RUYSBROECK - TOME 4 : LE LIVRE DU TABERNACLE SPIRITUEL
CHAPITRE PREMIER DU PREMIER DEGRÉ.
Remarquez d'abord le premier degré de cette course spirituelle qui consiste à être déchargé de tout ce qui alourdit. Or, ceci ne peut se faire en nous sans que nous fassions à Dieu en notre âme une arche spirituelle et un sanctuaire.
Noé le juste s'était construit une arche de bois aplanis, dans laquelle huit personnes eurent la vie sauve au sein du déluge
(2). C'est de lui que nous sommes tous nés selon la nature. L'arche a disparu avec le temps, comme disparaîtra à son tour la naissance temporelle selon la nature.
Moïse, lui, fit à Dieu une arche de bois précieux et tout recouvert d'or, qui lui servit ainsi qu'à tout le peuple d'Israël pour rendre à Dieu honneur et hommage. C'est là pour nous une leçon, car cette arche était figurative ; aussi a-t-elle disparu de même en son temps.
Mais le Christ, le Fils de Dieu, a construit pour Dieu, pour lui-même et pour nous une arche et un tabernacle éternels ; et ce n'est autre chose que lui-même, ou la sainte Église et tout homme de bien, dont il est le prince et le chef. Car chacun, et les uns avec les autres, éternellement, nous habiterons et nous réjouirons dans le Christ avec amour et allégresse : et c'est pourquoi ce tabernacle demeure éternellement, car il réalise toutes les figures qui ont précédé.
Je commence donc par la figure, qui est aussi une réalité et le fondement de toute ma doctrine.
Lorsque Moïse eut révélé au peuple les enseignements de Dieu et ses jugements, à l'exception des dix commandements qu'il n'avait pas encore reçus, tout le peuple s'écria d'une seule voix : « Toutes les paroles dites par notre Dieu, nous les accomplirons. » Moïse écrivit alors l'enseignement du Seigneur, et érigea un autel avec douze pierres, au pied de la montagne. Sur ces pierres il grava douze titres, répondant aux noms des chefs des douze tribus d'Israël, un titre pour chaque tribu, en signe de leur alliance avec Dieu. Il envoya ensuite les fils de son frère Aaron, qui depuis devinrent prêtres, et tous ensemble ils offrirent douze jeunes taureaux en l'honneur de Dieu et pour sceller l'alliance contractée avec lui. Puis Moïse recueillit dans un vase une partie du sang, et l'autre partie, il la répandit autour de l'autel, à la gloire de Dieu. II lut alors les enseignements de Dieu et ses jugements devant tout le peuple, et ils dirent tous qu'ils obéiraient, et qu'ils feraient tout ce que Dieu avait commandé et qu'ils avaient promis.
Quant à la part du sang qu'il avait conservée, Moïse la mêla d'eau et la répandit sur le peuple, en disant : « Voici le sang de l'alliance et du pacte que Dieu a conclus avec vous
(3) » Ce que l'on doit entendre ainsi : « Aussi longtemps que vous garderez ce que vous avez promis. »
Je laisse maintenant de côté cette première figure pour vous dire ce qu'elle signifie. Croyez bien tout d'abord qu'en Moïse c'était le Christ qui était figuré. Or le nom de Moïse veut dire : tiré des eaux ou l'homme des eaux. Il signifie encore celui qui attire, ou qui touche, ou qui répand l'onction, ou qui maîtrise. Ce sont là autant de sens du nom de Moïse, qui venait de la part de Dieu donner et porter l'ancienne loi. Et cette loi, avec tous ses rites et ses sacrifices, est une figure et le fondement de la nouvelle. Or toutes les particularités contenues dans le nom de Moise, nous les retrouvons réalisées dans le Christ, comme elles étaient en Moïse à l'état de figures. Car le Christ est le terme de l'ancienne loi, en même temps que le principe et le fondement de la nouvelle. Ce fondement de la nouvelle loi, Jésus-Christ, nous est venu sur les eaux du Saint-Esprit. Et de même que, en figure, Moïse a été tiré des eaux du fleuve par la fille du roi Pharaon et a été appelé son fils, de même, en vérité, Jésus-Christ a été tiré par la fille du roi David, Marie, des grandes eaux du Saint-Esprit ; et il était et il est son propre fils selon l'humanité, car il a été créé de son propre sang et il est né d'elle selon la chair. Et c'est ainsi qu'il a été tiré en vérité et pour notre bien des grandes eaux de la charité divine.
Il était même tout entier des eaux ; car toute sa vie et toute sa conduite étaient, en charité, débordantes de vertus et de bontés.
Le Christ était et il est encore celui qui attire par sa doctrine, ses exemples et sa mort tous les hommes qui veulent être sauvés. Il était, il est toujours celui qui touche secrètement à l'intérieur tous ceux qui sont pleinement à lui. Il était et il est celui qui répand l'onction par les dons du Saint-Esprit sur ses amis attentifs et préparés.
Et il demeure éternellement celui qui maîtrise tous ceux qui lui sont opposés et restent tels jusqu'à la mort. Car toute puissance lui a été donnée au ciel, sur la terre et dans les enfers.
C'est ainsi que nous trouvons réalisé dans le Christ tout ce qui avait été figuré dans la personne de Moïse.
CHAPITRE II
COMMENT LE CHRIST A RÉALISÉ LES FIGURES DANS L'ALLIANCE DE TOUT LE PEUPLE CHRÉTIEN.
Vous verrez maintenant comment le Christ a réalisé les figures, telles qu'elles ont été décrites par Moïse, comme je l'ai dit plus haut. Car tous les divers actes accomplis par Moïse et son sacrifice avaient un sens caché.
Lorsque le Christ, Fils de Dieu, l'auteur et le maître de toute loi qui fût jamais donnée, eut enseigné et instruit son peuple par des paroles et des exemples, et lui eut révélé la volonté de son Père, il trouva peu d'hommes pour accueillir son enseignement. Néanmoins il voulut accomplir toutes les figures qui avaient été présentées et mises en œuvre autrefois, et il érigea un autel sur le mont du Calvaire. Et comme Moïse offrit en sacrifice, au pied du mont Sinaï, douze jeunes taureaux, prélevés sur les douze tribus, sacrifice par lequel tous s'engagèrent à obéir à Dieu : ainsi, de même façon, le Christ a offert son corps précieux, emprunté à notre nature à tous, pour amener à l'unité toutes les races. Car il nous avait été donné à tous communément, pour notre rédemption. Et par ce sacrifice il a accompli la loi de l'amour, l'a transmise et laissée à tous ceux qui veulent la garder.
De même comme Moïse inscrivit un titre sur chacune des douze pierres qui représentaient les douze tribus, en témoignage de l'offrande qu'elles faisaient à Dieu ; de même le Christ a inscrit, pour chaque homme, un titre sur la pierre de fondement qui est sa mort très digne, pour témoigner que son sacrifice a été offert pour chaque homme en particulier désireux de s'y adapter. C'est ce titre que Pilate avait écrit à l'extérieur, tandis que le Christ le gravait à l'intérieur, à savoir qu'il était le Roi des juifs, le Sauveur du monde. Le titre était écrit dans les trois langues principales de la terre, en hébreu, en grec et en latin.
De même encore que Moïse répandit une part du sang des victimes autour de l'autel, en l'honneur de Dieu, et l'autre sur le peuple, pour sceller l'alliance contractée avec Dieu : de même le Christ a versé tout son sang autour de l'autel de la croix, en l'honneur de Dieu ; et ce sang a été répandu tout entier sur nous, car nous ne sommes jamais séparés ni éloignés de Dieu, comme l'étaient les Juifs, pourvu que nous consentions à nous lier à lui par le sang du Christ, comme les Juifs le firent par le sang des victimes. Et comme Moïse recueillit le sang de l'alliance dans des vases d'osier, pour en asperger le peuple ; ainsi le Christ a-t-il fait, déposant son sang comme dans des vases d'osier incapables de le retenir, afin que ce sang coulât toujours et ne fût jamais refusé à qui voulait le recevoir. Ces vases d'osier, c'étaient les Apôtres du Seigneur, et ce sont maintenant les prêtres de la sainte Église, à qui ce sang a été confié pour qu'ils le répandent en tous ceux qui le désirent.
Avant de répandre le sang des victimes sur le peuple, Moïse l'avait mêlé d'eau, à la manière des Hébreux ; de même le Christ a-t-il mêlé d'eau le sang le plus intime qui s'échappait de son côté, et c'est par là que nous avons été rachetés et lavés de toutes nos souillures, et que notre alliance a été scellée. Car nous lui avons promis obéissance et fidélité, renonçant à son ennemi et nous liant par son sang d'une façon permanente à son service : ce qui se fit au baptême, alors que nous reçûmes le titre et le signe de notre appartenance au Christ, rendus vivants par sa mort.
Remarquez que les Juifs, après avoir contracté alliance avec Dieu par le sang des victimes immolées, rompirent cette alliance jusqu'à aller vénérer et adorer un veau d'or, devant qui ils firent fête comme à leur dieu. Moïse les fit frapper par sa tribu de Lévites, et en fit périr vingt-trois mille en un jour. Ainsi Dieu voulut-il venger leur infidélité aux promesses qu'ils avaient contractées en versant le sang des victimes.
Le sang du Christ n'est pas actuellement un sang de vengeance, mais plutôt de miséricorde. C'est pourquoi il l'a confié, comme à des vases d'osier, aux chefs spirituels, qui doivent être remplis de grâces, comme les dispensateurs et les ministres de ce sang généreux qui a payé toute notre dette.
S'il arrive que nous ayons fait tarir par nos péchés le premier fleuve de la grâce reçu au baptême, il reste le fleuve de la pénitence, qui coule toujours et ne peut se dessécher ; car le sang de Dieu est chaud, vivant et plein d'amour, et c'est pourquoi nécessairement il coule toujours. Il est en effet la vie de l'Église ; et dans ce sang vivent et fructifient tous les sacrements de la sainte Église, qui tirent leur prix de sa vertu et sont par lui maintenus dans leur force jusqu'au jour du jugement. Car Jésus-Christ qui, par sa mort, a fondé la loi nouvelle, ne veut pas se hâter de tirer vengeance de son sang contre nous. C'est pourquoi s'il nous arrive de rompre les engagements que nous avons pris au baptême, il veut que nous ayons déplaisir de nous-mêmes, avec repentir et regret du cœur ; que nous accusions notre infidélité avec une intention droite, un éloignement sincère du péché, et que nous fassions de nouveau alliance avec lui par le sacrement de pénitence, qui est le second fleuve de son sang sacré. Tout cela doit se faire devant le prêtre, à qui a été confié ce sacrement de pénitence, chaque fois qu'il est nécessaire, si toutefois ce recours est possible. Mais si l'on ne peut y recourir, en cas de nécessité, le Christ est alors le prêtre souverain, à qui n'échappe aucune détresse du cœur. Il est le plus clément et le plus généreux qui soit. Si on le prie de cœur, il est celui qui ne repousse personne, car son sang sacré coule par-dessus tous les bords : là peut puiser et recueillir quiconque le désire.
Remarquez toutefois que Dieu fit périr vingt-trois mille hommes, pour avoir rompu le pacte contracté avec Dieu par le sang des victimes ; non pas en raison de ce sang, qui n'était pas saint, mais à cause de leur infidélité et de leur désobéissance. C'est pourquoi Dieu tirera vengeance, d'une façon infiniment plus sévère, de l'infidélité commise envers le pacte, conclu avec lui par le sang précieux et saint de son Fils unique, si nous sommes trouvés prévaricateurs et détournés de lui à la fin de notre vie.
Ainsi avons-nous expliqué le premier point de notre sujet, où l'on nous enseigne comment nous sommes rachetés du péché originel et affranchis par le baptême, moyennant le sang de Notre-Seigneur ; comment aussi nous recevons sans cesse la même grâce par ce même sang, au moyen d'une vraie pénitence.
CHAPITRE III
DU SECOND DEGRÉ.
Poursuivons notre figure : Après le sacrifice des douze jeunes taureaux par Moïse et l'alliance conclue avec Dieu en vertu du sang, le Seigneur voulut que chaque homme lui offrît ses prémices et ce qu'il avait de plus précieux, pour en faire l'arche et le tabernacle, avec tous les ornements qui s'y rapportaient. De cette façon, tout ce qui serait ensuite offert à Dieu serait agréé.
Les prémices et ce qu'il y a de plus précieux dans l'homme, c'est son libre arbitre. Voilà ce que Dieu veut avoir, afin que par amour on fasse choix de lui au-dessus de tout ce qu'il a créé ou pourrait créer. Et toutes les bonnes oeuvres que l'homme offre après cela seront agréées de Dieu. Or, de ce libre choix et de ces bonnes oeuvres, il construira à Dieu une arche spirituelle et un tabernacle, où il habitera avec lui à. jamais.
Poursuivons maintenant notre sujet et l'explication de la figure, en allant de l'extérieur vers l'intérieur, du plus humble au plus élevé, car Moïse parle d'abord de l'arche et des objets qui se trouvaient dans le tabernacle, puis du tabernacle, de l'autel des sacrifices, situé en avant du tabernacle et enfin du parvis qui enveloppait tout le reste ;
CHAPITRE IV
DU PARVIS.
Le Seigneur dit à Moïse : « Vous construirez le parvis du tabernacle. Du côté du sud, regardant le midi, vous dresserez. un rideau de fin lin retors, d'une longueur de cent mesures, appelées coudées, parce qu'elles représentent la longueur de la main et du bras d'un homme jusqu'au coude. Et il y aura vingt colonnes avec autant de bases d'airain. Leurs chapiteaux seront sculptés et ciselés tout entiers d'argent sans alliage d'airain. Du côté du nord, les rideaux auront également cent mesures de longueur, avec vingt colonnes et autant de bases d'airain et de chapiteaux d'argent commes les premiers. Dans la largeur du parvis, vers l'occident, il y aura des rideaux de cinquante mesures de longueur, avec dix colonnes et autant de bases d'airain. La largeur du côté de l'orient aura cinquante mesures, ainsi réparties : d'une part, les rideaux auront quinze mesures, avec trois colonnes et trois bases ; d'autre part, ils auront aussi quinze mesures, trois colonnes et autant de bases ; et à l'entrée du parvis, un rideau de vingt mesures qui sera d'hyacinthe, de pourpre, d'écarlate teinte deux fois et de fin lin retors, le tout fait à l'aiguille et ouvré, et il aura quatre colonnes avec quatre bases.
» Toutes les colonnes du parvis seront couvertes de lames d'argent ; les chapiteaux seront entièrement d'argent et les bases de métal. La longueur du parvis sera de cent mesures ; de même celle des rideaux de chaque côté. La largeur du parvis sera de cinquante mesures, et de même celle des rideaux de ce côté. La hauteur des rideaux sera de cinq mesures et ils seront de fin lin retors ; et toutes les bases seront de métal. Tous les vases du tabernacle, employés pour les sacrifices en général, et les pieux du tabernacle et du parvis seront faits d'airain.
» Vous commanderez aux enfants d'Israël d'apporter l'huile la plus pure, tirée des olives que l'on aura pilées au mortier, afin que les lampes brûlent toujours dans le tabernacle du témoignage, en dehors du voile qui pend devant l'arche d'alliance. Et ces lampes seront placées par Aaron et ses fils, afin qu'elles puissent luire jusqu'à l'aurore devant le Seigneur. Ce culte sera perpétuel de la part des enfants d'Israël, de génération en génération
(4).»
Tout ceci n'est que le côté le plus extérieur et le plus humble de la figure que je me suis proposée. Maintenant il nous faut, à l'aide de la vérité signifiée par la figure, nous instruire en passant de l'extérieur à l'intérieur et du plus humble au plus élevé.
Lorsqu'un homme veut obéir à Dieu et à la sainte Église, d'un cœur sans partage, il est libéré et déchargé de tout péché, par le sang de Notre-Seigneur. Il se lie et s'unit à Dieu et Dieu avec lui. Et il devient lui-même l'arche et le tabernacle, où Dieu veut habiter, non en figure, mais en réalité. Car la figure est passée et la vérité est révélée à tous ceux qui veulent se tourner vers elle, en même temps que fuir et éviter tout ce qui lui est contraire.
CHAPITRE V
DU PARVIS SPIRITUEL.
Il vous faut maintenant rechercher avec soin et noter si vous trouvez et expérimentez en vous-même ce qui de droit fait partie de ce tabernacle. Que si vous ne l'y rencontrez pas, c'est signe certain que vous n'êtes pas le tabernacle de Dieu.
La première chose à chercher et à découvrir en vous, c'est le parvis du tabernacle, c'est-à-dire une vie conforme à la loi morale, selon la conduite extérieure, avec tout ce qui s'y rattache. Or le parvis spirituel, où doivent se trouver le tabernacle et l'arche, aura soixante colonnes aux bases d'airain, vingt au sud, autant au nord, dix à. l'occident et autant à. l'orient.
Par les bases d'airain, sur lesquelles s'élèvent les colonnes, l'on entend la résolution intime de la volonté à. pratiquer toutes les vertus : c'est là le commencement d'une vie juste.
Les colonnes signifient un ferme désir d'observer tous les commandements de Dieu, tous les usages et bonnes coutumes pratiqués dans la sainte Église.
Le désir doit s'étendre à tout, sous l'action du bon vouloir et de la chaleur de l'amour, comme le métal sous l'action du feu. Et de même que l'artisan peut étendre et façonner son airain à son gré, grâce au feu et à l'aide du marteau ; de même le désir devra se laisser étendre et façonner au bien par le feu de l'amour et le marteau des enseignements du Seigneur. Comme l'airain prend l'éclat de l'or aux rayons du soleil, ainsi le bon vouloir et le désir des vertus ont l'éclat de l'amour divin aux yeux de tous ceux qui les contemplent dans les oeuvres extérieures. Mais ce désir n'a pas la noblesse de la charité, parce qu'il se rattache au bon vouloir et qu'il est tourné tout entier vers les oeuvres extérieures. Néanmoins Dieu le réclame pour son tabernacle, qui sans lui ne saurait être achevé.
Ces colonnes du bon vouloir ou du désir devront être recouvertes de lames d'argent, c'est-à-dire unies à une vie juste et à une conduite irréprochable. Par là il faut entendre que nous devons vivre diligemment selon les commandements de Dieu et la doctrine des saints, afin que chacun puisse se mirer en nos bonnes œuvres comme en un argent bruni et sans tache, et que la renommée de notre vie soit plus agréable à entendre pour tous les gens de bien que le tintement de l'argent.
Les chapiteaux de ces colonnes seront tout entiers d'argent, sans alliage d'airain. Cela signifie qu'en toutes choses pénibles et contraires à la nature qu'il plaît à Dieu de lui envoyer, l'homme mortifie sa volonté, ne souhaite rien d'autre et demeure patient, doux et résigné dans tout ce qu'il doit porter. C'est là l'ornement suprême de toutes les vertus et des bonnes mœurs, que l'on peut apercevoir en l'homme à l'extérieur. La figure s'en trouve dans les chapiteaux d'argent sans alliage. Car parfois l'homme doit laisser là toutes pratiques et toutes œuvres qu'il a entreprises librement pour l'honneur de Dieu, afin de se soumettre simplement à ce que Dieu ou tel supérieur lui commandent de faire. Et ainsi il mortifie son vouloir propre en toutes ses actions, et il abdique sa liberté, pour le bon plaisir de Dieu ou de son supérieur. Ainsi ne vit-il point selon son esprit propre, mais est également prêt à embrasser toutes les vertus et à supporter tout ce qu'il plaît à Dieu de lui envoyer. De cette façon l'on pratique la vertu sans esprit propre, dans une obéissance suprême. Les chapiteaux d'argent, ce sont donc tous les renoncements d'une volonté comme sculptée et ciselée selon le bon plaisir de Dieu. Parfois c'est Dieu lui-même qui sculpte, pour ainsi dire, la volonté résignée de l'homme. C'est ce que nous voyons en Abraham, lorsque Dieu, pour le tenter et l'éprouver, lui commanda de mettre à mort et d'immoler sur une montagne son fils Isaac, aimé par-dessus tout, qui lui avait été donné miraculeusement et sur qui étaient fondés de grands espoirs. Et il obéit simplement, sans résistance, en la chose la plus pénible que sa nature pût porter. Et c'est pourquoi Dieu agréa son bon vouloir, tout comme s'il avait passé à l'acte, parce qu'il le trouvait obéissant et prêt à accomplir tout ce qu’il lui commandait. Aussi le bénit-il et lui promit-il de multiplier sa race comme les étoiles du ciel et le sable de la mer, et qu'en sa race seraient bénis tous les hommes, c'est-à-dire en le Christ qui est né de sa race.
D'autres fois Dieu permet aux esprits mauvais d'entailler l'obéissance simple des hommes vertueux, dont la volonté est résignée. Nous en avons un exemple en Job, l'homme juste, qui perdit son avoir et ses enfants ; et Dieu permit à l'ennemi de flageller son corps et de le tourmenter, autant qu'il pourrait le porter sans mourir. Et parmi tous ces maux, Job demeura sans reproche, simple et droit, craignant Dieu en toutes choses ; et Dieu l'en loua et l'en félicita, disant qu'il n'avait pas son égal sur la surface de la terre. À cause de son obéissance et de sa résignation, il mérita plus de bénédictions qu'il n'en eût jamais ; car Dieu lui donna le double des biens qu'il possédait auparavant, et dix enfants, comme il avait autrefois ; et il vécut après cela cent quarante ans, en grand honneur, et il vit ses enfants et les enfants de ses enfants, jusqu'à la quatrième génération.
Nous voyons aussi dans le Nouveau Testament que le Christ, ses apôtres et ceux qui les suivirent s'abandonnèrent et se livrèrent à la mort, au gré des tyrans, dans une obéissance parfaite. Remarquez comment tous ceux-ci avaient dès l'abord résolu et entrepris avec fermeté et vigueur de servir Dieu et d'accomplir ses commandements et toutes vertus, selon toute la mesure de leur pouvoir.
De cette façon les bases d'airain et les colonnes étaient toutes recouvertes d'argent, ce qui veut dire que la volonté et le désir étaient ornés de saints exercices. Mais, quand les hommes justes abdiquaient leur volonté devant le bon plaisir de Dieu, ils avaient comme des chapiteaux d'argent, sans alliage d'airain, où étaient ciselés et sculptés autant d'ornements qu'ils avaient enduré de tourments et de souffrances. Ainsi devons-nous suivre les saints, nous adonner et nous appliquer, en grande diligence, à la pratique de toutes les vertus, et demeurer indifférents en tous maux, souffrant et portant, en parfaite obéissance, tout ce qu'il plaît à Dieu de nous envoyer.
Le nombre des colonnes est de vingt au sud, vingt au nord, dix à l'est et dix à l'ouest. Ce qui signifie que nous devons nous dépenser, par le désir et la charité, à droite et à gauche, pour les bons et les mauvais, pour ceux qui sont nos amis comme pour ceux qui sont nos ennemis, de façon à nous efforcer de faire régner les commandements de Dieu en nous et en tous les hommes avec nous. Ceci, nous ne devons l'omettre ni pour ami, ni pour ennemi, quoi qu'il advienne, gain ou perte, plaisir ou peine, uniquement soucieux d'accomplir les commandements de Dieu en tous les hommes, autant qu'il est en nous. C'est ainsi que nous nous tiendrons fermes, appuyés sur nos vingt colonnes, de chaque côté, c'est-à-dire sur les dix commandements doublement observés. Car toutes les vertus que nous aimons et désirons voir en nous et en tous les hommes, de tout notre pouvoir, nous appartiennent, tout comme si nous les avions pratiquées. Et c'est pourquoi nous coopérons spirituellement à toutes les vertus qu'on exerce sur la terre : tandis que nous souffrons et nous affligeons de tous les péchés qui se commettent dans le monde : ainsi aimons-nous notre prochain comme nous-mêmes, et accomplissons les commandements de Dieu doublement, de chaque côté, car nous aimons les bons et les mauvais comme nous-mêmes, pour le service de Dieu et le salut éternel.
Les dix colonnes situées à l'ouest, derrière nous, signifient que nous devons considérer le temps écoulé et nous examiner nous-mêmes, pour voir si nous avons violé les commandements de Dieu de quelque façon, ou si l'ayant fait, nous nous sommes corrigés ou voulons le faire, selon notre pouvoir et selon la discipline de la sainte Église. Dans ce regard en arrière, il ne nous faut juger personne, si ce n'est nous-mêmes, car cela nous est défendu. Et c'est pourquoi nous n'avons que dix colonnes derrière nous, c'est-à-dire les dix commandements du Seigneur, que nous devons suivre, de telle façon que nous puissions vivre sans remords de conscience, pour tout le temps écoulé.
Les dix colonnes à l'est, au-devant de nous, quatre au milieu pour l'entrée du parvis et trois de part et d'autre, signifient qu'il y a trois vertus particulières à. pratiquer, de quelque côté que la circonstance se présente ; car sans ces vertus nous ne pouvons pas acquérir une vie conforme à la loi morale, et l'eussions-nous acquise, nous ne pourrions sans elles la maintenir.
La première vertu, c'est que nous méprisions et comptions pour rien tous les honneurs terrestres et toute la richesse du monde c'est la pauvreté volontaire. La deuxième vertu consiste à mener une vie austère, dans l'abandon et le mépris de toutes les aises et commodités de la nature, dont on peut se passer : tout en accordant au corps le nécessaire, selon les commandements de Dieu et de la sainte Église, en toute discrétion. C'est la sauvegarde de la pureté du corps. La troisième vertu, c'est l'intention droite qui fait que l'on cherche Dieu et qu'on le poursuit en toute action : moyennant quoi l'on demeure toujours soumis à la volonté divine.
Ces trois vertus doivent exister de part et d'autre, de façon que nous puissions en toutes circonstances vaincre et dominer tout ce qui est pour la nature sensible jouissance ou adversité.
Au milieu, à l'entrée de notre parvis, c'est-à-dire de notre vie morale, il doit y avoir quatre colonnes, figurant la doctrine du Seigneur consignée par les quatre évangélistes, doctrine avec laquelle toutes les vertus doivent être en harmonie. Ainsi avons-nous dix colonnes à l'orient, c'est-à-dire tous les dix commandements qui nous mènent à la vie éternelle.
La somme des diverses colonnes ne peut être que de soixante, ce qui est six fois dix ou dix fois six, pour signifier que les dix commandements doivent être accomplis dans les six oeuvres de miséricorde, et les six œuvres dans les dix commandements
(5). Et en chaque œuvre de miséricorde pratiquée comme il faut, l'on accomplit tous les commandements de Dieu ; car qui aime son prochain dans les oeuvres, comme il est tenu de le faire, observe toute la loi.
Toutes ces colonnes avec leurs bases s'élevaient sur un fondement stable, la terre elle-même. C'est de même que toutes les vertus doivent être maintenues solides sur le fondement de l'humilité.
Le parvis, par lequel nous entendons la vie morale, doit être entouré d'un rideau de trois cents mesures de longueur et de cinq mesures de hauteur, soit cinq mesures en longueur et en hauteur pour chaque colonne. Ce rideau doit être de fin lin retors. Par là on entend la pureté de mœurs et de vie, qui doit être double, car nous devons la manifester à l'extérieur, dans les mœurs et la conduite, et nous devons être purs à l'intérieur dans nos intentions. Et c'est pourquoi le rideau, entre chaque colonne, ne doit pas avoir plus de cinq mesures de longueur et de cinq mesures de hauteur : car nos actes extérieurs, qui sont l'ornement et la marque des vertus, sont accomplis par nous et manifestés aux hommes par l'intermédiaire des cinq sens. Aussi entre chaque vertu n'y a-t-il que cinq mesures, c'est-à-dire les oeuvres de nos sens, que nous devons garder pures à l'extérieur et à l'intérieur, moyennant quoi nous satisferons à nos devoirs envers nous-mêmes et envers tous les hommes, conformément à la loi morale.
L'entrée du parvis, c'est-à-dire de la vie vertueuse, doit être pourvue d'un rideau de vingt mesures de longueur et de cinq mesures de hauteur, en étoffes de quatre couleurs différentes : l'hyacinthe, la pourpre, l'écarlate et le fin lin retors. Ces quatre couleurs représentent quatre vertus principales qui embrassent toute l'activité morale. Par la couleur d'hyacinthe, qui ressemble à l'azur du ciel, on entend la vertu de discernement ou de prudence, ornement de la puissance raisonnable. C'est elle qui nous permet de discerner en toutes choses ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. La pourpre, teinte du sang d'un coquillage de la mer, figure la vertu de force dans la puissance irascible, parce qu'elle immole et domine la chair et le sang. De cette façon l'homme agit selon les conseils de la prudence, et non selon l'appétit et les tendances de la nature. Et, dans cette lutte, sa vie est comme ornée et teinte de son propre sang.
La troisième couleur s'appelle écarlate, qui est un rouge de double teinture, emprunté au sang de petits vermisseaux. Par là on entend la vertu de compassion, qui doit être double et doit perfectionner la puissance concupiscible ; de façon à ce que l'homme soit plein de pitié pour lui-même et de commisération parfaite pour chacun, se donnant à autrui tout entier dans son cœur et selon ce qui est convenable dans les œuvres extérieures, ainsi qu'attentif à soi-même dans le même degré d'amour. C'est ainsi que nous devrions déchirer nos cœurs par la compassion et teindre notre vie de notre sang ; car nous devrions en toute réalité tellement souhaiter pour nous-mêmes et pour le prochain les vertus et une vie bien réglée, que, si le contraire avait lieu, notre propre sang en serait changé et affaibli.
La quatrième étoffe, le fin lin retors, est d'une blancheur éclatante comme la neige. Par là, on entend une innocence candide, qui est pureté intérieure dans le cœur et chasteté extérieure dans les sens et dans toutes les œuvres.
Ces quatre couleurs, c'est-à-dire ces quatre vertus sont inséparables l'une de l'autre. Ou bien nous devons les avoir toutes, ou bien nous n'en avons proprement aucune ; car elles renferment tous nos devoirs envers le prochain et envers nous-mêmes, pour ce qui regarde les vertus morales et l'activité extérieure. C'est pourquoi, afin de les souhaiter et de les pratiquer davantage, nous devons remarquer comment le Christ, notre Sauveur, les a mises en œuvre en toute sa vie. Car il accomplissait, selon la droite raison, tout ce qu'il faisait, observant soigneusement le temps, le lieu, les personnes, en toutes ses actions et ses souffrances. C'est pourquoi il est vêtu d'hyacinthe, parce que toute sa conduite était raisonnable et pleine de prudence. Il est vêtu également de pourpre, par sa force, car il a dominé sa nature sensible en la dévouant à la mort : son anxiété et l'effroi de sa partie sensible furent tels qu'une sueur de sang coula de ses membres, et c'est de cela que fut teint le vêtement de son humanité. Il est vêtu encore d'écarlate, par sa charité et sa miséricorde et c'est pourquoi il a livré à la mort ce vermisseau qu'était son corps précieux. C'est bien là l'écarlate ou rouge teint deux fois, car il nous a lavés et teints noblement de son sang, tandis qu'il s'est revêtu lui-même du manteau le plus honorable d'amour et de souffrance qui puisse être imaginé. Il portait encore le fin lin retors, comme quatrième parure, car il était sans tache, innocent comme un agneau, en toute sa vie et en toutes ses œuvres. Et ainsi devons-nous tâcher de l'imiter dans ces quatre vertus morales, de toute la force que nous pouvons fournir.
Le parvis des Juifs avait des pieux ou piquets d'airain, par lesquels on fixait en terre les rideaux, pour résister aux vents et tempêtes. C'est ainsi que notre vie doit être attachée solidement sur le sol de l'humilité, avec les piquets d'un zèle sensible à acquérir de nouvelles vertus et à les conserver toujours. De cette façon toute l'activité est affermie contre les contrariétés et les tempêtes du péché.
(2). Gen., VI, 14. (3) Ex., XXIV, 3-8. (4) Ex. XXVII, 9-21. (5) Généralement on parle des sept œuvres de miséricorde ; cependant l'Évangile (MATTH., XXV, 35-36) n'en énumère que six. |