Le travail est la loi suprême.
Travail, patience de l'effort créateur, souffrance de la réalisation, vous êtes la première des lois imposées à l'homme dans sa condition terrestre, le but même de sa vie et le signe distinctif de sa nature. La plante se baigne dans les rayons du soleil et n'agit point. L'animal broute le gazon tendre ou poursuit sa proie dans les halliers sans rien chercher davantage.
Seul l'homme travaille sur la terre. Que la brute inerte y soit poussée par la nécessité, se sentant pressée par la misère, ou que l'âme éclairée brûle d'ardeur pour une noble tâche et s'enivre de joie en la réalisant, qu'il s'agisse du faible ou du puissant, de celui qui sait ou de celui qui ignore, que l'acte soit libre ou forcé, toujours la même loi saffirme : cest par le travail de ses mains et de son cerveau que l'homme accomplit son destin.
Travail, puissance sainte et couronne de gloire, est-il un aveugle qui puisse te méconnaître et te confondre avec l'humiliant esclavage, alors que tu manifestes la royauté exercée par l'homme sur la planète, qu'il pétrit et transforme, alors que tu révèles la filiation de son âme avec Celui qui uvre dans léternité et que nous appelons le Créateur ? Le travail d'Adam déchu s'élève au-dessus de l'infamie de son vêtement animal. N'est-ce point grâce à lui qu'il comble le noir fossé creusé par la mort entre les générations, et qu'il transmet à la postérité le fruit de ses épreuves. Sans la double contrainte du travail et de la douleur, pourrait-il éveiller ses facultés endormies, s'affirmer à lui-même et grandir comme un jeune chêne vers le ciel ? Insensé trois fois celui qui méprise et qui fuit le travail rédempteur, car il écarte de ses lèvres la coupe même de la vie et il voue son âme au supplice d'un lent enlisement dans les ténèbres !
Le mystère du travail.
L'homme sain est affamé d'activité au point que les oisifs s'imposent de pénibles travaux et de sévères disciplines, dans le dessein de se divertir ou de suivre les usages de la société. Sans doute la vraie paresse est-elle plus rare qu'on ne le croit communément et dépend-elle autant d'une infirmité du corps que d'un vice de la volonté, car notre âme aime naturellement à vaincre les obstacles et se plaît aux réalisations. Cet amour nous donne les joies les plus vives et les plus pures qui existent sur la terre. Il endort les douleurs, console des disciplines, et, comme un médicament magique, il dissipe les fièvres malsaines en infusant dans l'être des forces nouvelles.
L'attachement invincible à un labeur pénible que témoignent certaines races d'hommes, comme les mineurs ou les marins, les sacrifices douloureux quont consentis tous les grands précurseurs à la réalisation de tâches dangereuses ou décevante, ne sont-ils pas des signes témoignant que l'homme est poussé au travail par une loi supérieure à sa volonté propre, qu'il agit comme un instrument de l'ordre providentiel et que luvre accomplie de ses mains est le fruit d'une véritable génération de l'esprit et de la matière.
Echappons à l'erreur commune qui veut que la force dont l'homme dispose, son intelligence et ses idées créatrices prennent naissance dans l'homme lui-même. Ces puissances sont des hôtes qui ont dû nécessairement entrer en nous pour pouvoir en sortir ; ce sont des dons qui viennent d'en haut et auxquels la volonté ne supplée pas : l'inspiration artistique qui s'empare du poète comme une flamme ou qui l'abandonne nu et désemparé est l'exemple le plus caractérisé de cette grâce d'état qui permet seule à l'homme de réaliser une belle oeuvre, mais l'artiste nest point seul interprète de l'esprit et le moindre savetier peut tirer l'alène selon l'ordre de l'intelligence ou dans le désordre du chaos ; en portant la chaussure, les clients ne se tromperont point à son degré d'éclairement spirituel.
Dieu rayonne sur l'âme de l'homme et l'âme de l'homme rayonne sur la nature. Adam apparaît comme le médiateur universel qui doit spiritualiser la matière sur le type idéal des formes abstraites et concrétiser la puissance de l'esprit dans les densités croissantes de l'Univers. Mais si l'homme doit être le trait d'union entre Dieu et la nature, il ne peut lêtre que dans la mesure où il travaille et il crée ; car la loi de son être l'empêche d'atteindre le spirituel autrement qu'à travers le physique. Chacun de ses efforts est un appel nouveau qui aimante l'invisible et fait descendre en lui les forces dont il a besoin et c'est le sens très mystérieux de l'adage populaire : « Aide-toi, le Ciel t'aidera ». Chaque uvre compte pour la conquête de la double couronne du nouvel Adam : celle de roi de la terre et celle de fils de Dieu.
Conséquences du travail.
Les conséquences du travail humain ne peuvent être qu'immenses, parce que ses origines sont dans la toute-puissance divine. Nous sommes ouvriers avec Dieu, comme l'a dit saint Paul, mais ouvriers libres d'étudier et d'exécuter les plans du maître comme de gâter l'ouvrage par maladresse ou par mauvais vouloir. A chacun de nous est dévolue une petite part dans le gouvernement du monde, avec la puissance de créer de l'ordre ou du désordre dans les trois règnes de la nature selon que notre volonté s'oriente, sur le pôle de lumière ou sur l'abîme ténébreux. Car le monde invisible où nous puisons nos forces et nos pensées est un monde mélangé où roulent les reflets de la pensée divine avec les fantômes du passé, les larves de l'avenir et les images créées par les vouloirs désordonnés qui constituent le mal ou l'adversaire.
L'unité du monde qui fait toutes ses parties solidaires donne à notre uvre des répercussions infinies et des sonorités incompréhensibles et, sans doute, un forgeron ne saurait-il frapper ici sur son enclume que la vie d'un habitant des antipodes n'en soit en quelque manière modifiée.
Mais si luvre de l'homme affecte ainsi la nature, quel effet doit-elle produire sur l'homme lui-même ? L'effort du muscle ou du cerveau est un appel impérieux aux sources de vie où nos énergies salimentent : un courant de force invisible descend comme un torrent dans l'âme et dans le corps de l'être qui crée et plus pure est la volonté qui inspire luvre, plus haute et plus proche de la perfection divine est la puissance inspiratrice. Sous cet influx de vie, les facultés endormies s'éveillent, l'imagination s'aiguise, l'intelligence sexcite et l'être spirituel sort de la léthargie comme Lazare des ténèbres de la mort. Ne savons-nous point qu'un effort physique régulier crée la force et la santé, que létude développe l'imagination et la justesse du raisonnement ? C'est en forgeant que l'homme devient forgeron et, par une grâce d'état, la conséquence immédiate de son travail est qu'il se crée lui-même. Ici se trouve la clef du mystérieux amour que l'homme porte à son travail et qui ressemble à celui d'une mère pour son enfant.
Luvre de ses doigts et de son imagination est bien sa création, une chose engendrée par lui, une partie de sa chair et de sa pensée, qui tient à son être par mille liens et qui l'a rempli des énergies dont elle porte le signe et la beauté... De là vient cette joie extraordinaire succédant aux douleurs de l'enfantement et que les artistes partagent avec les mères. De là cet attachement héréditaire à des métiers pénibles et dangereux que lon observe, de génération en génération, chez les marins ou les mineurs.
Ainsi le plus obscur artisan est un prêtre qui célèbre un saint mystère ; par le seul fait quil s'efforce de gagner le pain quotidien, il travaille pour le bien-être de tous ses frères, il travaille pour évertuer la matière au souffle de l'incréé ; il travaille pour dégager lange qui dort au fond de son âme intuitive. S'il savait la chaîne des conséquences que déroule son geste, ne s'apeurerait-il pas à la vue des responsabilités encourues et saurait-il comment diriger son effort ? Heureusement la Providence vient ici à son secours et ce sont des règles très simples, dictées à l'instinct, à toute conscience droite qui le guideront par le plus sûr chemin vers le but qu'il poursuit sans le voir.
Quelle uvre ?
Le choix de luvre à accomplir est rarement laissé à l'initiative de l'homme : elle est dictée par la fatalité des naissances, par les rapports très occultes des individus et des événements, par le grand compte courant, créditeur et débiteur, que chaque individu possède au grand-livre de la nature. Rien n'arrive par hasard. Les tâches sont distribuées à chacun par une sagesse impénétrable à notre raison, plus ou moins dures, plus ou moins strictes, plus ou moins variées, toujours rigoureusement adaptées à la voie que doit suivre l'individu pour son plus grand progrès. La tâche n'est point seulement dans le travail immédiat et professionnel : il y a de libres activités permises ou mêmes offertes par le destin individuel ; il y a la chaîne de tous les devoirs familiaux et sociaux ; il y a le gouvernement d'une maison, dun domaine ou d'une uvre... L'ensemble de ces domaines d'intérêt constituent ce qu'on peut appeler le royaume individuel : tout homme est un roi, dans une mansarde comme dans un empire, n'eut-il pour tout sujet qu'un animal familier. Et ce sont les limites du royaume qui tracent à l'effort humain sa mesure et sa limite. Le devoir immédiat est de connaître son royaume, de ne négliger aucun des êtres, aucune des choses qui le composent, de ne leur refuser aucun des soins dont ils ont besoin... Aux yeux de la juste nature, c'est une faute de laisser mourir de soif un canari si on a pris à charge d'entretenir la vie de cette bestiole. Les négligences ne sont pas petites ou grandes : toutes sont des manquements. L'homme a plus de facilités que les autres êtres à sortir du royaume tracé par le destin, et plus de mérite a sy tenir.
La faute n'est pas moindre de vouloir outrepasser les bornes du royaume et de se charger de soins que la Providence ne nous impose point. Si Dieu écoutait les folies de la vanité humaine, il n'est pas un manant qui ne demanderait le gouvernement du monde, lui qui ne saurait gouverner ni son valet ni son âne. Ne cherchons point à conquérir, par ruse ou violence, les hautes situations dont les responsabilités sont si terriblement périlleuses : à vouloir faire la tâche qui nest pas la nôtre, nous manquerons à notre devoir immédiat et nous troublerons probablement le travail d'un de nos frères qui eût pu être efficace sans notre intervention. Ne pas oublier que la loi donnée par la Providence à la création est la loi de hiérarchie, partout lisible au livre de la nature : que chaque soldat s'en tienne à la consigne qui lui est donnée et qu'il attende d'être nommé sergent pour changer de fonction.
Vit-on jamais dans l'ordre naturel une racine prétendre usurper la place de la fleur ou une cellule musculaire abandonner sa tâche en prétendant devenir cellule nerveuse ? Tout être a sa fonction : il doit la perfectionner et s'y perfectionner, dans l'ordre naturel les tentatives de désertion sont punies de mort.
Comment ?
Mais, dans le royaume même, comment accomplir au mieux luvre qui nous est demandée ? Bien simplement, en s'y donnant tout entier et en l'aimant. Plus encore que l'habileté d'exécution et la prévoyance du dessein, le désir de perfection aimante nos gestes vers le résultat le moins imparfait et le meilleur. C'est beaucoup agir qu'agir avec soin. Au regard de l'Absolu, rien n'est petit ni grand : tous les buts se valent car le fonctionnement du monde repose sur la loi d'harmonie et la fin de l'ensemble tient à la perfection du détail.
Il n'est pas pire travail que le travail égoïste : c'est une oeuvre diabolique qui ne saurait porter que des fruits empoisonnés. Sans doute luvre doit nourrir louvrier et il est légitime que chacun cherche d'abord dans son activité le salaire qui lui permettra de vivre, sur le mode plus ou moins large que le destin lui assigne, mais le gain doit être un résultat de luvre non son but. Luvre doit être poursuivie pour elle-même, pour sa beauté, pour son utilité envers les hommes, pour la simple volupté de travailler, de vivre et dêtre homme. Celui qui proportionne tous ses gestes à des calculs d'argent et d'intérêt, qui ne fait d'autre geste que le geste qui rapporte, cet homme se condamne à tomber du haut des degrés qu'il croit escalader. L'homme reçoit de la nature des forces, du bonheur et de la vie. Il doit les rendre. Celui qui se fait centre et ramène tout à soi crée une réaction et dresse contre lui la loi du talion (karma).
Il n'est pas douteux que beaucoup de nos occupations ne soient vulgaires. Ce qui élève notre âme, ce nest pas l'objet même de nos occupations, mais la manière dont nous nous en acquittons, l'esprit dont nous les animons.
Elles nous paraissent monotones et oiseuses. Sans doute, mais avons-nous regardé comment travaille un ouvrier mosaïste ? quelle chose plus oiseuse que d'ajuster une petite pierre à côté dune autre petite pierre semblable ? Et cependant une pensée et un dessin d'ensemble guident ces gestes et quand la dernière pierre est posée, la splendeur du dessin apparaît aux spectateurs.
Synthèse.
Le travail par excellence est symbolisé par luvre alchimique, qui transforme limpur en pur et l'épais en subtil. Est-ce une chimère ? Non, l'alchimie existe dans la nature. Elle existe, bien plus encore dans le monde des âmes et cest l'esprit divin qui est le grand alchimiste, l'élixir de vie et la pierre universelle qui transmue nos souillures.