Vous êtes sur le site de : livres-mystiques.com ©


L'ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES

LIVRE III


LA VIE CONTEMPLATIVE


CHAPITRE PREMIER

COMMENT L'ON PARVIENT À UNE VIE DE
CONTEMPLATION DIVINE.

     Lorsque l'amant intime possède Dieu dans le repos de jouissance, tout en maintenant en lui-même un amour actif toujours en éveil et une vie tout entière adonnée aux vertus selon la justice, grâce à ces trois éléments et à la révélation secrète de Dieu, il parvient, vrai homme intérieur, à une vie de contemplation divine. Oui, cet amant divin, tout intérieur et juste, Dieu, par son libre choix, veut l'élever jusqu'à une contemplation superessentielle, en pleine lumière divine et selon le mode divin (1). Or, cette contemplation nous établit dans une pureté et une limpidité qui nous élèvent au-dessus de toute notre intelligence; car elle donne à l'âme une sublime noblesse, elle la couronne d'une façon céleste et de plus elle est elle-même récompense éternelle de toutes les vertus et de toute vie. Nul ne saurait y parvenir par profondeur de science ou perspicacité quelconque, ni par aucun exercice; mais celui que Dieu veut unir à son esprit et éclairer par lui-même est seul capable de cette contemplation divine et nul autre.

     La nature cachée de Dieu contemple et aime éternellement d'une façon active, selon les personnes, et, selon l'unité de l'essence, elle jouit sans cesse de l'embrassement des personnes. Or en cet embrassement, dans l'unité essentielle de Dieu, tous les esprits intérieurs sont un avec Dieu par l'écoulement d'amour (2), et cet un même qu'est l'essence même de Dieu en soi, selon le mode de la béatitude éternelle. Et dans cette sublime unité de la nature divine, le Père céleste est source et principe de toute œuvre accomplie au ciel et sur la terre. Et dans le secret profond où s'immerge l'esprit il dit : Voyez, l'Époux vient, sortez à sa rencontre.

     Il nous faut maintenant expliquer ces paroles et les entendre d'une contemplation superessentielle en laquelle s'abîment toute sainteté et toute vie parfaite menée sur la terre. A cette contemplation divine il y a peu d'hommes qui puissent parvenir, tant à cause de leur propre inhabileté, qu'en raison du mystère de la lumière où elle se fait. Aussi nul n'est-il capable de comprendre proprement et jusqu'au fond le sens de mes paroles, par un enseignement quelconque ou par la perspicacité de son intelligence; car tout ce que l'on peut dire, apprendre ou comprendre, selon le mode des créatures, est étranger à la vérité que j'ai en vue et demeure bien en dessous. Mais celui qui est uni à Dieu et est éclairé de cette vérité peut la comprendre par elle-même. Car saisir et comprendre Dieu, au-dessus de toutes comparaisons, tel qu'il est en lui-même, c'est être Dieu avec Dieu (3), sans intermédiaire ni différence quelconque capable de mettre entre lui et nous un obstacle ou un milieu. C'est pourquoi je désire que quiconque ne comprend ni ne ressent, en l'unité fruitive de son esprit, ce que je dis, ne se scandalise pas et laisse être ce qui est; car ce dont je veux parler est vrai, et le Christ, la vérité éternelle, l'a exprimé par son enseignement en maints endroits, pourvu que nous sachions l'y découvrir et le mettre en lumière. Celui donc qui veut comprendre ces choses doit être mort à lui-même et vivre en Dieu; puis se tourner la face vers la lumière éternelle qui luit au fond de son esprit, là où la vérité cachée se révèle sans intermédiaire. Le Père céleste, en effet, veut que nous soyons des voyants, car il est un Père de lumières : et c'est pourquoi il prononce éternellement dans le secret de notre esprit, sans intermédiaire et sans cesser jamais, une parole unique profonde comme l'abîme, et rien de plus. Et en cette parole il se dit lui-même et il dit toutes choses. Et cette parole ne dit rien d'autre que : Voyez; et c'est ainsi qu'est exprimé et que naît le Fils d'éternelle lumière, en qui l'on connaît et l'on voit toute béatitude.


CHAPITRE II.

DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR LA CONTEMPLATION
DE DIEU DANS LA LUMIÈRE DIVINE (4).

     Pour que l'esprit puisse contempler Dieu par Dieu même, sans intermédiaire, dans cette lumière divine, l'on doit réunir trois conditions.     

     La première c'est que l'on soit bien ordonné au dehors en toutes vertus, et qu'à l'intérieur on soit sans entraves et aussi dégagé en toutes œuvres extérieures que si réellement l'on n'agissait pas; car si l'on est intérieurement préoccupé de quelque acte de vertu, l'image s'en imprime dans l'esprit, et tant que cela dure, l'on ne peut pas contempler.

     La seconde condition c'est que l'on adhère à Dieu intérieurement avec une intention et un amour qui s'unissent, comme un feu ardent et brûlant qui ne se peut jamais éteindre. Dès que l'on éprouve cela en soi-même, l'on est capable de contempler.

     En troisième lieu, il faut s'être perdu soi-même en une absence de modes et en une ténèbre, où tous les esprits contemplatifs sont engloutis fruitivement, incapables de jamais se retrouver eux-mêmes selon le mode de créature. C'est dans l'abîme de cette ténèbre où l'esprit aimant est mort à lui-même, que commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car c'est là que brille et qu'est engendrée une lumière incompréhensible, le Fils de Dieu même, en qui l'on contemple la vie sans fin (5). En cette lumière l'on devient voyant; et cette lumière est donnée à l'esprit en son existence simple, là où il reçoit la clarté qui est Dieu même, au-dessus de tous les dons et de toute œuvre de créature, en ce vide tout affranchi de l'esprit, où par le moyen de l'amour de fruition, il s'est perdu lui-même et reçoit sans intermédiaire la clarté divine, tout transformé aussitôt en cette clarté même qu'il reçoit (6). Voyez, cette clarté mystérieuse à laquelle on contemple tout ce que l'on désire, en rapport avec le vide de l'esprit, cette clarté est si grande que le contemplateur aimant n'aperçoit et n'éprouve en son propre fond, où il se repose, rien qu'une lumière incompréhensible; et selon la nudité simple qui enveloppe toutes choses, il se trouve et se sent transformé en la lumière même qui le fait voir et rien autre chose (7).

     C'est ainsi que l'on devient voyant dans la lumière divine. Bienheureux les yeux qui voient ainsi, car ils possèdent la vie éternelle.


CHAPITRE III.

COMMENT LA VENUE ÉTERNELLE DE DIEU SE RENOUVELLE
DANS LA PARTIE LA PLUS NOBLE DE L'ESPRIT.

     Lorsque nous sommes devenus voyants, nous pouvons contempler avec joie l'éternelle venue de notre Époux, et c'est le second point dont nous voulons parler. Qu'est-ce donc que cette venue de notre Époux que nous appelons éternelle? C'est comme une génération nouvelle du Verbe (8), une illumination qui se fait toujours de nouveau; car le fonds d'où brille cette clarté et qui est la clarté même est vivant et fécond; aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle sans cesse dans le secret de l'esprit.

     Voyez, toute œuvre de créature et tout exercice de vertu doivent ici céder le pas, car ici Dieu fait seulement fonction de Dieu, au sommet le plus élevé et le plus noble de l'esprit (9). Et désormais il ne s'agit plus que de contempler et de fixer éternellement la lumière par elle-même et en elle-même. La venue de l'Époux est d'ailleurs si prompte que toujours il vient et demeure avec une richesse infinie, et sans cesse il vient de nouveau personnellement avec une clarté toute nouvelle, comme si auparavant il n'était point venu. Car venir pour lui se fait en dehors du temps, en un éternel maintenant, et cette venue est toujours reçue avec des délices et une joie nouvelles. Voyez, ces délices et cette joie, que cet Époux apporte en sa venue, sont insondables et immenses, car c'est lui-même. Aussi les yeux avec lesquels l'esprit contemple et fixe son Époux sont-ils si grands ouverts que jamais plus ils ne se ferment. Car pour l'esprit qui reçoit la révélation secrète de Dieu, contempler et fixer durent éternellement. Et il s'ouvre si largement pour saisir l'Époux lorsqu'il se présente, qu'il est transformé en l'immensité même qu'il saisit. C'est là embrasser et voir Dieu par Dieu même, ce en quoi consiste toute notre béatitude. Tel est le second point, où l'on voit comment sans cesse nous recevons en notre esprit l'éternelle venue de notre Époux.


CHAPITRE IV.

COMMENT NOTRE ESPRIT EST INVITÉ A SORTIR POUR
CONTEMPLER ET POUR JOUIR.

     L'Esprit de Dieu dit alors dans l'intime de notre esprit qui s'immerge en lui : Sortez, pour une contemplation et une jouissance éternelles, selon le mode divin. Toute la richesse qui est en Dieu par nature, nous la possédons en lui par amour, et Dieu la possède en nous par le moyen de l'amour immense qui est l'Esprit-Saint; car en cet amour l'on goûte tout ce que l'on peut souhaiter. C'est pourquoi, sous son action, nous sommes morts à nous-mêmes et nous sommes sortis, par immersion d'amour, en une absence de modes et une ténèbre. Là l'esprit, tout embrasé de la Sainte Trinité, demeure à jamais en l'unité superessentielle, dans le repos et la jouissance. Or, en cette même unité, en tant que féconde, le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père, et toutes les créatures sont en eux. Et ceci est au-dessus de la distinction personnelle; car l'on ne considère ici paternité et filiation, dans la fécondité vivante de la nature, que par distinction de raison.


CHAPITRE V.

D'UNE SORTIE ÉTERNELLE QUE NOUS POSSÉDONS EN LA
GÉNÉRATION DU FILS.

     C'est ici la source et l'origine d'une éternelle sortie et d'une éternelle opération sans commencement, car il s'agit bien d'une origine qui n'a point de commencement.
     Par cela même que le Père tout-puissant, dans l'abîme de sa fécondité, se comprend totalement lui-même, le Fils, le Verbe éternel du Père, est engendré, seconde personne dans la divinité. Et par cette génération éternelle, toutes les créatures sont nées éternellement avant d'avoir été créées dans le temps. Ainsi Dieu les a-t-il vues et connues en lui-même, distinctement, selon les idées qui sont en lui, et comme autres que lui; non pas autres néanmoins de toutes façons, car tout ce qui est en Dieu est Dieu. Cette origine et cette vie éternelle que nous possédons en Dieu et que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c'est le principe de notre être créé dans le temps; et notre être créé est attaché à l'être éternel et ne fait qu'un avec lui, selon l'existence essentielle (10). Or, cet être ou cette vie, que nous possédons éternellement et que nous sommes dans la Sagesse éternelle de Dieu, est identique à Dieu; car il demeure éternellement sans distinction dans l'essence divine. Et d'autre part, il s'écoule éternellement en la génération du Fils, et il est autre et distinct selon l'idée éternelle. Et du fait de ces deux caractéristiques, notre être éternel est si semblable à Dieu que Dieu se reconnaît et se reflète sans cesse encette ressemblance, selon l'essence et selon les personnes. Car bien qu'il y ait ici distinction et altérité (11) de raison, ce qui est semblable à Dieu ne fait qu'un néanmoins avec l'image même de la Sainte Trinité, la Sagesse divine, en qui Dieu se contemple lui-même avec toutes choses, en un éternel maintenant, sans avant ni après (12) . C'est d'une seule vue simple que Dieu se regarde lui-même et qu'il regarde toutes choses. Et cette Sagesse divine est image et ressemblance de Dieu, et elle est pour nous le divin exemplaire; car ici Dieu se reflète lui-même avec toutes choses. En cette image divine toutes les créatures ont une vie éternelle, en dehors d'elles-mêmes, comme en leur exemplaire éternel; et c'est à cette image éternelle et à cette ressemblance que nous a créés la Sainte Trinité. C'est pourquoi Dieu veut que nous sortions de nous-mêmes à la lumière divine, et que nous nous efforcions d'atteindre surnaturellement cette image, qui est notre vie propre, afin de la posséder avec lui, d'une manière active et fruitive, dans la béatitude éternelle.

     Nous pouvons bien savoir, en effet, que le sein du Père est notre propre fond et notre origine, et que notre vie et notre être y ont leur principe. De ce fond qui nous est propre, c'est-à-dire du sein du Père et de tout ce qui vit en lui, brille une clarté éternelle, la génération du Fils. Et en cette clarté, qui est le Fils, Dieu se voit lui-même à découvert, avec tout ce qui vit en lui; car tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, il le donne au Fils, à la seule exception de la propriété de paternité, qui lui demeure en propre. C'est pourquoi tout ce qui vit en le Père, dans le secret de l'unité, vit en le Fils dans le plein jour de l'écoulement an dehors; et le fond simple de notre image éternelle demeure toujours dans la ténèbre et sans modes; tandis que la clarté immense, qui brille du sein de cette ténèbre, manifeste et révèle selon des modes le secret de Dieu. Et tous ceux qui, au-dessus de leur être créé, sont élevés jusqu'à une vie contemplative, sont un avec cette clarté divine. Ils sont la clarté même, et ils voient, sentent et découvrent, sous cette lumière divine, que, selon leur être idéal ou incréé, ils sont eux-mêmes cet abîme de simplicité, d'où la clarté resplendit sans mesure en modes divins, et selon la simplicité de l'essence, reste à l'intérieur toute simple, éternellement, sans modes.

     C'est pourquoi les hommes intimement contemplatifs doivent sortir, selon le mode de la contemplation, en dépassant la raison et ce qu'elle distingue, ainsi que leur être créé, d'un regard toujours tourné vers l'intérieur. Sous l'action de la lumière qui naît en eux, ils sont transformés et deviennent un avec cette lumière même qui leur permet de voir et qu'ils contemplent. Ainsi les contemplatifs atteignent-ils leur exemplaire éternel, à l'image duquel ils ont été créés, et ils contemplent Dieu et toutes choses sans distinction, par une vue simple, dans la clarté divine. C'est la contemplation la plus noble et la plus fructueuse qui puisse être atteinte en cette vie; car en cette contemplation, l'homme demeure éminemment maître de soi et libre, et à chaque retour amoureux, il peut croître en hauteur de vie, au-delà de toute compréhension; tant il se porte librement et en toute maîtrise vers l'intime dévotion et la vertu. Quant au regard simple vers la lumière divine, il est au-dessus de toute dévotion intime, de toute vertu et de tout mérite; car c'est la couronne et la récompense après lesquelles nous soupirons, et que nous avons et possédons d'une certaine manière dès maintenant, puisque la vie contemplative est une vie céleste. Cependant si nous étions délivrés de l'exil présent, nous serions plus aptes, selon notre être créé, à recevoir la clarté, et ainsi pourrions-nous être pénétrés davantage et plus noblement en toutes manières par la gloire de Dieu.

     Tel est le mode qui dépasse tous les autres et selon lequel on sort en une contemplation divine et en un regard qui ne cesse pas, tandis que l'on est transformé en la clarté divine et tout pénétré par elle.

     Cette sortie du contemplatif se fait aussi selon l'amour; car par l'amour de fruition il dépasse son être créé, il découvre et goûte la richesse et les délices que Dieu est lui-même et qu'il fait couler sans arrêt dans le secret de l'esprit, où le contemplatif porte la ressemblance de la sublimité divine.


CHAPITRE VI.

D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE FAIT DANS LE SECRET
DE NOTRE ESPRIT.

     Quand le contemplatif intime a de cette manière atteint son image éternelle et, en cette pureté, a été mis par le Fils en possession du sein du Père, il est éclairé de la lumière divine; il reçoit à toute heure de nouveau l'éternelle génération et il sort, selon le mode de la lumière, en une contemplation divine. C'est ici l'origine du quatrième et dernier élément, rencontre amoureuse qui constitue principalement notre béatitude la plus haute.

     Vous devez savoir que le Père céleste, comme un fond vivant uni à tout ce qui vit en lui, se réfléchit activement en son Fils, comme en sa propre Sagesse éternelle. Et cette même Sagesse, avec tout ce qui vit en elle, fait activement retour vers le Père, c'est-à-dire vers le fond même d'où elle émane. Et de cette rencontre du Père et du Fils procède la troisième personne, qui est le Saint-Esprit, leur mutuel amour, ne faisant qu'un avec eux dans l'identité de nature. Ce divin Esprit enveloppe et pénètre activement et fruitivement le Père et le Fils avec tout ce qui vit en eux, d'une si grande richesse et allégresse, que toutes les créatures doivent s'en taire éternellement; car la merveille incompréhensible qui gît en cet amour surpasse éternellement l'entendement de toute créature. Mais lorsque l'on peut sans étonnement percevoir et goûter cette merveille, l'esprit est au-dessus de lui-même et un avec l'Esprit de Dieu; et dans l'unité du fond vivant, où il se possède selon le mode de son être idéal et incréé, il goûte et voit comme Dieu, sans mesure, la richesse qu'est Dieu même.

     Or, cette rencontre délicieuse, selon le mode divin, se renouvelle sans cesse en nous d'une manière active. Car le Père se donne dans le Fils et le Fils dans le Père, en une complaisance éternelle et un embrassement amoureux; et ceci se renouvelle à toute heure dans le lien d'amour. De même, en effet, que sans cesse le Père contemple à nouveau toutes choses en la génération de son Fils, de même toutes choses sont de nouveau aimées du Père et du Fils dans l'émanation du Saint-Esprit (13). Et ceci est la rencontre active du Père et du Fils, en laquelle nous sommes embrasés amoureusement par le Saint-Esprit en éternel amour.

     Cette rencontre active et cet embrasement amoureux sont au fond de la nature divine fruitifs et sans mode; car l'abîme insondable de Dieu est si ténébreux et si dépourvu de modes qu'il engloutit en lui tous les modes divins, les opérations et la propriété des personnes dans le riche embrassement de l'unité essentielle; et il constitue la jouissance divine dans l'abîme de celui qu'on ne peut nommer.

     C'est ici un trépas Iruitif et une immersion qui fait disparaître dans la nudité essentielle, où tous les noms divins, tous les modes, toutes les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la vérité éternelle sont plongés dans le simple abîme innommé, sans modes ni raisons. Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses sont englouties en béatitude fruitive; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n'est de l'unité essentielle (14). Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité; car il n'y a ici autre chose qu'un repos éternel en un embrassement de jouissance où l'on se perd amoureusement; et cela se fait en l'essence sans modes, que tous les esprits de dévotion intime ont élue par dessus toutes choses. C'est le silence ténébreux où se perdent tous les esprits aimants.

     Si par la pratique des vertus nous pouvions nous rendre ainsi prêts, nous serions affranchis de notre corps, pour voguer sur les vagues sauvages de cette mer : nulle créature ne pourrait jamais y mettre obstacle.

     Que l'amour divin, qui ne rebute aucun mendiant, nous fasse posséder la jouissance de l'unité essentielle et contempler clairement l'Unité en la Trinité.

Amen.




(1) La traduction de Jordaens ajoute ici :  «citra tamen statum beatitudinis consummatae. »
(2) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV.
(3) Par cette expression très forte et néanmoins très exacte, Ruysbroeck veut dire, sans aucun doute, que la connaissance de Dieu, tel qu'il est en lui-même, ne peut être donnée à l'homme que dans la lumière divine. Alors l'on connaît Dieu comme Dieu se connaît lui-même, et c'est, d'une certaine façon, être Dieu avec Dieu. Néanmoins l'auteur ne propose jamais cette vision directe de Dieu comme se produisant per modum formae immanentis, ce qui est réservé à la seule vision béatifique.
(4) Cf. supr., 1. I, ch. I et 1. II, ch. I et IV, où sont énumérées les conditions à remplir pour voir, soit dans la vie active, soit dans la vie intérieure.
(5) Cf. S. JEAN DE LA CROIX, Montée du Carmel, 1. I, eh. I et 1. II, ch. II.
(6) Ici et ailleurs l'auteur enseigne que l'esprit est transformé en Dieu. L'expression, quelque forte qu'elle paraisse, ne doit pas nous surprendre elle est commune chez les auteurs mystiques. S. Thomas lui-même ne craint pas de s'en servir (cf. In Joann., cap. VI, lect. ). D'ailleurs, dans le traité suivant, Ruysbroeck aura soin d'en écarter toute interprétation panthéiste.
(7) Cf. S. JEAN DE LA CROIX, Montée du Carmel, 1. II, ch. II.
(8) La venue éternelle, dont parle Ruysbroeck, désigne donc une révélation nouvelle faite à l'âme de la génération éternelle du Verbe de Dieu, révélation à laquelle s'applique bien l'expression de nouvelle illumination qui caractérise cet état.
(9) La pensée est, qu'à ce degré élevé de contemplation, l'âme dépassant toute œuvre de créature et tout exercice de vertu, devient uniquement attentive à l'opération éternelle de Dieu en lui-même et la contemple comme s'accomplissant sur le théâtre de l'esprit qui lui est uni.
(10) Nous retrouvons ici l'idée familière à notre auteur, selon laquelle il y a pour nous une vie éternelle dans la pensée divine, vie qui a été ensuite traduite dans le temps, le jour où nous avons été créés. La première est appelée être éternel et la seconde être créé. Cf. Miroir du salut éternel, ch. VIII; supr., 1. II, ch. II et ch. LVII.
(11) Ce néologisme est le seul terme qui rende littéralement le mot anderheit, que Surius a d'ailleurs traduit par alteritas.
(12) C'est la traduction mot à mot du texte original : « in enen ewighen Nu, sonder vore en na ».
(13) Cf. S. THOMAS, Ia, q. 38, a. 2, ad 3 : « Sicut Pater dicit se et omnem creaturam Verbo quod genuit, inquantum Verbum genitum sufficienter reproesentat Patrem et omnem creaturam : ita diligit se et omnem creaturam Spiritu Sancto, inquantum Spiritus Sanctus procedit ut amor bonitatis primae secundum quam Pater amat se et omnem creaturam.
(14) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV.

retour suite