Il ne servirait de rien à un voyageur d'avoir appris dans les livres le nom et la forme des montagnes, des fleuves et des mers, s'il ne pouvait s'orienter au milieu du chaos des glaciers ou des déserts de l'Océan et s'il demeurait impuissant à découvrir la route qui le conduira au but. La science descriptive qu'il possède ne suffirait pas a seconder son effort sans la certitude d'une direction invariable, la certitude que lui donne laiguille de la boussole, à travers les brumes du ciel et les embruns de l'océan.
Ligne idéale et immatérielle, certes, que celle qui joint le Septentrion au Midi. Rien ne la révèle aux regards, en dehors des oscillations de l'aiguille aimantée, comme aucune apparence ne distingue les pôles magnétiques des autres lieux du globe. Il n'est cependant pas de réalité plus tangible pour le marin que les repères inscrits immuablement, dans l'espace par les pointes de son compas : sur eux il appuie ses calculs ; par eux il suit en sécurité, à travers même les ténèbres nocturnes, le chemin qu'il a choisi avant de quitter le port. N'est-ce point, en vérité, une chose étrange que ce phénomène dattraction qui trace une ligne invariable dans la mobilité des airs et des eaux, en rivant une pointe d'acier au pôle lointain et mystérieux, image de l'absolu au sein du relatif ?...
Disciple de l'Ecole de la Nature, toi qui discernes les réalités sous le voile des apparences, regarde de plus près la frémissante aiguille de métal : penche-toi sur elle comme sur un être doué de vie. Sans doute, sauras-tu discerner le secret de cette espèce de foi qui dirige l'acier vers une certitude insaisissable à nos sens.
Tu l'aperçois, d'abord, toute pénétrée d'un fluide subtil, communiqué par l'aimantation, que tu reconnais comme imprégnant aussi l'écorce du globe et paraissant s'accumuler à ses pôles : par lui elle participe à la vie même de la Terre et ceci t'explique son pouvoir mystérieux. Sur la pointe sensible de la boussole se répercutent les courants magnétiques qui naissent aux antipodes, les éclats de colère de la foudre, les effusions lumineuses des aurores boréales et jusqu'aux soupirs de feu dont le soleil emplit le silence du ciel... Tout cela, la délicate balance électrique le perçoit et ses mouvements révèlent à l'esprit que les parties du monde sont liées par des fils de sensibilité imperceptibles aux yeux de chair, nourries par un fleuve de vie qui roule sans arrêt, harmonisées dans un même rythme de vibrations silencieuses. Chaque oscillation de l'aiguille, traduisant une palpitation de vie dans notre planète, nous donne à entendre que tout ici-bas vient de quelque part et va quelque part, que la partie dépend du tout et que le plus infime objet a sa place, son but et sa direction assignés dans le monde, depuis le jour où celui-ci fut créé jusqu'au jour où il cessera d'être.
Regarde plus profond encore, toi dont lil de voyant est déjà aigu. Ne distingues-tu pas d'autres courants de fluide subtils qui unissent et enchaînent semblablement les corps de tous les êtres vivants ? Ils font s'épanouir les fleurs et grandir les arbres ils distribuent à chacun de nous la santé et la maladie ils créent de singulières influences occultes entre les plantes, les animaux et les hommes ; ils concentrent la vie en des germes microscopiques d'où naît sans cesse le torrent des générations... L'analogie est frappante entre les influences et les attractions qui naissent du magnétisme terrestre et de celui quon a nommé le magnétisme animal. Mais l'analogie ne sarrête pas là et ses chaînons d'or se déroulent à travers les raréfactions croissantes qui se superposent dans la Création infinie. Partout la vie revêt les mêmes aspects. Dans le monde des intelligences, des rayons de lumière correspondent, en dehors de la double illusion de l'espace et du temps. Chaque âme humaine lance dans l'atmosphère commune à tous des forces de charité et des ferments de haine que d'autres âmes respirent et absorbent. Une force subtile porte à l'ami les pensées de son ami, présente a l'imagination du savant ou de l'artiste les innombrables symboles des idées de demain, fait glisser vers la demeure du sage les semences de vérité qui, sans arrêt neigent sur le monde... Est-ce toujours là du magnétisme ? Sans doute, rien ne nous interdit de garder le même mot pourvu que tous l'entendions largement : sachons bien - et c'est là l'important - que le magnétisme n'est ni terrestre, ni animal, ni spirituel : il est universel. Il est la puissance d'attraction, d'organisation et de création qui se manifeste à tous les degrés de la vie, en séparant les eaux supérieures et inférieures au souffle de l'esprit, en faisant palpiter la créature à l'unisson du Verbe créateur, en moulant les formes sur l'archétype des idées. Lorsque cette puissance se manifeste sous sa plus haute forme spirituelle, nous l'appelons l'Amour et nous révérons son origine divine. Ainsi, tout est dans tout : en se tournant vers le pôle qui l'attire, l'aiguille aimantée suit une loi analogue à celle qui fait graviter les atomes au cur d'un caillou, qui entraîne les astres dans l'espace en les guidant sur une orbite certaine, qui oriente les corolles vers les rayons de soleil, qui pousse l'adolescent vers la vierge et qui attire les aînés à Dieu...
C'est ici la porte par où l'homme pénètre dans le mystère du monde...
« Connais-toi toi-même », dit la sagesse antique en prononçant à la fois le dernier mot de la science et le premier de l'initiation spirituelle... Connais-toi.... Fais la découverte de ton être vrai... Elève ton esprit au-dessus de la contradiction des apparences pour échapper à l'illusion d'être une personnalité limitée, pour te situer à ta place dans le vaste monde, Pour t'orienter... Cest le dernier mot de la science, car la plus haute science aboutit à savoir que les phénomènes terrestres sont relatifs les uns aux autres et relatifs à la personnalité de celui qui les observe : les réalités extérieures que nous croyons connaître ne sont qu'un reflet du grand inconnu dans le mystère de l'âme humaine. Lorsque nous poussons une pierre du pied, au bord de la route, l'intelligence nous démontre que le pied n'a pas pu et ne pourra jamais toucher la pierre, que nos sens ont été le jouet d'une apparence, que le pied et la pierre n'existent même pas au sens ou nous l'imaginons : devant ces constatations, nous demeurons douloureusement saisis de l'impuissance où nous sommes à saisir la cause première du plus simple, du plus banal des phénomènes.
Partout où l'esprit humain cherche l'absolu, il ne trouve que le relatif. Mais, ô miracle étonnant, qu'il cherche le relatif et il découvrira l'absolu... Ce qui est fixe, sans erreur et très véritable, ce sont les lois de la Sagesse éternelle qui enchaînent l'homme, atome d'Univers, à lUnivers entier ; ce sont les lois qui font correspondre l'homme, esprit voilé, avec les esprits purs ; ce sont les lois qui font vivre l'homme, créature, par Dieu, pour Dieu et en Dieu, créateur(1). Connais-toi toi-même, sache sentir, comprendre et vivre, hors de la coque illusoire du moi, en communion avec la Vie universelle, lié par le magnétisme d'amour avec toutes les manifestations de l'Etre qui-est. Alors, sous l'influence de l'aimantation spirituelle, tu te tourneras vers le pôle des âmes aussi naturellement que l'aiguille d'acier vers le Nord tu réaliseras l'image de l'Absolu et tu pourras connaître les relativités de toutes choses...
Le premier mot de l'initiation est prononcé et c'est le seul qui puisse lêtre, car le reste est indicible et le pouvoir d'expression du langage humain trouve ici sa borne...
Les traditions religieuses et les systèmes de philosophie occulte ont décrit à l'envi, sous le voile de symboles aussi multiples et divers que peuvent l'être les temps et les races, la formation de la vraie personnalité humaine, celle qu'on pourrait appeler la personnalité impersonnelle, qui doit se dégager lentement du vieil homme comme un insecte qui sort de sa chrysalide desséchée. Parmi tant de mythes poétiques et d'allégories gracieuses ou terribles, cest encore le simple langage de l'Evangile qui fait le mieux pressentir la vérité dans un court aphorisme : «Celui qui veut sauver sa vie la perdra ». En renversant cette parole sybilline, on peut dire que celui qui dépouille la vie égoïste de l'individualité, pour se fondre dans le corps mystique du Grand Adam, devient participant de la vie éternelle et sauve sa vie. Il la perd au contraire, s'il s'obstine dans l'illusion éphémère du moi, car la personnalité est une chose finie et bornée et toutes les choses finies sont condamnées nécessairement à mourir.
Tu regardes avec une fixe attention les deux pointes de l'aiguille aimantée qui indique le chemin de « l'invariable milieu », disciple de lEcole de la Nature. Saurai-je deviner vers quel mystère t'emporte encore la connaissance des analogies universelles ? Oui l'aimantation fait apparaître ici deux pôles, l'un qui attire et l'autre qui repousse ; cette double polarité est nécessaire pour fixer la position de l'aiguille aimantée dans l'espace, car la géométrie nous enseigne qu'une ligne droite est déterminée par deux points dans un plan. Il n'y aurait pas de boussole possible si l'aiguille était uniquement attirée ou uniquement repoussée. Son invariable orientation résulte d'un équilibre et tout équilibre suppose deux forces inverses qui se complètent au lieu de se combattre. C'est pour cette raison que l'analyse philosophique rattache le phénomène de la connaissance au symbole du binaire : la connaissance est un rapport entre le sujet qui perçoit et l'objet perçu, tout comme la direction du pôle est un rapport entre le magnétisme de la boussole et celui de la Terre. Tu sais mieux que moi les développements ingénieux que les sages kabbalistes, grands amateurs de symboles, ont écrits sur la lettre Beth de l'alphabet hébreu et sur la seconde lame du Tarot... Le livre de la Nature n'enseigne pas autre chose sur ce point que les livres des hommes : partout où apparaît un phénomène magnétique quelconque, terrestre, animal ou spirituel, comme il te plaira de le nommer, une double polarité se révèle et c'est de l'opposition des contraires que naît l'harmonie. Que dis-je ? L'harmonie ? La vie elle-même en jaillit, car c'est par la mystérieuse fusion, en un seul tout, de deux germes aux caractères contraires que s'accomplit la génération des êtres et que la matière passive se transmue en vivants organismes...
Est-ce donc un rêve si singulier que celui de ces voyants inspirés qui disaient que l'homme parfait doit être androgyne et réunir dans une unité supérieure la nature masculine et la nature féminine ? Ceux-ci ont parlé des races androgynes qui occupèrent le globe autrefois et de la chute qui amena la division de l'humanité... Celui-là a enseigné que l'âme de l'homme et celle de la femme qui se sont aimés sur la Terre s'uniraient un jour pour former un seul ange, après la mort et les purifications nécessaires... Et les grands maîtres de l'Ecole de la Nature, les hermétistes, qui symbolisaient à la fois le matériel et le spirituel dans leurs hiéroglyphes bizarres, avec quelle précision, parfois crue, n'ont-ils pas parlé du mystère de l'androgyne et du mariage du Roi et de la Reine...
Il est une planche de lalbum de Kunrath qu'on intitule « l'Androgyne » ou « l'Adam-Eve ». L'un des plus savants et des plus pieux disciples des vieux maîtres en a donné un commentaire excellent au point de vue de la philosophie d'Hermès et des opérations alchimiques (2). Plus tard, en en reprenant l'étude, il y a vu le symbole de l'initiation et de la seconde naissance (3). Le dessin est compliqué et singulier : au centre de la figure est aussi l'« Adam-Eve », être unique au double visage, dont les bras font un geste, qui exprime la loi même du binaire universel, au milieu de guirlandes de légendes dont chacune est un rébus proposé à la sagacité du chercheur. Un triple triangle verbal entoure l'hiéroglyphe, et la parole écrite sur le côté le plus intérieur est celle précisément qui révèle le principe même de l'orientation spirituelle : « Cherchez premièrement le règne de Dieu et sa justice et toutes choses vous seront données par surcroît ».
1) Claude DE SAINT-MARTIN, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'Homme et l'Univers.
2) Dr Marc HAVEN, Explication d'une planche inédite de Kunrath, L'Initiation, décembre 1892, p. 193.
3) «Cette deuxième figure correspond au deuxième stade de la route. L'homme, après avoir reconnu dans ses premières études (planche I) Dieu présent dans tout l'Univers, être infini, dépassant les limites même de son intelligence, s'efforce par un retour sur lui-même de se connaître lui aussi afin de mettre tout en uvre pour préparer ce temple où le Seigneur doit habiter : il cherche a raviver, à la lumière de la grâce, au feu du désir, cette étincelle de Dieu qui couve en lui ; il arrive à mourir à sa vieille paresse, pour naître, régénéré, à la vie. Temps d'épreuve, de lutte, où la plupart faiblissent ; mais ceux qui persévèrent sont désormais inscrits sur le livre de vie, nouveaux hommes, régénérés en Jésus-Christ, leur divin précepteur». KUNRATH, La Clef mystérieuse de la Sagesse éternelle, nouvelle édition par PAPUS et Marc HAVEN , Paris, 1906. - Explication de la planche II, l'Adam-Eve régénéré (Magie).