INTRODUCTION AU LIVRE DES SEPT CLÔTURES Le codex D a servi de base à l'édition des Sept clôtures comme à celle du Miroir du salut éternel, mais David a pu collationner trois autres manuscrits G, F et K . Nous connaissons déjà le premier et il présente un intérêt spécial pour notre traité, à cause de la note qui se trouve en tête : Ci-commence le livre du Saint Sacrement ou des Sept clôtures, que frère Jean Ruysbroeck a composé, alors qu'il était déjà moine, pour une sainte nonne, Dame Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère de Sainte-Claire à Bruxelles (1) .» Nous verrons que le texte même semble confirmer cette indication. Le codex F, de la Bibliothèque royale de Belgique, appartient à la seconde moitié du XVe siècle. Il semble être apparenté au codex A , au moins pour ce qui touche aux quelques indications de dates qu'il renferme. On pourrait signaler encore deux autres manuscrits où se trouve le livre des Sept clôtures. L'un, Hh, est conservé à Londres au British Museum et porte la date de 1497, mais il n'est que la copie d'un manuscrit, aujourd'hui perdu, qui avait été composé en 1363. L'autre, w, écrit entre 1360 et 1385, appartient à la Bibliothèque Mazarine de Paris, où il porte la cote 920. C'est un des plus précieux que l'on connaisse, et il est regrettable que David ne l'ait pas eu entre les mains. Dans le livre des Sept clôtures, Ruysbroeck suit l'ordre des occupations diverses qui remplissent la journée d'une religieuse. Puis, prenant occasion des devoirs qui lui incombent, il lui enseigne la manière de s'en acquitter saintement et il l'entraîne vers les plus hauts sommets de la vie spirituelle. Le modèle qui est tout d'abord proposé, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ, venu pour servir et non pour être servi. L'humilité et l'abnégation de soi sont, par conséquent, à la base d'une vie qui se dévoue à imiter son exemple. La journée commence par l'assistance à la messe, et l'auteur donne ici de précieux enseignements sur la manière dont on doit prendre part au sacrifice et les dispositions qu'il convient d'apporter pour recevoir avec fruit le Corps du Seigneur. Il indique un triple procédé par lequel on témoigne qu'on aime de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit. Mais, au-dessus de cela, il enseigne un mode d'aimer qui vient de Dieu seul et qui peut être considéré comme « la substance et la racine de toute vraie sainteté ». Cet amour qui ne peut demeurer inactif s'exerce sous quatre formes, dont les noms sont empruntés à un passage de saint Paul souhaitant aux Éphésiens « de comprendre, avec tous les saints, ce que c'est que largeur, longueur, hauteur et profondeur (2) » La première forme de l'amour correspond à la hauteur : c'est l'exercice de la charité qui élève jusqu'à Dieu. La seconde est profondeur d'humilité. La troisième répond à la largeur et consiste dans une charité qui embrasse le ciel et la terre. La quatrième forme, enfin, c'est la longueur ou longanimité, qui fait attendre avec patience l'éternité. Après s'être laissé entraîner ainsi dans une longue parenthèse, le maître spirituel revient à son sujet et, prenant la religieuse au sortir de la messe, il la suit dans les diverses occupations de sa journée. Le service des malades devait y tenir une large place, car il y a toute une série de recommandations à ce propos. La religieuse apprend aussi comment elle doit se comporter elle-même dans la maladie et, d'une façon générale, dans ses rapports avec le prochain en toutes circonstances. Puis ce sont les repas et les règles de sobriété et de discrétion qu'il y faut tenir. Ruysbroeck en profite pour dénoncer les abus trop fréquents de son temps dans les monastères relâchés, où abbés et abbesses menaient une vie sans austérité, tandis que moines et moniales étaient à la portion congrue. Le chapitre du parloir amène un long développement, qui a valu au traité son titre de Sept clôtures . Une religieuse, en effet, qui aime son cloître doit n'aller au parloir qu'à contre-cœur et, à l'exemple de sainte Claire, se créer toute une série de clôtures qui la séparent du monde. Ces Sept clôtures, dont parle l'auteur, sont comme des murs de séparation qui isolent graduellement la partie la plus spirituelle de l'âme de tout ce qui est extérieur et l'enferment dans l'unique attention à Dieu. La première de ces clôtures est matérielle et elle sépare effectivement du monde. Les autres sont intérieures et spirituelles, et enferment successivement la sensibilité, le cœur, la volonté, l'intelligence jusqu'à ce que, dans une sixième clôture, il y ait comme une réédition et une création nouvelle de l'âme à l'image et à la ressemblance de Dieu. Enfin, au centre le plus retiré d'elle-même, l'âme fait connaissance avec la septième clôture, qui est dite « de simple béatitude » et où l'Esprit de Dieu agit beaucoup plus que l'esprit de l'homme. Ceci se passe dans une région supérieure et divine où la vie spirituelle s'exerce selon quatre manières, dont Ruysbroeck trouve le symbole dans les quatre animaux mystérieux du prophète Ézéchiel. Puis lorsque les procédés humains demeurent impuissants, le procédé divin les remplace, et c'est alors une action intime des trois divines personnes sur l'âme, qu'elles purifient et transforment dans toutes ses puissances. Enfin au-dessus de tous procédés, soit humains soit divins, il y a la simple béatitude sans modes, qui constitue l'essence de la septième clôture. L'auteur revient ensuite à quelques détails pratiques concernant l'habit religieux et la pauvreté qu'il y faut garder. Puis, arrivant au terme de la journée, il parle de l'examen de conscience, qui doit se faire en trois manières, figurées par trois livres que l'on doit lire avant de se coucher. Le traité s'achève sur l'invitation à la vigilance, qui caractérise la vierge sage. * * * LE LIVRE DES SEPT CLÔTURES PROLOGUE
Bien-aimée sœur, par-dessus tout
poursuivez Dieu et aimez-le ;
puis prenez la dernière place
afin de gravir les hauteurs.
Vous l'avez promis et juré :
le tenir, c'est être sauvé.
Si vous sentez en vous rébellion,
détestez-la comme une infection.
Haïssez en vous tout désordre
et tant qu'il se peut déracinez :
aimez-vous au service du Seigneur,
Dieu vous enseignera la vérité.
Maintenant je ne vais plus rimer
et j'écrirai sans détour la vérité.
CHAPITRE I. COMMENT LE CHRIST S'EST FAIT SERVITEUR. Très chère sœur, souvenez-vous que le Christ, le Fils de Dieu, s'est humilié et anéanti lui-même et qu'il a pris la forme d'esclave afin de nous servir. Il a été doux, miséricordieux et obéissant envers son Père céleste jusqu'à la mort, tout cela pour nous. Au milieu de ses disciples, il a voulu paraître comme un serviteur, disant lui-même « qu'il était venu non pour être servi, mais pour servir (3) . » C'est pourquoi il a été élevé dans son humanité et Dieu lui a donné un nom au-dessus de tous les noms, ainsi que parle saint Paul : « Au nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers (4) . » Ainsi donc si la Sagesse éternelle de Dieu a fait choix de servir des pauvres, des esclaves et des pécheurs, vous devez volontiers servir et être obéissante envers Dieu et vos supérieurs. N'ayez pas d'ailleurs grande estime pour votre service, mais appréciez plutôt hautement que Dieu daigne l'agréer. Car seriez-vous fille de l'empereur de Rome et souveraine du monde entier, si vous quittiez tout cela pour devenir une pauvre servante et pour servir le Christ dans ses membres, vous auriez de quoi fort vous réjouir, car ce serait pour vous, à la vérité, grand bien et grand honneur. La plus grande gloire, en effet, et la plus haute noblesse qu'il y ait au monde, à l'estimer comme il faut, c'est de servir Dieu. Car servir Dieu sagement c'est posséder un royaume éternel et régner. Et bien que ce royaume soit maintenant caché en nous, il sera révélé après cette vie, alors que le Christ dira : « Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur (5) . » Aussi tous ceux qui veulent être les maîtres et les maîtresses, ne servir personne, mais être servis, ceux-là n'appartiennent pas au royaume de Dieu. C'est pourquoi le pape de Rome se nomme le serviteur des serviteurs de Dieu, et il doit se considérer tel pour le service spirituel et l'utilité de la sainte chrétienté, s'il veut suivre le Christ et régner avec lui. Vous savez bien aussi que saint François, votre Père dans la religion, s'est mis à la suite du Christ et de l'Évangile, en paroles et en œuvres. Il a fait choix de la pauvreté, du mépris et de l'obéissance, voulant être un serviteur pour tout le monde, autant qu'il le pourrait. Il était parmi ses frères humble et obéissant, se faisant le dernier de tous ; et c'est la règle et l'exemple qu'il vous a laissés pour marcher à sa suite. Voilà pourquoi vos supérieurs majeurs sont appelés ministres, c'est-à-dire serviteurs, parce qu'ils se doivent au service de tout l'ordre, corps et âme, c'est-à-dire en lui consacrant travail, enseignements, corrections, et sainte vie. La règle, hélas on l'observe maintenant d'après des gloses, et non d'après le texte comme l'on faisait au début. La pauvreté s'est changée en magnificence, opulence et bien-être, autant qu'on en peut avoir. On exalte bien en paroles la pauvreté, mais les actes n'y sont pas conformes. La pénitence et le travail sont tout alanguis, car les frères se croient faibles et veulent des adoucissements et une vie facile. La doctrine devient subtilité, questions oiseuses et nouvelles trouvailles, où l'honneur de Dieu et le fruit pour les âmes ne se rencontrent que peu ou point. La correction est très adoucie, parce que l'amour et la crainte sommeillent. Aussi reprend-on plus pour la renommée que pour l'honneur de Dieu ou le salut des âmes. De la sorte, la sainte vie s'est grandement obscurcie et a disparu de tous les ordres et de tous les états de religion. Aussi, chère sœur, si vous voulez être une vraie fille de Dieu et être aimée de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous devez suivre son exemple et son enseignement, ainsi que ceux des saints qui ont vécu dans le passé, au commencement de la sainte Église. Ceux-ci fondaient leurs règles et leurs ordres par leur parole et leurs actes, ayant à l'extérieur et à l'intérieur, devant Dieu et devant les hommes, conduite exemplaire et sainte vie. C'est par là qu'il vous faut commencer. CHAPITRE II. DU PRINCIPE DE TOUTE BONNE VIE. Le fondement de toute sainteté est la pureté de conscience. C'est pourquoi il vous faut examiner et considérer votre vie depuis les jours de votre enfance, et si vous découvrez en vous quelque péché que vous jugiez mortel, vous devez vous en purifier devant votre confesseur et en présence de la vérité éternelle de Dieu, par la contrition, la confession et la satisfaction. Après cela, ayez sans hésiter espoir et confiance que, par la libéralité de Dieu, vos péchés vous sont remis. Mais alors même que Dieu vous a pardonné tenez-vous toujours en face de sa miséricorde et dites-lui ardemment du fond du cœur : « Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheresse (6) . » Élevez vers lui votre âme par une louange continuelle, et d'accord avec la bonté de Dieu, élargissez vos affections à l'égard de tous les saints et de tous les hommes, dans un amour éternel. Humiliez aussi et abaissez votre cœur en grande révérence devant la haute majesté de Dieu et aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que ce soit là votre pratique habituelle et une bonne coutume, que vous garderez tous les jours de votre vie. Puis, chaque matin, lorsque vous vous levez, jetez-vous à genoux et priez humblement le Seigneur afin qu'en ce jour vous puissiez le servir d'une façon qui lui rende honneur et qui soit bienheureuse pour vous, en même temps que profitable au repos et à la paix de toute la communauté. Enfin, si votre office vous en donne le loisir et si vous en avez permission de vos supérieurs, vous entendrez la messe. CHAPITRE III. COMMENT ON DOIT ENTENDRE LA MESSE. Au commencement de la messe, vous confesserez et déplorerez devant Dieu vos péchés, vos imperfections et négligences, et vous le prierez de vous être compatissant et miséricordieux. Ensuite vous lui demanderez de vous montrer et de vous enseigner le chemin de la vérité, de la vertu et de la justice. Si vous entendez un sermon ou quelque bonne instruction, prêtez-y grande attention, et plus pour en vivre que pour en retirer du savoir, car celui qui sait beaucoup et n'y conforme pas sa vie perd son temps. Et tout d'abord, à la messe, vous vous rappellerez les souffrances et la passion de Notre-Seigneur. Vous les méditerez avec une amoureuse pitié et vous le remercierez lui-même avec une humble dévotion de ce qu'il a voulu, pour vous et pour vos péchés, devenir homme, dépenser sa vie, puis mourir d'une mort ignominieuse et pleine d'amertume. Ce sera votre offrande au Père céleste. Puis vous vous offrirez vous-même et vous exposerez tous vos besoins ainsi que tous les intérêts de la sainte chrétienté. C'est ce qu'a fait le Christ en mourant, et il continue de le faire dans la vie éternelle devant la face de son Père. Tel est l'auguste sacrifice offert par le Christ lui-même et que tous les prêtres offrent encore à la messe. Car, par la puissance de Dieu, ils consacrent la chair et le sang du Christ et ils offrent le sacrifice en mémoire de sa passion et de sa mort, ainsi que de l'éternel amour qu'il nous a montré dans le temps et qui paraîtra dans l'éternité. Présentez encore à Dieu l'éminente dignité de Marie et de tous les Apôtres, toutes les souffrances des martyrs, la profession ferme et glorieuse des confesseurs, la chaste pureté des vierges, la louange des anges et le culte universel de la sainte Église. Puis, avec toutes ces offrandes, avec toutes vos puissances et tout ce qu'il vous est possible de donner, vous vous présenterez devant Dieu et vous demeurerez là avec des sentiments d'action de grâces et de louange et avec un amour affectif. Ainsi entrerez-vous en participation des souffrances et de la mort de Notre-Seigneur, et vous aurez part à tout le bien qui fut ou sera jamais au ciel et sur la terre ; car c'est de cette façon que l'on recueille spirituellement dans l'âme tout le fruit du Sacrement. Puis, en compagnie de vos sœurs, recevez le saint Sacrement avec une dévotion intérieure et un fervent désir ; non en toute liberté cependant, mais selon les statuts et la coutume de l'ordre. Avant et après la communion, et autant qu'il est en votre pouvoir, excitez en vous une faim et une soif spirituelles pour l'éternel aliment, de sorte que toutes vos puissances intérieures et toutes les fibres de votre cœur le désirent avidement, aspirant avec ardeur à en être rassasiées et refaites. Car Dieu fait naître cette faim dans nos puissances par sa grâce et par la pratique que nous en faisons ; et en venant habiter en nous, il rassasie l'essence même de notre âme. Ayez donc grande faim et soif de Dieu et il vous sera donné de connaître et de posséder le rassasiement dans votre essence. Car si vous pouvez avec une joyeuse avidité prendre le Christ lui-même en nourriture, à son tour il vous prendra et consommera en lui selon cette parole : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (7) » : et cela c'est la vie éternelle. Et il dit encore : « Si vous ne mangez et ne buvez cet aliment spirituel, vous n'avez pas en vous une vie qui plaise à Dieu (8) .» C'est pourquoi vous devez aimer avec tant d'ardeur que la charité éternelle de Dieu vous étreigne de ses embrassements : ainsi deviendrez-vous un seul esprit et un seul amour avec Dieu. En recevant le Sacrement, ayez un grand amour affectif et une vraie satisfaction ; car c'est la chair et le sang du Christ, votre nature même, que vous recevez. Ensuite appliquez votre âme raisonnable à l'amour qui est de justice ; car vous recevez l'âme vivante de NotreSeigneur Jésus-Christ, avec tous ses mérites et toute sa gloire. Enfin ayez dans votre pensée, c'est-à-dire dans votre esprit, un amour qui embrase, puisque vous recevez le Christ Dieu et homme qui peut vous illuminer et transformer dans l'unité divine (9) . Ainsi aimerez-vous Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit. Et c'est là le premier et le plus haut commandement de Dieu, le commencement et la fin de toute sainteté. Mais si vous voulez pratiquer et réaliser au plus haut degré l'amour et la sainteté, vous devez dépouiller votre puissance intellectuelle de toute image, et par la foi l'élever au-dessus de la raison. C'est là que brille le rayon du soleil éternel, qui vous éclairera et vous enseignera toute vérité. Puis la vérité vous affranchira et établira votre regard purifié au-dessus de toute image. Heureux les yeux qui voient cela ; car cette vue entraîne toujours après elle la puissance aimante avec un amour dépouillé ! En même temps coulent inépuisables les torrents des grâces divines et ils emportent l'âme jusqu'à la source vivante, qui est le Saint-Esprit. De là jaillissent les flots des délices éternelles, qui enivrent l'âme et l'élèvent au-dessus de la raison pour se perdre dans le désert de la béatitude sans fin. Telle est la substance et la racine de la vraie sainteté, qui donne toujours naissance à l'exercice intime des vertus, car l'amour ne peut demeurer oisif. Or, cet exercice intime se fait selon quatre modes que je vais vous indiquer. CHAPITRE IV. DES QUATRE MODES DE L'EXERCICE INTIME. Le premier mode nous fait monter vers Dieu par une charité intime et un amour éternel, accompagnés d'actions de grâces, de louanges, de prières dévotes et de supplications affectueuses et toutes confiantes. En même temps l'esprit demeure impuissant, ainsi que tout effort de notre part, en face de l'amour de Dieu et de sa bonté éternelle. Tel est le premier mode de notre exercice intérieur ou l'ascension de notre vie en Dieu. Le second mode nous fait descendre par un humble mépris de nous-mêmes. Dès lors personne ne peut plus ni nous élever par ses louanges, assurés que nous sommes que Dieu est en nous l'auteur de toutes nos bonnes œuvres, ni nous humilier et nous affliger de son mépris, puisque nul autre que Dieu ne jugera nos péchés. Or, c'est parce que nous sommes pécheurs et infirmes en toutes vertus que nous devons nous faire petits et nous abaisser devant Dieu, devant nos supérieurs, nos égaux et nos inférieurs. Nous n'oserons nous comparer à personne, mais nous n'aurons que mépris pour nous-mêmes, nous considérant comme les plus indignes parmi les hommes. Puis nous devons laisser les créatures et les démons eux-mêmes nous flageller et nous tourmenter, autant que Dieu le voudra permettre, afin que soit vengé en nous le péché, que Dieu ait l'honneur et nous la confusion. C'est là le second mode, qui consiste dans l'abaissement de notre propre vie, dans le mépris et l'anéantissement de nous-mêmes au plus profond de l'humilité. Le troisième mode nous mène au dehors, en nous faisant pratiquer intérieurement une charité très large, qui consiste à honorer tous les saints et à nous réjouir de leurs mérites et de leur récompense, à désirer aussi leur aide et leur prière, de façon à devenir dignes de partager ces mérites et la louange éternelle de Dieu. Nous serons encore unis à tous les hommes de bien par le moyen des vertus et de l'amour mutuel, afin que tous ensemble nous puissions vaincre nos ennemis, remporter la victoire et obtenir le triomphe final. Nous prierons aussi pour nous-mêmes et pour tous les pécheurs, souhaitant que Dieu nous fasse miséricorde et nous retire de nos péchés, pour nous mettre au nombre des élus, C'est le troisième mode de vie intime, par lequel nous sortons de nous-mêmes pour aller vers notre prochain avec cet amour très large qui a rempli le ciel et la terre de l'abondance des grâces et des vertus. Le quatrième mode de vie intime établit notre raison entre le temps et l'éternité. Si elle regarde en bas, elle nous montre ce monde comme un lieu d'exil, où nous sommes retenus prisonniers ; en regardant en haut, elle nous fait voir le royaume des cieux, auquel nous sommes appelés et élus. Aussi longtemps que notre raison demeure suspendue ainsi entre les deux, nous sommes dans la peine ; car nous apercevons au-dessus de nous la gloire de Dieu et toutes choses en paix, sans pouvoir y parvenir ; tandis qu'en dessous de nous, nous voyons l'instabilité, le péché, le dommage, la honte et toutes choses en confusion, et pourtant il nous faut demeurer là. Aussi le monde nous devient-il une croix et une cause de tristesse qui nous fait pleurer, nous lamenter et gémir aussi longtemps que nous vivons dans cet exil, disant avec le prophète : « Hélas ! notre habitation ici-bas s'est prolongée (10) . Quand viendrons-nous et apparaîtrons-nous devant la face du Seigneur (11) ? » De là naît, par le don de Dieu, dans le cœur aimant, la plus haute vertu que je connaisse, cette longanimité patiente qui nous fait dire : « Seigneur, votre volonté, non la mienne doit se faire ; votre honneur et votre louange, non ma commodité ni mon agrément. Seigneur, je me donne et me livre à vous pour le temps et pour l'éternité. » Tel est, dans l'exercice intime, ce qu'on peut appeler la longueur, qui fait attendre patiemment toutes choses. Si vous êtes en possession de ces quatre modes, avec le fondement substantiel où ils prennent racine, vous pouvez alors contempler, au-dessus de la raison, dans un état de vide et de dépouillement, tandis que par la raison vous considérerez toutes les vertus à l'état distinct. Cette pratique ressemble à un denier d'or fin, avec lequel on achète la vie éternelle (12) , Mais il faut que chacun éprouve et examine son denier, pour voir s'il est d'or fin, de juste poids et bien frappé des deux côtés. Sachez donc que, si nous aimons Dieu pour lui-même et non pour autre chose, nous avons un denier d'or fin, Ensuite, si nous aimons tout le reste pour Dieu, y prenant intérêt et en usant de façon à ce que l'amour de Dieu l'emporte sur toute chose, alors notre denier est exact et du poids voulu. Puis, lorsqu'à la suite du Christ nous portons notre croix, affligeant et mortifiant notre nature par la résistance que nous lui opposons et les pénitences que nous lui faisons subir ; lorsque nous obéissons à nos supérieurs et à la règle, aux commandements et à notre raison, imitant la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est alors que le Christ vit en nous et nous en lui. Et ainsi la face de notre denier qui porte la croix reçoit son ornement, sa marque et sa frappe exacte, qu'il nous faut sans cesse embellir davantage par nos vertus, en imitant la vie du Christ. Quant à la face nue de notre denier, c'est l'essence de notre âme, où Dieu a imprimé son image. Et lorsque, par la foi, l'espérance et la charité, nous rentrons en nousmêmes, pour y aimer et posséder Dieu, nous recevons ainsi son image d'une manière surnaturelle sur la face nue de notre denier. Car cette face de notre denier, qui est notre vie recueillie en elle-même, est frappée et ornée de l'image de la sainte Trinité, qui est Dieu même : c'est la vie de Dieu en nous et de nous en lui. Ainsi donc la face nue de notre denier reçoit comme ornement l'inhabitation même de Dieu, et la face qui porte la croix est ornée de nos vertus, ainsi que de la vie et des mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et voilà denier d'or qui a valeur de vie éternelle, car il est lui-même la vie éternelle. C'est pourquoi chacun doit se tenir en garde ; car celui qui, au jugement de Dieu, présente un denier faux et sans le poids voulu, est condamné au feu éternel. Si donc votre denier est maintenant de mauvais aloi, non exact et faux dans sa frappe, priez et suppliez le Saint-Esprit qu'il vous donne de l'or pur, afin qu'avec son secours vous puissiez fondre et frapper un denier qui ait assez de finesse pour plaire à Dieu. De cela je ne veux plus parler. Mais je dois instruire ma sœur de la façon dont elle doit accomplir son service avec humilité et pureté, afin d'être fille de Dieu et de recevoir la couronne de la virginité avec la récompense au centuple. CHAPITRE V. DE L'OBÉISSANCE ET DE L'HUMILITÉ. Voici ce que dit le prophète David : « Ma fille, écoutez et voyez, inclinez votre oreille, oubliez votre peuple et la maison de votre père, parce que le roi a convoité votre beauté (13) . » C'est pourquoi je vous prie, chère sœur, écoutez Dieu et votre supérieure, voyez et considérez ce qu'ils vous commandent, et inclinez votre oreille à toute obédience, et le roi, qui est le Christ, convoitera votre beauté. Le matin, quand vous avez entendu la messe, allez à votre travail. Et si vous êtes tellement occupée que vous ne puissiez ni entendre la messe, ni recevoir le Sacrement, n'en soyez pas mécontente ; car « Dieu aime mieux l'obéissance que les sacrifices (14) », et le fruit du renoncement est toujours meilleur et plus précieux que celui de la volonté propre. C'est pourquoi prenez toujours le service le plus humble et le plus méprisé, soit à la cuisine, soit à l'infirmerie. Ne donnez d'ordre ni de commandement à personne, à moins que vous n'en soyez chargée ; mais faites toujours vous-même volontiers ce qui est en votre pouvoir. Si l'on vous commande le service le plus humble, soyez-en joyeuse, et remerciez Dieu d'être trouvée bonne pour cela. Si l'on vous charge de ceux qui sont malades ou infirmes, servez-les joyeusement, avec douceur et humilité, et sans murmure. Se montrent-ils difficiles et impatients, songez que vous servez le Christ et montrez un visage si doux et si aimable qu'ils aient honte d'eux-mêmes devant Dieu et devant vous. Plus ils sont pauvres et malades, et moins ils ont d'amis, plus aussi vous aurez d'empressement à les servir. Et ne regardez pas seulement la personne que vous servez, mais bien plutôt Dieu, pour qui vous la servez. Gardez-vous avec grand soin de contrister les malades, de les affliger par vos paroles, vos actes ou votre attitude ; mais si vous les voyez tristes ou impatients, vous devez les consoler en leur rappelant les souffrances de Notre-Seigneur et des saints, et la joie avec laquelle ils les ont supportées, méritant ainsi de posséder maintenant la gloire et la béatitude éternelle. Lorsque les malades désirent quelque soulagement, il faut leur venir en aide aussitôt qu'on le peut. Mais lorsqu'ils demandent ce qui ne leur est ni bon ni utile, mais les rendrait plus malades, comme vous pouvez le craindre, faites comme si vous n'aviez pas compris ou entendu. Insistent-ils, vous leur direz que cela leur ferait du mal. Mais s'ils ne veulent pas se rendre, alors vous demanderez l'avis de votre supérieure ou des personnes plus expérimentées que vous. Tout ce que vous préparez aux malades en fait d'aliments ou de breuvages, faites-le aussi proprement et d'une manière aussi agréable que possible, afin que cela leur plaise et que vous ayez la paix de part et d'autre. Vous leur ferez leur lit et les soulagerez autant que vous pourrez, selon qu'ils sont plus délicats ou qu'ils ont plus besoin. Vous demeurerez auprès d'eux et les veillerez, s'il est nécessaire. Soyez à leur égard si pleine de joie et de bonne humeur, si gaie dans vos propos que chaque malade vous désire. Dites-leur aussi de bonnes paroles et présentez-leur les bons exemples de Notre-Seigneur et de ses saints, s'ils veulent les entendre, afin que tous ceux qui sont en rapport avec vous aient la nourriture spirituelle de l'âme. CHAPITRE VI. COMMENT LES MALADES DOIVENT SE COMPORTER. Lorsque vous serez malade à votre tour, regardez-vous comme un pauvre pèlerin qui est hébergé dans une maison étrangère et qui voudrait bien être dans sa patrie éternelle. Soyez patiente, joyeuse et endurante en toutes choses, reconnaissante envers Dieu de ses dons. N'ayez de préférence ni de désir que pour ce qu'il plaira à Dieu de vous donner. Il ne faut pas d'ailleurs être trop préoccupé ni soucieux de soi-même, mais se contenter de tout, s'abandonner à Dieu et ne se plaindre ni de la maladie, ni de la fatigue, ni de l'oubli des hommes. Quand bien même personne ne viendrait vous visiter, ne murmurez pas pour cela et ne jugez point ; mais prenez de la main de Dieu tout ce qu'il veut vous imposer. Mangez et buvez ce qu'on vous donne, comme un pauvre, si toutefois vous le pouvez. Est-ce trop salé, ou brûlé, ou de mauvais goût, songez que Notre-Seigneur avait pour aliment et pour breuvage, au milieu de ses plus grandes souffrances, du fiel et du vinaigre : et il se taisait et ne se plaignait pas. Soyez donc, de même, satisfaite de tout, à cause de lui. Si vous désirez quelque chose qui vous semble utile, vous pouvez le dire à ceux qui sont près de vous. Lorsqu'on vous le donne, remerciez-en Dieu, mais si on vous le refuse, demeurez patiente et privez-vous volontiers pour l'amour de celui qui sera votre récompense. Gouvernez vos désirs et ne réclamez pas tout ce qui vous vient en tête et vous fait envie, car c'est ainsi qu'ont coutume d'agir les gens riches et délicats ; mais chez les pauvres, c'est fort déplacé, et ceux qui sont près d'eux s'en plaignent et l'entendent avec peine. Si l'on vous oublie et que l'on ne vienne pas à vous quand vous pensez en avoir besoin, demeurez cependant patiente et toute paisible ; car alors le Christ est près de vous avec les anges et les saints. Soyez toujours joyeuse, sans plainte ni murmure. Ayez Dieu dans le cœur et de bonnes paroles sur les lèvres : ainsi vous croîtrez toujours en vertus et tous ceux qui vous approcheront s'en retourneront meilleurs. CHAPITRE VII. DE LA CONDUITE ENVERS LE PROCHAIN. Puis quand vous vous lèverez et serez guérie, retournez humblement à votre service, sans faire de choix ; allez où l'on vous place, que ce soit au lavoir, auprès des malades ou à la cuisine. Choisissez toujours le labeur le plus bas, et si on vous le donne, réjouissez-vous-en et prenez-le volontiers. Si l'on vous fait monter, regrettez-le et n'acceptez qu'à contre-cœur de la sorte, vous croîtrez en vertus. Soyez simple, prudente et fidèle dans votre service. Ne commettez ni mensonges, ni imprécations, ni calomnies, car ceux qui le font volontairement et avec advertance condamnent eux-mêmes leur âme. Soyez pacifique et aimable pour vos sœurs, non pas obstinée, mais facile à vous entendre avec elles pour tout ce qui est bien. N'ayez d'injures ni de mépris pour personne ; gardez-vous de causer de la tristesse et de la peine à quiconque ; veillez enfin à ne confondre ni dédaigner, à ne juger ni calomnier qui que ce soit. Aimez tout le monde pour Dieu ; n'enviez ni ne trompez personne, en paroles ou en actions. N'ayez ni rancune ni désirs de vengeance ; soyez douce et bonne, ne vous querellant pour aucune cause, au contraire toujours prête à céder. Il vaut bien mieux, en effet, se maintenir dans la vertu que de céder à l'orgueil, à la discorde et à la volonté propre. Gardez-vous bien de toute feinte qui vous donnerait apparence de sainteté ; soyez, au contraire, toujours vraie dans vos paroles et dans vos actions, détestant tout ce qui est vicieux en vous et demeurant attentive à vous corriger autant que possible. Veillez aussi à instruire ceux avec qui vous vivez par vos paroles et plus encore par vos bonnes œuvres. S'il arrive que quelqu'un agisse ou parle mal contre vous, pardonnez-le-lui aussitôt dans votre cœur, alors même qu'il ne désire ni ne demande son pardon, et montrez-lui si bon et si joyeux visage qu'il en ait à rougir devant Dieu et devant vous et soit apaisé dans son cœur. Vous arrive-t-il de causer du tort à quelqu'un ou d'en dire du mal, priez-le aussitôt de vous le pardonner, et tombez à ses pieds, si vous pouvez ainsi l'adoucir et gagner son amitié. Soyez enfin toujours gracieuse, joyeuse et complaisante pour ceux avec qui vous vivez, fuyant les singularités et demeurant comme tout le monde, prête à faire ce que l'on vous demande. Ce sont toutes ces choses que vous venez d'entendre que Dieu désire de vous. CHAPITRE VIII. DE LA MANIÈRE D'ÉVITER LA GOURMANDISE ET D'UNE AUTRE QUESTION. Lorsque vous allez au réfectoire avec vos sœurs, dites votre Benedicite selon votre coutume ; puis gardez-vous de manger à l'excès, alors même que vous ressentiriez une grande faim et un grand désir de boire et de manger ; car la gourmandise est la racine et la source de tous les péchés. C'est d'elle que naissent la paresse et le penchant impur, d'elle aussi parfois que viennent les actions coupables et, à leur suite, un grand nombre d'autres vices. Adam, notre premier père, ne souffrait pas de la faim, cependant il fut tenté de gourmandise et il transgressa le commandement du Seigneur, tombant ainsi en péché mortel et nous entraînant tous avec lui. Au contraire, le Christ, Fils de Dieu» eut faim et il fut aussi tenté, mais il remporta la victoire sur l'ennemi, en disant pour notre enseignement : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (15) . » Vous savez bien que l'homme est composé de deux éléments, l'un spirituel et l'autre corporel, c'est-à-dire d'une âme et d'un corps. La nourriture corporelle est pour le corps et la nourriture spirituelle pour l'âme. La faim qu'éprouve le corps est quelque chose qui passe, et l'aliment qui l'apaise est imparfait, car cette vie est périssable. Mais la faim spirituelle, c'est la charité, l'amour de Dieu ; son aliment, c'est la vie, et cette vie consiste dans l'union à Dieu qui donne félicité et gloire. L'aliment corporel est préparé par nous-mêmes ou par d'autres ; mais l'aliment spirituel, c'est Dieu qui nous l'a préparé lui-même dès l'éternité. La faim spirituelle trouve toujours un aliment éternel qui lui est préparé, tandis que le corps peut souffrir de la faim et n'avoir souvent que pauvreté et grande disette. Ainsi donc celui qui a faim et soif selon l'esprit reçoit toujours de Dieu sa nourriture et il vit en grâce devant Dieu. Mais celui qui a seulement faim dans son corps est mort devant Dieu, car sa vie n'est pas différente de celle de la bête. Aussi, chaque fois que vous prenez ce qui est nécessaire à votre corps, élevez votre cœur vers Dieu et asseyez-vous à table avec le Christ, les anges et les saints, en compagnie de vos sœurs, prenant comme de la main de Dieu ce que l'on vous sert ; de cette façon vous serez nourrie, selon l'homme intérieur, d'un aliment éternel qui entretiendra en vous la vie de Dieu. Mourez au monde et vivez à Dieu, cherchez et goûtez les choses d'en-haut : c'est l'aliment éternel que le Christ nous a préparé. N'ayez point de souci pour vous-même, et prenez ce qui est nécessaire à votre corps, selon qu'il a été pourvu par Dieu. Ne recherchez ni goût, ni plaisir, ni commodité ; mais contentez-vous d'aliments grossiers et de ce que les autres laissent, si toutefois vous pouvez le supporter. Avec discrétion et sagesse, mesurez selon votre santé et votre tempérament ce qui vous est nécessaire, et au contraire ce dont vous pouvez vous passer. Car si vous donnez à votre corps trop au delà de ses besoins, vous fortifiez votre ennemi, et si vous lui donnez trop peu, vous faites périr le serviteur qui devait vous aider à servir Dieu. Voyez les anciens Pères qui vivaient autrefois dans le désert leur pain était pesé et leur eau mesurée, tant ils estimaient l'abstinence et la privation et aimaient à se contenter de peu. Cependant ils se montraient larges et généreux envers ceux qui les approchaient et envers tous les hôtes qui venaient à eux. C'est ce qu'on rencontre aussi chez les fondateurs d'ordres qui ont composé des règles et y ont conformé leur propre vie, comme saint Augustin, saint François, saint Benoît. Ils étaient durs et austères pour eux-mêmes, sobres et mesurés, ne prenant que le plus strict nécessaire. Mais ils étaient pour leurs frères et pour ceux qui les approchaient bons et compatissants, largement attentifs à tous leurs besoins. Ces exemples et ces maximes se trouvent bien encore dans les livres, mais on ne les rencontre plus guère dans les cœurs ni dans la pratique ; car les abbés et les abbesses, ainsi que les prélats de la sainte Église, à quelque état de religion qu'ils appartiennent, vivent pour la plupart, semble-t-il, dans le faste et la recherche du bien-être corporel, avec grand train de maison et des dépenses énormes comme s'ils appartenaient au monde. Il existe dans toutes les religions et presque dans tous les cloîtres des riches et des pauvres comme dans le monde. Les prélats, les moines et les nonnes, les sœurs et les frères et tous ceux qui dans la religion possèdent des biens, s'enferment chez eux, et y mangent et boivent à leur gré. On doit leur demander le soir ce qu'ils veulent pour le lendemain et comment il faut l'apprêter. Je ne parle pas d'ailleurs de ceux qui sont malades, infirmes et âgés, ou de santé si délicate qu'ils ne peuvent supporter les aliments grossiers ; mais j'ai en vue tous ceux qui vivent selon la chair, qui se recherchent eux-mêmes et leur propre bien-être d'une façon désordonnée ; tous durs et sans miséricorde, avares et peu prodigues d'eux-mêmes aussi bien de ce qu'ils ont ou peuvent acquérir. Ils ressemblent vraiment au riche dont parle Notre-Seigneur dans l'Évangile de saint Luc (16) , qui était vêtu de pourpre et de lin, qui mangeait et buvait chaque jour splendidement, mais ne donnait rien à personne, pas même au pauvre Lazare qui gisait devant sa porte. Voyez de même ce pauvre convent assis au réfectoire devant les portes du riche ; on ne lui donnera rien de plus que son dû. Ses plaintes s'élèveraient-elles jusqu'au ciel, qu'on ne lui octroierait ni un œuf, ni une moitié de hareng en plus de la pitance ordinaire. Cependant ces pauvres gens doivent jeûner au temps voulu et supporter le fardeau du chant et des lectures de nuit et de jour. Mais s'ils sont obéissants et patients, et s'ils persévèrent dans leur ordre et sous leur règle jusqu'à la mort, ils seront portés par les anges avec Lazare dans le sein d'Abraham. Quant aux riches avares, qui s'approprient le bien commun et en profitent pour vivre selon leur goût et leurs désirs sensuels, ils seront ensevelis avec le riche dans le fond de l'enfer, et au milieu des flammes ils prieront qu'on humecte leur langue d'une goutte d'eau, mais jamais ils ne pourront l'obtenir. Vous devez donc vous-même être sobre, mesurée, aimer la tempérance, demeurer silencieuse et satisfaite de ce que vous avez à manger ou à boire. Puis élevez vers Dieu votre cœur, tandis que vous prenez votre repas. Après quoi, vous direz vos grâces avec vos sœurs, selon l'usage, et vous remercierez et louerez Dieu pour tous ses biens. Vous prierez aussi pour ceux par qui ils vous viennent et vous demanderez enfin à Dieu de vous pardonner s'il vous est arrivé de manquer de discrétion en prenant trop ou trop peu, et de vous faire miséricorde. CHAPITRE IX. COMMENT ON DOIT SE PRÉSENTER AU PARLOIR. Lorsque vous êtes demandée ou appelée à la grille, si vous y allez volontiers et avec un cœur joyeux, vous devez vous en attrister, car c'est preuve que vous vivez plus selon la chair que selon l'esprit, plus pour le monde que pour Dieu, et que vous manquez encore du premier élément qui constitue votre clôture. N'allez pas à la grille trop bien parée dans votre habit, ni cependant trop négligée, mais gardez un juste milieu. Lorsque vous vous présentez, gardez les yeux baissés et ne fixez personne en face. Ne vous laissez non plus fixer par personne, s'il vous est possible de l'éviter, et fuyez surtout les regards des hommes. Saluez simplement ceux qui viennent à vous, en peu de paroles. Puis, s'ils sont gens d'Église, priez-les de vous dire quelque chose de bon et qui vous puisse profiter, et de vous enseigner à demeurer fidèle à vos vœux et à votre clôture jusqu'à la fin de votre vie. S'ils sont du siècle, prenez bien garde à vos paroles, de peur qu'ils n'y trouvent à reprendre et ne se scandalisent, et soyez à telle distance de la grille que ceux qui viennent vous voir puissent entendre vos paroles et vous les leurs. Ne posez aucune question ni sur vos proches, ni sur vos amis, ni sur rien qui touche au monde. Si l'on vous demande quelque chose que vous sachiez, répondez brièvement et aussi clairement que possible. Mais si vous l'ignorez, ne rougissez pas de l'avouer. Désire-t-on entendre de vous quelque bonne parole, alors blâmez ouvertement le péché du mieux que vous pourrez et louez la vertu et la justice. Parlez de la crainte de l'enfer, mais aussi de la confiance en la miséricorde de Dieu. Montrez tout ce qu'il y a d'affreux et d'horrible dans les démons et les peines de l'enfer, et, d'autre part, ce que sont la gloire et le bonheur des anges et des saints avec Dieu dans la félicité éternelle. Ainsi devez-vous parler, en joignant à vos paroles des exemples appropriés, et de cette façon on sera corrigé, enseigné, mis en crainte et consolé selon le besoin de chacun. Ne demandez ni ne sollicitez rien de personne ; de même ne donnez ni ne prenez rien sans la permission de votre supérieure. Enfin, quittez le plus tôt que vous pourrez le souci de tous hommes, de toutes paroles et de tout rapport avec eux, puis retournez à votre solitude avec Dieu. Car si vous allez avec plaisir au parloir et si vous préférez vous répandre à l'extérieur que de vivre à l'intérieur, si vous aimez à dire et à entendre des choses vaines et les nouvelles qui viennent du monde, il vous est alors impossible d'être éclairée intérieurement, mais les ténèbres et la pesanteur vous envahiront chaque jour davantage. Et quand même vous eussiez goûté par grâce intime ou, comme fruit de vertu, quelque don excellent de Dieu, cela même vous le perdrez. Vous serez intérieurement toute dénuée et stérile en vertus, instable et partagée de cœur. Vous serez sans goût et sans consolation divine, sans application et sans dévotion dans vos prières, remplie d'imaginations et toute pleine dé pensées extravagantes, enfin toute chargée de défauts sans nombre. Aussi ai-je remarqué chez sainte Claire, la première de votre ordre, qu'elle était cloîtrée en sept clôtures. Elle devint ainsi toute claire et brillante et ornée de toutes les vertus ; elle mena une vie sainte et bienheureuse, jusqu'à ce qu'elle parvint à la gloire de Dieu. Considérez maintenant avec soin ces clôtures : je vous les nommerai et vous les enseignerai si vous voulez y entrer vous-même. Or, nul autre que le Saint-Esprit ne peut donner accès aux sept clôtures et nul n'y entre s'il n'aime Dieu. CHAPITRE X. DE LA PREMIÈRE CLÔTURE. Dans la première clôture on se cloître corporellement, sous l'action de la grâce de Dieu, en toute liberté de volonté. C'est ce que vous faites lorsque, par amour, vous vous proposez et promettez à Dieu de demeurer, aussi longtemps que vous vivrez, au lieu où vous êtes, vouée d'une façon immuable au service de Notre-Seigneur. Telle est la première clôture où l'on s'enferme réellement, sous l'action de la grâce et celle de l'amour, avec une volonté libre ; car l'amour choisi librement, c'est la vraie clôture où l'on se cloître de corps. CHAPITRE XI. DE LA SECONDE CLÔTURE. Vient ensuite la seconde clôture. Elle consiste à faire rentrer ce qui chez vous est extérieur et sensible en la clôture de l'homme intérieur et raisonnable, de sorte que la partie sensible soit toujours soumise à la raison, tout comme une servante à sa maîtresse. La raison sera ainsi votre cloître et votre cellule ; vous y habiterez et vous l'établirez solidement en l'ornant de charité, de saintes pratiques et de toutes les vertus, selon le corps et selon l'esprit. Cette cellule a cinq portes, qui sont les cinq sens, dont Dieu a confié la garde et la défense à la raison contre toutes sortes d'ennemis. Et bien que les cinq sens appartiennent à l'homme extérieur par droit de nature, il est cependant incapable de les gouverner ; car il est lui-même fou et insensé, et d'entente avec ses sens. C'est pourquoi il doit, avec tout ce qui lui appartient, servir l'homme intérieur. Car dès qu'il sort par une des cinq portes sans la permission et le contrôle de la raison, il pèche toujours s'il suit la satisfaction et l'attrait de sa nature. La raison doit donc le faire rentrer, le reprendre et le châtier, le fustiger et le discipliner, selon la grandeur de son méfait ; car s'il demeurait au dehors assez longtemps pour être pris par l'affection ou la satisfaction, il entraînerait après lui l'homme intérieur dans la même captivité. Et ainsi ils apostasieraient tous les deux et perdraient toute sagesse, abandonnant leur cloître et leur cellule aux mains des ennemis qui y entreraient et posséderaient la place. C'est ainsi que Dieu est expulsé du royaume de l'âme avec toutes les vertus. Gardez donc votre clôture et pratiquez la vertu, et demeurez volontiers à l'intérieur : ainsi pourrez-vous vaincre tout ce qui vous menace. CHAPITRE XII. DE LA TROISIÈME CLÔTURE. Il y a une troisième clôture qui est toujours ouverte et prête à accueillir tous ceux qui le veulent : cette clôture n'est autre que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais on n'y peut entrer et demeurer que par un entier retour d'amour : et c'est pourquoi nous devons rompre tout lien et briser toute entrave, nous élever au-dessus de toutes choses et rejeter tout souci, toute inquiétude et préoccupation de cœur, ainsi que tout amour non réglé. C'est ainsi que nous dépouillons et déposons le vieil homme avec ses œuvres et revêtons le nouveau, qui est Jésus-Christ. À son tour, il nous revêt de lui-même et de sa vie, de sa grâce et de son amour : et possédant ainsi son vêtement de joie et d'amour, nous vivons en lui et lui en nous. C'est la troisième clôture, qui donne à notre puissance affective son plus haut ornement. Le commandement de Notre-Seigneur est, en effet, que nous aimions de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre puissance affective. Or, lorsque le bien-aimé est uni à son bien-aimé dans une clôture d'amour, c'est là un amour achevé. CHAPITRE XIII. DE LA QUATRIÈME CLÔTURE. L'amour affectif, pratiqué pour Dieu, nous donne accès à la quatrième clôture, où nous remettons par amour notre volonté et tout ce qui nous est propre à la libre volonté de Dieu, de telle sorte que nous ne puissions ni ne désirions vouloir autrement que Dieu ne veut. De cette façon, notre volonté est librement prise et cloîtrée par amour dans la volonté de Dieu, sans retour. Et ainsi faisons-nous profession à Dieu dans l'ordre de la vraie sainteté, quelque habit que nous portions ou dans quelque état que nous soyons. Mais, aussi longtemps que nous préférons une certitude à la confiance qui se repose sur Dieu et que notre volonté n'est pas unie à la sienne, soit pour vouloir ou ne pas vouloir ; aussi longtemps que nous souhaitons qu'il suive notre volonté plutôt que nous la sienne, nous ne pouvons faire entièrement profession en amour, mais nous devons demeurer novices. Car le feu de l'amour de Dieu n'a pas encore brûlé ni consumé l'alliage qui se mêle à l'or, c'est-à-dire toute recherche d'amour-propre qui fait que nous nous cherchons et poursuivons nous-mêmes. Lors donc que l'amour en nous devient assez fort et assez ardent pour consumer tout plaisir ou déplaisir, toute crainte de perte personnelle et tout espoir de gain propre, toute recherche enfin et poursuite de nous-mêmes ; alors aussi notre amour est pur, chaste et parfait, et il ressemble à un anneau d'or qui serait plus ample que le ciel, la terre et toutes choses. Voilà le vrai cellier où l'amour introduit ses élus, comme nous l'apprenons dans son livre (17) ; la charité y est ordonnée, ainsi que toute vertu. Là aussi se trouvent la racine, la vie, la croissance, l'aliment et la conservation des différentes vertus, la règle des mœurs et toutes les bonnes œuvres. Cependant, il est un cellier plus intime où l'amour demeure avec son bien-aimé, par-dessus la raison, les modes et la pratique des vertus. Il ne s'y occupe qu'à aimer et il se suffit à lui-même selon tous ses désirs ; car il ne cherche et ne désire rien en dehors de lui-même. En s'élevant vers Dieu, il s'enivre et se dépouille de modes et de manières. C'est pourquoi il nous fait nous perdre audessus de la raison, dans une absence de procédés et un non-savoir sans fond. Là nous demeurons captifs sans retour. CHAPITRE XIV. DE LA CINQUIÈME CLÔTURE. Telle est notre cinquième clôture, où notre intelligence nue est élevée et établie, tandis qu'elle regarde fixement et contemple avec une vue simple dans la lumière divine. Tous ceux que l'amour conduit là, ce sont les élus de Dieu ; car ils y trouvent une vie contemplative élevée à un amour éternel. La vie raisonnable qu'ils portent en eux est remplie de grâce, de charité et de saintes pratiques. Enfin, dans la partie inférieure d'eux-mêmes ils ont une vie sensible pleinement soumise aux commandements de Dieu, avec des mœurs honnêtes et la pratique des bonnes œuvres extérieures, aux yeux de tous. Lorsque ces trois vies sont possédées et pratiquées comme une seule vie, chacune dans sa sphère, l'homme devient parfait ; car au-dessus de lui-même, il est uni à Dieu d'amour pur dans la lumière divine ; en lui-même, il possède la ressemblance avec Dieu, par la grâce et l'ensemble ordonné des vertus ; enfin, dans la partie inférieure, il reçoit la ressemblance avec l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par la pénitence et le mépris de la chair et du sang ainsi que de toute tendance désordonnée de sa propre nature. Mais aujourd'hui on rencontre d'autres hommes (18) qui s'imaginent être parfaits et qui, cependant, diffèrent en tout des précédents. Ce sont ceux qui, au moyen d'une sorte de vide, de dépouillement intérieur et d'affranchissement d'images, croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Aussi pensent-ils être eux-mêmes Dieu ; car ils se trouvent sans amour, sans forme, sans images, sans connaissance et étrangers à toute vertu. Quant aux sacrements et aux pratiques de la sainte Église, les jeûnes, les veilles, les prières, les chants et les lectures, comme aussi les ordres religieux et leurs règles, les saintes Écritures et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur ; car ils sont élevés à un état de non-savoir et d'absence de modes auquel ils s'attachent : et ils prennent cet être sans modes pour Dieu. Et comme ils n'aiment pas Dieu et possèdent le repos dans l'être sans modes, ils se figurent que dans l'éternité disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense, et toute distinction, et qu'il n'y demeurera rien autre qu'un seul être essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et les créatures. Et c'est bien là l'impiété la plus insensée et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs ou les chrétiens. C'est pourquoi je désire que vous demeuriez toujours élevée à votre cinquième clôture, y contemplant, aimant, regardant, poursuivant votre Dieu, de sorte que votre esprit s'anéantisse et vienne défaillir dans l'amour, pour devenir lui-même amour dans l'amour, un esprit et une vie avec Dieu. Et c'est là votre sixième clôture. CHAPITRE XV. DE LA SIXIÈME CLÔTURE. En effet, de même que l'homme a été créé le sixième jour dans sa nature, à l'image et à la ressemblance de Dieu, de même il est aussi créé à nouveau dans cette sixième clôture, où il reçoit l'image et la ressemblance de Dieu, par-dessus sa nature, en union d'amour, de façon à être avec Dieu un seul esprit et une seule vie. Ce qui fait dire à saint Jean : « Tout ce qui a été créé était vie en Dieu (19) » Car en notre principe, c'est-à-dire dans la nature féconde de notre Père céleste, nous avons vie sans être manifestés ni engendrés ; dans le Fils, nous sommes engendrés et de toute éternité connus et élus ; et dans l'effusion du Saint-Esprit, nous sommes éternellement aimés : c'est ce que nous devons entendre volontiers. Notre génération dans le Fils dure toujours, et sans cesse nous sommes engendrés avec lui ; comme aussi éternellement nous demeurons non engendrés dans le Père. De même le lien et l'union d'amour demeurent toujours entre le Père et le Fils ; et cependant la génération du Fils et l'émanation du Saint-Esprit se renouvellent sans cesse dans la sublime nature de Dieu, car la nature est féconde, elle est une pure activité dans la Trinité des personnes. De même Dieu règne et vit en nous et nous en lui, audessus de notre être de créatures, dans l'union d'esprit. Là nous demeurons toujours unis à Dieu par le lien d'amour. Néanmoins, nous devons nous renouveler sans cesse en vertus et en ressemblance plus grande avec Dieu, car nous ne sommes pas seulement faits à l'image de Dieu, mais aussi à sa ressemblance. C'est pourquoi là où se fait notre union avec Dieu existe une touche cachée ou motion, c'est-à-dire la source des grâces divines qui illuminent notre intelligence afin de lui faire connaître clairement et distinctement la vérité, et qui enflamment notre volonté d'amour afin de lui faire désirer toute justice. Or, aussi longtemps que l'amour et le désir sont soumis à la raison éclairée, nous pouvons faire de grandes œuvres et orner toutes nos clôtures de vertus et de saintes pratiques. Mais quand l'amour et le désir deviennent ardents et impatients, sous l'action de cette touche divine dans l'union d'amour, alors la raison doit se retirer et laisser agir l'amour, aussi longtemps que dure son ardeur. Ainsi donc nous devons ressembler à Dieu par le moyen de sa grâce et de la vertu en nous-mêmes, et nous serons unis à lui par une contemplation et un regard continus de notre esprit élevé vers lui. Là s'achève la sixième clôture, où notre esprit se trouve élevé à une vie contemplative et devient une seule vie, un seul esprit et un seul amour avec Dieu. CHAPITRE XVI. DE LA SEPTIÈME CLÔTURE (20) . Vient ensuite la septième clôture, qui surpasse toutes les autres et qui consiste en un repos apaisé et inactif par-dessus toutes nos œuvres. C'est une simple béatitude au delà de toute sainte vie et pratique de vertus, une éternelle suffisance qui rassasie toute faim et soif, tout amour et toute ardeur vers Dieu. De même, en effet, que le Seigneur a fait le ciel et la terre, les anges et les hommes en six jours, et qu'il a ordonné et embelli toutes choses, puis le septième jour s'est reposé de toutes ses œuvres, de même devons-nous travailler durant six jours, et le septième nous reposer et férier (21) . Or, le sixième âge depuis le commencement du monde, c'est le temps où nous sommes. Quand viendra notre mort, si nous avons bien travaillé, alors commencera le temps de l'éternel repos. CHAPITRE XVII. DES TROIS VIES DE L'HOMME JUSTE. L'homme juste possède trois vies, dont deux sont défectueuses et imparfaites et la troisième est parfaite. La vie inférieure est corporelle et sensible. Elle souffre la faim et la soif et l'on doit l'entretenir et la nourrir. Aussi longtemps que la faim et la soif, le goût et l'appétit demeurent, le corps reçoit sa force et sa nourriture. Mais lorsque la satiété survient, si on voulait prendre davantage avant d'avoir digéré le reste, on nuirait à sa santé ; car la faim et la satiété ne peuvent demeurer ensemble dans un corps en santé. Ainsi donc l'homme dans la partie inférieure de lui-même est sans noblesse, infirme et voué à la mort. La vie moyenne en nous est spirituelle, et, chez tout homme juste, elle est conforme à la raison (22) . Elle aspire à la science et à la sagesse, à la dévotion et à la ferveur, à la charité et à la droiture, enfin à toutes les vertus, Et plus nous désirons, plus nous acquérons de sagesse, comme aussi plus nous possédons de sagesse, plus nous désirons toujours en avoir. Aussi cette vie est-elle imparfaite en elle-même, parce qu'il lui manque toujours quelque chose, et ses désirs ne peuvent être comblés par rien moins que Dieu lui-même. C'est pourquoi Dieu nous a donné une vie au-dessus de nous-mêmes, c'est-à-dire une vie divine, qui n'est autre chose que contempler et regarder Dieu assidûment, adhérer à lui d'amour pur, goûter, jouir et se fondre d'amour, en renouvelant sans cesse cet acte même. Car lorsque nous sommes élevés au-dessus de la raison et au-dessus de toutes nos œuvres à une vue simple, nous passons alors sous l'action de l'Esprit du Seigneur ; une influence intime de Dieu s'empare de nous, une lumière divine nous éclaire, comparable à celle dont le soleil illumine les airs ; enfin comme le fer est pénétré par la puissance et la chaleur du feu, ainsi sommes-nous pénétrés, transformés, de clarté en clarté, en l'image même de la sainte Trinité (23) . C'est, en effet, la lumière créée de la grâce divine qui nous élève et nous éclaire, de façon à nous faire contempler la lumière incréée qui est Dieu même, et ainsi par le moyen de l'amour nous sommes portés intimement et façonnés à nouveau en notre image éternelle qui est Dieu. C'est là que le Père nous rencontre et nous aime dans le Fils, et que le Fils aussi nous rencontre et nous aime du même amour dans le Père. Enfin, le Père et le Fils nous tiennent embrassés dans l'union du Saint-Esprit, en une bienheureuse jouissance qui ira sans cesse se renouvelant pendant toute l'éternité, selon la connaissance et l'amour, le Fils naissant éternellement du Père, et le Saint-Esprit émanant toujours de l'un et de l'autre. Car si connaître et aimer venaient à disparaître en Dieu, du même coup disparaîtraient la naissance éternelle du Fils et l'émanation du Saint-Esprit. Dès lors plus de Trinité des personnes, plus de Dieu ni de créature, ce qui est tout à la fois impossible et une folie intolérable à la pensée. Dieu, au contraire, n'a rien fait de plus beau ni de plus noble au ciel et sur la terre que l'ordre et la distinction qui règnent entre toutes les créatures. Car bien que nous soyons tous réunis en un seul amour, un seul embrassement et une seule jouissance de Dieu, néanmoins chacun conserve sa vie et son état propre en grâce et en vertus. Chacun reçoit de Dieu grâces et dons, selon son mérite et selon qu'il lui ressemble par ses vertus. De même aussi chacun s'attache-t-il et adhère-t-il à Dieu plus ou moins, suivant la faim, la soif et l'ardeur qu'il a pour lui. C'est selon cette mesure qu'il peut sentir Dieu, le goûter et en jouir ; car Dieu est l'aliment et le bien de tous, et chacun le goûte selon l'excellence de sa vie, de ses désirs et de sa santé spirituelle. Et de même que les étoiles du ciel se distinguent en clarté, en hauteur, en grandeur et en puissance d'influence sur toutes les créatures qui sont ici-bas, de même entre tous ceux qui aiment Dieu y a-t-il distinction selon la clarté de l'intelligence, la hauteur de la vie, la grandeur d'amour et l'influence puissante qui se répand autour d'eux. Vous voyez parfois, en été, s'élever dans l'air deux vents impétueux qui courent à l'assaut l'un de l'autre ; puis viennent le tonnerre et les éclairs, la grêle ou la pluie, parfois même la tempête désastreuse. Or, on peut remarquer quelque chose de semblable dans cet amour impétueux et violent qui élève l'esprit de l'homme jusqu'à l'union avec l'Esprit du Seigneur. L'amour met en contact l'un et l'autre, et il y a entre eux mutuelle invitation et offrande de tout leur être et de tout leur pouvoir. La raison alors s'illumine et s'éclaire, elle veut savoir à jamais ce que c'est que l'amour et connaître ce contact qui émeut l'esprit et le fait bouillonner ; tandis que le désir s'enflamme et s'efforce d'expérimenter et de savourer tout ce que la raison illuminée peut pénétrer. De là surgissent dans l'esprit tempête d'amour et grande impatience. Cependant, l'esprit aimant s'aperçoit bien que plus il reçoit, plus il veut recevoir ; mais la tempête et l'ardeur d'amour qui s'élèvent en lui brûlantes et bouillonnantes ne peuvent être apaisées, et le contact mutuel, sans cesse renouvelé, soulève nouvelle tempête d'amour. Ce sont comme des coups de tonnerre, et le feu de l'amour jaillit semblable à des étincelles de métal en fusion et aux éclairs enflammés du ciel. L'éclair descend jusque dans les puissances sensibles, et tout ce qui vit dans l'homme tend à s'élever jusqu'à l'union, là où surgit le contact d'amour. Or, dans ce contact, les puissances ne peuvent ni opérer, ni demeurer en repos ; mais elles retombent sans cesse en elles-mêmes, sans pouvoir cependant demeurer là, puisque la tempête et l'impétuosité d'esprit les forcent de s'élever et de se mettre en mouvement : et ainsi doivent-elles toujours aller et revenir. CHAPITRE XVIII. DE QUATRE MANIÈRES DE VIE SPIRITUELLE (24) . L'enseignement nous en est donné par le prophète Ézéchiel lorsqu'il dit des quatre animaux mystérieux : « Ils allaient et revenaient comme un éclair brillant (25) .» Car ce symbole des quatre animaux qui allaient et qui revenaient représente quatre manières de vie spirituelle, où se pratiquent tout amour et toutes vertus. La première manière est la force spirituelle qui immole et terrasse tout ce qui est ennemi de Dieu et des vertus. C'est pourquoi elle est figurée par le lion, le roi des bêtes sauvages. La deuxième consiste à avoir le cœur largement ouvert, afin de rendre sans cesse honneur à Dieu. L'âme et le corps, le cœur et les sens avec tout ce qui est vaincu et immolé par la force spirituelle, sont ici offerts à Dieu et entièrement consumés avec dévotion et révérence. Aussi cette deuxième manière est-elle figurée par le bœuf ou le taureau que, selon la loi juive, on offrait en holocauste à la louange de Dieu. La troisième manière est une sage discrétion, qui ordonne toutes choses avec discernement, devant la vérité éternelle, soit qu'il faille agir ou s'abstenir, donner ou prendre, extérieurement ou intérieurement. Elle a pour symbole la figure d'un homme, qui est un animal raisonnable. La quatrième manière est faite d'intention droite et d'amour envers Dieu. Elle est figurée par l'aigle, qui a peu de chair et beaucoup de plumes. Car, de même, celui qui aime Dieu et le poursuit estime pour peu de chose la chair et le sang, et tout ce qui est périssable. Mais il a, lui aussi, beaucoup de plumes : ce sont les pratiques célestes qui, toutes légères, élèvent jusqu'à Dieu. De même encore que l'aigle vole au-dessus de tous les oiseaux, de même l'intention droite et l'amour planent au-dessus de toutes les vertus et vont jusqu'à celui qui est recherché et aimé. Enfin, l'aigle possède une vue perçante et subtile qui lui permet de fixer la clarté même du soleil sans se détourner. De même celui qui poursuit Dieu et qui l'aime fixe les rayons du soleil éternel sans reculer jamais ; car il aime Dieu et aussi toutes les vertus qui ornent l'âme et peuvent conduire jusqu'à Dieu. Aussi est-il bien orienté et s'envole-t-il tout droit au milieu de son amour, pour redescendre sans cesse vers la pratique des vertus et des bonnes œuvres. Et de cette façon il va et revient comme l'éclair du ciel : car aller et revenir, c'est sa vie et sa nourriture. Ainsi fait l'aigle, lorsque, du plus haut de son vol, apercevant dans la mer les petits poissons qui font sa nourriture, il s'élève pour redescendre, pratiquant l'un et l'autre afin de se nourrir et de se repaître. Tel est le symbole des quatre animaux avec les quatre manières de vie spirituelle où Dieu règne et où toutes les vertus sont pratiquées. CHAPITRE XIX. OÙ MÈNE LA PRATIQUE DE CES QUATRE MANIÈRES. Si vous voulez vous exercer en ces quatre manières avec grande dévotion, vous expérimenterez dans le fond de votre puissance aimante la touche du Saint-Esprit, qui ressemble à une source vive d'où montent et se répandent les eaux d'éternelle douceur (26) . Vous connaîtrez aussi dans votre puissance intellective le clair rayonnement du soleil éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout éclatant de la vérité divine. Alors le Père céleste dépouillera votre mémoire de toute image et il vous appellera, vous invitera et attirera jusqu'à sa très haute unité (27) . Voyez, il y a ainsi trois portes célestes ouvertes par Dieu à l'âme aimante et qui donnent accès à ses trésors. Et l'âme ouvre toutes ses puissances afin de donner à Dieu tout ce qu'elle est et de recevoir tout ce qu'il est lui-même ; mais ceci dépasse son pouvoir. Car plus elle donne et reçoit, plus elle désire donner et recevoir elle ne peut ni se donner entièrement à Dieu, ni le recevoir pleinement ; car tout ce qu'elle reçoit, comparé à ce qui lui fait défaut, lui paraît peu de chose et comme rien. Elle ressent alors l'impétuosité, l'impatience et la grande ardeur d'amour, ne pouvant ni se passer de Dieu ni l'obtenir, ni descendre dans ses profondeurs ni monter jusqu'à son sommet, ni l'enserrer ni l'abandonner. Ce sont là cette tempête et cet ouragan spirituels dont j'ai parlé plus haut ; mais traduire ces mouvements impétueux et ces grandes agitations qui naissent de part et d'autre de l'amour, nulle langue n'y saurait suffire. Car l'amour tantôt échauffe le cœur de l'homme, tantôt le refroidit, tantôt l'intimide et tantôt l'exalte : il lui donne la joie, puis la tristesse, il le fait craindre, espérer, désespérer, pleurer, se plaindre, chanter, louer et pratiquer mille autres choses. Tel est le sort de ceux qui vivent dans le transport d'amour. Et pourtant cette vie est la plus intime et la plus profitable que l'homme puisse mener en se servant de ses moyens. Mais lorsque les procédés humains font défaut et ne peuvent rien de plus, alors aussi commence le procédé divin (28) . Lors donc qu'avec intention droite, avec amour et avec des désirs insatiables l'homme s'attache à Dieu, sans pouvoir cependant parvenir à l'union, à son tour l'Esprit du Seigneur intervient comme un feu violent qui brûle, qui consume et dévore tout en lui, de sorte que l'homme s'oublie lui-même avec toutes ses pratiques et ne se sent plus autrement que s'il était un seul esprit et un seul amour avec Dieu. Ici les sens et toutes les puissances se taisent, ils sont apaisés et rassasiés ; car la source de la bonté et de la richesse de Dieu a tout inondé : le don dépasse tout ce qu'on pouvait désirer. Tel est le premier mode divin auquel est élevé l'esprit de l'homme. Dans le second mode, qui est approprié au Fils de Dieu, l'intelligence est par lui élevée au-dessus de la raison, au-dessus de toute considération et distinction. L'intelligence dépouillée y est éclairée et toute pénétrée de la lumière divine, de sorte qu'elle peut regarder et contempler avec une vue simple, dans la lumière de Dieu, la clarté divine, la vérité éternelle par elle-même. Vient ensuite le troisième mode, que nous attribuons à notre Père céleste ; il y dépouille la mémoire de formes et d'images et il élève la pensée purifiée jusqu'à son origine, qui est lui-même. L'homme est alors uni d'une façon stable à son principe, qui est Dieu. Il reçoit en même temps toute puissance et liberté de mettre en action, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, toutes les vertus, en même temps qu'il peut connaître et discerner tout ce qui se pratique conformément à la raison. Il apprend enfin à supporter et à soutenir l'action intime de Dieu et cette transformation opérée par les procédés divins, qui dépassent la raison, ainsi que vous l'avez vu tout à l'heure. Mais par delà tous les modes divins, il y a une connaissance de vue intérieure sans modes qui fait pénétrer jusqu'à l'essence sans modes de Dieu (29) : essence sans modes, parce qu'elle ne peut être connue au moyen ni de paroles, ni d'actes, ni de modes, ni de signes, ni de similitudes quelconques : mais elle se révèle elle-même à la vue simple de la pensée sans images. Il y a bien quelques signes et quelques comparaisons qu'on peut employer en passant, afin de préparer l'homme à voir le royaume de Dieu (30) . Imaginez, par exemple, un brasier de feu immense où toutes choses seraient dévorées par une flamme tranquille, ardente, immobile. Tel peut-on considérer l'amour essentiel dans sa tranquillité ; c'est une jouissance qui appartient à Dieu et à tous les saints, au delà de tous modes, de toutes œuvres et pratiques de vertus. C'est un torrent tranquille et sans fond de richesse et d'allégresse, où tous les saints avec Dieu sont engloutis dans une jouissance sans modes. Et cette jouissance est sauvage et déserte comme un lieu perdu : on n'y voit ni modes, ni chemin, ni sentier, ni retraite, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques. Voilà la simple béatitude de nous tous, l'essence divine et notre superessence, au-dessus de la raison et au delà de toute raison. Pour l'expérimenter, il nous faut trépasser en cela même, au-dessus de notre être créé, en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et viennent aboutir, en ce point où elles perdent leur nom et toute distinction, devenant un avec le point lui-même et cet un même qu'est le point, mais demeurant toujours néanmoins en elles-mêmes des lignes qui aboutissent (31) . Ainsi donc nous demeurerons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée, et cependant, sortant de nous-mêmes, nous irons toujours trépasser dans notre superessence. En elle nous serons ensevelis éternellement comme en un abîme de hauteur, de profondeur, de largeur et de longueur sans retour. C'est de quoi le prophète Ézéchiel a rendu témoignage en disant des quatre animaux qu'ils allaient et ne revenaient pas en arrière (32) . C'est de même que là où tous les justes unis aux saints jouissent et se reposent au-dessus d'eux-mêmes, sans modes, il n'y a plus de regard en arrière ni de retour possible. Et c'est notre septième clôture, où se trouvent consommées toute sainteté et toute béatitude. Nous devons y demeurer toujours, simples et immobiles, au-dessus de notre être créé. Cependant, il nous faut posséder les autres clôtures et les embellir avec ordre par la pratique des vertus tant extérieures qu'intérieures, selon les quatre manières décrites plus haut. Et là règne beaucoup de variété, car chacun s'applique à Dieu et s'exerce en lui-même aux vertus, selon le don et la lumière qu'il reçoit et en proportion de son amour et de sa sagesse. Ainsi chacun est possédé de faim et de soif, de goût et d'ardent désir pour Dieu et toutes les vertus, plus ou moins, selon son degré de sainteté et de béatitude, et selon son mérite et sa valeur. Mais quant à la béatitude superessentielle, qui est Dieu même, en qui, au-dessus de nous-mêmes et dans l'effusion de notre être, nous sommes un, elle nous est commune à tous, débordante au delà de toute mesure et incompréhensible à toutes nos puissances. C'est elle que chacun connaît, aime et goûte en lui-même, plus ou moins, selon les différences de sainteté et de béatitude. Et c'est là l'ordre qui règne chez les anges et chez les saints, au ciel et sur la terre, ordre que Dieu a prévu et prédestiné éternellement et qui doit demeurer à jamais.
Crions donc tous à plein cœur :
O gouffre immense et sans bords,
découvrez-nous vos abîmes
et faites-nous connaître votre amour !
Serions-nous blessés à mort,
quand l'amour nous enserre, il nous guérit.
CHAPITRE XX. DE L'HABIT QU'IL FAUT PORTER. Voyez donc soigneusement et examinez en vous-même si vous reconnaissez ces sept clôtures et si vous êtes ornée et revêtue des vertus qui leur appartiennent. Car je crains que d'ordinaire dans les ordres religieux et dans les cloîtres on ne soit plus préoccupé et plus désireux d'orner et de vêtir le corps extérieurement que l'âme à l'intérieur. C'est pourquoi, je vous le dis, n'ayez point souci de l'habit que vous portez, mais soyez plutôt indifférente. Qu'il soit vieux ou neuf, et quelque grossier ou vulgaire qu'il puisse être, contentez-vous de celui qu'on vous donne. Si votre corps est à couvert du froid et protégé contre la chaleur, cela suffit, si vous voulez vivre selon votre règle et demeurer fidèle à Dieu. Gardez-vous donc de murmurer ; car à l'origine des ordres religieux les saints ont toujours fait choix du drap le plus grossier et le plus vulgaire, tel qu'on pouvait le trouver dans la province où ils habitaient (33) et toujours sans teinture. Aujourd'hui le diable et les hommes vains ont fait une nouvelle trouvaille : ce qui devrait être noir naturellement devient étoffe de brunette imitant le cilice. Les vêtements gris tournent au brun mêlé de bleu, de vert et de rouge. Quant au blanc, on ne peut le falsifier, il faut bien qu'il demeure tel ; mais quelle que soit la couleur, on a bien soin de choisir la meilleure laine qu'on puisse trouver, à quelque état qu'on appartienne. Et lorsque le drap est préparé, on ne sait quelle forme et quelle façon lui donner pour plaire davantage au monde et au démon. Tantôt il est si large et si ample, qu'on pourrait en faire deux ou trois vêtements, tantôt si étroit qu'on le dirait cousu sur la peau. On porte des robes courtes qui ne vont qu'au genou, nouées par-devant comme des vêtements de fous. Ou bien elles sont si longues qu'il faut les relever bien haut, à moins qu'on ne les laisse traîner dans la boue. Vous devez bien penser que les choses n'avaient pas été ordonnées de la sorte dans le principe : aussi n'y a-t-il rien de régulier ni de conforme à l'état religieux dans ce choix de l'étoffe, de la couleur et de la forme des habits. Que Dieu donne sa sagesse aux personnes qui les font faire ou porter ainsi ! On ajoute encore à cette folie qui règne aujourd'hui dans les cloîtres, en portant un autre genre d'ornement : ce sont les ceintures à lames d'argent, auxquelles pendent, de chaque côté, divers clinquants qui sonnent en s'agitant, de sorte que la jeune fille ou la nonne fait tinter tout cela en marchant, comme une chèvre ornée de clochettes. Quant aux moines, ils montent à cheval tout armés portant de longues épées comme des chevaliers ; mais vis-à-vis du démon, du monde, et de leurs passions et désirs mauvais et impurs, ils demeurent sans armes : aussi sont-ils souvent vaincus. Il y a des filles ou des nonnes qui paraissent au-dehors tout ornées, avec le désir de plaire au monde plus qu'à Dieu : et leur sortie est un poison et un venin fort agréable au diable, et qu'elles boiront avec lui éternellement dans les antres impurs de l'enfer. De plus, il faut maintenant que les religieuses ornent leur chambre de lits somptueux, de tapis, de couvertures luxueuses et de coussins, comme si elles étaient dans le monde. Et tout ceci vous permet de juger combien l'observance qu'avaient établie les saints fondateurs d'ordres est ruinée aujourd'hui par ceux qui y vivent. Ce sont là tous les mauvais exemples que rencontrent les enfants qui entrent dans les cloîtres, et de là vient que disparaissent chaque jour davantage la discipline religieuse et toute sainte vie. Je vous ai donc indiqué comment vous deviez passer une journée : faites ainsi durant toute votre vie. Puis examinez chaque jour, dans vos actes extérieurs et intérieurs, si vous avez mérité votre salaire quotidien ; car vous ne pouvez tromper la sagesse de Dieu, et sa justice vous jugera équitablement, selon l'état où vous serez trouvée au moment de votre mort. C'est pourquoi je vous le conseille soyez attentive et gardez-vous bien ; le temps est court et la mort vient vite. Quand sonnera l'heure où s'exhalera votre âme, vous recevrez récompense selon votre œuvre c'en est fait de tout retour. CHAPITRE XXI. DE TROIS PETITS LIVRES A LIRE LE SOIR. Chaque soir, lorsque vous allez vous coucher, si vous en avez le temps, relisez ces trois petits livres que vous devez toujours porter avec vous : l'un qui est vieux, difforme et souillé, écrit à l'encre noire ; l'autre qui est blanc et gracieux, écrit en rouge avec du sang ; le troisième enfin qui est bleu et vert, et dont tous les caractères sont d'or fin. Et tout d'abord c'est votre vieux livre qu'il faut relire il représente votre vie d'autrefois, remplie de péchés et de défauts, chez vous comme chez tous les hommes. Entrez pour cela en vous-même et ouvrez le livre de votre conscience, qui, au jugement dernier, sera étalé grand ouvert devant Dieu et devant le monde entier. Puis examinez, pesez et jugez-vous vous-même dès maintenant, afin de n'être point condamnée. Scrutez votre conscience et voyez quelle a été votre vie, en quoi vous avez pu faillir soit en paroles, soit en œuvres, en désirs, en pensées, en réflexions craintes vaines et désordonnées, espoirs trompeurs ; satisfactions ou souffrances injustifiées ; instabilité et immortification de vous-même ; duplicité et feinte ; actes ou omissions coupables ; entraînement des sens au dehors ou acquiescement intérieur à la sensibilité ; complaisance sensible et recherche des aises ; toutes choses enfin qui ne sont pas selon l'ordre mais en opposition avec la charité, avec les commandements, les conseils et le bon vouloir de Dieu. Il y en a tant et de formes si variées que nul ne peut les connaître que Dieu seul. Elles ternissent, défigurent et souillent la face de l'âme ; car elles sont écrites avec de l'encre, c'est-à-dire avec la complaisance de la chair et du sang, et avec les penchants terrestres. Aussi en aurez-vous grand repentir en vous-même, et vous jetant la face contre terre, comme le publicain, devant votre Père céleste et devant sa miséricorde éternelle, vous direz avec le Prophète : « Seigneur, j'ai péché ayez pitié de moi, pauvre pécheur. Faites couler dans mon cœur l'eau des larmes et de la contrition véritable, afin que je puisse purifier de ses souillures la face de mon âme, avant de me lever devant vos yeux. Seigneur, octroyez-moi votre grâce et votre pitié, pour me servir d'ornement et de clarté, et que je puisse ainsi vous plaire. Seigneur, donnez-moi la bonne volonté et la persévérance, afin de me renouveler sans cesse dans votre service et dans votre louange. » Si vous voulez être exaucée, demeurez prosternée à terre, frappez-vous la poitrine, et faites entendre vos cris, vos supplications et vos pleurs. Ne levez pas les yeux, mais pleine de mépris pour vous-même, tenez-vous dans l'humilité et l'anéantissement de tout ce qui est de vous, en faisant souvenir Dieu de sa miséricorde. Et ne cessez que vous n'ayez reçu de lui réponse qui donne paix et joie parfaites à votre cœur. Alors, il vous enlèvera toute anxiété et toute crainte, toute hésitation et frayeur et tout ce qui lui déplait en vous ; il vous donnera la foi, l'espérance et la confiance en lui pour toutes choses, selon que vous en avez besoin pour le temps et pour l'éternité. Enfin vous souhaiterez de vivre pour lui et de lui demeurer fidèle jusqu'à la mort. Après cela, déposez ce vieux livre. Puis mettez-vous à genoux afin de rendre grâces à Dieu et de le louer, et vous ferez sortir de votre mémoire le livre blanc qui est écrit en lettres rouges et qui contient la vie très innocente de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son âme est sans tache, pleine de toutes grâces et rouge du feu de son ardent amour. Son corps glorieux est d'une blancheur éclatante, plus brillant que le soleil, au milieu des meurtrissures des coups et du sang précieux dont il est inondé. Ce sont là les lettres rouges qui nous signifient et nous attestent son amour véritable. Mais les cinq grandes plaies forment les lettres capitales qui sont au commencement des chapitres de ce livre. Vous lirez avec grande compassion les lettres ainsi écrites sur son corps vénérable ; mais c'est avec une dévotion intime qu'il vous faut faire mémoire de l'amour qui est dans son âme. Évitez et fuyez le monde trompeur ; car le Christ a ouvert ses bras et il désire vous y retenir et embrasser. Faites votre demeure dans les ouvertures de ses plaies, comme la colombe fait la sienne dans les trous de la pierre. Fixez votre bouche à son côté ouvert, afin de respirer et de goûter la douceur céleste qui s'écoule de son cœur. Regardez votre champion et votre héros, et voyez comme il s'est battu pour vous jusqu'à la mort. Il a vaincu votre ennemi et, par sa propre mort, il a immolé la mort de vos péchés. Il a payé votre dette, et il vous a acheté et acquis par son sang l'héritage de son Père. Puis il est monté devant vous, pour vous ouvrir la porte et vous préparer le lieu de l'éternelle gloire. Ce vous doit être un grand sujet de joie et vous devez graver dans votre cœur l'amour et la passion de votre cher Seigneur, de sorte qu'il vive en vous et vous en lui. Dès lors le monde entier ne vous sera qu'une croix et une tristesse, et vous souhaiterez de mourir afin de suivre votre bien-aimé dans son royaume. Telle est la lecture du livre blanc. Levez-vous enfin toute droite et portez vos yeux vers le ciel. Ouvrez à Dieu vos pensées et contemplez le troisième livre, qui est de couleur bleue et verte et dont les lettres sont d'or fin. Par là on entend la vie céleste de l'éternité ; car cette vie possède une clarté d'azur comme l'hyacinthe. Et cette clarté est triple, et elle revêt des nuances vertes qui l'embellissent de mille manières. La première clarté céleste est sensible. Dieu en a inondé de lumière le ciel supérieur, de même que le monde entier est envahi et illuminé par la clarté du soleil. C'est dans ce ciel que nous vivrons et régnerons avec le Christ, les anges et les saints, en corps et en âme, chaque corps étant revêtu de lumière selon l'étendue des mérites. Et la moindre clarté y sera sept fois plus brillante que le soleil, le corps demeurant impassible et plus agile que la pensée, plus léger que l'air et plus subtil que le rayon de soleil. Dans cette clarté du ciel et dans celle des corps glorieux apparaît la couleur verte semblable à celle de la pierre qu'on appelle jaspe. Cette couleur verte, nous la verrons des yeux de notre corps, et elle est formée de toutes les bonnes œuvres extérieures qui ont été ou seront accomplies jusqu'à la fin du monde, de quelque manière que ce soit, par la mort, par la vie, par le martyre, par l'humilité, la pureté, la libéralité, la charité, les jeûnes, les veilles, les prières, les lectures, les chants, les pénitences multiples et toutes les œuvres vertueuses sans nombre. C'est là cette belle couleur verte qui ornera les corps glorieux, plus ou moins selon le labeur, les mérites et la dignité de chacun. La deuxième clarté de la vie éternelle est spirituelle ; elle remplit et illumine, au ciel, de science et de sagesse tous les yeux intelligents, afin de leur faire connaître toutes les vertus intérieures. Dans cette clarté se montre une couleur verte, comme celle de la pierre qu'on appelle smaragde c'est comme une verte émeraude, qui dépasse en beauté et en clarté tout ce que l'on peut imaginer, pleine de grâce pour les yeux de l'intelligence. On y voit, en effet, la beauté, les fruits et la variété de toutes les vertus, et c'est la plus belle et la plus gracieuse couleur du royaume du ciel. Plus on regarde attentivement et plus on scrute profondément les vertus et leurs fruits, plus elles sont gracieuses et belles à voir. Elles ressemblent en cela à la pierre précieuse qui s'appelle smaragde. Plus elle est taillée et ciselée, plus elle réjouit les yeux. De cette façon, chaque saint apparaît comme revêtu de la clarté et couleur verte de l'émeraude, rempli de beauté, de grâce et de gloire, chacun selon sa dignité et ses mérites. Et c'est pourquoi Dieu a montré aux saints la gloire du royaume des cieux sous cette couleur verte de la précieuse émeraude. La troisième clarté céleste est divine, et ce n'est autre chose que la sagesse et la clarté éternelle de Dieu lui-même. Elle réunit et surpasse toute clarté créée ; et en comparaison de la claire sagesse de Dieu, toute connaissauce créée, au ciel et sur la terre, est moindre que la lumière d'un cierge en plein soleil, au milieu de l'été. Aussi toutes les intelligences doivent-elles céder devant la clarté et la vérité incompréhensible qui est Dieu. Or, dans cette clarté divine apparaît comme une couleur verte qu'on ne peut comparer à aucune autre, tant la grâce et la gloire qui y brillent éblouissent et aveuglent toute vue et lui enlèvent la faculté de voir. Et ainsi votre troisième livre est une vie céleste où éclate une triple clarté et couleur verte, la première sensible, la seconde spirituelle et la troisième divine. Ce livre est tout entier écrit d'or fin ; car tout retour amoureux vers Dieu constitue une ligne tracée avec de l'or. Avoir la vraie connaissance de Dieu, de nous-mêmes et des vertus, c'est l'éclat brillant de notre livre. Les vertus avec leurs modes multiples, leur variété et la pratique que nous en faisons, constituent sa couleur verte. Mais désirer intimement, adhérer amoureusement, s'unir divinement, telles sont les lignes éternelles écrites en or dans notre livre céleste. Voilà pourquoi le Seigneur a parfois montré la vie céleste sous l'aspect du saphir ou de l'arc-en-ciel, où s'aperçoivent de multiples couleurs. Le saphir est jaune et rouge, vert et pourpre mêlé de poussière d'or, et l'arc-en-ciel est de couleur variée. De même aussi les saints sont multiples selon le mode et la diversité des vertus, et tout mêlés de poussière d'or, c'est-à-dire pénétrés d'amour et unis en Dieu. Et quiconque aime se tient en présence de Dieu avec son livre tout clair et de couleur verte, tout brillant de grâce et de gloire. Élevez donc votre esprit au-dessus de tous les cieux pour lire ces livres. Les saints y apparaissent tout pleins de gloire, quant aux sens extérieurs, en raison de leurs grandes œuvres, et quant à l'intérieur, dans l'esprit, en raison des modes et des exercices multiples de vertus ; mais, par-dessus tout, ils sont élevés en Dieu dans une fruition d'amour. Si donc vous êtes morte dans le Christ à vous-même et à toute chose, et ressuscitée avec lui à une nouvelle vie, cherchez et goûtez les choses d'en-haut et qui sont éternelles. Revoyez vos sept clôtures, examinez avec soin vos trois livres, alors même que vous ne pourriez ni lire ni comprendre pleinement le troisième, car la gloire est sans mesure et tellement profonde qu'on ne la peut pénétrer. Aussi ressemble-t-elle à la smaragde, qui, elle aussi, est impénétrable. Buvez, goûtez, enivrez-vous, puis vous inclinant sur votre livre reposez-vous et endormez-vous en paix éternelle.
Et lorsque vous vous éveillerez,
aussitôt viendra vers vous ce que vous aimez,
ce qui vit dans votre cœur,
et à quoi vous êtes plus accoutumée de penser.
Soyez constante au service de Dieu
et toujours implorez sa grâce.
Qu'il y ait de l'huile dans votre lampe,
veillez et priez en bonne mesure.
Votre Époux vient dans peu de temps
il faut être trouvée parmi les vierges sages,
afin que Dieu vous reçoive chez les siens,
là où le bonheur est sans fin.
Puissions-nous tous le rencontrer
et que Dieu nous le donne sans faute !
(1) Cf. DE VREESE, De Handschriften van Jan van Ruusbrœc's Werken, t. I, p. 6o. (2) EpH., III, 18.
(3) MATTH., XX, 28. (4) PHIL., II, 9.-10. (5) MATTH., XXV, 21. (6) Luc. XVIII, 13. (7) JOAN., VI, 57. (8) Ibid., 54. (9) Ruysbroeck établit ici une distinction entre les trois sortes d'amour que doit faire naître en nous la sainte Communion. Il y a un amour affectif, ressenti dans le cœur, qui naît de ce bienfait sans pareil, que l'on reçoit le corps et le sang du Christ. Puis, c'est un amour raisonnable, ayant son siège dans l'âme, que l'auteur désigne sous le nom d'amour de justice ou de rectitude. Enfin, il y a l'amour de l'esprit, ou amour purement spirituel, le plus élevé de tous. Ce sont ces trois amours qui font que l'on aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit. Cf. Noces spirituelles , 1. II, ch. XLVIII. (10) Ps. CXIX, 5. (11) Ps. XLI, 3. (12) La comparaison du denier exprime la théorie familière à Ruysbroeck touchant l'image et la ressemblance de Dieu dans l'âme. L'image est gravée sur la face nue du denier qui porte l'effigie de la sainte Trinité. La ressemblance est donnée par la croix sur l'autre face du denier et elle s'exprime par l'imitation de Notre-Seigneur et la pratique des vertus. - Cf. S. ISIDORE, Sententiæ , 1. III, c. 36, p. L., t. LXXXIII, c. 708. (13) Ps. XLIV, II, 12. (14) I. REG., XV, 22. (15) MATTH., IV, 4. (16) Luc, XVI, 19-31. (17) CANTIC., II, 4. (18) Ruysbroeck fait encore allusion à la secte des « libres esprits » dont nous avons déjà parlé. Il eut certainement à Bruxelles l'occasion de combattre la fameuse Blommardine, devenue le chef du parti vers le milieu du XIVè siècle. Le panthéisme mystique professé par la secte est ici décrit, en même temps que la tendance révolutionnaire qui se rencontre toujours chez les hérétiques de tous les temps. (19) JOAN., I, 3. (20) Les ch. XVI, XVII, XVIII et XIX en partie ne sont, en réalité, qu'une préparation à la septième clôture, qui ne commence elle-même qu'au milieu du ch. XIX : « Mais par-delà tous les modes divins...» (21) Par ce repos du septième jour. Ruysbroeck entend, dune part, la béatitude éternelle, qui est pour tous les élus, mais aussi, d'autre part, une contemplation très élevée, réservée à quelques-uns sur terre, et qui fait l'objet de la septième clôture, ainsi que du IIIè 1. des Noces spirituelles . (22) L'expression conforme à la raison répond au mot de saint Thomas secundum rationem esse , qui signifie le rôle de direction qu'a la vertu de prudence sur toutes les autres vertus morales. Nous sommes donc ici en plein dans la vie surnaturelle, et lorsque Ruysbroeck dit plus loin que cette vie est imparfaite, nous devons l'entendre en ce sens que la prudence nous poussera toujours à la faire croître. (23) Cf. Lelivre de la plus haute vérité, ch. VIII, t. II, p. 211. (24) Ce n’est ici qu'une explication du ch. XVII, destinée à introduire la quatrième manière de vie spirituelle. (25) EZECH., I, 14. - Ruysbroeck fait ici une application familière aux écrivains du moyen âge, et que nous retrouverons dans le Tabernacle, c. 117. (26) Lorsque l'auteur parle ici de s'exercer selon les quatre manières énumérées au chapitre XVIII, il semble qu'il ait surtout en vue la quatrième, qui clôt la série des procédés humains. Après quoi viennent les procédés divins, qui font l'objet du chapitre XIX. Cf. plus haut, ch. III, p. 16o, et Noces spirituelles, 1. 11, ch. LI et LIV. (27) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. XXXV. (28) Pour comprendre la portée de tout ce qui suit, il faut lire le ch, XXIX du Royaume des amants, t. II. 154. (29) C'est ici que commence réellement la septième clôture, qui correspond aux dons d'intelligence et de sagesse dans le Royaume des amants . Cf. t. II, p. 165 et 177. (30) Cf. Royaume des amants, ch. XXXIV, t. II, p. 172. (31) La connaissance de vue intérieure dont parle Ruysbroeck est le plus haut sommet auquel on puisse parvenir ici-bas. L'action commune des trois divines personnes y achemine l'âme aimante par une purification successive des puissances inférieures, de l'intelligence et de la mémoire envisagée comme centre des connaissances acquises. Ces purifications sont appelées par l'auteur les trois portes célestes qui donnent accès aux trésors de Dieu. De là l'âme est élevée jusqu'au sanctuaire le plus secret, où l'essence même de Dieu se révèle par un procédé extraordinaire, qui dépasse soit la connaissance naturelle que nous pouvons avoir des choses créées et de Dieu lui-même, soit la connaissance surnaturelle donnée par la foi. C'est la connaissance de vue intérieure sans modes ; et elle est si haute qu'elle ne peut être donnée à l'âme que par Dieu directement. S'il lui plaît d'en découvrir quelque chose dès cette vie, il le fait en élevant l'âme jusqu'à lui-même et en lui révélant des choses qu'elle n'est pas capable de traduire ensuite. Mais la vision béatifique nous mettra en possession de cette connaissance face à face. Il faut noter la grande précision qu'il met à parler de la distinction éternelle qui existe entre le Créateur et la créature, même élevée jusqu'à Dieu, échappant ainsi, une fois de plus, à tout reproche de panthéisme. La comparaison du point et des lignes ne se trouve nulle part ailleurs dans les ouvrages de Ruysbrœck. Elle rappelle un passage du Paradis de Dante, où Dieu est représenté comme occupant le centre d'une circonférence, vers lequel convergent tous les esprits célestes. (Cf. Paradiso, XXX et XXXI.) (32) EZECH., I, 12. (33) Cf. La Règle de saine Benoît, c. LV. |