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L'ANNEAU OU LA PIERRE BRILLANTE



CHAPITRE VIII.

DE LA DISTINCTION ENTRE LES AMIS SECRETS ET
LES FILS CACHÉS DE DIEU.

     Une distinction plus intime et plus profonde existe encore entre les amis secrets de Dieu et ses fils cachés, quoique les uns et les autres aient pareillement l'âme élevée vers Dieu par leurs exercices intérieurs. Mais les amis gardent dans leur retour intime un certain esprit propre, car ils poursuivent l'adhésion d'amour à Dieu comme la chose la plus parfaite et la plus haute qu'ils puissent ou désirent atteindre. Aussi sont-ils incapables de se dépasser eux-mêmes et de s'élever au-dessus de leurs œuvres pour parvenir à une nudité sans images ; car la préoccupation d'eux-mêmes et de leurs propres œuvres les distrait et les entrave. Et encore qu'ils éprouvent dans leur adhésion amoureuse l'union avec Dieu, ils rencontrent toujours néanmoins en cette union la différence et la dualité qui les séparent de lui. Le passage simple à la nudité et à l'absence de modes leur reste ignoré et sans attrait ; de sorte que la vie intérieure la plus haute garde toujours chez eux l'entrave des raisons et des modes. S'ils ont une intelligence claire et distincte de toutes les vertus qui se pratiquent avec la raison, ils ne peuvent connaître ce regard simple de la haute mémoire qui est ouverte à la clarté divine. Et bien qu'ils se sentent élevés vers Dieu par une puissante flamme d'amour, ils conservent la possession d'eux-mêmes et ne sont ni consumés, ni anéantis dans l'unité amoureuse. La volonté de toujours vivre au service de Dieu et de lui plaire éternellement ne va pas jusqu'à leur faire immoler en lui tout esprit propre et mener une vie qui lui soit toute conforme. Bien qu'ils aient peu d'estime pour tout repos ou satisfaction venant du dehors, ils attachent beaucoup de prix aux dons divins, ainsi qu'à leurs actes intérieurs, aux consolations et aux douceurs qu'ils ressentent dans l'intime ; c'est là se reposer en chemin et renoncer à cet absolu trépas qui fait obtenir la plus haute victoire dans l'amour nu et sans modes. Aussi, quoique capables d'exercer et de reconnaître distinctement tout ce qui fait adhérer amoureusement à Dieu, et de suivre les voies ascendantes et cachées qui mènent en sa présence, ils ignorent toujours le trépas sans modes et l'égarement fécond en richesses dans l'amour superessentiel, où l'on ne trouve plus ni fin, ni commencement, ni mode, ni manière.

     C'est donc une distinction profonde qui existe entre amis secrets et fils cachés de Dieu ; car les amis ne sentent en eux-mêmes qu'une ascension vivante d'amour avec les modes qui la caractérisent ; tandis que les fils connaissent de plus la mort d'un trépas simple en une absence de tous modes.

     La vie intérieure des amis de Notre-Seigneur est un exercice d'amour qui les fait monter vers Dieu et ils veulent s'y tenir sans cesse comme à un bien propre ; mais ils ne savent pas comment, au-dessus de tous exercices, on possède Dieu d'amour nu, sans plus agir. Animés d'une foi sincère, ils s'élèvent bien sans cesse vers Dieu ; une ferme espérance les maintient dans l'attente de Dieu et du salut éternel ; une parfaite charité enfin les attache à lui comme par une ancre solide. Aussi sont-ils en bonne voie, agréables à Dieu et prenant en lui leurs complaisances ; cependant ce n'est pas l'entière certitude de la vie éternelle, parce que toute personnalité et tout esprit propre n'ont pas été pleinement immolés en Dieu. Mais dès qu’avec persévérance l'on demeure fidèle aux exercices et au retour vers Dieu dont on a fait choix, c'est preuve que l'on est élu de Dieu dès l'éternité et que l'on a son nom avec ses œuvres écrit au livre de vie de la Providence divine.

     Si au contraire, préférant autre chose, on détournait de Dieu son visage intérieur pour commettre le péché qu'il déteste et y demeurer ; alors même que pour quelque acte passager de justice, l'on aurait eu son nom écrit en la toute-science divine, par manque de persévérance l'on serait effacé et retranché du livre de vie, sans pouvoir jamais goûter Dieu ni aucun fruit de vertu.

     Nous devons donc tous veiller soigneusement sur nous-mêmes et mettre dans notre retour vers Dieu l'ornement d'un amour intime et des bonnes œuvres extérieures, de façon à pouvoir attendre avec confiance et joie le jugement de Dieu et la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais si nous savions nous renoncer nous-mêmes et laisser en nos actions tout esprit propre, nous dépasserions toutes choses avec un esprit pleinement affranchi d'images ; et en cette nudité nous serions sous l'action immédiate de l'Esprit divin, avec l'assurance d'être vraiment fils de Dieu, selon ce que dit l'Apôtre saint Paul : « Ceux qui sont sous l'action de l'Esprit de Dieu sont les fils de Dieu (1). »

     Tous les bons chrétiens, il est vrai, sont enfants de Dieu, car ils sont nés de l'Esprit-Saint qui vit en eux. Par lui ils sont guidés et mus intérieurement, chacun en particulier, selon sa propre aptitude aux vertus et aux bonnes œuvres par lesquelles il plaît à Dieu. Mais c'est parce que leur retour vers Dieu et leurs exercices diffèrent, que je nomme les uns fidèles serviteurs de Dieu, les autres ses amis secrets, d'autres enfin ses fils cachés ; encore que tous soient serviteurs, amis et fils, servant, aimant et poursuivant tous un même Dieu, vivant et agissant tous sous la motion gracieuse de l'Esprit-Saint. Dieu d'ailleurs permet et concède à ses amis tout ce qui ne s'oppose pas à ses préceptes ; et par préceptes nous entendons les conseils eux-mêmes pour ceux qui les ont embrassés. Nul n'est donc désobéissant envers Dieu ou en opposition avec lui que ceux qui transgressent ses commandements ; car tout ce qui est prescrit ou défendu par Dieu dans les Écritures, les enseignements de l'Église, ou le jugement de la conscience, doit être accompli ou omis, sous peine de désobéissance et de perte de la grâce divine. Mais s'il nous arrive de tomber dans des fautes vénielles, Dieu le tolère et notre raison nous en excuse, parce que nous ne pouvons complètement les éviter. Aussi de telles fautes ne nous mettent-elles pas en état de désobéissance, car elles ne font perdre ni la grâce de Dieu, ni la paix intérieure. Cependant nous devons toujours les déplorer, si petites soient-elles, et faire tous nos efforts pour les éviter.

     Je vous ai ainsi expliqué ce que j'ai dit dès le début, à savoir que tout homme doit de toute nécessité obéir à Dieu en toutes choses, ainsi qu'à la sainte Église et à sa propre raison ; car je ne veux point que l'on se méprenne sur le sens de mes paroles. Et maintenant je laisse les choses telles que je les ai dites.


CHAPITRE IX.

COMMENT NOUS POUVONS DEVENIR DES FILS CACHÉS DE
DIEU ET POSSÉDER UNE VIE CONTEMPLATIVE.

     Mais comment pouvons-nous devenir des fils cachés de Dieu et posséder une vie contemplative ? Désirant vivement le savoir, j'y ai regardé de près et voici ce que j'en pense. Il nous faut, comme je l'ai dit plus haut, vivre et veiller toujours en pratiquant toutes les vertus et, au-dessus de toutes vertus, mourir et nous endormir en Dieu. Car nous devons d'abord mourir au péché, pour naître de Dieu à une vie vertueuse, puis nous renoncer nous-mêmes et mourir en Dieu pour une vie éternelle.

     Voici donc comment s'ordonnent les choses. Si nous sommes nés de l'Esprit de Dieu, nous sommes fils de la grâce et toute notre vie s'orne de vertus. De cette façon s'obtient le triomphe sur tout ce qui est contraire à Dieu ; car tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde, dit saint Jean (2). Et en cette naissance, tous les hommes vraiment bons sont fils de Dieu. L'Esprit divin les enflamme et les meut, chacun en particulier, pour la pratique des vertus et des bonnes œuvres, selon leurs dispositions et leurs aptitudes. Ainsi sont-ils tous agréables à Dieu, d'une façon distincte et qui dépend du degré d'amour et de la perfection des exercices. Mais ils ne se sentent ni affermis, ni en possession de Dieu, ni assurés de la vie éternelle, capables qu'ils sont encore de se détourner de Dieu et de tomber dans le péché ; c'est pourquoi je les appelle plutôt serviteurs ou amis que fils.

     Mais lorsque nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, et que, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons assez simples, pour que l'amour nu puisse nous étreindre dans la hauteur où il se meut, au-dessus de tous exercices de vertus, c'est-à-dire en cette source même d'où nous naissons spirituellement ; alors c'est une complète transformation et nous mourons à nous-mêmes ainsi qu'à tout esprit propre pour vivre en Dieu. Cette mort nous fait devenir des fils cachés de Dieu et trouver en nous une vie nouvelle, une vie éternelle. C'est de ces fils que saint Paul dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu (3). »

     Comprenez bien la marche de tout ceci. En allant vers Dieu, nous devons nous présenter nous-mêmes, avec toutes nos œuvres devant nous, comme une offrande continuelle ; mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner ainsi que toute œuvre de notre part, et mourant dans l'amour, dépasser tout le créé, pour atteindre les richesses superessentielles de Dieu : alors pourrons-nous le posséder dans une perpétuelle mort de nous-mêmes. Et c'est pourquoi l'Esprit de Dieu dit au livre de l'Apocalypse : « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur (4). »

     Ils sont appelés à bon droit de bienheureux morts, car éternellement ils demeurent en ce trépas, immergés d'eux-mêmes en l'unité de Dieu qui leur donne jouissance. Sans cesse ils meurent à nouveau dans l'amour, sous l'information supérieure et attractive de cette même unité.

     L'Esprit de Dieu dit encore : « Ils se reposeront de leurs labeurs et leurs œuvres les suivront (5). » Si, en effet, selon le mode où nous naissons de Dieu à une vie spirituelle et vertueuse, nous devons porter nos œuvres devant nous pour les lui offrir ; lorsque nous dépassons tout mode pour aller de nouveau mourir en Dieu et passer à une vie éternellement bienheureuse, nos œuvres nous suivent, car elles sont une même vie avec nous. Dans notre marche vers Dieu par la pratique des vertus, Dieu habite en nous ; mais dans le trépas de nous-mêmes et de toutes choses, c'est nous qui habitons en lui. Avons-nous la foi, l'espérance et la charité, c'est que nous avons reçu Dieu et qu'il demeure en nous avec sa grâce, nous envoyant à l'extérieur, comme des serviteurs fidèles, pour observer ses commandements. Puis il nous rappelle à l'intérieur, comme ses amis secrets, si nous suivons ses conseils ; et par là même il nous découvre clairement que nous sommes ses fils, pourvu que nous vivions en opposition avec le monde. Mais par-dessus tout, si nous voulons goûter Dieu ou faire en nous l'expérience de la vie éternelle, nous devons, dépassant la raison, entrer en Dieu avec notre foi ; puis demeurer là simples, dépouillés, libres d'images, et, par l'amour, élevés jusqu'en la nudité pleinement ouverte de notre haute mémoire. Car lorsque nous dépassons toutes choses dans l'amour, et que mourant à toute considération nous allons jusqu'au non-savoir et à l'obscurité, nous y supportons l'action et l'information supérieure du Verbe éternel, image du Père. En notre esprit libre d'activité nous recevons la clarté incompréhensible qui nous enveloppe et nous pénètre de la même façon que l'air est tout baigné de la lumière du soleil. Et cette clarté n'est autre chose que regarder et contempler sans limite. Ce que nous sommes, nous le pénétrons du regard, et ce que nous pénétrons ainsi, nous le sommes ; car notre esprit, notre vie, notre être, tout cela est élevé d'une manière simple et uni à la vérité qui est Dieu. Aussi, en ce regard simple, sommes-nous avec Dieu une seule vie et un seul esprit : et c'est ce que j'appelle une vie contemplative.

     Lorsque par l'amour nous adhérons à Dieu, nous exerçons la meilleure part ; mais lorsque nous passons à la contemplation superessentielle, nous possédons Dieu tout entier. À cette contemplation se joint toujours un exercice sans mode, c'est-à-dire une vie qui s'anéantit ; car lorsque nous sortons de nous-mêmes pour passer à l'obscurité et à une absence de modes sans fond, le rayon simple de la clarté divine brille toujours comme un appui stable et il nous entraîne hors de nous-mêmes jusqu'en la superessence et l'engloutissement de l'amour. La conséquence en est toujours un exercice amoureux qui ne connaît point de mode ; car l'amour ne peut demeurer oisif, mais il veut pénétrer par connaissance et expérience l'insondable richesse qui vit au fond de lui-même : et c'est là une faim insatiable. Toujours tendre vers l'insaisissable, c'est nager contre le courant. L'on ne peut ni l'abandonner ni s'en emparer, ni s'en passer ni l'obtenir, ni s'en taire ni en parler ; car cela dépasse toute raison et compréhension, et c'est au-dessus de toute créature. Aussi ne peut-on ni l'atteindre ni s'en saisir ; mais en regardant au plus intime de nous-mêmes, nous nous apercevons que c'est l'Esprit de Dieu qui nous pousse et nous enflamme de cette impatience d'amour ; et en regardant au-dessus de nous-mêmes, nous voyons que le même Esprit divin nous entraîne hors de nous et nous consume. en son être propre, c'est-à-dire en l'amour superessentiel, avec lequel nous ne faisons qu'un et que nous possédons plus profondément et plus largement que toutes choses.

     Cette possession est un goût simple et sans mesure de tous les biens et de la vie éternelle, et nous y sommes engloutis, au-dessus et en dehors de raison, en la profonde tranquillité de la divinité que jamais rien n'ébranle.

     Qu'il en soit ainsi, ceux-là seuls le savent qui en ont l'expérience. Mais comment cela est, qui le fait, où cela se fait et ce que c'est, il n'y a ni raison ni exercice quelconque à pouvoir le pénétrer ; aussi tout exercice subséquent doit-il demeurer hors de mode ou de manière. C'est un bien insondable que l'on goûte et que l'on possède sans pouvoir ni le saisir, ni le comprendre, et auquel nul effort personnel ne peut faire parvenir. Et ainsi, pauvres en nous-mêmes, sommes-nous riches en Dieu ; ressentant en nous faim et soif, Dieu nous est ivresse et rassasiement ; actifs enfin en nous-mêmes, nous sommes en Dieu tout en repos. C'est pour l'éternité, car sans exercice d'amour il n'y a jamais possession de Dieu. Qui pense ou croit autrement est dans l'erreur.

     Ainsi vivons-nous tout en Dieu, là où nous possédons notre béatitude, et tout en nous-mêmes, là où nous nous exerçons à l'amour envers Dieu. Mais bien que vivant tout en Dieu et tout en nous-mêmes, nous n'avons pourtant qu'une seule vie. L'on y ressent, il est vrai, contradiction et dualité ; car pauvreté et richesse, faim et rassasiement, activité et oisiveté sont en opposition mutuelle. Néanmoins c'est ici que nous atteignons la plus haute noblesse, pour maintenant et pour l'éternité. Nous ne pouvons évidemment pas devenir Dieu et perdre notre condition de créatures, ce qui est impossible. D'autre part si nous demeurions tellement en nous-mêmes que nous fussions séparés de Dieu, il n'y aurait pour nous que misère et infortune. C'est pourquoi nous devons nous sentir tout en Dieu et tout en nous-mêmes, et comme intermédiaire entre ces deux sentiments nous ne trouvons rien d'autre que la grâce de Dieu et l'exercice de notre amour. Car au sommet même de notre plus haute perception brille en nous la clarté divine qui nous enseigne toute vérité et nous meut vers toute vertu, dans un perpétuel amour de Dieu. Cette clarté, nous la suivons sans cesse jusqu'à l'abîme d'où elle vient. Et là nous ne sentons autre chose que défaillance de notre esprit et immersion sans retour dans l'amour simple et immense. Si nous y demeurions toujours avec notre vue simple, toujours aussi nous le sentirions, car notre immersion en Dieu qui nous transforme demeure éternellement et sans cesser jamais, pourvu que nous soyons sortis de nous-mêmes et que nous possédions Dieu dans l'engloutissement d'amour. Cette possession de Dieu dans l'immersion amoureuse, c'est-à-dire dans la perte de nous-mêmes, fait que Dieu est proprement nôtre et que nous sommes siens ; et toujours sans retour nous nous abîmons en Dieu comme en notre domaine propre. L'immersion est dans l'essence, avec un amour habituel ; aussi demeure-t-elle sans cesse, dans le sommeil ou dans la veille, que nous en ayons conscience ou non. Sous ce rapport elle n'ajoute aucun nouveau degré de mérite ; mais elle nous maintient dans la possession de Dieu et de tous les biens que nous y avons reçus, et elle ressemble aux fleuves qui, sans cesse ni retour, se jettent dans la mer, comme en leur lieu propre. De même si nous possédons vraiment Dieu seul, l'immersion essentielle de nous-mêmes par l'amour habituel nous précipite continuellement et sans retour dans un sentiment d'abîme que nous possédons et qui est notre bien propre. Si nous demeurions toujours simples avec la même intensité de regard, ce sentiment persisterait sans cesse.

     L'immersion dont nous parlons dépasse d'ailleurs toutes vertus et tout exercice d'amour ; car ce n'est autre chose qu'une perpétuelle sortie de nous-mêmes avec une claire prévision, pour entrer en un autre, vers lequel nous tendons, tout hors de nous, comme vers la béatitude.

     Nous nous sentons, en effet, continuellement entraînés vers quelque chose d'autre que nous-mêmes. Et c'est là la distinction la plus intime et la plus cachée que nous puissions sentir entre Dieu et nous ; car au-delà on ne perçoit plus de distinction. Notre raison néanmoins se tient toujours les yeux ouverts dans la ténèbre, dans ce non-savoir qui est un abîme ; et dans cette ténèbre la clarté immense nous demeure voilée et cachée, car dès que son immensité nous inonde, notre raison en est tout aveuglée. Mais elle nous enveloppe de simplicité et nous transforme par elle-même ; et ainsi sommes-nous par Dieu ravis à nous-mêmes et transportés par lui jusqu'en l'immersion amoureuse, où nous possédons la béatitude et sommes un avec Dieu.

     Ainsi unis à lui, nous gardons en nous une connaissance vivante et un amour actif ; car sans notre connaissance nous ne pouvons posséder Dieu, et sans exercice d'amour, il nous est impossible de nous unir à lui ni de conserver cette union. Si nous pouvions, en effet, être bienheureux sans connaissance de notre part, une pierre qui n'en a aucune pourrait aussi être bienheureuse. Quand je serais maître du monde entier, que m'importerait si je n'en savais rien ? Aussi aurons-nous éternellement connaissance et conscience de goûter et de posséder ; et le Christ nous l'enseigne, lorsque parlant de nous à son Père il dit : « La vie éternelle, c'est que l'on vous connaisse, vous seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (6). » Vous pouvez entendre par là que notre vie éternelle comporte une connaissance distincte.


CHAPITRE X.

COMMENT, TOUT EN ÉTANT UN AVEC DIEU,
NOUS DEVONS NÉANMOINS DEMEURER ÉTERNELLEMENT
AUTRES QUE LUI.

     Bien que j'aie dit tout-à-l'heure que nous sommes un avec Dieu, selon que la sainte Écriture nous l'enseigne, il me faut ajouter maintenant qu'éternellement nous devons demeurer autres que Dieu, et c'est encore la sainte Écriture qui nous le dit. Pour être dans la rectitude il nous faut avoir l'intelligence et la conscience de l'une et l'autre chose.

     Je dis donc que de la face de Dieu ou du sommet de notre perception la plus haute brille sur notre face intérieure une clarté qui nous enseigne la vérité de l'amour et de toutes vertus ; et c'est spécialement en cette clarté que nous apprenons à prendre conscience de Dieu et de nous-mêmes, et cela de quatre manières.

     Premièrement nous sentons Dieu présent en nous par sa grâce ; et lorsque nous le remarquons, nous ne pouvons demeurer oisifs. Car de même que le soleil, par sa clarté et sa chaleur, éclaire, réjouit et rend fécond le monde entier, de même Dieu, par sa grâce, illumine, réjouit et fait fructifier tous ceux qui veulent lui obéir. Si donc nous voulons prendre conscience de Dieu en nous-mêmes et voir le feu de son amour brûler en nous éternellement, nous devons par libre volonté l'aider à attiser ce feu. C'est ce que nous ferons en demeurant en nous-mêmes intimement unis au feu qui nous dévore ; en sortant de nous-mêmes pour aller vers tous avec fidélité et amour fraternel ; en descendant au-dessous de nous-mêmes par la pénitence et toutes bonnes œuvres, et aussi par la répression de tout appétit désordonné ; en montant enfin au-dessus de nous-mêmes, dans les flammes du feu divin, par la dévotion, l'action de grâces, la louange, la prière intime et l'adhésion continue à Dieu avec intention droite et amour de cour. De cette façon Dieu demeure en nous par sa grâce ; car dans les exercices, que je viens d'indiquer, est résumé tout ce que nous pouvons pratiquer en nous aidant de la raison et selon des modes divers, et faute de cela nul ne peut plaire à Dieu. Celui qui y apporte le plus de perfection est aussi le plus près de Dieu ; nécessaires à tous, ces exercices ne peuvent être dépassés que par les contemplatifs. Ainsi donc premièrement nous sentons tous que Dieu est en nous par sa grâce, si toutefois nous voulons être à lui.

     En second lieu, si nous possédons une vie contemplative, nous sentons que nous vivons en Dieu ; et de cette vie, qui nous donne conscience d'être en Dieu, brille sur notre face intérieure une clarté qui illumine notre raison et qui est un intermédiaire entre nous et Dieu. Lorsque jouissant de cette clarté et avec notre raison éclairée nous demeurons en nous-mêmes, nous apercevons que notre vie créée s'immerge toujours essentiellement en sa vie éternelle. Mais lorsque nous suivons la clarté, au-dessus de la raison, avec une vue simple et une libre inclination de nous-mêmes, jusqu'en notre vie supérieure, là nous recevons l'information supérieure de Dieu dans la totalité de nous-mêmes ; et ainsi nous sentons-nous pleinement embrassés en Dieu.

     Ensuite vient la troisième manière de prendre conscience qui consiste à sentir que nous sommes un avec Dieu ; car par le fait de l'information supérieure de Dieu, nous avons conscience d'être engloutis dans l'abîme sans fond de notre béatitude éternelle, où nous ne pouvons plus rencontrer de distinction entre nous et Dieu. C'est le sommet de notre perception, que nous ne pouvons connaître que dans l'immersion d'amour. Aussi lorsque nous sommes élevés et entraînés jusqu'à notre perception la plus haute, toutes nos puissances demeurent inactives en une jouissance essentielle ; mais elles ne sont pas réduites à néant, car nous perdrions alors notre état de créature. Et aussi longtemps que nous demeurons oisifs, l'esprit incliné et les yeux ouverts sans considération, nous pouvons contempler et jouir (7).

     Mais dès l'instant même où nous voulons analyser et considérer ce que nous ressentons, nous retombons dans le raisonnement et dès lors nous apercevons entre nous et Dieu distinction et différence. Dieu n'apparaît plus qu'en dehors de nous dans toute son incompréhensibilité. Et c'est la quatrième manière selon laquelle nous prenons conscience de Dieu et de nous. Nous nous trouvons ici devant Dieu, et la lumière qui vient de son visage nous révèle cette vérité qu'il veut être tout nôtre et que nous soyons tout siens. Or, à l'instant même où nous comprenons que Dieu veut être tout nôtre, surgit en nous un désir avide et véhément, qui est si affamé, si profond et si insatiable que tout don de Dieu en dehors de lui-même ne saurait nous satisfaire. Car nous sentons qu'il s'est donné et livré lui-même à la liberté de nos désirs, afin que nous puissions le goûter selon toute l'étendue de notre vouloir ; d'autre part la lumière de vérité qui brille de sa face nous apprend que tout ce que nous pouvons goûter n'est, en comparaison de ce qui nous manque, pas même une goutte d'eau pour la mer entière, et cela soulève en notre esprit une vraie tempête d'ardeur et d'impatience d'amour. Plus le goût se fait intense, plus le désir et la faim grandissent, car ils s'enflamment mutuellement ; et c'est ce qui nous fait tendre vers ce qui toujours nous échappe, car nous repaissant de l'immensité divine, nous ne pouvons l'absorber, et nous tendons vers cet infini sans pouvoir l'atteindre. Ainsi ne pouvons-nous parvenir jusqu'à Dieu ni voir Dieu venir jusqu'à nous, parce que dans l'impatience d'amour nous ne pouvons renoncer à nous-mêmes. C'est pourquoi l'ardeur est si hors de mesure que l'exercice d'amour entre Dieu et nous va et vient comme l'éclair dans le ciel, sans pouvoir néanmoins nous consumer. Or, dans cette tempête d'amour nos œuvres sont au-dessus de la raison et sans mode ; car l'amour désire l'impossible et la raison atteste qu'il est dans son droit, mais elle ne peut cependant ici ni le conseiller ni le retenir.

     Tant que nous apercevons, en effet, avec intime dévotion que Dieu veut être nôtre, sa bonté touche l'avidité de notre désir, et de là naît l'impatience d'amour ; car la touche qui s'écoule de Dieu excite l'impatience et réclame notre action, c'est-à-dire que nous aimions l'éternel amour ; tandis que la touche, qui entraîne au dedans, nous arrache à nous-mêmes et veut que nous nous abîmions et nous anéantissions dans l'unité (8). Aussi en cette touche qui entraîne au dedans sentons-nous que Dieu nous veut siens, car là nous devons nous renoncer nous-mêmes et le laisser opérer notre béatitude. Mais là où il nous touche, en s'écoulant au dehors, il nous laisse nous-mêmes, il nous rend libres, il nous met en sa présence et nous apprend à le prier en esprit et à demander librement. En même temps il nous montre son incompréhensible richesse, sous autant d'aspects divers que nous sommes capables d'en imaginer. Car tout ce que nous pouvons penser en fait de consolation et de joie, nous le trouvons en lui sans mesure. Aussi lorsque nous sentons cette volonté de Dieu d'être à nous avec toute cette richesse et de demeurer toujours avec nous, toutes les puissances de notre âme devant cela s'ouvrent toutes grandes et particulièrement notre désir avide ; car tous les flots de la grâce divine coulent à torrents, et plus nous les goûtons, plus s'enflamme le désir de les goûter encore ; et tandis que grandit ce désir, nous tendons plus profondément vers la touche divine. Alors en proportion même de cette intime tendance l'inondation de sa douceur nous envahit et nous engloutit, et à mesure que grandissent cet envahissement et ce débordement, nous sentons davantage et nous reconnaissons que la suavité divine est incompréhensible et sans fond. C'est pourquoi le prophète dit : « Goûtez et voyez que doux est le Seigneur (9). » Il ne dit pas combien il est doux, parce que cette douceur est sans mesure, et nous ne pouvons ni la comprendre ni l'épuiser. Et l'Épouse de Dieu, dans le Cantique, témoigne de la même vérité en disant : « Je me suis assise à l'ombre de celui que j'ai désiré ; et son fruit est doux à ma bouche (10). »


CHAPITRE XI.

DE LA GRANDE DIFFÉRENCE QUI EXISTE ENTRE LA CLARTÉ DES SAINTS
ET CELLE MÊME LA PLUS HAUTE OBTENUE EN CETTE VIE.


     Il existe une grande différence entre la clarté des saints et celle même la plus haute que nous pouvons atteindre en cette vie. Car si l'ombre de Dieu éclaire notre désert intérieur, sur les hautes montagnes de la terre promise il n'y a point d'ombres. Il est vrai que c'est le même soleil et la même clarté qui brillent sur notre désert et sur les montagnes élevées ; mais les saints sont dans un état de translucidité et de gloire qui leur permet de recevoir la clarté sans intermédiaire ; tandis que nous sommes encore dans la condition de gens mortels et épais, et c'est là un intermédiaire qui fait une ombre capable de voiler tellement notre intelligence qu'il nous est impossible de connaître Dieu et les choses célestes avec la même clarté que les saints. Tant que nous marchons, en effet, à cette ombre, nous ne pouvons voir le soleil en lui-même, mais, comme dit saint Paul (11), notre connaissance est en symboles et en énigmes. Cependant cette ombre est assez éclairée des rayons du soleil, pour que nous puissions apercevoir la distinction de toutes les vertus et toute vérité utile à notre condition mortelle. Mais pour devenir un avec la clarté du soleil, il nous faut suivre l'amour et sortir de nous-mêmes en abandonnant tout mode, et nos yeux étant aveuglés, le soleil nous entraînera dans sa propre clarté, où nous posséderons l'unité avec Dieu. Si nous avons le sentiment et la conscience d'être ainsi, nous sommes dans la vie contemplative qui convient à notre état présent.

     La condition des Juifs dans l'Ancien Testament était caractérisée par le froid et la nuit, et leur marche se faisait dans les ténèbres. « Ils étaient assis, dit le prophète Isaïe, à l'ombre de la mort (12). » Cette ombre de la mort venait du péché originel qui les condamnait tous à être privés de Dieu. Notre condition à nous, dans la foi chrétienne, est encore comme la fraîcheur de l'aurore ; car pour nous le jour est levé. Aussi devons-nous marcher à la lumière et nous asseoir à l'ombre de Dieu ; sa grâce sera l'intermédiaire entre nous et lui : moyennant quoi nous pourrons triompher de tout, mourir à toutes choses et trépasser sans obstacle en l'unité avec Dieu. Mais la condition des saints est toute de chaleur et de clarté ; car ils vivent et marchent en plein midi, contemplant avec des yeux grands ouverts et tout éclairés le soleil en sa splendeur, tout pénétrés et inondés qu'ils sont de la gloire divine. Dans la mesure où chacun est éclairé, il goûte et connaît le fruit de toutes les vertus, que tous les esprits ont amassé. Mais le fait que les saints goûtent et connaissent la Trinité dans l'Unité et l'Unité dans la Trinité, et qu'ils s'y voient unis, constitue pour eux le mets le plus excellent qui l'emporte sur tout et leur donne en lui-même enivrement et repos. L'Épouse du Cantique en exprimait le désir, lorsqu'elle disait au Christ : « Montrez-moi, vous que mon âme chérit, où vous paissez votre troupeau, où vous vous reposez à l'heure de midi (13) : » c'est-à-dire, selon saint Bernard (14), montrez-moi la lumière de gloire ; car tout aliment qui nous est donné ici-bas, où nous sommes encore à l'aurore et dans l'ombre, n'est qu'un avant-goût du mets délicieux qui nous attend, au plein midi de la gloire divine.

     Cependant l'Épouse se félicite d'avoir pu s'asseoir à l'ombre de Dieu et de ce que son fruit soit doux à sa bouche. Sentir que Dieu nous touche intérieurement, c'est pour nous goûter son fruit et son aliment, car sa touche est la nourriture qu'il nous donne. Or, cette touche entraîne à l'intérieur ou bien elle coule au-dehors comme je l'ai dit plus haut (15), Lorsque Dieu nous entraîne à l'intérieur nous devons être tout à lui : et là nous apprenons à mourir et à contempler. Mais lorsqu'il s'écoule au dehors, Dieu veut être tout nôtre : et ainsi nous enseigne-t-il à mener une vie riche de vertus. Sous la touche par laquelle il nous entraîne à l'intérieur, toutes nos puissances doivent défaillir ; et alors nous sommes assis à son ombre. Et son fruit est doux à notre bouche ; car le fruit de Dieu, c'est le Fils de Dieu, que le Père engendre en notre esprit. Ce fruit est si infiniment doux à notre bouche que nous sommes incapables de l'absorber et de le transformer en nous-mêmes ; mais c'est lui qui nous absorbe et nous transforme en lui. Et toujours lorsque ce fruit nous touche en nous attirant à l'intérieur, nous dominons et laissons là toutes choses. Victorieux ainsi de tout, nous goûtons la manne cachée, qui nous donne vie éternelle, et nous recevons la pierre brillante, dont j'ai déjà parlé, qui porte notre nom nouveau inscrit dès avant le commencement du monde. C'est là le nom nouveau que nul ne connaît, sinon celui qui le reçoit (16). Quiconque se sent uni à Dieu goûte la saveur de son propre nom, selon la mesure de ses vertus, de son accès à Dieu et de son union avec lui.

     C'est pour que chacun puisse recevoir son nom et le posséder éternellement que l'Agneau de Dieu, le Seigneur fait homme, s'est livré à la mort. De cette façon il nous a ouvert le livre de vie, où sont inscrits tous les noms des élus. Aucun n'en peut être effacé, car ils ne font qu'un avec le livre vivant, qui est le Fils de Dieu. Sa mort en a brisé les sceaux, afin que toutes les vertus fussent amenées à la perfection, selon que Dieu l'a éternellement prévu.

      Ainsi donc selon la mesure où chacun peut se vaincre et mourir à toutes choses, il ressent la touche du Père qui l'attire intérieurement ; et en cette même mesure il goûte la douceur du fruit, qui est le Fils né en lui ; et par ce goût même l'Esprit-Saint lui rend témoignage qu'il est fils et héritier de Dieu. Or, sur ces trois points nul ne ressemble jamais complètement à un autre. Aussi chacun reçoit-il son nom particulier, qui est toujours nouveau par le fait de nouvelles grâces et de nouvelles œuvres vertueuses. Et c'est pourquoi tout genou fléchit au nom de Jésus, qui pour nous a combattu et remporté la victoire. Par lui nos ténèbres ont été dissipées et toutes vertus accomplies au degré le plus éminent. Aussi son nom est-il élevé au-dessus de tout nom, parce qu'il est le chef et le prince de tous les élus ; et c'est en son nom que nous sommes appelés, élus, ornés de grâces et de toutes vertus, et que nous attendons la gloire de Dieu.


CHAPITRE XII.

DE LA TRANSFIGURATION DU CHRIST SUR LE THABOR.

     Si nous voulons que le nom du Christ soit en nous exalté et glorifié, il nous faut suivre le Christ lui-même sur la montagne de notre esprit entièrement dépouillé, comme Pierre, Jacques et Jean l'ont suivi sur le Thabor. L'interprétation du mot THABOR, en notre langue, s'entend d'une lumière croissante et toujours nouvelle. Or, si nous sommes vraiment Pierre par la connaissance de la vérité, Jacques par la victoire sur le monde, et Jean rempli de grâce et en possession des vertus selon toute justice, Jésus nous mène sur la cime de notre esprit dépouillé, en un vaste désert, où il se montre à nous avec la gloire de sa clarté divine. À son nom le Père céleste nous ouvre le livre vivant de sa sagesse éternelle : et cette sagesse divine inonde la pureté de notre regard et la simplicité de notre esprit d'un goût simple et sans mode de tous les biens indistinctement. Car lorsque Dieu nous élève jusqu'à lui, contempler et savoir, goûter et sentir, exister et vivre, avoir et être, c'est tout un ; et en face de cette élévation nous nous tenons tous et chacun en particulier selon des modes divers. Notre Père céleste, en effet, en sa sagesse et en sa bonté, gratifie chacun selon la dignité de sa vie et de ses exercices. C'est pourquoi si nous demeurions toujours avec Jésus sur le THABOR, c'est-à-dire au sommet de notre esprit tout dépouillé, nous sentirions sans cesse un accroissement nouveau de lumière et de vérité ; toujours la voix du Père se ferait entendre, et nous ferait ressentir la touche qui s'écoule au dehors par la grâce, ou qui attire intérieurement dans l'unité. Or, cette voix du Père est entendue de tous ceux qui imitent Notre-Seigneur Jésus-Christ, et elle dit d'eux tous : « Ce sont mes fils bien-aimés, en qui j'ai mis toutes mes complaisances. » Et c'est en raison de ces complaisances que chacun reçoit la grâce, selon la mesure et le mode dont lui-même se complaît en Dieu. En cette mutuelle complaisance de Dieu en nous et de nous en Dieu s'exerce le vrai amour. Et ainsi chacun goûte-t-il la saveur de son propre nom, de son office et du fruit de ses exercices. Les gens qui mènent la vie du monde ne voient rien de ce qui regarde les bons, car ils sont morts devant Dieu et pour lui n'ont point de nom aussi ne peuvent-ils ni ressentir ni goûter ce qui appartient aux vivants.

     La touche divine qui s'écoule au dehors nous rend vivants dans l'esprit, nous remplit de grâce, éclaire notre raison et nous apprend à connaître la vérité et la distinction des vertus. Elle nous maintient en la présence de Dieu avec une telle force que nous sommes capables de porter, sans aucune défaillance d'esprit, tous goûts, sentiments et dons que Dieu fait couler en nous. Mais la touche divine qui attire intérieurement exige que nous soyons un avec Dieu, et que nous expirions et mourions en béatitude, c'est-à-dire dans l'amour éternel qui enveloppe le Père et le Fils en une même jouissance. C'est pourquoi, lorsque nous avons gravi avec Jésus la montagne de notre esprit dépouillé d'images, si nous le suivons encore avec un regard simple, une intime complaisance et une tendance fruitive, nous ressentons alors la puissante ardeur de l'Esprit-Saint qui nous consume et nous liquéfie dans l'unité divine. Car là où, unis au Fils de Dieu, nous avons la tendance amoureuse de retourner vers notre principe, là aussi nous entendons la voix du Père, dont la touche nous attire intérieurement, et cette voix dit à tous ceux qu'il a élus en son Verbe éternel : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toutes mes complaisances (17). » Éternellement, en effet, le Père s'est complu dans le Fils et le Fils dans le Père, à cause de ce fait que le Fils de Dieu devait prendre notre humanité, devait mourir et par là ramener tous les élus jusqu'à leur principe.

      Si donc, par l'intermédiaire du Fils, nous sommes élevés jusqu'à la source d'où nous sommes sortis, il nous est donné d'entendre la voix du Père qui nous appelle intérieurement et qui nous éclaire de la vérité éternelle. Et cette vérité nous montre la complaisance de Dieu largement ouverte, principe et fin de toute complaisance : Là toutes nos puissances défaillent et, tombant ravis la face contre terre, nous devenons tous un et un seul tout dans l'embrassement amoureux de l'unité trine. Lorsque nous avons le sentiment de cette unité, il n'y a plus que Dieu pour nous, nous vivons de sa vie, nous jouissons de sa béatitude. Là toutes choses sont consommées, toutes choses sont renouvelées ; car là nous sommes plongés dans l'immense embrassement de l'amour de Dieu, où il y a pour chacun une joie si grande et si particulière, que l'on est incapable de penser ou de faire attention à la joie d'un autre. L'on est transformé en l'amour de fruition, qui lui-même est tout et n'a ni besoin, ni possibilité de rien chercher en dehors de lui.


CHAPITRE XIII.

COMMENT NOUS POUVONS JOUIR DE DIEU.

     Pour que l'homme puisse jouir de Dieu, trois choses lui sont nécessaires : une paix véritable, un silence intérieur et une adhésion amoureuse. Celui qui veut trouver entre lui et Dieu une paix véritable doit aimer Dieu de telle sorte qu'il soit prêt à renoncer, pour son honneur, à toute attache ou affection désordonnée, ainsi qu'à toute possession qui irait contre cet honneur divin. Cette première condition est nécessaire à tous.

       La seconde est le silence intérieur qui consiste à s'affranchir des images de toutes choses vues ou entendues. La troisième est une adhésion amoureuse à Dieu, adhésion qui constitue en elle-même l'acte de jouir ; car quiconque adhère à Dieu d'amour pur, et non pour son propre avantage, jouit de Dieu en toute vérité, et sent qu'il aime Dieu et est aimé de lui.

     Mais il y a encore trois degrés plus élevés qui fixent l'homme et le rendent apte à jouir sans cesse de Dieu, et à prendre conscience de lui chaque fois qu'il veut s'y appliquer. Le premier est le repos pris en celui dont on jouit : et cela a lieu lorsque le bien-aimé est vaincu par son bien-aimé, lorsqu'il est possédé par lui d'amour pur et essentiel, lorsqu'enfin il tombe amoureusement sur l'objet de son amour, de sorte que chacun jouit en repos de la pleine possession de l'autre.

     Le second degré s'appelle un sommeil en Dieu, qui a lieu lorsque l'esprit se perd lui-même, sans savoir ce qu'il devient, où il va et comment cela se fait.

     Le dernier degré dont on puisse parler est celui où l'esprit contemple une ténèbre, où il ne peut pénétrer par la raison. Là il se sent trépassé et perdu, et un avec Dieu sans différence ni distinction. Et en cette unité, c'est Dieu même qui devient sa paix, sa jouissance et son repos. Aussi est-ce là une profondeur d'abîme, où l'esprit doit trépasser en béatitude et revivre à nouveau en vertus, ainsi que l'amour et sa touche le commandent.

     Voyez, si vous faites en vous ces diverses expériences, vous avez la connaissance de tout ce que j'ai dit ou que je pourrais dire encore. Et lorsque vous rentrez en vous-même, il vous est aussi facile et aussi aisé de contempler et de jouir, qu'il vous l'est de vivre au point de vue naturel.

     De cette richesse découle une vie commune dont je vous ai promis, dès le commencement, de parler.


CHAPITRE XIV.

D'UNE VIE COMMUNE QUI NAIT DE LA CONTEMPLATION ET
DE LA JOUISSANCE DE DIEU.

     L'homme qui de ce sommet est ramené par Dieu vers le monde porte avec lui toute vérité et toute richesse de vertus. Il ne recherche pas son propre bien, mais l'honneur de celui qui l'envoie. Aussi est-il droit et vrai en toutes choses ; il est en possession d'un fonds riche et libéral, qui, basé sur la richesse même de Dieu, doit toujours se répandre vers tous ceux qui en ont besoin ; car son abondance coule de la source vive du Saint-Esprit que nul ne peut épuiser. Cet homme est un instrument vivant et spontané dont Dieu se sert pour accomplir ce qu'il veut et comme il le veut ; et il ne s'attribue rien à lui-même, mais rapporte toute gloire à Dieu, demeurant ainsi toujours prêt et disposé à faire ce que Dieu veut, vaillant et fort en toute souffrance et en tout labeur qui lui est imposé. C'est là une vie commune, où l'on est également prêt à contempler et à agir, en mettant dans les deux la même perfection. Nul, en effet, ne peut posséder cette vie s'il n'est contemplatif ; et nul ne peut contempler, ni jouir de Dieu, s'il ne réunit les six conditions dont j'ai parlé plus haut. C'est par conséquent une erreur que de vouloir contempler, tout en gardant pour quelque créature que ce soit un amour, une jouissance, un esprit de possession désordonnés. L'on croit ainsi pouvoir jouir avant de s'être pleinement dépouillé, ou prendre son repos avant d'avoir connu la jouissance. Mais l'on se trompe, car pour atteindre Dieu il nous faut un cœur libre, une conscience en repos, un visage sans voiles, dégagé d'artifice, rayonnant de franchise. Alors pourrons-nous monter de vertus en vertus, contempler Dieu et en jouir et, comme je vous l'ai dit, devenir un avec lui. Que Dieu nous aide tous à l'obtenir. Amen.



(1) Cf. ROM., VIII, 14.
(2) 1 JOA., V, 4.
(3) Cot., III, 3.
(4) Apoc., XIV. 13.
(5) Ibid.
(6) JOA., XVII, 3.
(7) Cassien dit de même : « Non est perfecta oratio in qua se monachus vel hoc ipsum quod orat intelligit. » Cf. Collationes, IX, 31.
(8) L'analyse qui est faite ici de la touche divine distingue deux effets produits par elle. Le premier est caractérisé par un écoulement au dehors, qui cause un amour actif, c'est-à-dire l'impatience d'amour. Le second attire au dedans, et nous mène au repos dans l'unité.
(9) Ps. XXXIII, 9.
(10) CANT., II, 3.
(11) I. COR., XIII, 12.
(12) Is., IX, 2.
(13) CANT., I, 6.
(14) S. BERNARD, In Cantica, serra. XXXIII (Migne, P. L., t. CLXXXIII, col. 951).
(15) Cf. Supr., ch. X. Ruysbroeck revient ici sur la description de la touche divine en ses deux instants, si on peut ainsi parler. Lorsque cette touche s'écoule de Dieu, alors il se présente à nous et nous montre qu'il veut être tout nôtre, réclamant le retour d'amour. Mais lorsque la touche nous entraîne à l'intérieur, nous devons devenir tout à Dieu et nous laisser prendre par lui. On pourrait rapprocher de ce double effet de la touche divine ce que Ruysbroeck décrit au ch. XIV des Sept degrés d'amour, lorsqu'il montre le Père disant à chaque esprit dans une complaisance éternelle : « Je suis à toi et tu es à moi ; je suis tien et tu es mien. »
(16) Cf. supr., ch. IV.
(17) Cf. MATTH., III, 17.


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