LE HASARD



    Avide de percer l'énigme de son existence, l'homme s'évertue à découvrir le fil d'or qui enchaîne tous les phénomènes de l'Univers en ordonnant les causes et les effets. «Pourquoi» est le premier mot de l'enfant, le dernier mot du vieillard, l'interrogation constitutive de toute science. Et, si cette recherche tâtonnante déçoit souvent, elle témoigne au moins que deux croyances sont fortement enracinées dans notre coeur : la croyance que la création a une fin et un but intelligibles, qu'il existe une loi et une raison d'être des choses ; la croyance aussi que l'homme est appelé par sa nature à tout connaître, que le mystère de l'être lui est voilé seulement par l'effet d'un accident, d'une obscurité momentanée, que nous conservons l'espoir de dissiper un jour.

    En attendant que la lumière descende a lui, l'homme exerce les facultés logiques de son esprit sur les phénomènes que perçoivent les sens. Il les groupe et les compare ; il raisonne du connu à l'inconnu pour s’yélevér à l'intelligence des lois qui commandent le chaos mouvant des formes. Recherche louable en soi, et passionnante au delà de toute expression, mais dont les résultats sont inégalement heureux selon la nature des faits que scrute le chercheur.

    Celui-ci peut remonter parfois, sur la corde tendue du raisonnement, jusqu'au principe général dont le phénomène observé dépend directement et par lequel il s'explique. A la question : Pourquoi l'encrier est-il sur la table ? il répond : Parce que j'ai voulu l'y placer et que j’avais la puissance de le faire. Son analyse ramène le fait constaté à la manifestation de la volonté humaine et satisfait ainsi l'intelligence qui considère cette volonté comme une puissance libre, créatrice et génératrice d'événements. Le chercheur est joyeux il tient une cause.

    Que survienne une éclipse de soleil, et l'homo philosophicus conçoit encore une explication convenable. Ne sait-il pas, en effet, que la marche du soleil, celle de la terre et celle de son satellite sont déterminées rigoureusement et qu'il est possible de calculer l'instant où les trois astres se trouveront en ligne droite, en produisant l'éclipse ? Le phénomène est donc la conséquence d'une loi mécanique qui régit l'Univers et cette loi figure la cause génératrice de l'événement, comme le faisait la volonté humaine dans l'exemple précédent. C'est dans des hypothèses de ce genre que l'intelligence de l'homme peut découvrir la raison immédiate des choses et ébaucher un système de connaissance. Mais encore faut-il faire une réserve attristante en remarquant que si l'homo philosophicus se contente des explications que nous savons, c’est qu'il n'a pas le droit de se montrer difficile et que sa raison ne lui permet pas de fouiller plus avant dans la série des causes ; en effet, il n'a véritablement saisi que la cause immédiate du phénomène, laquelle dépend à son tour de causes médiates qui demeurent voilées. L'explication a reculé la difficulté sans la résoudre ; elle a diminué notre ignorance, mais ne l'a point supprimée. Car enfin, si un enfant terrible demande à son père : qu'est-ce que la volonté humaine ? ou : pourquoi les astres obéissent-ils à la loi de Képler plutôt qu'à une autre - le père demeure court. Il se trouve en face du secret de l'Univers qu'aucune intelligence ne peut prétendre scruter sans démence. Que cette remarque ne nous fasse pas mépriser les satisfactions relatives que donne la science : c'est un beau résultat déjà qu'éloigner un peu de nous l'emprise oppressante du mystère. Mais il faut nous souvenir, au début de toute étude, que les explications scientifiques sont provisoires, que les connaissances humaines sont relatives et que la modestie est la première des qualités du chercheur.

    Il existe donc une catégorie de faits que nous pouvons expliquer dans les limites de notre intelligence. Par contre, il en est d'autres pour lesquels cette satisfaction nous est refusée, où le mystère enveloppe plus étroitement notre vie et ne permet pas que notre raison atteigne même , à la cause immédiate du phénomène. Ce sont eux qui inspirent la réponse désespérée d'une intelligence en détresse au père dérouté par l'implacable pourquoi de son enfant : c'est ainsi parce que c'est ainsi ! Or, il convient d'observer que les faits de cette deuxième catégorie se présentent sur notre chemin de beaucoup les plus nombreux, peut-être les plus importants. Ils constituent la trame serrée de la vie, sur laquelle nous tendons quelques rares fils, d'explications scientifiques. C'est la tuile qui tombe, mortelle, sur la tête d'un passant ; c'est la réaction chimique inattendue de l'expérimentateur d'où sort une, importante découverte ; c'est l'usine qui saute parce qu'un rat a rongé quelque fil ; c'est la rencontre inopinée, sur les neiges d'une cime alpestre, de deux êtres qui deviendront époux... Le bonheur et le malheur, la prospérité et la ruine, la gloire, et l'obscurité, la vie et la mort, sont comme accrochés à des événements inexpliqués, souvent infimes, parfois ridicules, qu'on appelle des événements fortuits et à propos desquels on prononce le mot de hasard. Plus l'événement entraîne de graves conséquences pour l'individu, plus celui-ci s’irrite de ne pouvoir percer les ténèbres d'où partit la flèche qui l'atteint. Existe-t-il donc une puissance invisible qui le dirige à son insu et qui fait échec à sa volonté et à sa raison ? Est-il le jouet d'un mirage qui lui renvoie l’image de ses propres gestes en les déformant ? Doit-il croire au hasard comme à un dieu caché, implorer ses faveurs et jouer sa vie sur un coup de dés ? Est-il plus sage de nier son existence et de bannir son ombre de la vie ? Toutes les douleurs terrestres, tous les espoirs chantent dans cette question séculaire à laquelle la philosophie n'a jamais répondu : qu'est-ce que le hasard ?

    Pour sentir quelle difficulté s'oppose à ce que l'homme mesure le hasard à l'étalon d'une définition, il est bon de considérer quelques cas concrets et simples posés comme des jalons de repère au bord d'un grand cône d'ombre. L'exemple classique du fait fortuit est fourni par le jeu de dés - 1'alea des Romains - ou par celui de pile et face qui en est une simplification. La manifestation du hasard qui est ici provoquée et déclenchée par le geste du joueur semble la réponse de quelque dieu caché à l'interrogation d'un de ses croyants. Dans d'autres cas, le hasard s'affirme spontanément, en étonnant l'imagination du spectateur par ses singularités. Chacun ne connaît-il pas le légendaire fait divers du chat qui glisse d'une gouttière et choit, pour son salut, dans la corbeille d'un pâtissier traversant la rue ? Parfois encore, il fait que deux volontés, qui s'ignorent et qui agissent séparément, concourent à la réalisation d’un même événement : telle fut la rencontre des deux alpinistes au sommet de la montagne. Voici trois exemples, différents d'apparence, où s'affirment également les caractères du cas fortuit.

    Quels sont ces caractères communs ? Le plus frappant est l'absence de toute finalité humaine dans l'événement considéré. L'homme qui jette un écu en l'air ne cherche pas à diriger sa course pour qu'il tombe sur une face plutôt que sur l'autre : le fait même de recourir au jeu signifie qu'il met de côté toute volonté personnelle, qu'il subordonne au seul hasard le résultat de son geste, qu'il y attache peut-être même assez d'importance pour décider ainsi d'un événement de sa vie. Alea jacta est : les dés sont jetés - le sort a prononcé.

    De même la chute de l'infortuné matou n'est point provoquée par le pâtissier qui ne soupçonne même pas l'existence de l'animal. Et quant à la rencontre de deux personnes en un même lieu au même moment, elle perd évidemment tout caractère fortuit lorsqu'elle est concertée.

    Voici donc un premier point acquis : le fait fortuit n’est pas voulu par l'homme. Mais ce premier trait ne suffit pas à le caractériser, car les éclipses de soleil ne sont pas voulues par les hommes et on n'admet point cependant qu’elles soient dues au hasard, puisque les astronomes savent le mécanisme qui les détermine et qu'ils peuvent en calculer la date. Le fait de hasard est celui qu'on ne peut pas prévoir, parce que sa réalisation n’est pas commandée par un déterminisme accessible à l'intelligence. Tout fait dont le processus peut être exactement traduit par le symbole mathématique d'une équation est en dehors de la sphère du hasard.

    Ainsi, une première vue sommaire nous autorise à qualifier de fortuits les événements qui ne sont ni voulus, ni prévus, ni même prévisibles par l'homme ; elle nous conduit à classer en dehors du royaume du hasard : 1° les événements, non voulus, mais prévus ou prévisibles (éclipse, retour d'une comète périodique) ; 2° les événements voulus mais non prévus ou prévisibles, au moins dans toutes leurs conséquences : qu'un malfaiteur provoque mort d'homme en faisant dérailler un train, il ne saurait calculer d'avance combien d'hommes mourront ni qui seront les victimes ; cependant son crime est bien prémédité et la mort est appelée par sa libre volonté.

    Il convient d'ajouter que la notion de prévision doit être limitée aux seuls faits qui sont la conséquence directe ou première d'une cause connue. Il n'y a point de place pour le hasard entre une cause et son effet lorsque le lien qui les relie est connu. Mais, qu'on le remarque bien, la même cause engendre indirectement des conséquences secondes, troisièmes etc... qui sont en réalité les conséquences d'une conséquence, les effets d'une nouvelle cause et le hasard peut parfaitement intervenir dans cet enchaînement alors qu'il était exclu du premier anneau. Exemple : un enfant lance une boule de neige à un cycliste qui tombe et se tue. La cause première est la volonté de l'enfant. La conséquence directe est que la boule de neige a frappé le cycliste : c'est un fait prévu et voulu. Mais les événements qui résultèrent de ce choc, le faux mouvement, la chute sur une pierre et la mort, sont l'effet du hasard. Ce sont des conséquences secondes du choc du projectile qui n'étaient ni voulues, ni prévues, ni même vraisemblables. Le geste de l'enfant diffère du geste du malfaiteur qui voulut la mort des voyageurs et qui combina son attentat pour qu'elle se produisît nécessairement. Aussi bien, est-ce dans l'hypothèse où le train échappe à la catastrophe organisée que la voix populaire déclare « c'est un hasard » ou « c'est un miracle ».

    L'analyse grossière que nous esquissons ici pourrait assurément être poussée et serrée davantage. Nous croyons cependant qu’elle suffit à l'objet que nous nous proposons, lequel est de montrer quelle espèce d'embarras éprouvent les philosophes à définir le hasard. La nature de cette idée est telle que les essais de définition aboutissent constamment à des formules négatives et non positives. Le hasard apparaît, non comme ce qui est, mais comme ce qui n’est pas : il n'est pas voulu, il n'est pas prévu il n’est pas bien d'autres choses encore... Or, définir négativement une chose, c'est ne pas la définir autant essayer d'étreindre un nuage mouvant.

    Qu'est-ce qu'un événement, qui n'est ni voulu ni prévu ? Quelle est sa nature ? En quoi diffère-t-il des événements qui n'ont pas ce double caractère ? Voilà la question que le Sphinx pose à l'homme. Jetons un regard rapide sur les réponses que les philosophes ont tenté de faire.

    Une première formule, assurément la plus grossière et dont les esprits superficiels peuvent seuls se contenter, prétend résoudre le problème en disant que le hasard est l'absence de cause. Il y aurait des faits sans causes et il est bien clair que ces événements derrière lesquels rien n'existe ne sauraient être prévus. C’est la réponse que fera un enfant à qui lui demande pourquoi la pièce tombe sur pile plutôt que sur face : elle tombe ainsi, dit-il, parce qu'il n’y avait pas de raison pour qu'elle tombât autrement ; son mouvement était complètement indéterminé.

    Réponse inadmissible entre toutes et contre laquelle Stuart Mill a déjà protesté. L'idée d'un fait sans cause, surgissant spontanément des ténèbres extérieures, est contredit par toute l'expérience et fait hurler la raison. Celle-ci nous montre que la chute de l'écu a des causes déterminantes nombreuses dans l'ordre mécanique et que c'est la complexité même de ces causes, non leur absence, qui empêche d'en prévoir l'effet. Le mouvement de 1a pièce est déterminé par la force de l'élan initial, par la trajectoire de la main, par la direction du jet, par la résistance de l'air, par la pesanteur, par la forme de la pièce etc... Tous ces antécédents sont d'ordre mécanique, donc calculables mais leur enchevêtrement rend si complexe le problème, crée une fonction dépendant d'un si grand nombre de variables, que les mathématiques ne peuvent l'analyser, non plus que la mécanique expérimentale ne permet de mesurer les forces initiales qui entrent en action. Le problème est théoriquement soluble, tout en dépassant pratiquement l'art humain.

    Une autre preuve que le phénomène n'est pas dépourvu de causes, c'est qu'il est soumis à des lois. On sait que si le jeu de pile et face se répète un grand nombre de fois, le nombre des résultats pile tend à égaler le nombre des résultats face ; en supposant un nombre infini d'expériences, les deux chiffres seraient égaux. C'est ce que les mathématiciens expriment en disant que la probabilité de la chute sur pile ou sur face est de moitié. De même la probabilité d'amener le chiffre 6 en jetant un dé sera de un sixième. Cette loi, dite loi des grands nombres, prouve que si chaque résultat du jet de dés n’est pas déterminé pour l'homme, l'ensemble des résultats est déterminé et soumis à une loi. Si le résultat de chaque jet était sans cause, nous serions en présence du désordre, de l'imprévision complète et le calcul des probabilités ne serait pas possible.

    Cette première conception du Hasard étant écartée, nous en rencontrons une deuxième, plus savante d'apparence, aussi vide de fond, qui fut imaginée par le philosophe Cournot et qui jouit d'un assez grand crédit pour avoir les honneurs du dictionnaire. Le hasard serait la coïncidence de deux faits indépendants dans l'ordre de la causalité. Ainsi, la chute du chat est un fait ayant toute une série de causes déterminantes. La marche du pâtissier est un autre fait ayant également sa série d'antécédents. Le hasard consiste en ce que ces deux faits se sont rencontrés en un même point de l’espace et du temps, sans qu'il y ait eu entre eux rapport de causalité. La marche du pâtissier n'ayant pas causé la chute du chat et la chute du chat n'ayant pas provoqué la marche du pâtissier (1).

    A la première vue, cette définition du hasard. Paraît échapper à la critique que nous adressions à la définition précédente. D'une part, elle ne rompt pas la chaîne des antécédents et des conséquences, elle ne recourt pas à l'hypothèse absurde de quelque chose causé par rien. D'autre part, elle affecte une allure positive et non plus négative : le hasard apparaît comme une coïncidence, comme la rencontre de deux faits. Forme trompeuse : la définition du philosophe Cournot est aussi négative en réalité que celle de l'ignorant qui parle de l'absence de cause. Car l'essentiel, dans cette définition, ce n'est pas l'idée de coïncidence : il y a des infinités de coincidences sans hasard ; c'est l'idée que les deux faits coïncidant sont sans rapport causal, indépendants l'un de l'autre. Remarquons qu'il pourrait en être autrement : par exemple le pâtissier aurait pu provoquer volontairement la chute de l'animal en lui lançant une pierre : on ne saurait alors parler de fait fortuit. Le hasard est donc défini comme l'absence d'un certain lien qui aurait pu exister. Donc le hasard est encore présenté négativement, comme étant l'absence, le défaut de quelque chose. Et c'est sur ce point que la conception classique du hasard s'affirme vulnérable.

    Une première observation qui s'impose est qu'on ne saurait prouver une proposition négative. On peut essayer de démontrer qu'une chose est ; on ne peut pas affirmer qu'une chose n'est pas, à moins de se prétendre omniscient et capable d'embrasser tous les phénomènes de l’Univers. Donc, la définition du hasard est une simple hypothèse à jamais indémontrable. Le philosophe peut dire : je ne perçois, je ne conçois aucun rapport entre le fait A et le fait B ; il n'a pas le droit de conclure que ce rapport n’existe pas. Et, du coup, voici la notion de hasard reléguée parmi l'essaim des rêveries humaines.

        Mais avançons plus loin dans les ténèbres et, en supposant démontrée l'absence d'un lien causal dans l'interférence de deux chaînes de phénomènes, essayons de voir a quelle conception du monde répond cette notion. Si la logique nous conduit à un résultat absurde, nous serons bien forcés de faire machine arrière et d'abandonner l'hypothèse gratuitement admise.

    L'hypothèse que nous admettons provisoirement signifie d'abord que A n'a pas causé B et que B n’a pas causé A ; nous avons admis, dans l'exemple du chat, que cette double proposition correspondait bien à la réalité. Mais elle a encore une portée plus lointaine, qu'on y prenne garde ! Elle suppose que le fait A et le fait B ne sont pas tous deux dans la dépendance d'un troisième fait C, qui leur constituerait un antécédent commun. Reprenons l'exemple de l'éclipse qui est ici probant. La position du soleil, celle de la terre, celle de la lune, ne sont pas directement la cause l'une de l'autre, puisque ces astres se meuvent chacun suivant sa loi propre. Mais les trois mouvements dépendent d'une même loi supérieure, qui est la loi de gravitation du système solaire. Ils ne sont pas indépendants, ils sont fonction l'un de l'autre, et c'est pourquoi le savant ne saurait considérer l'éclipse comme due au hasard, alors que le sauvage formera volontiers cette hypothèse, parce qu'il ignore la loi de gravitation. En d’autres termes, pour qu'il puisse exister dans le monde deux séries causales absolument indépendantes, il faut que le monde ne comporte pas un point central, car, au point central, toutes les séries causales se rencontrent et se recoupent nécessairement. Mais alors, ce n'est plus deux séries de causalité qui sont en état d'indépendance, c'est une infinité de séries et nous sommes conduits à considérer que le monde n'a ni ordonnance ni plan, car toute ordonnance exclut l'idée d'indépendance des phénomènes. C'est ici un dilemme : ou bien le monde est ordonné et il n’y a point de place pour deux séries affranchies de l'ordre général ; ou bien le monde est un pur chaos, composé de phénomènes rangés en ligne droite, en chaînes d'antécédents et de conséquences qui se croisent en tous sens, sans origine et sans fin communes. Nous aboutissons, en définitive, avec l'explication de Cournot, à la même conception chaotique, du monde qu'avec l'hypothèse du phénomène sans cause ; nous avons seulement fait un plus long détour pour nous heurter au mur de l'absurdité. Or, l'hypothèse du chaos universel contredit toutes les observations de la science, qui montrent qu'un végétal, un animal, un monde, sont des créatures ordonnées sur un plan dont nous percevons au moins les grandes lignes et où nous discernons le jeu des causes finales qui tendent à des buts déterminés (2).

    Nous tenions à montrer que la conception classique du hasard telle que l'a formulée Cournot conduit logiquement à l'hypothèse du chaos universel. Pour le penseur, qui voit dans le monde la manifestation d'une intelligence et d'une volonté et qui croit à l'existence d'une cause première, il ne saurait exister de coïncidences fortuites. L'existence même d'un plan de la création suppose l'enchaînement et la dépendance des parties dans un ordre tel qu'une cause commande une série d'effets et que tout groupe de causes immédiates dépend à son tour d'une cause médiate plus élevée. De sorte que les chaînes de séries causales, loin d'être indépendantes comme le supposent les philosophes, convergent toutes vers un centre commun, un point unique, qui est la volonté du Créateur du monde, ou, si l'on préfère, la Loi du monde ; loi régissant toutes ses manifestations, des plus abstraites aux plus concrètes. Cette dernière conception a été si remarquablement formulée par le Docteur Marc Haven que nous ne pouvons mieux faire que de citer ici ses paroles :
   « L'Univers est un tout ; l'étroite solidarité des êtres, leur participation à une même vie universelle, où toute individualité, principe synthétique d'un groupe d'unités inférieures, est élément constitutif à l’égard d'unités supérieures, crée entre eux un lien tel que nulle action n'est isolée, que rien n'arrive par hasard. Un être, si infime soit-il, ne peut subir une modification sans que le monde entier n'en ressente le contre-coup, de même que toute action générale a sa répercussion sur les moindres parties de l'univers. L'homme ne choisit pas plus sa place que le rocher ; sa vie est liée à celle de son milieu. Un homme appelle certains événements autour de lui comme une crise sociale évoque l'homme nécessaire à sa solution » (3).

    Ce fragment se rapporte à la divination des numéros sortant à la loterie dont Cagliostro prouva à diverses reprises la possibilité. Fait surprenant, au regard des connaissances humaines, mais non philosophiquement impossible, car on peut dire du jeu, de la loterie ce que nous disions plus haut du jeu de pile et face : l'événement est bien déterminé par une série de causes antécédentes, mais celles-ci sont trop nombreuses et complexes pour que l'intelligence humaine sache les débrouiller.

    Si donc nous supposons qu'un être possède des facultés de connaissance exceptionnelles qui lui permettent de saisir les rapports de causalité si secrets que l'homme ordinaire renonce à les analyser, cet être pourra prédire d'avance la conséquence d'un jeu de pur hasard avec autant de certitude que le savant prédit une éclipse. Aussi le Docteur Marc Haven conclut-il en disant que :
« Nous qualifions de fortuite la coïncidence de deux faits dont les causes nous échappent. Dès que le rapport nous en est connu, le hasard disparaît ; le rapprochement superstitieux dont on riait dévient une prévision que l'on respecte » (4).
Avant lui déjà, Stuart Mill s'était élevé contre la fausse antithèse qui oppose l'idée de hasard à l'idée de loi :
« ... Hasard est, dans l'acception usuelle, l'antithèse directe de loi. Ce qui ne peut pas, suppose-t-on, être rapporté à une loi, doit être attribué au hasard... Tout ce qui arrive est le résultat de quelque loi, est un effet de certaines causes et pourrait être prévu,si l'on connaissait ces causes et leurs lois » (5).

    Cette opinion de Stuart Mill ne saurait être considérée comme une simple hypothèse individuelle que puisse contrebalancer l'avis d'un autre philosophé. C'est la conclusion nécessaire à laquelle doit arriver tout homme qui repousse l'idée du chaos, qui croit à la cause intelligente du monde, et qui raisonne droitement. Les doctrines qui opposent le hasard à la loi n'ont point d'autre base qu'un effet de contraste entre ce qui nous paraît déterminé et ce qui nous paraît indéterminé. En d'autres termes, la notion de hasard est une pure illusion mentale créée par notre ignorance de la vérité et à laquelle ne correspond aucune réalité objective. On est en droit de dire que « le hasard n'existe pas », suivant un aphorisme dont usent volontiers les écoles spiritualistes.

    Le hasard n'existe pas. Et cependant beaucoup d'hommes y croient. Dira-t-on aux joueurs qui risquent leur fortune sur un coup de cartes qu'ils ne livrent pas leur vie à la puissance mystérieuse de la chance ? Pourra-t-on faire admettre par les amoureux qui songent aux étrangetés de leur première rencontre que le « hasard n'a pas bien fait les choses ? » Napoléon n'avait-il pas de bonnes raisons de croire à « son étoile » ? (6)

    Les Anciens qui, peut-être, savaient mieux observer que nous ne l'imaginons, attribuaient les événements singuliers à des puissances rectrices du monde dont la volonté, capricieuse d'apparence, favorisait ou défavorisait certains individus, en tranchant sur le décor uniforme des événements prévus. C'étaient des événements voulus, donc non fortuits, mais voulus par les dieux et non par les hommes. En ce sens, les Grecs parlaient de la Destinée ou les Latins de la fortune. Il est curieux de remarquer que leur symbolisme mythologique n'est point en contradiction avec le raisonnement scientifique.

    Lorsqu'un mathématicien chiffre la probabilité des évènements, il exprime celle-ci par une fraction qui ne saurait dépasser l'unité, - l'unité correspondant à la certitude, mais qui est susceptible de prendre des valeurs infiniment petites. Ce qui signifie que l'action des causes mécaniques calculables n'entre que pour partie dans la détermination d'un événement et qu'elle laisse le champ libre pour partie à des causes inconnues, incalculables. Plus le nombre qui exprime l'action des causes calculable est petit plus l'intervention d'une cause inconnue dans la détermination du fait peut être légitimement supposée. Il existe donc, dans l'ordre du monde tel que nous le connaissons, des faits assez probables, d'autres moins probables ou très peu probables, la surprise que cause la réalisation de l'événement étant en raison inverse de sa probabilité. La chute de l'écu sur pile n'étonne point le philosophe puisqu'il y a une chance sur deux pour qu'elle se produise. La chute du chat dans la corbeille du pâtissier le frappe davantage, parce que la probabilité de cette rencontre, a supposer qu’on la puisse calculer, est certainement très faible. Cela ne rentre point apparemment dans l'ordre physique du monde, dans le jeu des phénomènes Familiers. Cela suppose une cause lointaine, inconnue de l'homme par sa rareté même, et, pour tout dire, miraculeuse.

    Nous devons avouer ici que les événements dits fortuits nous apparaissent tous comme plus ou moins miraculeux, en ce qu'ils dépassent le train ordinaire de la vie, qu'ils évoquent l'intervention particulière d'une volonté supérieure à la nôtre, ou la mise en jeu, dans notre monde, d'un ordre de causes qui n'y joue pas habituellement. Si les saints font ce que nous nommons des miracles, c'est précisément parce qu'ils sont des saints, parce qu'ils vivent dans un monde supérieur à celui où atteint le commun des mortels, que les puissances et les effluves de ce monde se condensent autour d'eux en produisant des phénomènes rares. Sans doute le miracle n'existe pas, si l'on entend par ce mot une dérogation à la loi essentielle du monde. Il n'y a pas de miracles pour Dieu. Mais il y en a pour l'homme, du moment que celui-ci ne connaît pas la Loi suprême du monde et qu'il en perçoit seulement des aspects fragmentaires, non coordonnés. Il existe, pour nos yeux humains, des faits qui révèlent un ordre supérieur à celui du sensible : ils manifestent l'existence d'un monde de lumière où nous pouvons espérer atteindre un jour, puisqu'il veut bien se manifester parfois aux plus purs d’entre les hommes.

    Ainsi donc, si nous sommes autorisés à conclure que le hasard n'existe pas, en tant que puissance créatrice placée en dehors de toute loi, si nous admettons qu'il y a dans tous les gestes terrestres une part plus ou moins grande d'imprévu, c'est-à-dire de miracle, nous pouvons cependant constater que la distinction établie par l'instinct populaire entre les faits fortuits et les autres répond bien à une réalité. «Les autres », c'est la loi commune. Le fait fortuit, c'est l'action plus immédiatement visible de la Providence ou du Destin. Tout hasard est un miracle, qui peut être dû, hélas ! aux forces mauvaises providentielles. Entre ces deux ordres de faits, il n'y a pas de différence essentielle ; il n'existe qu'une proportion variable dans l'action des causes physiques et des métaphysiques. Nous vivons quotidiennement au milieu de miracles que notre myopie n’aperçoit point et dont les plus singuliers frappent seuls, vaguement, notre attention distraite, en provoquant un sursaut d'étonnement curieux dans notre âme.

    Le voyage de la vie est ménagé à l'homme afin qu'il rencontre sur la route les êtres, les idées, les événements dont il a besoin pour accomplir sa tâche. Puisque le point de départ et la fin du pèlerinage sont dérobés à sa vue, pourquoi s'étonnerait-il de ne pas comprendre la raison de ses détours et comment pourrait-il concevoir l'outrecuidante pensée de calculer ses pas et de connaître d'avance les incidents de sa route ? L'inconnu l'enveloppera toujours de ses voiles, quelque effort qu'il fasse pour activer la flamme de sa faible lampe : s'il est superstitieux, il le nommera hasard ; s'il commence à savoir, il le nommera providence. Mais il ne pourra pas s'obstiner dans sa puérile croyance au chaos universel lorsqu'il se sentira conduit et dirigé, comme par la main, vers des événements qu'il n'a ni voulus, ni prévus et qui cependant sont venus tisser la trame même de sa vie...

    A ce point de son voyage, l'homme remplacera la définition négative du hasard par une définition positive. Il y verra la rencontre d'êtres, d'idées ou d'événements que lie une parenté secrète et qui se joignent pour obéir aux décrets d'une intelligence infaillible qui étend son empire par delà les bornes de ce monde. Il comprendra que, dans l'ordre universel, sous le jeu des apparences mensongères, tout est réellement sagesse et justice. Et peut-être, l'un des hasards providentiels dont la vie est remplie lui fera-t-il alors retrouver ces idées nouvelles pour lui dans quelque petit livre écrit par un homme obscur et oublié depuis longtemps dans la poussière du monde... (7).

Septembre 1926.

1) « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d'autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes
les unes des autres sont ce qu'on nomme des événements fortuits ou des résultats du hasard ». (COURNOT : Essai sur le fondement denos connaissances, Paris, 1851, p. 30). - «L'idée du hasard est celle du concours des causes indépendantes pour la production d'un événement déterminé ». (COURNOT : Exposition de la théorie des chances et des responsabilités, Paris, 1843, p. 437).
2) A propos de l'hypothèse du chaos engendrant le monde par une combinaison fortuite, rappelons l'amusante anecdote attribuée à KEPLER et que rapporte REBIERE dans son ouvrage intitulé Mathématiques et Mathématiciens, Paris, 1893. «Hier, raconte Képler, fatigué d'écrire et l'esprit troublé par dés méditations sur les atomes, je fus appelé pour dîner et ma femme, Barbara apporta sur la table une salade. «Penses-tu, lui dis-je, que si, depuis la Création, des plats d'étain, des feuilles de laitue, des grains de sel, des gouttes d'huile et de vinaigre et des fragments durs flottaient dans l'espace, le hasard pût les rapprocher aujourd'hui pour former
une salade ? - Pas si bonne, à coup sûr me répondit ma belle épouse, ni si bien faite que celle-ci ».
3) Dr Marc HAVEN, Cagliostro, P. 45.
4) Dr Marc HAVEN, Op. Cit., P. 45, note 3.
5) Stuart MILL, Logique, 1, 3, ch. XVIL
6) Claude BERNARD (Introduction à l'étude de la Médecine expérimentale, Paris, 1865) démontre que le hasard est la source de toutes les sciences : « Toutes les connaissances humaines ont forcément commencé par des observations fortuites », (p. 324). – « Si le gibier se présente quand on le cherche, il arrive aussi qu'il se présente quand on ne le cherche pas ou quand on en cherche un d'une autre espèce » (p. 266).
7) « Ce que l'on suppose venir par hasard n'est autre que l'éclosion d'une graine oubliée dans le jardin du cœur : l'homme a perdu le souvenir de tel ou tel geste et voilà qu'il surgit quelque chose que l'on attribue au hasard. Le hasard n'est autre que le réparateur de l'oubli. Sa tâche est de faire surgir ce qui avait été oublié et qui doit arriver quand même à son heure… » ( J. A. R., Lueur spirituelles, II, p. 34).