endormies. L'union de tous les ordres guerriers de Jésus était la réforme qui aurait groupé toutes les forces et les aurait dirigées vers le même but. Mais il ne put jamais l'obtenir.

Ce nouveau voyage à Rome ne fut cependant pas infructueux, car dès l'année suivante, Nicolas IV envoyait des missions aux princes tartares, en Ethiopie et en Afrique. Ne pouvant faire davantage pour le bien de la chrétienté, Lulle retourna à Montpellier où il vit le général des Frères Mineurs, Raymond Gaufredi qui, ayant examiné son Art, lui donna des lettres de recommandation pour l'enseigner en Italie.

Il reprit ses leçons à l'université de Montpellier, écrivit les "Louanges de la Bienheureuse Vierge Marie", " l'Arbre de la Philosophie désirée" et des commentaires sur son Art; puis, il quitta le Languedoc, et pendant un an parcourut l'Italie.
 

CHAPITRE X

 LA DÉFAILLANCE SPIRITUELLE ET LA MALADIE CORPORELLE DE RAYMOND;
 SA GUÉRISON
 SON VOYAGE A TUNIS
 SA PÉTITION AU PAPE CÉLESTIN   V.

 De 1292 à I295

En 1292 Raymond Lulle retournait à Gênes pour s'embarquer sur le premier navire en partance vers l'Afrique. Sa renommée était grande en cette ville où on lisait et commentait ses premières œuvres ; des marins de loin venus y racontaient les nombreuses conversions qu'il avait faites dans les pays des infidèles, les disputes qu'il avait soutenues victorieusement contre les docteurs sarrasins et toutes les tribulations qu'il avait supportées pour la gloire de Jésus. Aussi, lorsque le Docteur illuminé passait par les rues et les places de leur cité, les Génois l'accueillaient avec les signes de la vénération que l'on accorde aux saints.

C'est alors que Dieu, par un effet de sa sollicitude, pour le prémunir contre le péché d'orgueil, permit qu'il fût tenté et pavât son tribut à la faiblesse humaine. Le navire allait mettre à la voile, tout était prêt pour le départ; Raymond avait embarqué ses manuscrits, lorsque, pour la première
fois de sa vie, il eut peur de la souffrance et de la mort; il considéra que s'il allait en Afrique, il y serait saisi, maltraité, emprisonné et livré peut-être à la mort dans les tortures, lui qui jusque-là avait ambitionné la palme du martyre ! Et il ne partit point....

Mais le navire avait à peine disparu à l'horizon qu'il comprit l'indignité des craintes qui l'avaient retenu, le scandale et le mauvais exemple qu'il venait de donner aux Génois. Il entra dans une violente douleur, croyant que Dieu l'avait abandonné et le damnerait; la fièvre accabla son corps qui avait toujours résisté à toutes les fatigues et à tous les malsains climats, et il devint très gravement malade.

Le jour de la fête de la Pentecôte, il put se faire conduire à l'église des frères Prêcheurs, voisine de la maison où des amis l'avaient recueilli : les moines chantaient l'hymne Veni Creator. Alors il murmura, suppliant : « Est-ce que l'Esprit Saint ne pourrait pas me sauver ? » Et il pria avec ferveur. Mais l'effort qu'il avait dû s'imposer était trop grand pour ses membres débiles; il s'évanouit et fut porté dans le dortoir des frères. Au milieu du délire et des cauchemars auxquels il était en proie, il crut voir sur le faîte de la maison une étoile pâle d'où sortait une voix — il l'entendit — qui lui disait : « C'est dans cet ordre des Prêcheurs que tu peux être sauvé. »

Lorsqu'il put retourner chez lui, les paroles de l'étoile continuèrent à le tourmenter tellement que sa maladie en fut aggravée; il eut une seconde vision, et il entendit la même voix : « C'est seulement dans cet ordre que tu pourras te sauver ! »
 
Mais comment pouvait-il se soumettre à la doctrine et à la discipline de l'ordre de Saint-Dominique, encore ennemi de ceux qui croyaient à la Conception Immaculée de la Vierge ? Ses sympathies étaient, en esprit et en amour, pour les Mineurs dans le tiers-ordre desquels il allait entrer; ceux-ci avaient accueilli favorablement son Art tandis que les Prêcheurs l'avaient dédaigné. Fallait-il donc, obéissant à l'étoile, renoncera cet Art qui était son arme unique et puissante contre les docteurs de la mosquée et de la synagogue ?

« O chose admirable ! » s'écrie son biographe de qui nous devons traduire cette page car les détails en sont si précis et si étranges qu'elle semble avoir été écrite sons la dictée de Raymond, « il choisit sa propre damnation plutôt que de voir perdre ce qu'il savait avoir reçu de Dieu pour le salut de beaucoup et pour l'honneur de Dieu.

« Ainsi Raymond, bien que désespérant que Dieu voulut le sauver, résolut néanmoins, pour n'être pas regardé comme hérétique par les frères ou par le peuple, de se confesser superficiellement et de faire son testament, ce qu'il exécuta. Lorsque le prêtre eut apporté en sa présence le corps du Christ et, debout, le présenta devant la face de Raymond, celui-ci sentit, comme par l'impulsion d'un homme, sa face se retourner vers l'épaule droite, et il lui sembla qu'au même instant le corps du Christ offert par le prêtre, passant du côte opposé, c'est-à-dire à l'épaule gauche, lui adressa ces paroles : « Tu souffriras la peine méritée si tu ne me reçois ainsi ». Mais Raymond, ferme dans sa résolution qui était d'être plutôt damné éternellement que de laisser perdre par sa mauvaise renommée l'Art révélé pour l'honneur de Dieu et le salut de beaucoup, sentit de nouveau, comme par la main d'un homme, sa face se remettre droite; et dans cette attitude, voyant alors le corps du Seigneur dans les mains du prêtre, il se jeta à bas du lit et baisa les pieds du prêtre. Alors il reçut le corps du Christ, afin que du moins, à l'aide de cette dévotion feinte, il sauvât l'Art.

« O tentation admirable, ou plutôt, comme il semble, dispensation d'une divine épreuve ! Le patriarche Abraham crut jadis à l'espoir contre tout espoir; et Raymond préférant constamment à son propre salut l'Art ou doctrine par laquelle beaucoup devaient être amenés à comprendre, à aimer, à adorer Dieu, semblable au soleil qui, couvert d'un nuage n'en est pas moins brûlant en soi, Raymond, dis-je, désespérant merveilleusement de Dieu sous cette ombre qui voilait son esprit, fut mis à une épreuve qui montra qu'il aimait infiniment plus Dieu et, pour Dieu, le prochain que soi-même. »

Cependant, après avoir reçu la communion, il reprit peu à peu son entière intelligence, et, peu a peu, sa santé : il comprit alors qu'il ne devait pas ajouter foi aux illusions d'un cauchemar. Et il se fit revêtir de l'habit de saint François d'Assise.

Combien est précieux l'enseignement qui se dégage de l'épisode de l'étoile, ordonnant à Raymond de se soumettre à la règle de saint Dominique ! La lutte qui se livre dans l'esprit du Docteur illuminé a toute la hauteur et la signification d'un symbole. Rien ne saurait mieux dire l'antagonisme qui existait alors entre les Frères Prêcheurs et les Mineurs et qui se prolongea encore après le XIIIe siècle. Ces deux ordres étaient les plus puissants de la chrétienté ; on pourrait dire qu'ils se partageaient le gouvernement des âmes. Ils étaient également dévoués à la religion du Christ, le but qu'ils poursuivaient était le même, mais ils furent dès leur origine séparés par la diversité de leur méthode, si fraternel qu'eut été l'embrassement symbolique de leurs illustres fondateurs. L'ordre de Saint-Dominique représente la foi, la science et la raison, l'ordre du séraphin d'Assise la foi, l'exaltation et l'amour; le premier est surtout pratique, son enseignement est rigoureusement méthodique, il ne s'aventure pas dans l'inconnu, il sera peut-être la suprême citadelle de l'Église contre l'envahissement d'un mysticisme lâche et, perdu loin de la clarté des dogmes ; le second frémit des ailes et s'élance vers le ciel sans autre science que l'amour, il ne va pas sans ce que les hommes appellent un grain de folie qui est une des formes les plus hautes de la sagesse, il est l'Ami à qui on demande le nom de son maître et qui répond : « l'amour. — De quoi es-tu fait ? — D'amour. — Qui t'a engendré ?
— L'amour.  — Où naquis-tu ? — Dans l'amour.
— Qui t'a nourri ? — L'amour. — De quoi vis-tu ?
— D'amour. — Quel est ton nom ? — Amour. — D'où viens-tu ? — De l'amour. — Où vas-tu ? — A l'amour. — Où es-tu ? — Dans l'amour ». La poésie et la pauvreté furent ses vertus, et il fut toujours plus près de l'âme populaire, surtout dans son culte pour l'Immaculée Conception, qu'il défendit contre les Dominicains.

Raymond Lulle ne peut être proposé comme un type parfait de Franciscain. Pareil aux premiers disciples du saint d'Assise, il était tout amour, humilité, exaltation et poésie, et comme eux il professa une singulière dévotion à Marie sans tache ; mais à ces dons, il joignait celui de la science. Ses vastes connaissances, ses projets de conquérir à Jésus des âmes infidèles par les seules armes de la raison, semblaient devoir le rapprocher des Frères Prêcheurs ; on n'a pas oublié du reste que les premiers conseils qu'il sollicita furent ceux de Raymond de Penyafort. Et pourtant, il avait raison de croire qu'il ne pourrait poursuivre sa mission dans l'ordre de Saint-Dominique : les Prêcheurs comprenaient trop bien ce qu'avait de chimérique sa croisade intellectuelle ; d'autre part, ils désiraient comme lui la conquête de la Terre Sainte et l'évangélisation de la Tartarie, mais, comprenant aussi l'inutilité   des démarches auprès des papes et des princes, ils s'abstenaient d'un effort qu'un raisonnement plus lucide leur montrait sans résultat. Les Franciscains,  au contraire, reconnaissaient pour un d'eux Raymond le fol et lui disaient :   « Vous ne convertirez peut-être pas les infidèles et vous ne rendrez pas aux chrétiens la sainte terre de Palestine; mais un noble effort n'est jamais vain, la parole et l'exemple d'amour ne sont jamais perdus. Vous montrez le chemin aux missionnaires des siècles  à venir, et la Mère du Sauveur vous bénit. »

Quelques-uns de ces frères en saint François consolèrent Raymond et l'aidèrent à recouvrer son courage. Un jour, ayant appris qu'une galère était dans le port et allait partir pour l'Afrique, il s'y fit transporter avec ses livres; mais ses amis allèrent le chercher et le ramenèrent en lui disant que sa santé était encore trop faible pour supporter la traversée et les fatigues qui l'attendaient sur la terre des Mores. Il était impatient d'aller dire les louanges de Jésus et de racheter par une ardeur redoublée quelques journées de défaillance. Enfin, après plusieurs semaines d'un nouveau repos, un navire étant prêt à faire voile vers Tunis, on lui permit d'aller où Dieu l'appelait.

Raymond s'embarqua, et comme il quittait le port, il se mit à genoux et fixa ses regards vers l'horizon des eaux : « Seigneur, priait-il, tels les marins lorsqu'ils sont en péril sur les flots clament vers toi, et en toi se confient, tel ton sujet, le fils de ta servante, clame vers toi et te supplie en voyant sa nef en danger dans la tempête des péchés, et il te demande ta grâce pour que tu munisses sa nef de vertus et que tu en chasses les vices; et si lu ne l'exauces point, elle périra, elle ne parviendra jamais au port du salut et en la présence de son Dieu. »

Il lève les jeux et voit les marins qui tendent les voiles : ils chantent sur les mâts, et ces mâts sont dressés en forme de croix, signe de pitié et de pardon. Raymond sent soudain son corps reprendre sa vigueur ancienne, une joie immense gonfle son c?coeur; plus rien n'y reste des cauchemars passés. Il rend grâces à Dieu et mêle sa voix aux  voix des matelots.
Dès son arrivée à Tunis, il appela les principaux docteurs sarrasins et leur dit qu'il avait une connaissance complète de la loi chrétienne et qu'il voulait pareillement être instruit des vérités de la loi mahométane, et il leur promit de se convertir à leur religion si son excellence sur celle de Jésus lui était démontrée. Aussi, un grand nombre de prêtres et de savants s'empressaient-ils d'accourir auprès de lui et d'essayer de le convertir. Mais il leur répondait : « Tout homme sage doit tenir pour vraie la loi qui attribue à Dieu la plus grande somme de bonté, de puissance, de gloire, de perfection, etc., et cela dans la plus grande égalité et concordance. Cette loi est aussi la plus louable qui, entre Dieu, qui est la cause suprême et première, et son effet met la plus parfaite convenance. Or, par ce que vous m'avez proposé, je remarque que vous, Sarrasins, qui êtes sous la loi de Mahomet, vous ne comprenez pas que dans ces perfections divines il est des actes propres, intrinsèques et éternels, sans lesquels elles auraient été éternellement oisives; je dis actes de bonté, le bonificatif, le bonifiable et le bonifier; actes de grandeur, le magnificatif, le magnifiable et le magnifier; et ainsi de toutes les perfections divines. Mais comme vous n'attribuez ces actes qu'à deux perfections ou raisons divines, ainsi que je le vois maintenant, c'est-à-dire à la sagesse et à la volonté, il est manifeste que, dans les autres raisons susdites, à savoir la bonté, la grandeur, etc., vous laissez de l'oisiveté, et, par conséquent, vous y mettez de l'inégalité et de la discordance, ce qui n'est pas permis. En effet, par les actes substantiels de ces perfections, raisons ou attributs, actes intrinsèques, éternels, pris, comme il convient, d'une manière égale et concordante, les chrétiens prouvent évidemment que dans une essence et nature absolument simple est la trinité des personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Cela, je pourrai vous le démontrer clairement, avec l'aide de Dieu, par un certain Art révélé du ciel, selon ce qu'on croit, à un ermite chrétien, si vous voulez conférer là-dessus avec moi, d'une âme tranquille, pendant quelques jours; il vous paraîtra même de la façon la plus rationnelle, à l'aide de cet Art, comment, dans l'incarnation du Fils de Dieu, par la participation, c'est-à-dire l'union du Créateur et de la créature dans la personne du Christ, la première et suprême cause concorde avec son effet, et comment même cela se manifeste surtout et très noblement dans la Passion du Fils de Dieu, qu'il souffrit, du côté de son humanité, en daignant volontairement et très miséricordieusement nous racheter, nous pécheurs, du péché et de la corruption du premier parent et nous ramener à l'état de la glorieuse fruition divine, état en vue duquel et pour lequel, finalement, Dieu a fait tous les hommes. »

Après ce préambule, Raymond Lulle entrait dans l'explication de son Art l'appliquait à la théologie. Les docteurs infidèles, amoureux de logique et de beau langage, étaient émerveillés par la science et l'éloquence de leur adversaire ; ils étaient blessés dans leur croyance lorsque — et cela advint maintes fois — ils ne pouvaient rien répliquer à ses arguments; mais la force de ce verbe les subjuguait si bien qu'ils ne se lassaient point de l'écouter.

Les leçons du Docteur illuminé produisirent d'autres fruits que l'émerveillement des intelligences et des imaginations ; plusieurs savants de Tunis furent ébranlés dans leur foi au Coran, et quelques-uns se convertirent. Et alors Raymond apparut comme un danger pour Mahomet, d'autant plus grand qu'il continuait sa propagande en dehors des écoles. Vêtu en arabe, il prêchait sur les places publiques, mettant sa prodigieuse science à la portée des plus humbles, la parant d'allégories, à la manière des moralistes sarrasins, et des plus resplendissantes couleurs de la poésie orientale. Des gens du peuple allèrent secrètement lui demander le baptême.

Mais le bruit de ces nouvelles conversions se répandit, et des fanatiques demandèrent au roi la mort du prophète étranger. Raymond Lulle emprisonné allait être livré au bourreau lorsque les hommes de science firent comprendre à leur prince que celui qui se dévouait à propager une doctrine en la croyant vraie ne méritait pas d'être traité comme les pires criminels, et qu'on devait se contenter, si son enseignement était dangereux pour la religion de l'Etat, de le mettre dans l'impossibilité de faire des prosélytes en le chassant du royaume. Le roi écouta ces conseils de modération et fit conduire Raymond sur un navire qui se disposait à mettre à la voile pour l'Italie.

Le missionnaire ne pouvait se résoudre à abandonner quelques jeunes arabes dont il avait commencé l'instruction religieuse et qui étaient prêts à recevoir le baptême; il pensait que leurs esprits incomplètement ouverts encore aux vérités de la foi allaient se refermer dans les ténèbres, et que des épis grandissant, éloignés du soleil de science et d'amour, n'achèveraient pas de mûrir et seraient rejetés des futures gerbes de la moisson divine. Il essaya de quitter le navire et d'aller prêcher encore; mais, ayant appris qu'un chrétien qui lui ressemblait avait été maltraité par la populace et aurait été lapidé si l'erreur n'eût été reconnue, il comprit que son action était, en ce moment, impossible à Tunis, et il resta sur le navire, qui remmena à Naples.

Il passa une année en cette ville, où il acheva son livre "Tabula generalis", dont il avait écrit la première partie à Tunis, et le "Livre des cinq sages". Ces cinq sages sont un latin, un grec, un nestorien, un jacobite et un sarrasin. Les quatre premiers sont, au début de l'œuvre, occupés à discuter des questions théologiques, lorsque, voyant un sarrasin venir vers eux, ils pensent au mal que font les infidèles maîtres de la Terre Sainte. Ils se communiquent la crainte qu'ils ont de voir les ennemis du Christ convertir les Tartares à leur fausse religion, et écraser ensuite les grecs et les latins sous la puissance militaire de ces peuplades barbares. Les chrétiens ne devraient-ils pas être tous unis devant un pareil danger ?
« Seigneurs, dit l'un d'eux, établissons entre nous une discussion selon l'ordre philosophique et les lois naturelles de la raison, et nous montrerons le résultat de cette discussion aux princes chrétiens; ceux-ci pourront rassembler les sages des diverses contrées, qui examineront nos arguments, corrigeront les parties en lesquelles nous aurons erré, arrangeront et multiplieront nos raisons comme ils le jugeront meilleur. Notre discussion pourrait exalter les esprits de nos princes et de nos supérieurs au point de faire naître un débat général sur les schismes et les discordes de la foi chrétienne qui durerait jusqu'à ce que dans le monde entier fût faite, dans la foi catholique, l'union des chrétiens de toutes les langues. »
C'est alors que s'approche d'eux le sarrasin; il avait été convaincu par un savant ermite des erreurs de la foi mahométane, mais comme il avait encore des doutes sur celle des chrétiens, qui d'ailleurs étaient divisés en plusieurs sectes ennemies, il allait par le monde à la recherche de la vraie doctrine. Après s'être ainsi présenté aux quatre sages, il chemine en leur compagnie et prend part à leur discussion. Le latin, c'est-à-dire Raymond Lulle, combat la croyance des Grecs sur la procession du Saint-Esprit, dispute avec le jacobite et le nestorien sur la divinité et l'humanité de Jésus-Christ, et essaye de faire comprendre au sarrasin la Trinité et l'Incarnation, autant que la raison humaine peut s'élever à ces deux mystères. A la fin, les autres sages expriment leur espérance en Dieu de qui ils attendent la connaissance de la vérité, et ils promettent au latin d'examiner attentivement les raisons qu'il vient de développer. Le livre se termine avec la "Pétition de Raymond", adressée par Lulle à Célestin V qui venait d'être élu Pape, — 5 juillet 1294.— C'est en quelques pages l'exposé des projets pour la réalisation desquels il ne cessait de solliciter l'appui de la papauté et des princes chrétiens. Voici cet important document :
« Pétition de Raymond. — Comme Dieu a créé l'homme, principalement pour être aimé, compris, honoré et servi de lui, comme les infidèles sont si nombreux qui vont aux flammes éternelles parce qu'ils ne le connaissent, ni le servent, et ne l'aiment; comme pour un chrétien il y a cent infidèles et plus, il conviendrait que vous, suprême et saint évêque Célestin V, élu Pape par le Saint-Esprit, et vous, seigneurs honorés et discrets cardinaux, ouvrissiez le trésor de la sainte Eglise, afin que ceux qui sont dans l'erreur, ne connaissent pas Dieu et ne l'aiment point, viennent à la lumière de la vérité et à la fin pour laquelle ils ont été créés.
« Le trésor de l'Eglise, nous le considérons sous deux modes qui sont le trésor spirituel et le trésor corporel. Le trésor spirituel est que de saints hommes religieux et séculiers qui voudraient supporter la mort pour honorer Nôtre-Seigneur Dieu et qui sont illuminés de la doctrine sacrée, apprissent divers langages pour aller prêcher les Evangiles par tout le monde. Vous, Saint Père et seigneurs cardinaux, vous désigneriez un cardinal qui, se chargeant de cette affaire, ferait chercher dans toute la chrétienté des hommes capables d'exercer cette sainte prédication. On leur enseignerait toutes les langues du monde et l'on fonderait des collèges pour l'étude de ces langues dans les terres des chrétiens et des Tartares ; et le seigneur cardinal qui aurait un tel office ferait la mission des études et des étudiants, sans relâche, jusqu'à ce que le monde entier appartînt aux chrétiens.
« Le trésor corporel est que vous, Saint Père et seigneurs cardinaux, assigniez à toujours par un décret la dîme de l'Église à la conquête des pays infidèles et de la Terre Sainte d'outre-mer, et cela par la force des armes. De cette dîme, une part serait attribuée au cardinal chargé des missions guerrières.
« Il conviendrait que l'Église recouvrât les schismatiques et se les unît en leur montrant par voie de discussion qu'ils sont dans l'erreur et les latins dans la vérité. Avec eux, il serait plus facile de détruire les sarrasins et d'avoir communication et amitié avec les Tartares.
« Il conviendrait encore que l'Église mît tout en ? oeuvre pour conquérir les Tartares par la discussion ; conquête qui ne serait pas malaisée puisqu'ils n'ont pas de loi, qu'ils laissent prêcher dans leurs terres la foi du Christ et que celui qui veut peut être chrétien sans crainte de l'autorité. Et cela est bien nécessaire, car si les Tartares embrassent la loi des sarrasins ou des juifs, la chrétienté sera en grand péril.
« Si vous, Saint Père et seigneurs cardinaux, faisiez une ambassade aux rois des sarrasins pour qu'ils envoyassent des sages à qui vous montreriez ce que nous croyons de Dieu ; si ces sages constituaient un plaid et comprenaient nos raisons, peut-être ils y accéderaient ou douteraient de leur foi, car ils ne pensent pas que nous croyions ce que nous croyons en effet de la Trinité et de l'Incarnation; et quand ils reviendraient dans leur pays, ils diraient ce qu'ils auraient compris par nous; alors il se pourrait que ceux qui les entendraient parler accédassent à nos raisons ou doutassent de leur foi. Ce mode de procéder pourrait être très utile. On l'emploierait aussi avec les schismatiques, et on leur dirait des raisons si fortes et si nécessaires qu'elles vaincraient toutes leurs objections, toutes leurs thèses, sans qu'ils fussent capables de triompher des nôtres. Et la Sainte Eglise est très bien munie de telles raisons nécessaires. Moi, Raymond Lulle, indigne, j'estime que j'en ai beaucoup de telles, suivant un nouveau mode que Dieu m'a donné pour vaincre tous ceux qui veulent prouver quelque chose contre la foi catholique.
« Considérez, Saint Père et seigneurs cardinaux, que vous êtes dans une grande voie pour agir en l'honneur de Dieu qui vous a tant honorés et qui vous a faits ses vicaires dans le monde. Par une telle action un grand bien peut advenir. Si l'affaire est longue, elle est bonne et aimable; si à cause de la longueur et de la difficulté on la rejette, on rejette et l'on méprise le bien qui en peut suivre. Considérez comment les hommes de ce monde s'exposent, pour les biens temporels, à de grandes fatigues et à d'extrêmes labeurs où beaucoup sont en péril, comme les rois qui soutiennent des guerres, et les Anxexins qui sciemment se livrent à la mort pour arracher leurs parents à la servitude. Considérez que les chrétiens perdent leurs terres et l'audace que d'ordinaire ils avaient contre les sarrasins. Considérez que l'utilité publique est peu aimée et que tous crient contre les clercs. Or ce serait une grande excuse pour les clercs s'ils se chargeaient de l'office susdit, car ils donneraient bon exemple par eux-mêmes et par leurs œuvres.
« Si l'on objecte que toutes ces choses sont en cet état parce qu'il plaît à Dieu qu'elles soient ainsi, considérez la fin que Dieu voulut en créant l'homme, et considérez l'exemple que donnèrent Jésus-Christ, les Apôtres et les martyrs pour parvenir à cette fin ; et qui osera dire que Dieu ne veut pas toujours être honoré de son peuple ?
« Je pourrais apporter beaucoup d'autres raisons mais je crains de trop parler; et si je parle trop, je prie que cela me soit pardonné. Et, mettant en ordre ce que je propose, je demande, Saint Père et seigneurs cardinaux, qu'il vous plaise de m'envoyer le premier, moi indigne, chez les sarrasins pour honorer parmi eux notre Seigneur Dieu. — Cette pétition lut écrite en la cité de Naples et adressée à notre Saint Père Célestin V et aux honorés seigneurs cardinaux, l'an 1294. »

Raymond Lulle attendait de grandes choses de Célestin, élevé à la papauté par le renom de ses vertus. Il eut un moment l'illusion que son Blanquerna était sur le trône de saint Pierre et allait agir comme lui après avoir semblablement édifié les hommes par sa sainteté et refusé les honneurs pour vivre dans l'humilité et la contemplation. Mais le fils d'Evast était le serviteur parfait de Dieu, il pensait que l'amour est une harmonie de la théorie et de la pratique; il avait la vie contemplative en soi-même et la vie active dans l'office de prédication et d'administration ; Célestin V ne sut l'imiter qu'en abdiquant la papauté, après cinq mois de règne pour retourner à son ermitage. Dante a été dur pour celui dit-il, "Che fece per viltate il gran rifiuto". Mais l'Eglise a jugé qu'il s'honora en laissant à un autre le fardeau dont il ne pouvait supporter le poids et qu'il n'avait jamais ambitionné; aussi l'a-t-elle mis au nombre des saints qu'elle vénère.

Ce fut une des déceptions que Lulle ressentit le plus vivement. Le prologue de "l'Arbre de la science" qui est de cette époque témoigne de l'état de son âme ; nous y voyons Raymond en pleurs sous un bel arbre et chantant sa désolation pour calmer un peu sa douleur de n'avoir pu acheter en la cour de Rome le saint négoce de Jésus-Christ. Un moine qui passait par la vallée entendit ses chants et ses plaintes et s'approchant lui demanda affectueusement la cause de ses pleurs. En apprenant que ce pauvre pèlerin à longue barbe était Raymond, il se réjouit, « car il l'avait cherché longuement pour le prier de faire un livre général sur toutes les sciences qui pût être compris facilement et par lequel on pût entendre l'Art général qu'il avait fait et qui était trop subtil. »
Raymond lui répond : « Seigneur moine, j'ai travaillé longtemps à chercher la vérité de toutes manières, et par la grâce de Dieu je suis parvenu à connaître la vérité que je désirais tant savoir et je l'ai mise dans mes livres. Et si je suis désolé c'est que je n'ai pu mener à fin ce que j'ai tant désiré et pour quoi j'ai travaillé trente ans. Mes livres sont peu estimés et même beaucoup d'hommes me tiennent pour fou. Je ne suis pas en volonté de faire le livre dont vous me priez, mais je me propose de rester désolé dans ma tristesse, car Jésus-Christ a peu d'amants en ce monde. Je me propose aussi de retourner chez les Sarrasins, de leur dire la vérité de notre foi, d'honorer cette foi selon mon pouvoir et la grâce et l'aide que j'espère avoir de Dieu. »

Cette tristesse n'était pas une désespérance, elle n'arrêta point son activité puisqu'il écrivit cet "Arbre de la science". Dans la même année qui suivit l'abdication de Célestin V et l'élection de Boniface VIII, il composa aussi le livre des Proverbes; il avait dû en recueillir un certain nombre dans divers pays, au cours de ses voyages; mais cette ? oeuvre consiste surtout en maximes qu'il avait composées lui-même afin de répandre son enseignement scientifique et moral par des phrases brèves, sentencieuses, à la manière du peuple. Au hasard des citations nous y cueillons :
« Si tu as un méchant voisin, donne ou vends la maison et fuis-le.
« Ne fais pas à ton voisin l'éloge de ta femme. Ne fais pas à ta femme l'éloge de ton voisin.
« Un bon prêtre est sur la terre ce que le soleil est au firmament.
« Si tu veux avoir une grande contrition, va dans un lien solitaire habiter comme un ermite, car la société des hommes empêche les soupirs et les pleurs de la contrition.
« Si tu as péché avec de somptueux vêtements, revêts-toi de vêtements humbles.
« Le mouton qui reprend l'homme de le tuer, reprend la fin pour laquelle il est.
« Le monde serait en bon état s'il était gouverné par un bon clerc et par un bon soldat.
« Nulle science n'a autant d'ennemis que la théologie.
« Avec le denier que tu donnes au pauvre qui te le demande pour l'amour de Dieu tu achètes l'amour de Dieu.
« La vie contemplative ne pleure ni ne rit, la vie active pleure et rit.
« La vie active est servante de la contemplative, et la vie contemplative est servante de Dieu.
« Aucun ermite ne fait autant de bien qu'un bon prédicateur qui a la vie contemplative en soi-même et la vie active dans l'office de prédication.
« Comme l'huile se tient sur l'eau, ainsi la foi se tient sur l'entendement.
« Qui se vend soi-même n'a pas de quoi acheter Dieu.
« L'homme se défend mieux de la tentation par l'oraison que par le jeûne.
« Qui plus désire sait plus de la vie. Celui-là est grand qui a un grand désir. Chômer de désirer, c'est chômer de vivre. Celui-là n'est pas pauvre qui désire.
« Dieu révèle dans les songes beaucoup de vérités aux hommes, qui sont plus innocents dans le sommeil que dans la veille; aussi le bon ange peut-il mieux communiquer avec les hommes dormants et leur révéler la vérité de la part de Dieu.
« En une main de l'Aime l'entendement voit une épée, et en l'autre une fleur. »

 CHAPITRE XI

 LE  POÈME  DE  « LA   DÉSOLATION »
 RETOUR   DE LULLE    A   PARIS.
 « L'ARBRE  DE LA  PHILOSOPHIE D'AMOUR ».

 De   1295 à  1299.

Raymond qui avait adressé au nouveau Pape son livre des "Article de la foi" renouvela auprès de lui ses tentatives pour le bien de la chrétienté, mais il fut repoussé, et si des autres il avait obtenu peu, de Boniface VIII il ne put rien obtenir. Alors il compara tout ce qu'il aurait voulu accomplir pour l'honneur de l'Aimé aux résultats auxquels il était parvenu et qui étaient si petits devant l'immensité de son amour pour Dieu et de sa charité envers les infidèles. Dans ces dernières années du XIIIe siècle il devait apparaître déjà comme un homme d'une époque très ancienne ; les prélats de la cour pontificale ne comprenaient rien à ses projets, à ses enthousiasmes et à ses espoirs. Le pieux roi de France Louis était mort depuis vingt-cinq ans sur la terre d'Afrique et avait clos, disait-on, l'ère des croisades, car Dieu, ne secondant pas les entreprises des princes chrétiens, manifestait qu'il voulait laisser au pouvoir des Sarrasins la terre sanctifiée par la vie et la mort de Jésus. Raymond avait beau répéter qu'une telle pensée était un blasphème, que la lutte sans trêve était toujours un devoir, il avait beau montrer le défaut d'organisation des précédentes campagnes et dire la possibilité de la victoire par une alliance avec les Tartares, désirée, sollicitée même, par quelques princes de ces peuples guerriers, — on ne l'écoutait point....

Ce sentiment de son impuissance, la solitude, la douleur, lui inspirèrent alors le magnifique poème de sa "Désolation" (El desconort), la plus parfaite de ses œuvres rimées et qu'on nommerait la plus belle de ses inspirations si l'on ne songeait aussitôt à quelques chapitres de "Blanquerna", du "Livre de contemplation" et de la "Philosophie d'amour" qui sont d'une égale splendeur; mais c'est la plus émouvante, celle qui mieux nous dévoile son âme ingénue, et ses généreuses illusions qui, malgré les plaintes qu'il exhale, semblent vivre encore et persister dans son esprit accablé par trop de mépris, d'épreuves et d'abandons. Le poème du Desconort est composé de soixante-neuf strophes monorimes de douze vers. Mais mieux qu'une analyse, la simple traduction de quelques pages le fera connaître.

Un ermite témoin de la douleur de Raymond cherche à le consoler :
« Raymond, ne soyez point soucieux à cause de votre art, — mais soyez-en allègre et joyeux, — car, puisque Dieu vous l'a donné, justice et valeur — le multiplieront en de loyaux amants; — et si maintenant il vous donne de l'amertume, — en un temps meilleur vous aurez des aides tels — qu'ils l'apprendront et par lui vaincront les erreurs — de ce monde et feront beaucoup de bien. — C'est pourquoi je vous prie, ami, reprenez courage, — et attendez de Dieu grâce et secours. »
Puis il insinue que Raymond est sans doute en état de péché et que Dieu ne l'aide point, car un homme pécheur ne peut être l'origine du bien, le péché et le bien ne pouvant concorder; il le soupçonne, au moins, de négligence, de mollesse.... Le Docteur illuminé ne se révolte point contre ces paroles; il parle de sa jeunesse scandaleuse, mais, aussitôt, les souvenirs de la vie d'infatigable dévouement à la cause de la foi qui suivit sa conversion lui viennent en mémoire et il les évoque en une strophe pathétique dans sa simplicité :

« Ermite, voyez si j'ai été négligent — à traiter le bien public des justes et des pécheurs : — j'ai laissé ma femme, mes fils et mes propriétés, — et j'ai passé trente ans en travaux et langueurs; —  j'ai été cinq fois à la cour romaine avec mes deniers, — j'ai été encore avec les Prêcheurs — à trois chapitres généraux, et avec les Mineurs — à trois autres chapitres ; et si vous, — vous saviez tout ce que j'ai dit aux rois et aux seigneurs, — et combien j'ai travaillé, vous ne penseriez pas — que j'aie pu être paresseux dans tout cela, — mais vous auriez pitié si vous êtes homme pitoyable.... »

... « Ermite, si je ne suis d'un discernement tel — qu'en une chose de tant de profit ma raison ne soit point suffisante, — et si mon ignorance peut m'induire en erreur — par faute d'intelligence et de discernement, — pour ce, à cause de la grandeur de l'entreprise, je veux des compagnons — qui m'aident à l'accomplir; mais je ne gagne rien — à chercher compagnie car je suis seul dans l'abandon. — Quand je les regarde en face et que je veux leur dire mes projets, — ils ne veulent point m'écouter, mais la plupart disent que je suis fou — parce que je leur fais un pareil sermon. — Mais au jugement on verra qui discerna le mieux, — et qui de ses péchés aura pardon.... »

«  Raymond, par aventure, vous n'êtes pas connu — et pour ce vous pouvez être déçu dans vos projets, — car un trésor caché en terre — ne peut être désiré ni voulu. — Si donc votre savoir n'est pas connu, — comment pensez-vous que l'on puisse vous croire ? — Mais montrez que vous savez, pour être aidé — par votre art et science, — car un homme inconnu — n'a ni honneur ni puissance, — et si vous, mon ami, aimez le salut des hommes, — et voulez que Dieu soit honoré, — faites que votre savoir soit répandu.

« Ermite, comment pensez-vous que j'aie celé un tel savoir — par lequel notre foi si fortement est prouvée — aux hommes qui sont dans l'erreur afin qu'ils soient sauvés — par Dieu qui désire être aimé de tous ? — Mais soyez bien sûr que je suis las de démontrer. — Si l'on étudiait sérieusement dans mes livres — et si l'on ne les oubliait pas pour d'autres, — je serais connu; mais comme chat qui passe — sur des braises, aussi vite on les lit; aussi je n'avance point — mon négoce ; mais s'il y avait quelqu'un qui bien les rappelât — et qui bien les entendît, sachez — qu'on pourrait par mes livres mettre le monde en bon état.

« Raymond, ce que je dis est pour vous rendre courage, —  mais   puisque vous  ne   voulez  vous abstenir de pleurer — il pourra se faire bientôt que j'en sois fatigué. — Pourtant écoutez, et voyez si se peut faire — ce que vous demandez au Pape, car il ne paraît pas — qu'il soit possible de prouver notre foi — ni qu'on puisse rencontrer des hommes — qui se livrent d'eux-mêmes au martyre — en allant prêcher aux mauvais Sarrasins. — C'est pourquoi, ami, vous ne devez pas vous émerveiller — si le Pape et les cardinaux ne vous octroient point — ce que vous leur demandez, puisque c'est impossible.

«  Ermite, si l'on ne pouvait prouver la  foi, — a donc Dieu ne pourrait faire reproche aux chrétiens — s'ils ne la veulent pas montrer aux infidèles; — et les infidèles auraient droit de se plaindre de Dieu — qui ne laisserait pas démontrer par arguments la grande vérité. — afin que l'intelligence ajoute à notre amour — envers la Trinité et l'Incarnation de Dieu — et puisse encore plus résister à la fausseté. — J'ai écrit le livre du Passage où j'ai prouvé clairement — comment on peut recouvrer le très saint Sépulcre — et trouver des hommes qui aillent prêcher — la foi sans peur de mort, et qui saura faire cela.

«  Raymond, si l'on pouvait démontrer notre foi — l'homme perdrait le mérite; — c'est pourquoi, il ne convient pas — qu'elle se puisse démontrer, car le bien s'en perdrait. — Et la cause de la perle de ce bien serait — la démonstration qui va contre le mérite, — lequel est obtenu par la croyance à la vérité qu'on ne voit pas — par force d'arguments mais seulement par la foi. — Bien plus, je vous dis que l'intelligence humaine ne comprend pas — toutes les vertus de Dieu qui sont infinies, — car une cause finie ne peut les contenir toutes. — C'est pourquoi votre raisonnement ne paraît rien valoir....

« Ermite, si l'homme avait été créé pour lui-même, — ce que vous entendez prouver contiendrait vérité. — Mais comme Dieu créa l'homme pour en être honoré, — ce qui est une plus noble fin et de plus de hauteur — que la gloire que l'homme aspire à acquérir, — telle raison ne vaut, et déjà il a été démontré plus haut — que la foi se peut prouver si bien vous en souvient. — Et si elle se peut prouver, il s'ensuit, non pas que la créature
— comprend et contient tout entier l'être incréé,
— mais qu'elle en entend autant qu'il lui a été donné — pourvu que l'homme tienne de Dieu grâce plénière, — mémoire et entendement, puissance et volonté.

« Raymond, comment pensez-vous qu'un homme en prêchant — puisse induire les Sarrasins au baptême ? — Suivant que Mahomet a voulu l'ordonner,
— qui médit de sa loi ne peut point échapper — et ils ne doivent point disputer sur de telles questions.
— C'est pourquoi il ne me semble pas utile d'y aller ; — d'autant plus qu'on ne saurait parler leur langage — qui est le langage arabe; et par interprétation — on ne pourrait obtenir avec eux aucun profit. — Que si l'on apprenait la langue on tarderait trop. — Aussi je vous conseille d'aller prier Dieu — sur une haute montagne et le contempler avec moi.

« Ermite, les Sarrasins se trouvent en tel état — que ceux qui sont savants par force d'arguments — ne croient pas en Mahomet; au contraire, ils méprisent — son Alcoran parce qu'il ne vécut pas honnêtement. — C'est pourquoi ceux-là viendraient tôt à conversion — si quelqu'un était avec eux en grande dispute — et leur enseignait la foi par force d'arguments; — et convertis, ils convertiraient leur peuple. — Et pour apprendre leur langue on n'est pas très long, — et il n'est pas nécessaire de blasphémer Mahomet dès l'abord. — Et qui fait ce qu'il peut, le Saint-Esprit lui fait — ce qui lui convient, en l'aidant à l'accomplissement de ses projets.

« Raymond, quand Dieu voudra que le monde soit converti, — il enverra le don des langues par le Saint-Esprit — pour convertir le monde selon que vous l'avez entendu — du Christ et des apôtres ; de quoi on a fait maint écrit. — Cette conversion sera par le monde sentie — tellement que tous les hommes seront unis en une foi — qui ne sera plus divisée dans le monde — où le péché ne sera jamais plus consenti. — Mais en ce temps-ci chaque homme a failli — si fort que Dieu ne veut pas qu'il soit exaucé.
« Ermite, Dieu aime toujours la vérité — et veut être connu et aimé des hommes ; — mais en tous temps il laisse à l'homme la liberté — de faire le bien et le mal ; et il ne serait pas libre — celui qui en notre temps n'aurait pas le pouvoir — de procurer l'honneur de Dieu et d'aimer — son prochain ; aussi je ne suis pas convaincu — de la vérité de vos paroles; vous avez péché — en affirmant que tous les êtres sont liés — et qu'en notre temps on ne peut convertir les infidèles — ni obtenir le secours de Dieu en l'honorant....

....« Ermite, la  manière dont Dieu serait plus aimé — ce serait que le Pape eût maints vaillants hommes lettrés — qui voulussent pour Dieu être martyrisés — afin que dans le monde il fut compris et honoré, — et qu'à chacun de ceux-là la langue arabe fût enseignée — suivant qu'il avait été ordonné à Miramar — (et puisse se repentir celui qui a troublé ce monastère !) — et que l'expédition en Terre-Sainte fût faite, et que la dîme — de tout ce que possèdent les clercs et les prélats y fut consacrée, — et que cela durât jusqu'à ce que fût conquis — le Sépulcre. De tout cela j'ai composé un livre.... »

Après avoir ainsi chanté le poème de sa désolation, en ce dialogue pathétique où retentissent tour à tour deux des accents les plus naturels, en quelque sorte, à l'âme humaine, malgré leur apparente opposition, Raymond Lulle voit qu'il n'était à Rome d'aucune utilité pour la cause de Jésus. Il part pour Paris; là, du moins, il pourra donner des leçons de son Art, reprendre sa campagne contre les averroïstes et l'incrédulité qui s'était introduite dans l'université. En 1277, l'évêque Etienne Tempier avait condamné deux cent soixante-dix-sept opinions professées par quelques philosophes et, malgré les censures, l'erreur était encore enseignée vingt ans plus tard lorsque Lulle arriva à Paris ; Ses œuvres de cette période sont en grand nombre. Citons, entre autres, ses réponses aux questions que lui avait posées sur son Art son disciple Thomas le Myesier, d'Arras, "De quœstionibus magistri Thoniœ Âttrebatensis quas misit Raymundo quod solveret ipsas per artem", un traité d'astronomie, un "Livre sur les sentences de Pierre Lombard" en lequel il soutient la doctrine de l'Immaculée-Conception, une "ratique abrégée de la Table générale", un "Traité de la quadrature et de la triangulature du cercle", et sa grave et mélancolique poésie le "Chant de Raymond" dont voici quelques strophes :
« J'ai trouvé un nouveau savoir — par lequel on peut connaître la vérité — et détruire la fausseté : — les Sarrasins seront baptisés, —les Tartares, les juifs et maints infidèles — par le savoir que Dieu m'a donné.
« J'ai pris la croix, transmis amour ? à la Dame des pécheurs ? pour qu'elle m'apporte grand secours; ? mon c?coeur est une maison d'amour ? et mes yeux fontaine de pleurs; ?je suis entre joie et douleur.
« Je suis un homme vieux, pauvre, méprisé; ? personne ne m'aide, ? et j'ai entrepris une ? oeuvre trop grande, ? j'ai donné maint bon exemple ? et je suis peu connu et aimé.
« Je veux mourir en lutte d'amour; — si grands qu'ils soient je n'ai point peur — des mauvais princes et des mauvais pasteurs ; — tous les jours je considère le déshonneur — que font à Dieu les grands seigneurs — qui mettent le monde eu erreur.
« Partout où je vais, je crois faire grand bien,— et à la fin je ne puis rien; —j'en ai ire et tourment ; — avec contrition et larmes — je veux clamer merci à Dieu — pour qu'il daigne exalter mes livres....»

C'était, comme à Rome, une tristesse qui ne troublait en rien son activité. Plus que jamais, cependant, il recherchait la solitude ; il aimait à aller se distraire de ses labeurs et de ses soucis hors de la cité, sous les arbres et le long du fleuve où, des heures entières, il s'abandonnait aux ineffables délices de la contemplation. Guidant leurs bœufs vers les tâches rudes et saines, des paysans passaient, et c'étaient des ignorants qui ne savaient rien des disputes de la Sorbonne; on ne leur avait appris les éléments d'aucune science, leurs yeux n'avaient jamais lu de parchemins et les noms des docteurs dont la renommée resplendissait dans toutes les écoles leur étaient inconnus ; leurs aïeules et leurs mères, des prêtres, presque aussi ignorants qu'eux, qui avaient veillé sur leur enfance grandissante leur enseignaient l'amour du Père, là-haut, éternel; ils leur disaient que, devant Dieu, le mendiant est l'égal du roi et que le pauvre est plus près de la gloire céleste que le riche avare et méchant; ils leur racontaient l'histoire de la Vierge Marie dont les images souriaient dans les églises devant l'Enfant-Jésus ou se lamentaient au pied de la Croix, et celle du Fils de Dieu mort pour le salut de l'humanité.

Ces hommes qui n'avaient étudié ni la grammaire ni la logique possédaient la haute connaissance de l'amour. Lorsqu'au milieu des terres labourées ils entendaient le son lointain d'une cloche, ils s'arrêtaient et élevaient une prière vers le ciel. A la même heure, les docteurs discutaient encore dans les écoles, mais les bruits de voix dans des salles fermées empêchaient les cloches d'être entendues, et les théologiens même continuaient leurs travaux sans s'interrompre un instant pour prier.
Raymond croyait toujours que l'homme doit exalter vers Dieu son entendement aussi bien que sa volonté, mais il comprenait que la foi est une source plus féconde que la science parfois stérile, et que le plus humble des frères de saint François d'Assise avait plus d'empire sur les âmes que les plus illustres docteurs de l'université. Alors, n'ayant pu faire par le mode de la science tout le bien désiré, il résolut d'essayer de faire grand bien par le mode de l'amour.

Il se retirait volontiers dans une belle forêt, près de Paris, épaisse d'arbres, abondante en fontaines, prés et rivages, oiseaux et bêtes sauvages, ?c'est lui qui la désigne ainsi. ? Là il place l'allégorie du livre qu'il écrivit dans ce but, l'Arbre de la philosophie d'amour. Il raconte qu'il y vit une belle dame richement vêtue qui pleurait en disant ces paroles : « Ah ! triste douloureuse ! Et comme tu es abhorrée en cette présente vie ! car ta s?coeur la Science a beaucoup de serviteurs, et toi, tu n'as pas ceux que mériteraient ton honneur et ta dignité. » Raymond s'approche et salue la dame qui lui rend gracieusement sa salutation; il lui demande son nom et le motif de ses larmes.

« Raymond, dit la dame, je m'appelle Philosophie d'amour, et je me plains et je pleure parce que j'ai peu d'amants et que ma soeur la Philosophie de la science en a beaucoup plus que moi.... Lorsque les hommes commencent à étudier les sciences, c'est par moi qu'ils apprennent à aimer le savoir, car sans moi ils ne pourraient l'aimer; puis, lorsqu'ils savent les sciences ils aiment leur philosophie, et ils ont fait là-dessus des arts et des livres nombreux; et ils s'adonnent à aimer les sciences et non à m'aimer moi et ma philosophie d'aimer qui est proprement mon essence et ma nature.... Ils s'appliquent longuement à apprendre les sciences d'entendement et de vérité et non à apprendre les sciences d'amour et de bonté, et plus ils savent sans aimer la bonté, plus ils ont de penchants à faire le mal.... Et je pleure, car si les hommes savaient aussi bien aimer que comprendre, tout le monde pourrait être ordonné et mis en harmonie par ma soeur et moi, car il serait selon la fin pour laquelle il a été créé. »

Raymond répond à la dame qu'il a écrit un art du bon et du vrai amour et qu'il se propose de faire un Arbre d'amour : « Et je veux, ajoute-t-il, qu'il soit appelé de votre nom ; ce sera un arbre qui contiendra l'art d'aimer le bien et de fuir le mal ; et si ces deux livres sont appris par beaucoup d'hommes, ils pourront être en partie la cause que vous soyez consolée. »

L'Arbre de la philosophie d'amour est composé selon la même méthode que les arbres de la science, et est, comme eux, divisé en sept parties.
Ses racines sont également Bonté, Grandeur, Durée, Puissance, Sagesse, Volonté, Vertu, Vérité, Gloire, Différence, Concordance, Contrariété, Commencement, Milieu, Fin, Majorité, Egalité, Minorité, qui sont symboliquement nommées Dames d'amour; grâce à elles l'homme peut rechercher et trouver tout ce qui appartient h l'amour bon et grand. Cette première partie comprend les définitions, les mélanges et les pensées.
Le tronc est divisé en trois parties : la forme d'amour, la matière d'amour et la conjonction des deux.
Par branches on entend les conditions, les questions et les prières d'amour.
Les feuilles d'amour sont les soupirs qui sortent du c?coeur de l'Ami à cause du grand désir qu'il a de l'Aimé et des labeurs qu'il soutient par amour; ce sont les pleurs et les craintes qui témoignent des défaillances de l'Ami contre l'Aimé et l'amour.
Les fleurs d'amour sont les hauteurs, les louanges et les honneurs de l'Aimé.
Le fruit d'amour est Dieu et l'éternelle béatitude, car Dieu est la fin de tout ce qui existe.

C'est en la cinquième partie que sont les plus beaux chapitres de l'œuvre, ceux qui racontent la maladie et la mort de l'Ami :
« L'Ami était malade,... couché dans une chambre d'amour ornée de belles peintures qui lui rappelaient les noblesses et la valeur de son Aimé; c'étaient de beaux et grands arbres chargés de feuilles, de fleurs et de fruits d'où s'exhalaient des parfums; c'étaient des oiseaux, des bêtes, de beaux hommes et de belles dames. Et ces figures faisaient penser à l'Ami que son Aimé est beau et grand en beauté, lui qui a créé tant de créatures si belles. Le lit où on mit l'Ami pour séjourner et dormir était d'amour, et sa propriété était telle que l'homme qui s'y couchait ne pouvait dormir ni oublier les noblesses et les beautés de son Aimé. »
Le médecin d'amour qui le soigne lui donne des potions qui loin de le guérir augmentent ses tourments; alors l'Ami fuit ce médecin et les pages d'amour et s'en va dans une forêt où il n'entendra plus parler de son Aimé et ne verra plus de peintures qui le lui rappellent; Minorité et Contrariété d'amour l'accompagnent en son voyage.

Lorsqu'au matin la dame d'amour entre dans la chambre et qu'elle apprend la fuite de l'Ami, elle envoie aussitôt les pages de Concordance d'amour et de majeur amour le rechercher; ils le trouvent dans une belle plaine et le prient de retourner en sa maison et de se remettre aux soins du médecin. L'Ami refuse; une lutte a lieu entre Concordance et Contrariété, Majorité et Minorité et se termine par la victoire de Concordance et de Majorité soutenues par un Ange de l'Aimé. L'Ami est pris et enfermé dans la chartre d'amour : « La Bonté, la Magnificence le servaient; la Bonté lui donnait le manger d'amour, la Durée et la Puissance lui faisaient boire continuellement le vin fort de l'amour, et plus l'Ami mangeait des viandes d'amour et buvait, plus sa maladie et sa faim et sa soif d'amour étaient accrues. »

L'Aimé après avoir ouï les plaidoyers de Vie d'amour et de Mort d'amour, et consulté les racines d'amour, condamne l'Ami à mourir par amour parce qu'il a eu amitié avec Minorité et Contrariété.
L'Ami demande à se confesser;  les pages amour lui amènent Oraison, qui est confesseur d'amour, et l'Ami se confesse avec contrition, soupirs, larmes, humilité et crainte : « Il dit qu'il avait péché souventes fois par les yeux en regardant de belles créatures, car leur beauté lui donnait plus d'allégresse que la beauté de son Aimé qui les a créées pour signifier sa propre beauté et sa bonté, Il dit qu'il avait péché par les oreilles maintes fois contre son Aimé lorsqu'il entendait dire du mal de lui ou de quelque sainte personne et qu'il ne reprenait pas ceux qui disaient le mal, et qu'il ne défendait pas son Aimé ou la personne dont on disait du mal. Il ajouta que souventes fois il était allé au  sermon plutôt pour ouïr de belles phrases de rhétorique ornées de peu d'utilité et de vérité et qu'il s'endormait en entendant de bonnes paroles et que les mauvaises le tenaient éveillé.
« Seigneur confesseur d'amour, dit l'Ami, l'odeur des fleurs et des fruits a suscité la luxure dans mon imagination ; les douces viandes plaisantes à la bouche m'ont fait souvent trop manger et trop boire; l'attouchement des chairs et des blancs lits m'a fait souvent pécher contre mon Aimé. Et mon imagination ne refrénait pas mes tentations : au contraire, elle les multipliait en me représentant les délices temporelles. »
« Dans mon intelligence, ma mémoire et mon amour j'ai péché contre mon Aimé, car je l'oubliais et je l'ignorais puisque le souvenir et l'intelligence que j'avais de lui ne m'empêchaient pas de sentir les vanités de ce monde que j'ai beaucoup aimées; et mon intelligence, ma mémoire et mon amour s'adonnaient aux vices et aux péchés et non aux vertus et aux bonnes œuvres. Aussi, avec les mains je faisais le mal, avec les pieds j'allais par les mauvais chemins, et avec la bouche je disais des paroles mauvaises et fausses qui étaient très laides à entendre....
« Et si mes yeux et les autres sens et les membres de mon corps et toutes les puissances de mon âme ont offensé mon Aimé, il est bon qu'ils en soient punis et qu'ils fassent grande pénitence, car tout ce que m'imposera l'Aimé me donnera allégresse, et je ne veux en rien être ménagé ni épargné.
« Lorsque l'Ami se fut confessé, le confesseur d'amour eut grand'pitié de lui et pria l'Aimé de lui pardonner ses péchés; et il dit à l'Ami : « Aie  bonne et grande espérance en ton Aimé, car je  t'apporterai de lui merci, pardon et pitié. » L'Ami transmit la Justice et la Pitié à l'Aimé pour lui dire qu'il se trouverait content de tout ce que ferait l'Aimé, soit en le punissant, soit en l'épargnant, et qu'il espérait également de sa justice et de sa miséricorde qui sont égales. »
Après avoir obtenu l'absolution de ses péchés, l'Ami adresse à son Aimé une longue prière et se prépare à la mort. Mais Vie d'amour qui ne peut se résoudre à le laisser mourir va demander conseil à Prudence pour essayer de le sauver; Prudence lui enseigne une doctrine fondée sur les conditions d'amour par laquelle l'Ami pourra vivre longuement en aimant et en servant son Aimé.

Les dames d'amour sont surprises de voir l'existence de l'Ami prolongée; Mort d'amour s'adresse à Science et lui demande si elle ne connaît rien qui puisse occire l'Ami. Science dit aux pages d'amour de mener l'Ami par le monde et de lui montrer les maux et les péchés ; il en aura une telle douleur qu'il lui conviendra de mourir, car il ne pourra soutenir l'affront qu'il verra faire à son Aimé. L'Ami est donc conduit par les terres et par les guerres, il voit toutes les fourberies, les injustices et les crimes; il est témoin des souffrances des pauvres, de l'avarice et de la dureté des riches, il voit des pays entièrement peuplés d'hérétiques et d'infidèles qui n'aiment pas le vrai Dieu ; il est transporté à la porte du paradis et à la porte de l'enfer et il voit entrer dix âmes dans le paradis et mille dans l'enfer. Mais il ne meurt point car il est soutenu par la doctrine que lui avait enseignée Prudence. Mort d'amour prie Science de lui donner un autre conseil pour occire l'Ami : « Mort d'amour, dit Science, dis aux pages d'amour de transporter l'Ami à Jérusalem et de le conduire par toute cette sainte terre et de lui montrer le temple de David et le temple de Salomon, les lieux où Jésus-Christ naquit et mourut; et alors l'Ami mourra d'amour.
« Les pages d'amour transportèrent l'Ami dans la Terre-Sainte et dans le temple de David et de Salomon. Quand l'Ami vit la Terre-Sainte et le temple de David et de Salomon et qu'il se rappela la sainte vie des saints hommes qui sont morts par amour, et la passion de Jésus-Christ, son aimer en fut tellement multiplié, et dans son c?coeur les soupirs, et dans ses yeux les larmes et les pleurs, qu'il ne put les supporter, et la doctrine de Prudence ne lui fut d'aucun secours. Et adonc, par force d'amour il cria : « Ah ! sainteté, ah ! Aimé, ah ! amour,  ah ! aimer ! Pardonne aux pages d'amour qui m'ont  apporté en cette terre pour mourir. » Et il prit congé de Mort d'amour, et il ouvrit la bouche par amour, et il expira et mourut. »
« Quand l'Ami fut mort d'amour, les pages le mouillèrent et le lavèrent avec les larmes qu'il avait versées par amour et qui avaient été recueillies par Souvenir d'amour....
«Ensuite ils mirent le corps de l'Ami sur un lit de patience et d'humilité, et avec des cierges d'amour allumés, et ils le portèrent à l'église d amour....
« En une belle urne d'amour, de gloire, de vérité, d'humilité et de piété, les pages posèrent le corps de l'Ami, et ils donnèrent les tentures, les cierges
et le lit aux pauvres qui demandaient l'aumône plus par amour que par nécessité de manger et de dormir.... »

On sait qu'au moyen âge les troubadours de Provence et de Catalogue furent les maîtres jamais égalés de  la poésie amoureuse, et que chez eux les mots amour et poésie étaient synonymes; mais on ne songe guère à ce que cet art gracieux et raffiné du Gay-Savoir pouvait produire  en se dédiant à l'amour divin, et ce qu'il donna en effet avec l'auteur de la Philosophie d'amour. 

Raymond Lulle, tel qu'il apparaît en ce livre et dans les cantiques de l'Ami et de l'Aimé, est la fleur suprême de la littérature catalane-provençale; c'est toute la poésie des troubadours qui s'agenouille devant l'autel et s'exhale en parfaite harmonie, avec le parfum de l'encens,  vers le trône de Jésus et vers  sa Mère Immaculée.

Certains esprits n'admireront pas sans réserve cette souriante théologie qui n'exclue cependant ni la grandeur, ni le pathétique, et ils hésiteront devant les allégories des darnes, des pages et des lys d'amour; parce que cet art est tout de grâce et de clarté, ils diront qu'il manque de profondeur.

Il y a des rivières qui, à cause du trouble de leurs eaux, trompent le passant qui ignore le sol sur lequel elles roulent; mais on peut s'y aventurer sans crainte et les traverser à pied. Il y a des paysages où les brouillards enveloppent les choses proches et mettent tout dans un factice éloignement. Mais dans la patrie de Raymond et sur la terre du Gay-Savoir il y a des sources très profondes d'une extraordinaire pureté : un enfant croirait, en y plongeant la main, atteindre le lit de cailloux qu'il voit aux rayons du soleil; dans ces pays une merveilleuse clarté agrandit les horizons, et plus la voûte du céleste azur est éloignée, plus elle parait proche. Tel le Docteur illuminé : l'expression de son mysticisme n'a rien de commun avec celle des moines ses contemporains qui, enfermés dans leurs cellules, écrivaient une langue rebelle à leur pensée. Raymond, aimant la nature et le peuple, ne veut pas que sa science reste dans les cloîtres et les universités; il a pour l'exprimer un instrument sonore, harmonieux et vierge, le catalan, que les docteurs dédaignaient alors pour le latin comme ils le dédaignent aujourd'hui pour le castillan ; il prend cet instrument que son roi, le Conquérant, lui tendait, et le perfectionne. Après les heures passées dans les écoles où il essaye de faire triompher sa doctrine, il se mêle à la vie de la foule des cités, puis va prier et contempler dans les prairies où coulent des fontaines sous de grands arbres, et il reçoit la directe influence de cette nature des Baléares, sa patrie, et de celle de la Provence qu'il chérissait tant. Son oeuvre de science, lorsqu'il l'écrivait pour la lire et la commenter dans les universités, était quelquefois difficile à comprendre; mais son oeuvre d'amour avait toujours la grâce et la beauté des Iles, le bonheur et l'éclatante profondeur de leur azur. En un mot, Raymond Lulle a exprimé le mysticisme méditerranéen.

Après avoir écrit "l'Arbre de la Philosophie d'amour", il en offrit une traduction latine à Philippe le Bel et le texte en vulgaire à la très sage et noble reine de France « afin qu'ils le multipliassent dans le royaume de France, à l'honneur de notre Dame Sainte Marie qui est souveraine dame d'amour ».
Cette reine qui avait plaisir à respirer en leur naturel parfum les fleurs d'amour de l'arbre lullien, tandis que son mari se contentait de les voir pâlies en un latin d'université, était Jeanne de Navarre, l'exquise princesse protectrice des arts et des lettres qui tint, dit Mézerai, « tout le monde enchaîné par les yeux, par les oreilles, par le coeur, également belle, éloquente et généreuse ».

 CHAPITRE XII

 VOYAGE   DE   LULLE   EN    ORIENT (CHYPRE  ET ARMENIE)
 SON    RETOUR   A   MONTPELLIER.
 SA   DOCTRINE SUR  LES RAPPORTS DE L'ENTENDEMENT  ET DE LA  FOI.

 De 1299 à 1306

En 1299, Raymond Lulle retourna à Mayorque après un séjour de quelques mois à Barcelone, où il écrivit pour le roi d'Aragon Jacme II et pour la reine Blanche le livre des Oraisons « par lequel ceux qui ne savent pas prier Dieu apprennent à le prier, et ceux qui ne l'aiment guère apprennent à l'aimer ».

A Palma il ne retrouva plus son collège de frères Mineurs, comme nous l'avons vu par une citation du Desconort ; les treize moines qui s'y appliquaient à l'étude des langues orientales avaient dû, leur instruction achevée, partir en mission et, négligence ou malveillance — le poète semble accuser un ennemi qu'il ne veut pas nommer — ils n'avaient pas été remplacés.

Mais si Lulle n'avait plus son petit couvent, il lui restait toujours les rues et les places publiques où circulaient, trafiquaient ou paressaient les juifs et les mores en foule; n'ayant pas à craindre, comme en Afrique, la haine des autorités, il put faire grand bien et convertir de nombreux infidèles.

Il profita aussi de cette tranquillité pour écrire de nouveau traités, les livres de Dieu et de l'Homme, une Application de l'Art général aux sciences et le poème de la Médecine du Péché.
Il préparait d'autres travaux lorsque la nouvelle parvint à Palma que le grand Khan de Tartarie, Kassan, avait fait alliance avec les princes chrétiens d'Arménie et, envahissant la Syrie, en avait chassé les musulmans et avait poursuivi le Soudan vaincu jusqu'en Egypte. Etait-ce, enfin, le salut de Jérusalem ? Lulle savait que Kassan était chrétien et que d'autres chefs tartares étaient sur le point de se convertir; il savait que, onze ans auparavant, l'un d'eux avait envoyé des ambassadeurs au roi de France et au Pape pour demander aux nations européennes aide contre les Egyptiens, les ennemis communs, et leur dire que « si le peuple chrétien voulait concourir à l'expédition contre le pays de Misr (Egypte), il serait possible, avec l'aide de Dieu, de prendre Orislim » (Jérusalem). Mais on n'avait point fait cas de ces propositions.... Etait-il donc vrai, ainsi que des voyageurs venaient d'en apporter la nouvelle, que, voyant l'indifférence des rois d'Occident, les Tartares et les Arméniens s'étaient mis en campagne, avaient vaincu le soudan d'Egypte et délivré les Saints Lieux ?

Raymond recouvre tout son enthousiasme, et l'espérance qui sommeillait en lui se relève et s'exalte. Il voit les musulmans expulsés à jamais des terres de Jésus, grâce aux formidables Tartares qui se constituent les défenseurs de la foi catholique, il voit toutes ces peuplades embrassant, comme leurs rois, la vraie religion : l'Asie Mineure, la Perse, le Turkestan, le Caucase sont chrétiens, le nombre des fidèles est triplé, et triplé le nombre des élus....

Le Docteur illuminé ne peut plus rester à Palma. Sa mission le rappelle là-bas vers ces terres lointaines où des choses prodigieuses se préparent. Qu'importe la vieillesse qui commence à affaiblir son corps ? Le Saint Esprit lui donnera de nouvelles forces pour achever son œuvre.... Il prend le premier navire en partance vers l'Orient, et arrive à Chypre. Là, la plus grande déception de sa vie l'attend. Kassan avait bien levé une armée pour marcher sur la Palestine et attaquer le Soudan; il avait même déjà quitté son royaume avec une partie de ses troupes; mais des révoltes le forçaient à retourner sur ses pas, il ne pouvait donc plus donner suite à un projet qui risquait de lui faire perdre sa couronne, car des princes de sa famille qui conspiraient contre lui entendaient profiter de son absence pour provoquer une révolution.

Les rêves qui avaient bercé Raymond pendant la traversée étaient trop beaux; la douleur avec laquelle il les vit sombrer fut si grande, qu'il en devint malade. Mais il ne voulut pas encore retourner à Mayorque, car à Chypre il y avait des œuvres pour un apôtre comme lui; tous les schismes étaient réunis dans cette île : nestoriens, mommines, jacobites s'y disputaient la prépondérance, s'excommuniaient mutuellement, mais s'accordaient pour haïr également le Pontife latin. Lulle avait écrit le "Livre des Cinq Sages" pour prouver contre eux l'excellence de la doctrine romaine; il en fit des lectures et des commentaires. Il pria le roi de convoquer une assemblée des docteurs et des prétres des différentes sectes, afin que chacun pût exposer ses raisons et écouter celles qui leur seraient opposées. Il demanda aussi à être envoyé au soudan d'Egypte comme missionnaire; mais ses requêtes ne furent pas écoutées.

Sur ces entrefaites, sa maladie s'accrut et le força à s'aliter; un clerc et un domestique tentèrent de l'empoisonner pour s'emparer du peu d'argent qui lui restait. Enfin, il acheva de se guérir à Famagouste chez le maître des Templiers qui l'avait recueilli.
Pendant les années qui suivent, jusqu'à son dernier séjour à Paris en 1306, il multiplie les œuvres et les voyages avec une incroyable activité. Mais, faute de documents, nous sommes presque réduits à une énumération. De Chypre il va en Arménie, à Rhodes, à Malte, à Montpellier et à Gênes; en février 1303, il retourne à Montpellier où il voit le roi d'Aragon qui offre son armée et ses trésors pour la conquête de la Terre Sainte, si les autres rois veulent aussi se croiser; il séjourne à Avignon où il écrit le livre de l'Immaculée Conception, et passe à Barcelone.

En 1305, il est encore à Montpellier. Le Pape Clément V, récemment élu, qui de Bordeaux se rendait à Lyon pour y recevoir les ambassadeurs de la Chrétienté, traverse le Languedoc; Lulle suit la cour pontificale et expose au Pape ses projets. Mais sa tentative de réforme des ordres militaires et de leur union en un seul ne pouvait être encouragée par celui qui allait livrer les Templiers aux bourreaux.

Les livres les plus importants que Lulle écrivit pendant cette période sont, avec le traité de l'Immaculée Conception, la Dispute de la foi et de l'entendement et le Livre de l'Entendement. Nous l'avons vu, dans le poème de la Désolation, disputer avec un ermite sur les rapports de la raison et de la foi; dans cette question, il s'aventure jusqu'aux limites de l'orthodoxie catholique, mais malgré tout ce qu'ont pu écrire ses adversaires, il ne les dépasse point. Si un disciple comme Sebonde erra en exagérant ce qu'avait d'audacieux et même de périlleux la doctrine du maître et en fondant une théologie rationnelle, Lulle n'a pas mérité la désapprobation de l'Eglise infaillible en la personne de ses Papes, au jugement desquels il commençait par faire un acte de soumission. Il essaye de trouver des preuves à posteriori de la foi pour convaincre les Sarrasins et les juifs qui lui disaient : « Nous ne voulons pas déserter une foi pour une autre foi, mais nous abandonnerons la nôtre si elle nous est scientifiquement démontrée fausse ». Il voulait rendre ces preuves triomphantes pour arrêter dans leurs progrès les averroïstes qui enseignaient que la raison et la foi ont deux champs distincts et qu'une chose peut être fausse selon la raison, tout en restant vraie selon la foi. Il lisait dans l'Ecriture Sainte que l'homme doit aimer Dieu de tout son c?coeur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toutes ses forces, et comme dans l'âme il y a trois puissances, la mémoire, l'entendement et la volonté, et que l'entendement est fait pour comprendre, il voulait s'efforcer de comprendre Dieu de toutes ses forces spirituelles.

Il débutait par un acte de foi,  et non par un doute qui aurait fait sa théologie hétérodoxe, ou plutôt l'aurait détruite : « Moi qui suis vrai catholique, dit-il, j'entends prouver les articles non contre la foi, mais moyennant la foi, vu que sans elle je ne pourrais rien prouver. Les articles appartiennent à un ordre supérieur, mon intelligence à un ordre inférieur; et la foi est un état par lequel l'intelligence s'élève au-dessus de ses forces. Je ne dis pas que je prouve les articles de la foi par des causes; Dieu n'a pas de causes au-dessus de soi, mais je les prouve de telle façon que l'intelligence ne puisse raisonnablement nier les raisons produites ».
Lulle ne cherche donc pas à édifier une doctrine religieuse à l'aide seulement de la science; il est le chrétien qui par la foi croit que Dieu est, et, ensuite, par la philosophie comprend que Dieu est.

« La foi est sur l'entendement comme l'huile sur l'eau », aimait-il à répéter, et, se servant, selon sa coutume, d'exemples familiers, il ajoutait : « L'entendement est semblable à un homme qui monte par une échelle. Sur le premier échelon il pose d'abord le pied de la foi, puis celui de l'entendement, lorsque le pied de la foi est sur le deuxième, et il va ainsi montant. La fin de l'entendement n'est pas de croire, mais de comprendre; mais il se sert de la foi comme d'un instrument. La foi est un milieu entre l'entendement et Dieu ».

Et encore, dans son "Livre des démonstrations admirables" : « Il est certain que l'erreur est mieux détruite par les raisons nécessaires que par la foi; c'est parce que l'entendement et la lumière de la sagesse conviennent pour comprendre, tandis que la foi et l'ignorance conviennent pour croire.
« Par cela il est démontré à l'entendement humain que les infidèles, qui chaque jour s'accroissent pour la destruction de la Sainte Eglise romaine, sont plus facilement confondus dans leurs erreurs et leurs fausses opinions par des démonstrations nécessaires que par la foi ou la croyance. Dieu seul donne la lumière de la loi à ceux qui se convertissent en croyant la vérité; mais l'homme, par la vertu de Dieu, a le pouvoir de comprendre, de démontrer et de recevoir la vérité par des raisons nécessaires. S'il était vrai que, l'entendement n'ayant pas la possibilité de comprendre les articles de la croyance par des raisons nécessaires, l'homme ne pût y atteindre que par la foi, il s'ensuivrait que Dieu, la minorité et le défaut concorderaient contre la majorité et la perfection. Mais puisque Dieu, la majorité et la perfection concordent et que Dieu a voulu qu'en quelques hommes l'erreur fût détruite par la lumière de la foi, à plus forte raison il a voulu qu'elle le fût par la lumière de l'entendement, qu'elle éclaire de la lumière de la suprême sagesse ».

Et dans un livre sur les sentences de Pierre Lombard : « Bien que l'entendement comprenne les articles de la foi, il ne s'ensuit pas que la foi soit détruite; car celui qui les comprend entend que, s'il ne les comprenait pas, il les croirait néanmoins. La foi est l'instrument et le secours pour faire comprendre les articles à l'entendement, car il est écrit : « Nisi credideritis, non intelligetis ». De plus, l'homme n'est pas créé principalement pour soi, ni pour avoir mérite par la foi, mais il est né principalement pour comprendre et aimer Dieu; et cela ne serait pas s'il était vrai que l'homme ne peut comprendre les articles qu'à la condition de perdre le mérite de la foi ».

Aux objections que lui faisaient des cardinaux à Rome, il répondait qu'il y a deux manières de démonstration ; la première consiste à démontrer sans qu'une contradiction puisse être élevée, par exemple démontrer que le carré a plus d'angles que le triangle; la seconde, qui peut être contredite, est la démonstration de la cause par l'effet, et c'est à cette catégorie qu'appartiennent les démonstrations des articles de la foi qui peuvent être niées et attaquées; si les articles pouvaient être démontrés par le premier mode, il serait impossible qu'ils fussent fondés sur la foi. Lulle voulait surtout affirmer que ces articles ne pouvaient être détruits par les raisons nécessaires, et qu'au contraire ces mêmes raisons pouvaient victorieusement être invoquées contre les adversaires de la foi.

Sa doctrine était donc à un extrême opposé à celui de l'averroïsme, et elle était nécessaire pour combattre les progrès en Espagne et en France de la philosophie à laquelle le philosophe arabe avait donné son nom. Quoique Raymond Lulle ne cherchât pas à expliquer le mystère, il faut reconnaître que sa tentative n'était pas sans danger et dire avec M. Menéndez Pelayo ? l'Espagnol qui a le plus étudié l'? oeuvre du Docteur illuminé ? que Lulle commit une erreur de méthode en convertissant en positive l'argumentation négative, et qu'entre des mains moins pieuses, cette tentative eût achevé de faire rationnelle la théologie, c'est-à-dire qu'elle l'eût détruite.

 CHAPITRE XIII

 RENCONTRE   DU DOCTEUR ILLUMINE ET DU DOCTEUR SUBTIL A PARIS
 LA DISPUTE SUR LA DOCTRINE DE L'IMMACULÉE CONCEPTION DE LA VIERGE MARIE.
 De  1306 à 1307

Ses essais de démonstration des vérités de la foi valurent à Raymond Lulle de vives attaques, et son orthodoxie fut d'autant plus mise en doute par ses adversaires, et surtout par les Dominicains, qu'il était en désaccord avec nombre des théologiens de son époque sur une autre question de la doctrine catholique : il partageait avec ses frères en saint François la croyance à l'Immaculée Conception.

Depuis le jour où elle lui était apparue près de la porte de l'Almudaina lui tendant son petit Jésus à embrasser, Raymond avait voué à la Vierge un culte d'une vénération si tendre et si exaltée qu'il devait nécessairement être de ceux qui la proclamaient pure au-dessus de l'humanité, dans l'instant de sa conception comme dans sa vie entière. Il fut amené à cette croyance par l'intuition de l'amour qui lui faisait décerner à notre Dame Sainte Marie de si singulières louanges. Il la comparait volontiers à l'aurore qui est le commencement de la splendeur et la fin des ténèbres, car le Fils de Dieu qui est la lumière des lumières et la splendeur de toute splendeur prit en elle la chair humaine : la Vierge fut tellement illuminée par l'incarnation de Jésus qu'elle fut le principe de la splendeur pour les justes, et aussi pour les pécheurs puisque d'elle naquirent la miséricorde, le pardon et la recréation de tout le genre humain. Et l'Ami disait : « Du chaste lit de l'aurore mon Aimé sortit pour venir en ce monde ; ceux qui pensent qu'il y a quelque tache en elle doivent croire aussi qu'il y a des ténèbres dans le soleil. »

On pourrait former un des plus suaves recueils de louanges à la Vierge avec des extraits de ses poésies et de ses traités. Voici du livre "Benedicta tu in mulieribus" une page où, dans un dialogue avec Raymond, Marie explique les joies de sa maternité : « Sache, ô mon fils, que la langue humaine est défectueuse pour manifester les œuvres divines que l'âme sainte sent par la mémoire, l'entendement et l'amour; aussi, je ne puis en révéler qu'une petite partie par des ressemblances. Mais tu peux penser, fils, quand j'entendis l'ange Gabriel m'annoncer de si bonnes nouvelles, me dire de la part du Fils de Dieu : « Je vous salue, pleine de grâce, vous êtes  bénie entre toutes les femmes, » quand mes entrailles commencèrent à se réjouir, quand je l'eus conçu dans mon sein, tu peux penser combien je fus remplie de gloire et de plaisir; sache, fils, que je le fus plus que le soleil de splendeur, la neige de blancheur et le feu de chaleur, car je portai neuf mois dans mon sein virginal Celui qui emplit le soleil de splendeur, la neige de blancheur et le feu de chaleur; et je portais celui qui me portait et qui porte et soutient le ciel et la terre. Considère combien je fus pleine de grâce, de vertu et de plaisir !... Celui qui est la joie et le plaisir de son Père divin et éternel et la joie aussi de la nature angélique, je le possédais dans mes virginales entrailles !... Il convient que je me taise, sache-le, fils, car la langue n'a pas une vertu ni un pouvoir suffisants pour manifester quelque chose de la plénitude de l'allégresse que je reçus du Fils de Dieu après l'avoir conçu. »

La foi et l'intuition populaires ne pouvaient suffire à l'auteur de l'Art général, et il fut amené à la croyance de l'Immaculée Conception par le raisonnement autant que par l'amour. La Vierge Marie avait été engendrée par un père et conçue par une mère qui avaient contracté le péché originel comme tous les êtres humains, mais Dieu, en la prédestinant, avait sanctifié et purifié la semence d'où elle naquit, et il avait purifié pour elle seule le ventre maternel en lequel fut organisé le corps qui devait porter son Fils. La conception de la Vierge fut à la fois naturelle et miraculeuse. Naturelle parce qu'elle fut naturellement engendrée et conçue, miraculeuse parce qu'elle fut sanctifiée par la sagesse, la puissance et l'amour de Dieu. Elle prit non pas le péché par ses parents, mais la sanctification par le Saint-Esprit qui prépara la voie de l'incarnation par la sanctification comme le soleil prépare le jour par l'aurore.
Adam et Eve étaient en état de parfaite innocence au moment de la création, et ils vécurent ainsi jusqu'à l'heure du péché qui souilla toute leur descendance. Quand par l'être de la Sainte Vierge commença la recréation, il convenait que l'homme et la femme fussent aussi en état d'innocence, simplement et continuellement, du commencement à la fin, sinon la récréation n'aurait pas pu commencer. En outre, le Fils de Dieu ne pouvait pas s'incarner dans un corps contaminé par le péché, car Dieu et le péché ne peuvent avoir concordance dans aucun sujet; la Vierge devait avoir le plus haut degré possible de vertu, de bonté, de grandeur et des autres qualités pour recevoir le Fils de Dieu qui par l'incarnation donnait le meilleur témoignage de sa bonté, de sa vertu et de sa magnificence ; autrement, il n'y aurait pas eu entre Dieu le Fils et la Bienheureuse Vierge Marie la plus grande concordance possible, — nécessaire. Enfin, la Mère du Sauveur devait être bénie entre toutes les femmes depuis sa conception et sa naissance ; si sa conception n'avait pas été immaculée, elle aurait été par sa naissance l'égale des autres femmes puisqu'elle aurait participé au péché originel.

Telle était la doctrine que Raymond Lulle défendait par ses écrits et ses discours à Montpellier lorsqu'il apprit que de graves discussions avaient lieu à la Sorbonne sur le même sujet. Il se mit aussitôt en route pour aller y prendre part et répandre encore son enseignement dans une cité où il avait déjà lutté contre les philosophes sceptiques et les averroïstes.
En ce temps-là, un jeune homme, le Franciscain Duns Scot, enthousiasmait les écoliers de l'université parisienne par sa  science et sa piété. Il était arrivé à Paris deux ans auparavant, précédé par des légendes de grâce et de miracle; né en Ecosse en 1274 au moment où saint Bonaventure mourait à Lyon, comme si la Providence eût voulu témoigner sa dilection aux enfants de saint François en leur envoyant la clarté du Docteur subtil à l'heure même où elle leur retirait celle du Docteur séraphique, Jean Duns Scot eut la triste enfance d'un être inintelligent et  presque stupide.   Il  ne  pouvait rien apprendre des éléments des sciences, et il était la désolation de ses maîtres et de ses parents. Mais il avait une grande dévotion à la Vierge, et un jour qu'il pleurait en la suppliant d'envoyer un rayon de lumière à son entendement, il s'endormit au pied d'un arbre; et alors Marie lui apparut et lui promit le don d'intelligence à la condition qu'il se ferait son chevalier et la servirait toute sa vie. Dès son réveil, l'enfant se mit à l'étude avec joie et, en peu de temps, surpassa tous les maîtres ; comme Raymond Lulle, il avait reçu la science par une soudaine et divine illumination.

On peut noter en cette existence si courte d'autres points de ressemblance entre le Docteur subtil et le Docteur illuminé qui furent au commencement du XIVe siècle les deux plus grands défenseurs de l'Immaculée Conception. Comme à Raymond, Marie présenta son enfant à Duns Scot : ce fut en une nuit d'extase; l'âme ravie du jeune homme criait des versets du cantique: « Oh ! que n'es-tu mon frère ! que n'as-tu sucé le sein de ma mère ! j'irais dehors à ta rencontre et je te donnerais des baisers ». L'Immaculée entendit les paroles de l'élu qu'elle avait déjà comblé de bienfaits; elle exauça encore cet ardent souhait, elle lui envoya son enfant qu'il put serrer et garder quelques instants on ses bras. Dès ce jour, Duns Scot montra sa reconnaissance à Marie en se vouant à la plus stricte pauvreté ; il ne vécut que de pain et d'eau, il se couvrit d'un vêtement de mendiant et il marcha pieds nus.

Comme Raymond Lulle et contrairement aux autres docteurs de l'époque, il aimait, en sortant des universités, à aller porter aux humbles, en leur langage, la parole de Dieu et à ouvrir leur esprit inculte à la lumière de la vérité; il oubliait alors l'impeccable science syllogistique que redoutaient tant ses adversaires et il disait des paroles allégoriques et très simples qui le faisaient comprendre et aimer de tous. Lucas Wading narre qu'un jour il rencontra un paysan qui jurait en semant de l'orge; il le rappela au respect des commandements de Dieu qui punit les blasphémateurs ; mais le paysan lui répondit : « Tu perds tes paroles ! je sais bien, moi, que la volonté de Dieu s'accomplira et qu'il sait de toute éternité ce qu'il doit en être de moi. Eh bien, s'il a résolu de me sauver ou de me damner, que je fasse le bien ou le mal, il n'importe; vertueux ou coupable; je n'en irai pas moins où je dois aller, au ciel ou dans l'enfer. » — « Voyons, lui répliqua le docteur, si Dieu a, comme lu le crois, imposé de toute éternité une telle nécessité aux choses, pourquoi te donnes-tu la peine d'ensemencer ton champ ? Car si Dieu a arrêté de tous temps que cette orge pousserait ici, que tu la sèmes ou non, elle n'en poussera pas moins; si, au contraire, il a arrêté qu'elle ne pousserait point, quoi que tu fasses, elle ne viendra jamais en fleur. »
Tel Raymond Lulle allant familièrement expliquer le libre arbitre aux Mores fatalistes qui labouraient la campagne de Mayorque, après l'avoir démontré à leurs philosophes et à leurs prêtres au moyen des règles de son Art.

En 1300, Duns Scot commentait Aristote et Pierre Lombard devant les trente mille écoliers de l'université d'Oxford, où l'on n'avait jamais eu un maître à la fois si savant et si jeune; sa réputation franchissait bientôt les mers et les montagnes et se répandait, toujours grandie par des légendes, dans les écoles  de France, d'Italie et d'Espagne. Cinq ans après, il était appelé à Paris où l'on voulait entendre son commentaire sur le maître des sentences. Clément V venait d'être élu pape et avait transporté à Avignon le trône de saint Pierre. Parmi les ambassadeurs que les princes chrétiens lui envoyèrent à Lyon, celui de Ferdinand IV de Castille se plaignit des persécutions infligées par les Dominicains aux Frères Mineurs qui propageaient la doctrine de l'Immaculée Conception. Il pria le Pape de mettre fin à ces querelles de  théologiens qui nuisaient trop à la religion, car elles mettaient en lutte deux ordres également respectables, mais dont l'un, celui de saint François,   plus en contact avec les foules, exprimait mieux les sentiments et les aspirations du peuple auprès duquel il était l'envoyé de la Providence.
Clément V ordonna qu'une grande discussion eût lieu à Paris entre les Frères Mineurs et les Prêcheurs dont l'Université serait juge. En cette assemblée, Duns Scot fut le chevalier de Marie selon la promesse faite le jour où elle avait illuminé son intelligence enfantine. On conte que, comme il se rendait à la première réunion, il salua une statue de la Vierge qui se dressait au-dessus de la porte d'une église; puis, s'étant agenouillé, il lui demanda des forces pour parvenir au triomphe : « Vierge sainte, s'écria-t-il, anime-moi contre tes ennemis ! » Et levant les yeux vers Marie, il la vit s'incliner et sourire pour signifier qu'elle l'avait entendu et que sa prière serait exaucée.

La lutte fut longue entre Mineurs et Prêcheurs. Les disciples du séraphin d'Assise furent fidèles a leur mission d'interprètes et de défenseurs de la populaire ferveur qui, depuis plus de sept siècles, en Orient comme en Occident, était unanime dans son culte pour la Vierge sans tache. Scot domina les disputes; infatigable, il eut une réponse à tous les arguments de ses adversaires, réfuta leurs syllogismes et leur en opposa d'autres auxquels ils ne purent répondre. Enfin, grâce à Marie qui, par le souvenir de sa salutation et du sourire de ses lèvres, donnait à son entendement les armes nécessaires, il obtint la victoire, et reçut de l'Université le titre de Docteur subtil.

Lorsque Raymond Lulle arriva à Paris, la discussion ordonnée par le Pape était achevée, mais les Franciscains étaient encore  frémissants de la lutte soutenue en l'honneur de la reine des cieux et du triomphe  qui   avait   couronné  leurs  persévérants efforts. Duns Scot, dans tout l'éclat de sa jeune et mystérieuse  gloire,   voyait toujours autour de  sa chaire la foule pressée et  murmurante d'enthousiasme des écoliers et des moines. Un jour, il remarqua parmi ses plus proches auditeurs un vieillard à longue, barbe blanche pauvrement habillé comme un pèlerin de loin venu et qui, écoutant très attentivement, faisait parfois des signes d'assentiment ou de désapprobation; il le prit pour un ignorant égaré en Sorbonne et, lui adressant la parole, il crut l'embarrasser en lui posant ironiquement une question élémentaire de grammaire :  « Dominus quœ pars ? Quelle partie du discours est le mot Dieu ? » Raymond Barbe-Fleurie répliqua : « Dominus non est pars sed totum. Dieu n'est pas  une partie, il est tout ». Scot admira la finesse et l'à-propos de la répartie, et à la fin de sa leçon il fit appeler le pèlerin. Les deux docteurs, l'un et l'autre subtils, l'un et autre illuminés, qui avaient une égale science et la   faisaient  servir à la  gloire du Christ et de la Vierge, se devinèrent, se comprirent et s'aimèrent aussitôt. Ils se contèrent leurs existences, leurs travaux, leurs projets; Lulle fit lire à Duns Scot son traite de l'Immaculée Conception et leur accord sur cette doctrine, qui ne pouvait être toujours défendue sans péril et dont ils étaient les hérauts, acheva d'unir le vieillard et le jeune homme par les liens d'une fraternelle affection. L'enfant de la terre froide d'Ecosse admirait en l'âme du poète des îles ensoleillées une indomptable ardeur, une extraordinaire faculté d'enthousiasme, qui lui avaient permis de résister à toutes les tribulations et à tous les déboires, une intelligence surhumaine qui, secondée par les princes de l'Eglise et les maîtres des hommes et par les circonstances, eût pu transformer l'histoire du monde par la conversion d'une partie de l'Asie au catholicisme; lui enfin qui croyait ne rien ignorer des sciences de son époque, il lut avec étonneraient l'Art et les autres traités du Docteur illuminé.

Lulle reconnut en Duns Scot un de ces élus de Marie qui font en ce monde une courte et éblouissante apparition pour remonter presque aussitôt vers les anges; il voyait sur le front du jeune Franciscain la double auréole de la science et de la vertu, et dans ses yeux, avec la beauté de l'amour, l'ardeur voilée des saints qui vont mourir....
Grâce à Duns Scot qui était tout-puissant à l'université, le Docteur illuminé obtint un diplôme pour enseigner son Art à Paris. Mais il avait alors un tel désir de reprendre son ? oeuvre d'évangélisation en Afrique que, malgré le succès de son enseignement, malgré les prières des Chartreux qui lui donnaient l'hospitalité et l'avaient en vénération, il quitta Paris et s'achemina vers le Midi. Les années de la vieillesse, au lieu de l'incliner au repos, multipliaient les forces de sa volonté.

 CHAPITRE XIV

 CAPTIVITE DE RAYMOND LULLE A BOUGIE ET SA DISPUTE AVEC LE SARRASIN HAMAR
 SON RETOUR EN FRANCE ET SES DÉMARCHES AUPRÈS DE PHILIPPE LE BEL POUR L'INTÉRESSER A L'OEUVRE DE LA CROISADE
 SA PÉTITION AU CONCILE DE VIENNE
 DES OEUVRES D'ALCHIMIE QUI LUI SONT FAUSSEMENT ATTRIBUÉES.

 De 1306 à 1312

Après un séjour de quelques mois à Pise et à Mayorque, Raymond s'embarqua pour l'Afrique et parvint à Bougie. Là, on l'entendit clamer sur la place publique : « La loi chrétienne est vraie, sainte et seule agréable à Dieu ; la loi des sarrasins est fausse et erronée, et je suis prêt à le démontrer ». Et il continua, prêchant en paroles de flamme la religion de Jésus au peuple réuni et ajoutant qu'il était prêt à disputer avec les prêtres sarrasins et à leur prouver leurs erreurs. Des menaces ne tardèrent pas à gronder autour de lui, on déchira son manteau, on lui arracha la barbe, et la populace allait le lapider lorsque des soldats intervinrent et le conduisirent devant l'évêque qui avait ordonné que le prophète chrétien lui fût amené.

Cet évêque, qui était un philosophe, au lieu de le livrer au supplice engagea une discussion avec lui : « Si tu crois vraie la loi du Christ, lui dit-il, et fausse celle de Mahomet, donne-moi une raison nécessaire qui le prouve ». Raymond répondit : « Convenons d'un point commun, et ensuite je te donnerai cette raison ». Puis, avec le consentement de l'évêque, il argumenta sur la Trinité de Dieu qui est niée par le mahométisme : « Dieu est-il parfaitement bon ? » demanda-t-il. « Oui », répondit le sarrasin. Alors le docteur chrétien commença à discourir en ces termes : « Tout être parfaitement bon est en soi tellement parfait qu'il n'a pas besoin de faire le bien hors de soi et de mendier. Tu dis que Dieu est parfaitement bon de toute éternité et dans toute l'éternité; il n'a donc pas besoin de mendier et de faire le bien hors de soi; autrement il ne serait pas parfaitement bon simplement ; et comme tu nies la bienheureuse Trinité, si nous admettons qu'elle n'est pas, Dieu ne fut pas parfaitement bon de toute éternité, avant qu'il eût créé dans le temps le monde qui est bon. Or tu crois que Dieu fut plus parfait en bonté quand il créa le monde dans le temps qu'il ne l'était auparavant, car la bonté est meilleure en se répandant qu'en restant oisive. Voilà ce que j'ai pour toi. Mais pour moi j'ai que la bonté est diffusive de l'éternité à l'éternité, et cela est de l'essence du bon d'être diffusif de soi-même. Aussi Dieu le Père, qui est bon, engendre de sa bonté le Fils qui est bon; et le Saint-Esprit, qui est bon, émane de tous deux. »
Tel fut, selon son biographe, le commencement de son discours. L'évêque, étonné et incapable de le réfuter, le fit conduire en prison, se proposant de l'abandonner au bourreau pour se venger de l'affront qu'il avait reçu. En sortant du palais de l'évêque, Raymond fut insulté, frappé de coups de poings et de bâtons, et c'est à grand'peine que ses gardiens parvinrent à l'arracher à la fureur populaire. On le jeta dans les latrines de la prison des voleurs où il eut à supporter toutes sortes de privations, d'offenses et de tourments; on allait le faire mourir....

« L'Ami se voyait prisonnier, lié, maltraité et occis pour l'amour de son Aimé, et ceux qui le torturaient lui demandèrent : « Où est donc ton Aimé ? » Il répondit : « Le voici dans la multiplication de mes amours et dans le réconfort qu'il me donne an milieu de mes tourments. »
Le gouverneur de la ville comprit cependant que ce sage qui sacrifiait joyeusement sa liberté et sa vie ne méritait pas plus d'être maltraité comme un criminel qu'un sarrasin qui irait annoncer la foi de Mahomet aux nations étrangères; il le sépara des autres prisonniers et lui fit donner une chambre où il fut humainement traité et où il put même travailler en tranquillité et préparer de nouveaux livres.
L'évêque  avait rassemblé les clercs de la loi : quelques-uns demandaient la mort de celui qui était venu les insulter dans leurs croyances; d'autres, en plus grand nombre, voulaient le voir et entendre l'exposé de ses doctrines avant de prononcer une condamnation; mais l'un d'eux, qui avait voyagé de Gènes à Tunis avec Lulle et qui connaissait la force de sa logique et de son éloquence, leur dit : « Gardez-vous bien de l'appeler devant notre tribunal; il présentera contre notre loi de telles raisons qu'il nous sera bien difficile et même impossible de lui répondre ».

Ne pouvant le vaincre par de loyales discussions, ils essayèrent de le corrompre; des clercs, des messagers de l'évêque allaient souvent le visiter et lui promettaient de grands honneurs, des maisons, des richesses, des femmes, s'il voulait abjurer le christianisme et se convertir à la foi de Mahomet. Mais il répondait toujours : « Vous me promettez des femmes et beaucoup de terres si je veux accepter la loi de Mahomet; c'est peu de chose, en vérité, car avec ces biens on ne peut acquérir la gloire éternelle ; mais moi je vous promets que si vous abandonnez votre loi fausse et diabolique qui a été propagée par la force et le glaive, et si vous acceptez la mienne, vous aurez la vie éternelle, car ma loi a été commencée et multipliée par la prédication et le sang versé des bienheureux martyrs ».

Un certain sarrasin nommé Hamar, qui avait la réputation d'être le plus subtil lettré et le plus savant clerc de Bougie, allait très souvent le voir et passait de longues heures à disputer avec lui sur les articles de la foi, et principalement sur la Trinité et l'incarnation, dont il essayait de démontrer l'impossibilité. Lulle lui proposa de faire sur ces questions chacun un livre qu'ils enverraient aux évêques sarrasins, au pape et aux cardinaux. Hamar consentit, mais il voulut parler le premier, car, disait-il, il présenterait de telles objections que le chrétien ne pourrait raisonnablement rien lui opposer. Il fut convenu qu'on argumenterait uniquement par des raisons et non par des autorités.

On est surpris de l'activité intellectuelle et de la tranquillité de Raymond après tant de souffrances qui avaient affaibli son corps de vieillard; mais on est étonné peut-être davantage encore de voir les deux docteurs discuter dans une prison aussi paisiblement et courtoisement que dans les salles d'une université. L'un est maître de la vie de l'autre et peut répondre aux arguments par des tortures; les fanatiques ignorants ont déjà demandé à grands cris le châtiment de l'ennemi de leurs croyances, mais Hamar met sa gloire à vaincre par la raison celui qui s'adresse à sa raison; la grandeur d'âme du prisonnier l'a frappé, il ne veut pas s'avilir devant lui ; mais, convaincu de l'excellence de sa foi en Mahomet, il veut que, par un libre consentement, Raymond la reconnaisse.
Le docteur chrétien ne mettait pas une moindre ardeur à défendre Jésus, et les deux adversaires étaient en conférence depuis plusieurs jours lorsque l'évêque, regrettant les mauvais traitements qu'il avait fait infliger à Lulle, mais ne voulant pas laisser libre dans la cité un ennemi si dangereux, le fit sortir de prison et embarquer pour l'Italie.

Près de Pise, le navire fit naufrage; Raymond Lulle put se sauver, mais il perdit quelques manuscrits, parmi lesquels, sans doute, ceux de "l'Ordre, des clercs" et de "la Plaisante Vision". A Pise, dans un couvent de Dominicains, il écrivit le livre de sa dispute avec Hamar et l'envoya au Pape et aux cardinaux pour leur faire connaître les raisons par lesquelles les sarrasins combattent la vraie foi et celles qu'on peut leur opposer; il faisait remarquer comment les infidèles mettaient en péril la doctrine du Christ en décevant les chrétiens qui restaient encore en Afrique : « Ces chrétiens n'ayant pas l'entendement élevé ni fondé en science de manière à résoudre les difficultés dont il s'agit, les sarrasins par leurs arguments et par la promesse de richesses et de femmes amènent à leur loi beaucoup des nôtres. Les chrétiens ne se soucient pas de donner de l'aide aux sarrasins qui se font chrétiens ; aussi, pour un sarrasin qui se fait chrétien, il y a dix chrétiens qui se font sarrasins. Nous en avons l'expérience dans le royaume d'Egypte, où l'on dit que le tiers de la milice du soudan a été chrétien. »

Il intéressa à ses projets de croisade les magistrats de Pise, et ayant obtenu d'eux des lettres qu'il se chargea de présenter au pape et aux cardinaux pour émouvoir leur zèle, il se rendit à Gênes, où on lui donna d'autres lettres et où des femmes de riches marchands mirent à sa disposition trente-cinq mille florins pour le secours de la Terre Sainte. De Gênes il passa à Avignon, mais voyant l'inutilité de ses efforts auprès de Clément V, il partit pour Montpellier, et enfin retourna à Paris, où il reprit sa lutte contre l'averroïsme, ainsi que le témoignent, en particulier, son "Traité des douze principes de la philosophie" et le livre "De la naissance de l'Enfant Jésus", tous deux dédiés au roi Philippe le Bel. Le second de ces ouvrages, le plus curieux, au moins par la forme, fut commencé la veille de la Noël de 1310.
On y voit cinq dames, Louange, Charité, Contrition, Confession et Satisfaction qui, s'étant rencontrées à Paris et ayant vu le mauvais état du monde, prennent la résolution de quitter les villes et de se retirer en un désert. Une sixième, la dame Oraison, s'oppose à ce projet et les décide à aller adorer Jésus. Chacune adore l'Enfant Divin et lui adresse des cantiques; puis elles prient la Sainte Vierge d'intercéder auprès de son Fils pour qu'il les exalte dans le c?coeur des hommes et spécialement dans celui du roi de France. Philippe, déjà doué de tant de qualités et de vertus, prendrait alors des mesures pour chasser de Paris les averroïstes et défendre la lecture de leurs ?uvres; il pourrait aussi fonder à Paris et dans d'autres villes de son royaume des collèges où des hommes dévots, savants et lettrés apprendraient les langues des infidèles, pour aller enseigner la religion de Jésus dans les terres lointaines et préparer les temps prophétisés où il n'y aura plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur.
La Sainte Vierge approuve les dames et leur conseille d'aller exposer leurs vœux au roi. En chemin elles rencontrent un vieillard à longue barbe blanche, nommé Raymond, qui gémissait et se plaignait : « Las de moi ! en quelle angoisse suis-je mis ! me voici seul, impuissant et vieux, vilipendé de tous. J'ai travaillé tant que j'ai pu auprès des pontifes, des prélats et des princes pour que notre petit Enfant Jésus fût loué par toutes les nations et que les âmes fussent sauvées. Je suis allé plusieurs fois chez les sarrasins, j'ai disputé avec eux, j'ai été emprisonné, maltraité et chassé; j'ai parcouru de nombreuses terres et je n'ai pas encore trouvé ce que je désire. J'exhorte les gens à honorer l'Enfant; ils m'écoutent et louent mon intention, mais mon désir n'opère aucun changement en eux. » Les dames, après avoir entendu ses paroles, le prient de les suivre au palais. Alors la tristesse de Raymond fit place à la joie et il partit avec elles pour aller parler au roi, et, espérant en lui, il chantait les louanges de la Sainte Trinité.

Raymond, en effet, comme il le raconte en ce livre, essaya d'intéresser Philippe le Bel à ses projets. L'oeuvre des croisades arrêtée par la mort de saint Louis pouvait être reprise par son successeur et menée à heureuse fin par une alliance avec les Tartares qui était, plus que jamais, possible. Sept ans auparavant, l'empereur Gazan avait envoyé des ambassadeurs au roi de France lui offrir de s'unir à lui pour une action commune contre les musulmans de la Terre Sainte, et cette action ne pouvait être qu'au profit du christianisme puisque l'entrée en campagne devait être précédée du baptême de Gazan, qui entraînerait bientôt celui de ses officiers et de ses troupes. Ces desseins, quoique mal accueillis, persistaient chez les rois tartares puisqu'en 1305 Kodabendah, sarrasin mais fils d'une mère chrétienne et prêt à se convertir, avait fait les mêmes offres. Quelques princes, d'ailleurs, professaient la religion catholique, et les Franciscains ont pu inscrire l'un d'eux sur la liste des rois qui entrèrent dans leur tiers-ordre : « Frater Johannes, quondam rex et imperator Tartarorum ».

Lulle n'était pas le seul à exciter le roi de France à prendre le commandement d'une nouvelle croisade. L'avocat Pierre Dubois, un des conseillers de Philippe le Bel, écrivait en 1306 un mémoire "De recuperatione Terrée Sanctae" qui avait plusieurs points de ressemblance avec ceux que le Docteur illuminé ne se lassait d'adresser aux papes et aux rois. Il demandait, lui aussi, la réunion en un seul ordre des Templiers, des Hospitaliers et de tous les autres ordres religieux institués pour la défense de la Terre Sainte ; il voulait surtout qu'on les forçât à rester en Orient où était leur mission, et qu'on ne leur permît pas de fonder des couvents dans les royaumes occidentaux et d'y entasser des richesses inutiles d'abord, dangereuses ensuite. Dubois signalait encore la nécessité d'étudier les langues orientales. Mais on ne saurait continuer la comparaison avec Raymond Lulle. Il se souciait peu, en effet, de l'intérêt de la religion, et la conquête de la Palestine n'était en sa pensée qu'un moyen qui aurait permis à Philippe le Bel, chef de la croisade, de faire reconnaître sa suprématie par les autres rois, de prendre le titre d'empereur et de lutter ensuite plus avantageusement contre la Papauté.

Le livre du prince arménien Hayton que nous avons déjà cité doit fixer, de préférence, notre attention. Hayton est le seul, après Raymond Lulle, qui ait compris et clairement expliqué la décisive importance que devait avoir pour la chrétienté une alliance avec les Tartares contre les soudans d'Egypte, et lorsqu'on lit dans sa "Flos historiarum terrae orientis" son plan de campagne et ses exhortations au Pape, lorsqu'on songe que ces Tartares maîtres d'une partie de l'Asie sollicitaient cette alliance et voulaient aller se faire baptiser sur les rives du Jourdain, on se demande quelle effrayante responsabilité ont dû encourir devant l'Eternel les puissants qui fermèrent les yeux à l'évidence que Lulle et Hayton faisaient resplendir.

Hayton donnait un exact tableau de la situation de l'Egypte qui rendait l'heure plus propice que jamais pour une croisade. Depuis vingt ans, six soudans avaient été assassinés et deux détrônés ; Méleck-Nasser, soudan régnant, était menacé d'un sort semblable à celui de ses prédécesseurs; le désordre était dans tout le royaume; l'abaissement des eaux du Nil annonçait une famine. Et comment l'armée du soudan aurait-elle pu envahir, sans de grandes provisions de vivres, la Terre Sainte, puisque pour y parvenir d'Egypte il fallait marcher huit jours dans les déserts ? En de telles circonstances, que pouvaient les sarrasins contre les chrétiens et les Tartares unis, surtout s'ils étaient attaqués en même temps par leurs ennemis du sud, les Nubiens ?
Et Hayton continuait ainsi son plan de campagne où il se flattait de tout prévoir, le concours des chrétiens de Syrie, l'aide à demander au roi de Géorgie, l'ambassade à envoyer aux Nubiens, etc.

Philippe le Bel ayant déjà repoussé les projets de Pierre Dubois qui flattaient surtout son ambition et ses intérêts, on comprend qu'il restât sourd à l'appel de Lulle et à celui que Hayton lui adressa après avoir soumis son plan au Pape. Il accueillit cependant avec bienveillance le pèlerin à la barbe fleurie dont la "Philosophie d'amour" était une des lectures préférées de la reine, et il lui donna pour son Art l'approbation suivante, si importante venant du roi tout-puissant :
« Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, à tous ceux qui les présentes verront, salut. Nous faisons savoir que nous, ayant entendu maître Raymond Lulle personnellement présent, le réputons homme bon, juste, catholique et travaillant à la confirmation et à l'exaltation de la foi catholique. En conséquence, il nous plaît qu'il soit traité bénignement par tous les fidèles et surtout par nos sujets, et qu'on lui accorde une faveur bienveillante, laquelle nous tiendrons pour agréable. En témoignage de quoi nous avons fait apposer notre sceau aux présentes. Donné à Vernon, le 2 août, l'an du Seigneur 1310. »

C'eût été beaucoup pour un autre docteur; ce fut peu pour celui qui savait des choses grandioses à réaliser, mais qui était presque seul à les vouloir.
Mais à une nouvelle déception succédait toujours dans l'âme de Raymond une espérance nouvelle. Il mit cette espérance dans le concile que le Pape avait convoqué à Vienne en Dauphiné pour le mois d'octobre 1311, et dont il parle en ces termes dans le livre "De ente" écrit en septembre de la même année : « De nombreux mauvais principes se sont élevés contre la sainte foi catholique, et ils empêchent qu'elle soit bien connue et aimée ; il s'ensuit un grand mal et une déviation de la fin pour laquelle le monde a été créé; ces mauvais principes sont les infidélités des juifs et des sarrasins, des païens et les erreurs des faux philosophes, celles des schismatiques et des faux chrétiens; aussi le seigneur Pape Clément V et les révérends cardinaux ayant mandé qu'un concile général soit tenu à Vienne, j'espère que ce concile a été inspiré par Dieu pour que la sainte foi catholique soit exaltée et que les erreurs soient détruites. C'est pourquoi nous nous proposons de présenter au concile ce livre qui doit témoigner en notre faveur au jour du jugement, car beaucoup de bonnes choses y sont exposées et ordonnées. »

Ce livre contient les dix parties de la pétition qu'il allait adresser au Pape :
I.) Que trois collèges soient fondés, un à Rome, un à Paris et un à Tolède, où les hommes pieux et savants en théologie apprendront les langues des infidèles pour pouvoir aller prêcher l'Evangile dans tout l'univers et mourir pour l'exaltation de la loi.
II.) Que les guerriers religieux soient réunis en un seul ordre qui dirigera tous ses efforts contre les infidèles d'Orient, d'Espagne et du Maroc.
III.) Que la dîme des biens ecclésiastiques soit réservée à la guerre sainte.
IV.) Que nul clerc ne puisse avoir plus d'une prébende; que les prélats qui en ont plusieurs les donnent pour le passage, et qu'ils donnent également tous les objets de luxe et les bêtes qu'ils possèdent. Si l'ordre des Templiers est détruit, que ses biens soient attribués à l'ordre unique, dont la création est demandée, pour augmenter sa puissance contre les sarrasins. Mais que ces biens des Templiers ne soient pas donnés aux princes et aux prélats qui sont assez riches.
V.) Qu'il y ait toujours une différence entre les vêtements des laïques et ceux des clercs ; que ceux-ci ne portent pas de couleurs éclatantes et que les laïques ne puissent se tonsurer.
VI.) Que le Pape et les révérends cardinaux ordonnent que dans les universités on ne puisse enseigner la philosophie impie qui est opposée à la théologie et qui offense la religion.
VII.) Que les chrétiens usuriers ne puissent faire de testament, qu'on n'accorde pas foi à leurs serments et qu'ils soient excommuniés.
VIII.) Pour évangéliser les infidèles, sujets de princes chrétiens, qu'on choisisse le samedi pour les juifs et le vendredi pour les mahométans, car ces jours sont ceux de la fête de leurs erreurs.
IX.) Que l'organisation de la justice soit réformée selon le livre de R. Lulle, intitulé " Ars juris", et qu'on veille sévèrement à ce que les juges ne soient pas corrompus par des présents.
X.) Qu'on réforme également la médecine qui est trop confuse; il conviendrait de faire un Art de la médecine basé sur les principes innés qui sont constitués par le ciel, les éléments, le mouvement, et tout ce qui manque aux médecins pour la connaissance des maladies et la guérison des malades.

En allant à Vienne, Lulle rencontra un clerc qui se rendait aussi au Concile et qui, apprenant le nom de son compagnon de route, s'écria : « J'ai souvent entendu dire que tu es un homme fantastique ; dis-moi donc ce que tu vas faire au Concile ». Lulle lui explique les buts qu'il poursuit depuis quarante ans, et le clerc éclate de rire : « Je te croyais bien fantastique, mais d'après tes paroles je reconnais que tu es le plus fantastique des hommes.  — Je ne vois pas, réplique Raymond, quelles sont mes fantaisies, car toutes les choses que j'ai dites sont possibles, devraient être exécutées et seraient d'un grand profit. Le fantastique, c'est peut-être toi qui ris et ne réfléchis pas sur mes paroles ; étant clerc tu devrais pourtant avoir plus de dévotion que moi qui suis laïque. Cherchons quel est de nous deux le plus fantastique, c'est-à-dire celui qui a ordonné son existence de la manière la moins sensée. »

Le clerc raconte que, fils d'un pauvre paysan, il avait passé son enfance à mendier, puis avait été envoyé à l'école ; grâce à son intelligence et à ses labeurs, il avait acquis une grande instruction et était entré dans les ordres; puis il avait obtenu un important bénéfice, était devenu archidiacre, avait tiré ses parents de la misère et avait bien placé tous les membres de sa famille.
Raymond, à son tour, dit son existence de missionnaire et tout ce qu'il a essayé d'accomplir pour le bien de la chrétienté. Deux esprits si opposés ne pouvaient s'entendre ; aussi le clerc égoïste et prudent cesse bientôt de discuter avec Raymond le Fol et ne veut plus cheminer en sa compagnie.

Tel est le sujet de la "Dispute du clerc et du fantastique Raymond". Le Docteur illuminé fit-il vraiment cette rencontre ou l'imagina-t-il pour donner une expression de plus à sa pensée ? Il est possible qu'il n'ait pas rencontré ce clerc, ou plutôt, il le voyait sans cesse, depuis plus de quarante ans, à Rome, à Avignon, à Barcelone, à Montpellier et à Gènes. Combien de fois le pèlerin revenant de Tartarie n'avait-il pas entendu l'éclat de rire qui était la seule réponse du riche prélat ?
C'est pourtant à ces mêmes prélats que, sans souci des dérisions, il envoya son poème du Concile en lequel il leur disait : « Que Dieu vous aide en ce Concile ! — Je crains que vous ne soyez trompés, — je prie Dieu de vous protéger — avec un bon amour. — Dans un concile, le mouton astucieux — trompe le loup et le lion — et maint oui est pire que non. — Si vous n'êtes avisés, — vous serez par plusieurs trompés — et méprisés. »
Les requêtes de Lulle ne pouvaient guère être écoutées d'un Concile où Philippe le Bel eut une si grande influence et d'où sortit, non la réforme, mais la condamnation de l'ordre des Templiers. Cependant son insistance auprès du Pape et des cardinaux ne fut pas inutile, car la fondation des trois collèges qu'il demandait fut décidée, et celle de trois autres à Bologne, à Oxford et à Salamanque. Il fut ordonné, en outre, que la dîme des biens ecclésiastiques serait réservée aux frais de la guerre contre les sarrasins; cette dîme fut, en effet, levée pendant quelques années par le roi de France, qui en avait été chargé, mais l'expédition d'outre-mer n'eut pas lieu. Enfin, quelques dispositions des Clémentines semblent répondre à plusieurs points de la pétition de Lulle, par exemple le chapitre "De summa trinitate et fide catholica" du livre I dirigé contre les averroïstes, et les chapitres "De usuris" (liv. V), De prœbendis et dignitatibus, et De vita et lionestate clericorum (liv. III).
Quoique par ses livres on sache d'une manière certaine que Raymond Lulle passa l'année suivante à Mayorque et en Sicile, plusieurs écrivains ont affirmé qu'après le concile de Vienne il se rendit en Angleterre, où Edouard II le nomma inspecteur de la fabrication de sa monnaie, et qu'il fabriqua pour ce roi des pièces d'or qui gardèrent le nom de doublons de Raymond.
Il convient que nous nous arrêtions un instant sur  cette question : Raymond Lulle   fut-il alchimiste ? Beaucoup  de  lecteurs  trouveront  étrange que nous puissions la poser, car l'opinion générale sur le Docteur illuminé est résumée dans la citation suivante que nous empruntons à une étude publiée dans une importante revue : « Il est difficile d'extraire de ses ouvrages un simple passage qui renferme un sens net et facile à saisir;  ce qui   préserve son nom de l'oubli, ce sont ses nombreuses expériences de chimie et ses tentatives pour opérer la transmutation   des  métaux ». La seule auréole qu'on lui connaisse donc est celle qu'il devrait à ses écrits sur l'alchimie. C'est sans regret que nous l'ôterons de son front pour y laisser celles du missionnaire, du philosophe et du poète.

Les auteurs de la majeure partie des traités d'alchimie attribués à notre Bienheureux sont des inconnus qui cherchaient à propager leurs oeuvres et à les soustraire aux recherches des tribunaux ecclésiastiques en les mettant sous la sauvegarde d'un nom vénéré. Quelques-uns de ces livres sont d'un juif converti, Raymond de Tarrega, ou le Néophyte, qui vivait vers 1370; il composa une "Invocation des démons" condamnée par Grégoire XI, et un autre livre qui porte le même titre qu'une oeuvre de Raymond Lulle, "De secretis natur?". Après sa condamnation, il signa du nom de Lulle ses écrits sur la pierre philosophale.
Cependant, on a de la peine à comprendre que des historiens sérieux se soient obstinés dans l'erreur contre toute évidence, et l'on est surtout surpris de trouver parmi eux le lulliste enthousiaste Salzinger; celui-ci est vraiment le plus naïf de tous : il ne doute point, par exemple, de l'authenticité d'un livre où Lulle se nomme "Majoricanus comes" et dit qu'il alla en Angleterre apud regem ROBERTUM, car ces traités abondent en grossières erreurs; c'est ainsi que le Liber de secreto secundo lapidis philosophici aurait été achevé par Lulle en Angleterre, en 1309, sous le règne du roi Robert. On sait qu'à cette époque Lulle était en France et que le roi d'Angleterre ne s'appelait pas Robert. On sait aussi que le Bienheureux mourut en 1315; on n'en raconte pas moins qu'en 1332, il écrivait dans l'église de Sainte-Catherine, à Londres, le "Novissimum testamentnm", et fabriquait pour 6 millions d'or qu'il donnait au roi pour la conquête de la Terre Sainte.

Ces légendes, oeuvre de faussaires maladroits, n'ont pas même le mérite d'être nées de la ferveur et de l'admiration du peuple. Le chapitre qu'Eliphas Lévi a écrit pour les résumer est une chose ridicule si on la compare à la simplicité, à l'harmonie et à la beauté de l'existence que nous allons achever de conter, et à Palma, où le souvenir de Raymond est toujours vivant, les paysans qui prient devant l'autel du Bienheureux seraient bien étonnés d'apprendre que le bon ermite à longue barbe a été  transformé  en fabricant d'or   et   même  en sorcier.

Non seulement Raymond Lulle n'a écrit aucun des traités d'alchimie qu'on lui attribue, mais encore, dans ses livres d'une indiscutable authenticité, il ne manque pas, lorsque l'occasion se présente, de combattre la doctrine des chercheurs de la pierre philosophale. Son opinion ne varia jamais; on la trouve exprimée dans ses derniers écrits, ce qui fait écarter l'hypothèse d'une tardive initiation. Le fameux dicton : Plus valet argentum in bursa qiiatu in mercurio, est de lui ; c'est du moins dans ses Proverbes qu'on le rencontre pour la première fois. Nous avons cité une partie d'un chapitre du Livre des merveilles, intitulé : De l'Alchimie; joignons-y quelques autres fragments pour terminer cette nécessaire digression.
« Un métal ne peut être converti en un autre d'espèce différente.... Et si parfois on parvient à donner à un métal la ressemblance d'un autre, c'est à la manière du peintre qui représente sur un tableau la figure humaine; il n'y a aucune congruité entre la figure et la matière du tableau où elle est représentée. La forme que l'alchimiste donne à une matière étrangère se corrompt en très peu de temps. »
« Nul artisan ne peut transformer un animal en un autre, ni une plante en une autre plante; de même, l'alchimiste ne peut opérer la transmutation d'un métal en une autre espèce de métal; l'alchimiste est dans l'erreur lorsqu'il s'efforce de transformer l'argent en or, car la forme et la matière de l'or ne furent jamais en puissance dans l'argent.»
 «Peut-on fabriquer de l'or avec de l'argent par artifice ? — Le marteau ne produit pas le clou, de lui-même, ni le médecin la santé chez le malade incurable. » (Arbre de la Science.)
« Les éléments ont des conditions essentielles par lesquelles une espèce ne peut être changée en une autre ; de cela se plaignent les alchimistes, et ils ont raison de se lamenter. » (Ars magna generalis et ultima.)
 

 CHAPITRE XV

 DERNIÈRES ANNÉES DE LA VIE DE RAYMOND LULLE
 SON MARTYRE SUR LA TERRE D'AFRIQUE
ET SA MORT SUR LE NAVIRE GÉNOIS QUI LE RAMENAIT A PALMA.
 De 1312 0 1315

Raymond Lulle était à Palma depuis plus d'un an, lorsque, ayant résolu de retourner en Afrique et pressentant qu'il ne reverrait plus sa patrie, il fit son testament, le 26 avril 1313. En ce document, qui a été conservé et que M. de Bofarull publia récemment, il partage les biens qui lui restent entre son fils Dominique et sa fille Madeleine et fait des legs aux Frères Prêcheurs et aux Mineurs, aux couvents, aux écoliers orphelins, aux fabriques de la cathédrale et des églises paroissiales de Mayorque; le montant de ces legs devra être prélevé sur une somme de 140 livres deux sous en petits réaux de Mayorque, déposée chez un banquier ; ce qui restera de cette somme devra être employé à faire des copies en catalan et en latin de ses derniers ouvrages, ceux qu'il avait écrits depuis son départ de Vienne, et dont il donne les titres :
— De viciis et virtutibus ;
— De novo modo demonstrationis;
 — De quinque principiis ;
— De differentiacorrelativorum;
— De secretis sacratissimae Trinitatis et Incarnationis ;
— De participations christianorum et sarracenorum ;
— De locutione angelorum ; — De virtute veniali et vitali;
— De peccatis venialibus et mortalibus;
— De arte abreviata sermonandi.
« Du texte latin de tous ces livres j'ordonne qu'il soit fait une copie en parchemin, en un volume ; mes exécuteurs auront à l'envoyer à Paris, au monastère de la Chartreuse, auquel je le laisse pour l'amour de Dieu. Du texte latin de ces mêmes livres il sera fait une autre copie en un volume de parchemin que je laisse et ordonne d'envoyer à Gènes à misser Persival Espinola. Quant aux autres livres, que mes exécuteurs feront transcrire avec mes deniers, j'ordonne de les distribuer à des maisons d'ordres religieux et à d'autres établissements pour le salut de mon âme et des âmes de ceux auxquels j'ai pu faire tort; lis seront enchaînés dans les librairies des églises, de façon que tous ceux qui voudront s'en servir puissent les lire et les voir. De plus, je lègue au monastère de la Réal un coffret rempli de livres qui est dans l'hôtel de mon gendre, Pierre de Sentmanat. »

Ces détails nous montrent, par leur minutie, le souci qu'avait Raymond Lulle de la propagande de ses idées ; non seulement il veut que ses manuscrits soient répandus dans les couvents, mais encore il demande qu'au lieu de les enfermer on les tienne sans cesse à la disposition des curieux et des étudiants in armario cujuslibet ecclesiœ.... cum catena, afin qu'ils soient vraiment la propriété du public.

Le mois suivant, il partit pour la Sicile et passa une année à Messine, où il écrivit ses derniers ouvrages dont quelques-uns sont dédiés au roi Frédéric. Là, le désir lui vint au coeur de voir encore une fois sa famille, ses amis et la terre natale. Il retourna donc à Palma et, après un court séjour dans son île, il s'embarqua pour Bougie. Une note rédigée par un contemporain nous donne la date exacte de son départ : « Aujourd'hui mardi, 14 août 1314, s'est embarqué maître Ramon Lull en une nef pour se rendre à Bougie; il fut accompagné à son embarquement par une foule de gens, et particulièrement par les jurats et beaucoup d'autres qui regrettèrent son départ. »

Pendant la traversée, il pensa aux tourments qu'il allait affronter pour la gloire de Dieu, mais il priait :
« Reine du ciel, quand viendra pour moi l'heure de mourir, montrez-moi et présentez-moi votre giron sur lequel reposa mon très doux Aimé, et je ne craindrai aucun des maux que pourraient me causer mes ennemis. »
Et il n'avait point peur, car il se souvenait « de la noble cité de son Aimé, dont l'amour et la mort sont le portail et l'entrée, » et il savait que l'heure approchait où, par le martyre, il témoignerait son amour pour Jésus. Mais il désirait faire le plus grand bien possible avant de souffrir le dernier suppliée ; aussi, lorsqu'il fut sur la terre d'Afrique pour y glorifier son Aimé, « il voulut se déguiser pour n'être pas reconnu et arrêté en chemin ». Il prit un costume arabe, et, comme il connaissait bien la langue des infidèles, il put séjourner à Tunis et s'y livrer à une propagande occulte pendant quelques mois. Les conversions qu'il opérait ne tardèrent pas à être connues et à inquiéter les autorités ; on fit rechercher le hardi chrétien qui, ne pouvant plus poursuivre à Tunis son ? oeuvre de propagateur du Christ, partit pour Bougie, où il avait débarqué. Il ne fuyait un danger que pour retourner au-devant d'un autre, car en Algérie on n'avait point perdu la mémoire du prophète chassé avec des menaces de mort. Il voulait y revoir quelques sarrasins, ses anciens néophytes, en convertir d'autres et offrir de nouvelles âmes au paradis. Comme à Tunis, « il voulut se déguiser pour n'être pas reconnu en chemin; mais il ne put cacher les pleurs de ses yeux ni la maigreur et les pâleurs de sa face, ni les pensées, les plaintes, les soupirs, la tristesse et les langueurs de son âme.... »

Il ne put cacher son éloquence qui l'avait rendu célèbre et redoutable dans tous les pays des infidèles; la première fois qu'il parla sur la place publique, « il fut reconnu et pris et livré aux tourments par les ennemis de son Aimé ».
Traîné devant les magistrats, il fut condamné à mort et exécuté sur-le-champ. Le Docteur illuminé fut frappé à la tête de deux coups d'alfange, et livré à la populace, qui le lapida.

La nouvelle de son supplice se répandit rapidement parmi des chrétiens qui étaient venus trafiquer à Bougie. Elle émut surtout un marchand génois, Etienne Colomb, qui l'avait connu en Italie ; avec un autre marchand, Louis de Pastorga, il alla aussitôt demander et obtint l'autorisation de recueillir le cadavre du martyr et de l'emporter sur son vaisseau.

C'était le soir du jour du supplice. Colomb et Pastorga, ne voulant pas attendre l'aube pour chercher le corps très précieux, s'aventurent dans l'obscurité par les places et les ruelles de la ville, lorsque, soudain, à un carrefour, ils voient surgir une immense et surnaturelle colonne de clarté qui se perd vers les étoiles. Ils approchent, et ils trouvent, étendu sur un tas de pierres, Raymond, qui est la base de cette nocturne splendeur dont le sommet est au ciel....
L'Ami respirait encore ; ses délices d'amour s'étaient multipliées dans ses tourments, et il élevait vers l'Aimé d'ineffables pensées....

Les deux Génois le portent sur leur vaisseau, et, craignant qu'on ne vînt le leur ravir, aux premières lueurs du matin ils mettent à la voile, avec l'espoir de ramener à Palma Raymond vivant.
Il vécut quelques jours encore. Quels furent ses entretiens avec son sauveur en ces heures suprêmes où son âme était si près de Dieu ? Que dit au marin génois Colomb le Docteur illuminé qui croyait à l'existence d'une terre opposée à notre continent ? L'histoire l'ignore; mais la légende, qui ne peut admettre que des coïncidences si étranges soient vaines en un moment si solennel, affirme que Lulle fit connaître à Colomb sa conviction sur l'existence de cette terre et qu'il prophétisa la mission du christophore qui irait faire resplendir la Croix sur les rivages mystérieux. La tradition aurait été conservée dans la famille d'Etienne Colomb....

Et cette extraordinaire légende est, peut-être, de l'histoire inconnue....
Les côtes de Mayorque apparaissaient vaguement à l'horizon lorsque Raymond rendit son âme à Dieu en la béatitude, le 29 juin 1315. Les marins voulurent alors changer de route et porter à Gênes les reliques de celui qu'ils considéraient comme un saint; mais aussitôt un vent invincible s'éleva qui, malgré tous leurs efforts, les poussa vers le port de Palma. Tous les habitants vinrent en procession recevoir le corps du martyr, qui fut enseveli dans la sacristie du couvent de Saint François-d'Assise.
Et pour que la ferveur populaire fût sanctionnée par l'Eglise et que l'image du Bienheureux Raymond pût être vénérée à l'autel, des miracles eurent lieu sur sa tombe par la grâce de Dieu, dont le nom soit béni et glorifié à jamais, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

FIN

MARIUS  ANDRE

PARIS LIBRAIRIE VICTOR LEGOFFRE

1900

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