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LE LIVRE

DU ROYAUME DES AMANTS DE DIEU

CHAPITRE XXXVII.



DES CINQ ROYAUMES DE DIEU.
PREMIÈREMENT DU ROYAUME SENSIBLE
ET DU DERNIER JUGEMENT.

     La cinquième et dernière considération formulée par le Sage est celle-ci : Et il lui a montré le royaume de Dieu. Lorsque l'homme est entré en possession des dons divins selon toute leur excellence, le royaume de Dieu lui est montré de cinq manières : c'est d'abord un royaume extérieur et sensible ; puis un royaume naturel ; ensuite le royaume des Écritures ; le royaume de la grâce qui est au-dessus des Écritures et au-dessus de la nature ; enfin le royaume de Dieu par excellence qui est Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et de la gloire. Connaître ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est posséder une vie commune (1).

     Au commencement de ce livre, on a décrit le royau-me extérieur et sensible, avec les quatre éléments et les trois cieux, ainsi que la manière dont Dieu l'a orné. Mais je dois vous dire maintenant quel ornement Dieu donnera à ce royaume au dernier jour et comment il traitera les corps des hommes après la résurrection.

     À la fin des temps, le feu pénétrera, engloutira et consumera tout ce qui est sur la terre. Ce feu sera de quatre sortes : le feu infernal, le feu purifiant, le feu élémentaire et le feu matériel. Le feu infernal brûlera les âmes des damnés ; le feu purifiant effacera chez les bons les fautes vénielles et toutes dettes ; le feu élémentaire purifiera, renouvellera et rendra subtils les éléments ; le feu matériel réduira en poussière les corps humains et tout ce qui est sur la terre. Ensuite, sans intervalle, le Christ apparaîtra comme le juge du monde entier ; il commandera à tous les hommes de se lever, et de venir en corps et en âme au jugement. Et ce jour-là, par la puissance de Dieu, les âmes et les corps seront réunis. Les bons resplendiront de clarté, et les damnés seront tout couverts de honte. Le jugement aura lieu dans la vallée de Josaphat, parce qu'elle est au milieu de la terre, et que ce lieu est connu de tous les hommes, le Christ ayant souffert et étant mort dans le voisinage.

     Le Seigneur se tiendra sur les nuées, entouré de tous les saints, tandis que les pécheurs seront retenus sur la terre par leur propre poids. Aux damnés il dira : « Allez maudits, au feu éternel (2), » ce qui est une parole terrible ; et aux bons : « Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qu'il vous a préparé depuis le commencement du monde (3). » Et il y aura là parole aimable et douce à entendre, propre à exciter l'action de grâces et la louange pour l'éternité, à cause de cette merveille qui consiste à avoir été élus avant que d'être créés.

     Aussitôt le jugement rendu et les damnés précipités dans le fond de l'enfer, le ciel et la terre seront renouvelés ; car le feu sera si puissant qu'il consumera tout ce qui est sur la terre jusqu'à le réduire en poussière. Ainsi Dieu, par le moyen du feu, renouvellera les éléments en clarté et il les rendra subtils, leur donnant une forme plus belle qu'ils n'avaient auparavant. Car ces éléments ont été souillés par les péchés des hommes et ils doivent être purifiés par le feu. D'autre part, parce qu'ils ont servi aux bons, ils doivent recevoir comme récompense la clarté et la subtilité. Il faut enfin que le monde participe d'une certaine manière à la condition des corps glorifiés, et que les hommes puissent contempler avec leurs sens la beauté du ciel et de la terre. Les grands corps célestes sont purs et sans mélange, parce qu'ils sont très loin de la terre, et ils ne réclament pas de transformation ; mais ils deviendront immobiles et recevront une clarté plus grande, ce qui sera leur transition et leur renouvellement.

     Le soleil se tiendra à l'orient et la lune à l'occident, comme au moment de leur création. Quant au ciel et aux planètes, Dieu les a créés pour servir aux hommes de deux manières : le mouvement et l'influence du ciel ont une part dans la génération, la vie et la croissance des hommes et des créatures corporelles. C'est pourquoi le ciel se reposera, car nulle créature ne sera plus mortelle, mais glorieuse. En second lieu, le ciel a été créé à cause de sa beauté et de sa clarté qui augmenteront alors de mille manières. La terre sera brillante comme un cristal et plane comme la paume de la main humaine. Les eaux seront plus pures et plus claires qu'auparavant, et elles demeureront dans la même forme et la même substance. L'air resplendira d'une grande lumière, car le soleil et la lune et toutes les étoiles auront sept fois plus de clarté qu'ils n'en ont actuellement. On ne verra plus de nuages, de grêle ni de pluie, de vent, d'éclairs ni de tonnerre. Il n'y aura plus de nuit, mais un jour éternel et une clarté sans fin au ciel et sur la terre. L'obscurité de l'air et la lourdeur de la terre, le froid des eaux et l'ardeur brûlante du feu, tout cela descendra ensemble dans l'enfer. Mais la transparence des eaux et de l'air, ainsi que la clarté du feu demeureront chacune plus brillantes dans leurs sphères. C'est ainsi que ciel et terre passeront mais sans périr et seront renouvelés en une forme beaucoup plus parfaite. Tel est le royaume extérieur et sensible de Dieu et de tous ses saints, celui que les hommes revêtus de leurs corps glorieux pos-sèderont pour leur joie éternelle.



CHAPITRE XXXVIII.


DE QUATRE DONS DES CORPS GLORIEUX.


     L'âme séparée d'un corps mortel, lourd et encombrant, possède dès lors une existence plus parfaite. Mais quand ce même corps sera devenu glorieux, il ne lui causera plus ni embarras ni peine, et ne lui donnera qu'allégresse et joie éternelles. Pour qu'il en soit ainsi et pour que l'âme ne puisse être gênée en sa béatitude, quatre dons seront l'apanage des corps glorieux.

     Le premier de ces dons est la clarté. Dans les corps des bienheureux l'élément de l'eau sera glorifié : de là leur clarté et leur transparence. L'âme toute brillante et glorieuse, ayant repris possession de son corps, le fera participer à sa propre lumière, et ainsi devenu transparent et tout rempli de gloire, celui-ci sera sept fois plus lumineux que le soleil. Mais tous ne seront point semblables, car plus l'âme sera noble et brillante, plus son corps sera revêtu de clarté. De même, en effet, qu'une étoile brille plus qu'une autre au firmament, de même y aura-t-il distinction entre les corps glorieux dans la vie éternelle. Les enfants qui meurent avant d'arriver à la raison auront une clarté semblable à celle de la lune ; car leur lumière ne peut être d'eux-mêmes, ni le fait de leurs œuvres propres, mais ils la recevront du Christ, qui, comme un glorieux soleil, leur communiquera sa clarté par les mérites de sa mort.

     Le deuxième don des corps glorieux est l'impassibilité, qui vient de ce que l'élément de la terre étant glorifié en eux, ils sont fortifiés et affermis de telle sorte qu'ils ne peuvent plus souffrir. D'autre part, les éléments n'étant plus contraires, ni entre eux ni au sein de l'homme, le corps sera délivré de toute souffrance. Et parce que l'âme glorieuse possédera son propre corps dans la béatitude, celui-ci ne pourra plus souffrir d'aucune chose. Lorsqu’Adam n'avait pas encore commis le péché, il ne souffrait ni ne pouvait souffrir ; ce n'est qu'après son péché qu'il devint capable de souffrance, comme le fait l'a bien montré. Les enfants morts sans baptême, qui n'ont jamais commis de péché, ne souffrent pas dans le voisinage de l'enfer ; mais ce n'est pas à cause de leurs mérites, car ils ne possèdent pas la béatitude, c'est un pur effet de la miséricorde de Dieu. Les corps glorieux des saints au contraire seraient-ils en enfer, dans les entrailles de la terre ou dans le fond de la mer, qu'ils n'en ressentiraient nulle souffrance.

     Le troisième don qui orne les corps glorieux est la subtilité. L'élément du feu est glorifié en eux, et il les rend si subtils qu'aucun obstacle ne saurait leur être opposé. Une âme toute remplie de noblesse, en effet, doit posséder un corps parfaitement subtil et qui, ayant perdu toute lourdeur, lui soit uni comme un trophée de victoire.

     Le quatrième don des corps glorieux est l'agilité, qui provient de ce que l'élément de l'air reçoit en eux la gloire qui lui est propre. Rien dès lors ne pourra alourdir le corps revêtu de gloire, et l'âme glorieuse se transportera sans peine et en un clin d'œil avec son corps là où elle voudra. Il y aura cependant toujours distinction de clarté et d'agilité entre les âmes.

    Tels sont donc les dons que posséderont les corps glorieux, après la résurrection.

     Le Christ a déjà manifesté ces dons en son corps mortel. Il a montré sa clarté lors de la Transfiguration ; son impassibilité, lorsque le jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande tendresse, sans avoir nullement à souffrir ; sa subtilité, en sa naissance, qui laissa intacte la virginité de sa mère ; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur les eaux.

     Il y aura encore, dans le royaume de Dieu, une joie singulière, pour les corps glorieux, à voir et à entendre. Ils verront, en effet, de leurs yeux de chair le Christ et Marie sa sainte Mère dans leur gloire, ainsi que tous les saints glorifiés et remplis de délices. Ils pourront aussi contempler la beauté et la grande clarté du ciel et de tous les éléments. Puis en un instant, ils pourront parcourir le ciel et la terre, et revenir au ciel. Ils loueront Dieu et le chanteront de tout leur pouvoir, et cette glorieuse mélodie sera bien douce à entendre ; ils s'y adonneront durant toute l'éternité. La gloire des âmes rejaillira et se répandra jusque dans leurs puissances corporelles et dans les sens. Il y aura là quelque chose de si grand que nous ne pouvons encore le comprendre, et ces délices dureront sans cesse pendant toute l'éternité.

     Tel est le royaume de Dieu extérieur et sensible, et ce qu'il y a de moins élevé dans la gloire. L'homme en a révélation, selon la manière indiquée, afin qu'il y aspire et qu'il pratique noblement les vertus.



     CHAPITRE XXXIX.


DU ROYAUME NATUREL DE DIEU.


     Il y a une révélation du royaume de Dieu qui se fait d'une façon naturelle, mais qui est réservée à ceux qui l'aiment. Ni la grâce ni la gloire, en effet, ne suppriment la lumière naturelle, mais elles la rendent seulement plus claire. Lorsque sa nature n'est pas encombrée par les images du péché, l'homme peut reconnaître par lui-même que le ciel, la terre et toute créature ordonnée à la gloire de Dieu et à l'utilité de tous lui sont motifs de louer et de servir Dieu avec toutes choses et en elles. Cette louange et ce service constituent le royaume caché, que Dieu révèle par la simple lumière de la nature, mais qu'il cache à ceux qui lui sont étrangers, quoiqu'ils soient éclairés de cette même lumière. Ainsi peut-on connaître encore d'une manière naturelle l'ordre qui règne dans les puissances de l'âme et dans les sens, à l'extérieur et à l'intérieur, ainsi que l'ordonnance de toutes les créatures. C'est là ce qu'on appelle un royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède comme son bien propre ; et ce royaume est révélé aux hommes dont nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de la grâce de Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui aiment Dieu ne peuvent contempler ses œuvres sans le louer et pour cela ils auront récompense.



CHAPITRE XL.


DU ROYAUME DES ÉCRITURES.


     Le royaume de Dieu est encore révélé aux hommes de vertu insigne dans les Écritures, par l'enseignement du Christ et des saints, et par les exemples qu'ils nous ont laissés, afin qu'en les suivant, nous puissions acquérir ce qu'ils possèdent. Celui à qui Dieu révèle ce royaume possède l'intelligence des Écritures ; cependant il peut bien n'en pas comprendre tous les sens subtils, ce qui d'ailleurs n'est aucunement nécessaire. Mais il comprend ce qui éloigne de Dieu et ce qui y conduit, et il connaît ainsi toute vérité, puisque là est renfermée la science de tout ce qui est vertu et vice. De plus, il sait reconnaître la voix des étrangers qui, déguisés en pasteurs, ne sont que des voleurs et des meurtriers. Ceux-là expliquent les Écritures autrement que les saints et ils ne vivent pas comme eux. Ils détournent de la vertu et recherchent plus leur avantage temporel que le bien de ceux qu'ils conduisent : ce sont des étrangers et non des pasteurs. Mais tout ce que contient ce royaume sera pleinement accompli par Dieu et par les justes ; pas une syllabe n'en sera omise, qu'il s'agisse de paroles, d'œuvres ou de vertus.

     Tel est le royaume des Écritures que nous devons réaliser d'une façon parfaite, car il est émané du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ et de ses saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera éternellement. Sans doute des hommes instruits et habiles peuvent expliquer avec clarté les Écritures, à cause de l'abondance des textes, et en mettant en œuvre la subtilité de leur esprit et les longs exercices pratiqués aux écoles, tout cela en dehors même de la grâce de Dieu ; mais ils ne sauraient sans l'amour divin goûter le fruit et la douceur qui y sont cachés. Aussi y a-t-il une révélation spéciale du royaume des Écritures faite à ceux qui aiment, afin qu'ils puissent vivre en conformité avec les enseignements sacrés et en goûter la douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. Car vertu et joie intérieures, espérance de la vie éternelle, c'est tout le royaume de Dieu caché dans les Écritures et révélé aux esprits aimants. Nulle puissance ni subtilité, en dehors de la grâce de Dieu, n'en peut faire goûter la douceur à ceux qui demeurent au dehors.



CHAPITRE XLI.


DU ROYAUME DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE.


     La quatrième révélation du royaume de Dieu est faite aux âmes nobles dans la lumière de la grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données des sens et de la lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on peut apprendre dans l'Écriture, sans être cependant jamais contraire aux enseignements sacrés. En effet, les biens et les délices que Dieu révèle à ses amis dans cette lumière, l'Écriture ne peut nous les traduire ; nul ne saurait les décrire d'une façon claire et parfaite comme Dieu les montre aux esprits aimants. Le royaume ainsi manifesté à ceux qui aiment, c'est le fruit et la saveur de toutes les vertus, aliment des anges, des bienheureux et de tous les justes.

     Parmi ceux qui accomplissent des œuvres vertueuses, il y en a beaucoup qui n'ont point de vertu réelle, c'est-à-dire d'amour divin, aussi ne peuvent-ils goûter le fruit des vertus. D'autres agissent sous l'influence de la charité et de l'amour de Dieu, mais ils ne sont pas assez éclairés pour pouvoir goûter le fruit de la manière que nous avons dit. Or ceux qui veulent con-naître le royaume dont nous parlons et goûter son fruit ne le pourront que si Dieu les établit au centre du royaume de leur âme, au sommet de leur esprit ; c'est-à-dire qu'ils devront adhérer à la superessence en demeurant dans une vie contemplative, et se répandre au-dehors par une vie active. De cette action et de cette contemplation il a déjà été parlé.



CHAPITRE XLII.


DE SIX FRUITS DE LA GRÂCE ET DE LA GLOIRE.



     Maintenant nous voulons parler du fruit qui est révélé dans la lumière de grâce et dans la lumière de gloire. Toutes les œuvres de vertus, en effet, et les pratiques extérieures doivent prendre fin ; mais leur fruit est destiné à être notre aliment et notre breuvage
éternellement et sans fin. Six sortes de fruits et de goûts sensibles sont révélés aux hommes dont nous avons parlé, lorsqu'ils se livrent à l'activité et ramènent leur attention vers l'extérieur, et cela soit dans la lumière de grâce, soit dans la lumière de gloire ; mais ils ne goûtent ni ne sentent de même façon dans la grâce et dans la gloire.

     Le premier fruit et le premier goût que l'on doit avoir pour aller au ciel, et que possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la béatitude avec Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la majesté toute-puissante de Dieu. Cette humble soumission à ce qui est commandé et défendu est nécessaire à quiconque veut être bienheureux.

     Le deuxième fruit est perçu par l'homme qui se sent foncièrement généreux à se dévouer à l'extérieur, miséricordieux dans ses jugements, patient et doux dans ce qu'il doit supporter.

     Le troisième fruit consiste à ressentir en soi-même et à apercevoir comme faisant partie de soi la sou-mission humble et docile, ainsi que la générosité et une douce patience.

     Ce sont là les fruits de la vie active.

     Le quatrième fruit est un amour élevé et sensible pour Dieu, où entrent l'âme, le cœur et toutes les puissances. C'est aussi un désir ardent de procurer à Dieu louange et honneur de tout son pouvoir, exté-rieurement et intérieurement, en s'unissant à toutes les créatures qui ont été ordonnées à cette fin. Ce désir part du plus intime du cœur et lorsqu'il n'est pas réalisé, l'homme en ressent une douleur qu'il ne peut oublier.

     Le cinquième fruit du royaume éternel est un amour sensible et impatient qui reçoit sans cesse la touche d'en haut et aspire toujours à l'union avec celui qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique de toutes les vertus, car c'est là sa noblesse propre.

      Le sixième fruit consiste en une claire contemplation de tous les autres fruits et une considération attentive de tout ce qui est ressenti. Celui qui le possède contemple dès lors le royaume sensible, tel qu'il est maintenant, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il contemple le royaume naturel, tel que Dieu l'a créé et orné, naturellement et surnaturellement, et il voit la beauté dont il sera glorifié. Il admire comment tous les anges brillants de gloire et tous les saints vont et viennent dans le perpétuel mouvement de la louange divine. Il contemple encore, dans sa souveraine libéralité, Dieu cause première de toute vertu et de tout bon sentiment, et qui se répand lui-même avec tous ses dons. Tout cela rend l'homme impatient de ressembler à Dieu et de lui être uni dans une jouissance éternelle.

     Tels sont les fruits de la vie affective.



CHAPITRE XLIII.


DU ROYAUME QUI EST DIEU LUI-MÊME.


     Il y a une cinquième révélation du royaume de Dieu qui est faite à ceux qui l'aiment, au-dessus de toute lumière créée, dans une lumière divine qui échappe à toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme reçoit un triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure, un amour incompréhensible et une jouissance divine.

     Le premier fruit, la clarté sans mesure, est la cause d'où procède toute clarté dans la contemplation comme dans l'action. L'intelligence se délecte dans cette clarté jusqu'à s'y plonger essentiellement et à devenir une avec elle.

     Le second fruit qui est un amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l'âme et envahit chaque puissance selon toute sa capacité. L'âme se fond alors en un amour simple et essentiel ; inondée et pénétrée par la clarté et l'amour, elle parvient à une jouissance qui est le troisième fruit. Cette jouissance est si immense que Dieu lui-même y est comme englouti avec tous les bienheureux et les hommes élevés dont nous parlons, en une absence de modes qui est un non-savoir et une perte éternelle de soi. Mais dans cette absorption, au fond même de cette perte éternelle, se trouve la suprême saveur.

     L'homme élevé à cet état sera au service de tout le monde (4). Il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit s'inclinera sans cesse vers toute vertu, de manière à porter la parfaite ressemblance de Dieu, qui dans son unité féconde se répand toujours selon la distinction des personnes divines et comble de ses dons les créatures conformément à tous leurs besoins. Sans cesse aussi cet homme adhérera à Dieu essentiellement en son esprit, afin d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie, semblable aux divines personnes qui à tout moment adhèrent à l'essence infinie et sont inondées de jouissance, mais qui éternellement émanent et opèrent selon leurs distinctions personnelles dans la nature féconde. Ainsi élevé, l'homme se tiendra dans la partie supérieure de son esprit, entre l'essence et les puissances, c'est-à-dire entre la jouissance et l'action ; toujours il adhérera essentiellement à Dieu en se plongeant dans la jouissance ; et en s'abîmant dans son néant, il s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la béatitude de Dieu et de tous les esprits supérieurs. Ainsi l'homme est-il transformé de clarté en clarté, c'est-à-dire de la clarté créée en la clarté incréée, par le moyen de son image éternelle qui est la Sagesse du Père. Cette Sagesse est l'image et l'exemplaire de toutes les créatures, car c'est en cette image que vivent toutes choses corporelles et spirituelles. C'est aussi par l'intermédiaire de cette même image que toutes les créatures sont mises dans leur être créé et reçoivent une ressemblance avec Dieu. Mais l'homme de vertu insigne et dévoué à tous occupe le sommet de la ressemblance. Comme Dieu, en effet, se répand avec tous ses dons, lui-même s'adonne à toute vertu, demeurant toujours cependant attaché à l'éternelle jouissance et étant un avec Dieu au-dessus de tous les dons.

     Tel est l'homme éclairé et universellement dévoué pour sa plus grande noblesse.


Puissions-nous atteindre ce degré
et que rien n'y manque !
Pour cela nous aide la Sainte-Trinité !
Amen.


Ci finit le livre, qui se nomme le Royaume des amants, de Maître jean Ruysbroeck.




(1) L'auteur donne le nom de vie commune (ghemeine leven) au plus haut degré de la vie spirituelle, où le dévouement à autrui se joint à la contemplation, sans en gêner l'exercice. Ceux qui possèdent ce degré sont sans cesse adonnés à Dieu et cependant ils demeurent à la disposition de tous, prêts à rendre les services qui leur sont demandés.
(2) MATTH., XXV, 41.
(3) Ibid., 34.
(4) Ruysbroeck emploie de nouveau l'expression ghemeine, qu'on devrait traduire littéralement par : un homme commun. Le sens en a été expliqué plus haut à l'occasion de ce que l'auteur appelle vie commune.


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