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Le livre du Tabernacle spirituel

CHAPITRE CXVIII


DES PAINS DE PROPOSITION.


   Ensuite, dans l'histoire figurative, Moïse reçut ordre de veiller à ce que des pains fussent toujours placés sur la table dans le tabernacle, devant le lieu de la présence divine. Dans la sainte Église le Christ a fait de même. Il a placé sur la table de notre charité des pains vivants du ciel, à savoir son corps très saint, sa Passion et sa mort, ainsi que sa vie glorieuse avec tous ses mérites. C'est là notre aliment spirituel aussi bien pour le temps présent que pour l'éternité.

   Dans l'histoire scholastique le Maître nous dit que ces pains placés sur la table par les prêtres juifs, étaient d'une blancheur éclatante, faits de farine de froment très pur, et sans mélange de levain. C'est bien la figure du corps très saint de Notre-Seigneur, car il était innocent et pur dans l'état de la grâce, et aujourd'hui, dans la gloire, il est d'une clarté resplendissante. Il a été fait de cette fleur très pure qu'est la Vierge Marie ; et il a été préservé du levain de l'orgueil dans les honneurs, ainsi que de tout défaut et de toute corruption.

   Les pains de proposition devaient être de la mesure, appelée épi. Un épi contient trois muids, et chaque muid, comme l'indique le nom modius, est une mesure parfaite, prescrite par Moïse dans la loi juive. Ainsi pourrait-on dire, par manière de comparaison, mais non au sens propre, puisque Dieu est sans mesure, que dans le saint Sacrement il y a trois mesures parfaites, la nature corporelle, la nature spirituelle et la nature divine, c'est-à-dire, le corps, l'âme et la personne divine.

   Ces pains étaient faits de la dixième partie des dîmes, car les dîmes que les lévites avaient reçues du peuple, étaient de nouveau partagées en dix et données par eux aux prêtres pour en faire ces pains. Auparavant, depuis Adam jusqu'à Moïse, on avait coutume de brûler les prémices et les dîmes en holocauste à la gloire de Dieu. Mais, lorsque le Seigneur constitua le sacerdoce et l'établit au-dessus du peuple, ce furent les prêtres qui, à la place de Dieu, reçurent ces prémices et ces dîmes, appartenant de droit à Dieu. De même, en effet, que le nombre un désigne le commencement, et dix la perfection en toute série, ainsi Dieu est-il le commencement et la fin, principe et terme de tout bien. Lors donc que les juifs offraient les prémices, c'est-à-dire les premiers fruits de la récolte, ils manifestaient le désir que Dieu, leur principe, vînt s'unir à eux. Mais dès là que Dieu s'est fait homme, nous n'offrons plus jamais les prémices, puisque notre principe s'est déjà uni à nous. Si par contre nous voulons à notre tour nous unir à lui, il nous faut donner les dîmes de tous nos fruits, aussi bien temporels que spirituels, extérieurs qu'intérieurs reconnaissant ainsi, comme il est de notre devoir, que tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons ou pouvons faire, nous vient entièrement de sa grâce. Aussi la loi divine nous ordonne-t-elle de donner les dîmes des choses extérieures, dans la mesure où le prescrivent les lois et les coutumes du pays où nous habitons. J'espère que par là nous satisfaisons devant Dieu, bien que les coutumes relatives aux dîmes soient fort diverses dans les différents pays. Ce n'est pas de ces dîmes pourtant qu'on fait les pains, dont nous, prêtres, devons nous nourrir spirituellement dans le tabernacle de Dieu, car c'est sur notre personne et sur nos œuvres que nous devons prendre ces dîmes, même si déjà nous appartenons à Dieu entièrement. Ces dîmes, nous les payons lorsque nous soumettons nos sens aux dix commandements de la loi et les y maintenons, et lorsque nous inclinons notre volonté propre devant la volonté divine.

   Nous offrirons à Dieu nos dîmes par les mains des prêtres, à qui nous devons l'obéissance, ainsi qu'aux supérieurs qui nous gouvernent au nom de Dieu. Ils sont intermédiaires entre nous et Dieu par leurs sacrifices, leur vie, leur enseignement et par les sacrements de la sainte Église, et nous ne saurions nous passer d'eux, à moins que la religion chrétienne ne fût abolie, ce qui est impossible. Le sacerdoce doit demeurer jusqu'à la fin du monde, qu'on le veuille ou non, de même que la religion chrétienne, et le Christ avec nous dans le saint Sacrement. Car la barque de saint Pierre traversera tous les flots de l'affliction, conduisant tous les élus dans le port de la gloire divine ; mais tous ceux qui tombent de la barque de la foi chrétienne seront à jamais perdus.

   Il faut donc être obéissant, renoncer à soi, dompter ses sens et sa nature, pour suivre le Christ et porter sa croix : car alors on offre à Dieu les dîmes par les mains des prêtres. Le Christ lui-même a payé les dîmes par son obéissance jusqu'à la mort à cause de nous. Il s'est offert à son Père céleste en se livrant aux mains de mauvais prêtres, ses ennemis. Il a déposé ses dîmes dans la sainte Église, jointes aux nôtres, prêt à nous laisser les neuf parts pour notre usage à condition que nous lui donnions la dixième. Lorsque nous obéissons en toute sincérité, nous participons à tout bien et devenons aptes à toutes les vertus. Telle est la manière d'obtenir tous les modes de vertu et de nous élever jusqu'aux rangs et aux chœurs des anges et des saints. C'est l'effet des bonnes œuvres, c'est-à-dire des neuf parts que nous gardons pour nous et qui sont le pain des profanes et l'aliment indispensable de tous les hommes. Mais la dixième part est le libre abandon à la volonté divine, qui nous unit au Christ et nous établit dans le dixième chœur à la droite du Père.

   Cette dîme alimente les prêtres, les lévites et tous les ordres religieux du monde, car avec les anges tous les saints se réjouissent de notre obéissance, et en particulier ceux qui, au-dessus de la loi des commandements, observent les conseils divins. C'est par leur prière, leur sainte vie et leur enseignement, ainsi que par les pratiques de la sainte Église, que la sainte chrétienté demeure stable. S'il n'y avait pas eu la sainte Écriture, le sacerdoce, et les ordres religieux, la chrétienté aurait depuis longtemps péri : chacun suivrait son bon plaisir et ses caprices : autant de têtes, autant d'avis. Le peuple serait égaré, renierait la foi chrétienne et oublierait toute vertu.

   Si vous voulez observer les commandements divins et être nourri spirituellement de vos bonnes œuvres, il faut payer la dîme, c'est-à-dire obéir aux prêtres ; si, par contre, vous avez voué l'obéissance, vous devenez lévite et pouvez vivre de la dîme. Mais pour en être nourri, il vous faut encore observer les conseils divins et pratiquer les exercices spirituels, payant à votre tour la dîme de l'obéissance. De là sont faits les pains qui, le jour du sabbat, doivent être posés devant la face de Dieu dans le tabernacle, et ce sont les seuls prêtres qui ont le droit de les y mettre et de s'en nourrir.

   Comme il a été dit plus haut, Jésus-Christ a laissé et donné à la sainte Église son humanité et toutes ses œuvres. Il est la perfection de notre vie et de nos œuvres, car il donne la vie aux vivants et sanctifie les saints, et son obéissance est le sacrifice qui précède et enveloppe toutes les bonnes œuvres que nous pouvons offrir à Dieu. Ainsi il devient la dîme de nos dîmes, c'est-à-dire un hommage parfait de tous les honneurs que nous pouvons rendre à Dieu. Il est le premier prêtre qui ait posé, sur la table de notre charité, le pain céleste, son corps glorieux, donné en nourriture éternelle. Dans les saints mystères cette fonction est renouvelée par les prêtres, oints et consacrés en son honneur. Mais, comme dans la loi juive, nul autre ne peut s'ingérer dans ce ministère, de même qu'il n'appartenait qu'aux prêtres, sanctifiés et consacrés à cette fin, de placer les pains sur la table. Nul non plus ne pouvait entrer dans le tabernacle, ni manger de ces pains, sinon les prêtres seuls, de là le nom de pains sacerdotaux.

   Or, voici que le Christ a ouvert le tabernacle si largement, que tous ceux qui sont revêtus de la grâce peuvent y entrer. Il est lui-même le pontife suprême qui a uni à la sienne notre charité à tous. Il est si généreux et a pour nous tant d'amour, qu'il s'est donné lui-même en nourriture et en boisson sur la table de notre charité commune. Il est le pain sacerdotal, le pain de proposition, qui repose sans interruption sur la table de notre charité, devant la présence divine. Tous ceux que la grâce divine a oints et consacrés, sont prêtres selon l'esprit dès lors il leur appartient de placer ce pain sur la table intérieure de la charité aussi bien que de s'en nourrir. Sanctifiés, ils entrent dans le tabernacle, et là, ils posent la Passion et la sainte mort du Christ en oblation devant Dieu. Et le Christ lui-même devient leur nourriture et leur boisson, lui qui est la sainteté de tous les saints. C'est alors le jour du sabbat, où tous sont dans la paix et le repos, et chôment de tous leurs vices.

   Il faut remarquer cependant qu'alors même qu'un homme serait aussi saint que saint Jean-Baptiste, aussi sage et savant que nul ne fut jamais, s'il n'était pas ordonné prêtre selon l'ordonnance de la sainte Église, il n'aurait pas le pouvoir de consacrer le corps du Seigneur, ni de toucher le saint Sacrement ou de le donner au peuple, ni d'absoudre les péchés, ni d'ordonner les prêtres, ni d'administrer la confirmation ou l'extrême-onction. Ceci appartient à l'évêque et aux prêtres, eux qui, de la part de Dieu et de la sainte Église, ont été établis et ordonnés à cet effet. Mais en cas de nécessité, chaque homme peut baptiser ; de même, si l'on ne trouve pas de prêtre, un diacre peut donner le saint Sacrement et entendre la confession (1). Et tout homme, quel qu'il soit, s'il trouvait le saint Sacrement gisant dans le chemin sans qu'il y eût là de prêtre pour le recueillir, pourrait le prendre et le porter au prêtre ; de même pourrait-il l'enlever si un incendie dévorait une église. Agir alors ainsi est convenable et licite, mais non en dehors de ces cas.

   Il en était de même dans la loi juive, où l'on pouvait se donner la circoncision l'un à l'autre, mais personne ne pouvait offrir le sacrifice, car cela appartenait au prêtre.

   En outre, bien que tous nous puissions spirituellement être comme la mère du Christ, au moyen des vertus, la seule Vierge Marie est sa mère selon la nature. En elle la maternité spirituelle était invisible, mais dans son enfantement corporel elle nous a donné le Sauveur d'une façon visible. Et lui-même s'est donné à nous et demeure avec nous dans le saint Sacrement entre les mains des prêtres, en souvenir de sa Passion, de son amour et de sa mort. Nul ne peut s'ingérer dans le ministère sacerdotal, qui n'y soit ordonné de la part de Dieu et de la sainte Église.

   On le prouve par une figure empruntée au quatrième livre de Moïse. Lorsque, dans la tribu de Lévi, Dieu choisit le seul Aaron avec ses fils et leur postérité, pour les établir prêtres au-dessus de tout le peuple d'Israël, il choisit aussi dans la même tribu ceux qui devaient porter les fardeaux et être les ministres d'Aaron et de ses fils dans le tabernacle de Dieu. Or, le jour de la consécration d'Aaron, les lévites étaient au nombre de huit mille cinq cent quatre-vingt, tous ceux qui avaient de vingt-cinq à cinquante ans, sans compter ceux qui étaient plus jeunes ou plus âgés. Mais l'ensemble de tous ceux qui étaient âgés de plus d'un mois, était de vingt-deux mille trois cents, sans compter les femmes et les filles. À ces lévites le Seigneur accorda les dîmes de tous les biens ; mais de ces dîmes ils devaient donner la dixième partie aux prêtres, gardant les neuf autres parts pour leurs nécessités et celles de leurs familles. Les prêtres recevaient aussi toutes les prémices et les premiers-nés des animaux, avec toutes les autres oblations, quelle que fût la manière dont on les offrait à Dieu : de cela ils devaient vivre, eux et leurs familles.

   En ce temps il y avait un grand nombre d'anciens parmi les lévites, et Coré, fils d'Isaar, était leur chef, et c'était le cousin germain d'Aaron. Ils s'adjoignirent Dathan et Abiron, deux chefs venus de la tribu de Ruben, le fils aîné de Jacob. Ils étaient tous ensemble remplis de haine et d'envie à l'égard de Moïse, s'indignant de ce qu'il fût seul chef et prince sur tout le peuple de Dieu, et qu'Aaron, lui aussi, gardât le sacerdoce pour lui seul et pour ses fils. Grandement indignés, parce qu'ils étaient de la même tribu, ils pensaient être dignes comme lui de recevoir le sacerdoce, tandis que Dathan et Abiron, descendants du fils aîné, leur semblaient mériter plus que Moïse, de la tribu de Levi, d'être chefs en Israël.

   Aussi provoquèrent-ils des murmures parmi le peuple du Seigneur. Et Moïse leur dit : « Demain chacun de vous prendra un encensoir garni de feu, et vous y mettrez les aromates qu'on brûle toujours à la gloire de Dieu ; Aaron, lui, en fera de même. Et celui que Dieu indiquera et choisira, sera sanctifié (2). »

   Le lendemain matin Moïse manda Dathan et Abiron auprès de lui, mais ils ne voulurent point venir. Moïse alors convoqua tout le peuple, et dit à Coré, qui était son cousin, et à ses compagnons, au nombre de deux cent cinquante, de garnir leur encensoir de feu et d'aromates pour honorer Dieu, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Quand tous se tenaient ainsi prêts devant le lieu de la présence divine, Moïse pria avec larmes le Seigneur, de les frapper tous d'une mort extraordinaire, telle qu'on n'en avait jamais vue auparavant, afin que tout le peuple pût reconnaître qu'il était envoyé de par Dieu. Et aussitôt la terre trembla et s'ouvrit sous les pieds de ceux qui se tenaient là, et ils furent engloutis tout vivant dans la terre et dans l'enfer, avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens. Et la terre se referma, comme si rien n'avait eu lieu. Mais les encensoirs fumants étaient restés au même endroit, et Aaron était demeuré debout sans être aucune-ment atteint. Son fils Eléazar recueillit alors les encen-soirs, dont on fit de petites couronnes et qu'on suspendit à l'autel des sacrifices, en souvenir perpétuel de ce grand châtiment, et afin que personne n'eût désormais la prétention d'offrir ainsi de l'encens à Dieu, hormis ceux qui étaient de la race d'Aaron.

   Cependant dès le lendemain de cet événement le peuple murmurait de nouveau contre Moïse et Aaron, sous prétexte qu'ils mettaient à mort les fils d'Israël, et on s'apprêta à les lapider. De sorte que Moïse et Aaron se voyaient obligés de s'abriter dans le tabernacle de Dieu. Aussitôt une nuée couvrit le tabernacle : la gloire de Dieu se manifesta et le Seigneur ordonna à Moïse et à Aaron de se séparer du peuple, car il voulait l'anéantir tout entier. Et pendant qu'ils se tenaient prosternés la face contre terre, un feu descendit du ciel et s'abattit sur le peuple. Moïse alors, s'adressant à son frère, lui dit : « Hâtez-vous de prendre un encensoir garni d'aromates, mettez-y du feu de l'autel de Dieu, et courez au peuple, afin de prier pour tous. » Et dès qu'Aaron l'eut fait, et qu'il se trouva au milieu du peuple, entre les vivants et ceux qui avaient déjà péri, le châtiment cessa. Vingt-quatre mille soixante-dix hommes avaient ainsi trouvé la mort.

   Néanmoins les juifs ne furent pas encore rendus au calme et à la tranquillité ; ils murmuraient entre eux et se disaient : « Bien que Dieu ne veuille choisir parmi les lévites qu'Aaron tout seul, peut-être désire-t-il prendre dans une autre tribu ou même en toutes, quelqu'un qui soit digne d'être établi prêtre sur son peuple. »

   Moïse alors, sur l'ordre de Dieu, prit douze verges, une pour chaque tribu, et sur chaque verge il inscrivit le nom du chef de la tribu. Or, il y avait douze tribus, sans compter les lévites, car de joseph étaient venues deux tribus, Ephraïm et Manasse. Une treizième verge fut ajoutée pour la tribu de Lévi, sur laquelle Moïse inscrivit le nom de son frère Aaron, au titre de chef des lévites. Ensuite il prit encore une verge à part, sur laquelle furent inscrits les noms de toutes les tribus, afin d'apprendre si Dieu voulait pour son service des prêtres de toutes les tribus. Toutes ces verges ensemble furent déposées dans le tabernacle devant le Seigneur. Et le lendemain matin, lorsque Moïse sortit toutes les verges du tabernacle, celle d'Aaron seule était couverte de feuilles et de fleurs, et chargée d'amandes. C'était la troisième fois que le sacerdoce d'Aaron était manifesté, attesté et confirmé par Dieu.

   Le Seigneur ordonna de déposer la verge d'Aaron dans l'arche de l'alliance, en témoignage contre les mauvais rebelles, qui, dans leur envie, avaient méprisé le sacerdoce, que Dieu voulait voir honoré. Ils s'étaient élevés eux-mêmes, voulant être égaux à ceux que Dieu avait appelés et choisis, pour les établir au-dessus de son peuple ; mais Dieu les punit et les frappa de mort.

   De nos jours nous voyons des choses semblables, et même pires qu'autrefois. Car on trouve grand nombre de gens pervers qui ne cherchent pas à se faire seulement les égaux des prêtres, mais veulent être leurs supérieurs. Aussi les voit-on rejeter et mépriser le sacerdoce, que le Christ a honoré de sa propre personne, étant lui-même prêtre pour l'éternité et le fondement de la dignité sacerdotale. C'est pourquoi l'on doit honorer le sacerdoce plus que tout autre état au ciel ou sur la terre, et si quelqu'un le méprise, il méprise le Christ et ses apôtres, avec tous les saints qui ont été prêtres et qui maintenant sont avec le Christ dans la gloire. Et les meilleurs hommes qui soient sur la terre et qui peuvent le plus auprès de Dieu par leurs prières, sont les prêtres en qui Dieu se complaît.

   Ceci est manifeste. Car si Aaron et ses fils plaisaient tellement à Dieu, lorsqu'ils immolaient et sacrifiaient un agneau à sa gloire, combien plus Dieu ne doit-il pas se complaire dans le Christ qui, dans le feu de son amour, offre par les mains des prêtres sa mort innocente à la gloire de son Père céleste ? Là ce n'était que la figure, ici c'est la réalité. C'est donc à juste titre que le laïc ne doit mépriser aucun prêtre, ni s'en prendre à lui, car ce serait un mal et un manque de respect.

   Si le Christ et les saints apôtres ont souffert que le pervers judas demeurât avec eux jusqu'au moment où il se pendit, pourquoi à notre tour ne supporterions-nous pas le mauvais prêtre, jusqu'à l'heure où pour prix de ses péchés, il sera pendu au fond de l'enfer ? Car plus on est placé haut, plus profonde sera la chute plus ici-bas la gloire du pécheur aura été grande, plus il aura à souffrir de confusion et de honte ; et plus les délices et les joies auront été abondantes ici-bas, plus il aura là à subir de peines et de tourments.

   Si donc vous voyez un mauvais prêtre que vous ne pouvez pas corriger, priez pour lui et abandonnez-le à la justice de Dieu et au jugement des prélats, eux qui ont le devoir de le punir au nom de Dieu, et même de le faire incarcérer si besoin en était ; mais puisqu'il a été oint de l'huile sainte, personne ne pourra le mettre à mort, à moins qu'il ne s'agisse d'un hérétique. Cela doit nous suffire, et pour le reste, suivons les bons prêtres. Ils nous conduiront au tabernacle de Dieu et ils nous nourriront des pains célestes, tels que nous les trouvons toujours préparés sur la table de notre charité devant la présence divine.


CHAPITRE CXIX

DES VINGT-QUATRE PRÊTRES JUIFS ET DE LEUR
MINISTÈRE.


   Nous savons par l'histoire qu'il y avait vingt-quatre prêtres attachés au temple de Salomon, ayant femmes et enfants : car le sacerdoce appartenant à une seule tribu, il était nécessaire que cette tribu et avec elle le sacerdoce ne s'éteignît pas. Ces prêtres exerçaient leur ministère toutes les deux semaines, de façon qu'il y eût toujours douze prêtres au temple. Ceux-ci ne pouvaient pas sortir, car pendant leur semaine, ils devaient être purs et séparés de leurs femmes. Tous les samedis ils changeaient de service avec les autres, et lorsque venaient ceux de la semaine suivante, ils apportaient douze pains fraîchement cuits et encore chauds, pour les déposer sur la table d'or. Chaque pain était placé sous une patène d'or, et sur cette patène on mettait une poignée d'encens, et l'on n'y touchait plus jusqu'au samedi suivant. Alors venaient les douze autres prêtres, qui mangeaient les pains et brûlaient l'encens sur l'autel d'or. De nouveau ils plaçaient des pains et de l'encens, et ainsi de suite, d'une semaine à l'autre. Ces pains, appelés pains de proposition, étaient placés sur la table d'or, et il n'y avait que les prêtres qui en pouvaient manger, et seulement dans le temple devant le lieu de la présence divine.

   Or, ces douze prêtres déposaient devant Dieu ces pains, sur la table d'or, en souvenir de ce que Dieu, au commencement de leur loi, avait conduit les douze tribus hors de l'Égypte, et qu'il les avait nourries dans le désert de pains célestes ; ce fut en même temps une figure prophétique qu'au commencement de la loi chrétienne il nourrirait les douze apôtres et leurs successeurs du saint Sacrement.

   Les pains que les prêtres juifs déposaient sur la table, étaient chauds ; tandis que ceux qu'ils mangeaient, étaient froids. Ceci nous est une figure du désir ardent avec lequel les patriarches et les prophètes, aussi bien que les saints prêtres juifs, appelaient la venue du Seigneur ; c'était, pour eux, apporter des pains chauds. Mais ce qu'ils mangeaient n'était qu'image et figure, et pour cela froid et dépourvu de saveur. Ce que les premiers prêtres apportaient était toujours mangé par les autres, qui venaient après eux. Or, c'est là justement ce qui se produit pour nous. En effet, la venue du Seigneur que les Juifs désiraient voir, les apôtres la contemplaient, et à notre tour nous la voyons réalisée.

   Aussi devons-nous désirer ardemment que tous les desseins pour lesquels Dieu s'est fait homme et a lutté jusqu'à la mort, s'accomplissent.

   Or, tous les décrets d'amour, qu'il a portés sur nous depuis le commencement du monde, seront réalisés lorsque, avec notre âme et notre corps, nous nous réjouirons dans la contemplation de la gloire divine. Ce sera le septième jour, le jour du repos éternel, auquel par-dessus tout nous aspirons avec tous les saints. Et bien que Dieu nous ait laissé le même aliment dont se nourrissent les saints du ciel, nous n'en usons que sous le voile du sacrement et dans la lumière de la foi. Car, tant que nous demeurons voyageurs et pèlerins, nous n'en pouvons supporter la clarté, la chaleur ni le goût, tels qu'en jouissent ceux qui vivent dans le royaume céleste. Toutefois, à mesure que nous triomphons du monde, et que nous dominons la chair, que nous nous élevons au-dessus du temps et que nous nous approchons de l'éternité, devenant semblables aux saints, nous en éprouvons le goût de plus en plus. Dans ce sens l'Esprit du Seigneur a dit : « Au vainqueur je donnerai un pain céleste caché (3) » car cet aliment est caché au monde et à tous ceux qui lui ressemblent, quel que soit leur état. Mais si nous voulons goûter Dieu, il nous faudra faire ce que nous enseignent les prêtres juifs dans l'histoire figurative : entrer dans notre tabernacle et soulever la patène d'or qui est le désir et l'amour envers Dieu. Nous y trouverons tou-jours une poignée d'encens, c'est-à-dire une flamme ardente de dévotion, que nous devons brûler sur notre autel d'or, qui est le respect que nous portons à Dieu. Alors nous trouverons la nourriture angélique sur la table de notre charité.

   Dans le tabernacle juif les pains sacerdotaux étaient posés sur la table d'or au-dedans de la grande couronne, et en dessous de la petite, qui surmontait la table et la grande couronne. Il en est de même aujourd'hui pour la table de notre charité. Entre l'amour que nous portons Dieu et l'amour de Dieu pour nous se trouve notre nourriture éternelle. Notre amour pour Dieu est figuré par la grande couronne, car il peut toujours grandir et augmenter ; tandis que l'amour de Dieu pour nous est la petite couronne ; devant cet amour nous sommes anéantis et liquéfiés en Dieu.

   Mais pour connaître cette nourriture et la manière de s'y préparer et de la manger, nous allons considérer la figure suivante, tirée du deuxième livre de Moïse.


CHAPITRE CXX

DE L'AGNEAU PASCAL.


   Au temps où le Seigneur voulait conduire le peuple d'Israël d'Égypte en la terre promise, il dit à Moïse : « Ce mois-ci sera le premier de l'année. » Il s'agissait du début de la lime, qui commence en mars et finit en avril ; car les juifs comptaient les mois selon les lunes et les commençaient au moment où la lune reçoit du soleil sa première clarté. Le Seigneur dit donc à Moïse : « Le dixième jour de ce mois, l'on prendra dans chaque maison et famille un agneau, ou si l'on ne peut se procurer un agneau, l'on prendra un chevreau. Lorsque les membres de la famille ne suffisent pas pour manger l'agneau en son entier, l'on invitera des voisins, autant qu'il est nécessaire. L'agneau sera âgé d'un an, mâle et sans tache, c'est-à-dire sain et sans défaut. Jusqu'au quatorzième jour du mois, il sera gardé vivant. Au soir de ce jour, il sera offert et immolé dans l'assemblée des fils d'Israël et dans chaque maison. Puis, ajouta le Seigneur, vous prendrez de son sang avec un rameau d'hysope, afin d'en marquer les deux montants et le linteau des portes : et la nuit vous mangerez sa chair non pas crue ni bouillie dans l'eau, mais rôtie au feu, avec des pains sans levain et des laitues sauvages. Vous mangerez la tête, les jambes et les entrailles ; ce qui restera sera brûlé au feu. L'impur ni l'incirconcis ne mangeront de l'agneau. Vous vous ceindrez les reins, et vous aurez des sandales aux pieds et le bâton à la main. Vous ne briserez aucun ossement de cet agneau, ni ne jetterez rien de sa chair : et vous le mangerez à la hâte, car c'est la nuit du passage du Seigneur. » Cette nuit-là, en effet, l'ange passa par l'Égypte pour mettre à mort tous les premiers-nés depuis les hommes jusqu'aux animaux : mais là où les montants étaient marqués du sang de l'agneau, il ne devait pas approcher. Les enfants d'Israël firent donc tout ce que Moïse et Aaron leur ordonnaient de la part de Dieu, et ils sortirent tous ensemble de la terre d'Égypte. Ensuite le Seigneur dit encore : « Ce jour vous sera une fête solennelle et vous en conserverez le souvenir dans vos générations par des rites perpétuels. Pendant sept jours vous mangerez du pain sans levain. Le premier jour vous sera solennel et saint, et de même le septième. Vous n'y ferez aucun travail en dehors de ce qui est nécessaire pour la nourriture (4). »

   Voyez, cet agneau pascal était une figure de notre sacrement de l'autel, que nous célébrons aujourd'hui et dont nous sommes nourris spirituellement dans la vie présente et pour l'éternité. Le Seigneur nous l'a laissé, comme testament, au moment d'aller à la mort, le donnant pour chacun de nous en particulier et pour tous ensemble, comme le marquait déjà la figure prophétique. Chaque année, en effet, le dixième jour de la lune d'avril, toutes les maisons devaient avoir chacune un agneau ou un chevreau qu'on gardait jusqu'au quatorzième jour du mois, jour auquel on devait le tuer et le manger. Mais en outre on immolait ce même soir un autre chevreau commun à tout le peuple et qui devait être mangé par les douze princes, chefs des tribus et de tout le peuple. C'est pourquoi le Christ Jésus, l'agneau pascal du monde entier, voulant mourir pour réaliser la figure, vint à Jérusalem le neuvième jour du mois, un jour avant le temps, afin qu'on pût s'assurer de lui : et c'était le jour des Rameaux. Puis le lendemain, qui était le vrai temps, il revint, comme dit saint Marc, et il chassa du temple tous ceux qui y achetaient et vendaient, renversa les tables des changeurs, et jeta leur argent par terre (5) : il voulut ainsi purifier sa maison, pour que nous y puissions manger notre agneau pascal. Dès lors les scribes et les pharisiens résolurent dans leur cour de le faire périr le quatorzième jour du mois, car il était comme le chevreau qu'on avait coutume d'immoler pour le peuple entier, et il était enflammé tant par nature que par grâce, du désir qu'il avait de mourir pour nous.

   Toutefois, avant de consentir à se laisser saisir, le Seigneur fit préparer un repas qu'il devait partager avec ses disciples et qui serait sa pâque à lui : ainsi mangèrent-ils la pâque telle que l'ordonnait la loi. Mais comme les apôtres étaient princes et chefs de la chrétienté, il voulut immoler et manger avec eux le chevreau commun à tous, qui le représentait lui-même, tout enflammé qu'il était du désir de subir pour nous la mort. Et il avait grande avidité et hâte d'être notre nourriture dans le sacrement ; car l'intense chaleur de son sang détruisait le lien du péché, ainsi que le diamant qui ne peut être dissous que dans le sang tout chaud d'un bouc. Il donna donc à ses disciples l'agneau pascal, qui était pour nous tous, c'est-à-dire sa chair et son sang et sa vie innocente.

   II faut remarquer encore que, selon la figure, l'agneau pascal, que mangeaient les juifs, devait être âgé d'un an, être mâle et sans tache : ce qui signifiait que notre agneau, Jésus, était achevé et parfait en toutes vertus. Et sa sainte mort a rempli le monde de fruits spirituels. Il fut tout intègre et gracieux, et sans aucune tache ni défaut.

   De plus il fallait que la lune eût dix jours avant que fût amené l'agneau dans la maison. Or, la lune signifie notre vie, et le Christ Jésus est le soleil qui l'éclaire de sa grâce, la rend féconde et la renouvelle en vertus. Si nous vivons selon les dix commandements de Dieu, nous avons déjà l'agneau dans notre maison : mais il faut encore quatre autres jours pour que la lune soit parfaite et que l'agneau puisse être mangé. De ces quatre jours le premier consiste dans le mépris tant de nous-mêmes que de toutes nos œuvres. Le deuxième jour c'est le désir de vivre pour Dieu et de pratiquer toutes les vertus. Le troisième jour sera la fidélité et la charité vis-à-vis de tous les hommes sans exception. Le quatrième jour c'est celui de la pleine lune : alors nous tournerons le dos à l'occident en oubliant tout ce qui est du monde, et nous dirigerons notre face vers l'orient, vers le Soleil éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car c'est au quatrième jour de la création du monde que Dieu a créé le soleil et la lune, placé le soleil à l'orient et la lune à l'occident, pour que le monde tout entier fût illuminé. Ce quatorzième jour du premier mois et ce temps de l'année ont été pour nous grandement honorés par Dieu ; car c'est alors qu'il a fait toutes les créatures et l'homme au-dessus d'elles toutes, lui donnant pour séjour le paradis terrestre. Ensuite, trois mille trois cent seize ans plus tard, en ce même temps de l'année, Dieu appela Abraham de la terre de Chaldée dans la terre de Chanaan, et il lui dit : « Je donnerai cette terre à votre descendance, et en elle, c'est-à-dire dans le Christ, tous les hommes seront bénis : et je serai votre récompense très grande (6). » Puis, quatre cent trente ans après, à la même époque de l'année, en ce même quatorzième jour de la lune, les fils d'Israël mangèrent leur agneau pascal, et Dieu les fit sortir d'Égypte et les conduisit à travers la mer Rouge jusqu'au désert, où il les nourrit d'un pain céleste. Quatorze cent cinquante-trois ans plus tard, encore au même temps de l'année et à la même lune, le Fils de Dieu est descendu ici-bas et a pris notre nature, naissant du sang très pur de la Vierge Marie, pour être notre nourriture, tant par sa présence que par ses enseignements célestes. Enfin trente-trois ans s'étant écoulés, en ce même temps de l'année et de la lune, il a subi pour nous la mort et nous a nourris, dans le sacrement, de son corps très saint et de tout ce qu'il pouvait nous donner : c'est là notre Pâque, le terme de toutes les figures et l'entrée dans la vie éternelle. L'on croit aussi que c'est à la même époque de l'année que le Seigneur reviendra pour le jugement et fera entrer ses amis et ses élus dans la gloire de son Père. Veillons donc et mangeons ; le Christ est notre agneau pascal, notre nourriture en cette voie, et il a pouvoir pour nous introduire dans la terre promise, car il a été immolé, mis à mort et est ressuscité. Tournons le dos au monde et la clarté du soleil luira sur notre visage, et ce sera pour nous pleine lune : car si notre vie est rendue parfaite et pleine par la grâce divine, il nous sera permis de prendre toute la nourriture qu'il nous plaira.

   Mais nous devons encore tremper l'hysope dans le sang de l'agneau, pour en marquer les montants et le linteau de notre porte. L'hysope est une petite herbe qui croît dans le creux des rocs et qui guérit chez l'homme l'inflammation du poumon. Cette petite herbe c'est le Christ dans son humilité, enraciné dans le roc de la divinité : si nous voulons le regarder, alors même que nous serions enflés d'orgueil, nous serons guéris. Son corps, comme l'hysope, a été entièrement trempé dans le sang de l'agneau, et ainsi a-t-il consacré et sanctifié, de tout son pouvoir, le monde entier. Méditons donc dans notre mémoire sa Passion, repassons dans notre intelligence sa fidélité et son amour, et imitons avec ferveur dans notre volonté sa mort précieuse par la mortification de nous-mêmes. Et ainsi nous aspergerons les montants et le linteau de notre porte avec le sang de l'agneau, et dès lors aucun ennemi ne pourra s'approcher de notre maison.

   C'est ce que nous apprend la figure : car, dans la nuit où les juifs mangeaient l'agneau pascal et où les montants de leurs portes étaient teints du sang de cet agneau, ils étaient préservés de toutes les plaies. Par le pays d'Égypte, au contraire, passait l'ange, frappant tous les premiers-nés des hommes et des animaux, qui moururent tous cette nuit même. Ainsi tous ceux qui confessent le Christ et le suivent par la pénitence, le goûtant à l'intérieur, sont gardés de péchés graves : car les montants de leur porte sont signés de son sang. Mais les habitants de l'Égypte, c'est-à-dire ceux qui n'obéissent pas au Christ et vivent selon la chair et le sang, ne sont pas signés du sang de Notre-Seigneur : aussi sont-ils sous le pouvoir de l'ennemi et meurent-ils souvent de la mort du péché.

   Ensuite le Seigneur nous ordonne de manger l'agneau pascal, non pas cru ni bouilli, mais rôti au feu. Le manger cru, c'est ne le recevoir que sacramentellement, sans charité ; le manger bouilli dans l'eau, c'est s'approcher du sacrement par coutume, pour la douceur, la consolation spirituelle ou quelque chose de périssable. Mais le manger rôti, c'est communier par charité sincère, pour la gloire de Dieu et pour lui être uni dans la béatitude éternelle. Nous devons encore manger l'agneau avec du pain azyme et des laitues sauvages. Il nous faut donc une foi ferme, constamment et simplement unie à son objet, sans aucune fiction, selon la parole de Notre-Seigneur : « Gardez-vous du levain des pharisiens qui est l'hypocrisie (7) » Les laitues sauvages signifient amertume et contrition entière de tous nos péchés.

   La figure dit encore que nous devons manger la tête, les pieds et les entrailles de l'agneau, c'est-à-dire que nous devons soupirer après le Christ avec grande avidité de désir, comme si nous étions affamés et que jamais nous ne puissions être rassasiés : cette avidité immense que nous sentons en nous-mêmes, désire dévorer pieds, entrailles et tête, c'est-à-dire le corps, l'âme et la divinité. Or, dans le sacrement, la substance et la nature du pain sont changées en la substance et la nature du corps de Notre-Seigneur ; et la nature du corps de Notre-Seigneur est là sans occuper de place, ayant accidentellement et par concomitance la longueur, l'épaisseur, la grandeur et la forme et tout ce qui appartient au corps du dehors et du dedans ; et cette même nature est unie à l'âme, à la personne du Verbe et ainsi à la divinité. Aussi quand nous recevons la substance du corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, recevons-nous par concomitance tout ce qu'il est selon la divinité et selon l'humanité. Il demeure, il est vrai, toujours immuable et immobile sur le trône céleste, à la droite du Père ; mais selon sa divinité, il est partout sans occuper de place, et c'est ainsi qu'il est dans le sacrement. Car, si l'hostie occupe un lieu, le corps du Seigneur est là d'une façon non locale ; et pour cette raison il est en chaque hostie et en chaque partie d'hostie, entier et indivisé. Ainsi quant au lieu, quant à la vue et à la compréhension des sens, son corps est toujours et immuablement dans le ciel ; mais par la consécration, il est partout où consacrent les prêtres, et chaque homme le reçoit tout entier, et tous les hommes ensemble ne reçoivent pas plus qu'un seul, car il reste indivisé ; et nécessairement il en est ainsi, sans quoi nous ne pourrions le recevoir, ni ici ni dans l'éternité. Et si là ce n'est plus de façon sacramentelle que nous le recevons, la façon spirituelle qui appartient au sacrement, demeure éternellement. Ainsi l'a dicté la sagesse divine pour notre instruction, afin que d'avance nous connaissions et goûtions le mode de notre béatitude.

   Remarquez donc l'explication que je vous ai donnée, et s'il vous reste encore quelque chose sur le sacrement que vous ne compreniez pas, brûlez-le dans le feu de l'amour divin, c'est-à-dire ne vous en préoccupez pas, mais abandonnez-le à son amour, comme il nous l'enseigne lui-même.


CHAPITRE CXXI

DE CEUX QUI PEUVENT MANGER L'AGNEAU PASCAL.


   Il était dit encore dans la loi : « Celui qui est impur ou incirconcis ne mangera pas de cet agneau. » Cela veut dire que tous ceux qui vivent en péché mortel, ou qui ne sont pas baptisés ne peuvent s'approcher du sacrement De même le Seigneur ordonnait-il d'avoir les reins ceints, les chaussures aux pieds et des bâtons en main : ce qui signifie que nous devons être purs d'âme et de corps, élever tous nos désirs vers les choses célestes, et fouler aux pieds tout ce qui est de la terre : c'est ainsi que nos pieds, qui représentent nos désirs, seront chaussés de peaux mortes, pour les garantir de la terre. Nous aurons enfin des bâtons en main, si nous nous appuyons sur la grâce de Dieu et sur son soutien, plutôt que sur toutes les œuvres que nous pourrions faire. Ne rompre ni briser aucun des os de l'agneau pascal, c'est vouloir tout ce que veut le Christ, et souhaiter que sa volonté s'accomplisse dans nos œuvres en toute circonstance, sans changement, amoindrissement ni lésion quelconque. Car de même que toute la force de l'homme se trouve dans ses os, de même la force du Christ se trouve dans sa volonté, qui ne peut désirer autre chose que notre salut ; c'est pourquoi nous devons vouloir et agir en toutes choses avec lui, pour que les os de notre agneau pascal demeurent intacts. Ainsi était-il en sa volonté d'être crucifié par les juifs, afin que, selon la figure, aucun des os de son corps ne fût brisé.

   Si le Seigneur défendait de jeter la chair de l'agneau, cela veut dire qu'on ne doit donner le saint sacrement ni à un excommunié, ni à un infidèle, ni à qui que ce soit, qui d'une façon ou d'une autre serait en dehors de la communion de la sainte Église. Il ordonnait ensuite de manger l'agneau en hâte, parce que c'était le passage du Seigneur. Or, le passage de Notre-Seigneur Jésus-Christ et notre empressement a manger consistent dans le désir affamé de s'établir en l'unité, d'y entrer et d'y retourner sans cesse avec grande avidité, avec la faim et le désir de passer à la béatitude : c'est là manger avec empressement. Mais la satiété, c'est d'être déjà passé en Dieu, sans retour. Placés entre cette faim et cette satiété, nous mangeons notre agneau pascal avec du pain azyme, c'est-à-dire le corps du Seigneur avec toutes ses œuvres saintes. Et nous devons continuer cette manducation par la méditation constante de notre nourriture spirituelle. C'est ce que le Seigneur nous ordonne dans la figure de l'ancien précepte : manger pendant sept jours du pain sans levain, c'est méditer tous les jours de notre vie sur les œuvres pleines d'humilité du Christ, sur sa sainte Passion et sa mort amère : car ce sont là les pains avec lesquels nous mangeons notre agneau pascal.

   Le premier jour est un jour saint et une fête solennelle ceci se réalise lorsque, abandonnant le péché, nous remportons la victoire sur le monde et mangeons l'agneau pascal : les anges et les saints se réjouissent avec tout ce qui est au-dedans de nous. Dès lors nous ne devons plus rien faire d'autre que ce qui appartient à cette nourriture : car, comme il a été dit auparavant, c'est entièrement et sans obstacles que nous devons être appliqués à Dieu. Ce jour-là meurent tous les premiers-nés d'Égypte, c'est-à-dire l'honneur, le bien de la terre et toute consolation du monde. Et quand ces choses meurent en nous, nous devenons libres : car ce sont là les premiers-nés d'Égypte qui détiennent le peuple de Dieu en captivité et dans le dur service des péchés. Une fois abattus ces premiers-nés, nous sortons de l'Égypte pour aller au désert, où nous sommes nourris d'un pain céleste : désormais entre nous et Dieu il ne reste plus que le Jourdain, c'est-à-dire cette vie d'exil qui s'écoule comme un fleuve jusqu'au jugement de Dieu. Car Jourdain veut dire fleuve du jugement quand nous passons ce Jourdain, nous arrivons dans la terre sainte de la promesse, c'est-à-dire dans la terre des vivants où coulent le miel et le lait. C'est alors le septième jour du repos éternel, où notre fête pascale sera parfaite jour solennel, saint et vénérable, où nous nous réjouirons avec tous les anges et tous les saints, et où nous mangerons ensemble notre agneau pascal dans une joie ineffable, éternellement et sans fin. Mais pour le moment nous sommes encore dans le désert, et notre nourriture est voilée sous le saint sacrement.

   Lorsque nous nous approchons de ce sacrement avec sagesse et désir, et d'une façon vraiment spirituelle, comme je vous l'ai dit auparavant, nous pouvons découvrir en nous les douze fruits de l'esprit, que saint Paul nous décrit dans l'Épître aux Galates ( 8).


CHAPITRE CXXII


LES DOUZE FRUITS DU SACREMENT.


   Le premier fruit est la charité envers Dieu et envers tous les hommes. Le deuxième est une joie intime et toute divine que personne ne peut nous enlever. Le troisième est la paix de Notre-Seigneur, que nul ne peut déconcerter ni troubler. Le quatrième fruit est la patience que nul ne peut mettre à bout par des afflictions. Le cinquième est la longanimité qui, d'une âme constante, supporte toute souffrance et toute contrariété. Le sixième fruit est la bonté, qui n'admet pas de malice. Le septième, la bénignité, qui est disposée à toutes les vertus et qui n'abandonne personne dans ses nécessités. Le huitième fruit est la mansuétude qui supporte toutes choses avec égalité, sans irritation et qu'aucune contrariété ne peut chasser de l'homme. Le neuvième fruit est la foi, vrai fondement de toute vertu et de toute sainteté, qu'aucune créature ne peut induire en doute ou en erreur, par fausse lumière ou par habileté quelconque. Le dixième fruit c'est la modestie : elle donne à l'homme une maturité pleine de discrétion à l'extérieur et une âme bien tranquille à l'intérieur ; elle se contente de peu et réprime le désir désordonné de tout ce qui est superflu. Le onzième fruit est la continence, la répression ou sujétion de tout appétit, tant de l'âme que du corps, qui serait désordonné et contraire à Dieu et à la vertu. Le douzième fruit de l'esprit est la chasteté, un cœur élevé qui médite la Passion de Notre-Seigneur, en porte l'image et en est tout pénétré ; ou encore un entendement entièrement dépouillé, que Dieu vient illuminer lui-même et remplir de clarté céleste.

   Ce sont là les douze fruits que nous recevons, lorsque nous nous donnons tout entiers à Dieu et recevons le sacrement avec grande révérence. Si nous voulons ainsi goûter Dieu, nous devons faire croître pour lui en nous une vie spirituelle et sainte, vie qui sera nourrie d'aliments purs et saints, nos bonnes œuvres accomplies sans feinte. De cela nous avons une figure au Lévitique, le livre des sacrifices, là où il est dit que le Seigneur donna aux juifs la distinction des aliments purs et des aliments impurs, parmi les divers animaux, les poissons et les oiseaux. Il est vrai que cette distinction d'aliments corporels ne nous concerne plus, car si nous sommes purs de péchés, toutes les choses faites par Dieu pour secourir notre indigence nous sont pures. Mais ce qui était commandé aux juifs de faire corporellement, nous devons l'accomplir spirituellement car Dieu veut que nous soyons nourris du dehors par les bonnes œuvres extérieures, au dedans par la dévotion et les exercices intérieurs, et au-dessus de nous-mêmes par une adhésion contemplative à Dieu. Les animaux qui habitent la terre signifient la vie active, en laquelle nous vivons selon les préceptes de Dieu. Ensuite, lorsque, par la vie intérieure, nous sommes nourris de recueillement, nous nageons avec les poissons dans les eaux de la grâce, où nous goûtons Dieu et ses dons multiples. Enfin, nous sommes nourris de la vie contemplative, lorsque nous volons avec les oiseaux, au-dessus de notre entendement dans l'air de la clarté divine. Ainsi notre vie et notre nourriture spirituelle sont triples, et par elles nous pouvons plaire à Dieu et mériter la vie éternelle. Il nous reste donc à examiner et à apprendre quelles sont les œuvres qui sont pures et permises, et celles qui sont impures et défendues.


CHAPITRE CXXIII


DES ALIMENTS PURS ET IMPURS.


   La loi ordonnait en figure que tous les animaux ruminants, c'est-à-dire qui mâchent deux fois leur nourriture, et dont le pied est fourchu, pouvaient être mangés par les juifs : ces animaux étaient purs et seuls permis de Dieu, à l'exception de tous les autres.

   Ici nous sommes avertis que, pour être nourris spirituellement, nous devons, dans l'accomplissement des bonnes œuvres extérieures, auxquelles nous meut de l'intérieur la grâce divine, comme recommencer et ruminer ces bonnes œuvres, par désir et dévotion de la gloire de Dieu, en revenant fréquemment sur le motif qui nous y a conduits et plus nous mâchons cette nourriture, en revenant sans cesse sur la raison de nos bonnes œuvres, mieux nous sommes nourris. Nous nous mettrons donc volontiers aux bonnes œuvres extérieures, puisque Dieu lui-même les a accomplies et que tous les saints s'y sont appliqués ; puisque encore Dieu les a enseignées et prescrites depuis le commencement du monde dans la loi de nature, puis dans celle des préceptes et enfin dans la loi évangélique. Elles nous ouvrent le royaume des cieux et nous unissent à Dieu : elles nous mettent en compagnie des anges et nous font participer à tout bien et à toute sainteté dans le ciel comme sur la terre ; elles éloignent de nous l'ennemi infernal et donnent à beaucoup d'hommes la santé et une longue vie ; elles sont utiles et indispensables à l'âme, bonnes et louables aux yeux des hommes. Elles sont un exemple à suivre pour les bons, un reproche et un blâme pour les pécheurs ; elles réjouissent les anges et les saints ; elles établissent le calme dans la nature, la pureté dans l'esprit, la paix dans la conscience. De plus en accomplissant des bonnes œuvres, nous obéissons à la sainte Église, nous croissons en vertu et obtenons plus grande récompense éternelle.

   Mais nos bonnes œuvres doivent encore ressembler aux animaux purs, qui ont le pied fourchu : c'est-à-dire, que non seulement, dans toutes nos bonnes œuvres, nous devons être unis à Dieu, mais encore par Dieu, être unis à notre prochain, de sorte que de tous les hommes nous allions à Dieu, et de nouveau de Dieu à tous les hommes. Dès lors les pieds qui représentent nos désirs seront séparés en deux ongles, si nous nous aimons nous-mêmes ainsi que tous les hommes pour Dieu et pour toutes les vertus, et nos œuvres seront pures si nous y cherchons en même temps la gloire de Dieu et l'utilité et le salut des hommes. Si donc nous croyons, dans nos œuvres, viser la gloire de Dieu, tout en négligeant notre prochain, l'œuvre est impure : elle est bien comme l'animal pur qui rumine, mais elle n'a pas comme lui le pied divisé. De même, si dans quelque œuvre nous croyons désirer fortement l'utilité du prochain, tandis que nous négligeons la gloire de Dieu, l'œuvre est encore impure : le pied est divisé, mais il manque à l'œuvre de ruminer. Il faut donc que les deux choses aillent ensemble, si nous voulons que l'œuvre plaise à Dieu et devienne notre nourriture spirituelle.

   Ce n'est pas seulement la figure qui nous l'apprend, nous le trouvons encore dans la nature : car tout ce que Dieu a créé, garde son ordre, sauf l'homme pécheur. Dieu a fait le soleil et la lune, le ciel et la terre, et les natures angéliques pour nous servir, afin que nous le servions nous-mêmes. Le servir c'est chercher sa gloire par des œuvres bien ordonnées, dans lesquelles par conséquent nous ne nous cherchons pas nous-mêmes. Car il a fait toutes choses par libre effusion de sa bonté et de même nous devrions nous remettre nous-mêmes, avec toutes choses, en lui par libre effusion d'amour : ainsi nous trouverions en lui la béatitude et le vrai but de notre vie et de toutes les créatures. Car le vrai but de notre vie est la charité et la fidélité mutuelles, et la recherche ardente de la gloire de Dieu en toutes nos œuvres.

   Le Christ lui-même nous l'a enseigné en paroles et en œuvres. Il nous apprend à tous à dire avec lui dans le Pater : « Notre Père qui êtes aux cieux : que votre nom soit sanctifié : que votre règne arrive : que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien : et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : et ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. » Cette prière, le Christ l'a formulée lui-même, l'ordonnant à la gloire de Dieu et à l'utilité de tous les hommes. Elle est donc commune à tous les vrais chrétiens, de la même façon que la messe et que tous les offices de la sainte Église, et comme d'ailleurs toutes les bonnes œuvres, qui s'accomplissent dans le monde. Car le prêtre dit la messe, le paysan sème le blé, le marin parcourt les mers, chacun au service de son prochain. Les travaux ont beau être divisés et inégaux, le fruit du travail est commun : cependant celui qui désire le plus la gloire de Dieu et le salut universel des hommes, celui-là sera le plus récompensé de Dieu.

   Vous voyez bien comment le corps humain se compose de plusieurs membres, chaque membre en santé servant tous les autres, pour le bien de tout le corps, et gardant la place et l'ordre où Dieu l'a mis. L'homme est fait pour se tenir debout, tourné vers le ciel, parce qu'il doit vivre pour la gloire de Dieu ; tandis que les animaux ont la tête penchée vers la terre, en signe de leur soumission à l'homme ; et plutôt que de perdre sa tête, le principal membre où se trouve la vie, l'homme donnerait volontiers tous ses membres. Or le Christ, Fils de Dieu, est notre chef à tous ; en lui se trouve notre vie éternelle et nous sommes tous ses membres ; aussi est-ce avec raison que chacun de nous doit servir les autres et leur être fidèle dans leurs nécessités tant corporelles que spirituelles : de cette façon nous nous tiendrons debout avec le Christ comme chef pour la gloire éternelle de Dieu. Nos œuvres seront pures comme était pur l'animal ruminant et au pied divisé : elles nous serviront de nourriture et d'aliment pour une vie sainte.

   Mais il y a peu d'hommes qui trouvent ce chemin. Il semblerait cependant que tous dans le monde fûssent unis, en se servant mutuellement, car tout ce dont le corps a besoin est trouvé toujours prêt ; mais en tout cela on poursuit le gain. Sans doute est-il permis et même louable, de subvenir chacun à ses propres besoins, en gagnant d'autrui selon la discrétion et la justice, en toute fidélité mutuelle, et pour l'honneur de Dieu. Mais aujourd'hui, l'avarice, la fraude et la ruse sont devenues tellement fréquentes, que l'un trompe l'autre, dès qu'il en a l'occasion. Car si l'homme avare ne regarde que le gain temporel, il oublie Dieu et le prochain, la vertu et tous les biens qui devaient lui échoir après cette vie. De là provient toute tromperie, qu'il s'agisse de frauder sur le poids, la mesure, le nombre et le prix ; de pratiquer l'usure, le trafic, le placement, le cautionnement, le prêt, l'échange d'une façon avantageuse et maintes autres fraudes qu'on commet actuellement dans le commerce, et dans toutes les choses dont usent les hommes en leurs rapports mutuels. Si par les œuvres ils sont unis extérieurement, ces œuvres ne proviennent pas de la charité fraternelle : elles sont impures, puisqu'elles ne visent pas la gloire de Dieu. Le pied divisé chez le porc ne l'empêchait pas d'être impur et interdit aux juifs, qui ne pouvaient en manger, parce que le porc ne rumine pas. De même la graisse de cet animal ne pouvait être brûlée sur l'autel de Dieu : au contraire la graisse des animaux ruminants est la joie spirituelle, qui a sa source dans la vertu et il faut la brûler dans le feu de l'amour sous les regards de Dieu ; tandis que la graisse du porc est la joie terrestre, qui a sa source dans le péché : elle est malodorante devant Dieu et destinée au feu de l'enfer.

   Nous savons encore que tout ce qui demeure sous terre, comme la souris et la taupe, était impur aux juifs et nourriture défendue. Par cela on entend les avares, qui s'ensevelissent entièrement sous les choses terrestres ; ils ont bien les oreilles fines comme les taupes, mais sont aveugles ; ils vont à la messe et au sermon, et entendent la parole de Dieu, sans pourtant vouloir comprendre que, pour avoir les choses éternelles, il faut mépriser les temporelles. Aussi leur vue est-elle une cécité. Mais ce qu'ils voient bien, c'est que tout le monde obéit aux biens terrestres : pape et évêques, princes et prélats, clercs et laïcs, tous s'inclinent devant les biens du monde. On est au service de l'homme riche pour toutes les choses spirituelles : on dit et chante des messes pour lui, et l'on met à sa disposition tous les rites extérieurs usités dans la sainte Église. Parfois même il obtient des lettres qui l'absolvent du purgatoire et du péché. Il se fie à cela et il s'enfouit, comme les taupes, sous de grands tas de biens terrestres ; puis au moment où il s'y attend le moins, le diable survient, il l'enlève de terre et jette son âme hors de son corps et de tout bien terrestre. On chante alors des services et on sonne toutes les cloches : on l'enterre devant l'autel et il est absous du purgatoire ; mais s'il est mort en état de péché, tous les vivants sont bien incapables de l'absoudre de l'enfer éternel : et même si l'on distribuait aux pauvres tous ses biens, cela ne lui servirait de rien. Aussi que chacun prenne soin de sa vie et s'aide soi-même tant qu'il en est capable.

   Était encore aliment impur pour les juifs, tout ce qui rampe sur la terre et se nourrit du limon. C'est la figure des péchés charnels ; car celui qui met toute sa jouissance dans son corps, ressemble au ver qui rampe sur la terre et fait du limon sa nourriture. De là naissent trois péchés capitaux la paresse, la gourmandise et la luxure. C'est, en effet, dans la paresse que le ver se traîne, dans la gourmandise qu'il se nourrit, dans l'impureté qu'il trouve sa vie et sa demeure. Et ces péchés produisent d'autres mauvaises habitudes et vices parfois plus funestes encore que les péchés capitaux.

   Un homme veut-il se faire un habit, il y met des plis avec de longues pointes et de longues franges, mais il le veut si étroit et si court que c'est à peine s'il peut s'en couvrir. Les femmes suivent cet exemple et ont aussi des habits si étroits que c'est pour elles une honte ; elles les garnissent au dehors et au dedans, et inventent maintes vétilles pour plaire. Elles ont sur la tête des touffes de cheveux, nids où les démons se cachent. Et celles qui se vantent d'être de noble lignée veulent encore pour leur visage des sortes de cornes semblables à celles des chèvres, qui les font paraître des démons. Voilà qu'elles vont se mirer pour voir si elles sont assez belles et capables de plaire aux démons et au monde ; et cependant ce qu'elles décorent avec soin n'est que sac immonde, qu'elles veulent encore montrer par la large ouverture du col. Si elles apercevaient en même temps l'aspect affreux de leur conscience elles se prendraient en horreur plus que de vrais démons. Elles sont les filets dans lesquels le diable saisit ceux qu'il veut pour lui.

   Les hommes font de même et cherchent à se rendre beaux, pour être remarqués et plaire : et ainsi s'allume le feu de la luxure, il s'entretient et s'étend de plus en plus. Et toutes ces personnes sont lentes et paresseuses au service de Dieu, empressées au contraire et promptes à suivre le démon et la chair. En effet, la nuit, pendant que les honnêtes gens dorment et se reposent, elles s'en vont danser, manger et boire et faire mille escapades ; et tandis que les premiers se lèvent pour servir Dieu, les autres qui ont servi les démons, vont se coucher, changeant le jour en nuit. Quelques-uns vont même à l'église et viennent entendre la messe, uniquement pour se donner en spectacle au public.

Tel est le monde pour qui le Christ ne voulait pas prier son Père céleste d'ailleurs ces hommes ne le demandent pas : ils vivent sans aucune notion des choses spirituelles et sans désir aucun de la vertu. Ils sont par là ces fils plus jeunes qui ont déjà reçu de Dieu la part de leur substance et qui sont partis pour un pays étranger où ils vivent dans le désordre.

Mais les fils aînés qui sont restés auprès du père à la maison et possèdent son héritage, ce sont les prélats de la sainte Église et tous ceux qui consument le patrimoine de Notre-Seigneur Jésus-Christ. On dirait qu'ils se sont endormis en grande paresse, car ils ne se conduisent ni n'enseignent de manière à rendre leur peuple meilleur. Pourtant le Christ leur a confié ses brebis pour qui il a subi la mort mais ils n'en ont nul souci ; les brebis se perdent et s'égarent, sans qu'ils les recherchent. Elles manquent de nourriture et de breuvage, et ils n'en ont cure. Elles sont malades et elles souffrent et nul ne leur porte remède ; elles sont blessées et brisées, et nul ne les panse. Que le démon et le monde les séduisent et les entraînent jusqu'au plus profond de l'enfer, on ne leur montre point le chemin de la vérité. Le bon pasteur, au contraire, va en avant de son troupeau : il appelle, il entraîne, il console ses brebis en leur parlant de la miséricorde de Dieu ; il court aussi après elles, il reprend, corrige et menace de la justice de Dieu. Mais ceux qui ne l'imitent pas ressemblent plutôt au loup qu'au pasteur : car tandis que le bon pasteur désire ramener toutes ses brebis au bercail, le loup ravisseur les mord et les tue dans les champs.

   Voyez maintenant si les prélats de la sainte Église sont de bons pasteurs. Leurs salons et leurs palais sont pleins de gens à leur service. Il y a chez eux puissance, richesse et grandeur mondaine, abondance de nourriture et de boisson, grande variété d'habits et de bijoux précieux toute la magnificence enfin que le monde peut procurer. Ils n'en ont jamais assez, et plus ils obtiennent, plus ils désirent. En quoi ils ressemblent au misérable monde, qui est toujours à la recherche de biens terrestres, parce qu'il ne goûte pas Dieu. Notre bon pasteur, le Christ, nous montre une autre voie. Sans toit ni demeure il s'est dépensé lui et ses biens pour acquérir sa pauvre petite brebis qui est l'homme. Au milieu des honneurs que lui rendait le monde, il était monté sur une ânesse, et ses disciples, qui lui faisaient cortège, marchaient à pied. S'il l'eût voulu, il eût bien pu avoir un cheval ou une mule blanche ; mais il souhaitait nous apprendre la voie de l'humilité. De même dans les premiers temps de la sainte Église, les apôtres et les saints évêques allaient à pied, pleins de zèle à parcourir le monde entier, pour convertir les peuples de l'incrédulité.

   Aujourd'hui il n'en va plus de même. Un évêque ou un grand abbé veut-il faire la visite de ses sujets, il vient avec quarante chevaux, en grand cortège et somptueuses dépenses, qu'il se garde bien de payer. La bourse se ressent de la visite, mais non les âmes. Grande pompe, fêtes magnifiques, profusion de mets et de boissons, des tas d'or, voilà ce qu'attendent les visiteurs. Dès qu'ils en ont assez, visite canonique et chapitre sont clos, car ils ne cherchent pas autre chose. Même si ceux qui relèvent de leur pouvoir sont des chanoines, des moniales ou des moines, ils doivent payer c'est que telle est la coutume du moins je rie puis me l'expliquer autrement, car on donne à contrecœur ; mais l'évêque, lui, accepte volontiers. Ainsi le péché s'accroît au lieu de diminuer. Les doyens ruraux aussi tiennent le chapitre de leur clergé ; mais il est facile de constater chaque jour le fruit que celui-ci en retire. L'on a encore coutume de faire faire la visite canonique une fois l'an en chaque paroisse, en vue des grands péchés publics, et ceux qui en sont coupables doivent donner de l'argent, en fait de pénitence et de satisfaction ; moyennant quoi on les laisse tranquilles, et ils peuvent servir les démons pendant toute l'année, jusqu'à ce que le terme du paiement revienne à nouveau.

   Même s'ils devaient pour cela mendier leur pain, il faut qu'ils paient. Si au contraire ils sont riches et que les méfaits soient considérables, ils doivent donner beaucoup, et l'on tire d'eux le plus qu'on peut. Avec cela ils sont quittes d'année en année, jusqu'à ce qu'enfin ce soit le diable qui vienne et les emmène à la pénitence infernale qui n'aura jamais de fin. Ainsi chacun aura ce qu'il désire : le démon l'âme, l'évêque l'argent, les hommes insensés leur joie d'un moment.

   Ce sont là les rentes dont vivent les évêques et leur cour. Si d'ailleurs ces évêques sont saints et bienveillants, ceux qui les entourent et les servent sont mauvais et sans pitié, et tellement avides que personne ne peut approcher d'eux pour obtenir quelque chose, sans les bien payer. Qui apporte davantage est le mieux reçu : absolution, lettres, sceaux et bans, celui qui a beaucoup d'argent, obtient tout cela.

   Et ce mal détestable est contagieux il s'est répandu, et a infecté toute la religion et le clergé du monde entier. Le froid de l'hiver a chassé la chaleur de l'été et bien peu de fruit spirituel est de la sorte resté dans la sainte Église. Même si quelqu'un possède quatre ou cinq prébendes, il en désire encore ; mais plus il en a, moins il les mérite. Car ces grands messieurs ne célèbrent la messe que les jours solennels aux autres temps ce sont leurs vicaires qui s'en acquittent ; eux-mêmes ont trop haute dignité pour célébrer en dehors des grandes solennités. Alors même qu'ils sont d'humble naissance, dès qu'ils commencent à monter, leur insolence grandit. Sont-ils lettrés et savants selon le monde, dès qu'ils désirent biens et honneurs terrestes, ils deviennent aveugles d'esprit et étrangers à la vertu. Le pape peut bien permettre d'avoir plusieurs prébendes, il ne peut octroyer permission d'être avare ou cupide. Mais l'avarice et la cupidité sont deux prébendes que le démon accorde à quelques riches clercs et chanoines, et il y en a qui gardent ces prébendes-là éternellement. Ils sont infidèles envers Dieu et envers eux-mêmes, car ils désirent de grandes prébendes avec peu de service ; et s'il pouvait se faire que ces prébendes fussent entièrement libres de tout service de Dieu, ils le préféreraient bien davantage. Ils se contentent de donner comme malgré eux la subsistance à un pauvre clerc pour chanter ou dire la messe et accomplir le service à leur place. Du reste de la prébende ils thésaurisent, alors que ce devrait être le bien des pauvres : ils en acquièrent de nouvelles rentes, ou bien les mettent dans le commerce. Il y en a qui le dépensent en habits riches et somptueux, en nourriture et en boisson ; d'autres le perdent au jeu de dés et de cartes, ou s'en servent pour d'autres buts moins honnêtes. D'autres encore négligent leur messe et leur office, bien qu'ils y soient tenus de droit, et ils se font gérants et administrateurs, pour percevoir de leurs fermiers les impôts et les rentes, s'occupant ainsi de ce qui n'est pas de leur office. Dans leur avarice ils ménagent ce qu'ils ont eux-mêmes, et ils gagnent leur vie d'une manière cupide. Parfois ils conduisent les dames à l'église et leur rendent d'humbles services, ce qui ne convient ni à eux ni à ces femmes. On trouve encore d'autres clercs qui indignement se tiennent dans l'église pour y quêter de l'argent, comme s'ils étaient boiteux ou aveugles. Il est à craindre que mainte messe ne soit dite dans laquelle on considère plus le gain extérieur que la gloire de Dieu, car bien peu se contentent de ce qu'ils ont. Celui qui a déjà une prébende cherche à en gagner une autre s'il le peut. Vous le savez bien : quand on sonne pour le service divin, pour matines ou quelque autre office, s'il y a de l'argent à gagner, ils se réveillent tous et viennent à l'église en grande foule ; mais s'il n'en est pas ainsi, on pourrait bien casser la cloche tant ils dorment ferme, sans qu'ils viennent pour si peu. C'est bon pour les vicaires ou pour ceux qu'on a loués dans ce but. Il est rare que quelqu'un s'y rende purement pour la gloire de Dieu ; même si les grands messieurs se présentent, ils ne font pas grand-chose, mais bavardent entre eux ou gardent un absolu silence, sortant bientôt pour une raison futile, car l'office divin ne les intéresse guère.

   On en trouve aussi qui ont charge d'âmes et à qui le peuple a été confié de la part de Dieu : ni leur vie ni leurs œuvres ne sont à suivre, et rarement leurs paroles ; car souvent les paroles ressemblent aux œuvres, et ainsi c'est la corruption complète. Ce qui est péché et honte, est devenu un honneur aux yeux du monde, mais non pas devant la justice de Dieu. De ceux qui vivent des biens de la sainte Église et qui devraient être purs d'âme et de corps, il y en a qui ont leurs enfants dans leur maison publiquement et sans en rougir, au contraire, en toute fierté, comme s'ils les avaient d'épouses légitimes. Si le sacerdoce avait été aussi peu édifiant aux premiers temps de la sainte Église qu'il l'est maintenant, la foi chrétienne n'aurait guère progressé : mais de nos jours tous les rangs de l'Église sont descendus de leur niveau premier.

   On le remarque chez les religieux du monde entier on trouve encore dans les monastères des moines et des moniales qui gardent assez bien l'observance, qui paraissent dévots et recueillis et qui se comportent bien en tout ce qu'ils font ; il y en a qui vraiment sont de bonne volonté, simples et saints, mais ceux-là ne sont pas estimés ; d'autres, au contraire, sont mauvais et hypocrites et feignent être ce qu'ils ne sont pas : et ce sont ceux-là souvent qui sont élevés à la prélature ; alors ils se font connaître, ils s'élèvent au-dessus des autres comme on le fait dans le monde et comme si le bien et l'honneur leur étaient dévolus par héritage d'ancêtres. Désormais ils ne pensent plus à la sainteté : ils ne s'occupent plus que de l'administration des biens temporels et de l'exercice de leur pouvoir seigneurial, tandis qu'ils remettent au prieur le soin des âmes et de la discipline, car ils n'en ont pas le loisir, ayant tant à faire qu'à peine ils peuvent entendre une messe. Et tous ceux qui s'approchent d'eux doivent s'incliner et faire des révérences, car ils ont droit aux premiers honneurs : ce qui devrait les engager à être les derniers par humilité de cœur et tout dévoués au service de leurs sujets, comme l'indique le bâton pastoral qu'ils tiennent à la main. Avec la pointe ils doivent stimuler et pousser les paresseux ; la partie droite du milieu signifie que leur sainte vie et leur exemple doivent faire progresser dans la vertu les infirmes et ceux qui ne sont pas encore formés ; avec la courbure de la crosse ils s'efforcent de ramener et de reconduire à la solitude ceux qui voudraient aller au dehors, vers le monde.

   Au commencement de la vie monastique il en était ainsi : les anciens, abbés et moines, quittant père et mère, parents et amis, honneurs et biens du monde, partaient pour le désert, afin d'y chercher Dieu et une vie sainte dans la séparation d'avec les hommes et dans l'unité du cœur. Aujourd'hui c'est juste le contraire : car les abbés et les moines de notre temps tournent le dos à Dieu, pour regarder le monde ; ils abandonnent la solitude, et courent au dehors vers leurs parents et leurs amis ; ils recherchent le boire et le manger, et les jouissances corporelles ; de là suivent parfois le péché, la honte et le déshonneur aux yeux de tous ; mais du moment que l'on peut cacher sa perversité devant les hommes, on se soucie peu de Dieu et de la bonne conscience. S'il arrive qu'une fille consacrée à Dieu sorte de son monastère, elle se pare comme si elle voulait se vendre au diable et au monde : ce qui en effet arrive souvent ; car elle donne occasion sans le savoir à maint péché dont elle rendra compte au jugement de Dieu. Pour ces gens-là le monastère est une prison, et le monde un paradis : ils ne goûtent ni Dieu ni le salut éternel.

   Vous pouvez le constater par les faits : là où il y a quarante moines dans un monastère, on ne dit guère plus de messes qu'on ne doit, c'est-à-dire au-delà de celles qui incombent à la communauté. La nuit, quand on sonne pour matines, il vient quatre ou cinq moines qui doivent s'en acquitter pour satisfaire à l'obligation, et encore le font-ils par nécessité plus que par libre volonté ; tous les autres dorment, se reposent et prennent leurs aises. On tient souvent chapitre, et c'est là chose utile et bonne : pourtant l'observance diminue de jour en jour ; et si chacun juge son prochain plutôt que soi-même, on corrigera rudement, et l'humilité et la concorde de charité fraternelle feront défaut. En effet, ceux qui ne se déplaisent pas à eux-mêmes et qui ne s'affligent pas de leurs défauts, peuvent difficilement supporter qu'on les reprenne.

   De même quand le prieur, ou celui qu'il en charge, sonne pour le réfectoire, trois ou quatre des plus jeunes se présentent, afin de garder au moins un semblant de vie régulière. Le seigneur abbé reste chez lui avec son entourage ; et tout le reste du convent, malades et infirmes, prennent de la viande et des mets exquis, autant qu'ils peuvent s'en procurer. Celui qui a beaucoup de revenus entasse son argent ou fait de larges dépenses ; mais celui qui en a peu doit se restreindre : car chacun garde ce qu'il a, et n'en donne rien aux autres. Ainsi quand la mense abbatiale est riche, le convent ne reçoit rien de plus ; mais si c'est la communauté qui possède, l'on mange et l'on boit tout son content, sans rien remettre à l'abbaye. Chacun perçoit ses rentes et prend soin de sa personne comme s'il était dans le monde, et cela se fait avec la permission du prélat. Mais si le prélat voulait supprimer les rentes pour les attribuer à la communauté, l'on ne s'y prêterait guère. Ainsi est-ce en paroles seulement que l'on vit sans bien propre, tandis qu'en réalité beaucoup agissent tout autrement.

   Je vous le demande, une telle vie est-elle selon la règle de saint Benoît ou de saint Augustin ? Il faudrait y introduire bien des gloses, car ni l'apparence ni la réalité n'y répondent. Ces règles, en effet, n'enseignent-elles pas une vie recueillie, jointe au renoncement au monde, de manière à trouver Dieu et à le posséder dans l'unité de l'esprit ?

   Quant aux fondateurs des ordres mendiants, ils possédaient vraiment Dieu dans l'unité de leur esprit, et c'est seulement sous son impulsion intime et par charité fraternelle qu'ils allaient au peuple, remplissant le monde de l'exemple de leur sainte vie et de l'enseignement des pures doctrines. Ils méprisaient biens et honneurs, jouissances corporelles et consolations du monde, imitant le Christ par la pauvreté volontaire à l'extérieur et à l'intérieur. Ils étaient sobres pour eux-mêmes, justes devant Dieu, et bienveillants envers tous les hommes : ils ne cherchaient que la gloire de Dieu et le salut commun du monde entier.

   Aujourd'hui les ordres mendiants se sont répandus beaucoup : les frères qui savent mendier sont nombreux, mais rares ceux qui observent la règle, car tout ce que les frères d'autrefois abandonnaient et méprisaient, ceux d'aujourd'hui le cherchent et le poursuivent. On le remarque de toutes manières : ils désirent extrêmement le bien terrestre, l'honneur du monde et l'honneur spirituel de vertus que parfois ils pratiquent à peine. Ils aiment à bien manger et boire, et à porter des habits qui les font remarquer ; et rien ne leur est trop cher en nourriture, en boisson ou en vêtement s'ils peuvent l'obtenir. Ils se construisent de hautes églises et de grands couvents, et ils attirent les riches vers eux-mêmes plutôt que de les diriger vers Dieu ou vers la vertu. Ils veulent être appelés pauvres, et toujours se plaindre, mais avoir l'abondance en tout.

   Si le luminaire est richement doté, ou s'il y a beaucoup de richesses déposées à la porterie ou chez quelqu'autre à qui ils les ont confiées, ils ne s'attribuent pas ce dépôt pourtant ils le consomment tout entier. Tout ce qu'ils ont appartient au pape ou à celui qui le leur donne, jusqu'à ce qu'ils l'aient dépensé : mais si quelqu'un voulait le reprendre, il le trouverait difficilement à sa disposition. On rencontre chez eux des frères riches et des frères qui sont pauvres, tout comme s'il s'agissait de gens du monde : un tel a quatre ou cinq frocs, et tel autre à peine un seul. Ils flattent le pécheur qui peut donner beaucoup et affligent le pauvre qui, possédant peu, voudrait bien plutôt recevoir.

   Ils font leurs tournées de quête dans les villes et les villages ; ils prêchent en paroles plus que par leurs œuvres : aussi leurs paroles portent-elles peu de fruits. Ils cherchent la laine plus que la brebis, c'est-à-dire, leur propre gain plutôt que le salut des hommes. Ils sont avides et insatiables : aucune chose ne peut les contenter, ni blé, ni grain, œufs, fromage ou argent : de tout ce que les gens possèdent ils ont besoin. N'y eût-il qu'un monastère à sept lieues à la ronde, ils savent bien exploiter tout le pays. Plusieurs leur donnent par respect humain, plutôt que par charité ; mais cela ne les touche guère, pourvu qu'ils aient ce qu'ils veulent : et ainsi la vertu s'évanouit tant chez eux que dans le peuple. Le frère qui sait bien quêter et rapporte copieuse recette, est bien vu chez eux.

   Ils disent beaucoup de messes et chantent à pleine voix jour et nuit : car, mêlés au peuple, ils doivent chercher à lui plaire ; mais, à l'heure du repas commun, le prieur, le custode, le gardien et le lecteur ainsi que d'autres frères pourvus de bénéfices, ou qui reçoivent des dons de leurs filles spirituelles, font bonne chère dans un lieu à part, tandis que les frères pauvres se rendent au réfec-toire et reçoivent pour toute pitance un potage, deux harengs et de la petite bière. Les riches trouvent que les pauvres ont bien assez et plus qu'ils ne méritent ; et les pauvres se plaignent de ce que les riches ont en abondance ce qui, à leur avis, devrait être partagé entre tous : de là germent la haine et l'envie, à cause de l'inégalité des conditions. Après le repas les frères sortent, comme des abeilles de leur ruche, chacun pour chercher son butin. S'il y a dans la ville quelque riche qui soit tombé malade, on lui dépêche deux frères pour s'enquérir s'il ne voudrait pas avoir sépulture au monastère. Les autres vont se promener ou rendre visite à leurs filles spirituelles, pratique qui donne peu d'utilité et est souvent occasion de grand embarras.

   Pourtant personne n'ose les reprendre : ils sont trop orgueilleux pour le supporter. Si l'on voulait les expulser à cause de leurs vices, ils iraient demander aide auprès de personnes puissantes du dehors ; mais s'ils ont de l'argent, ils obtiennent facilement de leurs supérieurs de rester, que les autres le veuillent ou non. Ont-ils chez eux un bon religieux, simple, craignant Dieu et qui voudrait bien observer l'ancienne règle, ils l'oppriment et le méprisent et lui donnent plus à souffrir qu'à aucun autre.

   Vous pouvez constater par là que tous les ordres et toutes les institutions religieuses sont déchus de leur ancienne perfection et sont devenus semblables au monde ; à l'exception toutefois des religieux qui ne sortent pas, comme les Chartreux, et des vierges consacrées qui vivent en clôture : car là tout demeure conforme à ce qui s'est fait dès le début.

   Le démon, en effet, a tendu son filet sur toute la terre : tous ceux qui se nourrissent de vers de terre, c'est-à-dire tous ceux qui vivent pour la chair, se livrant à la paresse, à la gourmandise, à l'impureté des mœurs et aux autres péchés grossiers, mènent une vie impure et sont retenus dans les filets du diable. Dieu pourtant conservera ses élus en quelque état ou ordre qu'ils se trouvent : car les filets du diable ont les mailles larges, et dès lors tout ce qui est humble et pur de péché lui échappe ; le filet ne peut le retenir et c'est la part de Dieu : ses anges viennent les prendre et les conduire au sein d'Abraham. Mais ceux-là doivent vivre et chercher leur nourriture plutôt dans les exercices intérieurs que dans les œuvres extérieures.



(1) Longtemps il a été permis qu'en cas de nécessité le diacre entendît la confession et imposât une pénitence, mais jamais il n'a pu donner l'absolution, comme Ruysbroeck vient de le remarquer.
(2) NUM., XVI, 6-7.
(3) Apoc., II, 17.
(4) Ex., XXI.
(5) Mc., XX, X.
(6) GEN., XII, 7 ; XV, I ; Ex., XXXIII, I.
(7) MATTH., XVI, 6 ; Luc., XII, I.
(8) GAL., V, 22-23.


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