LES MARTYRS

TOME II

LE TROISIÈME SIÈCLE

DIOCLÉTIEN

 

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis
les origines du christianisme jusqu'au XXe siècle

TRADUITES ET PUBLIÉES Par le B. P. DOM H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough

 

PRÉFACE

LÉGENDE DE THÉODOTE D'ANCYRE.

LES CHRÉTIENS CONDAMNÉS AUX MINES

1. — De la condamnation aux mines.

II. — Du régime des mines et des forçats.

III. — Du rang hiérarchique des condamnés aux mines.

IV. — De quelques reliques des condamnés aux mines.

COMMENT LE CHRISTIANISME FUT ENVISAGÉ DANS L'EMPIRE ROMAIN

I

II

III

IV

V

VI

MARTYRE DE SAINTE APOLLINE ET DE QUELQUES AUTRES A ALEXANDRIE, EN 249 ET 250

FRAGMENTS D'UNE LETTRE DE SAINT DENYS, ÉVÊQUE D'ALEXANDRIE, A FABIEN D'ANTIOCHE, SUR LE MARTYRE DE SAINTE APOLLINE, ET DE PLUSIEURS AUTRES, A ALEXANDRIE.

LA PERSÉCUTION DE DÈCE A ALEXANDRIE,VERS 250.

FRAGMENT D'UNE LETTRE DE SAINT DENYS, DANS LAQUELLE IL FAIT LE RÉCIT DE CE QUI LUI ÉTAIT ARRIVÉ DURANT LA PERSÉCUTION DE DÈCE.

FRAGMENT D'UNE AUTRE LETTRE DE SAINT DENYS, ADRESSÉE A DOMITIEN ET A DIDYME, SUR LE MÊME SUJET.

AUTRE FRAGMENT D'UNE TROISIÈME LETTRE DE SAINT DENYS D'ALEXANDRIE, SUR LA PERSÉCUTION DE VALÉRIEN.

PASSION DE SAINT PIONE ET DE SES COMPAGNONS, A SMYRNE, LE 12 MARS 250.

PASSION DE SAINT PIONE.

ACTES DU PROCÈS DE SAINT ACACE, ÉVÊQUE D’ANTIOCHE DE PISIDIE, EN 250.

ACTES DU PROCÈS DE SAINT AGACE, ÉVÊQUE ET MARTYR.

ACTES DE SAINT MAXIME, A ÈPHÈSE OU A LAMPSAQUE, L'AN 250.

LES ACTES DE SAINT MAXIME.

PASSION DES SAINTS LUCIEN ET MARCIEN, A NICOMÉDIE, PENDANT L'HIVER DE L'AN 2550-251.

ACTES DU MARTYRE DES SAINTS LUCIEN ET MARCIEN.

LES ACTES DE SAINT CYPRIEN, ÉVÊQUE, A CARTHAGE, L'AN 258.

LES ACTES PROCONSULAIRES DU MARTYRE DE THASCIUS CAECILIUS CYPRIEN.

LE MARTYRE DE SAINT FRUCTUEUX, ÉVÊQUE A TARRAGONE, LE 21 JANVIER DE L'ANNÉE 259.

ACTES DES SAINTS MARTYRS FRUCTUEUX, ÉVÊQUE DE TARRAGONE, AUGURE ET EULOGE, DIACRES.

PASSION DES SAINTS JACQUES, MARIEN ET PLUSIEURS AUTRES, A CONSTANTINE, LE 6 MAI DE L'AN 269.

LA PASSION DES SAINTS JACQUES ET MARIEN.

LA PASSION DES SAINTS MONTAN, LUCIUS ET PLUSIEURS AUTRES, A CARTHAGE, EN 259.

LA PASSION DES SAINTS MONTAN, LUCIUS ET DE LEURS COMPAGNONS.

LE MARTYRE DE SAINT NICEPHORE, A ANTIOCHE DE SYRIE, L'AN 260.

LA PASSION DE SAINT NICÉPHORE.

LES ACTES DE SAINT MAXIMILIEN, PRÈS DE CARTHAGE, EN 295.

LE MARTYRE DE SAINT MAXIMILIEN.

ACTES DE SAINT MARCEL, CENTURION, A TANGER, EN L'ANNÉE 298.

LES ACTES DE SAINT MARCEL, CENTURION.

LE MARTYRE DE SAINT CASSIEN, A TANGER, L'AN 298.

LES ACTES DE SAINT SATURNIN, ÉVÊQUE DE TOULOUSE, A TOULOUSE, EN 250.

LES ACTES DE SAINT SATURNIN.

DEUX MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DE DÈCE, EN ÉGYPTE.

LE MARTYRE DE SAINT MARIN, SOUS-CENTURION A CÉSARÉE DE PALESTINE, L'AN 262 (2612)

LE MARTYRE DE LA LÉGION THÉBÉENNE. A AGAUNE, VERS L'AN 286.

LES ACTES DES MARTYRS D'AGAUNE.

LES ACTES DES SAINTS DIDYME ET THÉODORA, A ALEXANDRIE, L'AN 303.

LES ACTES DES SAINTS DIDYME ET TITÉODORA

LES ACTES DES SAINTS CLAUDE, ASTÈRE ET NÉON ET DES SAINTES DOMNINE ET THÉONILLE, A ÉGÉE, EN CILICIE, L'AN 303.

LE MARTYRE DES SAINTS CLAUDE, ASTÉRE ET NÉON, ET DES SAINTES DOMNINE ET THÉONILLE.

PASSION DE SAINT PROCOPE, A CÉSARÉE DE PALESTINE, LE 7 JUILLET 303

LES ACTES DU MARTYRE DE SAINT PROCOPE.

LES ACTES DE SAINT FÉLIX, ÉVÊQUE DE TIBIUCA, A VENOUSE, LE 30 AOUT 303.

LES ACTES DE SAINT FÉLIX.

LA PASSION DE SAINT SAVIN, ÉVÊQUE, A SPOLÈTE, SOUS MAXIMIEN.

LES ACTES DE SAINT SAVIN.

LE MARTYRE DE SAINT SATURNIN, DATIVE ET PLUSIEURS AUTRES. A CARTHAGE, LE 11 FÉVRIER 304.

LES ACTES DE SAINT SATURNIN, DATIVE ET LEURS COMPAGNONS

LE MARTYRE DE SAINT IRENÉE, ÉVÊQUE DE SIRMIUM, LE 25 MARS 304.

LES ACTES DE SAINT IRÉNÉE, ÉVÊQUE DE SIRMIUM EN PANNONIE.

LES ACTES DES SAINTES AGAPE, CHIONIE ET IRÈNE, A THESSALONIQUE, L'AN 304.

LES ACTES DES SAINTES AGAPE, CHIONIE ET IRÈNE

LE MARTYRE DE SAINT POLLION ET DE PLUSIEURS AUTRES. A CIBALIS, LE 28 AVRIL 304.

LA PASSION DE SAINT POLLION

LES ACTES DE SAINT EUPLE, DIACRE. A CATANE, L'AN 304.

LES ACTES DE SAINT EUPLE

LE MARTYRE DE SAINT PHILIPPE, ÉVÊQUE D'HÉRACLÉE. L'AN 304.

LES ACTES DE SAINT PHILIPPE D'HÉRACLÉE.

LE MARTYRE DES SAINTS TARAQUE, PROBE ET ANDRONIC, A ANAZARBE, L'AN 304.

LES ACTES DES SAINTS MARTYRS TARAQUE, PROBE ET ANDRONIC.

LE MARTYRE DE SAINTE CRISPINE, A THÉBESTE, LE 5 DÉCEMBRE DE L’AN 304.

LES ACTES DE SAINTE CRISPINE.

LES ACTES DES SAINTS PHILÉE ET PHILOROME, A ALEXANDRIE, L'AN 306.

LES ACTES DES SAINTS PHILÉE ET PHILOROME.

M. PASSION DE SAINT SÉRÈNE, JARDINIER, A SIRMIUM, L'AN 307 (?)

LA PASSION DE SAINT SÉRÈNE.

ACTES D'UN MARTYR INCONNU, EN ÉGYPTE ? SOUS DIOCLÉTIEN

ACTES DU MARTYR

LE MARTYRE DE HABIB, DIACRE D'EDESSE. A ÉDESSE, EN MÉSOPOTAMIE, L'AN 309.

LE MARTYRE DU DIACRE HABIB.

LE MARTYRE DE SAINT QUIRIN, ÉVÊQUE DE SCISCIA, A SABARIE EN PANNONIE, L'AN 310.

LA PASSION DE SAINT QUIRIN.

LE MARTYRE DE SAINT PIERRE BALSAME, A CÉSARÉE, LE 11 JANVIER 311.

LA PASSION DE SAINT PIERRE BALSAME.

TABLEAU DE LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN, EN ORIENT, DE 303 A 310.

NOTE SUR LES ÉCRITS DE L HISTORIEN EUSÈBE TOUCHANT

LES MARTYRS DE LA PALESTINE

LA PASSION DES QUARANTE MARTYRS, A SÉBASTE, L'AN 320

LES ACTES DES QUARANTE MARTYRS.

LE TESTAMENT DES QUARANTE MARTYRS DE SÉBASTE

TESTAMENT DES XL MARTYRS DE SÉBASTE.

APPENDICE — RÉDACTIONS POSTÉRIEURES ET PIÈCES NON HISTORIQUES (1)

LES ACTES DES SEPT MARTYRS DE SAMOSATE: HIPPARQUE, PHILOTHÉE, JACQUES, PARAGRUS, HABIB, ROMAIN ET LOLLIEN.

LE MARTYRE DE STRATONICE ET DE SÉLEUCUS. A CYZIQUE, EN MYSIE, EN L'ANNÉE 297.

LES ACTES DE SAINT JULES, VÉTÉRAN, A DUROSTORE, EN MÉSIE, L’AN 302.

PASSION DE SAINT JULES, VÉTÉRAN.

LE MARTYRE DES SAINTS MARCIEN ET NICANDRE, SOLDATS EN MÉSIE, L'AN 302.

LES ACTES DE SAINT DASIUS, A DUROSTORE, LE 20 NOVEMBRE DE L'AN 303.

LES ACTES DE SAINT DASIUS.

LE MARTYRE DE SAINT GENÈS, COMÉDIEN. L'AN 303.

LES ACTES DE SAINT GENÈS.

PASSION DES SAINTS DONATIEN ET ROGATIEN A NANTES, VERS L'AN 303.

MARTYRE. DE SAINT VINCENT, DIACRE DE SARAGOSSE. A VALENCE, LE 22 JANVIER 304.

PASSION DE SAINT VINCENT, DIACRE.

LES ACTES DU MARTYRE DE SAINTE AFRA. A AUGSBOURG, en 304.

LE MARTYRE DE SAINTE AFRA, PÉNITENTE.

LE MARTYRE DE SAINT TIMOTHÉE, LECTEUR ET DE MAURE, SA FEMME EN ÉGYPTE, VERS L'AN 304.

LES ACTES DE SAINT TIMOTHÉE, LECTEUR, ET DE SAINTE MAURE, SON ÉPOUSE.

LE MARTYRE DE SAINTE AGNÈS, VIERGE. A ROME, LE 21 JANVIER 305.

ÉLOGE DE SAINTE AGNÈS PAR SAINT AMBROISE.

HYMME DE PRUDENCE SUR LE MARTYRE DE SAINTE AGNÈS.

LE MARTYRE DE SAINT CYR ET DE JULITTE, SA MÈRE. A TARSE, EN CILICIE, VERS 306.

MARTYRE DE SAINT CYR ET DE SAINTE JULITTE

PASSION DES SAINTS JEAN ET SIMÉON DE TCHÉNÉMOULOS

LE MARTYRE DES SAINTES HRIPSIMIENNES. VAGHARSCHABAD (ARMÉNIE), LES 26 ET 27 DU MOIS D'HORI.

LE MARTYRE DES SAINTES HRIPSIMIENNES.

ADDITIONS ET CORRECTIONS

 

 

 

PRÉFACE

 

Notre premier volume était consacré aux martyrs des deux premiers siècles. Dans le second, nous donnons les passions du IIIe siècle et celles de la grande persécution de Dioclétien.

Les réflexions et les renseignements, qui servaient d'introduction au précédent volume peuvent s'appliquer aussi bien à celui-ci, car le régime politiques, la procédure, les détails du jugement, de la condamnation et die la mort sont les mêmes. Nous donnerons seulement en plus une étude sur les condamnés ad metalla, qui furent plus nombreux au lue siècle. et surtout durant la persécution de Dioclétien. Pour n'être pas sanglant, le martyre de ces obscurs chrétiens n'en fut que plus long et plus douloureux.

Nous ne répéterons pas ce que nous disions dans cette introduction et qui n'a pas été très bien compris par quelques-uns, ou peut-être pas assez clairement expliqué par nous. Afin que l'autorité de cette collection soit plus grande, nous en avons écarté un certain nombre de pièces qui ne nous semblent pas présenter des garanties suffisantes d'authenticité. Libre à d'autres de se montrer moins sévères, c'est affaire d'appréciation.

Pour prévenir tout malentendu, nous répéterons que

 

VI

 

dire de certains actes qu'ils sont interpolés, ce n'est pas rejeter du même coup l'existence ou le martyre d'un saint. Prenons pour exemple sainte Cécile ; nous ne pensons pas qu'un seul historien admette aujourd'hui l'authenticité de ses actes; on peut s'en rapporter là-dessus à son plus illustre historien, Dom Guéranger. Mais ce n'est pas à dire que l'existence ou le martyre de la sainte patricienne, ni même que certains éléments de son procès ne soient pas authentiques. Ainsi des autres. En les admettant en appendice, nous avons bien pensé laisser entendre qu'à notre avis ils renfermaient' bien des traits véridiques et pouvaient servir à l'édification du lecteur. Il nous semble, du reste, que l'accueil fait à cette collection dans les revues les plus sérieuses comme les Analecta bollandiana (1), la Revue des Questions historiques (2), l'Ami du Clergé (3), la Revue du Clergé français (4), le Canoniste contemporain (5), la Revue historique(6), les Études des Pères Jésuites (7), la Revue de l'Instruction publique en Belgique (8), etc., est une preuve que ces principes de critique n'ont pas été jugés trop rigoureux.

On pourra, en outre, constater, quand on le voudra, que l'Église, en ces matières de légendes et d'actes des saints, ouvre elle-même la porte aux corrections et aux amendements. On sait que Sa Sainteté le Pape Léon XIII a fait

 

1. Tome XXI, p. 204, année 1902.

2. 1er avril 1902.

3. 18 sept. 1902.

4. 15 juillet 1902.

5. Avril 1902, p. 253.

6. Tome LXXIX, juillet-août 1902, p. 341-342.

7. 5 mars 1902, p. 627, et 20 sept. 1902, p. 808-814.

8. Tome XLV, 1902, p. 249

 

VII

 

retoucher et corriger à fond quelques-unes des légendes du bréviaire. Ses prédécesseurs firent de même ; on peut s'en assurer par l'étude de l'histoire du bréviaire (1). Et la commission historico-liturgique, récemment établie à Rome, a surtout pour but cette revision.

Il nous paraissait donc juste de donner une place à part aux actes qui défient la critique et sont admis même par les plus sévères. Notre but, nous le dirons encore, est de ramener le public, surtout le public catholique, à la lecture et à l'étude des actes des martyrs. Tous y trouveraient, nous en sommes convaincu, de grandes et utiles leçons: Pour les fidèles il est à peine besoin de le dire, l'exemple des martyrs les encouragera à supporter les épreuves de cette vie, et à lutter vaillamment contre leurs adversaires. Que sont leurs combats et leurs difficultés à côté de ceux des grands martyrs du IIIe siècle, un Cyprien, un Pionius, un Vincent, une Agnès? Mais surtout il leur sera une démonstration de l'opération de Dieu dans l'âme de ses fidèles, du secours surnaturel qui vient fortifier leur faiblesse, de la grâce de l'Esprit-Saint qui habite en eux, de la toute-puissance de la prière.

Mais en dehors de ce cercle malheureusement trop restreint, nous voudrions convier à cette lecture mime ceux qui, indifférents ou hostiles, pourraient y trouver, à défaut d'une lumière surnaturelle qu'ils ne cherchent pas, et qui peut-être les cherche, des pages d'une richesse

 

1. Cf. en particulier BATIFFOL, Hist. du bréviaire romain, Paris, 1893, surtout le ch. VI, et Dom SUIBERT BAUMER, Gesch. der romischen Breviers, Fribourg-en-Brisgau; Dom G. MORIN, Les leçons apocryphes de bréviaire romain, Revue Bénédictine de Maredsous, juin 1891, p 260-281.

 

VIII

 

incomparable au point de vue de la psychologie historique, de l'esthétique, de la littérature ou même de l'art chrétien.

Le lecteur me permettra de mettre sous ses yeux un récit tout à fait curieux, qui a parfois les allures d'une idylle ancienne, mais qui contient aussi les actes d'un martyr. C'est la légende d'un cabaretier d'Ancyre en Galatie, nommé Théodote, rédigée. par un contemporain. Je vais la résumer ici (1).

 

LÉGENDE DE THÉODOTE D'ANCYRE.

 

Théotecne avait obtenu le gouvernement de Galatie. C'était un débauché, cruel par instinct, méchant par nature ; de plus, il était apostat. Il devait sa place à sa réputation de méchanceté et s'était engagé à procurer l'abjuration de ses anciens coreligionnaires. Avant son arrivée, la terreur de son nom dépeupla les Églises les fugitifs remplirent les solitudes et couvrirent les sommets des montagnes. Ses courriers, qui le précédaient, répandaient des menaces de plus en plus précises jusqu'à ce que l'on connût le texte de la commission qui donnait au gouverneur les plus larges pouvoirs. Les églises seraient démolies, les prêtres et les fidèles mis ne demeure de sacrifier aux idoles. Les obstinés seraient mis en prison ainsi que leurs famille, et leur supplice abandonné à l'arbitraire du président en outre, leurs biens étaient confisqués au profit du trésor. Pendant ce temps la province était livrée à l'abandon. Tandis que les chrétiens les plus en vue étaient arrêtés et mis en prison, des bandes envahissaient les maisons qu'elles pillaient ; toute résistance, une simple plainte contre ces violences, constituaient le crime de rébellion. Les chrétiens se tenaient cachés, les chrétiennes s'attendaient aux pires outrages. Des calomnies et des trahisons achevaient

 

1. Cf. Pio Passau DE CAVALIERI, I martiri di S. Theodoto d'Ancira e di S. Adriadne, dans les Studi e testi, publicazioni della bibliotheca Vaticane, fascic. 6, anno 1901.

 

IX

 

de rendre le séjour des villes insupportable. La fuite présentait d'autres périls ; dans certaines régions Ies vastes solitudes n'offraient aucune ressource pour vivre, ou bien la grossièreté des aliments qu'elles fournissaient aux fugitifs faisait préférer à ceux-ci les chances du retour dans leurs maisons.

 

Dans ces circonstances, Théodote s'ingéniait à secourir les fugitifs et les prisonniers ; il ensevelissait les cadavres des frères malgré le péril qu'on encourait pour cette action, enfin son cabaret servait de lieu de réunion à plusieurs. Son zèle ingénieux déguisait, sous prétexte d'affaires, les démarches de sa charité. Théotecne avait ordonné de souiller par des rites idolâtriques tout ce qui peut servir d'aliment, le pain et le vin surtout, afin que les chrétiens ne pussent désormais offrir l'oblation eucharistique. Théodote achetait directement ces denrées à des chrétiens et les leur revendait au fur et à mesure de leurs besoins; ainsi la maison du cabaretier servait tout à la fois de lieu de prière, d'hospice pour les voyageurs et d'église pour l'oblation du sacrifice.

Vers ce temps-là, un ami de Théodote nommé Victor fut accusé par les prêtres païens d'avoir dit qu'Apollon avait violé sa propre soeur, Diane, devant l'autel de Délos ; crime inouï que les hommes, qui n'oseraient cependant le commettre, honoraient dans celui qui s'en était souillé. On s'efforça d'obtenir l'apostasie de Victor, mais Théodote le visitait pendant la nuit et fortifiait son courage. Le martyr se montra d'abord intrépide dans la torture, les fidèles lui appliquaient déjà comme un titre son nom de Victor (vainqueur) lorsque, au dernier moment, on le vit hésiter ; il demanda un délai pour réfléchir. Aussitôt les licteurs cessèrent de le frapper, il fut ramené en prison, où il mourut de ses blessures, laissant une mémoire douteuse.

Théodote fit alors un voyage à Maltes, qui est un bourg situé à quarante milles d'Ancyre. La rivière d'Halys passe en cet endroit, où elle est fort profonde et impétueuse les bourreaux venaient d'y jeter le corps du martyr Valentin; que les gens de Médrion avaient brûlé après lui avoir fait subir de nombreux supplices. Théodote put retirer le corps du saint et alla se cacher dans une grotte ouverte à l'Orient, d'où sortait un des affluents de l'Halys, à deux stades environ de Malos.

 

X

 

Dieu permit qu'il rencontrât des frères qui, après l'avoir salué, le comblèrent d'actions de grâces comme le bienfaiteur de tous les affligés. Ils lui rappelaient en détail quelles obligations ils avaient à sa charité ; comment, arrêtés et livrés au préfet par leurs parents pour avoir renversé un autel de Diane, il les avait, avec beaucoup de peines et de dépenses, délivrés de leurs chaînes. Théodote, regardant cette rencontre comme une heureuse occasion de mérite, les pria de partager son repas avant de continuer leur route. On s'assit sur l'herbe ; car il y avait là du gazon et tout alentour des arbres chargés de fruits mêlés aux arbres des forêts. Ajoutez-y le doux parfum de mille fleurs, les joyeux accents du rossignol et de la cigale au lever de l'aurore, et les chants variés des oiseaux. Il semblait que la nature avait réuni dans ce lieu tout ce qu'elle a de splendeurs pour embellir une solitude.

Dès qu'on fut assis, le saint envoya au village voisin quelques-uns de ses compagnons, pour inviter le prêtre à venir manger avec eux et à bénir les voyageurs; quant à lui, il ne prenait jamais son repas sans qu'un prêtre l'eût béni. En entrant dans le village, ceux qu'il avait envoyés rencontrèrent un prêtre qui sortait de l' église, après la prière de l'heure de secte. Ce prêtre, les voyant harcelés par des chiens, aida à les écarter, et, saluant les étrangers, les pria, s'ils étaient chrétiens, d'entrer chez lui, afin qu'ils pussent jouir ensemble des douceurs de la charité mutuelle qui les unissait dans le Christ. Ils répondirent : « Nous sommes chrétiens ; et c'est pour nous une joie de rencontrer des frères. » Alors le prêtre murmura en souriant : « O Fronton (c'était son nom), les visions qui s'offrent à toi dans le sommeil ne t'ont jamais trompé ; mais combien celle de cette nuit est surprenante ! J'ai vu deux hommes qui vous ressemblaient et me disaient qu'ils apportaient un trésor à ce pays. Puisque c'est bien vous que j'ai vu en songe, allons, remettez-moi le trésor. »

Ils dirent: « Vrai, nous avions mieux que tous les trésors, un homme d'une vertu singulière, Théodote, que tu verras si tu veux. Mais auparavant, père, montre-nous le prêtre de ce village. » Fronton répondit : « C'est moi. Mieux vaut l'amener dans ma maison ; car il ne convient pas, dans un lieu où il y a

 

XI

 

des chrétiens, qu'on laisse un homme dans les bois. » Il vint donc trouver le saint, le salua par le baiser aine que tous les frères, et les pria de venir dans sa maison. Théodote s'en excusa, parce qu'il avait hâte de rentrer à Ancyre. « La carrière, disait-il, y est ouverte aux combats des chrétiens pour leur foi je dois être prêt à secourir des frères menacés. » Après le pas, l'athlète du Christ dit au prêtre avec un léger sourire : « Que ce lieu me parait convenable pour y déposer de saintes reliques ! Qui peut t'arrêter ? » Le prêtre répondit : « Charge-toi de me procurer l'objet du travail que tu m'imposes (il parlait des saintes reliques) ; ensuite tu accuseras mes retards car il faut d'abord les avoir, avant de songer à leur élever un temple. » Théodote dit : « Cela c'est mon affaire, ou plutôt celle de Dieu, de te fournir des reliques; mais à toi d'apporter tout tin zèle à la préparation de l'édifice. C'est pourquoi père, ne laisse pas languir ce travail, je t'en conjure, mène-le à sa fin le plus tôt possible ; car les reliques t'arriveront bientôt. » En parlant ainsi, il détacha de son doigt un anneau, le remit au prêtre et lui dit : « Que Dieu nous soit témoin à toi et à moi que bientôt tu recevras des reliques. » Cela fait, il s'éloigna et revint à la ville.

Il y avait à Ancyre sept vierges formées à la vertu dès l'enfance. On leur avait inspiré l'amour de la continence , et la crainte de Dieu. Théotecne les fit arrêter, et ne put jamais par les tortures les faire tomber dans son impiété. Enfin, dans le transport de sa colère, il ordonna qu'on les abandonnât à de jeunes gens, pour outrager leur pudeur, au mépris de la religion. Conduites devant ces bourreaux d'un nouveau genre, elles disaient : « Seigneur Jésus-Christ, tant qu'il a été eu notre pouvoir de garder intacte notre virginité, tu sais avec quel zèle, nous l'avons préservée jusqu'à ce jour ; mais aujourd'hui ces jeunes débauchés ont reçu tout pouvoir sur nos corps. » Pendant qu'elles priaient et pleuraient, celui de la bande qui paraissait le plus impudent prit à part la plus âgée de ces vierges, nommée Técusa. Mais Técusa, lui embrassant les pieds et versant un torrent de larmes : « Mon fils, dit-elle, qu'espères-tu gagner avec moi ? Quelle jouissance te flattes-tu de goûter avec une chair déjà morte, consumée, comme tu vois, par la vieillesse, les jeûnes, les maladies et les tourments? »

 

XI

 

Elle avait, en effet, dépassé sa soixante-dixième année, et ses compagnes étaient à peu près du même âge. « Il vous serait honteux, continuait-elle, d'aimer une chair que la mort, pour ainsi dire, a déjà frappée, et que vous verrez bientôt déchirer par les bêtes sauvages et les oiseaux ; car déjà le gouverneur a prononcé que nous ne recevrions pas la sépulture. Que dis-je? à notre place recherchez le Seigneur Jésus-Christ ; il répondra à votre amour par de grandes faveurs. » Ainsi parlait Técusa, en pleurant ; soudain elle déchira son voile, et montrant au jeune homme ses cheveux blancs : « Ah ! du moins, mon fils, s'écria-t-elle, respecte l'ornement de ma vieillesse. Peut-être as-tu une mère dont la tête a blanchi sous le poids des années ; que son souvenir, vivante ou morte, nous défende. Laisse-nous pleurer et garde pour toi l'espérance que notre Sauveur Jésus-Christ te récompensera pansa grâce ; car ce n'est pas vainement qu'on espère en lui. » A ces paroles de Técusa, les jeunes gens, calmés et compatissants, se retirent en pleurant.

Théotecne, ayant appris son échec, renonça à ce moyen ; mais il ordonna qu'on les fit prêtresses de Diane et de Minerve. En cette qualité, elles devaient laver tous les ans les images des déesses dans un étang voisin.

On touchait au jour anniversaire de cette purification des dieux. Chaque idole, selon l'usage, devait être portée sur un chariot séparé. Le gouverneur, en tête du cortège, fit conduire à l'étang les sept vierges pour y être lavées de la même manière que les statues. On les avait contraintes à se tenir debout, toutes nues, sur les chariots, afin qu'elles fussent plus exposées à l'insolence de la populace, Derrière elles venaient les idoles. Les habitants de la cité se précipitaient en foule à leur spectacle. Au milieu de cette multitude, on entendait les sons des flûtes et des cymbales; on voyait des troupes de femmes courir les cheveux épars comme des bacchantes. Le bruit confus des pas ébranlait la terre, et se mêlait aux éclats retentissants des instruments de musique. Cependant les idoles s'avançaient, et le peuple accourait en foule pour les voir, quoique le plus grand nombre fussent attirés par le martyre des vierges. Les uns avaient pitié de leur vieillesse; quelques-uns admiraient leur constance, d'autres leur modestie; tous, en les voyant

 

XIII

 

couvertes de blessures, versaient des larmes. Théotecne, fruit impie d'une race de vipères, fermait la marche.

Cependant Théodote, le martyr de Dieu, était agité d'une grande inquiétude au sujet des saintes vierges ; il craignait que quelqu'une d'entre elles, par une faiblesse trop ordinaire à son sexe, ne vînt à défaillir dans le combat. Il demandait donc à Dieu, dans une ardente prière, de vouloir bien les assister à l'heure du danger. A ce dessein, il se tint renfermé dans une petite maison près de la Confession des Patriarches, et appartenant à un pauvre homme nommé Théocharis. Polychronios, neveu de la vierge Técusa, Théodote le jeune, fils d'une de ses parentes, et quelques autres chrétiens s'étaient réunis à lui dans ce réduit. Ils étaient en prière depuis les premières heures du jour, et l'on était déjà à l'heure de sexte, quand la femme de Théocharis vint leur annoncer que les vierges venaient d'être noyées dans l'étang .A cette nouvelle, le saint se releva un peu sur le pavé où il est prosterné ; puis à genoux, les mains au ciel et le visage inondé de larmes, il s'écria : « Je te rends grâces, ô Seigneur, de n'avoir pas voulu que mes larmes fussent inutiles. a Il demanda ensuite à cette femme les circonstances du martyre, dans quelle partie de l'étang, si c'était au milieu ou sur le rivage, qu'il avait eu lieu. La femme de Théocharis, qui, elle aussi, était sortie de la ville avec les autres, et s'était trouvée présente au lieu même du supplice, répondit : « Les conseils et les promesses de Théotecne ont été inutiles ; Técusa le re-poussait avec mépris. A leur tour, les prêtresses de Diane et de Minerve, ayant voulu leur offrir la couronne et la robe blanche, supposant que ces vierges allaient participer à leur sacerdoce en l'honneur des démons, furent rejetées de même. Alors le consulaire a commandé qu'on attachât des pierres au cou des sept vierges, et les a fait conduire sur une petite barque jusqu'à l'endroit où les eaux de l'étang sont le plus profondes. C’est à deux cents pas environ du bord ; c'est là qu'elles ont été noyées. »

Là-dessus, le saint demeura dans sa retraite jusqu'au soir, délibérant avec Polychronios et Théocharis sur le moyen de retirer de l'étang ces précieuses reliques. A la tombée du jour, un jeune homme vint dire que Théotecne avait placé des soldats

XIV

 

près de l'étang pour garder les corps. Le saint en fut très affligé ; car il paraissait évident qu'on ne pourrait les recueillir qu'avec beaucoup de difficulté, soit à cause de ces soldats qui les gardaient ,soit à cause de la grosseur des pierres, telles, assurait-on, que l'attelage d'un char aurait eu peine à remuer chacune d'elles. Quand la nuit fut venue, Théodote, laissant ses compagnons seuls dans leur retraite, se dirigea vers la Confession des Patriarches ; mais les impies en avaient muré la porte, pour empêcher les chrétiens d'y entrer.

Il se prosterna donc à rentrée, près de l'abside, et pria quelque temps. De là il se rendit à la Confession des Pères, qu'il trouva également murée, et il pria prosterné. Mais tout à coup il entend derrière lui un grand bruit ; il croit que ce sont des hommes qui en veulent à sa vie, et il revient à la demeure de Théoeharis. Il s'y endormit bientôt ; mais, après quelques instants de sommeil, la bienheureuse Técusa lui apparut et lui dit : « Théodote, mon fils, tu dors, et tu ne sembles pas songer à nous. As-tu donc oublié le soin que j'ai pris de ton enfance et comment, contre l'attente de tes parents, je t'ai formé à la vertu ? Pendant ma vie, tu m'honorais comme ta mère et tu m'entourais d'affection ; mais aujourd'hui que je suis morte, tu as oublié qu'un fils doit servir sa mère jusqu'à la fin. Ne laisse pas nos corps devenir au fond des eaux de l'étang la proie des poissons, d'autant plus que, toi aussi, dans deux jours tu auras un grand combat à soutenir. Lève-toi donc, et va à l'étang ; mais garde-toi du traître.» Et elle disparut.

Théodote se leva, et raconta sa vision aux frères. Tous partagèrent sa douleur, et demandèrent avec larmes à Dieu d'aider le saint à retrouver les corps. A la pointe du jour, ils envoyèrent, pour reconnaître plus exactement les lieux, Théocharis avec le jeune homme qui avait annoncé la présence des soldats sur les bords de l'étang. Ce jeune homme était chrétien; les deux envoyés devaient examiner ce que devenaient les soldats ; car on soupçonnait qu'ils s'étaient retirés à cause de la fête de Diane, que les impies célébraient ce jour-là. Théocharis avec Glycérius (c'était le nom du jeune homme) partirent, et revinrent bientôt annoncer que les soldats étaient demeurés à leur poste. C'est pourquoi les chrétiens passèrent tout le jour dans

 

XV

 

leur retraite. Le soir seulement ils sortirent ; tous étaient encore à jeun. Ils étaient armés de faux tranchantes, avec lesquelles, s'avançant au milieu de l'eau, ils devaient couper les cordes qu'on avait attachées au cou des vierges pour les noyer. Il faisait nuit noire, sans lune ni étoiles. Cependant ils arrivent au lieu ordinaire d'exécutions, lieu d'horreur par où personne n'osait passer après le coucher du soleil. Il était rempli de têtes coupées et fichées sur des pieux, de restes de cadavres consumés par le feu et qui jonchaient la terre. Les chrétiens furent saisis de frayeur; mais ils entendirent une voix qui disait : « Approche sans crainte, Théodote. » A ces mots, leur frayeur redouble, chacun marque son front du signe de la croix. Tout à coup une croix lumineuse leur apparaît, lançant ses rayons en traits de flammes du côté de l’Orient. A cette vue, la joie mêle à la crainte; ils tombent à genoux et adorent, tournés vers le lieu où leur apparaissait la croix.

La prière achevée, ils reprennent leur route; mais l'obscurité était si grande qu'ils ne se voyaient pas l'un Vautre. C'était pour l'entreprise une grande difficulté, qu'augmentait encore une pluie abondante ; car sur la terre détrempée et gluante ils ne trouvaient partout que des sentiers glissants, où ils avaient peine à se soutenir. Ainsi, au milieu des ténèbres, la fatigue m'était pas moindre que la crainte. Ils s'arrêtèrent une deuxième fois pour prier ; car ils sentaient le besoin d'implorer le secours de Dieu dans un si pressant danger. Bientôt une lumière éclatante parut à leurs regards et leur indiqua le chemin. En même temps deux hommes vêtus de robes éclatantes, beaux vieillards à la baie et aux cheveux blancs, se montrèrent et dirent : « Courage, Théodote. Le Seigneur Jésus a écrit ton nom entre les martyrs ; c'est la récompense de la prière que tu lui as faite avec larmes pour recouvrer les saints corps. Il nous a envoyés pour te recevoir ; c'est nous qu'on appelle du nom de Pères. Va donc à l'étang ; tu y trouveras saint Sosandre, qui par l'éclat de son armure épouvantera les gardes. Mais tu ne devais pas amener avec toi un traître. »

Suivant donc la lumière qui les précédait, ils arrivèrent à l'étang. Ce flambeau ne cessa de les guider jusqu'au moment où ils eurent enlevé les saintes reliques. Voici comment le fait arriva.

 

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Les éclairs se multipliaient, le tonnerre grondait, la pluie tombait par torrents, le vent enfin soufflait avec une telle violence, que les soldats préposés à la garde des corps saints prirent la fuite. Il est vrai que la tempête n'était pas la seule cause de leur fuite. Une vision les avait saisis d'effroi. Ils avaient vu un homme d'une taille gigantesque et couvert d'une armure terrible; le bouclier, la cuirasse, le casque et la lance jetaient de tous côtés la flamme. C'était le saint et glorieux martyr Sosandre, qui par son aspect avait épouvanté les gardes, et les avait réduits à chercher un asile sous les cabanes voisines. D'autre part, la violence du vent avait repoussé l'eau de l'étang sur le rivage opposé, en sorte que le bassin était à sec et laissait voir les corps des vierges. Avec leurs serpes ils coupèrent les cordes, tirèrent les corps et les mirent sur des chevaux. Ils les portèrent ainsi jusqu'à l'église des Patriarches, près de laquelle ils les ensevelirent. Les noms de ces sept vierges étaient Técusa, Alexandra et Phaine. Ces trois premières étaient nonnes. Les autres étaient Claudia, Euphrasia, Matrona et Julitta.

Le lendemain, dès la pointe du jour, toute la ville s'occupait de l'enlèvement des vierges car la nouvelle s'en était promptement répandue partout. Aussi dès qu'un chrétien paraissait, on le traînait à la question. Un grand nombre furent ainsi arrêtés pour être déchirés par la dent des bêtes. Théodote en fut à peine instruit, qu'il voulut se livrer lui-même ; les frères l'en empêchèrent. Cependant Polychronios, voulant se renseigner, se déguisa en paysan et vint au Forum. Il fut pris et amené au gouverneur. Battu de verges, menacé de mort, il ne put soutenir la vue du glaive déjà tiré contre lui, et céda à la crainte. Il avoua que les reliques des vierges avaient été retirées de l'étang par Théodote, et indiqua le lieu où il les avait cachées. Les corps saints furent donc retirés de leur sépulcre et brûlés. Ainsi nous sûmes que Polychronios était traître, et que c'était de lui que l'apparition avait dit : « Prends garde au traître. » Quelques-uns des nôtres annoncèrent à Théodote l'action de Polychronios et ta destruction des reliques des vierges.

Théodote dit adieu à ses frères, les exhorta à ne point cesser leurs prières, mais à demander pour lui avec instance la couronne des vainqueurs; et il se prépara aux supplices dont il

 

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était menacé. Les frères ne le quittèrent plus. Après avoir prié longtemps avec eux, il s'écria tout à coup : « Seigneur Jésus-Christ, espérance de ceux qui n'ont plus d'espoir, accorde-moi d'achever cette carrière de combats, et reçois l'effusion de mon sang comme un sacrifice d'agréable odeur pour le salut de tous ceux qui sont persécutés à cause de ton nom. Allège leur fardeau, apaise la tempête, afin qu'ils jouissent tous du repos et de la paix. » Les larmes se mêlaient à la prière. En l'entendant, les frères pleuraient; ils se jetaient à son cou et lui disaient :

« Adieu, très douce lumière de l'Église ! Théodote, adieu ! Échappé aux douleurs de cette vie, tu vas être reçu au sein de la lumière céleste, dans la gloire des Anges et des Archanges, dans l'immuable clarté de l'Esprit-Saint, et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est assis à la droite de son Père. Ces biens seront la couronne du glorieux et grand combat que le ciel te prépare. Mais pour nous, condamnés à demeurer au milieu des incertitudes de l'avenir; ton départ de cette vie ne nous laisse que les regrets, les gémissements et les larmes. » Le saint embrassa tous les frères et leur recommanda, lorsque le patre Fronton viendrait de Malos avec l'anneau, de lui donner ses restes, s'ils pouvaient les dérober: A ces mots, il marqua tout son corps du signe de la croix, il se rendit au stade. Il rencontra en route deux citoyens qui le pressèrent de s'enfuir an plus tût, en lui criant : « Sauve-toi ! » Ils étaient de ses amis et' croyaient le servir en multipliant leurs instances. « Les prêtresses de Minerve et de Diane, et le peuple avec elles, lui disaient-ils t'accusent devant le consulaire, parce que tu détournes tons Ica chrétiens d'adorer des pierres inanimées ; ils te chargent en outre d'autres crimes sans nombre ; Polychronios, en particulier, dit que tu as furtivement dérobé les corps saints. Puisqu'il en est encore temps, sauve-toi, Théodote ; ce serait folié de te livrer de toi-même aux tourments. » Le martyr leur répondit : « Si vous vous croyez de mes amis, et que vous voulez me faire plaisir, ne n'importunez pas par vos prières et n'accusez pas mon zèle. Allez plutôt dire aux magistrats : Voici ce Théodote que les prêtresses et la ville entière accusent ; il est à la porte » En parlant ainsi, il prenait les devants, et bientôt se présentait à ses accusateurs. Il se tint debout sans trembler, et regarda avec

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un sourire les instruments de torture : un grand feu, des chaudières bouillantes, des roues et plusieurs autres instruments de supplice. Loin d'en être effrayé, le martyr montrait la joie dont il était rempli.

Théotecne lui dit : « Tu échapperas à tous ces tourments, si tu te laisses persuader par mes conseils. Si tu consens à être sage et à sacrifier, tu seras déchargé des griefs dont la ville entière et les prêtresses t'ont accusé devant moi. Tu jouiras de mon amitié plus qu'aucun autre, et tu seras chéri de nos victorieux empereurs ; ils te feront l'honneur de t'écrire et de recevoir tes lettres au besoin. Seulement abjure ce Jésus que Pilate, lorsque ni toi ni moi n'étions encore au monde, a fait crucifier en Judée. N'hésite pas à prendre le conseil que te dicte la sagesse. Tu parais être un homme prudent et expérimenté ; et c'est le propre du sage d'agir avec prévoyance et maturité ; renonce donc à ta folie, et en même temps délivres-en les autres chrétiens. Ce faisant, tu deviendras un grand personnage; car je te ferai prêtre d'Apollon, le plus grand des dieux, à cause des biens qu'il prodigue aux hommes, soit en leur révélant l'avenir par ses oracles, soit en guérissant leurs infirmités par son habileté dans la médecine. C'est toi qui consacreras les prêtres, toi qui nommeras aux différentes charges et dignités, toi qui porteras aux pieds des magistrats les voeux et les prières de la patrie, toi enfin qui, pour les grands intérêts de la cité, enverras des députations aux empereurs. Avec la puissance en main, tu verras venir à toi et les richesses, et les nobles clientèles, et les grands honneurs, avec les splendeurs de la gloire. Veux-tu des trésors? Je t'en donnerai.» A ces paroles du gouverneur, le peuple acclamait, félicitant Théodote, et le pressant d'accepter ces offres.

Mais le saint répondit à Théotecne : « Avant tout je demande au Seigneur Jésus-Christ, mon maître, que tu viens de traiter avec mépris comme un homme vulgaire, la grâce de réfuter tes erreurs sur les dieux, et ensuite de t'exposer en peu de mots les miracles du Seigneur Jésus-Christ et le mystère de son incarnation ; car il est à propos que je prouve ma foi en présence de nombreux témoins, par mes paroles et par mes oeuvres. Et d'abord, pour les actions de vos dieux, il est honteux de les

 

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dire ; je les dirai néanmoins à votre confusion. Celui que vous appelez Jupiter, et que vous honorez comme le principal de vos dieux, a poussé son outrage contre les enfants et les femmes à un tel excès de débauche, qu'il mérite à bon droit d'être regardé comme le principe et la fin de tous les maux. Votre poète Orphée dit, en effet, que Jupiter tua Saturne, son père, épousa Rhéa, sa mère, dont il eut une fille, Proserpine, qui fut elle aussi l'objet de ses infâmes amours. Il épousa encore sa soeur Junon, comme fit Apollon, qui viola sa soeur Diane, à Délos, devant l'autel. Mars s'abandonna aux mêmes fureurs contre Vénus, Vulcain contre Minerve : toujours des sœurs victimes des passions de leurs frères. Vois maintenant l'ignominie des dieux que tu honores. Les lois ne puniraient-elles pas l'homme coupable de ces excès ? Et cependant vous osez vous glorifier des hontes de vos dieux ; vous ne rougissez pas d'adorer des corrupteurs de la jeunesse, des adultères. des empoisonneurs ; et vos poètes nous redisent leur histoire avec orgueil.

« Mais la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les miracles et le mystère de son incarnation, tout cela a aussi été écrit, et longtemps d’avance, par les prophètes et par des hommes que l'Esprit-Saint éclairait ; mais on n'y trouve rien dont on doive rougir : tout y est chaste. Ces prophètes sont les témoins de ce que nos temps ont vu s'accomplir : un Dieu descendant du ciel pour apparaître au milieu des hommes, et par de merveilleux prodiges, des miracles ineffables, guérissant les malades, rendant les hommes dignes du royaume des cieux. Sa passion, sa mort et sa résurrection ont été pareillement décrites avec la plus grande exactitude par les mêmes prophètes. Les Chaldéens, les Mages. les plus sages de la Perse, en sont les témoins, eux qui, instruits par le mouvement des astres, ont connu sa naissance selon la chair, et qui, les premiers, l'ayant reconnu pour Dieu, lui ont offert leurs présents comme à un Dieu. Il a fait d'ailleurs des miracles sans nombre et des plus grands : il a changé l'eau en vin; avec cinq pains et deux poissons, il a rassasié cinq mille hommes dans le désert ; sa parole guérissait les malades ; il marchait sur les eaux comme il eût fait sur la terre ferme. La nature du feu a reconnu sa puissance; à sa voix, des morts sont ressuscités ; d'une seule parole il a

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donné la vue à des aveugles de naissance ; il a rendu des boiteux prompts et agiles ; il a rappelé à la vie des morts ensevelis depuis quatre jours. Quelle parole pourrait suffire à raconter tous les prodiges qu'il a faits, et par lesquels il a démontré qu'il était Dieu, et non pas un homme ? »

Pendant ce discours du martyr, toute la multitude des idolâtres s'agitait furieuse comme aine mer démontée Les prêtres déchiraient leurs vêtements et, les cheveux épars, mettaient en pièce leurs couronnes. Le peuple braillait, accusait le consulaire lui-même d'oublier les droits -de la justice contre na homme qui avait mérité la flagellation et la mort, pour avoir ouvertement blasphémé contre la clémence des dieux, avec l'impudente ostentation d'un rhéteur. On devait sur-le-champ le faire étendre sur le chevalet, et venger par son supplice les dieux outragés. Théotecne, surexcité par ces clameurs, ne se contient plus; il ordonne d'élevés le saint sur le chevalet ; lui-même descend de son tribunal, pour torturer de ses propres mains le martyr. Au milieu de ce tumulte, l'athlète du Christ est seul tranquille. Il attend debout, on dirait que ce n'est point contre lui, mais contre un étranger, que, la tempête est soulevée.

Cependant tous les instruments de torture sont mis en œuvre ; on n'épargne ni le feu, ni le fer avec ses ongles déchirants. De tous côtés à la fois les bourreaux se sont jetés sur Théodote, l'ont dépouillé de ses vêtements ; puis ils l'ont étendu sur le chevalet ; après quoi, se partageant en deux bandes, ils lui déchirent les flancs ; chacun y met toute sa force, sans craindre la fatigue. Le martyr, d'un visage joyeux et avec un sourire, les regardait faire. La douleur des tourments arrivait à son âme sans y causer le moindre trouble ; ses traits n'en étaient pas altérés, et il ne cherchait pas à se soustraire aux cruautés du tyran ; car il avait pour aide et pour soutien Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cependant les bourreaux s'épuisaient à frapper ; mais quand les uns étaient hors de combat, d'autres les remplaçaient. L'invincible athlète demeurait immobile, l'âme attachée au Dieu de l'univers. Théotecne fit verser sur ses flancs déchirés un vinaigre très violent, puis il y fit appliquer des lampes ardentes. Le saint, dont le vinaigre

 

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irritait les plaies, et auquel arrivait d'ailleurs l'odeur de ses chairs que la flamme avait brûlées, laissa voir à ses narines un léger frémissement. Aussitôt Théotecne, descendant de son tribunal : « Eh ! Théodote, lui dit-il, qu'est donc devenue l'indomptable fierté de tes discours ? je te vois céder aux tourments avant d'avoir été vaincu. Certes, si tu n'avais pas blasphémé les dieux, si tu avais consenti à adorer la toute-puissance de leurs bras, tu n'aurais pas été soumis à tous ces supplices. C'est bien à toi surtout, simple cabaretier, dans une condition vile et méprisable comme est la tienne, que je dois conseiller de ne plus parler contre les empereurs, qui ont droit sur ta vie ! » Le martyr répondit : « Ne te trouble pas d'un frémissement de mes narines ; il est dû uniquement à la fumée de mes chairs que tu brûles. Excite plutôt tes hommes à accomplir tes ordres avec moins de mollesse ; car je m'aperçois qu'ils relâchent. Invente de nouveaux supplices, des machines nouvelles pour la torture, afin d'éprouver ma constance ; ou plutôt reconnais que c'est le Seigneur qui me soutient. Par sa grâce je ne vois en toi qu'un esclave, et je méprise tes sacrilèges empereurs : tant est puissante la force dont le Seigneur Christ a rempli mon âme ! Si c'était pour mes crimes que tu m'eusses arrêté, j'aurais pu trembler ; la crainte aurait eu ses droits ; mais aujourd’hui, préparé, comme je le suis, à tout souffrir pour la foi du Christ, je ne puis redouter tes menaces. » A ces paroles, Théotecne lui fit broyer les mâchoires avec des pierres, afin de lui casser les dents. Le martyr disait : « Quand tu me ferais couper la langue et tous les organes de la voix, les chrétiens n'ont pas besoin de parler pour que Dieu les exauce. »

Cependant les licteurs s'étaient épuisés à déchirer son corps; le gouverneur leur commanda de descendre Théodote du chevalet et de l'enfermer dans la prison, où on le réserverait pour une nouvelle torture. Mais comme on lui faisait traverser le Forum, il montrait ses chairs en lambeaux, et donnait ses blessures comme le signe de sa victoire. Il invitait tous ses concitoyens à venir voir ce spectacle pour apprendre dans ses souffrances la puissance du Christ. « Voyez, disait-il, combien est admirable la vertu du Christ ; comment, à ceux qui s'exposent aux tourments pour sa gloire, il sait donner l'impassibilité,

 

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rendant même la faiblesse de nos corps inattaquable à la flamme ; il inspire à des hommes de néant le courage de mépriser les menaces des princes et les édits portés par les empereurs contre la piété. Et cette grâce, Dieu, le Seigneur de tous les êtres, la donne sans acception de personnes à tout le monde : aux hommes sans naissance, aux esclaves, aux hommes libres, aux barbares. » En parlant ainsi, il montrait les plaies dont on l'avait couvert, et il ajoutait : «Il est juste que ceux qui croient au Christ lui fassent les sacrifices qu'aujourd'hui j'offre à sa gloire ; car c'est lui qui le premier a souffert pour chacun de nous. »

Cinq jours après, Théotecne fit dresser son tribunal au milieu de la ville, en un lieu exposé aux regards de la foule, et il ordonna qu'on lui amenât le martyr : ce qui fut aussitôt exécuté. En le voyant s'avancer, il lui dit : « Approche-toi plus près de nous, Théodote. Je vois que tu n'as pas été sourd aux leçons qui t'ont été données, que tu es devenu meilleur, et que tu as renoncé à ton premier orgueil. C'est contre toute raison que tu as attiré sur toi de si affreux tourments, quoi que je fisse pour t'y soustraire. Maintenant donc, déposant cette insensibilité d'un coeur opiniâtre, reconnais la souveraine autorité des dieux tout-puissants ; et que je puisse enfin te faire jouir des bienfaits que je t'avais promis tout d'abord: Je suis prêt encore à te les accorder si tu sacrifies. Choisis donc ce qu'il y a pour toi de plus avantageux : tu vois ici d'un côté des flammes déjà allumées, un glaive aiguisé pour toi et les gueules des bêtes qui s'ouvrent pour te dévorer. Crains de t'y exposer ; ton premier supplice n'est que l'ombre de celui qui se prépare. » Le martyr répondit sans trembler : « Eh quoi ! Théotecne, espères-tu inventer contre moi quelque chose d'assez fort pour résister à la puissance de Jésus-Christ mon maître? Quoique mon corps ait déjà, comme tu le vois, été mis en lambeaux par les coups dont tu l'as déchiré, éprouve de nouveau ma constance ; applique ces mêmes membres à de nouveaux supplices, afin de voir jusqu'à quel point, tout brisés qu'ils sont, ils peuvent encore souffrir. »

Alors pour la seconde fois Théotecne fit étendre le saint sur

 

XXIII

 

le chevalet ; et des deux côtés les licteurs, comme autant de bêtes sauvages, se mirent à sonder les plaies des anciennes blessures, plongeant plus profondément leurs ongles de fer dans les flancs du martyr. Mais lui, élevant la voix, confessait généreusement sa foi. Le gouverneur, voyant que ses efforts étaient inutiles, que les bourreaux étaient épuisés, le fit descendre du chevalet pour le rouler sur des morceaux de briques rougies au feu. Ces fragments embrasés, pénétrant dans les chairs, causèrent à Théodote une douleur très aiguë. « Seigneur Jésus-Christ, s'écria-t-il, espérance de ceux qui ont perdu tout espoir, exaucez ma prière et adoucissez-moi ce supplice ; car c'est pour votre saint nom que je souffre. » Théotecne comprit bientôt que l'épreuve des briques embrasées n'aurait pas plus de succès que les précédentes ; il fit suspendre de nouveau le martyr sur le chevalet, et élargir de plus en plus ses plaies. Mais Théodote était devenu comme insensible ; il lui semblait que les bourreaux n'appliquaient plus sérieusement leurs tortures, que ce n'était qu'un jeu. Cependant de tout son corps la langue seule était restée intacte ; les impies la lui avaient laissée, espérant qu'elle serait instrument de son apostasie. Ils ne savaient pas qu'ils lui laissaient bien plutôt le moyen de rendre un hommage plus éclatant à la vérité ; car cette langue louait Dieu sans cesse.

A la fin, incapable d'inventer de nouveaux supplices, et voyant d'ailleurs ses bourreaux fatigués et impuissants, tandis que la contenance du martyr semblait se fortifier de plus en plus. Théotecne prononça la sentence. Elle était ainsi conçue : « Théodote, le protecteur des Galiléens, l'ennemi des dieux, a refusé d'obéir aux ordres des invincibles empereurs, et a méprisé ma personne. En vertu de mon pouvoir, je veux qu'il soit décapité, et que son corps, séparé de sa tête, soit brûlé, de peur que les chrétiens ne le recueillent et ne lui donnent la sépulture. »

Quand cette sentence eut été prononcée, une foule nombreuse d'hommes et de femmes sortirent de la ville avec le martyr, pour voir la fin de ce drame sanglant. Arrivé au lieu du supplice, le martyr commença une prière; il disait :

« Seigneur Jésus-Christ, Créateur du ciel et de la terre, qui

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n'abandonnez jamais ceux qui espèrent en vous, je vous rends grâces d'avoir daigné m'appeler à être le citoyen de votre cité céleste et à participer à votre royaume. Je vous rends grâces de m'avoir accordé de vaincre le dragon et d'écraser sa tête. Donnez enfin le repos à vos serviteurs, arrêtez en moi la violence de vos ennemis. Donnez la paix à votre Église, en l'arrachant à la tyrannie du diable. » Il dit Amen, et se retournant, vit les frères qui pleuraient : « Frères, leur dit-il, ne pleurez pas ; glorifiez plutôt Notre-Seigneur ,Jésus-Christ, qui me fait achever heureusement ma course par le triomphe sur l'ennemi Bientôt au ciel, je prierai Dieu pour vous avec confiance. » Comme il disait ces paroles, sa tête tomba.

Alors on éleva un vaste bûcher, et les bourreaux y jetèrent le corps du martyr, prenant soin d'y réunir de nombreux aliments pour la flamme. Mais, par un effet de cette providence divine qui veille avec amour sur les hommes, on vit tout à coup au-dessus du bûcher une lumière qui l'enveloppait d'un si vif éclat, que ceux qui devaient y mettre le feu n'osaient approcher ; ainsi le corps resta intact au milieu du bûcher. Des soldats prévinrent Théotecne de ce prodige ; il leur ordonna de demeurer au lieu où le corps descendu du bûcher avait été placé, afin de le garder. Ils demeurèrent donc.

Sur ces entrefaites, le prêtre Fronton arriva du bourg de Malos, selon la promesse qu'il en avait faite à Théodote. Il portait avec lui l'anneau que le saint martyr lui avait donné en gage pour obtenir des reliques. Il amenait en même temps avec lui un bidet chargé d'outres de vin vieux : car ce bon homme avait une vigne qu'il cultivait lui-même. Comme il approchait de la ville, à la nuit tombante, le bidet fourbu s'abattit au lieu même où était étendu le corps du saint martyr. Les gardes survinrent et dirent au prêtre : « Où vas-tu si tard ? Il fait nuit. Viens donc et demeure avec nous ; ton âne trouvera ici largement de quoi paître; l'herbe est abondante; même, si tu veux le laisser aller dans les champs cultivés, personne ne t'en empêchera ; reste donc avec nous, tu y seras mieux qu'à l'auberge. »

Cédant à leurs instances, le prêtre détourna son âne de la grande route, et entra sous une hutte que les soldats s'étaient construite le jour précédent avec des branches de saule fixées

 

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en terre et rattachées entre elles par des, roseaux. Près de la hutte était le corps du martyr, sur lequel on avait étendu des rameaux et du foin afin de le couvrir. Cependant les chefs des soldats, revenus du bain, se mirent à boire, mollement couchés sur des tapis qu'ils avaient déployés à terre sur un lit de paille. Ils invitèrent le prêtre à boire avec eux. Mais lui, de son côté, après avoir déchargé son âne, demanda un vase, le remplit de son vin et dit aux soldats : « Goûtez et dites ce que c'est que ce vin ; peut-être ne le trouverez-vous pas mauvais. » Il accompagnait ces paroles d'un léger sourire ; en même temps il leur présentait le vase plein de vin. L'arome, le goût de la liqueur, les transportent, et ils demandent au vieillard combien ce vin; d'années. « Cinq ans », répond le vieillard. Les soldats ajoutent : « Permets-nous d'en boire encore ; nous avons grand soif.» Le vieillard reprit avec gaieté « Allez-y gaiement, buvez autant que vous pourrez. » A ces mots, un des plus jeunes de la troupe, nommé Métrodore, laisse éclater un rire joyeux, et dit: « Des coups pareils ! jamais de ma vie je ne les oublierai, pas même si l'on me faisait boire dans les eaux du Léthé. Les tourments réunis de tous les chrétiens ne sont pas comparables aux coups qu'il m'a fallu endurer l'autre jour, à cause de ces femmes qu'au nous a enlevées de l'étang. Mais toi, généreux étranger, verse largement de cette excellente eau du Maron ; avec elle je boirai l'oubli de mes douleurs. » Fronton dit : « J'ignore quelles sont les femmes dont tu parles ; quant à la fontaine de Maron, je sais qu'elle est là tout près. » — «Métrodore, dit un autre soldat nommé Apollonius, prends garde que ces eaux de Maron, comme tu les appelles, ne te causent quelque grand malheur. N'oublie pas que tu dois garder cet homme d'airain qui avait enlevé les femmes de l'étang. »

Le prêtre alors dit : « J'ai eu tort de ne pas amener avec moi un interprète qui m'expliquât votre langage. Je ne comprends rien encore à ce que vous dites. Quelles sont ces femmes arrachées à un étang ? Quel est cet homme d'airain que vous gardez? Avez-vous apporté une statue en ces lieux ? ou vos paroles ne sont-elles que des énigmes par lesquelles vous vous jouez d'un rustique ? » Métrodore voulait répondre ; mais un troisième, nommé Glaucentius, le prévint et dit : « Ne t'étonne pas.

 

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pression « homme d'airain » est juste. D'airain ou de fer, peu importe, cela veut dire un homme plus dur et plus fort que l'airain, ou le fer, ou toute autre matière. Le fer et l'airain cèdent au feu; le diamant lui-même. Mais nous avons un homme que ni le fer, ni le feu, ni les ongles n'ont pu entamer. — Je ne comprends pas encore clairement, répondit le prêtre, ce que tu veux dire : est-ce d'un homme ou de toute autre chose qu'il s'agit ? — Je n'en sais rien, dit Glaucentius ; mais si c'est un homme, jamais autre n'a soutenu de pareils combats. Il était notre concitoyen, nous avons ici sa maison, sa famille, son bien ; mais les faits ont montré qu'il n'avait pas la nature humaine. Battu, mis en pièces, brûlé dans tous ses membres, il ne répondait pas une parole à ceux qui le tourmentaient; mais il demeurait ferme dans sa résolution, comme un roc. Cet homme s'appelait Théodote ; il était chrétien, et jamais aucun effort n'a pu l'amener à changer sa religion. Sept vierges avaient été noyées dans les eaux de cet étang, et l'ordre était donné d'y laisser leurs cadavres ; Théodote les enleva secrètement et les ensevelit. Mais quand il sut qu'un grand nombre de chrétiens avaient été arrêtés à cette occasion et livrés au magistrat pour être condamnés, il se livra lui-même et avoua tout ce qu'il avait fait. Il ne voulait pas que d'autres souffrissent des supplices qui n'étaient que pour lui, en même temps qu'il craignait que la peur ne les fit renoncer à leur religion. En vain le gouverneur lui offrit des richesses, des dignités, des honneurs, au point de lui promettre la souveraine sacrificature, s'il voulait abjurer la foi des chrétiens et sacrifier aux dieux ; Théodote s'est ri des magistrats et de leurs honneurs, il a insulté les dieux, foulé aux pieds les lois des empereurs, et n'a pas daigné répondre une seule parole au gouverneur. On l'a flagellé, torturé ; sous les coups il paraissait insensible, et lui-même nous affirmait qu'il ne sentait aucun mal. Il se moquait de ceux qui le frappaient, leur reprochant leur mollesse ; quant au gouverneur lui-même, il le traitait de vil esclave. Tandis que les bourreaux s'épuisaient à le tourmenter, lui, comme si les coups lui eussent donné une nouvelle vigueur, chantait des hymnes, jusqu'à ce qu'enfin le gouverneur lui ait fait trancher la tête et ait ordonné de brûler son cadavre. Pour nous, déjà malheureux à son occasion, nous

 

XXVII

 

craignons beaucoup qu'il ne nous attire encore quelque mésaventure. Quand le bûcher a été allumé, il s'est tait autour des flammes des signes prodigieux qu'aucune parole ne saurait raconter. Nous avons vu une grande lumière défendre les approches du bûcher, et la flamme n'a pu atteindre le corps de Théodote. Alors on nous a donné l'ordre de le garder, de peur des chrétiens. » En achevant ces mots, le jeune soldat montrait au prêtre le lieu où était déposé le cadavre.

Fronton comprit que c'était Théodote même qu'il cherchait ; il rendit grâces à Dieu, et le pria de l'aider à enlever le corps. Radieux, il offrit encore de son vin aux soldats, les invitant à puiser eux-mêmes largement et sans crainte, jusqu'à ce qu'enfin ils roulèrent ivres-morts. Le prêtre se leva alors, prit avec respect le saint corps, le mit sur son âne et dit : « Maintenant, û martyr, accomplis les promesses que tu m'as faites » En même temps il lui mit au doigt son anneau ; puis il replaça les branches d'arbre et la paille dans l'état où elles avaient d'abord été mises pour recouvrir le saint, afin que les gardes ne soupçonnassent pas qu'on eût rien déplacé. Au point du jour, le prêtre à peine levé se mit à chercher son bidet. Il faisait un grand bruit ; il disait, en frappant dans ses mains et en pleurant : « J'ai perdu mon bidet ! » Les gardes, qui ne savaient ce qui s'était passé, crurent qu'il parlait sérieusement ; et ils étaient d ailleurs bien persuadés que le cadavre du saint était encore sous la paille. Mais pendant ce temps l'ânesse, conduite par un ange, s'en allait au bourg de Malos par des chemins détournés; elle s'abattit sous son précieux fardeau dans le lieu où est maintenant la Confession du saint et illustre martyr Théodote. Cependant des chrétiens venus de Malos au-devant du prêtre lui annoncèrent que son ânesse était arrivée seule apportant de saintes reliques, et ils lui indiquèrent le lieu où elle s'était arrêtée. Alors le prêtre, qui jusque-là avait feint de pleurer la perte de son ânesse, revint lui-même à Malos, tandis que les gardes restaient à leur poste, toujours dans la persuasion que les restes du saint étaient encore sous la paille. Ce fut ainsi que les reliques du glorieux martyr furent transportées à Malos. Dieu, voulant glorifier les combats de son serviteur, avait tout conduit de cette manière merveilleuse.

XXVIII

 

Tous ces détails, Nil, le dernier de vous tous, les a recueillis avec le plus grand soin pour vous les transmettre, mes bien-aimés frères. J'ai été en prison avec lui, et j'ai connu par moi-même chacune des choses que je vous ai racontées. Avant tout j'ai voulu être vrai, afin que, recevant ce récit avec confiance et pleine certitude, vous méritiez d'avoir part avec le saint et glorieux martyr Théodote, et avec tous les saints qui ont combattu pour la piété en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui gloire et puissance avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles ! Amen.

Tel est ce précieux récit, digne d'avoir été raconté dans les foyers chrétiens de Malos, de Cos ou de Samos. Nous sommes déjà loin du temps où les littérateurs faisaient suivre leurs citations de quelques exclamations destinées à en relever le prix. Le récit de Nil se passe sans peine d'un pareil commentaire et nous en apprend plus sur la vie chrétienne de cette époque que bien des livres gros ou petits.

Et c'est dans la plupart des actes que l'on trouverait de ces traits et de ces renseignements de première valeur pour l'historien ou le critique. Mais encore une fois leur lecture a un intérêt plus haut. L'Église, dès les temps les plus reculés, donnait rang dans sa liturgie, parmi les offices sacrés, aux actes des martyrs: c'est assez dire la vertu qu'elle leur attribuait pour l'édification des fidèles.

 

LES CHRÉTIENS CONDAMNÉS AUX MINES

 

1. — De la condamnation aux mines.

 

Un bas-relief grossier fut découvert,il y a quelques années, en Andalousie par un ingénieur de la société minière de Linarès, qui aperçut des lavandières frottant leur linge

 

XXIX

 

sur un bloc de grès trouvé la veille à Palazuelos et qu'elles avaient apporté au ruisseau à cause des aspérités, qui les aidaient à savonner. Cette pierre fut enlevée et déposée au bureau de la société des mines. Les aspérités de la pierre étaient précisément le bas-relief représentant des hommes en marche munis des outils de mineurs. Malgré son état déplorable, on distingue encore neuf personnages debout, dont cinq au premier plan marchant de front. L'un d'eux, le premier du rang, est d'une taille disproportionnée à celle de ses compagnons; il porte sur l'épaule gauche une masse et, à bout de bras, dans la main droite, un récipient contenant probablement l'huile destinée à l'éclairage de la mine Le vêtement des mineurs se compose, semble-t-il, d’une blouse courte formant de gros plis à la ceinture. Au-dessus dépasse le tablier,qui fait le tour du corps (1). Ce fragment ne peut être attribué en toute certitude à un artisan chrétien, néanmoins rien ne s'oppose à voir dans les neuf personnages des « frères en Christ » condamnés au travail des mines.

Il faut descendre aux temps du moyen âge pour trouver l'image d'un chrétien détenu dans ces galeries (2) ; néanmoins un monument antique paraît s'y rapporter, au jugement de M. DE ROSSI. C'est un verre gravé, trouvé par Boldetti (3) dans une catacombe de la voie Appienne

 

1. DAUBRÉE, Bas-relief trouvé à Linarés (Espagne), représentant des mineurs antiques en tenue de travail, dans la Revue archéologique, 1882, t I, p. 193 et fig. — E. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs (Paris, 1893, in-8°), p. 284 suiv. et fig. La reproduction de ce petit bas-relief est donnée au frontispice du présent volume.

2. FR. WEY, Rome, descriptions et souvenirs, 3 édit., p. 127.

3. La reproduction de ce fond de coupe sera donnée sur la feuille de titre de l'un des volumes du présent recueil. — BOLDETTI, Osservazioni sopra i cimiteri de santi Martiri (Borna, 1720, in-folio), p. 60. — DE ROSSI, Bullettino di archeologia cristiana, 1868, p. 25 et fig.

 

 

XXX

 

ou de la voie Ardéatine. Il représente un adolescent,la tête rasée, et le front marqué au fer rouge, mais la marque des condamnés a été changée en une croix équilatérale. L'adolescent porte la corde au cou. Autour du petit sujet cette acclamation triomphale :

 

LIBER NICA

Libre [et] victorieux.

 

La condamnation aux mines (ad metalla) est une des peines les plus graves appliquées aux chrétiens. Les anciens la tenaient à peine pour moins cruelle que la mort, « proxima morti », dit Callistrate (1), et Ulpien fait observer que les gouverneurs des provinces ont le droit de condamner à mort et aux mines : « Qui universas provincias regunt, jus gladii habent, et in metallun dandi potestas eis permissa est (2)» Les condamnés de droit public et les esclaves eussent dû seuls fournir le personnel employé aux travaux, mais l'arbitraire des empereurs leur adjoignit souvent des personnages illustres (3) et des chrétiens.

Un document ancien, et qui contient quelques traits dignes d'attention, le Martyrium Clementis (4), rapporte que, vers le commencement du second siècle de l'ère

 

1. L. 28 pr. De poenis (Digest., 1. XLV, tit. XIX).

2. L. 6, § 8, De officio praesidis (Digest., 1. I, tit XVIII).

3. SUÉTONE, Caligula, XXVII; PLINE, Epist., X, 66-68.

4. F.-X. FUNK, Opera pp. apost. (Tubingae, 1881, in-8°), t. II ,prolog. p. VII. Cf. Les Martyrs, t. I, p. 186 suiv. — TILLEMONT, Mém. pour l'Hist. eccl. t. II, p. 564.

 

XXXI

 

chrétienne, l'évêque de Rome, Clément, fut déporté au-delà du Pont-Euxin, dans une ville de la Chersonèse. Il y rencontra deux mille chrétiens condamnés depuis de longues années à l'extraction du marbre. En l'absence de toute indication positive, on ne peut fixer une date à ce fait ; cependant le repos accordé aux chrétiens par Nerva invite à reporter ces condamnations aux années de persécution de Domitien. Il est vrai que l'historien Dion avance que tous les exilés de Domitien furent rapatriés par Nerva, mais il se peut que les forçats aient été exceptés de cette mesure, peut-être parce que leur labeur profitait à l'État (1). Quoi qu'il en soit, la durée de la condamnation aux mines était prévue par la loi : sauf modification apportée par le juge, elle était de dix années (2).

Nous mettons le pied sur un terrain plus solide lorsque nous rencontrons le premier texte authentique ayant rapport à notre sujet. Il s'agit de la lettre dans laquelle l'évêque de Corinthe, Denys, remercie le pape Soter et l'Église romaine des aumônes adressées aux frères condamnés aux mines (3). La libération des forçats chrétiens de Sardaigne sous Commode, rapprochée de ce texte, prouve que la condamnation aux mines fut appliquée aux chrétiens sous le règne de Marc-Aurèle (4). A Rome, cette condamnation était prononcée par le préfet de la ville (5) ;      dans les provinces par le proconsul, nous en

 

1. Voyez plus bas la distinction faite par la liturgie de Milan entre : in metallis et in exiliis constitutis.

2. MODESTIN, ad Digest., XLVIII, XIX, 23.

3. Adelphois uparkhousin en metallois. EUSÈBE, Hist. eccl., IV, 23.

4. DE ROSSI, Bullettino di areli. crust., 1868, p. 18.

5. Digeste, XLVIII, XIX, 8, § 5. Cf. ULPIEN, 1. 6, § 8. De officio praesidis Digest., l. I, tit. XVIII.

 

XXXII

 

avons un exemple sous le règne de Valérien. Les condamnations portées alors (257) envoyèrent aux mines d'Afrique plusieurs groupes de chrétiens avec lesquels l'évêque de Carthage, exilé lui-même à Curube, se mit aussitôt en relations épistolaires. Des intermédiaires sûrs portaient aux forçats des lettres et des secours (1). Une de ces lettres porte la suscription suivante : « A Nemesianus, Félix, Lucius, un autre Félix, Litteus, Polianus, Victor, Jader, Datif, mes collègues dans l'épiscopat, et aussi à mes collègues dans la prêtrise, et aux diacres, et à tous les autres fidèles qui, dans les mines, rendent témoignage à Dieu le Père tout-puissant et à Jésus-Christ, Notre-Seigneur, notre Dieu, notre protecteur (2). »

Les lettres écrites par les confesseurs à saint Cyprien nous laissent comprendre qu'ils avaient été séparés les uns des autres et répartis entre plusieurs mines. « La première est de Némésien, Datif, Félix et Victor : ils remercient saint Cyprien des encouragements qu'il leur donne, ils lui accusent réception des secours qu'il leur a envoyés, en son nom et en celui, de Quirinus, par le sous-diacre Hérennien et par les acolytes Lucain, Maxime et Amantius (3) ; ils terminent en lui parlant « au nom de tous ceux qui sont avec eux » (4). La lettre suivante est écrite par Lucius « au nom de tous ses compagnons d'infortune (5) » ; il ne s'y trouve pas un mot

 

1. S. CYPRIEN, Opp. Epist. Lucii, inter Cyprianicas, LXXIX.

2. Ibid. LXXVII.

3. En 258 probablement.

4. S. CYPRIEN, Epist. LXXVIII.

5. Idem, Epist. LXXIX

 

XXXIII

 

qui indique que saint Cyprien ait déjà pu avoir de leurs nouvelles par Némésien ; bien plus, Lucius accuse aussi réception des lettres qu'il a reçues des mains du sous-diacre Hérennien et des trois acolytes (1), ainsi que les objets qu'ils lui remettaient (2), exactement comme si Némésien n'avait pas accusé réception de ces offrandes. La troisième réponse est de Félix (il y avait aux mines deux évêques de ce nom), Jader, Polien, tant en leur nom qu'au nom des prêtres « et de tous ceux qui sont avec eux dans la mine de Sigus (3) » : comme les précédents, ils accusent réception des lettres et de l'offrande qu'ils ont reçues du sous-diacre Hérennien et de leurs frères Lucain et Maxime (4). Le troisième acolyte, Amantius, n'est pas nommé; il paraît qu'il n'avait pas suivi ses collègues jusqu'à Sigus. Les trois réponses portent de la manière la plus complète le cachet d'actes émanant d'individus qui agissent isolément, qui sont éloignés les uns des autres, qui ignorent les réponses faites par leurs coreligionnaires : leur analyse prouve donc l'existence d'au moins trois mines (5) dans lesquelles les martyrs étaient distribués. L'absence d'Amantius aux mines de Sigus me fait supposer que ce point avait été le terme de l'itinéraire suivi par les courageux consolateurs des infortunés condamnés. Je suppose qu'ils s'étaient rendus d'abord à des mines à l'est de Bagaï (Bâr'âi), ensuite aux mines de cuivre au

 

1. S. CYPRIEN, Epist. LXXIX.

2. Idem, Epist. LXXIX.

3. Idem, Epist. LXXX.

4. Ibidem.

5. La réponse de l'évêque Litteus n'est pas connue.

 

XXXIV

 

pied du Djebel-Sidi-Rgheïs, et, en dernier lieu, aux mines de Rgheïs. Celles-ci sont nommées dans la source où j'ai puisé ces détails, il n'y a donc pas d'incertitude quant à elles.

« Quelle était la nature des mines de Sigus ? Le texte ne le dit pas. Quelques auteurs ont cru, pouvoir conclure d'un passage de saint Cyprien ainsi conçu : «Quelle merveille y a-t-il qu'étant, comme vous êtes, des vases « d'or et d'argent, on vous ait envoyés aux mines, c'est-à-dire au lieu qui recèle l'or et l'argent (1) ? » que c'étaient des mines de ces métaux (2) ; mais véritablement ce passage ne saurait être considéré comme la preuve du fait en question, et Je pourrais même dire, maintenant qu'il est bien établi que Némésien et ses compagnons travaillaient dans trois mines différentes, qu'évidemment ces paroles ne doivent pas recevoir le sens , qu'on leur a donné. Il n'est pas impossible toutefois,que les Romains aient exploité une mine d'argent à l'est de Bagaï: ; celle du Djebel-Sidi-Rgheïs était certainement une mine de cuivre. Quant à la mine de Sigus, si, véritablement le nom de 'Aïn-Nh'âs vient, comme le veut la tradition, du voisinage de mines de cuivre, dans cette région, on pourrait en conclure, que le metallum Siguense était une mine de cuivre, et il faudrait en rechercher avec soin les traces entre Gonça (Sigus) et Bir-St'al ou 'Aïn-Nh'âs, intervalle qui n'embrasse pas un espace considérable. Si les grès plongeant au nord entre Constantine et Sigus, en approchant de cette dernière ville, sont réellement les grès qui

 

1. S. CYPRIEN, Epist. LXXVII.

2. Vie de S. Cyprien, L. VI, c. VII, p. 505, in-4°, Paris, 1717.

 

XXXV

 

jouent un rôle important entre Philippeville et Constantine, c'est-à-dire le maçigno ou grès à fucoïdes, il pourrait se faire que les anciennes mines de Sigus se trouvassent dans les couches de cette formation (1) ». A Chemtou, « la carrière était exploitée surtout à ciel ouvert; on y voit cependant la trace de deux grandes galeries, à l'entrée de l'une  desquelles se trouve une inscription. On peut encore se rendre compte aujourd'hui de la façon dont cette exploitation était conduite. On commençait par déterminer, à l'aide de sondages, la partie de la. carrière qu'on se proposait d'attaquer, puis on commençait le travail; mais il semble qu'on ait procédé autrement qu'on ne le fait actuellement à Chemtou, « au lieu de jeter à terre un bloc de marbre informe et de le tailler ensuite, ce qui a l'avantage d'éviter le travail de l'équarrissage pour les morceaux que l'on reconnaît contenir des défauts, mais l'inconvénient de perdre une certaine quantité de marbre, les Romains taillaient le bloc sur place et ne le détachaient qu'après lui avoir donné la forme à peu près définitive qu'il était destiné à recevoir dans la carrière. Cette méthode était appliquée pour les colonnes mêmes, et l'on en voit encore la trace sur les flancs de la montagne. Il y a là une immense niche mesurant environ 4 mètres de hauteur sur autant de largeur, d'où ont été tirées des colonnes dont on peut aisément se représenter la dimension : la courbe en est encore marquée dans le marbre de la carrière (2). »

 

1. H. JOURNEL, Richesse minérale de l'Algérie, in-4°, Paris, 1849,

t. I, p. 270-271.

2. R. CAGNAT. Rapport sur une mission en Tunisie, dans Archives des Miss. scientif., 3e série., t. XI, 1885, p. 103 sq.

 

XXXVI

 

Nous possédons donc encore trois des réponses qui furent faites à Cyprien par les chrétiens qui vécurent dans ces mines. Ils lui disent entre autres choses : « Les autres forçats s'unissent à nous pour te remercier devant Dieu, très cher Cyprien, de ce que par tes lettres tu as ré-conforté les coeurs accablés, guéri les membres déchirés. par les verges, brisé les entraves des pieds, aplani la chevelure des têtes rasées par moitié, éclairé les ténèbres de la prison, nivelé les mines, présenté un parfum de fleurs exquises aux narines (empestées) et fait évaporer l'épaisse fumée (qui emplit les galeries de mine). » Cyprien leur avait envoyé des secours par l'intermédiaire d'Hérennien, sous-diacre, accompagné de Lucien, Maxime et Amantius, acolytes; un autre évêque, nommé Quirin, avait joint ses bienfaits à ceux que les envoyés de Cyprien de Carthage étaient chargés de répandre sur les forçats. Les lettres écrites par les condamnés sont des pièces remplies de dignité et tout à fait simples et modérées de tons, elles nous les font voir tout remplis des idées de résignation et livrés à la prière.

Sous le règne de Maxence nous rencontrons des chrétiens condamnés aux mines parmi les martyrs dont Eusèbe avait rassemblé les Actes La condamnation aux mines a frappé quelques-uns des fidèles les plus signalés de ce temps. Le pape saint Clément, le pape Pontien, et peut-être le futur pape Calliste, enfin un grand nombre d'évêques. La présence de Pontien dans les mines de Sardaigne paraît attestée par l'épisode célèbre

 

1. Epist. LXXVIII, LXXIX, LXXX.

2. EUSÈBE, De mart. Palaest. VII, 3, 4 ; VIII, 1.

 

XXXVII

 

où Marcia, concubine de l'empereur Commode, s'honora en usant de son influence sur l'esprit de son amant pour obtenir la grâce des chrétiens déportés dans les mines de Sardaigne (1).

La persécution de Dioclétien remplit les mines de chrétiens, et la paix de l'Église n'amena pas l'abandon de cette pénalité. Les mines de Phaenos en Palestine revirent des confesseurs pendant la persécution des empereurs ariens Constance et Valens. Vers l'année 356, les ariens s'emparèrent du sous-diacre Eutychios, fidèle à la doctrine de la consubstantialité du Verbe et partisan d'Athanase; après l'avoir battu, ils l'envoyèrent à Phaenos, qu'il ne put atteindre, la mort le prit avant. Plus tard encore, sous l'épiscopat de saint Pierre d'Alexandrie, successeur d'Athanase (373), plusieurs catholiques furent envoyés aux mines de Palestine, d'autres aux mines de la Proconnèse (îles de Marmara). On envoya aussi à Phaenos un diacre de Rome qui avait apporté à l'évêque Pierre des lettres du pape de Rome (2).

 

II. — Du régime des mines et des forçats.

 

Le droit criminel romain appliquait la condamnation ad metalla à toute espèce de mine, pierre, minerai métallique, soufre, calcaire ; la seule distinction qu'il recala,

 

1. HIPPOLYTE, Philosophumena, IX, 11; DE ROSSI, Bull. di arch. crist., 1866. p. 6, 7 ; 1868, p. 18. Pour les condamnations du règne de Septime Sévère, cf. TERTULLIEN, Apologet.,c. XXXIX, De pudicitia, infime.

2. THÉODORET,Hist. eccl., l. IV, C. XIX. Pour d'autres martyrs, voyez C. ARNOLD, Historia christianorum ad metalla damnatorum, dans C. Thomas, Historia sapientiae et stultitiae, in-12, 1693. p. 173 sq.

 

XXXVIII

 

naissait se trouvait dans le poids des chaînes, qui variait, plus pesant si la condamnation portait : in metallum (1), moins accablant si elle portait in opus metalli. Il est moins certain que l'on ait tenu compte de l'aggravation résultant de la nature du minerai, par exemple : les sulphurarii, les calcarii (2).

La condamnation frappait les femmes comme les hommes, la formule juridique in ministerium metallicorum (3) n'influait , pas sur les conséquences légales de la peine. Celle-ci entraînait la mort civile (4) et, par conséquent, l'esclavage. De là, les sévices extraordinaires et la rasure de la moitié de la tête (5). Quant à la légalité de la mesure à l'égard des chrétiens, elle ne faisait de difficulté pour personne (6).

Un document épigraphique d'une importance capitale, datant du premier siècle de notre ère et découvert en 1876 en Portugal dans le Metallum Vipascense (Aljustrel, province d'Alentejo, district de Beja), nous initie à l'administration des mines. Nous n'entrerons ici dans le détail que de ce qui peut s'appliquer aux condamnés ad metalla (7).

 

1. C'est le cas des chrétiens d'Afrique sous Valérien. Canaux, Epist. LXXVII : « in metallo constitutis ».

2. Voyez cependant E. LE BLANT, Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, 19 octob. 1894.

3. ULPIEN, ad Digest., XLVIII, XIX, § 8.

4. MARCIEN, ibid., 17.

5. CYPRIEN, loc. supr. cit.

6. E. LE BLANT, Bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs, dans les Persécuteurs et les Martyrs, p. 5 suiv.

7. La table de bronze d'Aljustrel, rapport adressé à M. le Ministre de l'Intérieur par AUGUSTO SOROMENHO, professeur d’histoire à l'Ecole supérieure des lettres, etc., Lisbonne, 1877, 12 pp. — CR. GIRAUD, dans le Journal des savants, cahier d'avril 1877, p. 240 suiv. — BRUNS, dans la Zeitschrift fur Bërgrecht, XIX, 1878, p. 217 suiv. — J. FLACH, La table de bronze d'Aljustrel, étude sur l'administration des mines au Ier siècle de notre ère, dans la Revue du Droit historique français et étranger, 1878, p. 269 et 645, et tirage à part 1879, 70 pp. — G. BLOCH, dans la Revue archéologique, t. XXXVIII, 1879, p. 58 suiv.— DARESTE, Séances et travaux de l'Acad. des Sc. mor. et pol., XI, 1879, p. 441 suiv. — E. CAILLEMER, dans la Revue critique, 880, p.186 suiv. — C. Ré, dans l'Archivio giuridico, t. XXIII, 1879, 827 suiv. — EESTACIO DA VEIGAA, A. Tabula de bronze de Aljustrel, lida, deduzida e comentada em 1876. Memoria presentada a Academia Real das Sciencias de Lisboa, Lisbonne, 1880, 71 pp. — E. HUMER et MOMMSEN, dans l’Ephemeris epigraphica, t. III, fasc. 3. — J.-J. BINDER; Die Bergwerke im romischen Staatshaushalte, 1880-1881. — BUCHELIER, 1877 et 1885. G.-G. DIETERICH, Beiträge zur Kenntniss des römischen Staal pächtersystems, 1877. — G. DEMELIUS, Zur Erklärung der lex metalli Vispascensis, dans la Zeitschrift der Savignystiftung, IV, 1883, p. 33 suiv. — E. HUBNER, Corp. Inscr. lat., t. II, Suppl.1892, n°5181, p. 788-802. Cf. R. CAGNAT, Sur les mines et carrières de la Tunisie dans, l'antiquité, dans Revue générale des Sciences, 1896, 30 nov., p. 1054-1056. — 3. TOUTAIN, Sur la métallurgie et l’exploitation des mines au VIe siècle en Italie, dans Bull. de la Soc. des Antiq. de France, 1898, p. 133-145. — BOECKH, Uber die Laurischen Silbergwerke in Attika, 1885. — J.-J. BINDER, Laurion, die attische Begwerke un Alterthum, Laibach, 1885, in-8°.

 

 

XXXIX

 

Autour d'un puits de mine en exploitation se formait vite une agglomération plus ou moins considérable. C'était cette population de gagne-petit qui se retrouve partout où un groupe d'hommes est appelé à stationner pour un temps. Sous la république, l'exploitation des mines était entièrement libre, et l'État parait s'être médiocrement préoccupé de leur régime intérieur et des conditions économiques de ceux qui y vivaient et de ceux qui en vivaient. Sous l'empire, tout cela fut changé, um mouvement continu de concentration se produit qui finit par remettre les mines aux mains des empereurs (1).

 

1. J. MARQUARDT, Römische Staatsverwaltung, t. II, p. 252. — O. HIRSCHFELD , Untersuchungen auf dem Gebiete der Römischen Verwaltungsgeschichte, t. I (1876), p. 73-74. — J. FLACH, loc. cit., p. 274 suiv.

 

XL

 

Depuis cette époque le fisc exerce un contrôle rigoureux sur les fermiers.

A partir du second siècle, on fait plus encore, on tend. à substituer partout l'exploitation directe par l'État à la location. Ceci explique comment et pourquoi on y envoyait des fournées de condamnés politiques. Les mines étaient placées sous la direction d'un procurator Caesaris, secondé par un nombreux personnel : subprocurator, commentariensis (secrétaire), tabularius (comptable), dispensator (intendant), arcarius (caissier) (1). Il faut mentionner, en outre , un « corps d'ingénieurs », comme nous dirions aujourd'hui (2), un tribunus militum ou un centurion qui présidait aux fouilles (3), enfin une garde de soldats, ou, tout au moins, un officier pour maintenir la discipline parmi les condamnés (4), dont le nombre s'élevait parfois à deux mille (5). Le fisc avait adopté le système du fermage en totalité ou en partie pour chaque mine, le contrat était dressé par le procurator metallorum et ratifié par l'empereur (6) ; le fermier ou conductor pouvait être tenu par une clause du bail de

 

1. O. HIRSCRFELD, loc. cit., p. 274 suiv.

2. J. MARQUARDT, loc. cit., p. 256.

3. LETRONNE, Recueil des inscript. grecques et latines d'Egypte, t. I, p. 429-453. — BRUZZA, Iscrizioni dei marmi grezzi, dans les Annali dell' Inst., 1870, n° 237-258.

4. DE ROSSI, Dei Cristiani condannati alle cave dei marmi nei secoli della persecuzioni e della cura ch'ebbe di loro la Chiesa romana, dans le  Bullettino, 1868, p. 24 suiv.; — MAX BUDINGER, Untersuchungen zur römische Kaisergeschichte, t. III (1870), p. 324 suiv.

5. FRANZ, Corp. inscr. graec., t. III, p. 321, col. 1. Cf. EUSÈBE,. Hist. eccl., VIII. PAUL SILENT., Descr. S. Sophiae, vs. 625 sq.

6. L. 1, § 1. De officio procur. Caesar., I, 19.

 

XLI

 

prendre toujours l'Etat pour premier acquéreur (1), son rôle se réduisait donc à celui d'un fermier d'impôts qui perçoit les redevances et tient la place d'un publicain : hi qui salinas et cretifodinas et metalta habent publicanorum loco sunt (2). L'État, s'attribuant le monopole de tous les métiers qu'appelle la vie courante d'une agglomération, louait le droit d'exercer les professions de cordon nier, de coiffeur, de foulon à ceux qui voulaient tenir boutique, et en retour il interdisait, sous peine d'amande ou de confiscation, l'installation d'une maison de commerce faisant à l'un de ses adjudicataires une concurrence quelconque.

Outre les professions de cordonnier, de coiffeur, de foulon, le fisc affermait encore celles de commissaire-priseur (auctionnator), de crieur public (praeco), de maître des bains publics (balneator). Ces fermiers étaient obligés de se conformer à un tarif que l'État leur fixait. L'auctionnator et le praeco sont payés proportionnellement à la valeur des objets qu'ils ont vendus, le balneator varie ses prix suivant le sexe de ses clients ; de plus, il ne peut rien réclamer de la part des enfants, des soldats, des employés, etc. Son établissement de bains doit être ouvert à des heures déterminées, soit du jour, soit de la nuit. L'eau froide doit couler à profusion, l'eau chaude doit s'élever jusqu'à un niveau déterminé. Les chaudrons dont il fait usage doivent être lavés, nettoyés et graissés au moins chaque mois.

 

1. O. HIRSCHFELD, loc. cit., p. 83.

2. GAIUS, I. 13 pr. De publicanis et vectigal., 39, 4. (Cf. l. I, pr. Quod cujuscunque univers., 3, 4.)

 

XLIII

 

Le cordonnier aura toujours un assortiment de chaussures et de clous.

Le coiffeur prendra à son service des garçons perruquiers.

Cette situation est tout à fait digne d'attention, car, outre que nous savons que les chrétiens ont vécu sous ce régime, nous y voyons, observe très bien M. Flach, qu'à a sa naissance, le monopole se présenta sous l'aspect le plus séduisant. Il semblait le moyen de tout concilier, ou plutôt de porter à sa plus haute puissance le soin des intérêts du fisc. En écartant la crainte de toute concurrence, il attirait les artisans dont il avait besoin, et, en même temps qu'il constituait pour le fisc une source nouvelle de revenus, il lui permettait, au moyen d'une stricte réglementation, de préserver les habitants (ses contribuables, ne l'oublions pas) des prétentions exagérées que les divers fournisseurs n'auraient pas manqué d'avoir.

« Il semble naturel d'admettre, après les observations que la lecture de l’inscription d'Aljustrel vient de nous suggérer, qu'il devait y avoir autant de fermiers que de professions distinctes soumises au monopole (1). »

Un autre paragraphe déclare les maîtres d'école affranchis des charges que le procurator impose aux habitants : Ludi magistros a procuratore metattortim immunes esse.

Les textes en si petit nombre qui nous sont parvenus concernant la présence des chrétiens dans les mines gagnent beaucoup à ces recherches, bien qu'en apparence elles ne s'y rapportent que d'une manière indirecte.

 

1. J. FLACH, loc. cit., p, 270. — BURNS, loc. cit., p. 378.

 

XLIII

 

L'accroissement continu du nombre des chrétiens dans l'empire ne permet pas de douter que, outre les condamnés, il se soit trouvé des fidèles parmi les petites colonies qui s'établissaient autour des puits de mine (1). La charité est ingénieuse, et la pensée de procurer quelque soulagement ou d'apercevoir les confesseurs dut, un peu partout, attirer les frères. Nous savons qu'il existait des mines activement exploitées en Chersonèse, en Cilicie, en Palestine, dans la Thébaïde, en Égypte, en Afrique, en Sardaigne, et que des chrétiens y furent amenés et descendus; il est très probable que les mines d'Espagne reçurent leur contingent de « frères ».

C'était tantôt le marbre, comme en Chersonèse, le cuivre à Pheenos, l'or et l'argent à Sigus, le plomb à l'état de galène argentifère à Linarès (2). Les mines de Palestine paraissent avoir été les plus effrayantes de toutes. Dans certains puits, le supplice ne se prolongeait guère, la mort survenait après peu de jours (3).

Le mélange de brigands et de condamnés de droit commun pouvait inspirer des inquiétudes pour le maintien de l'ordre, et afin de prévenir les révoltes, on avait

 

1. EUSÈBE, De martyrib. Palaest., C. X, XI.

2. Et encore Aïn-Smara en Numidie. Cf. E. La BLANT, dans les C. r. de l'Acad. des Inscr., 19 oct. 1894. On trouvera une statistique des mines de l'empire dans BLAISE GARAFOLO, De antiquis auri, argenti, stanni, aeris, ferri plumbique fodinis Blasii Caryophiti opusculum. 1757, in-4°, XX-152 pp., qu'il faut compléter avec les inscriptions, les monnaies. Cf. G. DAUBRÉE, Aperçu historique sur l’exploitation des mines dans la Gaule, 1881; ROBERT MOWAT, Eclaircissements sur les monnaies des mines, dans la Revue de Numismatique, 1894, p. 373-416.

3. S. ATHANASE, Ad solitarios epistola.

 

 

XLIV

 

multiplié à l'endroit des prisonniers les précautions et les traitements barbares.

Il est probable qu'à chaque reprise de la persécution, les victimes condamnées aux mines étaient d'abord soumises à d'odieuses vexations, mais avec le temps on finissait par se relâcher un peu de ces sévérités. La correspondance de saint Cyprien nous fait connaître ce qu'était le séjour, dans l'intérieur des galeries. On avait mêlé les sexes, confondu l'âge et le rang, en sorte que les évêques, les vieillards, les prêtres se trouvaient pêle-mêle avec des jeunes filles, des enfants (1), dans une obscurité moite que ne dissipait pas la clarté fumeuse des torches (2). Les confesseurs recevaient une ration de pain insuffisante (3), point de vêtements (4) ; pour la nuit, ils s'allongeaient sur le sol (5) ; jamais de bains (6), et surtout nul moyen de célébrer le saint sacrifice (7).

Avant d'être descendus dans la mine, les condamnés étaient passibles d'autres sévices. En 257, en Afrique, on les battit de verges (8), on les marqua au front (9), on leur riva des entraves aux pieds (10); ce dernier supplice était singulièrement douloureux, si, comme c'est probable et comme cela se pratiquait à l'égard des esclaves dans les

 

1. CYPRIEN, Epist. LXXVII.

2. Ibid., LXXVII.

3. Ibid., LXXVII.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Ibid.

9. PONTIUS. Vita Cypriani, 7.

10. CYPRIEN, Epist. LXXVII.

 

XLV

 

chiourmes les plus sévères, une chaîne trop courte, partant du cou ou des reins du condamné et rejoignant les anneaux des pieds, empêchait le forçat de se redresser jamais à sa taille (1). En 307, en Palestine, on raffina sur ces mauvais traitements. Silvain, prêtre de Gaza, et ses compagnons ne partirent pour rejoindre la mine qu'après avoir eu les nerfs d'un des jarrets brûlés au fer rouge (2), d'autres eurent à subir une mutilation outrageante (3). L'année suivante, le proconsul Firmilien de Césarée vit arriver un convoi de condamnés, « la catène », envoyé des mines de porphyre de la Thébaïde aux mines de cuivre de la Palestine. A leur passage à Césarée, Firmilien leur fit brûler les jointures du pied gauche, et pour se conformer, disait-il, à un ordre de l'empereur, il fit crever l'oeil droit à tous avec un poignard, puis on cautérisa au fer rouge les orbites vidés. Le convoi reprit sa route. Ils étaient quatre-vingt-dix-sept hommes aveu leurs femmes et leurs enfants (4). Des fidèles de Césarée subirent le même traitement (5). En Égypte, on tortura les chrétiens dans les galeries de mine, ensuite on les remonta au jour et on- les envoya en cet état renforcer les mineurs de Palestine et ceux de Cilicie (6). On ne saurait omettre à cette place un curieux récit concernant les forçats chrétiens de la mine de cuivre de Phaenos en Palestine. A la fin de l'année 309, on accorda aux détenus

 

1. PLAUTE, Captivi, III, 75-77.

2. EusÈBE, De mart. Palaest., VII. 3.

3. Ibid., VII, 4.

4. EUSÈBE, De mart. Palaest., VIII, 1.

5. Ibid., VIII, 3.

6. Ibid., VIII, 13.

 

XLVI  

 

quelque adoucissement ; ils purent, en dehors des heures de travail, s'assembler, prier et construire même des oratoires. Ceci n'était pas sans exemple, puisque le martyrium Clementis rapporte que, peu après son arrivée en Chersonèse, le saint homme fit beaucoup de conversions, renversa les temples des dieux, abattit les bois sacrés et bâtit un grand nombre d'églises. Par suite de cette sorte de lassitude qui s'empara des bourreaux pendant les dernières années de la persécution de Dioclétien, on ne peut être surpris de les voir accorder aux forçats chrétiens une mitigation de leur peine en les autorisant à tenir des assemblées.

« Ce devait être un étrange. spectacle que ces églises improvisées, où ne se rencontraient que des borgnes et des boiteux, et où des voix brisées par la fatigue, enrouées par la longue humidité des souterrains, chantaient avec une ferveur surhumaine les louanges de Dieu ! »

Ces pauvres gens avaient alors parmi eux trois évêques, Silvain, jadis prêtre à Gaza, leur compagnon de misère depuis deux ans; avec lui deux Égyptiens, Pelée et Nil, beaucoup de prêtres, des clercs, un, lecteur, Égyptien lui aussi, qui avait nom Jean. C'était un. aveugle à qui les bourreaux avaient néanmoins brûlé les yeux éteints, afin qu'aucune souffrance ne lui fût épargnée. On raconte qu'il savait de mémoire les Livres saints. Dans les réunions des forçats, Jean remplissait sa fonction de lecteur et il avait cette coquetterie de prendre l'attitude et le son de voix de celui qui tient un livre ouvert devant lui. Eusèbe le vit ainsi. Un rapport adressé à l'empereur Maximin fut suivi de l'ordre de disperser les pauvres frères ; on les répartit en plusieurs troupes qu'on mit en marche vers Chypre, vers le Liban et vers

 

XLVII

 

d'autres mines de Palestine. Les évêques Nil et Pelée, le prêtre (Helio ?), le laïque Patermuthios,signalés comme turbulents, furent envoyés au général commandant les légions en Palestine : celui-ci les fit brûler vifs . On garda les vieillards, les malingres et tous ceux que leurs mutilations rendaient impropres à un déplacement ; parmi eux se trouvaient Jean le lecteur et l'évêque Silvain, devenu impotent. Ne pouvant rien faire et séparés des travailleurs, ils jeûnaient et priaient ; ils étaient trente-neuf, on coupa la tête à tous le même jour. Parmi ces fidèles de la mine de Phaenos, tous n'appartenaient pas à la même communion ; les uns suivaient Pierre d'Alexandrie, d'autres avaient pris parti pour le schismatique Mélèce de Lycopolis. Il semble résulter des informations transmises par saint Épiphane et par Photius que Patermuthios appartenait à la communion de Pierre, tandis que les évêques Pelée, Nil et le prêtre Elle (Helio ?) étaient du parti de Mélèce (1).

 

III. — Du rang hiérarchique des condamnés aux mines.

 

L'Église accordait par anticipation le titre de martyr à ceux qui étaient condamnés aux mines, comme pour montrer que la grandeur du supplice équivalait au seul témoignage parfait et définitif, l'oblation de la vie; peut-être voulait-elle faire voir aussi qu'il n'y avait plus rien de terrestre désormais chez ceux qui rendaient une semblable confession. Ce titre de martyr ne s'accordait pas

 

1. S. VAILLÉ , Les martyrs de Phounon, dans les Échos d'Orient,1898-1899, pp. 66-70. Cf. LAGRANCE, Phounon, dans la Revue biblique 1898, p. 114.

 

XLVIII

 

alors à la légère. Les chrétiens de Lyon emprisonnés sous le règne de Marc-Aurèle refusaient énergiquement qu'on leur appliquât ce titre avant que la mort eût scellé leur persévérance dans la foi (1) ; à Rome, la concession du titre de martyr faisait l'objet d'une enquête, premier modèle de nos modernes procès de canonisation (2), et nous voyons cependant, à Carthage, saint Cyprien donner aux condamnés aux mines le titre de martyrs : in metallis constitutis, martiribus Dei patris (3). Sans doute, ils n'avaient pas encore perdu la vie dans la caesura ou le puteus (4); mais la mort en exil, en prison ou par suite des tourments supportés pour la foi fut tenue de très bonne heure dans l'Église pour un titre suffisant à la qualification de martyr (5).

La liturgie de Milan a conservé une prière :

 

pro fratribus   in carceribus,

in vinculis,

in metallis,

in exiliis constituais (6).

 

Le Missale Gothicum contient une oraison pro exulibus ainsi conçue : Unianimes (sic) et uins corporis in spiritu Dei... depreçemur pro fratribus et sororibus nostris captivitatibus

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.

2. DE ROSSI, Roma sotterranea, t. II, p. 59-61.

3. Epist. LXXVII. Il a d'ailleurs une tendance à prodiguer ce titre Voy. Epist. LXVII ; DE ROSSI, Bullettino di arch. crist., 1874, p. 107.

4. Officine, puteus, et dans les carrières de marbre : caesura. Cf. DE  ROSSI, Bullett.,1868, p. 23 ; 1879, p. 55-56.

5. TILLEMONT, RAYNAUD, dans ANSALDI, De martyribus sine sanguine adversus Dodwellum in qua et nonnulla Romani martyrologii loca ab cruninationibus Baelii vindicantur, Milan, 1744, p. 44 suiv.

6. Cf. Auctarium Solesmense, Solesmes, 1900, p. 37. MOZZONI, Tavol. di storia eccl., sec. II, nota 53.

 

XLIX

 

elongatis, carcetribus deentis, METALLIS DEPUTATIS,... etc. (1).

Les anciennes liturgies présentent quelques autres mentions du même genre.

 

IV. — De quelques reliques des condamnés aux mines.

 

Il existe encore de nos jours des reliques de ces martyrs ; ce sont d'abord les matériaux extraits par eux des gisements de la Grèce, de la Sardaigne, de l'Afrique et de l'Asie, où ils furent employés, et qu'on expédiait dans les emporia ou docks de Rome et des grandes villes de l'Empire. Des quartiers de marbre bruts ont été retrouvés sur les berges du Tibre à Ostie, d'autres à Porto, d'autres à Rome ; ils portaient encore les chiffres ou les sigles que leurs propriétaires y avaient peints (2).

A Rome, nous savons que des fidèles furent employés à déblayer et à creuser l'emplacement où s'élevèrent les thermes de Dioclétien, à la construction desquels ils furent également employés.

L'Apologie pour Origène fut adressée par Pantphile de Césarée aux fidèles condamnés aux mines (3) ; enfin, on a retrouvé depuis peu d'années dans les mines de Simittu, en Tunisie, une inscription chrétienne ainsi libellée (5) :

 

1. MURATORI, Liturgia romana vetus, t. II, p. 585.

2. HENZEN, Annali dell' Istituto di correspondenza archeologica, anno 1843, p. 333-338. Cf. DE ROSSI, Bullettino, 1868, p. 22 suiv.

3. DE ROSSI, loc. supr. cit., p. 21.

4. PHOTIUS, Bibliotheca, cod. CXVIII.

5. DELATTRE, Inscriptions de Chemtou (Simittu), Tunisie, dans la Revue archéologique, avril, juill. 1881, mai, octobre 1882, p. 244. DE ROSSI, Bullett., 1879, p. 54 ; 1883, p. 82, et Corp. inscr. lat., t. VIII. Supp. no 14600 (Ephem. epigr. t. V. ne 488) avec de notables variantes. Cf. Jahrbücher d. Vereins von Altesthumsfr. im Rheinland, t. LVIII, p. 87. — BRUZZA, dans les Studie e Documenti di Storia e Diritto (1889, 2e fascicule). Dès cette époque la mine de Simittu s'appauvrissait. Saint Cyprien, écrivant à Démétrius, lui dit : « Minus de effossis et fatigatis montibus eruuntur marmorum crustae, » On cherchait des gisements nouveaux, comme le prouve l'Officina inventa a Diotime agente in rebus. J. TOUTAIN, Association franç. pour l'avancement des sciences. Tunis, II, 1896, p. 792, et S. GSELL dans Mélanges d'arch. et d'Hist., 1898, p. 105. Cf. BRUZZA, Iscrizioni dei marmi grezzi, dans Annali de l'Instituto, 1870, p. 149 sq. R. CAGNAT, Archives des missions scientifiques, 1885, p. 112, n° 190. Voyez encore sur les mines : TERRIER, Mémoire sur les mines de Sunium et la côte de l'Attique depuis la baie de Vari jusqu'à la presqu'île de Courouni, dans Archiv. des miss. scientif., 2e série, t. III, 1866, p. 55 suiv. — H. SALADIN, Rapport de 1885, dans Nouv. archiv. des miss. scientif., t. II,1892, p. 385 suiv.

 

 

officina inventa a Diotimo Aug. nostri liberto...

 

Cette modeste inscription a peut-être réjoui un instant le chrétien inconnu qui l'a tracée, vers le IIIe siècle de notre ère. Cette affirmation de la foi, dans les souterrains où vivaient les chrétiens, a pu donner lieu à des monuments plus importants, mais aucune trace n'en a été relevée jusqu'à ce jour.

 

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COMMENT LE CHRISTIANISME FUT ENVISAGÉ DANS L'EMPIRE ROMAIN

 

I

 

Les problèmes d'histoire doivent gagner beaucoup à être étudiés avec les mêmes procédés rigoureux et délicats qui sont d'usage dans les sciences naturelles ou physiques. Une conclusion historique, de même qu'une définition d'ordre scientifique, est le résultat de descriptions minutieuses innombrables. Pour conduire ces opérations avec la précision nécessaire, une enquête visuelle est préférable à tout autre procédé, mais lorsqu'il s'agit des temps passés, il faut se borner à des confrontations aussi exactes que possible sur les états successifs de la religion, de la philosophie, de la politique, de toutes les branches de la pensée et de l'action humaine. a L'histoire, disait M. FUSTEL de Coulanges, n'est pas l'art de disserter à propos des faits; elle est une science dont l'objet est de trouver et de bien voir les faits. Seulement il faut bien entendre que les faits matériels et tangibles ne sont pas les seuls qu'elle étudie. Une idée qui a régné dans l'esprit d'une époque a été fun fait historique. La manière dont un pouvoir a été organisé est un fait, et la manière dont les contemporains comprennent et acceptent ce pouvoir est aussi un fait (1)»

 

1. FUSTEL DE COULANGES, Hist. des Instit. polit. de l’anc. France, t. I (1891), p. 169.

 

2

 

On s'est demandé si les chrétiens, par leur opposition à la religion de l'empire romain, n'avaient pas attiré sur eux des traitements rigoureux, nous ne disons pas légitimes, mais légaux, du moins au jugement des hommes qui les y appliquèrent. C'est cette question de psychologie antique que l'on essaiera de traiter.

II

 

A Rome, l'Etat ou la chose publique, respublica, était un être réel et vivant, constant et éternel. C'était l'idée que l'on s'en faisait et que l'on devait s'en faire. Tout était sous la surveillance de l'Etat, la religion, la vie privée, même la morale. Contre l'État l'homme perdait ses droits individuels (1). Cela entraînait à des violences de toute sorte, à des crimes sans nombre ; mais ces brutalités de l'État étaient une partie de sa force. Une autre partie résidait dans la notion de l'État impersonnel, notion qui se maintint au temps de l'Empire. Ainsi la notion politique en ce temps était rigoureusement théorique. Par-dessus l'empereur despote éclate la sigle nationale S. P. Q. R., senatus populusque romanus (2), et plus haut encore plane la respublica, l'Etat.

Les empereurs n'y font aucun obstacle. Trajan, Adrien; Septime-Sévère, Valérien, Constance font une mention fréquente de la République (3) et se considèrent

 

1. CICÉRON, De legibus, III, 3 : « Salas populi suprema lex esta. » La même chose ailleurs : « Caiphas consilium dederat Judaeis : Quia expedit unum hominem mori pro populo. » (JEAN, XVIII, 14.)

2. WILMANNS, Exempla inscriptionum latinarum, nos 64, 644, 922, 923, 935, 938, 943, 952, 987, 1073, 1377. — Voy. Acta Arvalium, dans WILMANNS, t. II, p. 289.

3. SPARTIEN, Adrianus, 4 et 8 ; JULES CAPITOLIN Albinus, 12 ; TREBELLIUS, Valerianus, 6; Vopiscus, Aurelianus, 9 et 13 ; TREK. POLLION, Claudius, 7 et 14; AMMIEN MARCELLIN, XV, 8; HENZEN, n° 6501; ORELLI, n° 5192 ; — voyez aussi le nom de la république dans les textes législatifs; ULPIEN, au Digeste, L, 15, 1 ; IV, 6, 5; XXVII, 1,18. Cf. FUSTEL DE COULANGES, ouvr. cité, t. 1, p. 149 sqq. Comparez

l'exergue des monnaies en France en 1805. En face : Napoléon empereur ; au revers : République française.

 

3

 

volontiers comme ses mandataires (1). Cela tient à ce que la délégation, de quelque nom qu'on appelle le régime qui l'exerce, n'est, comme le dit Cicéron, qu'une des formes de la République (2).

Une pratique de sept siècles avait recommandé un système qui fonctionnait si doucement et si régulièrement depuis le temps des rois jusqu'à l'époque des Césars (3). La même délégation en vertu de laquelle les rois et les consuls gouvernaient régla l'exercice de l'autorité des empereurs. C'était un axiome des jurisconsultes de l'époque impériale que « Si l'empereur peut tout, c'est parce que le peuple lui confère et met en lui toute sa puissance » (4), et parmi tant de serviles concessions, celle qui eût dépouillé la République romaine ne fut jamais réclamée, jamais offerte. Comme au temps des rois (5) et au temps des consuls (6), la même lex regia de imperio renouvelle à chaque nouveau prince la délégation (7), mais ce n'était plus qu'une cérémonie de pure forme. « L'empire ne fut pas considéré comme héréditaire, au moins durant les trois premiers siècles (8). Chaque

 

1. « Pro bono reipublicae natus. » (MOMMSEN, Inscript. helveticae,

n° 312, 315, 316, 317, etc. — MAMERTIN, Paneg. Maximini, e. 3.)

2. De Republica, I, 26.

3. CICÉRON, Ad familiares, I, 9, 25 ; In Rullum, II, 11, 12 ; De Republica, II, 13, 17, 21 ; TITE-LIVE, VI, 41, 42 ; IX, 38, 39 ; XXVI, 2 ; XXVII, 22; DENYS D'HALICARNASSE, IX, 41; X, 4; — TACITE, Annales, VI, 22.

4. GAIUS, Institutes, I, 5 ; ULPIEN, au Digeste, I, 4, 6.

5. CICÉRON, De Republica, II, 13, 17, 21.

6. CICÉRON, Ad familiares, I, 9, 25.

7. ULPIEN, au Digeste, I, 4, 6 ; Corp. inscr. lai., VI, 930 ; Wm-

MANNS, n° 917 ; ORELLI,t. 1, p. 567 ; FUSTEL DE C., ouvr. cité,

p. 154, note 2.

8. « Neque enim hic, ut gentibus quae regnantur, certa dominorum

domus. » TACITE, Hist. 1, 16.

 

4

 

que prince reconnut qu'il devait l'empire à la délégation que le sénat lui en avait faite (1). Ce point de droit était incontesté (2).

L'acte de délégation consommé, le pouvoir venait aux mains du roi, du consul ou de l'empereur, absolu, presque sans limites; c'était ce pouvoir que l'on appelait imperium. Quand l'empire fut fait, il n'eut qu'à recueillir les bénéfices d'un droit politique que créaient les textes et les précédents. L'empereur hérita de tout l'arbitraire, de toute la puissance, de toute la force. Il était chef de l'administration, de l'armée, de la religion, c'est-à-dire des sources de la discipline romaine. Il présidait le sénat, réglait le rang social et la capitation de chacun, tout cela sans appel et sans recours. Il était source de la justice, source de la législation. Il était divin, et l'aigle qui s'envolait de son bûcher funèbre l'emportait, de plein droit, parmi les dieux (3). Ainsi « il n'y eut jamais en Europe de monarchie plus omnipotente que celle qui hérita de l'omnipotence de la République. On ne connut pas plus de limites à la puissance effective du prince qu'on n'en avait connu à la souveraineté théorique du peuple. Il ne fut pas nécessaire d'alléguer aux hommes un prétendu droit divin. La conception du droit populaire, poussée à ses dernières conséquences par le génie autoritaire de Rome, suffit à constituer la monarchie absolue. » Très habilement,

 

1. TACITE, Hist., IV, 3; DION CASSIUS, LXIII, 29; LXIV, 8; LXVI,

1 ; LXXIII, 11-13 ; LAMPRIDE, Vie d'Alexandre Sévère, 6-8 ; JULES CAPITOLIN, Verus, 3.

2. FUSTEL DE C., ouvr. cité, p. 154 et suiv. Voyez LACOUR-GAYET,

Antonin le Pieux et son temps, chap. II tout entier sur l'équilibre politique,

3. Voyez l'exposé des droits de l'empereur dans FUSTEL DE C., ouvr. cité, p. 157 et suiv. Pour le culte des empereurs morts : Claude ORELLI, n° 65, 3651 ; Vespasien, 3853 ; Trajan, 65, 3898 ; Adrien, 3805 ; Septime Sévère, 2204 ; Commode, HENZEN, 6052; cf. aussi 5480, 3135. Pour Antonin et Marc, voy. JULES CAPITOLIN, Pius, 13 ; Marcus, 18.

 

5

 

les princes lièrent leur destinée à celle de l'État par lequel ils étaient et pour lequel ils voulaient être, au moins le disaient-ils. En l'an 12 avant Jésus-Christ, Auguste prit le titre de Souverain Pontife et consacra dans sa maison du Palatin un nouveau sanctuaire à Vesta. Dès lors, à l'origine même du pouvoir nouveau, on confondit le foyer domestique du prince avec le feu de la République (1), image de la perpétuité de l'Etat (2).

Il n'y eut en cela ni substitution, ni fiction; comme les dernières grandes conquêtes étaient, ou peu s'en faut, contemporaines de l'empire, les provinces initiées soudain après de longs déchirements intérieurs au doux régime de la paix romaine, adoptèrent avec empressement toute la civilisation romaine, un peu au hasard, sans discernement de ce qui leur convenait et de ce qu'il fallait refuser (3). L'Asie, la Gaule, l'Espagne, ne se conduisirent pas autrement. Parmi tous les présents qu'on leur fit, elles trouvèrent le culte de l'empereur et ne furent pas les moins ferventes à le pratiquer. En Asie Mineure, le culte d'Auguste et de Livie était la religion dominante (4) ; ce culte répandu dans tout l'empire, sauf à

 

1. MOMMSEN, Corp. inscr. lat.. I2, p. 317, Comment. diurna, 28 avril.

2. VISSOWA, Hermès, XXII (1887), p. 44; LE MÊME, Die Säcularfeier des Augustus (1894), p. 9, cité par FRANZ CUMONT, L'éternité des empereurs romains, dans la Revue d'histoire et de littérature religieuses, I (1896), p. 436.

3. FUSTEL DE C., ouvr. cité, liv. I, ch. vu. — JOSÈPHE, Ant. XIV, X,

22-23 ; STRABON, XVII, III, 24 ; TACITE, Ann. IV, 55.

4. ECKEEL, Doctr. numm. vet., VI, p. 101 ; TACITE, Annal., IV, 37, 55-56 ; DION CASSIUS, LI, 20 ; Corp. inscr. gr., n° 2696, 2943, 3524, 3990 c, 4016, 4017, 4031, 4238, 4240 d, 4247, 4266, 4363, 4379 c, e, f, h, i, k; LE BAS, laser., III, n° 621, 627, 857-859, 1611; WADDINGTON Explic. des Inscr. de LE BAS, p. 207-208, 238-239, 376 ; PERROT, De Galatia prov. rom., p. 129, 150 suiv. ; Exploration de la Galatie, p. 31-32, 124; Corp. inscr. atticarum, III, n° 63 et 253; BOECKH, nos 2741, 3415, 3461, 3494, 4039 ; WADDINGTON, n° 1266.

 

6

 

Rome, avait commencé en Espagne, à Tarragone (1), où l'on trouve aussi le premier temple consacré à l'Éternité (2) Tarragone était la première ville de l'Espagne citérieure et donnait le branle à tout le pays, comme Lyon, dans la Gaule, métropole administrative, politique, financière, de trois provinces, sorte de ville fédérale dans laquelle le culte de Rome et d'Auguste formait le lien religieux d'une immense agglomération. En Grèce, en Egypte, en Afrique, dans la Grande-Bretagne, la Pannonie, la Thrace, on trouve le même culte (3). L'idée faisait son chemin, pour l'exprimer on créa une formule nouvelle, l'aeternitas imperii (4), « expression d'une amphibologie

 

1. TACITE, Ann., 1, 78 ; QUINTILIEN, Instit. oral., VI, 3, 77 ; MARQUARDT, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 258 ; BEURLIER, Le culte impérial (1891), p. 18, n. 5. Voyez encore Corp. inscr. lat., II, n°  2221, 2224, 2334, 3395, etc. Voyez aussi 2105, et encore 160, 397, 473, 2244, 3329, 4191, 4199, 4205, 4239, 4250.

2. COHEN, Monnaies, Octave Auguste, n° 727 ; Tibère, n° 166 ; à Mérida, COHEN, Auguste, 585-6 ; Tibère, 78-80.

3. DE BOISSIEU, Inscriptions antiques de Lyon (1854), p. 467 ; AUG. BERNARD, Le temple d'Auguste et la nationalité gauloise (1863); A. DE BARTHÉLEMY, Les assemblées nationales dans les Gaules, dans la Revue des Quest hist. (juillet 1868), p. 14, 22; GUIRAUD, Les assemblées provinciales dans l'Empire romain ; ALLMER, Musée de Lyon, t. II ; TITE-LIVE, Epitome, 137 ; SUÉTONE, Claude, 2 ; DE CASSIUS, LIV, 32; ORELLI, nos 1435, 1667, Auguste ; 3796, Tibère ; 699, Caligula ; 753, Vespasien ; HENZEN, n° 7421, Domitien ; ORELLI, 789, Trajan; 1718, Antonin ; cf. nos 204, 277, 401, 608, 805, 1989, 2389, 2489, 5208; JULLIAN, Inscript. de Bordeaux, n° 1 ; BERNARD, ouvr. cité, p. 61 ; LEBÈGUE, Epigraphie de Narbonne (1887), p. 117 ; HERZOG, Append., n° 104. Pour le flamen local, voy. HERZOG, Append., no 1 ; ORELLI, n° 2489 ; WILMANNS, Exempla, nos 128, 129 ; HENZEN, n° 5997 (Corp. inscr. lat., XII, nos 3180, 3207, cf. p. 382), 6931; MOMMSEN, Inscr. helveticae, nos 3, 118, 119, 142; — Grèce— FOUCART, Inscript. de Laconie, nos 176, 179, 244 ; — Egypte — PHILO, Legatio, 22 ; — Afrique. — L. RENTER, Inscr. de l'Algérie, no 3915 ; HENZEN, 6901. — Grande-Bretagne — TACITE, XII, 32 ; XIV, 31 ; HENZEN, 6488 ; — Pannonie — Corp. inscr. lat., III, nos 3343, 3485, 3626 ; — Thrace — DUMONT, Inscript. de Thrace, no 29 ; Bull. de corr. hellénique (1882), p. 181. Cf. MOMMSEN, Staatsrecht (1877), II, p. 732 suiv.; MARQUARDT, Staatsverwaltung, III, p. 443 suiv. (cd. Wissowa, p. 463 suiv.)

4. SUET. Nero, 30; HENZEN, Acta fratrum Arvalium, 1874, p. LXXXI, 66 apr. J.-C. Cf. ann. 86, 87, 90, HENZEN, p. 110. Même expression sur les monnaies : COHEN, Septime-Sévère, Caracalla et Géta, no 5; Julie, Sept-Sév. et Carac. nos 1-3; Julie, Carac. et Géta. nos 1-3; Géta, Sept.-Sév. et Carac., nos 1-2 ; Sept.-Sév. et Carac., no 1; Philippe père, n° 12 ; Philippe fils, n° 6 ; Carus, nos 30-32. — Cf. Corp. inscr. lat., II, 259.

 

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voulue qui pouvait s'appliquer au pouvoir du souverain aussi bien qu'au territoire qu'il gouvernait. Le foyer de Vesta devint ainsi le symbole non seulement de l'indestructibilité de l'Etat romain, mais de celle du principat (1). Au moins à partir du IIe siècle, le feu, pris sans aucun doute à l'autel de la déesse, précédait en toute circonstance l'empereur, et était considéré comme l'insigne le plus caractéristique de sa puissance » (2). Certains empereurs paraissent avoir un peu répugné à cette apothéose (3) le sénat était moins réservé (4); à partir du second siècle jusqu'à la fin du troisième, le dogme de la corrélation entre l'Etat et l'empereur s'affermit. L'Auguste participe aux privilèges de la respublica. Le terme augustus (5)

 

1. De là l'expression d'HÉRODIEN, II, III, 1, à propos de Pertinax,

proclamé empereur : « o de epeiper idruthe en te basileio estia. »

2. F. CUMONT, ouvr. cité, p. 437 et notes 3, 4, 5. — « La plus ancienne mention de cet usage se trouve dans DION, LXXI, 35, 5, propos de Marc-Aurèle ; les dernières paraissent être le texte d'Eutychianus relatif à Julien. Fragm. Hist. gr., IV, p. 6, col. 2, meta lampadon basilikon, et CORRIPE, De laud. Just., II, 299.» Cf. BEURLIER, ouvr. cité, p. 50. — CUMONT fait observer (p. 442, note 4), « qu'il ressort des textes (HÉnonIEN, II, 3, 2, etc.) que le feu était porté devant les empereurs même pendant le jour, et il ne s'agit nulle part de flambeaux, mais de « pur » ou de phos ». La coutume existait à Rome dès le temps des Antonins. HÉRODIEN, I, 8, 4 ; I, 16, 4 ; II, 3, 2; II,6,12; VII,6,2.

3. Vespasien, voy. COHEN, Monnaies, t. II, p. 271, nos 1 et 2 ; SUÉTONE, Vesp., 22. — Titus, COHEN, ouvr. cité, p. 342, n° 3 ; Claude interdit prskunein auto mete thusian oi poien, DION, LX, 5.

4. COHEN, t. II, p. 299, no 250 (en 77 ou 78 apr. .1.-C.) — Titus : COHEN, nos 145, 146 ; Domitien : COHEN, n° 280, 281; Trajan: COHEN, t. III, p. 4, nos 9, 10, 11; t. VII, p. 434.

5. DION CASSIUS, LIII, 16 ; SUÉTONE, Auguste, 7.

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devint le titre impérial (1) exclusivement réservé à l'empereur (2) et à ses successeurs.

Tout empereur fut donc un Auguste. Cela signifiait que l'homme qui gouvernait l'Empire était un être plus qu'humain, un être sacré. Le titre d'empereur marquait sa puissance, le titre d'Auguste sa sainteté (3). Les

hommes lui devaient la même vénération, la même dévotion qu'aux dieux (4).

Cette collation d'un titre religieux à un simple mortel peut étonner les hommes de nos jours, qui ne manquent pas d'y voir le témoignage de la plus basse servilité. On devrait remarquer cependant que ni Tacite, ni Suétone, ni Juvénal, ni Dion Cassius, ne marquent par aucun indice que ce titre ait surpris les hommes de ce temps, moins encore qu'il les ait indignés. Des centaines d'inscriptions, fort librement écrites par des particuliers, attestent que les Romains et les provinciaux l'adoptèrent d'enthousiasme.

Pour le comprendre, il faut se reporter aux idées des anciens. Pour eux, l'État ou la Cité avait toujours été une chose sainte et l'objet d'un culte. L'État avait eu ses dieux et avait été lui-même une sorte de dieu. Cette conception très antique n'était pas encore sortie des

 

1. HENZEN, 5393, 5400 (Tibère) ; 55407 (Néron) ; 5455 (Adrien),

5580; — JULES CAPITOLIN, Gordiani, 8; TREBELLIUS POLLLION, Claudius; Vopiscus, Tacitus, 4 ; Numerianus, 13.

2. De même le titre d'Augusta était réservé à l'impératrice. SUÉTONE, Claude, 11 ; Néron, 28 ; Domitien, 3; TACITE, XII, 26 ; JULES CAPITOLIN, Pius, 5.

3. C'est ce que dit Ausone, Panégyrique de Gratien : Potestate imperator, Augustus sanctitate.

4. Imperator cum Augusti nomen accepit, tanquam praesenti et incorporali deo fidelis est praestanda devotio. (VÉGÉCE, édit. Lang. II, 5.) — Notons toutefois que l'empereur n'était pas un dieu. Il ne devenait tet qu'après sa mort, s'il obtenait du sénat la consecratio. La qualité d'Auguste s'acquérait le premier jour du principat et disparaissait le

dernier jour. Elle était attachée à l'exercice effectif de la puissance tribunitienne.

 

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esprits. Elle y régnait toujours, comme ces vieilles traditions auxquelles l'âme humaine se plie sans regarder d'où elles viennent. Les contemporains de César Octavien trouvèrent naturel de transporter à l'empereur le caractère sacré que l'État avait eu de tout temps. L'État, en même temps qu'il mettait en lui toute sa puissance et tous ses droits, mit aussi en lui sa sainteté. Ainsi le prince fit partie de la religion nationale. Il y eut association religieuse entre l'État et l'empereur. Depuis longtemps des temples étaient élevés à l'Etat romain considéré comme Dieu, Romae Deae (1). On y joignit désormais l'empereur régnant, à titre d'Augustus (2). La dédicace fut alors ROMAE ET AUGUSTO, « à Rome et à l'Auguste », comme si l'on eût dit « à l'Etat qui est un dieu et à celui qui, parce qu'il le représente, est un être sacré » (3).

L'origine orientale du dogme politique de la divinité des empereurs ne fait plus doute aujourd'hui (4) ; il semble qu'on doive y rattacher plusieurs éléments destinés à rendre ce dogme manifeste. D'abord, la notion d'éternité, si étroitement unie à celle de la divinité, s'appliqua à tout ce qui approchait l'Auguste. « On parle de la Virtus aeterna Augusti, de la Victoria aeterna qu'il remporte, de la Pax aeterna qu'il maintient, de la Felicitas aeterna que la protection céleste lui assure, et de la Concordia aeterna qui règne entre lui et son épouse ou ses parents (5). » En si beau chemin on ne s'arrête plus ; an temps de Dioclétien, qui marque la limite des faits qui nous intéressent, l'idée est parvenue à son dernier progrès,

 

1. Sur les temples élevés à la Ville de Rome, voir PoLYBE, XXXI, 16 ; TITE-LIVE, XLIII, 6 ; Bull. de corresp. hell. (1883), p. 462.

2. SUÉTONE, Auguste, 52 ; Temple in nulla provincia, nisi communi suo Romaeque nomine, recepit. DION CASSIUS, LI, 20.

3. FUSTEL de C., ouvr. cité, p. 162-164.

4. F. CUMONT., ouvr. cité, p. 441.

5. F. CUMONT, ibid., p. 440. Chacun de ces termes est appuyé de

plusieurs textes.

 

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l'Auguste porte le titre de Avis et d'Hercules, le cérémonial officiel de la cour impose l'adoration de l'empereur.

Les textes sur lesquels nous venons d'établir cet état de choses s'échelonnent depuis l'époque des Antonins (1) jusqu'à la fin de l'époque des persécutions; néanmoins il se pourrait que l'origine de ces notions remontât aux premières heures du christianisme, qu'elles fussent contemporaines dans les esprits du rêve d'empire oriental de Néron (2). L'esprit romain n'était guère tourné à l'abstraction ou au symbolisme, il n'inventait rien ou presque rien, il calquait, c'est tout. Le feu de Vesta, devenu depuis Auguste l'emblème de la souveraineté et de l'éternité impériale, pourrait bien n'avoir été qu'un symbole emprunté aux anciens Perses (3) ; quoi qu'il en soit, le feu de Vesta n'était lui-même que le simulacrum coelestium siderum (4), il éveillait l'idée d'une relation plus haute pour la puissance souveraine, relation avec le feu céleste qui brille dans les astres. C'était encore une conception orientale que celle qui représentait les rois comme une image, pour quelques-uns peut-être même, une émanation — du Soleil sur la terre; nous la retrouvons dans la

 

1. Ce fut alors que l'autorité législative passa tout entière dans les mains du prince. Capitolin, Antonius Pius, 12. A partir de cette époque, l'empereur a tout à sa disposition et ne s'occupe plus d'aucun contrepoids. Voir par exemple Digeste, XLVIII, 7, 7; Code Justinien, VI, 33, 3 ; Fragmenta Vaticane, 195.

2. SUÉTONE, Néron, 40 ; cf. TACITE, Ann., XV, 36 ; Hist., II, 9.

3. Voir la démonstration dans FR. CUMONT, ouvr. cité, p. 441 et suiv.: La similitude non seulement de l'observance des Césars avec la pratique des rois asiatiques, mais encore des croyances religieuses que l'une et l'autre expriment, est frappante, et 1 on ne peut douter que les doctrines perses, plus ou moins transformées à l'époque hellénistique et adaptées en Italie aux habitudes indigènes, l'ont dès l'origine inspirée. Déjà Procope (Bell. Pers., II, 24) identifie le feu honoré par les rois iraniens avec la Vesta occidentale.

4. FLORUS, I, II, 3.

 

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notion impériale à Rome. « Sol est non seulement le protecteur des empereurs (conservator) et leur compagnon (comes), mais entre eux et lui il existe une relation mystique, mal définie, qui leur donne un caractère divin (1) ». Ce nouvel aspect du dogme se répandit dès le temps de Néron (2) ; on en trouve des témoignages jusqu'au temps de Théodore (3), vers le milieu du me siècle ; depuis Gordien III, la figure de l'empereur s'identifie avec Sol lui-même (4).

Cette déification de l'empereur appartient, comme l'une de ses plus monstrueuses erreurs, à histoire de l'esprit humain,mais elle ne nous intéresse ici que dans ses conséquences politiques. L'empereur romain possédait en sa personne la Majesté, qui, dans l'ancienne langue de la République, désignait autrefois l'omnipotence de l'Etat (5).

 

1. F. CUMONT, ouvr. cité, p. 444. Il est à peine nécessaire de signaler la ressemblance entre ce régime et la monarchie en France sous Louis XIV; tout s'y retrouve, jusqu'au soleil et au testament cassé en séance du parlement qui rappelle le caelum decretum, ainsi que parle

Tacite (Annales, I, 73), par lequel, à la mort des empereurs, le sénat décidait si les honneurs divins leur seraient accordés ou refusés.,

« Cette formalité, dit M. FUSTEL de C., avait un effet pratique de grande importance. Elle voulait dire, si les honneurs divins étaient accordés, que les actes du prince mort étaient ratifiés et devenaient valables pour tout l'avenir, et si les honneurs divins étaient refusés, que tous les actes de son principat étaient frappés de nullité. » (I, p. 165, note 3 de la page précédente.)

2. BEURLIER, Culte des empereurs, p. 48-49. Cf. BLANCHET, Les monnaies romaines (1896), p. 14.

3. FR. CUMONT, ouvr. cité, p. 444 et suiv., et notes 3, 4 et 1 de la

page 445.

4. COHEN, Gordien le Pieux, nos 11 à 15, 220, 221 ; Valérien père,

nos 11-12 ; Gallien, nos 38-43, 50, 51; Quintille, n° 6 ; Aurélien, nos 52-53 ; Probus, n° 148 ; Carin, n° 54 ; Philippe père, n° 12; Philippe fils,

n° 6 ; Tetricus fils, n° 6 ; Tetricus père, n° 41 ; Valabathe, n° 2.

5. CICÉRON, Divinatio in Caecilium, 22: «civilitatis majestas» TITE-LIVE, III, 69 : « romana majestas » ; CICÉRON, Pro Balbo, 16 ; Oratoriae partitiones, 30 ; De inventione, II, 17 : « majestas populi » ; voyez

encore TITE-LIVE, II, 23 ; II, 36 ; VIII, 30 : « majestas consularis,

majestas dictatoria. »

 

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Ainsi un parallélisme parfait tendait à faire partager aux empereurs tous les droits et tous les honneurs accumulés sur la Ville de Rome par sept siècles de superstition.

Non seulement ils se partagent la Majesté, mais encore l'Invincibilité (1), l'Eternité (2), la Destinée (3), et peu à peu ce n'est plus seulement la destinée de la Ville, mais celle de l'Empire tout entier qui est liée à la destinée d'Auguste. On tendait, et c'était logique, à donner à la divinité impériale son double caractère nécessaire : l'universalité et l'éternité (4).

Ce que l'historien pense de ces doctrines importe peu, pourvu qu'il les rapporte exactement ; mais après avoir démontré la situation objective du régime, il doit chercher ce que les hommes de ce temps en ont pensé, et ceci est encore l'histoire, c'est cet état psychologique d'une société qui provoque l'état politique de cette même société.

Avec nos habitudes politiques, nous pourrions être tentés de croire que, dans l'Empire, les esprits sérieux s'indignaient de cette mascarade olympique. C'est une erreur: ni Thraséa, ni Corbulon, ni Tacite, ni Juvénal, ne condamnent les institutions romaines, dont le jeu régulier pourtant leur procure Néron après Auguste, Domitien après Tibère, Commode après Marc, et les autres.

Et ce n'est pas, à Rome, qu'un coup de force eût dépouillé une fois pour toutes le peuple de sa puissance. La délégation faisait, à chaque changement de règne, la matière d'un acte « clair, long, précis, qui énumérait en détail tous les droits du prince, toutes les anciennes

 

1. PRELLER, Röm. Mythol., II 3, p. 256, n. 5. — Cf. AMMIEN, XIV, 6, 3.

2. COHEN, nos 460 sqq. ; Corp. inscr. lat., III, 1422 ; VII, 370. 392 VIII, 1427, 6965, 11912 ; Bull. archéol., 1893, p. 189.

3. PETER, dans ROSCHER, Lexic. Myth., I, p. 1515 suiv.

4. FR. CUMONT, ouvr. cité, p. 450, note 2.

 

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attributions de l'Etat que l'État lui déléguait. Cette Lex Regia était comme la charte de la monarchie absolue. Le sénat, qui la rédigeait, ne manqua pas toujours d'indépendance. Dans cet espace de trois siècles où il se rencontra plus d'un interrègne, il fut assez souvent en situation de faire ce qu'il voulait; il n'essaya jamais de diminuer l'autorité impériale. Il renouvela à chaque génération l'acte de constitution du despotisme (1), » Parmi les prérogatives de la monarchie, celles-là même qui nous paraissent exorbitantes, ne sont en ce temps jamais contestées dans leur principe. Ainsi cette loi de Majesté, véritable Loi des suspects qui aura ses Camille Desmoulins et ses Fouquier-Tinville, paraît tout à fait sage à Tacite, qui ne met pas en doute que l'homme hostile à l'autorité publique ne soit justement mis à mort. Aux yeux des hommes de ce temps le droit terrible de vie et de mort sur tous était la consécration logique de la notion impériale, aussi les Lois Cornéliennes n'admettent aucune exception dans le cas de lèse-majesté (2). Malgré cet excès de puissance et les abus qui en découlent dans la pratique, les documents publics et privés, oeuvres des poètes, des historiens, des jurisconsultes, correspondances intimes, panégyriques officiels et satires malicieuses, numismatique, épigraphie, art monumental, s'accordent à témoigner des sentiments bienveillants

 

1. FUSTEL DE C., ouvr. cité, I, p. 167.

2. AMNIEN MARCELIN, XIX, 12. Ce droit avait été conféré légalement par le sénat à Auguste. DION, LIII, 17. Cf. TACITE, Annal. I, 72 ; SUÉTONE, Domitien, 12. L'Empire apporta cette aggravation que l'Etat se confondant avec la personne du prince, on ne distingua pas les offenses personnelles des crimes publics. D'ailleurs le sens religieux était satisfait par tout ce qui sortait de l'empereur. L'expression la plus relevée de sa puissance, c'est-à-dire ses lois, étaient saintes. « Sanctissimas et salutiferas leges. » (Acta S. Asclae, I ; Boll. 23 janvier); « salubre praeceptum ». Acta S Cypriani, § I. Voyez Le BLANT, Les Actes dos martyrs (1882), p. 75-76.

 

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des populations à l'égard des institutions et de leur loyalisme à l'égard de l'État. Ce que le paganisme comptait d'hommes excellents s'accommodait du régime. Tacite fit toute sa carrière dans l'administration, depuis Vespasien jusque sous Trajan (1).

Il n'y a que peu de cas à faire des boutades satiriques et des morceaux oratoires ; ces sortes d'écrits ne comptent presque pas ; les inscriptions sont plus sincères et partout elles dénotent un attachement raisonné aux institutions qui donnaient des garanties à l'intérêt privé. Car tel fut le principal mobile des sentiments; on ne jugea pas le régime au point de vue abstrait, mais on reçut tout ce qu'il donnait de sécurité et de profit avec une grande reconnaissance et on ne lui demanda que d'assurer les mêmes bienfaits. On appelait le prince des noms les plus divers, et il n'est pas conforme à une véritable psychologie de refuser à tous ces témoignages la sincérité : c'est ainsi qu'on le nommait « père et patron des peuples », « leur espoir et leur salut », le « pacificateur du monde », le « conservateur du genre humain », le « garant de toute sécurité » (2). Par un revirement, peu justifié dans les faits, Rome et les provinces s'étaient prises à haïr les institutions républicaines dont l'Empire avait hérité, en les

 

1. TACITE, Hist. I, 1.

2. ORELLI-HENZEN : Nos 606, 642, 712, 912, 1033: PATRI PATRIAE ; — no° 601, 1089 : FVNDATORI PAC IS ; — nos 323, 859, 1035 : PAC ATORI ORBIS. — Corp. inscr. lat., II, nos 1670, 1969 : PAC ATORI PAC IS ; — n° 1071 : FVNDATORI PVBLICAE SECVRITATIS ; — n° 1030 : RESTITVTORI ORBIS; — n° 795 : CONSERVATORI GENERIS HVMANI; ibidem, II, n° 2054. — ORELLI, nos,1089: 1090, RESTITVTOR LIBERTATIS PVBLICAE. — ALLMER, n° 31 : PAC ATORI ET RESTITVTORI ORBIS ; — n° 32 : VERAE LIBERTATIS AVCTOR. Cf. Corp. inscr. lat., XII, nos 5561, 5563, et voy. n° 5456. — ORELLI, n° 689 : SALVTI PERPETVAE AVGVSTAE LIBERTATIQVE PVBLICAE POPVLI ROMANI PROVIDENTIAE TIBERII CAESARIS AVGVSTI NATI AD AETERNITATEM ROMANI NOMINIS. Cf. PLINE, Hist. nat., XXV, 2.

 

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aggravant en réalité, bien qu'on estimât alors que la tyrannie d'un seul fût moins oppressive que le gouvernement d'une aristocratie (1). Les empereurs eurent le bénéfice de ce mouvement qui se soutint sans perdre presque rien de sa vivacité pendant des siècles (2). Les sujets leur témoignaient non seulement du dévouement, mais de l'affection, presque de la tendresse. Lorsque Caligula tombe malade, la foule anxieuse stationne la nuit autour du palais, certains offrent aux dieux leur vie pour sauver la sienne, et, l'empereur guéri, ils tiennent l'engagement (3). Quand il sort de Rome, on n'entend parler que de voeux faits aux dieux pour son retour (4). A l'avènement de ce scélérat, les Romains immolèrent en son honneurs plus de 160.000 victimes (5). Les bons et les mauvais princes provoquent les mêmes manifestations. De simples particuliers qui n'ont jamais vu César se vouent, « à la divinité et à la majesté » de Caligula, de Domitien, de Trajan, de Marc, de Septime-Sévère (6) ; ils élèvent un temple, un autel aux dieux pour obtenir au prince santé, guérison, victoire. Des villes entières prennent de semblables engagements. Voici une formule de la Lusitanie : « Serment des habitants d'Aritium. De ma propre et libre volonté. Tous ceux que je

 

1. TACITE, Annales, 1, 2 ; VELLEIUS, II, 126. — DION CASSIUS, LVI, 44. Voyez FUSTEL DE C., ouvr. cité, t. I, p. 173, et tout le ch. II du livre II : Comment le régime impérial fut envisagé par les populations. G. BOISSIER, La religion romaine, liv. I, ch. II et III.

2. DION CASSIUS, LIV, 32. tes eortes (à Lyon) en kai non peri ton tou Augoustou bomon telousi. — DE BOISSIEU, Inscr. de Lyon. ORELLI, nos  184, 660, 4018 ; HENZEN, nos 5233, 5965, 5968, 6944, 6966; G. BOISSIER, La religion romaine, l. I, ch. II, § 5, ad finem.

3. SUÉTONE, Caius, 14 et 27 [2].

4, SUÉTONE, ibid., 14.

5. SUÉTONE, ibid., 14.

6. Corp. inscr. lat., XII, nos 1851, 1782, 2391, 4323, 4347. — MOMMSEN. Inscript. helveticae, no 133. — Corp. inscr. lat., VIII, 4218, 4219 ; BRAMBACH, nos 9 439, 692, 693, 711, 721. — Corp. inscr. lat., II, 1115. 1171, 1173, 2071.

 

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saurai être ennemis de l'empereur Caius César, je serai leur ennemi. Si quelqu'un met en péril son salut, je poursuivrai celui-là par les armes, sans trêve, sur terre et sur mer. Je n'aurai, ni moi, ni mes enfants, pour plus chers que le salut de l'empereur. Si je manque à mon serment, que Jupiter et le divin Auguste et tous les dieux immortels m'enlèvent ma patrie, mes biens, ma santé, et que mes enfants soient frappés de même » (1).

Voici une formule en Gaule « Le peuple de Narbonne s'engage par voeu perpétuel à ! la divinité d'Auguste. Bonheur à l'empereur César Auguste, père de la patrie, grand pontife, à sa femme, à ses enfants, au sénat, au peuple romain, et aux habitants de Narbonne qui se sont liés par un culte perpétuel à sa divinité. Le peuple de Narbonne a dressé cet autel dans le forum de la ville et a décidé que sur cet autel, chaque année, le 8 des calendes d'octobre, anniversaire du jour où la félicité du siècle l'a donné au monde pour le gouverner, six victimes lui seront immolées, l'acte de supplication sera dressé à sa divinité, le vin et l'encens lui seront offerts » (2). Le culte de l'empereur n'était pas seulement publie. Les statuettes des empereurs avaient leur place entre les dieux pénates. Auguste, Livei, Marc-Aurèle, eurent les leurs dans ce sanctuaire intime de la famille (3). Les impératrices étaient associées à cette superstitieuse adoration. Livie et Faustine eurent leur sacerdoce particulier (4). Le sentiment de satisfaction

 

1. Corp. inscr. lat., II, n° 172 ; ORELLI, n° 3665.

2. LEBÈGUE, Epigraphie de Narbonne (1887), p. 117 ; HERZOG, Appendix, n° 1; ORELLI, n° 2489 ; WILMANNS, n° 104; Corp. roser. lat., XII, p. 530. Ce texte est donné et commenté en partie par FUSTEL DE C., ouvr. cité, t. I, p. 180, note 2. Cf. ALLMER, nos 75, 137 ; LEBÈGUE, nos 42, 44 ; HERZOG, nos 106, 107, 108. Corp. inscr. lat., XII, p. 935.

3. TACITE, Annales, I, 73 ; JULES CAPITOLIN, Marcus, 18. Cf. Dion Cassius, LVIII, 4. Voyez FUSTEL DE C., ouvr. cité, I, p. 186.

4. JULES CAPITOLIN, Marcus, 26. Cf. ORELLI-HENZEN, nos 868, 3253, 8365, 5472,

 

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qui avait accueilli l'avènement du nouveau régime explique cet empressement à l'égard de son représentant; il faut ajouter que les manifestations excessives qu'il provoqua furent spontanées (1) ; le sacerdoce chargé de desservir le nouveau culte était recherché à l'égal des plus hautes. dignités par les hommes considérables de chaque cité, ayant parcouru déjà toute la série des honneurs officiels (2). Mais dans une société aussi profondément divisée qu'était le monde antique les grands et les humbles ne pouvaient prier ensemble. Il se forma donc dans chaque cité, « presque dans chaque bourgade », des confréries en l'honneur d'Auguste, dont les prêtres annuels, au nombre de six, portaient le titre de « sévirs d'Auguste », seviri Augustales (3).

De tout ceci on tirera une conclusion, mais si simple qu'il semblera puéril de l'énoncer. C'est que les hommes de ce temps étaient fort superstitieux. On peut chercher autre chose, mais ce n'est pas nécessaire, et pour notre dessein cela explique tout. La religion officielle sous l'empire paraissait à beaucoup de bons esprits, aux indifférents et à la foule piétiste, contenir tout autant de vérité qu'aucune autre. Elle avait du surnaturel, qui n'était, à vrai dire, que du merveilleux, elle avait des miracles.

 

1. FUSTEL DE C., ouvr. cité, p. 185 et note 1.

2. FUSTEL DE C., ibid., p. 185, note 2. G. BOISSIER, La religion romaine, liv. I, ch. II, §. 4 ; Corp. inscr. lat., III, 3288.

3. A Lyon, ORELLI, nos 194, 2322, 4020, 4077, 4242 ; HENZEN, 5231, 7256, 7260 ; à Vaison, HENZEN, 5222 ; à Arles, ORELLI, 200 à Avenches, ORELLI, nos 72, 375 ; HENZEN, 6417 ; à Nîmes, Gansu, 2298 HENZEN, 5231; à Genève, Gauss, 260; à Vienne, Allmer, t. II, p. 300 à Cologne, BRAMBACH n° 442 ; à Trèves, ibid., 804 [ « et dans presque toutes les villes de la Narbonnaise,. Corpus, t. XII, p. 940, et des trois Gaules »]. C. JULLIAN, ap. FUSTEL. DE C., ouvr. cité, t. I, p. 186, note 1. Cf. EGGER, Examen, critique des historiens d'Auguste. 2e appendice ; HENZEN, Annales de corresp. archéolog., 1847, et Dict. des antiq. DAEEHEEET-SAGLIO.

 

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Vespasien (1), Marc-Aurèle (2) en faisaient ; César croyait aux prodiges, Tibère aux astrologues. Septime-Sévère notait jour par jour sur un livre les oracles qui le concernaient personnellement. On assiégeait les tréteaux des devins, ou bien on en prenait chez soi à demeure (3); c'était l'âge d'or des charlatans. Alexandre d'Abonotique conseillait Marc-Aurèle (4). On sacrifiait partout, on avait des idoles dans chaque rue, pour chaque circonstance (5). Un fait caractérise cet état des âmes et en même temps a dû servir à l'encourager et à l'exciter. Les oracles, plusieurs oracles du moins, qui s'étaient tus vers la fin de la république romaine ou sous les premiers empereurs, recommençaient à parler. On les avait quittés, on revenait à eux (6). Les contemporains Lucien, Plutarque, Pausanias, Aristide, au second siècle ; Spartien, Jules Capitolin, Dion Cassius, plus tard, sont pleins d'histoires merveilleuses; ils nous montrent la vogué nouvelle des officines délaissées, les sorts de Préneste et les automates d'Antium renaissent en Italie, tandis qu'en Grèce, en Asie, en Égypte, en Afrique les oracles se font entendre : Apollon Didyméen à Milet, Apollon de Clare à Colophon, Apollon Diradiate à Argos, Apollon de Délos, Apollon de Patare, de Myrine, de Séleucie, Dionysios de Delphes, Jupiter d'Héliopolis, de Stratonice, de Gaza, Sérapis de Memphis, de Canope, Deus Lunus de Néocésarée, Dea Coelestis de Carthage (7); et du pèlerinage fait

 

1. TACITE, Hist., IV, 81.

2. JULES CAPITOLIN, Marcus, 24. Cf. RENAN, Marc-Aurèle, p. 274.

3. TACITE, Annales, II, 27; II, 32 ; III, 22 ; XII, 22 ; XIV, 9 ; XVI, 30; DION CAsslus,passim ; SPARTIEN, Hadrien, 3 ; Sept.-Sev., 2 ; JULES CAPITOLIN, Gordiani, 20.

4. LUCIEN, Alexandre ou le faux prophète, passim (31-57).

5. SPON, Miscellanea eraditae antiquitatis (1685), p. 101. DEZOBRY, Rome au siècle d'Auguste, t. II, p. 67 suiv.

6. F. DE CHAMPAGNY, Les Antonins, t. III, p. 50.

7. JULIEN GIRARD, L'Asclepieion d'Athènes (1881).

 

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au sanctuaire de ces divinités on rapporte toujours quelque amulette, pierre chaldéenne, oeuf druidique ou toute autre imposture inoffensive que l'on porte religieusement sur soi.

Nous devons prendre garde de verser dans l'histoire de la religion romaine, c'est seulement l'histoire du régime impérial qui doit nous retenir ; mais il se trouve que ce régime politique est coordonné à la religion, et cette remarque contient en germe les dispositions législatives que nous allons avoir à exposer et l'état psychologique qui provoque ces dispositions.

Toutefois a nous ne devons pas confondre les pensées de ce temps-là avec la doctrine du droit divin des rois, qui n'a appartenu qu'à une autre époque. Il ne s'agit pas ici d'une autorité établie par la volonté divine ;c'était l'autorité elle-même qui était divine. Elle ne s'appuyait pas seulement sur la religion; elle était une religion. Le prince n'était pas un représentant de Dieu; il était dieu. Ajoutons même que, s'il était dieu, ce n'était pas par l'effet de cet enthousiasme irréfléchi que certaines générations ont pour leurs grands hommes. Il pouvait être un homme fort médiocre, être même connu pour tel, ne faire illusion à personne et être pourtant honoré comme un être divin. Il n'était nullement nécessaire qu'il eût frappé les imaginations par de brillantes victoires ou touché les coeurs par de grands bienfaits. Il n'était pas dieu en vertu de son mérite personnel il était dieu parce qu'il était empereur. Bon ou mauvais, grand ou petit, c'était l'autorité publique qu'on adorait en sa personne. Cette religion n'était pas autre chose, en effet, qu'une singulière conception de l'Etat (1). »

 

1.FUSTEL DE COULANGES, Hist. des lnstit. de l’anc. France, t. I, p. 191 et 192. Les textes que j'ai cités ne sont pas les seuls, on les retrouvera tous dans différents travaux très récents sur cette question. Voyez : GUIRAUD sur les provinces, DUFOURCQ sur les martyrs, et plusieurs autres. — MOMMSEN a soutenu la théorie d'après laquelle les chrétiens auraient été poursuivis : le pour crime de lèse-majesté ; 2° en vertu du pouvoir de police, coercitio, appartenant aux magistrats (Historische Zeitschrift, t. LXIV, 1890, p. 339-424; The Expositor, juillet 1893). Cette thèse a été combattue par L. GUÉRIN, Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, 1895, p. 601-646 et 713-737.

 

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III

 

C'est sous ce principe politique que le monde romain vécut et prospéra durant trois siècles, c'est-à-dire pendant la période entière des persécutions. Toutes les sources dont l'histoire reçoit le témoignage s'accordent à démontrer « l'attachement universel des diverses classes de la société au gouvernement impérial et ne laissent voir aucun symptôme d'antipathie » (1). Cette étrange série de souverains que furent les empereurs ne laissait pas, chemin faisant, de s'avancer vers son but (2). Tout l'empire se divisait en provinces impériales et en provinces sénatoriales. Dès le troisième siècle, les provinces sénatoriales avaient disparu devant le voeu spontané des populations de passer sous l'administration tutélaire de l'empereur (3). Une des conséquences principales de ce fait fut une sorte d'uniformité. Je dis une sorte

 

1. FUSTEL DE C., ouvr. cité, I, p. 170.

2. Peut-être le sénat fut-il le principal ouvrier de sa propre déchéance, grâce à un fonctionnement qui lui donnait le droit d'anéantir ou de consacrer pour l'avenir les édits de chaque empereur défunt. De la sorte les seules mesures vraiment sages subsistaient et parfois celles qui concouraient au bien de l'Etat et de l'Empire, mais au détriment du sénat. Les actes de Tibère, de Caligula, de Néron, de Domitien furent cassés (DION CASSIUS, LX, 4) ; ceux d'Adrien faillirent l'être (SPARTIEN, Adr. 27), enfin ceux de Commode (LAMPRIDE, Comm. 17). Il faut ajouter les princes qui ne régnèrent qu'un temps très court : Galba, Othon, Vitellius, Géta, Caracalla, Macrin.

3. TACIT., Annal., I, 76. — On trouvera tout le détail dans FUSTEL DE C., ouvr. cité, t. I, liv. II, ch. III, p. 197 et suiv. Sur l'érection de statues aux gouverneurs, après leur exercice, voy. RENIER, Mélanges d'épigr., p. 107. — Sur l'heureuse condition des provinces, voy. DESJARDINS, Pays gaulois et Patrie romaine (1876) ;     G. BOISSIER, Provinces orientales de l'Empire romain, dans Revue des Deux Mondes, 1er juill. 1874, et MOMMSEN et MARQVARDT, Handbuch., passim.

 

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d'uniformité, car les documents nous apprennent avec quelle souplesse la domination romaine combinait ses principes irréductibles avec les susceptibilités provinciales. Ceci créa, en un certain sens, dans chaque région une sorte de glose authentique du droit romain dont il faut tenir compte suivant que les exigences de l'étude nous transportent sur divers points du territoire de l'Empire (1). Néanmoins, à l'époque où Rome étendit son pouvoir sur l'Asie, la Syrie, l'Afrique, l'Espagne, la Gaule, son Droit était arrivé à un degré plus avancé de l'évolution que celui qu'elle trouvait en vigueur dans ces provinces qui n'avaient pas dépassé le droit patriarcal et le droit théocratique. Elle leur apporta un système législatif qui impliquait une conception différente de l'individu et de la société, inspiré qu'il était par l'équité naturelle et l'intérêt général. e Le principe était que l'autorité publique, représentant la communauté des hommes, eût seule l'autorité législative, et que sa volonté, exprimée suivant certaines formes régulières, fût l'unique source de la loi (2). La source du Droit était donc l'autorité publique représentée sous la République par le consul ou le préteur, dont l'édit avait force de loi aussi longtemps. que le magistrat restait en fonction. Sous l'Empire, l'édit du prince eut la même valeur pendant sa vie entière. Si le sénat le ratifiait après la mort de chaque empereur, l'édit, le décret ou le rescrit, devenait loi (3). L'autorité

 

1. Un des cas les plus caractéristiques de cette modération se passa

en Judée.

2. Ut quodcunque populus jussisset, id jus ratumque esset. C'est le

principe déjà eltprimé par TITE-LIVE, VII, 17. Il l'est ensuite par Cicéron, par Gains, par Pomponius. Voy. FUSTEL DE C., I, p. 299.

3. Quod principi placuit legis habet vigorem, utpote quum lege regia populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat. ULPIEN, au Digeste, I, 4, 1 ; GAIUS, I, 5 ; JUSTINIEN, Institutes, I, 2, 6.

 

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publique était aussi représentée par le sénat dont les sénatus-consultes furent comme autant de lois ayant vigueur dans tout l'Empire (1). Le Droit fut donc éminemment modifiable (2) et sa perpétuelle amélioration fut le principal souci de tous les bons empereurs (3). Néanmoins, au cours de cette longue élaboration, l'objet garde son caractère essentiel, c'est-à-dire cette « qualité dont toutes les autres, ou du moins beaucoup d'autres, dérivent suivant des liaisons fixes (4) ». Les empereurs, même les plus indignes, se sont maintenus dans l'axe du Droit séculaire. Il continue, sous leur règne, à être l'oeuvre de l'autorité publique se faisant l'expression de l'intérêt général et de l'équité naturelle.

Le peuple en est averti, il y consent, il s'en trouve bien et accepte la sanction rigoureuse qui sert d'équilibre à ce concept. La société ayant fait alliance avec son gouvernement ne répugnait pas à tune certaine vindicte implacable dont elle lui donnait la charge et qui devait, dans la pensée des hommes de ce temps, assurer par l'excès de la rigueur un repos que l'on ne voulait pas laisser troubler. Il arriva donc que l'empereur réalisa dans sa personne une manière d'hypostase. Il était dieu et comme tel participait à la divinité de l'Etat ; en outre il était le délégué de l'Etat dont il possédait en sa personne toute la souveraineté et tous les droits. Le résultat

 

1. GAIUS, I, 4; Digeste, V, 3, 20; Voy. TACIT. Annal., XI, 24; XVI, 7 ; Acta. PTOLEMAEI ap. JUSTIN. Apolog. II : huius modi forma iudicii non conVenit temporibus Imperatoris Pii, nec philosophi Caesaris filii, nec Senatui Romano.

2. Sauf les parties qui entraient à un moment donné dans une grande codification, comme l'Edit perpétuel, sous Hadrien ; les codes de Théodose, de Justinien.

3. Courroux, Antoninus, 12 ; — LAMPBIDE, Alexander, 17 ; — Digeste, XXXVII, 14, 17.

4. TAINE, Philosophie de l'Art, l. I, ch. I, paragr. 5.

 

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fut que tout délit qui portait atteinte à l'empereur tirait du fait de cette hypostase une double malice : il était à la fois révolte et sacrilège. Pour se faire une idée de la situation réelle que faisait aux chrétiens dans l'opinion leur attitude à l'égard des édits impériaux, il suffit de rappeler les appellations qui leur étaient adressées; on les nomme : « factieux », « impies », « sacrilèges », « coupables de lèse-religion », ennemis « du genre humain », « des princes », « de l'Etat », « de la majesté ». Ces accusations partent de tous les côtés en même temps, à Rome, en Afrique, en Asie, en Gaule (1), et nous les relevons non seulement dans des écrits d'une rigueur historique discutable, comme ceux de Tertullien, mais dans les pièces de procédure régulière et aussi de procédure improvisée, comme c'est le cas pour plusieurs martyrs.

A Smyrne, le proconsul Quadratus dit à Polycarpe « Jure par le Génie de César, repens-toi, dis : Plus d'athées (2) » ! — à Rome, dans le procès de saint Justin : « Que ceux qui n'ont pas voulu sacrifier aux dieux et obéir à l'ordre de l'empereur », dit la sentence (3); — en Afrique, les martyrs Scillitains sont condamnés comme ayant refusé de rendre à l'empereur les honneurs religieux (4); — en Asie, Pionius, pour s'être montré, dit le proconsul sacrilegae mentis (5);— en Asie encore, on dit à l'évêque Acace: « Tu profites des lois romaines, tu dois aimer nos princes... mais afin que l'empereur en reconnaisse la sincérité,

 

1. Ces imprécations font l'objet de deux paragraphes du livre I des Origines et antiquitates christianae de MAMACHI (ed. Matranga,1842), p. 96 et 97, cap. n, §§ XVIII, XIX. Voyez KORTHOLT.

2. PASSIO POLYCARPI, § IX.

3. PASSIO JUSTINI, § V. — Les actes des martyrs Scilitains (cd. Baronius) contiennent cette addition à la sentence telle qu'elle est donnée par les meilleures versions : « ...christianos se esse confitentes, et Imperatori honorem et dignitatem dace recusantes. »

4. ACTA SCILLITANORUM, § V.

5. PASSIO PIONII, Acta sincera, p. 217.

 

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offre-lui avec nous un sacrifice » (1). —En Afrique, Lucien et Marcien sont condamnés en qualité de « transgresseurs des lois » (2) ; la sentence rendue contre saint Cyprien est plus explicite : « Tu as longtemps vécu en sacrilège, tu a réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu t'es fait l'ennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes ; nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien, Augustes, et Valérien, très noble César, n'ont pu te ramener à la pratique de leur culte. C'est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta secte, tu serviras d'exemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse : ton sang sera la sanction des lois » (3). Dans l'état d'esprit du monde romain tourné à la superstition, la secte sur laquelle planait l'accusation d'athéisme était exécrable entre toutes. C'était celle qui retentissait de toutes parts contre les chrétiens : « On nous appelle athées », écrit saint Justin (4), et quelques années après : « On appelle les chrétiens athées et, impies » (5). « On nous accuse d'athéisme », dit Athéna gore (6). On propose à l'évêque Polycarpe de crier : « A bas les athées » (7). Lucien dit que le Pont est rempli a d'athées et de chrétiens » (8). Vettius Epagathus interpelle un légat impérial : « Je demande qu'on me permette de plaider la cause de mes frères ; je montrerai clairement que nous ne sommes ni athées, ni impies » (9). Au troisième siècle, Minucius Felix nomme l'athéisme parmi

 

1. ACTA AGHATI, § I.

2. ACTA LUClANI ET MARCIANI, § VII.

3. ACTA CYPRIANI, § IV.

4. JUSTIN, I Apol., 6.

5. II Apol., 3.

6. ATHÉNAGORE, Legat. pro Christ., 3

7. EusÈBE, Hist. eccl. IV, 15.

8. Lucien, Alexander, 25, 38.

9. EUSÈBE, H. e., V, 1.

 

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les accusations dirigées contre les fidèles (1). Enfin au commencement du ive siècle, Licinius accuse Constantin d'avoir embrassé la foi athée (2).

L'athée comme le parricide encouraient la peine de mort (3). Cette accusation terrible avait son fondement dans l'aversion affichée par les chrétiens pour les temples, les statues, les autels (4). A de telles gens on imputait tous les crimes et on attribuait tous les maux. Par-dessus tout on les, tenait pour des magiciens, et, de ce chef, on leur portait quelque chose de la haine fanatique que les gens de bien vouent à ce qui est mal, un sentiment analogue à celui d'un paysan à l'égard du sorcier dont il se gare en attendant qu'il l'assomme;

 

1. Octavius, 8, 10.

2. EUSÈBE, Vit. Constantini, 15.

3. JUSTIN, Apol. II, 3 ; ATHÉNAGORE, ch. IV et suiv. ; PASSIO POLYCARPI, § IX, et le faux rescrit de Marc-Aurèle à la suite de Justin. LUCIEN, Peregr., 21; Alexander, 38.

4. MINUC. FEL. Octav. 10, 32 ; CELSE dans ORIGÈNE, VII, 62 ; cf.

VIII, 17 et suiv.

 

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IV

 

Il ne faut se représenter la société chrétienne pendant les trois premiers siècles de son existence ni comme une troupe d'agneaux, ni comme un parti révolutionnaire. Ces jugements en bloc ne s'appliquent souvent ni aux individus ni au groupe qu'ils prétendent atteindre. La note juste à appliquer à une société humaine est infiniment plus complexe. Pour la trouver, il faut de longs et patients efforts. Celui qui tourne son labeur sur cet objet a besoin, pour faire admettre ses conclusions - si tant est qu'il en tire, — de réclamer de ceux qui désirent le suivre un effort d'attention non moins pénétrant et non moins persévérant qu'a été le sien.

L'état politique du monde était alors des plus tristes. Toute l'autorité était concentrée à Rome (2). A chaque changement de règne, un poids colossal menaçait de s'appesantir sur le monde antique qui le ferait définitivement disparaître. L'avilissement des âmes était effroyable. De temps en temps le monde, sous les bons princes, reprenait

 

1. RENAN, L'Eglise chrétienne, p. 305, chap. XVI.

2. Pendant les fréquentes vacances de l'empire, on ne voit aucun indice d'une tendance à la décentralisation. A la mort d'un empereur, les légions devancent assez souvent le sénat dans le choix du successeur. (Voy. TACITE, Annal., XII, 69) ; mais si, « le sénat et les armées peuvent être souvent en désaccord sur l'empereur à choisir, ils ne semblent jamais être en désaccord sur la nécessité d'avoir un empereur ». (FUSTEL DE C., p. 172, note de la page précéd.)

 

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un peu d'équilibre ; puis soudain, la monarchie romaine lâchait sur le genre humain quelque bête affreuse : Caligula, Néron, Domitien, Commode, Caracalla, Hercule, et, à ce moment, les vieux Romains impassibles, résignés, regardaient le monde qui recommençait à s'enfoncer. S'ils prévoyaient la catastrophe finale, ils n'en parlaient guère, sans doute parce qu'ils comptaient sortir à temps, à leur heure, par la porte du suicide, dédaigneux de savoir quand et comment le reste finirait. Les chrétiens, témoins des mêmes péripéties, se conduisaient d'autre manière. Un parti nombreux et bruyant nous a laissé l'expression de ses sentiments à l'égard du régime. L'auteur de l'Apocalypse d'Esdras, dont la vogue fut grande parmi les chrétiens (1), annonce la fin de l'empire : « Tu vas disparaître, ô aigle, et tes ailes horribles et tes ailerons maudits, et tes têtes perverses, et tes ongles détestables, et tout ton corps sinistre, afin que la terre respire, qu'elle se ranime, délivrée de la tyrannie, et qu'elle recommence à espérer en la justice et en la pitié de celui qui l'a faite » (2). Aux cris vengeurs partis de Rome (?) répondent des voix chrétiennes à Alexandrie. Elles apostrophent Rome en ces termes : « O vierge, molle et opulente fille de Rome latine, passée au rang d'esclave ivre de vin, à quels hymens tu es réservée ! Combien de fois une dure maîtresse tirera tes cheveux

 

1. Voy. MONTAGUE RHODES James, Introduction to the fourth Book of Esdra, dans Texts and Studies t. III, n° 2. Les principaux testimonia sur ce livre dans la littérature chrétienne sont : Oracles Sybill., III,, 46-52 ; Assomption de Moyse, X, 28 ; Apocalypse, I, 15 ; VII, 9 ; XIV, 1, 2, 6, 13 ; xzx, 6 ; sa, 12 ; xaz, 2, 23 ; Ps. BARNABÉ, Epître, IV, 7, 8 (14) ; VI, 20, 21; XII, 1; CLEM. D'ALEx. Strom. I, XXI, p. 394 ; III, XVI, p.556; Constitut. apostol. (ed. Pitra), II, XIV; VIII, VII; TERTULLIEN, de praescr. III; contr. Marcion., l. IV; CYPRIEN à Demetr.; COMMODIEN, Instr., liv. II, I, 28, Carm. apolog., v. 941 suiv. et RENAN, Origines, t. V, p. 370 et suiv.

2. Ps.-Esdras, ap. RENAN, ouvr. cité, 368.

 

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délicats (1) ! » « Instable, perverse, réservée aux pires destins, principe et fin de toute souffrance, puisque c'est dans ton sein que la création périt et renaît sans cesse, source du mal, fléau, point où tout aboutit pour les mortels, quel homme t'a jamais aimée ? Qui ne te déteste intérieurement ? Quel roi détrôné a fini en paix chez toi sa vie respectable ? Par toi le monde a été changé dans ses plus intimes replis... Autrefois existait au sein de l'humanité l'éclat d'un brillant soleil : c'était le rayon de l'unanime esprit des prophètes, qui portait à tous la nourriture et la vie. Ces biens, tu les as détruits. Voilà pourquoi, maîtresse impérieuse, origine et cause des plus grands maux, l'épée et le désastre tomberont sur toi... Ecoute, ô fléau des hommes, l'aigre voix qui t'annonce le malheur (2). » Vers le milieu du ne siècle, les imprécations de la sibylle chrétienne ne sont pas moins retentissantes : Oh [Rome ] ! comme tu pleureras, dépouillée de ton brillant laticlave et revêtue d'habits de deuil, ô reine orgueilleuse, fille du vieux Latinus ! Tu tomberas pour ne plus te relever. La gloire de tes légions aux aigles superbes disparaîtra. Où sera ta force ? quel peuple sera ton allié, parmi ceux que tu as asservis à tes folies (3) ? » « Tous les fléaux, guerres civiles, invasions, famines, annoncent la revanche que Dieu prépare à ses élus. C'est surtout pour l'Italie que le juge se montrera sévère. L'Italie sera réduite en un tas de cendre noire, volcanique, mêlée de naphte et d'asphalte. L'Adès sera son partage. Rome subira tous les maux qu'elle a faits aux autres ; ceux qu'elle a vaincus triompheront d'elle à

 

1. Carm. Sib., III, 356-362. L'auteur est judéo-chrétien, son christianisme est incontestable; voyez le vers 256.

2. Ibid., V, 227 suiv.

3. Ibid., VIII, 70 et suiv., 139 et suiv., 153 et suiv.

 

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leur tour (1). » Cela se passera en l'année 948 de Rome ou 195 de Jésus-Christ.

En Afrique, en Gaule, en Asie, on propageait sous le couvert du millénarisme des rêves d'incendie universel. Ces mouvements étaient si réels que la police romaine s'en inquiéta ; elle organisa une surveillance sur cette publicité révolutionnaire (2), les livres sibyllins qui annonçaient la destruction de l'empire furent condamnés et on porta la peine de mort contre leurs détenteurs (3). Ces sentiments ne se sont pas bornés à de platoniques imprécations de la part de quelques rêveurs anonymes. De très bonne heure des chrétiens avérés, les martyrs, avaient provoqué un débat où leur attitude était décrite et appréciée suivant l'esprit romain. « Je ne sais, dit Pline, si c'est le nom [de chrétien] lui-même, abstraction faite (le tout crime, ou les crimes inséparables du nota que l'on punit. En attendant, voici la règle que j'ai suivie envers ceux qui m'ont été déférés comme chrétiens. Je leur ai posé la question s'ils étaient chrétiens ; ceux qui l'ont avoué, je les ai interrogés une seconde, une troisième fois, en les menaçant du supplice; ceux qui ont persisté, je les ai fait conduire à la mort; un point en effet est hors de doute pour moi : c'est que, quelle que fût la nature délictueuse ou non du fait avoué, cet entêtement, cette inflexible obstination méritaient d'être punis (4) ». On connaît la réponse de Trajan et il ressort de cette jurisprudence que le fait délictueux n'est pas la profession du christianisme que chacun pourra exercer aussi longtemps qu'il n'aura pas été dénoncé, mais c'est

 

1. RENAN, Origines, t. VI, p. 534.

2. JUSTIN, Apolog., II, 14.

3. JUSTIN Apolog., I, 44 ; voy ORIGÈNE, contr. Cels., V, 61; LACTANCE, Div. instit., VIII, 15.

4. PLINE A TRAJAN, Lettr. X, 97.

 

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le refus d'adresser des supplications aux dieux de l'empire, parmi lesquels on a placé l'image de l'empereur. C'est toujours le double crime de sacrilège et de révolte. Nous le retrouvons dans les Actes des martyrs. Il est indispensable, si l'on veut bien entendre ces documents, de se représenter la valeur des réponses faites par les accusés à leurs juges. En les lisant, nous n'éprouvons aucune difficulté pour entendre le langage des saints qui avaient la même foi religieuse que nous. Tout est clair pour nous là où il n'y avait qu'incohérence pour les contemporains non instruits de la foi chrétienne. Un préfet de la ville s'écrie pendant un interrogatoire : « Je n'y comprends plus rien du tout » (1) ; des juges témoignent d'une inintelligence complète du sens caché des réponses qui leur sont faites, d'autres entament la controverse avec le désir avoué d'éclairer certains bruits qu'ils ont recueillis sur la religion chrétienne (2). Il faut avoir cette remarque présente en lisant les interrogatoires, afin d'interpréter comme devaient le faire des juges païens une réponse menaçante qui leur était fréquemment adressée. L'idée d'une vie future était souvent étrangère aux païens (3) ; dès lors la perspective invoquée d'un jugement suivi d'une peine éternelle leur apparaissait comme une menace déguisée, un cri séditieux vers une revanche dont la victime léguait l'exécution à ceux de son parti. A Smyrne, par exemple, l'évêque Polycarpe « Tu me menaces d'un feu qui brûle une heure, et s'éteint aussitôt. Ignores-tu le feu du juste jugement et de la peine éternelle qui est réservé aux impies » (4) ? En Afrique, Saturus dit à la foule : « Remarquez bien nos visages, afin

 

1. ACTA APOLLONI.

2. ACTA SCILLITANORVM, PASSIO PHILEAE, ACTA ACATII

3. Voy. les grands recueils épigraphiques.

4 PASSIO POLYCARPI

 

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de nous reconnaître au jour du jugement»; et quand les condamnés défilèrent devant la loge du procurateur : « Tu nous juges, mais Dieu te jugera » (1), à propos de quoi le peuple s'exaspéra et réclama un supplément dey torture à cause de cette menace. En Asie, l'évêque Acacd réplique : « Comme tu auras jugé, tu seras jugé toi-même; et comme tu auras agi, l'on agira envers toi » (2): Certains interrogatoires contiennent des réponses d'une extrême vivacité. Il est plus d'un témoignage certain qui nous montre les chrétiens s'emportant en paroles acerbes contre les persécuteurs, lorsque leur indignation ne se traduisait pas, comme l'affirme Prudence, par des actes matériels :

 

Martyr ad ista nihil; sedenim

Infremit, inque tyranni oculos

Sputa jacit (3).

 

Voici les paroles de saint Cyprien au proconsul Démétrianus : « Si je me suis tu devant ta voix impie et tes aboiements contre Dieu, c'est que le Seigneur nous ordonne de garder dans notre coeur la vérité sainte et de ne la pas exposer aux outrages des chiens et des pourceaux » (4). Et le diacre Pontius rappelle et glorifie cette invective : « Si, au lieu d'être exilé d'abord, le saint, dit-il, eût immédiatement subi le martyre, qui eût triomphé des païens en leur rejetant les blasphèmes dont ils nous poursuivent » (5). C'est principalement aux armées que se produisent les cas de révolte ouverte provoqués par la qualité de chrétien. C'est la seule raison que donnent Maximilien pour se dérober à la conscription, Dasius pour refuser le titre de roi des Saturnales, le

 

1. PASSIO PERPETUAE ET FELICITATIS.

2. ACTA DISPUTATIONIS ACATII.

3. Peristeph. Hymn. III, S. Eulaliae, § 126-128. « La martyre garda le silence ; mais elle frémit et cracha au visage du président. »

4. Liber ad Demetrianum, § I.

5. Vite et passio S. Cypriani, § 7.

 

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soldat à propos duquel Tertullien écrivit le traité De la Couronne et qui refusa le donativum. La susceptibilité des juges en tout ce qui se rapportait à la personne des empereurs grandissait de plus en plus (1). Procope, Alphée et Zachée, d'autres encore, sont condamnés pour une parole à double sens ; mais ce ne sont là que des équivoques provoquées à plaisir. Il y a un cas de révolte formelle contre les empereurs, accompagné d'invectives violentes contre leur personne. Les martyrs Taraque, Probe et Andronic subirent plusieurs interrogatoires que l'on résume ici : « Frappez-le sur la bouche pour avoir dit que les empereurs se trompent. — Je le dis et je le répète, ils se trompent, car ils, sont hommes. » A Andronic : « Honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux dieux. — Vous les appelez bien vos pères, car vous êtes les fils de Satan. » A Taraque : « Sacrifie aux dieux qui gouvernent tout. — Il n'est bon ni pour nous, ni pour eux, ni pour ceux qui leur obéissent, que le monde soit gouverné par des êtres qu'attend le feu éternel. » A Andronic : « Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont donné au monde une si longue et si profonde paix ? — Je les maudis et je les maudirai, répondit le martyr, ces fléaux publics, ces buveurs de sang, qui ont bouleversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu, cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels, afin qu'ils apprennent à connaître le mal qu'ils ont fait à ses serviteurs (2) ! »

 

 

1. « Ce qu'était le crime de lèse-majesté, noms le savons par plus d'un témoignage. La révolte, les actes violents ne le constituaient pas seuls. Un mot imprudemment murmuré (Paul., Sentent. V, 29, 1; ARNOB. Adv. Gentes, IV, 34), une parole contre cette felicitas temporum que les textes, les inscriptions, les médailles impériales proclament et vantent sous tant de règnes, c'en était assez pour courir à la mort. » EDM. LE BLANT, Les persécuteurs et les martyrs (1893), p. 54.

2. ACT. PROBI, TARACRI ET ANDRONICI.

 

33

 

Les sources écrites que nous possédons pour la période des persécutions contiennent un grand nombre de faits qui corroborent ceux que l'on vient de réunir. Il semble difficile de se dérober à cette conclusion que les chrétiens eurent dans tout l'empire, au moins dans certains cas, l'apparence de rebelles et de sacrilèges au jugement de ceux qui se  voyaient à l'oeuvre. A tel point que Domitien supposa quelques compétitions à l'empire et s'inquiéta de ce règne de «Chrestos » qu'on disait si proche (1). Un demi-siècle plus tard, mêmes alarmes auxquelles répond saint Justin par ces mots : Si vous nous entendez dire que nous attendons le Règne, vous imaginez qu'il s'agit de quelque chose de terrestre et d'humain (2). Sous Dioclétien la méprise subsiste : un martyr répond à l'interrogatoire « Ceux-là se montrent fidèles et dévoués au Roi suprême qui accomplissent ses commandements et savent mépriser la torture. — De quel Roi parles-tu ? » demande le magistrat (3). — On demande à un martyr le lieu de sa naissance : « Jérusalem », répond le fidèle, adoptant le langage mystique. Le juge, qui ne connaît que Aelia Capitolina, s'agite, s'inquiète, flaire un complot dans lequel les chrétiens doivent fonder une ville rivale et ennemie de Rome (4).

Il est d'usage d'opposer à ces remarques une objection tirée des écrits des Pères, du nombre des martyrs et des ouvrages des apologistes. Mais on doit observer au préalable que cette objection n'infirme en rien les conclusions que nous tirons au point de vue spécial de la conscience païenne, où nous nous sommes placés. A l'exemple de Notre-Seigneur, saint Paul, saint Pierre, saint Luc, saint

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., III, 19.

2. JUSTIN, Apol. I, § 11.

3. Passio s. pollionis, § 2.

4. EUSÈBE, De martyrib. Palaest, § 11.

 

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Clément se montrent loyalistes irréprochables (1) ; mais la doctrine contenue dans leurs écrits, si elle se révélait dans la conduite de la vie, ne parvenait pas jusqu'aux païens. Les protestations de dévouement à l'empire laissaient sceptiques : « Que celui qui nie être chrétien prouve son dire par des actes, écrit Trajan, c'est-à-dire en adressant des supplications à nos dieux » ; et encore : « Tu profites des lois romaines, tu dois aimer nos princes. — Qui donc aime l'empereur autant que les chrétiens ? Nous prions tous les jours pour lui, demandant à Dieu de lui donner une longue vie, un gouvernement juste, un règne paisible ; nous prions ensuite pour le salut des soldats et la conservation de l'empire et du mondes.(2) — Je te loue de ces sentiments ; mais, afin que l'empereur en connaisse la sincérité, offre-lui avec nous un sacrifice (3). » Quant à ces prières que l'on énumérait et que l'on rappelait avec tant de complaisance, elles ne pouvaient être, aux yeux des païens, qu'un dernier blasphème et une révolte ouverte. En effet, il s'agissait bien moins de prier pour l'empereur que de prier l'empereur ; cette distinction fut établie pratiquement de très bonne heure : « J'ai cru devoir les faire relâcher, quand ils ont invoqué après moi les dieux et qu'ils ont supplié par l'encens et le vin votre image », écrivit Pline à l'empereur (4). Quant au nombre des martyrs, outre que les contemporains n'avaient pas l'esprit tourné aux statistiques, l'impression qu'il eût pu faire était neutralisée d'avance par le jugement que l'on portait sur cette fureur.

 

1. Rom., XIII, 1-7; — I Petr., II, 13 suiv. ; IV, 14-16 ; — CLEM., 1re aux Corinth. 61 ; — Actes, ch. XIII, suiv. passim.

2. Voy. MANGOLD, De Ecclesia primaeva pro Caesaribus ac magistratibus preces fundente.

3. ACTA DISPUTATIONIS ACHATII.

4. PLINE, Epist. X, 97.

 

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Ce qui nous parait digne d'admiration parut folie aux païens. Sous la plume de Lucien, l'héroïque beauté du martyre de saint Ignace n'est plus que le boniment d'un charlatan (1). Les plus indulgents voyaient dans le martyre une bravade ; Pline l'appelle obstination inflexible (2); Epictète, un fanatisme endurci (3). Aelius Aristide s'exprime à peu près de même (4). Marc-Aurèle écrivit cette note sur son carnet de Pensées : « Disposition de l'âme toujours prête à se séparer du corps, soit pour s'éteindre, soit pour se disperser, soit pour persister. Quand je dis prête, j'entends que ce soit par l'effet d'un juge ment propre, non par pure opposition comme chez les chrétiens, me kata philen pataxin, os oi Khristianoi ; il finit, que ce soit un acte réfléchi, grave, capable de persuader les autres, sans mélange de faste tragique (5). » Lucien dit de même, sur un ton différent : « Si, vous tenez tant à vous faire griller, faites-le chez vous, à votre aise et sans cette ostentation théâtrale. » A presque tous, le courage des martyrs chrétiens apparaissait comme une folle; obstination, une affectation d'héroïsme tragique, un parti pris de mourir, qui ne méritait que le blâme (6). Avec le temps on notera des marques de sensibilité de plus en plus nombreuses de la part des bourreaux, une sorte de lassitude de tuerie; mais l'opinion publique restera sceptique et railleuse à l'égard des martyrs. Le regain de superstition qui signala le paganisme du second siècle (7) suffit à donner l'explication des phénomènes du martyre qui eussent

 

1. LUCIEN, Peregr. passim.

2. PLINE, Epist. X, 97.

3. ARRIEN, Epict. Dissert., IV, VII, 6.

4. Orat. XLVI, p. 402 suiv.

5. Pensées, XI, 3.

6. Voy. TACITE, V, 5.

7. CAPITOLIN, Ant. Pius, 3, 9. Lucien, Demonax, 1; PHILOSTRATE, Soph. II, I, 12-16.

 

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entraîné la conversion d'esprits non prévenus. Tout ce qui relevait de l'intervention surnaturelle était qualifié de magie (1).

La magie constituait un chef d'accusation redoutable. Les chrétiens en étaient assaillis avec une fréquence très significative au point de vue de l'histoire des charismes dans la primitive Eglise (2). Ils pratiquaient les exorcismes ouvertement, à coup sûr, à tel point que Tertullien en fait la gageure : « Que l'on amène devant nos tribunaux, disait-il, un homme qu'agite l'esprit malin ; le premier venu d'entre nous forcera celui-ci de parler, d'avouer qu'il n'est qu'un démon, tandis qu'il se prétend un Dieu (3).» Le charlatanisme ou la puissance diabolique donnaient à une classe d'individus méprisable entre toutes la faculté d'imiter les prodiges des chrétiens. Les uns et les autres n'étaient aux yeux des hommes de ce temps que des magiciens, passibles de tous les supplices, eux et leurs complices. Il suffit de signaler à cette place l'importance donnée à ce crime dans le chapitre d'histoire de déviation mentale dont nous réunissons ici les principaux éléments. Son étendue réclame une étude séparée.

L'impassibilité des martyrs et, parfois, des faits surnaturels évidents, donnaient lieu à cette folle clameur, mais c'étaient surtout les signes symboliques et les réunions nocturnes des initiés qui faisaient perdre toute mesure. Les conciliabules nocturnes furent illicites dès les premiers temps de Rome. Une déclamation attribuée à Porcius Latro contient ces mots : « On lit dans la loi des Douze tables que nul ne doit former dans la ville des réunions nocturnes; puis la loi Gabinia a décrété que, selon l'usage

 

1. LE BLANT, Les persécuteurs et les martyrs. L'accusation de magie, p. 73 suiv.

2. MINUCIUS, Octavius, VIII et IX; TERTULL. ad Uxorem, II, 4, 5.

3 TERTULL. Apolog. XXIII. Cf. XXVII, XXXIII, et de Corona, XI.

 

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des ancêtres, on punirait de mort celui qui provoquerait, à Rome, des assemblées (1). La législation paraît n'avoir reçu aucun changement sur ce point particulier (2) ; à l'époque qui nous occupe, nous lisons ce texte d'Ulpien : « Que celui qui aura organisé une réunion illicite soit puni comme on punit ceux qui introduisent des troupes en armes dans les temples et autres lieux publics (3). » Ce texte se rattache à un autre, relaté au livre VIIe de Officio proconsulis, qui montre que le crime visé ici tombait sous la loi de majesté (4).

Enfin il importe de rappeler que les paroles de Tertullien sur le loyalisme des chrétiens (5), l'insistance de cet écrivain et de plusieurs contemporains à rappeler leurs prières pour l'empereur et les différents corps de l'Etat, ne s'expliquent pas sans des reproches de trahison formulés contre la secte des chrétiens (6).

Incontestablement la démarche la plus grave tentée pair les chrétiens à l'égard du gouvernement fut le mouvement apologétique organisé par divers personnages notables appartenant à l'Église. Ici encore, pour saisir let portée exacte de cette tentative d'accommodement, pour bien comprendre ce qu'elle eut de factice, d'improvisé, combien peu cet engagement de quelques porte voix répondait aux sentiments de l'Église tout entière, il faut observer combien piteuse fut la fin et comment on s'entendit

 

1. Declam. in Catil. c. XIX.

2. Tit. Liv. XXXIX, 8 et suiv, ; SÉNÈQUE LE RHÉTEUR, Controv. :III, 8 ; GAIUS, Digest., L, I, quod cuiuscumque (III, 10) PLINE, Epist. X, 43, 94, 97.

3. Digest. L, I, de colles. et corpor. (XLVII, 22).

4. Digest. L. I, § 1 (XLVIII, 4).

5. TERTULL., Apolog. 35. Cf. ad Scapul. 1. — La Bure, dans Rev. des Quest. Hist. (1876), p. 239.

6. Apolog., 30. ACTA ACATII. CLEM. I ad Corinth. et MANGOLD, De Ecclesia primaeva pro Caesaribus. ac magistratibas preces fundente, p. 10.

 

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pour que désormais il n'en fût plus question. Nous avons vu, de notre temps, des choses analogues, et la tentative de réconciliation entre l'Eglise et un gouvernement qui se propose un but opposé au sien, n'a pas eu plus de succès dans un cas que dans l'autre.

Le mouvement apologiste sortit d'une idée fausse appliquée par des esprits logiques. Tertullien exprime bien cette idée quand il dit : « L'empire durera autant que le monde (1) » ; il eut dû ajouter, pour donner la pensée entière de quelques-uns : et le monde ne durera qu'autant que durera l'empire. Il le dit ailleurs : « Nous savons que la fin des choses créées, avec les calamités qui doivent en être les avant-coureurs, n'est retardée que par le cours de l'empire romain (2). » Ces cris d'une âme « embourgeoisée » étonnent chez Tertullien, mais ils nous apprennent jusqu'à quel point les chrétiens se montraient sensibles au soupçon que nous pouvons appeler, d'après le langage contemporain, de loyalisme. Le détail du mouvement apologiste n'appartient pas à cette recherche. L'empire rêvé par Méliton, avec ses airs d'idylle, est à peu près aussi exécutable que cette Salente, objet d'un autre rêve épiscopal ; mais rien n'est plus périlleux que le jugement trop concis que l'on porte parfois sur ces sortes de conceptions très complexes ; ce qui doit seulement être relevé ici, c'est l'accueil fait à ces avances qu'une extrême charité gardait seule d'une extrême platitude.

Dans l'empire il restait des esprits clairvoyants qui

 

1. TERTULLIEN, Ad Scapulam, 1. Voy. ce que nous avons dit sur l'aeternitas imperii.

2. TERTULL. Apolog. 32. — ATRÉNAGORE, Legat. pro Christ. 37 : « Votre bonheur est notre intérêt, car il nous importe de pouvoir mener une vie tranquille en vous rendant de grand coeur l'obéissance qui vous est due. »

 

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sentaient tout accommodement impossible entre l'empire et l'Église : « Un pouvoir éclairé et plus prévoyant, disait Celse aux chrétiens,vous détruira de fond en comble, plutôt que de périr lui-même par vous (1)». L'apologie de Méliton était adressée à Antonin et à Marc-Aurèle ; la première de Justin également à Marc-Aurèle, celle d'Athénagore au même Marc-Aurèle, et dans tout le manuscrit des carnets, l'empereur n'a pas écrit un seul mot en réponse. Même dans ce mouvement il y eut des sons discordants, ce fut l'apologie de Tatien. Quant aux arguments invoqués, l'obéissance à tout nouveau prince, l'exactitude à payer l'impôt, ils étaient largement balancés par les refus continuels des soldats chrétiens de sacrifier.

Il y a plus. Des livres s'écrivaient, se colportaient parmi les chrétiens, qui renfermaient, sous couleur d'une revanche certaine, des assertions que l'on pouvait prendre pour des attaques contre le pouvoir. Ceux qui savaient lire entre les lignes croyaient pouvoir interpréter dans le sens de l'opinion publique ces paroles de Tertullien : « S'il nous était permis de rendre le mal pour le mal, une seule nuit et quelques flambeaux, c'en serait assez pour notre vengeance (2)». Beaucoup se résignaient avec peine à l'attitude imposée : « J'en sais un grand nombre qui, sous le poids des maux et des violences, aspireraient à se venger sur l'heure. Qu'ils n'en fassent rien, car le Seigneur a dit : « Attendez mon jour ; je rassemblerai les nations et les rois et je les accablerai de ma colère. Ce jour parera comme un gouffre de feu et les méchants seront consumés comme la paille (3) ». «Notre patience, écrivaient les

 

 

1. ORIG. contr. Cels. VIII, 69, 71.

2. TERTULL. Apolog. 37. — « Lisez nos livres, disent Tertullien (Apol. 31) et Théophile ad Antolyc. I, 14), ils ne sont cachés à personne. »

3. CYPRIEN, De bono patientiae, 21, 22.

 

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Pères, nous vient de la certitude d'être vengés (1); elle amasse des charbons ardents sur la tête de nos ennemis (2). Quel grand jour que celui où le Très-Haut comptera ses fidèles, enverra les coupables aux enfers et jettera nos persécuteurs dans l'abîme des feux éternels (3) ! Quel spectacle grandiose, quelle joie, quelle surprise, quels éclats de rire ! Que je triompherai à contempler, gémissants dans les ténèbres profondes, avec Jupiter et leurs adorateurs, ces princes, si puissants, si nombreux, que l'on disait reçus au ciel après leur mort ! Quel transport de voir les magistrats, persécuteurs du saint nom de Jésus, consumés par des flammes plus dévorantes que. celles de bûchers allumés pour les chrétiens (4).» Il faut donc accepter comme une vérité historique que les hommes de ce temps-là ont gardé à l'égard des chrétiens une incurable méfiance. Les dieux du paganisme n'avaient jamais déclaré une préférence pour le régime monarchique, dès lors les avances des chrétiens leur paraissaient n'avoir d'autre fondement que l'intérêt et le profit. On ne concevait pas de degrés de moralité entre deux régimes, et le christianisme lui-même n'en disait rien. Le principe chrétien : « Il faut reconnaître celui qui exerce le pouvoir», était la définition de la politique empirique, elle n'impliquait l'obéissance aux princes que comme un acte de résignation inspiré par l'indifférence plus que par le dévouements.

 

1. CYPR. loc. cit., Exhort. mart. 11, 12 ; Ad Demetr. 17, 24.

2. TErtull. De fuga, 12.

3. CYPRIEN, Epist., LVI, ad Thibarit., § 10.

4. TERTULL. De spectac. § 30 ; CYPRIEN, Ad Demetr. § 24. Ajouter le fait de déchirer un édit. Voy. LE BLANT, Les perséc. et les martyrs, ch. XI.

5. Voyez sur cette question un livre remarquable de M. LACOUR-GAYET, L'éducation politique de Louis XIV, liv. II, ch. I . Le droit divin du pouvoir, ch. II. L'établissement du pouvoir (1898, Hachette).

 

V

 

De là des mesures au sujet desquelles de savants hommes n'ont pu se mettre tout à fait d'accord. A quelque sentiment que l'on s'arrête dans la question des bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs, il n'importe ici, puisque les textes, indépendamment de leur portée historique, Ont une valeur psychologique capitale au point de vue spécial où nous nous plaçons.

Une remarque à faire,c'est que Ies chrétiens sont tombés sous des accusations de droit commun. « Jamais nos ancêtres, disait un conta, n'ont reconnu les religions étrangères, et voici que des milliers de citoyens s'y sont adonnés. Les femmes sont, parmi eux, en grand nombre, et c'est là l'origine du mal. On tient d'obscènes réunions de nuit où les sexes sont confondus et le péril menace l'Etat lui-même. Que de fois pourtant nos pères, nos aïeux n'ont-ils point chargé les magistrats de poursuivre les superstitions étrangères, de chasser de la ville les prêtres de ces cultes et de brûler leurs livres, de proscrire tout rit, toute cérémonie qui ne serait point de la tradition romaine (1) ! »

 

1. TIT. LIV, liv. XXXIX, c. 15 et 16. J'emprunte ce texte et plusieurs de ceux qui vont suivre aux dissertations de EDM. LE BLANT. — On porte toutes les mêmes accusations contre les chrétiens : TERTULL. Apoll. C. I ; TATIAN. Adv. Graec. XXXIII ; MINUT. FELIX, Octav. VIII, IX ; X, 97 ;  S. JUSTIN, Apolog.  l,11; EUSÈB. H. E. V, 1. — Et CICÉRON, De legib. II, 8 : « Que personne n'adore des dieux particuliers ; que les divinités nouvelles ou étrangères ne soient l'objet d'aucun culte privé; si l'Etat ne les a pas reconnus. »

 

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Ces paroles visaient l'existence des Bacchanales ; elles avaient été prononcées deux siècles avant la naissance du Christ, devant le sénat romain. Vers le même temps, le consul Aemilius Paulus brisa de sa propre main les portes du sanctuaire d'Isis et de Sérapis (1). Plus tard, les temples consacrés à ces divinités furent de nouveau détruits, tantôt sur l'ordre du sénat, tantôt sur l'ordre des augures, tantôt sur l'ordre d'Agrippa (2). Bacchus (3), Harpocrate, Alburnus (4), avaient été repoussés du Panthéon romain, le Christ avait été repoussé par le sénat malgré la présentation par Tibère (5). Cet acte avait une portée religieuse tout à fait nulle, comme les résultats l'ont montré, mais il avait en même temps des conséquences légales très précises et terribles. « Honore partout et toujours les dieux, suivant l'usage de la patrie, et contrains les autres à le faire, disait Mécène à Auguste. Déteste et condamne au supplice les promoteurs des cultes étrangers ; tu ne le dois pas seulement par vénération pour les dieux, parce que l'homme qui les méprise ne respecte personne, mais aussi parce que l'introduction de divinités nouvelles porte la foule à suivre les lois étrangères. De là naissent les conjurations, les associations secrètes, si funestes au gouvernement d'un seul. Ne tolère donc ni ceux qui méprisent les dieux de l'empire, ni ceux qui s'abandonnent à la magie (6). » Nous retrouvons le double souci et le double crime : la religion et l'État, le sacrilège et la révolte. Les termes qui servent à désigner les malheureux adeptes des cultes nouveaux ne diffèrent pas de

 

1 VAL. MAXIM. I, 3.

2. DION CASSIUS, XL, 47 ; XLII, 26 ; LIV, 6.

3. TIT. -LIV. XXXIX, 1-8; VAL. MAXIM. I, 3.

4. TERT. Apolog. V ; ad Nation. X ; adv. Marcion. I, 18.

5. TERT. Apolog V.

6. DION CASS. LIII, c. 36. Voy. SENEC. Epist. CVIII ; TACIT. Annal. II, 85; SUÉT. Tibère, XXXVI.

 

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ceux qui marquent les hommes accusés de conspiration, de meurtre, de magie ; ceux-ci sont appelés : « ennemi (1) »,  « ennemi public (2) », « ennemi de la patrie (3)», « ennemi des dieux et des hommes (4) », « ennemi du genre humain (5) » ; on prodigue aux chrétiens les mêmes titres d' « ennemi, ennemi public, ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de toute la nature (6) », ennemi du genre humain (7). Ces imprécations seraient négligeables si elles n'étaient que l'expression des passions du moment ; il en est tout autrement, car elles résument un état. stable et expriment une situation juridique. Ceux qui sont l'objet de ces violentes invectives appartiennent à une nova superstitio, que l'on désigne encore par les termes de barbaron tolmema, de Xene kai kaine Threskeia, barbari peregrinique ritus. Tertullien nous apprend que l'hostis publicus est en quelque manière hors la loi, chacun a le droit de lui courir sus (8), et Marcien rapporte des constitutions qui ordonnent que les sacrilèges soient poursuivis et punis extra ordinem (9). Ceci légitimait en un sens les procédures tumultuaires, comme nous en voyons à Smyrne contre Polycarpe, à Carthage contre les cimetières chrétiens, qui perdaient sans doute aux yeux de la foule leur immunité, puisqu'ils ne recevaient que les corps de ces hommes dont la mémoire sacrilège était condamnée et abolie (10).

La multitude des témoignages privés démontre un état

 

1. SUÉT. Néron, XLIX ; VULC. GALLIC. Avid. Cass. VIII ; Digeste, L,

7, de re militari. (XLIX, 16).

2. SPARTIEN, Sévère, XIV.

3. LAMPRID. Commod. XVIII.

4. AUREL VICTOR., de Caesarib. XVII.

5. Cod. Theod. L, 6, de malef. et mathem. (IX, 16); Cl. L, 5 et 11.

6. TERTULL, Apolog. II, 25, 35, 37

7. TACIT. Annal. XV, 44.

8. TERTULL. Apolog. II.

9. Digest., L. 4, § 2, Ad legem Juliam peculatus (XLVIII, 13).

10. LAMPRID. Commod. XVIII, etc.

 

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d'esprit presque identique dans tout l'empire à l'égard des chrétiens ; cependant ils ne contiennent rien d'aussi décisif que les quelques textes juridiques contemporains. Un seul eût suffi à nous instruire, il est du jurisconsulte (?) Tertullien : « Vous nous reprochez, dit-il aux païens, de ne pas adorer les dieux, de ne point sacrifier pour les empereurs. A coup sûr, nous n'offrons de sacrifices pour personne, puisque nous ne le faisons pas pour nous-mêmes, et que, d'ailleurs, nous ne reconnaissons pas vos dieux. Voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme coupables de sacrilège et de lèse-majesté. C'est là le point capital de notre cause, ou pour mieux dire, elle est là tout entière » (1). Dans un autre écrit, le même Tertullien dit à Scapula : « Vous nous tenez pour des hommes sacrilèges           nous sommes mis au ban à cause de l'accusation de lèse-majesté » (2). Un peu plus tard, Ulpien atteste que le sacrilège et la lèse-majesté se confondent pour ainsi dire en un même crime: Proximum sacrilegio crimen est quod majestatis dicitur (3).

La pénalité appliquée, aux chrétiens et dont les actes des martyrs et les écrits des Pères nous donnent le détail est une dernière indication sur l'opinion publique touchant les chrétiens.

Contre les novateurs en matière religieuse nous avons un texte du jurisconsulte Paul, au troisième siècle: « Ceux qui introduisent des cultes nouveaux et inconnus, — c'est-à-dire non reconnus par l'État, — à l'aide desquels naissent les séditions, ex quibus animi hominum moveantur, sont punis suivant leur condition : les honesti sont exilés, le petit peuple est condamné à perdre la tête » (4). On voit

 

1. TERTULL. Apolog. X.

2. TERTULL., Ad Scapul., II.

3. ULPIEN., Ad Digest., L. I. Ad legem Juliam maiestatis (XLVIII, 4).

4. PAUL. Sentent., V, 21, 2, Cf. Digest., L. 30, De poenis (XLVIII,19).

 

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ici que les novateurs religieux sont tenus pour séditieux, et ce sentiment remonte beaucoup plus haut. Nous connaissons parmi les victimes de la persécution de Domitien un groupe de sénateurs et consulaires coupables de nouveautés : molitores novarum rerum (1). Le texte de Paul ne suffirait pas à expliquer les voies pénales pratiquées à l'égard des chrétiens, mais il est nécessaire de l'entourer des autres textes sous lesquels tombaient les chefs d'accusation : la lèse-majesté et le sacrilège. Il n'y a rien d'arbitraire dans ce rapprochement, car nous savons par Lactance, à qui sa situation chronologique permet de résumer la période entière des persécutions, que le droit contre les chrétiens a été l'objet d'une règlementation officielle. Ce travail était dû à Domitius Ulpianus, conseiller d'Alexandre Sévère, qui compila et commenta les constitutions édictées par les empereurs (2). Ces constitutions ont été écartées par les compilateurs des Pandectes, au vie siècle. Nous n'avons pour suppléer à cette lacune que des indications fragmentaires très insuffisantes. Néanmoins, telles quelles, ces indications mises en oeuvre nous apprennent divers détails précis dont le groupement a autorisé le mot de variations à propos du système des poursuites dirigées contre les premiers chrétiens (3). Le caractère essentiel de la jurisprudence à l'égard des chrétiens pendant les deux premiers siècles est qu'on ne cherche pas à les faire abjurer. Au temps de Néron, les chrétiens étaient recherchés d'office,

 

1. SUÉTONE, Domit., 10 ; DION, LXVII, 13. Ces deux textes prouvent le christianisme de Acilius Glabrio. Cf. P. ALLARD, Hist. des persécutions, t. I, p. 109 et suiv.

2. LACTANCE, Divinae institutiones, L. V, c. 11. — ULPIEN, De officio proconsulis, liv. VII. Je répète que je n'ai pas à prendre parti entre LE BLANT, ROSSI, MOMMSEN et d'autres. J'emploie seulement à un point de vue psychologique des textes utilisés par eux au point de vue juridique.

3. LE BLANT, Les persécuteurs et les martyrs, ch. XV, p. 165 et suiv.

 

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convaincus, exécutés (1) ; on ne saurait rien dire de la persécution de Domitien, mais sous Trajan, en Bithynie, nous voyons l'application stricte du droit commun : punition des obstinés, envoi des citoyens romains à Rome, torture appliquée aux seuls esclaves afin d'éclairer l'instruction, non pour procurer l'abjuration. Sans doute l'abjuration est reçue, mais la distinction sur ce point n'échappe à personne, et une conjecture magistrale nous a remis en possession du texte légal primitif (2). Sous Marc-Aurèle tout est changé; on peut en trouver les preuves multipliées dans la lettre des fidèles de l'Église de Lyon (3) ; nous voyons que l'on interrompait par instants la série des tortures pratiquées sur Blandine et son jeune ami Ponticus pour leur dire : « Jurez », et qu'on reprenait, dès qu'ils avaient répondu : « Non ». Cette jurisprudence coïncide assez bien avec une phrase de Tertullien : « Vous violez contre nous toutes les formes de l'instruction criminelle. Vous torturez les autres accusés pour leur arracher un aveu; les chrétiens seuls sont mis à la question pour leur faire nier ce qu'ils confessent à grands cris » (4). A partir des dernières années du second siècle, on peut résumer presque toutes les causes par ce mot adressé à l'évêque Acace : « Je ne suis pas venu pour convaincre, mais pour contraindre » ; et cependant à la même époque les actes de Fructueux à Tarragone et de Cyprien à Carthage se rattachent par la procédure aux premières poursuites. Cette variété d'usages et de procédés est la règle dans l'empire, il ne faut jamais l'oublier. A partir

 

1. TERTULL. Ad Scapul.

2. BOISSIER, La lettre de Pline au sujet des chrétiens, dans la Revue archéologique, t. XXXI (1876), p. 119, 120. — LE BLANT, Les actes des martyrs (1882), p. 41.

3. EUSÈBE, Hist., eccl., V, 1.

4. TERTULL. Apolog., C. II.

 

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du procès de Lyon, on ne voit plus reparaître jusqu'à la persécution de Dioclétien l'accusation de moeurs infâmes, on la retrouve alors avec un retour à toutes les abominables rigueurs du passé. Ce dernier effort conduisit aux limites de l'arbitraire, non seulement l'arbitraire de la volonté impériale, mais celle de ses subordonnés. « Les vieilles immunités de caste consacrées pars les lois ne protègent plus les fils de l'Église; c'était miracle, dit un historien, que les personnages de distinction fussent alors exécutés par le glaive. Vierges ou mariées, toutes les chrétiennes sont condamnées à subir d'indignes outrages; la persécution, que d'anciens édits avaient restreinte à certaines classes de fidèles, se fait générale; la délation est encouragée, ordonnée même entre parents; d'infâmes décrets pressent les juges de trouver de nouveaux supplices (1). » Or, nous savons que la loi de Majesté ignorait toute distinction de caste : Cum de eo quaeritur, dit Paul, nulla dignitas a tormentis excipitur (2). Sous Auguste, le préteur Gallius fut mis à la torture (3), et cette coutume traverse l'époque tout entière des persécutions, puisqu'au IVe siècle Ammien Marcellin écrit que « s'il s'agit de lèse majesté, les lois Cornéliennes n'exemptent aucun ordre de citoyens de souffrir des tortures sanglantes (4) ». Il ne faut donc pas se montrer surpris de voir les chrétiens appartenant aux classes privilégiées de la société soumis à la torture comme des esclaves. Être convaincu de christianisme entraînait la déchéance de toutes les immunités. En 250 , l'empereur décide que les chrétiens ingenui seront soumis au supplice du feu (5). En 258, les chevaliers

 

1. LE BLANT, Les persécuteurs et les martyrs, p. 176.

2. PAUL, Sentent, V, 29, § 2.

3. SUÉTON. Octav. Aug., XXVII : servilem in modum torsi

4. AMM. MARCELL. L. XXIX, c. XII. Cf. Cod. Justin. L. 4, ad legem Juliam majestatis (IX, 8) ; cf. L. 16.

5. RUINART, Act. sinc., p. 162.

 

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romains convaincus de christianisme seront, aux termes du second édit de Valérien, dépouillés de leur dignité (1). Dioclétien et Maximien déclarent infâmes tous les fidèles et passibles de la torture, sans distinction de rang (2). Licinius dépouille de toute dignité ceux qui refit seront de sacrifier aux idoles (3). En pratique, on voit s'exécuter ces diverses constitutions. En Afrique (4), en Asie (5) nous voyons des femmes, des jeunes filles condamnées au déshonneur. L'énumération de ces faits, suivant les diverses époques, dans chaque province, pourrait composer la douloureuse et sainte histoire du, martyre; les proportions d'un travail de cette nature ne permettent autre chose pour le moment que d'en signaler l'intérêt.

On ne saurait donner au texte de Paul un commentaire plus décisif que celui dans lequel nous avons recueilli quelques faits entre un grand nombre d'autres. Il ne reste sur ce point qu'une remarque à faire. La diversité des tortures infligées aux fidèles dépend du bon plaisir du magistrat. Sur ce terrain, Ies sacrilèges ne sont que des oiselets entre les griffes d'un félin qui s'en amuse à son gré. Lors même qu'il ne s'agit plus de chrétiens,le magistrat choisit le supplice qui lui agrée le mieux. Tertullien et Lucien, Paul et Ulpien sont les témoins de ces coutumiers différents suivant les instincts des juges (6).

 

1. CYPRIEN, Epist. LXXXII, Successo fratri.

2. De mort persec., XIII ; EUSÈBE. Hist. eccl., VIII, 2 et 4 ; cf. VII, 15; RUFIN, Hist. eccl., VIII, 2; S. BASILE Hom. in S. Julittam.

3. EUSÈBE. H. e., X, 8 ; Vit. Const., I, 54; de mart. Palaest., proem. et Chronic. ; RUFIN, H. e. X, 10. De mort. pers. X, XIII ; SULP. SEV. Hist. sacr. II, 33.

4. TERTULL.. Apolog. L ; CYPR., De mortalit., XV.

5. ACTA AGAPES, IRENES, ETC. ; PASSIO DIDYMI ET THEODORAE. Cf.

LE BLANT, Les pers. et les mart., ch. XVIII.

6. TERTULL. Ad Scapul. IV ; LUCIEN, De morte. Peregr. XXIV ; Lucius, LIV ; PAUL, Sentent, V, 29, 1; Digest. L. 6.

 

VI

 

Il semble qu'une pensée unique a dirigé la répression, mais son application a varié. Tons. les princes, sans excepter les meilleurs, ont proclamé leur droit, quoique plusieurs renonçassent à l'exercer ou modérassent l'application de la loi de Majesté. Pour ce dernier cas on nomme Vespasien (1), Titus (2), Nerva (3), Trajan (4), Pertinax (5), Macrin (6), Alexandre Sévère (7) et Tacite (8). Or, leur règne coïncide avec des périodes d'accalmie dans l'histoire des persécutions. Cependant ils ne paraissent en aucune façon avoir changé quoi que ce soit à la jurisprudence en vigueur, ils se bornaient à ne pas en faire usage. La modération relative de quelques autres empereurs , par exemple : Septime-Sévère, qui ne proscrit que ceux qui se feront chrétiens (9), ou Valérien, qui ne frappe que les dignitaires de l'Église (10), cette modération n'implique en aucune façon un abandon du crime primitif, car ou voit Dioclétien supprimer tontes ces mesures restrictives. Le souvenir qui s'attache aux hécatombes de cette dernière

 

1. DION CASSIUS, LXVI, 9; EUTROP. VII, 13. Cf. SUIDAS, Ve Bespasianos.

2. DION CASSIUS, LXVI,19.

3. DION CASSIUS, LXVIII, 1 (édit. STURZ, tom. VI, p. 597, notes);

TILLEMONT, Hist. des emp., t. II, p. 137; DE ROSSI, Bull. arch. crist. déc. 1865, p. 94.

4. PLINE, Panégyr. XLII.

5. JULES CAPITOLIN, Pertinax, VI.

6. DION CASSIUS, LXXVIII, 12.

7. Cod. Just. L. I., ad leg. just. majest. (IX-8). Cf. L. 2, de reb.

eredit. (IV, 1).

8. Vopisc., Tacit. IX.

9. SPARTIAN. Sever., c. XVII. — TILLEMONT, Hist. eccles., t. III,

p. 121-122.

10. Digeste (XLIX, 1.), L, 16, de appellationibus. — ACTA PROCONSUL.

CYPRIANI. — CYPRIEN, Epist. LXXXII, Successo fratri ; ACTA MONTANI, XII, XV, XX.

 

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persécution nous aide à ressaisir le mobile des tempéraments apportés à la poursuite des chrétiens pendant le troisième siècle. Leur nombre était si grand qu'il devenait impossible de les frapper tous sans produire une véritable dépopulation (1). Les paroles célèbres de Tertullien étaient non pas une hyperbole, mais un recensement : « Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons vos cités, vos maisons, vos places fortes, vos municipes, les conseils, les camps, les tribus, les décuries, les palais, le sénat, le forum; nous ne vous laissons que vos temples. Si nous nous séparions de vous, vous seriez effrayés de votre solitude, d'un silence qui paraîtrait la stupeur d'un monde mort » (2).

Il ne s'agit pas dans les pages qui précèdent de discuter le droit supérieur et incontestable qu'avait une religion divine de prendre sa place dans le monde, ni de savoir si les païens ont apprécié sainement ou non, mais il s'agit de savoir ce que, au point de vue psychologique, ils ont vu et pensé de ce mouvement chrétien. Il y a dans toutes les sociétés des hommes puissants et nombreux « qui rejettent d'avance tout ce qui ne ressemble pas à ce qu'ils connaissent » (3). Nous en avons vu de notre temps. Or, on peut constater par les textes que nous avons réunis que plusieurs croyaient défendre leur patrie et s'imaginèrent eux aussi, peut-être, comme l'avait dit Jésus, en mettant à mort ses disciples, « faire un sacrifice à Dieu » (4).

 

1. Voyez déjà une pensée analogue dans la lettre de PLine (X, 97) mis en présence de la nombreuse église d'Amastris. S. AUGUST., In Psalm. XC enarratio, sermo I, § 8, a recueilli l'écho de cette opinion. Cf. TERTULL. Ad Scapul. V.

2. TEBTULL. Apolog. XXXVII. Cf. 1, 21, 41, 42, Ad nat. I, 7 ; Ad Scapul. 2, 3, 4, 5 ; adv. Jud. 13.

3. D'ALEMBERT, Oeuvres complètes (éd. 1821), t. II, Ire partie, p. 8.

4. JEAN, XVI, 2. Sur cette question voyez : E. LE BLANT, Sur les bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs, dans Comptes rendus de l'Acad. des Inscr. (1866), p. 358-377. — FR. GOERRES dans KRAUS, Real-Encycl. der christl. Alterthümer, t. I, p. 215 v° Christenverfolgungen. — MOMMSEN, Der Religionsfrevel nach römischen Recht dans SYBELS, Hist. Zeitschrift (1890) N. F. vol. XXVIII, p. 389-429. — P. BATIFFOL, L'Eglise naissante dans la Revue biblique, III (1894),

p. 503-521. — E. G. HARDY, Christianity and the Roman government (1894). — L. GUÉRIN, Etude sur le fondement juridique des persécutions dirigées contre les chrétiens pendant les deux premiers siècles de notre ère dans la Revue historique de droit français et étranger (1895), p. 601 suiv. et 713 suiv. — P. ALLARD, La situation légale des chrétiens pendant les deux premiers siècles, dans la Revue des quest. Hist., LIX (1896), p. 5-43. — L. DUCHESNE, Les origines chrétiennes (2e édit., 1896). — P. ALLARD, Le christianisme et l'empire romain de Néron à Théodose (1897). — W. M. RAMSAY, The Church in the Roman empire before a. d. 170 (5e  édit. 1897). — CONRAT, Die Christenverfolgungen in röm. Reiche vom Standpunkte der Juristen (1897). — A.HARNACK, Christenverfolgungen dans HERZOG-HAUCK, Realeneycl. für protest. Theol. u. Kirche, III (1897), p. 823-828. C. KNELLER, Hat, de römische Staat das Christenthum verfolgt? dans Stimmen aus Maria Laach, LXXV (1898), p. 1 suiv. et p. 121 suiv. — NEUMANN, Der röm. Staat und die allgemeine Kirche bis auf Diocletian (1900). — J. WEIS, Christenverfolgungen,  Geschichte ihrer Ursachen in Römerreiche (1899). C. CALLEWAERT, Les premiers chrétiens furent-ils persécutés par édits généraux ou par mesures de police ? Observations sur la théorie de Mommsen, principalement d'après les écrits de Tertullien, dans la Revue d'histoire ecclésiastique, III (1901), p. 771-797. — A. LINSENMAYER, Die Christenverfolgungen im Römischen Reiche und die moderne Geachichteschreibung dans Hist. pol. Blätter, CXXVII (1901), 4, 5, p. 237-255, 317-331. — A. DE SANTI, Studii d'antica letteratura cristiana e patristica.    Le persecuzioni dei primi secoli dans la Civilta Cattolica, série XVIII, vol. IV. Quad 1236 p. 710 suiv.

 

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Mais quoi que l'on pense de cette question d'histoire et de psychologie, le martyre chrétien n'en est en rien diminué. Il reste que les chrétiens ont combattu pour maintenir intact le dépôt de leur foi et donner le témoignage de leur sang au Christ Dieu, et c'est pourquoi ils ont été couronnés.

 

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MARTYRE DE SAINTE APOLLINE ET DE QUELQUES AUTRES A ALEXANDRIE, EN 249 ET 250

 

Ce document est d'une authenticité incontestée. Il fut adressé à l'évêque d'Antioche et nous a été conservé par Eusèbe. Les premières victimes dont il parle furent massacrées non en vertu d'un édit de persécution, mais pendant une émeute, sous l'empereur Philippe, auquel succéda Dèce. Alexandrie est une des villes où les chrétiens ont le plus souffert. (EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 41.)

 

FRAGMENTS D'UNE LETTRE DE SAINT DENYS, ÉVÊQUE D'ALEXANDRIE, A FABIEN D'ANTIOCHE, SUR LE MARTYRE DE SAINTE APOLLINE, ET DE PLUSIEURS AUTRES, A ALEXANDRIE.

 

La persécution ne fut point la conséquence de l'édit des empereurs, car elle le précéda d'une année entière. Un méchant devin et mauvais poète excitait contre nous la populace. Entraînés par lui, les gentils, libres de se livrer à tous les crimes, pensèrent montrer une grande piété envers leurs dieux en égorgeant nos frères.

Ils saisirent d'abord un vieillard nommé Métra, et lui ordonnèrent de prononcer des paroles impies; sur son refus, ils le rouèrent de coups, lui enfoncèrent dans le visage et dans les yeux des roseaux pointus, et l'ayant entraîné dans le faubourg, ils le lapidèrent. Ils voulurent aussi forcer une femme appelée Quinta à adorer les idoles

 

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d'un temple où ils l'avaient entraînée; comme elle refusait énergiquement, on la saisit par les pieds et on la traîna dans toute la ville, dont le pavé est formé de cailloux aigus; on meurtrit son corps avec de gros quartiers de meule, on l'accabla de coups de fouets, et on la tua enfin à coups de pierre dans le même faubourg.

Tout le peuple se jeta sur les maisons des chrétiens; fussent-ils des voisins, on les chassait de leur logis, on les dépouillait; les choses les plus précieuses étaient emportées, les objets plus vils ou qui n'étaient que de bois, on les jetait pour être brûlés dans les rues; on eût dit une ville prise d'assaut. Les frères s'enfuyaient ; ils voyaient avec joie, comme ceux dont parle l'apôtre Paul, la perte de leurs biens. De tous ceux dont on s'empara, un seul, à ma connaissance, fut assez malheureux pour renoncer à Jésus-Christ.

L'admirable Apolline, vierge et déjà vieille, fut saisie; on lui fit sauter toutes les dents en la frappant sur la mâchoire. On alluma ensuite un grand feu hors de la ville, et on la menaça de l'y jeter, si elle ne disait des paroles impies. Elle demanda quelques moments; les ayant obtenus, elle sauta dans le foyer et fut consumée. Sérapion, qui avait été pris dans sa maison, fut tourmenté de mille manières, et quand tous ses membres eurent été brisés, on le précipita du dernier étage. Enfin, on n'osait se montrer de jour ou de nuit dans les rues ; car on criait partout : « Celui qui refusera de blasphémer le Christ sera traîné et brûlé ». Ces violences durèrent longtemps; il n'y eut qu'une guerre civile qui put les faire cesser ; car pendant que nos ennemis se déchiraient les uns les autres, et tournaient contre eux-mêmes cette fureur dont nous avions été les victimes, nous pûmes enfin respirer un peu de temps.

Mais bientôt on nous annonça que ce gouvernement plus favorable avait été renversé, et nous nous vîmes

 

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exposés à de nouvelles alarmes. Parut alors cet édit terrible de l'empereur Dèce, si cruel et si funeste qu'on pouvait croire que la persécution annoncée par Notre-Seigneur allait sévir contre nous, et devenir même pour les justes un sujet de scandale. L'épouvante se répandit parmi tous les fidèles; et quelques-uns des plus considérables, saisis de terreur, se rendirent aussitôt; les uns, qui géraient les affaires publiques, y furent amenés par une sorte de nécessité de leur administration; les autres, que des parents ou des amis entraînaient, se voyant appelés par leur nom, sacrifiaient aux faux dieux. Quelques-uns y venaient avec un visage pâle et défait; et quoiqu'ils parussent dans' la résolution de ne point sacrifier, elle était toutefois si faible et si chancelante, qu'on aurait plutôt cru qu'ils venaient comme des victimes que l'on va immoler, aussi on ne pouvait s'empêcher de rire en les voyant si peu résolus ou à mourir ou à sacrifier. D'autres se présentaient avec hardiesse devant les autels, et affirmaient hautement qu'ils n'avaient jamais été chrétiens. Ils sont de ces hommes dont le Seigneur a parlé, quand il disait : « Le salut leur sera difficile ». Le grand nombre, enfin, ou suivait l'exemple de ces premiers, ou prenait la fuite ; plusieurs aussi furent arrêtés. Parmi ces derniers, il y en eut qui souffrirent courageusement pendant plusieurs jours la prison et les fers, mais qui faiblirent avant même l'heure du jugement; d'autres supportèrent héroïquement les premières tortures, et manquèrent de force lorsqu'on vint à les redoubler.

Mais enfin il se trouva de ces hommes bienheureux, de ces colonnes fermes et inébranlables, et que la main du Seigneur avait elle-même affermies, qui se sentirent assez de courage et de générosité pour rendre un glorieux hommage à la puissance souveraine de Jésus-Christ. De ce nombre fut Julien. Il était fort tourmenté de la goutte, qui l'empêchait de se tenir debout et de marcher. On

 

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l'amena devant le juge, porté par deux hommes, dont un renonça aussitôt; mais l'autre, appelé Cronion, ayant avec le saint vieillard Julien confessé hautement Jésus-Christ, on les fit monter sur des chameaux, et on les promena ainsi dans toute la ville, fort grande, comme on le sait, en les accablant de coups. Ils furent enfin jetés dans un grand feu, en présence d'une multitude immense. Un soldat nommé Bésas, qui assistait à leur supplice, empêchait qu'on les outrageât; les gentils crièrent contre lui, et le conduisirent au juge; ce généreux athlète de Jésus-Christ, ne s'étant point démenti dans ce combat entrepris pour sa gloire, eut la tête tranchée. Un autre, originaire de Libye, nommé Macaire ou Heureux, mais plus heureux encore par les favorables dispositions de la Providence à son égard, n'ayant jamais voulu renoncer Jésus-Christ, malgré tous les efforts du juge, fut brûlé vif. Après eux, Épimaque et Alexandre, après avoir essuyé pendant plusieurs jours toutes les horreurs d'une. prison obscure, les tortures des ongles de fer, les fouets et mille autres tourments, furent jetés dans une fosse pleine de chaux vive, où leurs corps furent consumés et disparurent.

Quatre femmes chrétiennes eurent le même sort. La première se nommait Ammonarium; c'était une vierge très sainte. Le juge la fit longtemps tourmenter pour l'obliger à prononcer certaines paroles de blasphème; elle dit ouvertement qu'elle n'en ferait rien, et, ainsi qu'on l'en avait menacée, on l'envoya au supplice. Les trois autres étaient Mercuria, respectable par sa vieillesse; Denyse, mère de plusieurs enfants, qu'elle n'aimait pas autant que le Seigneur ; et une autre, Ammonarium. Le préfet, honteux d'être vaincu par des femmes, et craignant d'ailleurs l'inutilité des tourments, les fit périr par le glaive, la vierge Ammonarium, à leur tête, ayant eu seule la gloire de souffrir pour ses compagnes.

 

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On présenta ensuite au juge, Héron, Ater, Isidore, tous trois d'Égypte, et un jeune homme âgé seulement de quinze ans, nommé Dioscore. Le préfet s'adressa d'abord à celui-ci, persuadé que par de belles paroles il surprendrait sa jeunesse et son inexpérience, ou que par des tourments il triompherait certainement d'une complexion tendre et délicate; mais ni ses discours artificieux ne purent rien gagner sur ce jeune martyr, ni les tourments l'ébranler. Les autres, cruellement flagellés, supportèrent courageusement ce supplice, et furent jetés dans le feu. Pour Dioscore, le juge, ne pouvant s'empêcher d'admirer la sagesse de ses réponses et le courage dont il avait brillé à tous les yeux, le renvoya, lui donnant à entendre qu'il lui accordait, en faveur de son âge, quelque délai pour revenir à de meilleurs sentiments. Cet admirable jeune homme est avec nous, Dieu le réservant pour un combat plus long et plus glorieux. Un autre Égyptien, nommé Némésion, avait d'abord été faussement accusé de faire partie d'une bande de voleurs. S'étant justifié devant le centurion de cette accusation, dénoncé comme chrétien, il fut amené devant le préfet. Ce juge inique le fit tourmenter deux fois plus que les voleurs, et le condamna ensuite à être brûlé avec ces scélérats. Ainsi fut-il honoré par une ressemblance plus frappante avec le Christ.

Tout un détachement de gardes composé d'Ammon, de Zénon, de Ptolémée, d'Ingénues et du vieillard Théophile, se tenait auprès du tribunal. Un chrétien était alors accusé devant le juge, et déjà l'on voyait qu'il allait renier le Christ; ces généreux soldats qui l'entouraient se mirent alors à l'encourager par des signes de la main, de la tête, de tout le corps. On les remarqua bien vite; mais avant qu'on pensât à les arrêter, ils s'avancèrent eux-mêmes au pied du tribunal, confessant hautement qu'ils étaient chrétiens. Le préfet et les autres

 

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juges furent épouvantés de cette manifestation; car ces nouveaux coupables semblaient très décidés à braver tous les tourments. Les juges n'osèrent les faire saisir, ils tremblaient eux-mêmes ; et ces braves soldats sortirent du prétoire pleins de joie, et couverts de gloire par cette généreuse confession, qui avait fait triompher la foi de Jésus-Christ.

Mais dans les autres villes, dans les bourgs, dans les villages, les gentils firent périr encore bon nombre de chrétiens ; je n'en rapporterai qu'un exemple. Ischyrion faisait les affaires d'un magistrat de la province. Son maître, voulant l'obliger de sacrifier aux dieux, et ne pouvant l'y déterminer, l'accabla d'abord d'injures; le voyant persister dans son refus, il le maltraita de toutes manières, sans lasser sa patience; enfin, il saisit un énorme pieu et le lui enfonça dans les entrailles.

Qui pourrait dire maintenant combien de fidèles, durant cette persécution, ont péri dans les déserts, les montagnes, où ils erraient en proie à la faim, à la soif, au froid, à toutes les maladies, aux brigands, aux bêtes féroces? et s'il en est quelques-uns qui aient échappé à tant d'ennemis, ils ont été réservés pour publier partout les victoires de ces généreux combattants. Nous n'ajouterons ici qu'un seul fait pour montrer l'exactitude de ce récit. Le saint vieillard Chérémon était évêque de Nilopolis; s'étant enfui avec sa femme dans les rochers d'une montagne d'Arabie, ni l'un ni l'autre n'ont reparu. En vain les frères ont fait une recherche exacte, l'on n'a même pu trouver leurs corps. Plusieurs autres sont tombés dans cette montagne entre les mains des Sarrasins qui les ont réduits en esclavage; on en a racheté quelques-uns à grand prix ; ' les autres sont encore dans les fers.

Je t'ai rapporté tous ces événements, frère très cher, afin que tu puisses apprécier quels maux nous avons

 

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soufferts ; mais ceux qui les ont éprouvés le comprennent mieux encore. Sache aussi que les bienheureux martyrs qui siègent maintenant à côté de Jésus-Christ dans son royaume pour juger avec lui toutes les nations, ont reçu avant leur mort quelques-uns de nos frères qui étaient tombés et avaient sacrifié aux idoles; voyant en effet leur sincère conversion et leur pénitence, ils les ont admis auprès d'eux, ont prié et mangé ensemble, pour imiter Celui qui désire la conversion plutôt que la mort des pécheurs.

 

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LA PERSÉCUTION DE DÈCE A ALEXANDRIE,VERS 250.

 

Eusèbe a possédé un recueil de lettres de Denys dont il a fait une des principales sources des livres VI et VII de son Histoire ecclésiastique. L'authenticité de ces pièces est hors de question.

 

FRAGMENT D'UNE LETTRE DE SAINT DENYS, DANS LAQUELLE IL FAIT LE RÉCIT DE CE QUI LUI ÉTAIT ARRIVÉ DURANT LA PERSÉCUTION DE DÈCE.

 

Je parle en présence de, Dieu, et il sait que je ne mens pas. Ce n'a point été de mon propre mouvement, et sans un ordre particulier de Dieu, que j'ai pris la fuité. L'édit de persécution donné par Décius venait à peine d'être publié, que Sabinus, à l'heure même, envoya un frumentaire, avec ordre de me rechercher. J'en fus instruit, et je restai quatre jours dans ma maison à l'attendre. Mais lui, fouillant tous les lieux à l'entour, parcourait les routes, les canaux et les champs, partout où il soupçonnait que j'aurais pu fuir et me cacher. Il était frappé d'un tel, aveuglement, qu'il semblait ne pouvoir trouver ma maison il est vrai qu'il ne soupçonnait pas qu'étant poursuivi, j'eusse osé y demeurer. Enfin, au bout de quatre jours, Dieu, malgré mes répugnances, m'ordonna de chercher un refuge ailleurs; et il se fit lui-même mon guide d'une manière toute miraculeuse. Je sortis donc, accompagné de mes serviteurs et d'un grand nombre de frères. La

 

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suite ne tarda pas à montrer que rien de tout cela ne s'était fait que par une providence spéciale de Dieu; car notre fuite ne devait pas être inutile au salut d'un grand nombre. Vers le coucher du soleil, nous fûmes arrêtés, moi et tous ceux qui m'accompagnaient, par des soldats qui nous conduisirent à Taposiris. Quant à Timothée, Dieu avait voulu qu'il ne fût pas alors avec nous, et qu'ainsi il ne partageât pas notre sort. Revenu à ma maison peu de temps après mon départ, il l'avait trouvée abandonnée et gardée par des soldats; c'était alors seulement qu'il avait appris notre arrestation...

Mais quelle fut l'admirable économie de la Providence divine à notre égard ! Timothée avait aussitôt pris la fuite ; il était troublé. Un paysan qui le rencontra lui demanda la cause de son empressement et de son trouble. Timothée lui raconta ce qui était arrivé. Le paysan, après avoir entendu ce récit, continua sa route. Il allait à une noce, qui, selon la coutume de ces sortes de réunions, se faisait durant la nuit. A son arrivée, il raconta ce qu'il venait d'apprendre. Ce fut comme un signal; tous s'élancèrent à la fois et accoururent, en poussant de grands cris, au lieu où nous étions détenus. Ils eurent bientôt mis en fuite les soldats qui nous gardaient; alors, sans nous donner le temps de reprendre nos vêtements, ils nous arrachèrent des misérables grabats sur lesquels nous nous étions jetés. Dieu sait quelle fut ma première impression; je pensai d'abord que nous étions assaillis par une bande de voleurs qui venaient nous piller. Je n'avais sur moi qu'une simple tunique de lin; je restai donc sur mon lit et leur offris le reste de mes vêtements qui étaient auprès de moi. Mais ils me pressèrent de me lever et de sortir au plus vite. Alors je compris le dessein qui les amenait, et je commençai à les supplier avec de grands cris de se retirer et de nous laisser. Que s'ils voulaient faire quelque chose qui me fût agréable, je les

 

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conjurais de devancer les bourreaux qui m'avaient arrêté et de me couper la tête. C'était là mon seul désir et toute ma prière ; les frères, les compagnons de mes souffrances en ont été les témoins. Cependant, malgré mes cris, ils m'arrachèrent du lit par violence. Alors je me roulai à terre, mais ils me prirent par les pieds et par les mains, et m'entraînèrent dehors. Caïus, Faustus, Pierre et Paul, qui avaient été témoins de toute cette scène, me suivirent. Ils me prirent sur leurs bras, me portèrent hors du village, et, m'ayant fait monter sur un âne, ils m'emmenèrent.

 

FRAGMENT D'UNE AUTRE LETTRE DE SAINT DENYS, ADRESSÉE A DOMITIEN ET A DIDYME, SUR LE MÊME SUJET.

 

Eusèbe, l. VIII, c. XI.

 

Il serait inutile de vous marquer ici les noms de ceux de nos frères qui sont morts martyrs;. le nombre en est trop grand, et aucun d'eux d'ailleurs ne vous est connu. Mais du moins il est bon que vous sachiez en général que, sans distinction d'âge, de sexe ou de condition, hommes et femmes, jeunes gens et vieillards, soldats. et citoyens, tous vainqueurs sous les coups de fouets, sous le fer des bourreaux ou au milieu des flammes, ont conquis la couronne du martyre. Plusieurs cependant n'ont pas eu le temps encore de mériter cette. gloire devant Dieu, et je suis de ce nombre. C'est pourquoi sa Providence a réservé mon jour pour une époque que lui seul connaît, selon ce qu'il a dit lui-même : « Je t'ai exaucé au moment opportun, et je suis venu à ton secours au jour du salut. »

Mais puisque vous m'interrogez, et que vous voulez savoir dans quel état nous vivons maintenant, je réponds à votre demande. Vous avez appris comment nous étions emmenés prisonniers, Caïus, Faustus, Pierre, Paul et

 

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moi, bien gardés par le centurion, ses officiers, ses soldats et ses serviteurs, quand des paysans maréotes, survenant à l'improviste, nous arrachèrent, malgré nous, de leurs mains, et, parce que nous ne voulions pas les suivre, nous entraînèrent par force avec eux. Aujourd'hui, seul et privé de la société de nos frères, et n'ayant avec moi que Caïus et Pierre, je vis retiré au fond d'un affreux désert de Libye, à trois journées de Parétonium.

Cependant des prêtres demeurent cachés dans la ville pour visiter secrètement les frères : ce sont Maxime, Dioscore, Démétrius et Lucius. Pour Faustinus et Aquila, ils parcourent l'Égypte, sans craindre de se montrer au grand jour. Trois diacres seulement, Faustus, Eusèbe et Chérémon, ont survécu aux ravages de la peste. Eusèbe en particulier a été revêtu, dès le commencement, d'une force surhumaine ; car Dieu lui avait donné pour mission d'assister généreusement en toutes manières les confesseurs dans leurs prisons, et de donner la sépulture,souvent au péril de sa vie, aux bienheureux qui avaient consommé leur martyre. Jusqu'à ce jour, en effet, comme je le disais plus haut, le préfet n'a pas cessé de poursuivre par les supplices ceux de nos frères qu'on lui présente. Ou il les fait périr par le feu, ou il les déchire dans la torture, ou il les laisse s'épuiser dans d'affreux cachots sous le poids de lourdes chaînes, ne permettant à personne de les visiter; et il surveille avec cruauté l'exécution de ses ordres. Toutefois Dieu, par le zèle et la charité de nos frères, soulage et adoucit leurs tourments.

 

AUTRE FRAGMENT D'UNE TROISIÈME LETTRE DE SAINT DENYS D'ALEXANDRIE, SUR LA PERSÉCUTION DE VALÉRIEN.

Eusèbe, même livre, même chapitre.

 

Forcé de révéler l'admirable conduite de la Providence à notre égard, je crains qu'on ne m'accuse de céder

 

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à un sentiment de sotte vanité. Mais l'Écriture nous a appris que s'il fallait louer celui qui garde le secret du roi, il y a, au contraire,. de la gloire à publier les œuvres de Dieu. C'est pourquoi je veux braver les calomnies que Germain s'apprête à inventer contre moi.

Je ne comparus pas seul devant Émilien; j'étais accompagné du prêtre Maxime et des diacres Faustus, Eusèbe et Chérémon. De plus, un de nos frères de Rome, qui était alors à Alexandrie, se joignit à nolis dès notre entrée dans le prétoire. Émilien ne me dit pas au premier abord : « Je te défends de tenir des assemblées ». Ce n'était là qu'un point secondaire et de peu d'importance; il avait hâte d'arriver au fait capital. Car il s'inquiétait peu de nous voir tenir nos réunions ce qu'il voulait, c'était nous faire renoncer à notre nom de chrétiens. Il m'ordonna donc d'abjurer, persuadé que mon exemple serait suivi de tous les autres. Je fis en peu de mots la réponse que je devais : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes ». Puis j'ajoutai, de manière que Mon témoignage fût entendu de tous ceux qui étaient présents, que j'adorais le seul vrai Dieu, et que je n'adorerais jamais que lui; que ma résolution était inébranlable, et que rien ne pourrait me faire abjurer mon titre de chrétien.. Sur cette réponse, il nous envoya dans un village nommé Kéfro, qui touche le désert. Au reste, voici les paroles. mêmes de nos interrogatoires telles qu'on les lit dans les actes publics.

Denys, Faustus, Maxime, Marcel et Chérémon, ayant été introduits, le préfet Émilien a dit : « Ce n'est pas seulement par écrit, mais de vive voix, que je vous ai fait connaître la clémence dont nos princes usent envers vous; ils ont remis votre salut entre vos mains, à la seule condition que vous renoncerez à un culte contraire à la nature et à la raison, et que vous adorerez les dieux sauveurs de l'empire. Songez à ce que vous allez répondre. J'espère que vous ne vous montrerez pas ingrats

 

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pour tant de bonté, puisqu'ils n'ont d'autre désir que de vous ramener dans la bonne voie. »

Denys a répondu : « Tous n'adorent pas tous les dieux; chacun n'honore que ceux qu'il reconnaît pour tels. Quant à nous, nous n'adorons qu'un seul Dieu, le créateur de tout ce qui est, celui qui a donné l'empire aux très sacrés empereurs Valérien et Maxime. Nous lui offrons de continuelles prières, pour qu'il affermisse leur pouvoir contre tous leurs ennemis. »

Émilien « S'il est véritablement Dieu, qui vous empêche d'unir son culte à celui des autres dieux? Le décret ordonne d'adorer les dieux, c'est-à-dire ceux que tous reconnaissent comme tels. »

— « Nous ne reconnaissons et n'adorons d'autre Dieu que le nôtre. »

— « Je vois que vous êtes des ingrats, insensibles à la clémence de nos augustes empereurs. C'est pourquoi je ne vous laisserai pas dans cette ville ; vous serez envoyés au milieu des déserts de la Libye, dans un lieu nommé Kéfro; c'est celui que j'ai choisi par l'ordre de nos augustes empereurs. Là, il ne vous sera permis, ni à vous, ni à aucun autre, de tenir des assemblées 'ou de fréquenter les lieux que vous appelez cimetières. Celui qui disparaîtra du lieu que je viens de désigner, ou qui sera trouvé dans une assemblée quelconque, s'attirera des châtiments sévères. La justice ne manquera pas à son devoir. Partez donc sur-le-champ pour le lieu où je vous envoie. »

Quoique je fusse malade, il me força de partir sans vouloir m'accorder le délai d'un jour. Cependant les fidèles purent encore se réunir, et nous-mêmes nous ne fûmes pas privé du bonheur de présider encore en personne des assemblées chrétiennes. A Alexandrie, en effet, c'était encore moi qui les réunissais à l'église comme si j'eusse été au milieu d'eux; car, quoique absent de corps,

 

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mon coeur était toujours resté avec eux. D'un autre côté, à Kéfro, je vis bientôt une nombreuse société de fidèles se former autour de nous; un grand nombre de frères nous avaient suivis de la ville. Les autres accoururent des autres parties de l'Égypte. Ainsi Dieu a voulu, même dans ces lieux, nous ouvrir une porte à la prédication de l'Évangile. D'abord, il est vrai, nous fûmes poursuivis, on nous jeta des pierres; mais, à la fin, un grand nombre de gentils abandonnèrent leurs idoles, et se convertirent au vrai Dieu. Ils n'avaient point encore reçu la semence de la parole divine, et nous fûmes les premiers à la répandre parmi eux, comme si Dieu ne nous eût envoyés là que pour accomplir cette mission. En effet, dès qu'elle fut achevée, il nous fit déporter ailleurs.

Émilien résolut de nous faire transférer dans un lieu plus solitaire et plus triste, et qui retracerait davantage encore toute l'horreur des déserts de Libye. Il nous envoya donc l'ordre de nous rendre dans la Maréote, et il assigna à chacun le village qu'il devait habiter. Pour moi, il me plaça le plus près de la voie publique, afin de pouvoir plus facilement me prendre; c'était évidemment le but qu'il se proposait par cette mesure. Lorsque j'avais été envoyé à Kéfro, quoique j'ignorasse entièrement où ce bourg était situé, et que je me rappelasse à peine l'avoir entendu nommer, j'y étais allé sans trouble et même avec une véritable joie. Mais quand on m'annonça qu'il fallait partir pour Kolluthion, mes compagnons furent témoins de la tristesse que j'en ressentis. Je le dirai à ma honte, au premier moment, j'en fus profondément affligé. Ce lieu, il est vrai, était plus connu, mais on disait qu'on n'y trouvait ni homme vertueux, ni frères; que sans cesse on y était importuné par les voyageurs ou assailli par des bandes de voleurs ; mais ce qui fut pour moi une grande consolation, ce fut d'apprendre de la

 

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bouche des frères que nous nous rapprochions d'Alexandrie. Il est vrai qu'à Kéfro il y avait habituellement un grand concours de frères qui venaient de toute l'Égypte, en sorte que nous pouvions y avoir des réunions nombreuses. Mais ici le voisinage de la ville nous donnerait la consolation de voir plus souvent nos amis les plus chers et les plus intimes ; car ils ne manqueraient pas de venir me voir,et ils feraient même auprès de moi quelque séjour. En un mot, je me flattais de pouvoir y tenir des réunions particulières, comme nous l'aurions fait dans un faubourg éloigné de la ville. C'est ce qui arriva.

 

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PASSION DE SAINT PIONE ET DE SES COMPAGNONS, A SMYRNE, LE 12 MARS 250.

 

Quand éclata à Smyrne la persécution de Dèce, les chrétiens, amollis par une longue paix, furent abandonnés par leur évoque Eudaemon, qui sacrifia et paraît même avoir reçu un sacerdoce païen. Dans la foule qui assistait aux apostasies, les Juifs se distinguaient par leur turbulence et leur haine des chrétiens. L'odieuse race n'avait pas changé depuis le temps du martyre de saint Polycarpe, et le mot de Tertullien continuait à s'appliquer à la lettre : « Les synagogues sont les sources d'où découle la persécution ». En la circonstance, le flot immonde des Juifs se distingua plus qu'en aucune autre rencontre : on le retro{tve partout où il peut souiller de ses émanations l'atmosphère radieuse des martyrs. Les Actes de Pione sont contemporains, ou fort anciens, mais la traduction latine paraît avoir embelli quelques détails. Toutefois Eusèbe, qui les a connus, les résume, sans omettre ce qui, à première vue, semble moins authentique, c'est-à-dire les discours de Pione sur la place publique et dans la prison. Le récit ne nous apprend pas ce que devinrent les compagnons de Pione, Asclépiade et Sabine. « Les vraisemblances font croire qu'ils furent martyrisés avec Pione ou peu de temps après lui. Cependant un doute poignant subsiste. On se demande avec émotion si les menaces proférées contre tous deux auraient été accomplies, si l'un fut agrégé à un ludus gladiator ius, l'autre menée de force dans une maison de femmes perdues. Peut-être, satisfait d'avoir fait de la mort de Pione un exemple pour les chrétiens et un spectacle pour les impies, le proconsul laissa-t-il les deux confesseurs en prison, et purent-ils, comme tant

 

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d'autres à Rome, à Alexandrie et à Carthage, y attendre la fin de la persécution ».

 

BOLL., 1/II. Febr. I, 37-46. — RUINART, Act. sinc. p. 123 suiv. — LUCCHINI, Atti sinceri, II, 131-141. Voyez EUSÈBE, Hist. eccl. IV, 15. - ZAHN, Patr. apost. (§ 3 [8]) D. L. 164, 165. — LIGHTFOOT, Apostolic. Fathers. (§ 3 [8]), J. 622-626 ; 695-702. — P. ALLARD, Hist. des Persécutions, t. II, p. 373 suiv. et p. 212. — KRÜGER, Gesch. d. altchr. Litt., p.241, § 106. — RENAN, Origines du christianisme, t. VI, p. 463-4, note. — O. DE GEBHARDT, Das martyrium des heil. Pionius, dans l'Archiv. f. slavische Philologie XVIII, p. 164.

 

PASSION DE SAINT PIONE.

 

L'Apôtre nous enseigne qu'il est bon de rapporter les combats des saints et qu'il est nécessaire de s'en souvenir, parce que la mémoire de ces luttes courageuses embrase les justes de charité, principalement ceux qui s'efforcent d'imiter ces saints illustres. C'est pour cela qu'il ne faut pas ensevelir dans le silence la passion de Pione. Pendant qu'il jouissait de la lumière des cieux, il dissipa l'erreur d'un grand nombre de frères, jusqu'au moment où, par le martyre, il remplaça la doctrine par l'exemple.

Le deuxième jour du sixième mois, — 23 février, — c'est-à-dire le quatrième des Ides de mars, le jour du grand sabbat, en l'anniversaire du martyr saint Polycarpe, Pione, Sabine, Asclépiade, Macedonius et Lemnus, prêtre de l'Église catholique, furent victimes de la persécution. Comme le Seigneur découvre tout à la foi véritable, il accorda à Pione le don de prophétie, comme aussi la prévision des supplices qui lui étaient réservés, encore qu'il ne les craignît pas.

Or donc, comme le jour anniversaire du martyre de Polycarpe approchait, tandis qu'il priait avec Sabine et Asclépiade, et prolongeait ses jeûnes, il vit en songe

 

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qu'il serait arrêté le lendemain. Comme il n'en pouvait douter aucunement, tant la vision était précise, il se passa une corde au cou, et fit la même chose à celui de Sabine et à celui d'Asclépiade, de la sorte les geôliers qui allaient apporter des chaînes, les trouvant tout enchaînés, sauraient qu'ils ne venaient accomplir rien d'imprévu, et comprendraient qu'ils ne devaient pas les mettre sur le même pied que les apostats qui prenaient part aux sacrifices ; l'imposition volontaire des chaînes serait le témoignage de leur foi et la marque de leur volonté.

La synaxe achevée, après la réception du pain et du vin consacrés, le néocore Polémon - c'était un officier municipal — entra dans l'appartement, accompagné de quelques gens chargés comme lui de procéder à la recherche des chrétiens.

Dès que le néocore aperçut Pione, il dit: « Vous n'ignorez pas le décret impérial, qui vous ordonne de sacrifier? »

Pione dit : « En fait de décrets, nous ne connaissons que ceux qui nous ordonnent d'adorer Dieu. »

Le néocore : « Venez sur la place publique, vous y verrez que je ne vous trompe pas. »

Sabine et Asclépiade dirent à haute voix ; « Nous obéissons au vrai Dieu. »

Tandis qu'on le menait sur la place, le peuple vit les cordes que les martyrs s'étaient passées autour du cou, et (comme il arrive au peuple, dans son impatience, d'avoir l'explication de ce qui l'intrigue) il s'en étonnait grandement, de sorte que l'on s'attroupa et bientôt unes foule compacte suivit les accusés.

Dès qu'on arriva sur la, place, une immense foule l'envahit, s'emparant de tous les espaces vides et couvrant jusqu'au toit des temples païens et des maisons. Les femmes étaient en nombre incroyable, car c'était jour de

 

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Sabbat, ce qui donnait relâche aux Juives de la ville.

L'immense cohue tout entière voulait voir; ceux qui étaient trop petits montaient sur des escabeaux, sur des coffres, s'ingéniaient de toute façon à suppléer à leur disgrâce.

Quand les martyrs furent au milieu de la place, Polémon dit : « Pione, il faut obéir comme les autres, et te conformer aux ordres de l'empereur pour éviter les. supplices. »

Pione étendit la main, et le visage tranquille, joyeux même, s'adressa au peuple : « Habitants de Smyrne, qui aimez la beauté de vos murs, la splendeur de votre cité, la gloire de votre poète Homère, et vous aussi, Juifs, — s'il eu est ici, — écoutez-moi : « J'entends dire que vous tournez en ridicule les chrétiens qui, spontanément ou cédant à la force, consentent à sacrifier; vous vous montrez sévères pour la lâcheté des uns et pour la folie des autres; laissez-moi vous rappeler la parole d'Homère votre maître qui dit : « Ne vous réjouissez pas sur ceux qui sont morts, n'attaquez pas un aveugle, ne combattez pas contre un cadavre »

« Et vous, Juifs, le précepte de Moïse vous devrait suffire : « Si le boeuf de ton ennemi tombe dans la fosse, il convient que tu l'en retires, ensuite tu passeras ton chemin » ; et Salomon ne dit pas autre chose : « Tu ne te réjouiras pas si ton ennemi fait une chute, et tu ne t'enorgueilliras pas du malheur d'autrui ».

« Voilà pourquoi je préfère subir la mort, et les supplices, et toutes, les angoisses plutôt que de contredire ce que j'ai appris et ce que j'ai moi-même enseigné. Et maintenant, vous, les Juifs, quelle raison avez-vous à mourir de rire? vous riez de ceux qui sacrifient spontanément, de ceux qui cèdent à la violence, et de nous-mêmes en criant comme vous le faites que nous avons assez longtemps oui de la liberté.

 

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« Nous sommes des ennemis, c'est vrai,mais nous sommes des hommes, malgré tout. En quoi avez-vous à vous plaindre de nous? Est-ce que nous vous avons traînés au supplice ? Avons-nous dit du mal de vous? avons-nous poursuivi de notre haine quelqu'un des vôtres? en avons-nous, avec une avidité de bête féroce, forcé un seul à sacrifier? Leur crime à eux est loin de ressembler à ceux que la crainte des hommes fait aujourd'hui commettre; car il y a une grande distance entre celui qui cède à la contrainte et le pécheur volontaire ; chez l'un c'est la circonstance, chez l'autre la volonté qui est la raison du crime.

« Qui obligeait les Juifs à s'initier aux mystères de Béelphégor, à s'asseoir aux banquets sacrilèges des, morts, et à manger la chair des victimes qu'on leur immolait? Qui les a forcés au concubinage avec les filles païennes et au métier de filles de joie? Qui les obligeait à brûler vifs leurs enfants, à murmurer contre Dieu et à dire du mal de Moïse? Qui les forçait à oublier les bienfaits? à être ingrat? à regretter l'Égypte ? Étaient-ils donc contraints, lorsque Moïse demeurant sur ia montagne, ils dirent à Aaron : « Fais-nous des dieux et un veau d'or? » Et ainsi du reste de leur histoire. Vous peut-être, qui êtes païens, ils peuvent vous tromper en nattant vos oreilles par des mensonges ; mais à nous jamais aucun d'eux n'imposera ses fables. Demandez-leur plutôt qu'ils vous lisent leurs livres des Juges et des Rois, et l'Exode et les autres; qu'ils vous les montrent, et vous y verrez leur condamnation. Mais vous demandez pourquoi de nombreux chrétiens vont d'eux-mêmes sacrifier, et à cause de ces apostats vous insultez au petit nombre qui persévère. Représentez-vous une aire que remplit une abondante moisson. Le monceau de paille n'est-il pas plus gros que celui du grain? Lorsque le colon avec sa pelle ou la double dent de sa fourche retourne les gerbes,

 

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la paille légère qu'il soulève s'envole au vent ; mais le grain pesant et nourri demeure au lieu où il est tombé. Et quand le pêcheur jette à la mer ses filets, tout ce qu'il en retire est-il bon? Or, sachez qu'il en est ainsi des hommes que vous avez sous les yeux, que de la même manière il y a chez eux mélange du bien et du mal, du très bon et du très mauvais ; mais si vous voulez les mettre en regard, la différence est frappante, et la comparaison fait connaître alors ce qui est bon.

« Vous avez des outrages pour la fidélité comme pour l'apostasie. A quel titre donc voulez-vous que nous subissions les supplices auxquels vous nous condamnez? Est-ce l'injustice ou l'innocence que vous voulez frapper? Si c'est l'injustice, et que cependant vous n'ayez aucun fait pour motiver vos poursuites, vous vous montrez par là même plus injustes que ceux que vous prétendez punir. Si au contraire c'est l'innocence, quel espoir vous reste donc à vous, puisque, à votre tribunal, les justes doivent souffrir de tels tourments? Car si le juste a tant de peine à se sauver, que deviendront le pécheur et l'impie ? La menace d'un jugement pèse sur ce monde, et des signes nombreux nous avertissent qu'il n'est pas loin. J'ai parcouru le pays des Juifs, et j'ai voulu tout connaître par moi-même; après avoir passé le Jourdain, j'ai vu cette terre dont les ruines attestent la colère de Dieu contre des monstres qui, foulant aux pieds le respect de l'homme et les droits de l'hospitalité, tuaient ou prostituaient leurs hôtes. Oui, je l'ai vue cette terre dévorée par le feu de la vengeance divine; à jamais frappée de sécheresse et de stérilité, ce n'est plus qu'un amas de cendres encore fumantes. J'ai vu la mer Morte, qui a tremblé devant Dieu et changé sa nature; j'ai vu ses eaux qui refusent, je ne dis pas de nourrir un être vivant, mais même de le garder dans leur sein. Si un homme vient à y tomber, elles le rejettent; comme si

 

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elles craignaient que l'attouchement de cet homme ne fût encore pour elles une souillure ou la cause de nouveaux châtiments. Mais pourquoi chercher si loin des témoignages et vous rapporter des faits qui sont loin de vous, quand vous-même avez sous les yeux un vaste incendie, et que vous nous racontez comment des torrents de flammes s'échappent en bouillonnant des flancs d'un rocher? Rappelez-vous encore les feux qui dans la Lycie et dans de nombreuses îles sortent comme un fleuve des entrailles de la terre. Et si vous n'avez pas été témoins de ces merveilles, rappelez-vous du moins ces eaux à qui la nature, et non la main des hommes, a communiqué la chaleur ; contemplez ces sources brûlantes qu'anime un feu qu'elles devraient éteindre. Et d'où pensez-vous qu'il vienne ce feu, s'il n'a pas son aliment dans les feux de l'enfer? Vous dites que sous Deucalion, nous disons au temps de Noé, la terre a été ravagée, et par le feu, et par les inondations ; car la vérité catholique est connue du moins en partie chez tous les peuples. C'est pourquoi: nous vous annonçons le jugement que le Verbe de Dieu, Jésus-Christ, va venir exercer par le feu. Quant à vos dieux, nous ne les adorons pas, nous ne vénérons point des images d'or; car la religion ne voit en elles rien de sacré : leur matière seule a quelque valeur. »

Il dit encore d'autres choses, car il parla longtemps et n'en finissait plus. Polémon et toute la foule prêtaient l'oreille avec tant d'attention que personne n'osait le troubler. « Nous n'adorons pas vos dieux, disait-il, et nous n'avons aucun respect pour leurs statues d'or. » Comme il achevait ces mots, on l'entraîna dans un des édicules qui bordaient la place. Là, chacun, et Polémon lui-même, entourait Pione. On s'efforçait de lui faire entendre raison : « Pione, écoute, tu as bien des motifs d'aimer la vie. — Tu es digne de vivre, puisque tu es pur et doux. — Que c'est bon de vivre et de respirer cette

 

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douce lumière ! » — On disait encore bien d'autres choses, et Pione répondait : « Oui, oui, il fait bon vivre et s'enivrer de lumière, mais nous autres nous désirons une autre lumière. Non pas que nous méprisions ces dons de Dieu, mais nous y renonçons pour en chercher de meilleurs, dont la possession nous fait mépriser les autres. Vous me jugez digne d'amour et d'honneur, je vous en félicite, mais n'y a-t-il pas quelque chose là-dessous ? la haine ouverte est moins inquiétante qu'une mensongère flatterie. »

Un homme du peuple, nommé Alexandre, esprit chagrin, dit à Pione : « Je pense que tu écouteras ce que nous te répondrons ». Pione lui dit « Tu ferais mieux d'écouter toi-même, parce que je sais tout ce que tu sais, et toi tu ignores ce que je sais. » L'homme reprit en riant : « Pourquoi as-tu une chaîne » ? « C'est afin que, répondit Pione, en traversant la ville, personne ne s'y trompe et croie que nous allons sacrifier, ou bien c'est pour qu'on ne nous prenne pas pour d'autres et qu'on nous conduise dans un temple, et aussi, comme vous pouvez le voir sans plus de discours, nous allons de notre propre mouvement en prison. Pione ne parlait plus, mais la foule continuait ses instances ; le martyr répondit : « Notre résolution est prise, elle est inébranlable ». Et il gourmandait vertement ses plus proches voisins, leur rappelant le passé et prédisant l'avenir. Alexandre l'interrompit : « A quoi bon tous tes discours, puisque vous ne pouvez vivre; bien mieux, puisqu'il vous faut mourir? »

Cependant le peuple se disposait à se rendre à l'amphithéâtre, afin qu'installé sur les gradins il pût mieux entendre toutes les paroles du saint martyr ; mais quelques personnes insinuèrent à Polémon que s'il permettait à Pione de prendre la parole, il fallait s'attendre à quelque émeute.

 

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Polémon dit alors à Pione : « Si tu ne veux pas sacrifier, viens au moins au temple ».

Pione : « Il n'est pas bon pour vos temples que nous y entrions. »

— « Tu es donc buté de telle manière que l'on ne peut te persuader quoi que ce soit? »

— « Plût à Dieu que je pusse, moi, vous persuader de vous faire chrétiens ! »

Des voix ricanèrent : « Gardes-en-toi bien, — pour être brûlés vifs ! »

Pione répliqua « Il est pire de brûler après la mort.

Pendant cette discussion,Sabine ne put s'empêcher de rire ; on lui cria : « Tu ris ? »Elle répondit : «Oui, je ris, car, s'il plaît à Dieu, nous sommes chrétiens ». Les voit reprirent : « Tu souffriras ce que tu ne veux pas. Les femmes qui refusent de sacrifier sont envoyées dans une maison de débauche, en compagnie des courtisanes et des souteneurs. »

Sabine répondit : « A la volonté de Dieu ».

Alors Pione dit à Polémon : « On t'a ordonné de persuader ou de punir; puisque tu ne persuades pas, punis.»

Polémon, froissé par le ton sur lequel avait parlé le martyr, dit : « Sacrifie.

— Non.

— Et pourquoi non?

— Parce que je suis chrétien.

— Quel Dieu adores-tu ?

— Le Dieu tout-puissant qui a fait le ciel et la terre, la mer, toutes choses et nous-mêmes ; nous recevons tout de lui et nous le connaissons par son Verbe le Christ Jésus.

— Et si tu sacrifiais à l'empereur?

— Je ne sacrifie pas à un homme. »

Le greffier ayant pris ses tablettes de cire, l'interrogatoire commença.

 

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« Quel est ton nom?

— Chrétien.

— De quelle église?

— Catholique. »

Ce fut au tour de Sabine.

C'était Pione qui avait instruit cette jeune fille et lui avait imposé son nom de Théodote, de peur que son nom véritable ne mît sur ses traces son ancienne maîtresse, qui l'avait autrefois reléguée dans une chiourme en plein pays de montagnes. Les fers aux pieds, elle menait là une vie qui ne se soutenait que grâce à la nourriture que les fidèles lui apportaient en cachette.

— « Quel est ton nom?

— Théodote et chrétienne.

— Puisque tu es chrétienne, à quelle église appartiens-tu?

— A l'Eglise catholique.

— Quel Dieu adores-tu?

— Le Dieu tout-puissant qui a fait le ciel et la terre, la mer et toutes choses, et que nous connaissons par son Verbe Jésus-Christ. »

Asclépiade, se tenant là auprès, fut interrogé. Il répondit :

« Je suis chrétien.

— De quelle église?

— Catholique.

— Quel Dieu adores-tu?

— Le Christ.

— Quoi donc? c'en est un autre?

— Non, c'est le même Dieu que nous avons confessé tout à l'heure. »

On les reconduisit à la prison; la foule roulait derrière eux, la place Martha regorgeait de monde. Pendant ce temps la face glabre de Pione avait pris de vives couleurs ; on en faisait la remarque : « Qu'est-ce que cela

 

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veut dire, lui qui est toujours blanc comme linge, le voilà bien rose? » Et comme Sabine, craignant d'être séparée de Pione par les remous de la foule, s'accrochait à lui, une voix dit : « Tu tiens son vêtement comme si tu avais peur d'être privée de son lait ». Une autre cria très fort : « Qu'on les punisse, s'ils refusent de sacrifier.» Polémon dit alors : « Nous n'avons pas les faisceaux et la hache, nous n'avons pas le droit de glaive. »

Un plaisant montra Asclépiade : « Petit bonhomme sacrifiera. »

— « Non », dit Pione.

Quelqu'un cria : « Tel et tel ont sacrifié ».

Pione : « Chacun fait ce qu'il veut. Je m'appelle, Pione et je ne m'occupe pas des apostats ; se joigne à eus qui voudra. »

Au milieu des interpellations se croisant en tous sens, un homme dit à Pione : « Comment toi, un savant, tu t'entêtes à courir à la mort ? » Pione Iui répondit: « Qu'importe la mort, je dois demeurer fidèle à mes commencements. Souvenez-vous de tous ces deuils, de cette famine affreuse, de tant de maux supportés ensemble ». — « Tu as souffert de la disette tout comme nous », répondit un assistant. — « Oui, dit Pione, mais l'espoir en Dieu me soutenait. »

Il y avait une telle cohue que les hommes de garde eurent peine à entrebâiller la porte de la prison. Les prisonniers y trouvèrent un prêtre catholique, Lemnus; une femme appelée Macedonia et un montaniste, Eutychien. Ils n'étaient réunis que depuis peu de temps lorsque les fidèles commencèrent à les visiter: Mais Pione refusa les soulagements qu'on lui apportait. « Je n'ai jamais été à charge à personne, il est bien tard pour commencer. » Les geôliers, qui n'autorisaient ces visites que contre des présents, se fâchèrent de cette austérité) et mirent Pione et ses compagnons au cachot et au secret,

 

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dans des fosses puantes, où ne pénétrait pas la lumière mais les martyrs alternaient le chant des hymnes avec la méditation silencieuse. Cependant la colère des hommes de garde finit par se calmer, ils firent remonter les prisonniers dans le préau ; ceux-ci dirent : « Seigneur, nous ne cessons de vous rendre gloire ; ce qui s'est passé est pour le mieux. »

Ayant reçu l'autorisation d'employer le temps comme ils l'entendraient, ils passaient les jours et les nuits en lectures et en prières; ainsi leur foi se fortifiait et s'éclairait pour affronter bientôt les supplices.

Comme l'attente se prolongeait, bon nombre de païens vinrent à la prison, désireux de convertir Pione; mais c'étaient eux qui avaient peine à se défendre du charme de sa parole. Ceux qui, traînés de force devant les idoles, y avaient sacrifié, venaient aussi, pleurant à chaudes larmes, n'interrompant plus leurs gémissements, avivant leurs douleurs au bruit de leurs propres sanglots, ceux-là surtout dont on avait jusqu'à leur chute admiré la vertu.

Quand Pione vit ces malheureux en cet état, il leur dit, pleurant lui-même : « Voilà un supplice nouveau, dont je souffre autant que si j'étais écartelé, en voyant les perles de l'Eglise foulées aux pieds des porcs, les étoiles du ciel jetées à terre d'un coup de la queue du serpent, la vigne, que le Seigneur avait plantée de sa main, ravagée et pillée suivant le caprice de tous les passants. Mes enfants, que j'enfante une fois encore jus qu'à ce que le Christ soit formé en vous, mes pupilles chéris, ont suivi d'âpres sentiers. Les jours de Suzanne sont revenus, lorsque entourée par les misérables, circonvenue par des vieillards impies, qui la dépouillent pour se repaître de sa beauté et portent faux témoignage contre elle. Nous revoyons Aman plein de menaces et gorgé de bonne chère, et Esther avec toute la ville dans

 

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l'angoisse, puis encore la faim et la soif, non par le fait de la disette, mais de la persécution. Et voilà que, toutes les vierges s'étant endormies, la parole de Jésus s'est réalisée. Si le Fils de Dieu vient sur la terre, on trouvera-t-il la foi ? On me dit que chacun dénonce son coréligionnaire, afin que s'accomplisse cette parole: le frère livrera son frère à la mort.

« Mais quoi! parce que Satan a demandé nos âmes,et qu'avec son trident de feu il purifie l'aire du père de famille, pensez-vous que la saveur ait abandonné le sel de la terre, et qu'il ne soit plus bon qu'à fouler aux pieds des hommes ? Non, mes enfants, ne le croyez pas. Dieu n'a pas quitté le monde ; c'est nous qui avons quitté Dieu. Il a dit : « Mes mains pour vous délivrer ne se lassent point, mes oreilles n'ont jamais été fatiguées de vos cris. » Ce sont donc nos péchés qui nous éloignent de Dieu; et, s'il ne nous exauce pas, ce sont nos infidélités qu'il faut accuser, et non point la dureté de Jésus-Christ, notre Seigneur. Car enfin que n'avons-nous pas fait contre lui ? nous avons délaissé Dieu. D'autres l'ont méprisé, quelques-uns ont péché par avarice et par légèreté ; ils se sont accusés, ils se sont trahis mutuellement, et ils meurent victimes des coups dont ils se déchirent les uns les autres. Et cependant nous avons un précepte qui nous oblige à plus de justice que n'en ont eu les scribes et les pharisiens !

« J'apprends encore que plusieurs d'entre vous sont pressés par les Juifs d'aller à la synagogue. Gardez-vous de ce crime, le plus grand que vous puissiez commettre, celui pour lequel il n'y a pas de pardon, parce qu'il est le blasphème contre l'Esprit-Saint. Ne soyez point comme eux des princes de Gomorrhe, des juges de Sodome, dont les mains sont souillées du sang des innocents et des saints. Nous, du moins, nous n'avons pas tué les prophètes, ni livré le Sauveur. Mais pourquoi

 

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m'étendrais-je davantage ? Rappelez-vous ce que vous avez vous-mêmes entendu. J'ai appris que les Juifs vomissaient d'affreux blasphèmes ; qu'ils disaient, dans leurs vaines impostures, et répétaient partout que le Seigneur Jésus-Christ, comme un simple mortel, avait succombé à la violence et n'avait pu échapper à la mort. Mais, dites-moi, quel est le mortel qui a succombé par faiblesse à la violence, et dont les disciples cependant . ont chassé pendant tant d'années et continueront encore à chasser les démons ? Quel est ce maître impuissant contre la violence et la mort, et dont pourtant les disciples, et après eux tant d'autres fidèles, ont affronté les supplices avec un joyeux empressement ? Faut-il rappeler les miracles qui ont été faits dans l'Église catholique, à des hommes qui ne savent pas encore que celui-là seulement meurt honteusement victime de la violence, qui, rejetant le bienfait de la vie, attente à ses jours librement et de ses propres mains ?

« Ce n'est point encore assez pour ces âmes sacrilèges : ils ajoutent à leurs crimes de nouveaux blasphèmes; ils expliquent comment le Seigneur Jésus-Christ est remonté au ciel avec sa croix, en disant qu'il a été évoqué du séjour des ombres par la magie. C'est ainsi que, ce que l'Écriture leur enseigne, à eux aussi bien qu'à nous, sur le Christ et le Seigneur, ils le tournent en blasphèmes et en impiétés. Ceux qui tiennent un pareil langage ne sont-ce pas des pécheurs, des perfides, des misérables ?

« Je veux redire ici ce que souvent les Juifs m'ont enseigné dans ma première enfance ; et je les convaincrai de mensonge. Il est écrit : Saül interrogea la pythonisse et lui dit : « Évoque-moi Samuel le prophète ». Et cette femme vit se dresser devant elle un homme revêtu de la robe des prêtres. Saül crut que c'était Samuel, et il l'interrogea sur les choses qu'il voulait connaître. Eh l quoi

 

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donc, cette magicienne pouvait-elle évoquer Samuel? S'ils conviennent qu'elle le pouvait, ils avoueront par là même que l'iniquité est plus puissante que la justice ; si au contraire ils nient que cette femme ait pu évoquer une ombre, il faudra bien qu'ils demeurent convaincus que la résurrection du Seigneur Jésus-Christ n'a point été une évocation magique. C'est ainsi qu'ils se voient réduits à l'alternative, ou de s'avouer vaincus, ou de trouver leur condamnation dans leurs prétentions mêmes., Quant à l'explication du texte, la voici : Comment le démon d'une magicienne pouvait-il évoquer l'âme d'un saint prophète, qui, déjà transporté dans le sein d'Abraham, y jouissait du repos du paradis, puisque c'est une loi que toujours le plus faible soit vaincu par le plus fort ? Faut-il donc dire, comme plusieurs le croient, que Samuel a été rappelé à la vie ? Nullement. Mais que penser alors de cette apparition ? De même qu'autour de ceux qui portent Dieu dans un coeur pur, les anges

s'empressent pour les assister, de même les démons obéissent aux devins, aux enchanteurs, aux magiciens, et à tous ceux qui, sous prétexte de divination, vendent dans les campagnes écartées les prétendus secrets de leur fureur prophétique. Si donc l'Apôtre a dit que Satan se transformait en ange de lumière, il n'est pas étonnant que ses ministres aussi se transfigurent ; ainsi il est parlé d'un Antechrist, c'est-à-dire faux Christ. L'âme de Samuel n'a donc point été évoquée ; mais les démons

ont revêtu les traits du prophète, pour le montrer à cette femme et à Saül prévaricateur. C'est ce que fait voir la suite même du texte sacré. Samuel en effet dit à Saül : « Tu seras aujourd'hui avec moi ».  Comment un adorateur des dieux et des démons aurait-il pu se trouver réuni en un même lieu avec Samuel ? Et n'est-il pas évident pour tous que Samuel ne pouvait être avec les impies ? Si donc il n'a pas été possible d'évoquer l'âme

 

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d'un prophète, comment s'obstiner à croire qu'on ait, par des enchantements, évoqué du sépulcre le Seigneur Jésus, quand ses disciples affirment qu'ils l'ont vu monter au ciel, et souffrent avec joie la mort pour soutenir leur témoignage ? Mais si ces vérités n'ont point de prise sur vos âmes, allez demander aux prévaricateurs et adorateurs des démons de vous apprendre à devenir parfaits. » En finissant il leur commanda de sortir.

Après tous ces longs discours, Polémon vint à la prison ; il était suivi de son escorte et de la foule : « Votre évêque, dit-il aux martyrs d'un ton rogue, a déjà sacrifié, et l'autorité vous ordonne de venir tout de suite au temple ». Pione dit « C'est l'usage que les accusés attendent dans la prison l'arrivée du proconsul. Comment osez-vous usurper la place d'un autre»? Reçus de la sorte, les magistrats s'en retournèrent, puis revinrent à la charge, et reprirent le chemin de la prison avec une suite plus considérable.

Un certain Hipparque essaya d'entortiller Pione : « Ceux qui viennent d'entrer, lui dit-il, t'apportent les ordres du proconsul qui a ordonné de vous diriger sur Éphèse sa résidence ». Pione répondit : «Dès que son re-présentant sera ici, nous sortirons aussitôt ».

Entra un officier de cavalerie : « Toi, dit-il, situ refuses d'obéir, tu apprendras ce que vaut un officier de cavalerie ». Et tout en disant cela, il prit Pione à la gorge, si bien que le vieillard commençait d'étrangler. Alors il le jeta aux gens de police pour qu'on l'emmenât.

On emmena tout le monde sur la place publique. Sabine criait à tue-tête : « Je suis chrétienne » ; et comme font les gens récalcitrants, ils se couchèrent par terre, ce qui ne hâta ni ne facilita la marche. Il fallut six appariteurs pour porter Pione. Quand ils furent fatigués, les épaules démontées, prêts à lâcher prise, ils lui envoyèrent des coups de pied dans les côtes, afin de

 

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le décider à marcher de lui-même. Rien n'y fit ; il se faisait plus raide encore, il semblait que sort corps se fit plus lourd des coups dont on le bourrait. Voyant cela, les porteurs réclamèrent des renforts, car ils n'en pouvaient plus ; lui Pione était radieux ; enfin on le déposa devant l'autel, comme s'il eût été la victime ; l'évêque apostat (de Smyrne) y était déjà.

Les juges dirent: a Pourquoi ne sacrifiez-vous pas ?

— Parce que nous sommes chrétiens.

— Quel Dieu adorez-vous ?

Pione : « Celui qui a fait le ciel, qui l'a embelli avec les astres, qui a affermi la terre et l'a ornée d'arbres et de fleurs ; qui a enclos les océans et posé lents rivages.

— C'est celui-là qui a été crucifié, dis-tu ?

— Je dis que c'est celui que le Père a envoyé pour le salut du monde. »

Les juges se dirent entre eux : « Forçons les autres à renier le Christ, afin que Pione puisse entendre» mais il les interpella a ,Rougissez, adorateurs des dieux, et obéissez à vos lois. Vous outrepassez vos pouvoirs. Vous avez mission non de contraindre, mais de tuer »

Un sophiste, appelé Rufin, orateur renommé, entra en scène : « Tais-toi, Pione. Pourquoi rechercher la futile gloire que donnent les vains discours ? L'histoire te l'apprendra, dit Pione, et tes livres te le diront. Socrate n'a-t-il pas reçu de la part des Athéniens le traitement que vous m'infligez? Socrate cependant et Aristide et Anaxagore n'étaient pas des crétins ; ils n'étaient .pas faits pour la sottise militaire et pour la guerre plus que pour les lois ; ils étaient d'autant plus éloquents qu'ils professaient de plus belles doctrines. Ils ne mettaient dans leurs discours ni emphase ni vanité, lorsque, grâce à la philosophie, ils étaient parvenus à l'équilibre de leurs facultés. Ainsi, autant la modération dans les louanges personnelles est recommandable, autant la jactance est repoussante.. »

 

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Rufin semblait foudroyé et, désormais, il se tint coi. Un personnage considérable de la ville cria : « Pas de phrases, Pione.

— Pas de tyrans, dit le vieux martyr ; entasse le bûcher, nous nous y mettrons. » Je ne sais qui cria : « C'est son ascendant et sa parole qui empêchent les autres de sacrifier ».

On voulut mettre sur la tête de Pione une de ces couronnes que portaient les apostats; il la mit en pièces et en jeta les morceaux devant l'autel. Le prêtre des dieux, ses fourchettes en mains, fit mine d'approcher avec des viandes, mais soudain il changea d'avis, n'osa aller plus avant et se mit à manger à lui seul ce qu'il avait apporté. « Nous sommes chrétiens », criaient les trois martyrs, et on les ramena en prison, entre une haie de peuple qui les souffletait. Quelqu'un dit à Sabine : « Tu ne pouvais donc pas mourir dans ton pays ? — Mon pays ? fit-elle. Je suis la soeur de Pione ». Un entrepreneur de jeux, disait en désignant Asclépiade : « Quand tu seras condamné, je te réclamerai pour les combats de gladiateur ». En passant le guichet de la prison, un homme de garde asséna un coup de poing sur la tête de Pione, mais avec tant de force que, du coup, la main et le côté enflèrent.

Une fois renfermés, les martyrs entonnèrent une hymne d'action de grâces au Seigneur pour leur persévérance dans la confession de son nom, de son Église et de sa foi.

Quelques jours plus tard, le proconsul rentra à Smyrne. Il fit comparaître Pione :

— « Ton nom ?

— Pione.

— Sacrifie.

— Non.

*      Ta secte ?

 

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— Catholique.

— Catholique, quoi ?

— Prêtre de l'Eglise catholique.

— Tu étais le maître de ceux-ci ?

— J'enseignais.

— Docteur en sottise.

— En piété.

— Quelle piété ?

— Piété envers Dieu qui a fait le ciel, la terre et la mer.

— Allons, sacrifie.

— J'ai appris à adorer le Dieu vivant.

— Nous adorons tous les dieux, le ciel et ses habitants.

Qu'as-tu à regarder en l'air ? Mais sacrifie donc:

— Je ne regarde pas l'air, mais bien Dieu qui a fait,

l'air.

— Qui cela ?

— C'est un secret.

— Tu dois convenir que c'est Jupiter qui est au ciel, avec lequel règnent les dieux et déesses. Sacrifie donc à celui qui règne sur tous les dieux du ciel. »

Pione ne répondit plus ; voyant cela, le proconsul le fit étendre sur le chevalet, comptant tirer par la souffrance l'aveu qu'on lui refusait.

On commença la torture.

Le proconsul dit : « Sacrifie.

— Non.

— Beaucoup l'ont fait, ils ont évité les tourments, ils vivent. Sacrifie.

— Non.

— Sacrifie.

— Non.

— Ton dernier mot ?

— Non.

— Fanatique, va ; courir ainsi à la mort ! Obéis.

 

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— Je ne suis pas fanatique ; je crains le Dieu éternel.

— Qu'as-tu dit ? Sacrifie.

— Tu as entendu je crains le Dieu vivant

— Sacrifie.

— Impossible. »

Le proconsul délibéra longtemps avec son assesseur, puis se tournant de nouveau vers Pione :

— Tu y tiens ? tu ne te repens pas ?

— Non.

— Je vais te laisser du temps, autant que tu en voudras, pour réfléchir et te décider ?

— Non.

— Puisque tu es pressé de mourir, tu seras brûlé vif. » Et il fit lire la sentence :

« Nous ordonnons que Pione, sacrilège, chrétien avéré, soit brûlé vif, afin d'inspirer la terreur aux hommes et satisfaire la vengeance des dieux. »

Le vieux martyr, exemple des chrétiens dans l'avenir, ne ressemblait pas aux condamnés ordinaires qui traînent les pieds, dont les jambes flageolent et le corps se glace. Il était calme, rien ne le retardait, plus ; il marchait d'un bon pas. Quand il arriva sur la place, avant que le gardien l'en eût prévenu, il enleva son vêtement et voyant son corps demeuré pur et chaste, il leva les yeux au ciel, et rendit grâces à Dieu de l'avoir conservé tel.

On le hissa sur le bûcher que le peuple venait d'élever; il se prêta à ce qu'on clouât ses membres au poteau. Quand le peuple le vit en cette posture, il fut pris de compassion « Pione, cria-t-on, repens-toi, promets d'obéir, on te détachera.

— Je suis cloué, dit-il, j'ai bien senti cela » ; et après une pause « J'ai voulu mourir, afin que tout le peuple comprît qu'il y a une résurrection après la mort ».

On dressa les poteaux où Pione et Métrodore (le prêtre marcionite) étaient attachés. Pione avait à sa gauche

 

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Métrodore ; il tenait ses yeux et son âme fixés au ciel. On apporta les mèches, et la flamme s'élança avec un joyeux crépitement. Pione avait fermé les yeux, il priait en silence pour reposer dans le bonheur. Peu après, son visage s'éclaira d'une vive joie il dit amen et rendit l'âme comme un léger souffle; recommandant son esprit à celui de qui il attendait sa récompense, et qui a promis de faire justice lui-même aux âmes injustement condamnées, il dit : « Seigneur, recevez mon. âme ».

Telle fut la mort du bienheureux Pione; tel fut le martyre de cet homme dont la vie fut sans reproche et sans péché, dont la simplicité avait toujours été pure, la foi inébranlable et l'innocence constante. Son coeur avait été fermé au vice, parce qu'il l'avait tenu ouvert à son Dieu. Ainsi, à travers les ténèbres, il a couru à la lumière ; par la porte étroite, il a gagné, d'un pas rapide, les vastes plaines de la gloire. Le Dieu tout-puissant voulut même nous donner quelques signes de la beauté de sa couronne. Tous ceux en effet que la compassion ou la curiosité avaient amenés au lieu du supplice virent tout à coup le corps de Pione tel, qu'on eût pu croire que tous ses membres avaient été renouvelés. Ses oreilles étaient dressées sans roideur, sa chevelure plus belle, sa barbe mieux fournie, tout son corps offrant l'apparence d'une agréable jeunesse. Ainsi ces membres rajeunis par le feu attestaient la vertu du martyr, et donnaient l'idée de la résurrection. Son visage semblait sourire avec une grâce toute céleste; on y découvrait un reflet de la beauté des anges ; et tout ce spectacle inspirait aux chrétiens la confiance et aux gentils la terreur.

Ceci se passa sous le proconsulat de Jules en Asie, Proculus et Quintilianus étant magistrats ; sous le troisième consulat de l'empereur Dèce et le second de Gratus; selon les Romains, le quatre des ides de mars;

 

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selon les Asiatiques, le douze du sixième mois ; enfin, selon notre manière de compter, un samedi, à 10 heures, sous le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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ACTES DU PROCÈS DE SAINT ACACE, ÉVÊQUE D’ANTIOCHE DE PISIDIE, EN 250.

 

Ce personnage fut très probablement évêque d'Antioche de Pisidie, colonie romaine. La pièce originale a dû être en langue grecque ; mais on ne la possède que dans la traduction, laquelle présente d'ailleurs de solides garanties d'authenticité. Le procès de saint Acace est très remarquable parce qu'il est clos par une grâce impériale.

 

BOLL. Act. SS. 31/III. Mort, III, 903-905. — RUINART, Acta sinc., p. 139. — EDM. LE BLANT, Recherches sur l'accusation de magie dirigée contre les premiers chrétiens (1869). — La sexe, Note sur les bases juridiques des procès dirigés contre les première chrétiens (1866), p. 8-13. — P. ALLLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 412 suiv.

 

 

ACTES DU PROCÈS DE SAINT AGACE, ÉVÊQUE ET MARTYR.

 

Chaque fois que nous rappelons les actions illustres des. serviteurs de Dieu, nous rendons grâces à Celui qui protège le patient dans la souffrance et qui couronne le vainqueur dans la gloire. Martianus, consulaire, ennemi de la loi chrétienne, se fit amener Acace que l'on lui avait signalé comme le refuge et le bouclier des chrétiens d'Antioche.

Quand Acace eut été introduit, Martianus dit : « Puisque

 

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tu vis sous les lois romaines, tu dois aimer nos princes ».

Acace répondit : « Eh qui a plus à coeur de le faire et qui aime mieux l'empereur que les chrétiens? Nous prions assidûment pour lui, demandant à Dieu de lui donner une longue vie, un gouvernement juste, un règne paisible ; nous prions pour le salut de l'armée, la conservation de l'empire et du monde.

— Je te félicite pour ces sentiments, mais afin que l'empereur en reconnaisse la sincérité, offre-lui avec nous un sacrifice.

— Je prie mon Seigneur, le grand et vrai Dieu, pour le salut du prince ; mais celui-ci n'a pas le droit d'exiger de nous un sacrifice, ni nous n'avons le droit de lui en offrir. Qui donc peut adresser son culte à un homme ?

— Dis-nous alors à quel Dieu tu offres tes prières, afin que nous aussi nous l'honorions.

— Je te souhaite de connaître mon Dieu qui est le Dieu véritable.

— Comment se nomme-t-il ?

— Le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob.

— Sont-ce là les noms de ces dieux ?

— Ce n'est pas eux qui sont Dieu, mais celui qui leur a parlé ; et c'est lui que nous devons craindre.

— Quel est-il ?

— Adonaï, le Très-Haut, qui est assis sur les chérubins et les séraphins.

— Qui est-ce séraphin ?

— C'est le ministre du Très-Haut et le plus rapproché du trône sublime.

— Cette fausse philosophie t'a fourvoyé. Méprise les choses invisibles et reconnais Ies dieux véritables qui sont sous tes yeux.

— Quels sont ces dieux auxquels larve= me faire sacrifier ?

— C'est Apollon, notre bienfaiteur, celui qui, repousse loin de nous la peste et la famine, et par qui le monde entier est gouverné et conservé.

— Ah ! oui, un dieu que l'on a tué, car c'est bien ce que vous dites de lui ; un dieu qui, épris d'une fille, poursuivait l'aventure, ignorant qu'il perdrait la proie avant de l'avoir saisie. Un tel ignorant, c'est clair, n'était pas dieu ; l'était-il plus quand une autre fille le trompa ? Il en eut bien d'autres à souffrir, la fortune lui réservait de plus cuisants chagrins. Il aimait les petits garçons: Épris d'un certain Hyacinthe, il brûlait d'amour pour cet enfant; et le pauvre dieu qui ne savait pas l'avenir, tua d'un coup de disque celui qu'il vulait posséder. Un dieu, lui, qui, au temps jadis, se fit maçon avec Neptune, et ensuite garda les troupeaux d'autrui, est-ce a lui que je dois sacrifier? Ou bien tu préfères peut-être Esculape qui mourut foudroyé, ou bien encore Vénus, une adultère, ou les autres monstres. Ainsi ma vie est en jeu si je n'adore pas des coquins que je me garderai bien d'imiter, et je les méprise, et je les accuse, et ils me font horreur ; si quelqu'un les imitait, on le mettrait en prison ? Vous adorez ici ce que vous condamnez là. »

Martianus dit : « Les chrétiens n'en font pas d'autres, il leur faut déblatérer sur nos dieux. C'est entendu. Maintenant je t'ordonne de venir avec mai au temple de Jupiter et de Junon, nous y ferons un bon 'souper et nous rendrons aux immortels l'honneur qui leur est dû ».

Acace dit : « Je ne puis cependant pas faire un sacrifice à un individu qui est enterré dans l'île de Crète. Ah çà, est-il ressuscité » ?

Martianus dit : « Sacrifie ou meurs ».

Acace reprit : « Moeurs de Dalmate. En ce pays-là, il y a des brigands qui font métier de voler, ils s'embusquent

 

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le long d'un chemin détourné et tombent sur les voyageurs. Vient-il un passant, on l'arrête: la bourse ou la vie. Nul ne demande de raison, mais considère la force de l'agresseur. Tu leur ressembles. Tu commandes le mal, ou tu menaces de mort. Je ne crains rien, je n'ai pas peur. Le droit public se charge de punir la débauche, l'adultère, le vol, la sodomie, les maléfices et l'homicide. Si je suis coupable de, ces crimes, je suis le premier à me condamner ; si, au contraire, j'adore le Dieu véritable et qu'on me tue, ce n'est plus la justice, c'est l'arbitraire.. Le prophète a raison de s'écrier : « Il n'y a personne qui fasse le bien, tous se sont relâchés, ils se sont rendus inutiles ». Ainsi tu ne saurais faire autre chose que ce que tu fais. Nous lisons dans nos livres : « Comme tu auras jugé, tu seras jugé toi-même », et ailleurs : « Comme tu auras agi, l'on agira envers toi ».

Martianus : « Je n'ai pas été envoyé pour juger, mais pour contraindre : si tu méprises le commandement, tu seras châtié ».

Acace : « Et mon commandement à moi est de ne pas renier mon Dieu. Si tu sers un homme chétif et charnel que la mort atteindra bientôt et qui, tu le sais, deviendra la pâture des vers, combien plus dois-je obéir à Dieu dont la toute-puissance est éternelle, et qui a dit de lui-même : « Celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai devant mon Père céleste, quand je serai venu dans ma gloire et ma force juger les vivants et les morts » !

Martianus : « Tu viens de déclarer l'erreur de votre doctrine que j'étais, depuis longtemps, avide d'entendre. Tu viens de dire, n'est-ce pas, nue Dieu a un fils ?

— Oui.

— Et quel est ce fils de Dieu ?

— Le Verbe de grâce et de vérité.

— Est-ce là son nom ?Actes du procès de saint Acace

 

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— Tu ne me parlais pas de son nom, mais de sa puissance.

— Eh bien, son nom, maintenant ?

— Jésus-Christ.

— Qui fut sa mère ?

— Dieu n'a pas engendré son fils, ainsi que font les hommes, de l'union avec une femme, mais il a formé de ses mains le premier Adam, car il ne faut pas croire que la majesté divine ait eu des rapports avec une femme mortelle. Dieu donc a fait de terre le corps du premier homme et là où il a déjà mis sa parfaite image, il ajouta l'âme et l'esprit. De même, le Fils de Dieu, le Verbe de vérité sort du coeur de Dieu, ainsi qu'il est écrit : Mon coeur a proféré une parole parfaite.

— Alors c'est un Dieu qui a un corps?

— Lui seul connaît la forme invisible que nous ignorons, mais nous adorons sa force et sa puissante.

— S'il n'a pas de corps, il n'a pas de coeur, car le sens exige l'organe.

— La sagesse ne naît pas avec des organes, elle est donnée par Dieu. Quel rapport y a-t-il entre le sens et l'organe ?

— Vois les Cataphryges ; leur religion est ancienne, cependant ils l'ont abandonnée pour la nôtre, aujourd'hui ils sacrifient aux dieux. Fais comme eux. Rassemble tous les catholiques et suis avec eux la religion de l'empereur. Ton peuple, je le sais, se laisse conduire, par toi.

— C'est à Dieu, non à moi, qu'obéissent les chrétiens. Ils m'écouteront si je leur enseigne la justice, ils me mépriseront si je leur conseille le mal.

— Donne-moi leurs noms à tous ?

— Leurs noms sont écrits au livre de vie. Comment des yeux mortels pourront-ils déchiffrer ce que la puissance du Dieu immortel et invisible a écrit ?

 

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— Où sont les magiciens qui t'aident dans tes artifices, ou ceux qui t'ont enseigné tes prestiges ?

— Nous avons tout reçu de Dieu, et la magie nous fait horreur.

— Vous êtes des magiciens, puisque vous avez invepté une religion.

— Nous détruisons les dieux créés par vous et dont vous avez peur. Quand l'ouvrier manque de pierre ou que l'on manque d'ouvriers, vous n'avez plus de dieux. Le Dieu que nous craignons, nous, n'est pas de notre fabrication, c'est nous qui sommes créés par lui, car il est le Maître ; nous sommes aimés de lui, car il est le Père, et comme un tendre pasteur il nous a arrachés à la mort éternelle.

— Allons, les noms, ou tu meurs !

— Je suis devant ton tribunal et tu' demandes des noms? Crois-tu donc venir à bout des autres, alors que tu te laisses vaincre par moi seul? Mais, tiens, tu veux des noms, eh bien, je m'appelle Acace et on m'a surnommé le « Bon Ange ». Fais ce que tu voudras. »

Martien dit : « Tu seras ramené en prison, les pièces du procès seront transmises à l'empereur. Il décidera de ton sort. »

Dèce, ayant lu toute la procédure, s'intéressa à cette controverse, et même il ne put s'empêcher de sourire en la lisant. Peu de temps après il donna à Martianus la légation de Pamphylie. Quant à Acace, qu'il admira fort, il lui fit grâce.

Telle fut la conduite du consulaire Martianus, sous le règne de Dèce, le quatre des calendes d'avril.

 

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ACTES DE SAINT MAXIME, A ÈPHÈSE OU A LAMPSAQUE, L'AN 250.

 

Le martyr Maxime s'était livré lui-même ; mais on ne sait pas au juste dans quelle ville il fut mis à mort. Le proconsul d'Asie, Optimus, paraît être arrivé à Ephèse, capitale de la province, en avril 250. Presque aussitôt après, il entreprit dans sa province un voyage d'inspection, au cours duquel il visita Lampsaque; et las indications fournies par les actes ne présentent rien qui puisse trancher le litige entre l'une ou l'autre ville.

Les Actes ont une authenticité absolue.

 

BOLL. Act. SS. 31/III, Mart. III, 903-9055. — RUINART, Act. sinc., p. 143 et suiv. — BARONIUS, ad. ann. 254, n. 24 et suiv. — « Les actes de saint Maxime disent seulement qu'il souffrit apud Asiam, mais indiquent le 14 mai comme la date de son martyre. Or, à la même date, les saints Pierre, André et Denise fuient mis à mort à Lampsaque. (RUINART, p. 149.) A moins de sup. poser une erreur, soit dans la Passion de ces derniers martyrs soit dans celle de saint Maxime, il faut admettre que celui-ci souffrit dans la même ville. Cependant plusieurs anciens martyrologes mettent au 30 avril la fête de saint Maxime. Si cette date est celle de son martyre, il peut avoir eu lieu quand le proconsul était encore à Ephèse. » P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 393 et suiv. — KRÜGER, Gesch. der Altchr. Litteratur, dans Grundriss der Theologischen Wissenschaften, IX» partie, p. 242, propose Ephèse.

 

LES ACTES DE SAINT MAXIME.

 

 

L'empereur Dèce résolut d'opprimer et d'écraser la loi chrétienne. Il décréta que, dans l'univers entier, tous

 

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les chrétiens abandonneraient le Dieu vivant et véritable et sacrifieraient aux démons ; ceux qui s'y refuseraient seraient torturés. A cette époque, un serviteur de Dieu, d'une vraie sainteté, nommé Maxime, vint se livrer lui-même. C'était un homme du peuple qui gérait un commerce. Il fut donc arrêté et traduit devant le proconsul d'Asie.

— « Comment t'appelles-tu ?

— Maxime.

— Quelle est ta condition ?

— Né libre, mais esclave du Christ.

— Quelle est ta profession ?

— Homme du peuple, vivant de mon négoce.

— Tu es chrétien ?

— Oui, quoique pécheur.

— N'as-tu pas connu les décrets récents des invincibles empereurs ?

— Lesquels ?

— Ceux qui ordonnent à tous les chrétiens d'abandonner leur vaine superstition, de reconnaître le vrai prince à qui tout est soumis, et d'adorer ses dieux.

— J'ai connu l'ordonnance impie portée par le roi de ce siècle, c'est pourquoi je me suis livré.

— Sacrifie aux dieux.

— Je ne sacrifie qu'à un seul Dieu, à qui je suis heureux d'avoir sacrifié dès l'enfance.

— Sacrifie, et tu seras sauvé ; si tu refuses, je te ferai périr dans les tourments.

— Je l'ai toujours désiré : c'est pourquoi je me suis livré afin d'échanger cette vie misérable et courte contre la vie éternelle. »

Le proconsul le fit battre de verges.

Pendant ce supplice, il dit : « Sacrifie, Maxime, et tu seras délivré de ces tortures.

— Ce qu'on souffre pour le nom de Notre-Seigneur

 

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Jésus-Christ n'est pas torture mais plaisir. Si je m'éloignais des préceptes de mon Seigneur, que j'ai appris dans son évangile, je n'éviterais pas des tortures, véritables celles-là, et perpétuelles. »

Le proconsul le fit suspendre au chevalet.

Pendant ce supplice, il dit : « Reviens, malheureux, de ta folie, et sacrifie afin de sauver ta vie.

— Je me sauve la vie si je ne sacrifie pas; si je sacrifie, je la perds. Ni les verges, ni les ongles de fer, ni le feu, ne me font souffrir parce que la grâce de Dieu,qui sera môn salut éternel, demeure en moi ; et cela grâce à l'intercession de tous les saints qui, combattant un pareil combat, ont triomphé de vos inepties, et nous ont laissé les exemples des vertus. »

Le proconsul dit alors : « Puisque Maxime a refusé d'obéir aux lois et de sacrifier à la grande Diane, la divine clémence a ordonné qu'il serait lapidé, afin de servir d'exemple aux autres chrétiens ».

Les valets de Satan s'emparèrent de l'athlète du Christ, tandis qu'il rendait grâces au Dieu et Père par son Fils Jésus-Christ, qui l'avait jugé digne de vaincre le diable. On le conduisit hors de la ville, et il rendit l'âme, tué à coups de pierres.

Maxime, serviteur de Dieu, a été martyrisé dans la province d'Asie, le deuxième des ides de mai, sous le règne de l'empereur Dèce et le proconsulat d'Optimus Notre-Seigneur Jésus-Christ règne ; à Lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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PASSION DES SAINTS LUCIEN ET MARCIEN, A NICOMÉDIE, PENDANT L'HIVER DE L'AN 2550-251.

 

Il faut faire deux parts dans les actes qui vont suivre. La première est de peu d'autorité: c'est une élucubration pieuse, et n'a, au point de vue de la vérité historique, que la valeur douteuse de ce genre de compositions. La deuxième partie est d'une authenticité certaine et paraît empruntée à une source originale. Il y a peu de fondement à faire sur les noms que cette pièce donne au proconsul, car la liberté des rédacteurs de seconde main allait, sur ce point, jusqu'à l'invention pure et simple.

Nous résumons la première partie des Actes afin de ne pas mélanger dans ce recueil la légende avec l'histoire. Lucien et Marcien étaient deux spirites dont on ne comptait plus les opérations criminelles. S'étant épris d'une jeune fille chrétienne, ils tentèrent d'user de maléfices pour l'attirer à eux. Ce fut en vain, et ils apprirent, dans une évocation des esprits, que leur entreprise ne pouvait avoir de succès, à cause de la fidélité de cette personne à Jésus-Christ. Les deux compères paraissent, à l'aide d'un raisonnement tout à fait logique, s'être convertis peu après, et ils y mirent quelque ostentation. Ils menaient depuis lors une vie toute de pénitence et d'apostolat lorsque le peuple, scandalisé de ce revirement, les arrêta un jour et les livra au proconsul.

 

BOLL. 26/X, Oct. XI, 804-819. — RUINART, p. 150. — P. ALLARD, Hist. des perséc. II, p. 406 suiv. — ASSÉMANI, Act. SS. Orient et Occident (1748), 47.54. — Bibl. gesch. deutsch. Nat. Liter. (1852) A. XXXII, 25-52. — FLOREZ, Espana sagrada (1774), XXVIII, 209-27. — LUCHINI, Att. sinc. II, 183-187. — TILLEMONT, Mém. III, 338.

 

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ACTES DU MARTYRE DES SAINTS LUCIEN ET MARCIEN.

 

Le proconsul Sabines dit à Lucien : « Ton nom ?

— Lucien.

— Ta condition ?

— Jadis persécuteur de la vérité sainte, aujourd'hui, quoique indigne, prédicateur de cette vérité.

— A quel titre, prédicateur ?

— Chacun a qualité pour arracher son frère à l'erreur, afin de lui procurer la grâce et de le délivrer de la servitude du diable. »

Le proconsuls à Marcien « Ton nom ?

— Marcien.

— Ta condition ?

— Homme libre, adorateur des sacrements divins.

 — Qui vous a persuadé de quitter les dieux antiques et véritables qui vous ont été si secourables, et vous ont procuré la faveur populaire, et de vous tourner vers un dieu mort et crucifié, qui n'a pas pu se sauver lui-même?»

Marcien : « C'est sa grâce qui a agi, comme pour saint Paul, qui, de persécuteur des églises, en devint, par cette même grâce, le héraut.

Le proconsul : « Réfléchissez et revenez à votre ancienne piété, afin de vous rendre favorables les dieux antiques et, les princes invincibles, et de sauver votre vie. »

Lucien : « Tu parles comme un fou; quant à nous, nous rendons grâces à Dieu qui, après nous avoir tirés des ténèbres et de l'ombre de la mort, a daigné nous conduire à cette gloire.

— C'est ainsi qu'il vous garde , en vous livrant entre mes mains ? Pourquoi n'est-il pas là pour vous sauver de la mort ? Je sais qu'au temps où vous aviez votre bon

 

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sens, vous vous rendiez secourables à beaucoup de personnes. »

Marcien : « C'est la gloire des chrétiens, que perdant ce temps que tu crois être la vie, ils obtiennent par leur persévérance la vie véritable et sans fin. Dieu t'accorde cette grâce et cette lumière afin que tu apprennes ce qu'il est et ce qu'il donne à ses fidèles. »

Le proconsul : « Mais on le voit bien ce qu'il leur donne, puisque, comme je l'ai déjà remarqué, il vous livre à moi ».

Lucien : « Je te le répète, la gloire des chrétiens et la promesse de Dieu consistent en ceci, que celui qui aura méprisé les biens de ce monde et qui aura fidèlement combattu contre le diable, commencera une vie qui n'aura plus de fin ».

Le proconsul dit : « Commérages que tout cela ! Écoutez-moi et sacrifiez, obéissez aux édits, et craignez que, justement irrité, je ne vous condamne à d'atroces souffrances ».

Marcien : « Tant qu'il te plaira, nous sommes tout prêts à supporter tous les tourments que tu voudras nous infliger plutôt que de nous jeter, par la négation du Dieu vivant et véritable, dans les ténèbres extérieures et dans le feu éternel que Dieu a préparés au diable et à ses suppôts ».         Voyant leur attitude, le proconsul prononça la sentence :

« Lucien et Marcien, transgresseurs de nos divines lois pour passer à la loi ridicule des chrétiens, après avoir été exhortés par nous à sacrifier afin d'avoir la vie sauve, ont méprisé nos instances.

« Nous ordonnons qu'ils soient brûlés vifs. »

On les mena au lieu des exécutions et pendant la route leurs deux voix se confondaient en une seule action de grâces:

 

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« A Toi, Seigneur Jésus, nos louanges imparfaites, à Toi, qui nous as tirés, vils et scélérats,de l'erreur des païens, et qui as daigné nous conduire à ce supplice glorieux afin que nous rendions gloire à ton nom, et que nous entrions dans la compagnie de tes saints.

« A Toi la gloire, à Toi la louange, à Toi notre corps et notre âme. »

Dès qu'ils eurent fini, les valets du bourreau mirent le feu, et ce fut ainsi que les saints, achevant leur combat, méritèrent de participer aux mérites de la passion du Christ.

Lucien et Marcien ont souffert le 7 des calendes de novembre, sous le règne de Dèce et le proconsulat de Sabinus. Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui revient l'honneur, la gloire, la force, la puissance dans tous les siècles, règne glorieusement.

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LES ACTES DE SAINT CYPRIEN, ÉVÊQUE, A CARTHAGE, L'AN 258.

 

Pendant les cinq ou six siècles de son existence, l'Eglise d'A-frique n'eut pas de plus grands hommes que Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin ; et l'on peut dire que la postérité n'a rien ajouté à la renommée dont ils ont joui en leur temps. Ce fut cette renommée qui désigna saint Cyprien aux persécuteurs. Valérien rendit, l'an 257, un édit d'après lequel, pour la première fois, la communauté chrétienne était traitée en association illicite. D'après divers indices, on constate que la question religieuse est au second plan, car la nature de la peine infligée à ceux qui refusent de sacrifier est l'exil. L'édit réserve ses sévérités pour ceux qui feront revivre l'association dissoute. Conformément à cette législation, Cyprien, ayant refusé de sacrifier, fut envoyé à Curube; mais il est probable que l'édit fut insuffisant, car on l'aggrava l'année suivante. L'édit de 258 déclarait que tous les évêques, prêtres ou diacres, qui refuseraient d'abjurer, seraient sur-le-champ mis à mort. Ce fut donc comme sacrilège, conspirateur et fauteur d'association illicite, que Cyprien fut condamné.

Le procès-verbal de la comparution est une pièce d'une valeur inestimable.

 

BOLL. Act. Sanct. Sept. 14. — IV, 191-348. — RUINART, Acta sinc., 243-264. — HARTEL, Opp. Cypr., p. CX-CXIV. — SAMUEL BASNAGE, Annales politico-ecclesiastici (Rotterdam, 1706), t. II, p. 392, et GORRES, Christenverfolgungen, dans Kraus, Real Encyklopcedie der christl. Alterthümer, t. I, 289, a disent que la pièce que nous possédons, bien que composée de matériaux antiques, n'est pas la relation originale; mais ils n'apportent point de preuve sérieuse à l'appui de cette assertion ». — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 56 et suiv., 112 et suiv. — DODWELL, Dissertationes Cyprianicae (1682). — Voy. CHEVALIER, Répertoire, FOTHAST, et les travaux généraux sur l'Afrique, SCHELSTRATE, MORCELLI, CAHIER, etc. Enfin P. MONCEAUX a donné dans la Revue archéologique (1900) une étude de la Vita et des Acta proconsularia dont plusieurs conclusions sont définitives. — Cfr. D. CABROL., Dictionn. de liturgie et d'archéol. Paris, 1902. Fascicule 1er, au mot : Actes des Martyrs.

 

LES ACTES PROCONSULAIRES DU MARTYRE DE THASCIUS CAECILIUS CYPRIEN.

 

L'empereur Valérien était consul pour la quatrième fois et Gallien pour la troisième. Le 3 des calendes de septembre (30 août), à Carthage, dans son cabinet, Paterne dit à Cyprien : a Les très saints empereurs Valérien et Gallien ont daigné m'adresser des lettres par lesquelles; ils ordonnent à ceux qui ne suivent pas la religion romaine d'en reconnaître désormais les cérémonies. C'est pour cette raison que je t'ai fait citer : que réponds-tu ?

Cyprien : « Je suis chrétien et évêque. Je ne connais pas de dieux, si ce n'est le seul et vrai Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent. C'est ce Dieu que nous, chrétiens, nous servons; c'est lui que nous prions jour et nuit, pour nous et pour tous les hommes, et pour le salut des empereurs eux-mêmes

— Tu persévères dans cette volonté?

— Une volonté bonne, qui connaît Dieu, ne peut être changée.

— Pourras-tu donc, suivant les ordres de Valérien et, de Gallien, partir en exil pour la ville de Curube?

— Je pars.

— Ils ont daigné m'écrire au sujet non seulement des, évêques, mais aussi des prêtres.. Je veux donc savoir de

 

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toi les noms des prêtres qui demeurent dans cette ville.

— Vous avez très utilement défendu la délation par vos lois. Aussi ne puis-je les révéler et les trahir. On les trouvera dans leurs villes.

— Je les ferai rechercher, et dès aujourd'hui, dans cette ville.

— Notre discipline défend de s'offrir de soi-même, et cela contrarie tes calculs, mais si tu les fais rechercher, tu les trouveras.

— Oui, je les trouverai, et il ajouta : Les empereurs ont aussi défendu de tenir aucune réunion et d'entrer dans les cimetières. Celui qui n'observera pas ce précepte bienfaisant encourra la peine capitale.

— Fais ton devoir.

Alors le proconsul Paterne ordonna que le bienheureux Cyprien, évêque, fût exilé.

Il demeurait depuis longtemps déjà dans son exil, lorsque le proconsul Galère Maxime succéda à Aspase Paterne.Il rappela Cyprien du lieu de son exil et ordonna qu'on le fît comparaître devant lui. Cyprien, le saint martyr choisi de Dieu, revint donc de Curube où l'avait exilé Paterne; il demeurait, conformément, à l'ordre donné, dans ses terres, où il espérait chaque jour voir arriver ceux qui devaient l'arrêter, comme un songe l'en avait averti.

Il s'y trouvait donc lorsque soudainement, le jour des ides de septembre (le 13), sous le consulat de Tuscus et de Bassus, deux employés du proconsul, l'un écuyer de l'officium de Galère Maxime, l'autre palefrenier du même officium, vinrent le prendre ; ils le firent monter en voiture, se mirent à ses côtés et le conduisirent à Serti, où Galère s'était retiré en convalescence. Celui-ci remit la cause au lendemain.

On ramena Cyprien à Carthage dans la maison du

 

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directeur de l'officium, laquelle était située au quartier de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. Tout ce qu'il y avait de fidèles s'y porta ; mais le saint, l'ayant su, ordonna de faire retirer les jeunes filles; le reste de la foule stationna devant la parte de la maison.

Le lendemain matin, dix-huitième jour des calendes d'octobre, dès le matin, la foule immense,sachant l'ajournement prononcé la veille par Galère Maxime, se transporta à Sexti.

Le proconsul dit à Cyprien « Tu es Thascius Cyprien ?

— Je le suis.

— Tu t'es fait le pape de ces hommes sacrilèges ?

— Oui.

— Les très saints empereurs ont ordonné que tu sacrifies.

— Je ne le fais pas.

— Réfléchis.

— Fais ce qui t'a été commandé. Dans une chose aussi juste, il n'y a pas matière à réflexion. »

Galère, ayant pris l'avis de son conseil, rendit à regret cette sentence : « Tu as longtemps vécu en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu t'es fait l'ennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes ; nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien, Augustes, et Valérien, très noble César, n'ont pu te ramener à la pratique de leur culte. C'est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta secte, tu serviras d'exemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse : ton sang sera la sanction des lois. »

Ensuite il lut sur une tablette l'arrêt suivant : « Nous ordonnons que Thascius Cyprien soit mis à mort par le glaive ».

Cyprien, dit : « Grâces à Dieu ».

 

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Dès que l'arrêt fut prononcé, la foule des chrétiens se mit à crier. « Qu'on nous coupe la tête avec lui ». Ce fut ensuite un désordre indescriptible ; la foule cependant suivit le condamné jusqu'à la plaine de Sexti. Cyprien, étant arrivé sur le lieu de l'exécution, détacha son manteau, s'agenouilla et pria Dieu, la face contre terre. Puis il enleva son vêtement, qui était une tunique à la .mode dalmate, et le remit aux diacres. Vêtu d'une chemise de lin,il attendit le bourreau. A l'arrivée de celui-ci, l'évêque donna ordre qu'on comptât à cet homme vingt-cinq pièces d'or. Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr.

Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier les mains, le prêtre Julien et un sous-diacre, portant, lui aussi, le nom de Julien lui rendirent ce service.

En cette posture, Cyprien reçut la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, loin des regards curieux des païens. Le soir, les frères, munis de cierges et de torches, transportèrent le cadavre dans le domaine funéraire du procurateur Macrobe Candide, sur la route de Mappala, près des réservoirs de Carthage.

Quelques jours plus tard Galère mourut.

Le bienheureux martyr Cyprien mourut le dix-huitième jour des calendes d'octobre, sous le règne des empereurs Valérien et Gallien. Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit gloire et honneur, règne dans les siècles des siècles. Amen.

 

Ce deuxième récit, qui complète les actes proconsulaires sur plusieurs points, est l'ouvrage de Ponce, diacre de saint Cyprien. L'authenticité de cette pièce est hors de question. On ne donne ici que ce qui a trait au martyre de l'évêque de Carthage. Cfr. P. MoNcarua, loc. sup. cit.

 

Le premier jour que nous passâmes à Curube (car la tendresse de sa charité avait daigné me choisir, entre

 

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ceux qui composaient sa maison, pour partager volontairement avec lui son exil ; et plût à Dieu; que j'eusse pu partager aussi son martyre !) : « Je n'étais pas encore tout à fait endormi, me dit-il, lorsque m'apparut un jeune homme d'une taille extraordinaire; il me conduisit au prétoire, et me présenta au proconsul, qui était assis sur son tribunal. Celui-ci m'eut à peine vu qu'il se. mit aussitôt à tracer sur une tablette une sentence que je ne pouvais connaître ; car il ne m'avait pas fait subir l'interrogatoire accoutumé. Mais le jeune homme, qui se tenait debout derrière lui, par une indiscrète curiosité, lut tout ce qui avait été écrit et parce que de la place où il était il ne pouvait me parler, il m'en expliqua le contenu: par signes. En effet, étendant la main et figurant la lame d'un glaive, il imita le coup ordinaire du bourreau sur sa victime. Ainsi il m'indiquait, comme s'il me l'eût dit, ce qu'il voulait me faire entendre. Je compris que la sentence de mon martyre allait s'exécuter. Aussitôt je m'adressai au proconsul et lui demandai un jour de sursis, pour mettre ordre à mes affaires. Je répétai longtemps ma prière ; enfin, il se mit à écrire de nouveau sur sa tablette, mais sans que je pusse savoir ce que c'était ; cependant il me sembla, au calme de son visage, que, touché de la

justice de ma requête, il y avait fait droit. Le jeune homme qui, tout à l'heure, par son geste, mieux que. par la parole, m'avait révélé mon martyre, se hâta. de replie les doigts les uns sur les autres, et de répéter plusieurs fois ce signe pour m'apprendre que l'on m'accordait le délai que j'avais demandé jusqu'au lendemain. Quoique la sentence n'eût pas été prononcée, le sursis me causait un véritable plaisir ; cependant je tremblais d'avoir mai . interprété le geste de mon compagnon ; un reste, d'épouvante précipitait encore les battements de mon coeur, que la crainte avait un moment dominé tout entier. »

Quoi de plus clair que cette révélation? quoi de plus

 

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heureux que cette faveur ? Devant lui s'était déroulé tout . ce qui devait plus tard s'accomplir ; car. rien n'a été changé aux paroles de Dieu, et les saintes promesses n'ont été en aucune manière amoindries. Reconnaissez vous-mêmes dans l'événement le détail de toutes les circonstances telles qu'elles ont été prédites. Certain de la sentence qui a décrété son martyre, il a demandé un sursis jusqu'au lendemain, pour régler ses dernières dispositions. Mais ce lendemain qu'il demandait, pour Dieu qui le lui accorda, fut une année que le bienheureux évêque devait encore passer sur la terre, depuis le jour de cette vision ; c'est-à-dire, pour expliquer ma pensée d'une manière plus précise, que l'année qui suivit cette vision, à pareil jour, Cyprien reçut la couronne du martyre. Il est bien vrai que, dans les Livres saints, le jour du Seigneur ne désigne pas précisément une année ; mais nous savons qu'il signifie le terme des promesses divines. C'est pourquoi il importe peu qu'un jour ait été donné ici pour une année, parce que plus le temps est long, plus est admirable l'accomplissement de la prédiction. D'ailleurs le délai a été figuré par le geste et non exprimé par la parole ; le fait, mais le fait accompli seulement, devait avoir son expression dans le langage ; comme il arrive d'ordinaire pour les prophéties, la parole humaine les explique quand les signes qui les annonçaient sont accomplis. Aussi personne ne connut le sujet de cette apparition, que lorsque le saint évêque eut été couronné plus tard, au jour même où il l'avait eue. Dans l'intervalle néanmoins, tous tenaient pour certain que son martyre n'était pas éloigné ; mais le jour, personne ne le déterminait, parce que Dieu avait voulu le laisser ignorer.

Je trouve dans l'Écriture un fait analogue à celui-ci. Le prêtre Zacharie, pour n'avoir pas cru à la parole de l'Ange qui lui promettait un fils, était demeuré muet. Lorsqu'il fallut donner un nom à son fils, il demanda ses

 

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tablettes, afin de représenter ce nom par les signes de l'écriture, ne le pouvant faire par la parole. De même, le messager céleste eut recours de préférence au geste, pour annoncer à notre pontife la mort qui le menaçait; par là, il fortifia son courage, sans lui ôter le mérite de la foi. Cyprien avait donc demandé un sursis, pour mettre ordre à ses affaires et régler ses dernières volontés Qu avait-il à régler en ce moment suprême, sinon les affaires de l’Église? Il n'accepta le sursis que pour prendre en faveur des pauvres tous les soins d'une tendre charité. Et je ne doute point que ce n'ait été là le motif le plus puissant, le seul même qui ait engagé à céder à sa demande les juges mêmes qui l'avaient banni, et qui se préparaient à l'égorger. Ils savaient qu'au milieu de ses pauvres il les soulagerait par une dernière largesse ; disons mieux, qu'il leur léguerait tout ce qu'il possédait. Enfin, il avait terminé ses pieuses dispositions et réglé tout par les inspirations de sa charité : ce lendemain, qu'avait annoncé la vision approchait.

Déjà un message venu de Rome avait annoncé le martyre du pape Sixte, si bon et si doux. On attendait dd moment en moment l'arrivée du bourreau qui devait frapper la très sainte victime dévouée depuis longtemps à la mort. Aussi peut-on dire que chacun de ces jours, renouvelant sans cesse le sacrifice d'une mort toujours présente, ajoutait à la couronne de Cyprien le mérite d'un nouveau martyre. Un grand nombre de personnages distingués dans le monde par l'éclat du rang et de la naissance vinrent le trouver ; au nom d'une ancienne amitié, ils le conjurèrent de se cacher ; et, pour que leurs paroles ne fussent point un conseil stérile, ils lui offrirent une retraite sûre. Mais le saint évêque, dont l'âme était tout entière attachée au ciel, n'écoutait ni le monde, ni ses flatteuses insinuations. Un ordre seul de la volonté divine aurait pu le faire céder aux instances des fidèles et de ses

 

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nombreux amis. De plus, ce grand homme déploya dans ces circonstances une vertu sublime, dont nous ne pouvons taire la gloire. Déjà l'on sentait grandir les fureurs du monde, qui, enhardi par ses princes, ne respirait que l'anéantissement du nom chrétien. Cyprien, au milieu de ces dangers, saisissait toutes les occasions de fortifier les serviteurs de Dieu, en leur rappelant les paroles du Seigneur; il les animait à fouler aux pieds les tribulations de cette vie par la contemplation de la gloire qui les attendait. En un mot, tel était son zèle pour la parole sainte, que son voeu le plus ardent eût été de recevoir le coup de la mort en parlant de Dieu et dans l'exercice même de ses prédications.

C'était par ces actes chaque jour répétés que le bienheureux pontife préparait à Dieu une victime d'une agréable odeur. Il était dans ses terres (car, quoiqu'il les eût vendues au commencement de sa conversion, Dieu avait permis qu'elles lui fussent rendues; et la crainte de l'envie l'avait empêché de les vendre une seconde fois au profit des pauvres) lorsque, par l'ordre du proconsul, un officier avec une troupe de soldats vint tout à coup le surprendre, ou plutôt se flatta de l'avoir surpris. Quelle attaque en effet peut être une surprise pour un coeur toujours prêt? Il s'avança donc, bien sûr cette fois de ne pas échapper au coup depuis si longtemps suspendu sur sa tête, et se présenta donc; la joie peinte dans ses traits exprimait la noblesse de son âme et la fermeté de son courage. Son interrogatoire ayant été remis au lendemain, il fut transféré du prétoire à la maison de l'officier qui l'avait arrêté.

Le bruit se répandit tout à coup dans Carthage que Thascius Cyprien avait comparu devant le tribunal. Tous connaissaient l'éclat de sa gloire, mais surtout personne n'avait oublié sa sublime abnégation durant la peste. Toute la ville accourut donc pour être témoin d'un spectacle

 

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que le dévouement de la foi du martyr rendait glorieux pour nous, et qui arrachait des larmes aux païens eux-mêmes. Cependant Cyprien était arrivé dues la maison de l'officier, et il y passa la nuit, entouré de tous les égards ; à tel point qu'il nous fut permis, à nous ses amis, de rester auprès de lui et de partager sa table homme de coutume. Mais la multitude, qui craignait qu'on ne profitât de la nuit pour disposer à son insu de la vie du saint évêque, veillait devant la maison de l'officier. Ainsi la divine Providence lui accordait un honneur dont il n'était vraiment digne ; le peuple de Dieu faisait veillé durant la passion de son évêque. Peut-être demandera-t-on pourquoi il avait été transféré du prétoire à la maison de l'officier ? On prétend, quelques-uns du moins, que ce fut que caprice du proconsul, qui ne voulut pas l'interroger alors. Mais à Dieu ne plaise que, dans les événements réglés par la volonté divine, j'accuse les lenteurs ou les dédains de l'autorité. Non, une conscience chrétienne ne se chargera pas d'un jugement qui serait téméraire : comice si lés caprices d'un homme avaient pu prononcer sur la vie du bienheureux martyr. Mais enfin ce lendemain que la miséricorde divine avait annoncé, il y avait un an, c'était bien le lendemain de cette nuit.

Enfin le jour promis s'est levé, le jour marqué par les décrets divins; le tyran n'aurait pu le différer plus longtemps, quand même son caprice l'eût voulu; c'est un jour de joie pour le futur martyr, jour qui s'est levé sur, le monde dans toute la splendeur d'un soleil radieux, Sans ombre et sans nuage. Cyprien quitta donc la maison du ministre du proconsul, lui le ministre du Christ sois Dieu, et il fut aussitôt environné comme d'un rempart par les flots pressés d'une multitude de fidèles: On eût dit une immense armée qui voulait avec lui marcher au , combat, pour détruire la mort. Dans le trajet, il fallut traverser le stade : il était convenable en effet qu'il

 

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parcourût l'arène des combats, celui qui courait par la lutte sanglante du martyre à la couronne de justice; le rapprochement était si naturel, qu'on pouvait croire qu'il avait été ménagé à dessein. Arrivé au prétoire, comme le proconsul ne paraissait pas encore , on permit à Cyprien d'attendre dans un lieu plus à l'écart de la foule. Là, comme il était inondé de sueur à cause du chemin qu'il venait de faire, il s'assit; or, il y avait par hasard en ce lieu un siège recouvert d'une tenture, comme si le martyr eût dû jouir des honneurs de l'épiscopat jusque sous le coup du bourreau. Un. soldat du corps des Tesserarii, et qui avait été autrefois chrétien, sous prétexte que les vêtement de l'évêque étaient tout humides de sueur, lui offrit les siens qui étaient plus secs;, il n'avait pas d'autre pensée, en faisant cette. offre, que de recueillir les sueurs déjà sanglantes d'un martyr sur le point de s'envoler vers Dieu. L'évêque remercia en disant : « Ce serait vouloir appliquer un remède à des maux qui aujourd'hui même ne seront plus. » Mais dois-je m'étonner qu'il se montrât supérieur à la fatigue, lui qui méprisait la mort? Achevons. On annonce l'évêque au proconsul; il est introduit, on le place devant le tribunal, on l'interroge : il déclare son nom. Puis il se tait.

En conséquence, le juge lit sur les tablettes la sentence, cette même sentence qui n'avait point été lue dans la vision. Elle était telle qu'on peut dire sans témérité que l'Esprit de Dieu l'avait dictée ; sur cette sentence, vraiment glorieuse et digne d'un tel évêque, d'un si illustre témoin de Jésus-Christ, il était appelé le porte-étendard de la secte, l'ennemi des dieux; on y disait que sa mort serait pour les siens une leçon, et que son sang serait la première sanction donnée à la loi. L'éloge était complet, et rien ne pouvait être plus vrai que cet arrêt ; aussi faut-il reconnaître que, quoique sorti d'une bouche infidèle, Dieu

 

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même l'avait inspiré. Du reste, cela ne doit pas surprendre, puisque nous savons que les pontifes ont coutume de prophétiser sur la Passion. Oui, notre bienheureux martyr était un porte-étendard, puisqu'il nous apprenait à. arborer l'étendard du Christ; il était l'ennemi des dieux, dont il ordonnait de renverser les idoles il fut pour les siens une leçon,; car, entré le premier dans une carrière où il devait avoir de nombreux imitateurs, il consacra dans cette province les prémices du martyre. Enfin son sang a vraiment sanctionné la loi, mais la loi des martyrs : car, jaloux d'imiter leur maître et de partager sa gloire, ils ont donné eux-mêmes leur sang, comme une , sanction de, la loi. que ce grand exemple leur imposait.

Lorsque l'évêque sortit du prétoire, une. garde nombreuse l'accompagna, et pour que rien ne manquât à son martyre, des centurions et des tribuns marchaient à ses côtés. Le lieu choisi pour son supplice était une vaste plaine entourée de tous côtés d'arbres touffus qui offraient un superbe coup d'oeil. La distance était trop grande pour que tous, dans cette confuse multitude, pussent contempler le spectacle; c'est pourquoi beaucoup de pieux fideles montèrent sur les branches des arbres; pour ajouter à la vie de Cyprien ce nouveau trait de ressemblance avec le divin Maître, que Zachée contempla du haut d'un arbre. Déjà le bienheureux pontife s'était bandé les yeux de ses propres mains il hâtait les lenteurs du bourreau chargé de l'exécution et dont les doigts tremblants, la main défaillante, soutenaient avec peine le glaive. Enfin arriva l'heure où la mort devait ouvrir le séjour de la gloire à ce grand homme; une vigueur descendue d'en haut raffermit le bras du centurion, qui déchargea de toutes ses forces le coup mortel. Heureuse l'Église, heureux le peuple fidèle qui s'est, uni aux souffrances de sou illustre évêque par les yeux, par le coeur, et, ce qui est

 

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plus généreux, par l'expression publique de ses sentiments ! Aussi, selon la promesse que lui en avait souvent faite le saint pontife, ils en ont reçu la récompense au jugement de Dieu. Car, quoique les voeux que tous formaient n'aient pu être exaucés, et qu'il n'ait pas été donné à tout ce peuple de s'associer au triomphe de son évêque, quiconque, sous les yeux du Christ témoin de ce glorieux spectacle, a fait entendre au martyr le désir sincère de souffrir avec lui, doit être sûr que ses désirs, recueillis par une oreille amie, auront trouvé un digne interprète auprès de Dieu.

Ainsi se consomma le sacrifice; et Cyprien, qui avait été le modèle de toutes les vertus, fut encore le premier Sui, en Afrique, teignit de son sang les couronnes épiscopales; car avant lui personne, depuis les apôtres, n'avait eu cet honneur. Dans cette suite d'évêques qui avaient siégé à Carthage, quoique beaucoup eussent déployé de rares vertus, jusqu'à lui on n'en cite aucun qui soit mort martyr. Il est vrai que l'obéissance et le dévouement à Dieu, dans des hommes consacrés à son service, a droit d'être regardé comme un long martyre; pour Cyprien cependant la couronne fut plus complète, Dieu ayant voulu consommer son sacrifice, afin que, dans la cité. même où il avait vécu d'une manière si sainte et accompli le premier tant de grandes et nobles choses, le premier aussi il embellît, de la pourpre glorieuse de son sang, les ornements sacrés d'un ministère tout céleste. Et maintenant que dirai-je de moi-même? Partagé entre la joie de son sacrifice et la douleur de lui survivre, mon coeur est trop étroit pour suffire à ce double sentiment, et mon âme est accablée sous le poids de ces deux impressions qui se la partagent. M'attristerai-je de n'avoir pas été son compagnon? Mais sa victoire doit être pour moi un sujet de triomphe. D'un autre côté, puis-je triompher de sa victoire, quand je pleure de l'avoir vu partir sans moi?

 

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Toutefois, je vous l'avouerai avec simplicité (mais vous connaissez déjà toutes mes pensées), sa gloire m'inonde de joie, d'une joie trop grande peut-être ; et cependant la douleur d'être resté seul l'emporte encore.

 

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LE MARTYRE DE SAINT FRUCTUEUX, ÉVÊQUE A TARRAGONE, LE 21 JANVIER DE L'ANNÉE 259.

 

Tarragone était, pour la province dont elle était la capitale, le centre du culte de Rome et d'Auguste. C'est dans cette ville que ce culte avait pris naissance, et la population s'y montrait très assidue. Néanmoins le christianisme s'était implanté à Tarragone et y rencontrait une bienveillante tolérance. La communauté chrétienne était dirigée par l'évêque Fructueux, à qui tous sans exception accordaient un respect affectueux. Il avait eu l'occasion de signaler son zèle pendant la terrible peste qui ravageait encore à cette époque les provinces de l'empire.

« Les Actes de saint Fructueux et de ses compagnons sont certainement antérieurs au quatrième siècle, car on les trouve reproduits dans une hymne de Prudence (qui en donne le calque, à la fois très exact et très poétique, Peri Stephanôn, VI), et l'Eglise d'Afrique les lisait publiquement au temps de saint Augustin, qui les cite lui-même en deux de ses sermons (Serm. 213, 2, et 273, 3). Rien n'empêche de les croire à peu près contemporains des faits qu'ils racontent. Tout y respire le parfum des temps antiques. La simplicité et la gravité du langage, certaines expressions comme fraternitas pour désigner l'ensemble des chrétiens, in mente habere pour « se souvenir », dénotent le troisième siècle de préférence à tout autre : on se sent transporté au temps où écrivait saint Cyprien (cf.Ep. 40), où les vieux pèlerins gravaient les premiers proscynémes sur les murailles de la crypte papale au cimetière de Calliste. Le début des Actes montre plus clairement encore leur authenticité. Ils commencent ainsi : Valérien et Gallien étaient

 

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empereurs, Emilianus et Bassus étaient consuls. « Le dix-sept des calendes de février, un dimanche, furent arrêtés Fructuosus, évêque, Augurius et Eulogius, diacres ». Or, pendant tout le règne de Valérien, le dix-sept des calendes de: février tomba une seule fois le dimanche, et ce fut précisément l'année 259, où Emilianus et Bassus étaient, consuls. Cette note chronologique paraît d'une trop grande précision pour avoir été imaginée, un contemporain l'écrivit certainement. » (P. Allard )

 

BOLL. Act. SS. 21/I Janv. n, 339-341. — RUINART 220. — P. ALLARD, Hist. des perséc. t. III, p. 98 et suiv. — TAMAYO. Martyr. Hisp., vol. I, 21 Janv. — FLOREZ, Espana sagrata, XXV — GAMS, Kischengesch. von Spanien, t. I, p. 265 et suiv. (Cf. LESLEY, Pref. in Missale mixtum , n° 210, et GAMS, ouvr. cité, 275.) — TILLEMONT, Mém. IV, 198-208, 645-6.

 

ACTES DES SAINTS MARTYRS FRUCTUEUX, ÉVÊQUE DE TARRAGONE, AUGURE ET EULOGE, DIACRES.

 

Sous le règne de Valérien et de Gallien, sous le consulat d'Emilius et de Bassus, le 17 des calendes de février, un dimanche, Fructueux, évêque, Augure et Euloge, diacres, furent arrêtés. Fructueux venait de se mettre au lit,, quand des soldats arrivèrent chez lui. Ils se nommaient Aurelius Festucius, Aelius, Pollentius,Donatiuset Maximus. L'évêque, ayant entendu le bruit de leurs pas, sauta à bas du lit et vint jusque sur le seuil de la porte.

Les soldats lui dirent : a Viens, le gouverneur te fait appeler avec tes diacres.

Fructueux répondit : « Partons. Voulez-vous me permettre de me chausser? — Comme tu voudras.» — On les conduisit en prison. Fructueux exultait à la pensée de la couronne qui lui était offerte, sa prière était continuelle. Toute la communauté venait le voir, on lui apportait des vivres et on se recommandait à son souvenir.

Un des jours qui suivit l'incarcération, il baptisa un catéchumène, qui prit le nom de Rogatien. Les accusés

 

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demeurèrent six jours en prison. Le septième jour, XIIe des calendes de février, un vendredi, ils comparurent.

Le gouverneur Émilien dit « Introduisez Fructueux, évêque, Augure et Euloge ».

 Les huissiers : « Les voici. »

Emilien dit à Fructueux : « Tu sais les ordres des empereurs ?

— Non, mais je suis chrétien.

— Ils ont donné ordre d'adorer les dieux.

— J'adore un seul Dieu, qui a fait le ciel et la terre, la mer et toutes choses.

— Sais-tu qu'il y a des dieux?

— Je n'en sais rien.

— Tu l'apprendras. »

Fructueux leva les yeux au ciel et pria en silence. Émilien : « Qui donc sera obéi, craint, honoré, si l'on refuse le culte aux dieux et l'adoration aux empereurs » ?

Émilien dit à Augure, le diacre : « N'écoute pas ce que dit Fructueux.

— J'adore le Dieu tout-puissant. »

Émilien à Euloge, le diacre « Adores-tu Fructueux ?

— Je n'adore pas Fructueux, mais j'adore le Dieu que Fructueux adore. »

Émilien à Fructueux : « Tu es évêque ?

— Je le suis.

— Tu l'as été »; et il ordonna que tous trois fussent brûlés vifs.

Pendant le trajet jusqu'à l'amphithéâtre, le peuple s'apitoyait sur Fructueux, car tous, chrétiens et païens, l'aimaient. C'était le type accompli de l'évêque tel que l'avait représenté le Saint-Esprit par la main du vase d'élection, du docteur des Gentils. Les frères, qui songeaient à la gloire qui l'attendait, étaient plus enclins à la joie qu'à la tristesse.

Plusieurs d'entre eux, présentèrent à ceux qui allaient

 

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mourir une coupe de vin aromatisé. « L'heure de rompre le jeûne n'a pas encore sonné », dit Fructueux. Il était dix heures du matin. Les martyrs avaient célébré solennellement en prison le jour de « station » le mercredi précédent, et ils s'avançaient joyeux et calmes, afin d'achever la station de ce jour-là, vendredi, avec les martyrs et les prophètes dans le paradis que Dieu a préparé à ceux qu'il aime.

Au moment où on arrivait à l'amphithéâtre, un. homme s'approcha rapidement de l'évêque. C'était son lecteur, Augustalis, qui, les larmes aux yeux, lui demanda la permission de lui dénouer les souliers. « Retire-toi, mon enfant, je me déchausserai moi-même », dit le martyr, tranquille, joyeux et assuré d'obtenir la promesse du Seigneur. Quand ce fut fait, l'un des nôtres, Félix, prit la main droite de l'évêque, le priant de se souvenir de lui. Le vieillard dit alors d'une voix forte : « Il faut que je pense à l'Église catholique , répandue de l'Orient à l'Occident. »

Comme le moment approchait où le martyr, allait marcher à la gloire plutôt qu'a la souffrance, en présence des frères, sous le regard attentif des soldats qui purent entendre ces paroles dictées par le Saint-Esprit, Fructueux dit : « Vous ne serez pas privés de pasteur, la bonté et la promesse du Seigneur ne vous manqueront pas,  et maintenant ni dans l'avenir. Ce que vous voyez. est la misère d'une heure. »

Ayant réconforté les frères, les martyrs s'avancent vers le lieu qui doit être leur salut,graves et radieux au moment d'obtenir le fruit que promettent les Écritures. Semblables aux trois Hébreux, ils faisaient ressouvenir de la Trinité. Au milieu de la flamme, le Père ne les abandonnait pas, le Fils les secourait et l'Esprit-Saint se tenait au milieu de ce brasier. Quand les cordelettes qui leur liaient les mains furent brûlées, libres de leurs

 

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mouvements, ils s'agenouillèrent, dans l'attitude ordinaire de la prière, assurés de ressusciter, et rappelant par, leur attitude le trophée du Christ ; ils ne cessèrent de prier jusqu'au moment où ils rendirent l'âme.

Les prodiges divins se manifestèrent alors; le ciel s'entr'ouvrit, et deux de nos frères, Babylas et Mydonius, appartenant à la maison du préfet, et la fille même de ce fonctionnaire, virent Fructueux et ses diacres, le front couronné, entrant dans le ciel, tandis que leurs cadavres étaient encore attachés au pilori. Ils appelèrent Émilien: « Viens, regarde tes condamnés ; vois comme, suivant leur espérance,tu leur ouvrais le ciel. » Émilien accourut, mais il fut indigne de jouir de ce spectacle.

La communauté était dans la tristesse, comme un troupeau privé de son pasteur; l'inquiétude oppressait tout le monde, non que l'on plaignît Fructueux, on l'enviait au contraire. A la nuit tombante, les fidèles se rendirent en hâte à l'amphithéâtre ; ils emportaient du vin destiné à éteindre les ossements à demi carbonisés dans le brasier. Cela fait, chacun prit pour soi quelque portion des reliques en cendres. Un autre prodige vint exalter la foi des frères et servir de leçon aux plus jeunes. Il fallait que Fructueux témoignât dans sa mort, et la résurrection de, sa chair, et la vérité de ce que, en ce monde, lorsqu'il enseignait par la miséricorde de Dieu, il avait promis dans Notre-Seigneur et Sauveur. Il arriva donc qu'après son martyre il apparut aux frères et les avertit de restituer sans retard ce que chacun, par dévotion, avait emporté de ses cendres, afin qu'elles fussent rassemblées en un même lieu.

Il apparut encore à Émilien; il était accompagné de ses diacres et tous portaient le vêtement de la gloire ; il gourmanda rudement le juge, lui montrant l'inutilité de ce qu'il avait fait, car ceux qu'il voyait dans cette gloire étaient ceux-là mêmes qu'il croyait dans la terre.

 

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O saints martyrs, éprouvés par le feu. comme l'or précieux, couverts de la cuirasse de la foi et du casque du salut, pour prix de votre victoire sur diable dont vous avez broyé la tête, vous avez reçu un diadème et une couronne impérissables !

O saints martyrs, qui avez mérité une demeure au ciel, vous vous tenez à la droite du Christ, bénissant le l'ère tout-puissant, et son Fils, Notre-Seigneur, Jésus-Christ !

Dieu a reçu ses martyrs dans la paix pour leur fidèle confession. Gloire et honneur à lui toujours. Amen.

 

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PASSION DES SAINTS JACQUES, MARIEN ET PLUSIEURS AUTRES, A CONSTANTINE, LE 6 MAI DE L'AN 269.

 

La persécution de Valérien procura la gloire du martyre à Jacques et Marien, l'un diacre, l'autre lecteur. Ce dernier ne tombait pas sous le coup de l'édit qui condamnait d'office les seuls évêques, prêtres et diacres; mais on se persuada qu'il cachait son titre véritable, et il fut misa la torture. Une fois de plus l'immoralité de ce procédé d'enquête nous apparaît; la torture n'obtint ni mensonge ni apostasie, en conséquence Marien fut tenu pour convaincu. Les actes que l'on va lire rapportent les faits avec assez de détails pour que nous soyons dispensés de donner d'autres indications. Les actes, écrits par un compagnon des martyrs, sont excellents. L'auteur « ne respire que le martyre, et sa plume semble être trempée dans le sang. Son style imite assez saint Cyprien et donne lieu de croire qu'il était un de ses disciples. » (Tillemont.)

 

BOLL. 30/IV Apr. III, 745-749. RUINANT, Act. sinc. p. 224 et suiv. — TILLEMONT, Mémoires, t. IV, art. sur les ss. J. et M.— P. ALLARD, Hist. des perséc. t. III, p. 130 et suiv. — AUBÉ, l'Eglise et l'Etat dans la seconde moitié du troisième siècle, p. 406.— Rapprochement d'une inscription trouvée à Constantine et d'un passage des Actes des martyrs fournissant une nouvelle preuve de l'identité de Constantine et de Cirta, par M. Canette, dans les Mémoires présentés par divers savants à l'Acad. roy. des Insr., 2e série. Antiq. de la France, t. I, p. 206 et suiv., Paris, 1843.—PIO FRANCHI DE CAVALIERI, La Passio SS. Marinai et Jacobi dans Studi e Testi, pubblicazioni della Bibl. Vaticana, Roma,1900.

 

LA PASSION DES SAINTS JACQUES ET MARIEN.

 

Chaque fois que les saints martyrs de Dieu et de son Christ, impatients de parvenir au royaume du ciel, recommandent

 

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Passion des saints Jacques, Marien et plusieurs autres 123

mandent quelque affaire avec plus d'instance à leurs amis, ils se souviennent de cette humilité sur laquelle est fondée la véritable grandeur, et plus ils mettent de modestie dans leur demande, plus celle-ci est efficace. C'est ce soin de leur gloire que nous ont confié ,les illustres martyrs de Dieu, Marien, qui nous fut chier entre tous, et Jacques, auxquel m'unissait, vous le savez, en dehors des relations communes du Sacrement et de l'habitude de la vie, une affection particulière.

Au moment d'affronter les assauts du siècle et la fureur des païens dans un combat glorieux, ils ;me donnèrent l'ordre d'écrire le récit de cette lutte où ils ne s'engageaient qu'avec l'assistance du Saint-Esprit, non qu'ils voulussent que la gloire de leur triomphe retentit . sur cette terre, mais parce qu'ils souhaitaient fortifier par leur propre exemple le peuple fidèle. Ce ne fut pas sans raison que leur affectueuse confiance me chargea de ce récit. Qui pourrait douter que j'aie connu et partagé Iea secrets de leur vie? Nous vivions ensemble dans les liens d'une étroite amitié, quand la persécution nous surprit.

Il arriva donc que, suivant notre ancienne habitude, ayant à traverser la Numidie, nous faisions route ensemble. Nous arrivâmes en une bourgade nommée Maguas, qui est dans la banlieue de Cirta, ville importante dont les habitants, transportés d'une aveugle fureur, s'agitaient comme les vagues du mal, et la rage du diable ù tenter la foi des justes s'exhalait dans leurs sanguinaires clameurs. Marien et Jacques virent en cela les signes assurés et tant souhaités de la miséricorde divine qui les amenait dans ce pays à l'heure où la persécution battait son plein et où, à l'aide du Christ, ils venaient cueillir leur couronne. En effet, la brutale et aveugle passion du légat employait les soldats à l'arrestation des chrétiens. Sa folie furieuse ne s'exerçait pas seulement contre ceux qui avaient traversé sains et saufs les persécutions précédentes

 

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et vivaient en liberté, mais le diable lui inspirait d'appesantir sa main sur ceux qui étaient retenus en exil et déjà martyrs véritables, sinon par la mort, du moins par la volonté.

Ce fut ainsi que deux évêques, Agape et Secundinus, furent tirés d'exil et traduits devant le légat. On les conduirait non d'un supplice à un autre supplice, ainsi que le croyaient les païens, mais de la gloire à la gloire, d'un combat à un autre combat. Il était impossible que ceux-là fussent retardés dans leur victoire que le Seigneur était impatient d'avoir avec lui. Il arriva donc, mes frères, que Agape et Secundinus, se rendant, par l'ordre du légat sans doute, mais surtout par la volonté du Christ, au lieu de leur dernier combat, acceptèrent, à leur passage à Muguas, notre hospitalité. Ces saints personnages étaient si pénétrés de l'esprit de vie et de grâce, qu'ils estimaient peu de chose leur propre martyre, s'ils n'en amenaient d'autres, sous l'inspiration de leur foi, au même bonheur. Leur charité et leur tendre bonté à l'égard des frères furent si exquises qu'elles eussent suffi à confirmer la foi des frères. Ils répandirent sur nos âmes la parole du salut comme une rosée, céleste ; ils ne pouvaient se taire, eux qui contemplaient la Parole éternelle du Père.

Rien de surprenant dès lors si, en ce peu de jours qu'ils furent parmi nous, leur contact embrasa si fortement nos coeurs, puisque, dans l'éblouissement de la grâce dont ils étaient remplis, le Christ lui-même semblait déjà apparaître à travers l'éclat de leur martyre prochain.

En nous quittant, ils laissèrent Marien et Jacques, façonnés par leur exemple et leurs paroles, prêts à s'engager dans la voie qu'ils s'apprêtaient à suivre eux-mêmes. Deux jours ne s'étaient pas écoulés que la palme était aussi destinée à nos frères bien-aimés Marien et Jacques ; et cela ne se passa pas à l'ordinaire, c'est-à-dire par le moyen d'un agent de police, mais par le moyen

 

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d'un centurion. Car une escorte de gens armes et la plus vile canaille étaient venues à la ville que nous habitions, comme devant un boulevard de la foi.

O invasion bénie ! ô tumulte aimable et consolant ! Tout cela s'est passé afin que le sang innocent de Marien et de Jacques fût trouvé digne de Dieu. A peine pourrons-nous, ici, mes frères, contenir notre joie ; à peine, depuis deux jours, des saints se sont éloignés de nous pour aller à leur glorieuse fin, et nous avons encore avec nous des frères qui vont être martyrs.

Comme l'heure de la miséricorde divine approchait, elle daigna nous donner à nous-même quelque part à la gloire de nos frères ; nous fûmes conduit de Muguas à Cirta. Derrière nous venaient nos frères aimés Jacques et Marien, marqués pour le martyre. Leur amour pour opus et la miséricorde du Christ les guidaient sur nos pas ; car, fait digne de remarque, les derniers venus devaient être les premiers à partir.

On ne les fit pas longtemps attendre, car, tandis qu'ils nous exhortaient dans l'emportement d'une sainte allégresse, ils se déclarèrent chrétiens eux-mêmes. Interrogés peu après, comme ils persévéraient dans la confession au Christ, ils furent conduits en prison...

Depuis ce moment, ils furent livrés aux sévices de l'agent de police, chargé de torturer les saints ; ce personnage se fit aider par les magistrats municipaux de Cirta, c'est-à-dire par les prêtres de Satan. Comme si la foi pouvait être brisée par la déchirure des membres chez ceux qui méprisent leur corps, Jacques, vaillant entre tous, qui avait triomphé déjà du temps de l'empereur Dèce, se déclara non seulement chrétien, mais il avoua sa dignité de diacre. Marien, de son côté, fut soumis à la torture parce que, conformément à la vérité, il ne s'avouait que lecteur. Quel supplice nouveau et raffiné trouva-t-on ? Marien fut suspendu pour être déchiré, et

 

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néanmoins la grâce qu'il reçut alors fut telle que sa souffrance était vraiment son exaltation. On l'avait suspendue non par les mains, mais par l'extrémité des pouces ; de plus, on lui attacha des poids aux pieds, afin que, disjointe par ces supplices divers et disloquée par la tension des entrailles, la charpente entière de son corps ne fût plus suspendue qu'à quelques nerfs. En vain on le suspendit, on meurtrit ses côtes, on arracha ses entrailles. Marien, plein de confiance en Dieu, sentait grandir son courage en proportion des tortures. Lorsque les bourreaux furent lassés, on le ramena en prison tout enivré de la joie de sa victoire récente, dont il rendait souvent grâces à Dieu, ainsi que Jacques et les autres frères.

Et après cela, païens, que direz-vous ? Croirez-vous que les chrétiens redoutent la prison et ont horreur des ténèbres, eux en qui réside la joie de la lumière éternelle? Vous cherchez pour lieux de supplice les cachots ignorés et cachés, avec toutes les horreurs ; mais pour ceux qui mettent en Dieu leur confiance, il n'y a pas de lieu abject, ni de jour lugubre. La fraternité du Christ soutient jour et nuit ceux qui appartiennent au Père. Après la torture, il arriva que Marien eut un songe qu'il raconta à ses compagnons à son réveil. Je vis, dit-il, la plate-forme supérieure d'un tribunal très élevé ; là se trouvait un personnage qui remplissait les fonctions de juge. L'estrade comportait plusieurs degrés, elle était fort élevée, on y amenait les groupes de confesseurs que le juge condamnait à mort. J'entendis une voix retentissante qui disait : « Au tour de Marien ». Je gravis l'estrade, et voici que subitement j'aperçus Cyprien assis à droite du juge ; il me tendit la main et me fit monter au plus haut de l'estrade. Il me dit alors avec un bon sourire : « Viens t'asseoir à côté de moi ». Ce que je fis, tandis que d'autres groupes se succédaient à l'interrogatoire.

 

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Enfin le juge leva la séance et nous le reconduisîmes au prétoire. Il fallait passer par une prairie ravissante, parsemée de bouquets de bois tout verdoyants, parmi lesquels les cyprès se dressaient dans leur impénétrable noirceur et les pins semblaient s'élancer vers le ciel, tellement que l'on aurait cru que la verdure formait à l'entour de ce lieu comme une immense couronne. Au centre était une grotte, d'où débordait une eau cristalline très abondante.

A ce moment nous cessâmes de voir le juge. Cyprien prit une coupe déposée sur la margelle de la source, l'emplit à l'un des ruisseaux et but, l'emplit de nouveau, me la présenta, et je bus de même, plein de bonheur. Je voulais rendre grâces à Dieu, mais le bruit de ma propre voix m'éveilla.

Ce récit rappela à Jacques qu'il avait été l'objet d'une faveur semblable. Quelques jours auparavant, il voyageait avec Marien et moi. Nous étions tous trois dans la même voiture. Vers midi, à un endroit où la route était mal empierrée, Jacques s'endormit d'un lourd sommeil ; nous l'appelâmes, nous le poussâmes ; enfin il s'éveilla : « Oh ! fit-il, j'en tremble encore, mais c'est de joie, réjouissez-vous, vous aussi. Je viens de voir, nous dit-il, un adolescent d'une taille prodigieuse; il était vêtu d'une robe dont la blancheur éclatante blessait le regard; ses pieds ne frôlaient même pas la terre, tandis que son front se cachait dans les nuages. Il passa devant nous comme un trait et nous jeta deux ceintures de pourpre, une pour toi, Marien, l'autre pour moi ; je l'entendis qui disait : « Vite, suivez-moi ».

O sommeil meilleur que toutes les veilles ! l'heureux sommeil de celui qui veille dans la foi ! Les corps seuls sont enchaînés, car il n'y a que l'esprit qui puisse voir Dieu. Que dire de la joie et de l'entrain des martyrs qui, au moment de souffrir pour la confession du nom de Dieu,

 

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avaient entendu le Christ et l'avaient vu ? Rien ne l'avait arrêté, ni le cahot bruyant de la voiture, ni le plein midi, ni la chaleur torride du soleil à cette heure. Il n'avait pas. attendu le silence de la nuit, et, par une grâce spéciale et toute nouvelle, il avait fait choix pour se révéler d'un moment où il n'a pas l'habitude d'accorder ces sortes de grâces. Il n'y eut pas que Jacques et Marien à recevoir ces faveurs. Emilien, chevalier avant sa conversion, partageait la prison des autres chrétiens. ll avait la cinquantaine et n'avait cessé de vivre dans la chasteté. Depuis qu'il était en prison, il redoublait d'austérités : c'étaient des jeûnes et des oraisons ininterrompus. C'est là et dans l'Eucharistie qu'il trouvait la seule nourriture qui, tous les jours, soutenait son âme et la préparait au combat. Lui aussi s'endormit vers le midi ; à son réveil, voici ce qu'il nous raconta: « Comme je sortais de prison, je rencontrai mon frère, qui est encore païen. Il me demanda grossièrement ce que nous devenions, comment nous nous accommodions de l'obscurité et de la faim. « Mais,. lui dis-je, pour les chrétiens la parole de Dieu est lumière parmi les ténèbres et nourriture exquise pour la faim. — Eh bien, dit-il, que tous les prisonniers sachent que les obstinés auront la tête coupée ! » —Je n'y pouvais croire, je flairais un mensonge, me défiant de voir mes voeux comblés de la sorte « Vrai, dis-je, nous mourrons tous?» Il confirma son dire. « Bientôt, ajouta-t-il, votre sang coulera.» Puis il ajouta : «Dis-moi, vous tous qui méprisez ainsi la mort, recevrez-vous des récompenses égales ou bien des récompenses différentes? » Je répondis : « Je n'en sais pas assez pour donner mon avis là-dessus. Tiens, regarde donc le ciel ; tu vois l'innombrable armée des astres.. Ont-ils tous le même éclat ? tous cependant sont lumière ». Il insista : « Puisqu'il y a des degrés, quels seront donc les préférés de votre Dieu ? » — « Il yen a deux entre tous, répondis-je ;

 

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je ne te dis pas leurs noms que Dieu sait. » Il voulut en savoir plus. « Eh bien, dis-je pour en finir, ce sont ceux dont la victoire est plus difficile et presque sans exemple ; leur couronne est d'autant plus glorieuse qu'elle est plus rare. C'est pour eux qu'il a été écrit : «. Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. »

Après ces visions, les confesseurs demeurèrent encore quelques jours en prison; puis on les traduisit de nouveau devant le tribunal, afin que le magistrat de Cirta, non content des premiers châtiments par lesquels il avait honoré leur généreuse confession, pût les adresser au préfet. A ce moment, un de nos frères, mêlé à la foule des assistants, attira l'attention de tous les païens. Il ; allait bientôt confesser sa foi, et déjà les traits de son visage prenaient la splendeur du Christ lui-même. Les païens, furieux, lui demandaient s'il était de la religion des martyrs, s'il portait leur nom ; aussitôt il confessa sa foi et mérita d'être réuni à eux.

Ainsi, pendant qu'on faisait les apprêts du supplice, les martyrs gagnèrent à Dieu de nombreux témoins'. Enfin on les envoya au préfet ; la route était longue et difficile, ils la suivirent avec joie. A leur arrivée, on les présenta au magistrat, puis on les conduisit pour la deuxième fois à la prison  [dite] de Lambèse. Une prison, voilà l'unique logement que l'hospitalité des païens nous réserve.

Pendant plusieurs jours on massacra des frères ; la rage folle du préfet ne pouvait arriver jusqu'à Marien, Jacques et les autres clercs; les laïques seuls suffisaient, à l'occuper, car il avait séparé les ordres de la hiérarchie, espérant que les laïques, une fois séparés des clercs, céderaient aux tentations du siècle et à leurs propres terreurs. Aussi nos deux amis se désolaient, et tous les clercs avec eux, de ce que les laïques les eussent

 

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devancés au combat et à la gloire et qu'on leur ménageât une victoire si tardive.

Ce fut vers ce temps que Jacques eut une nouvelle vision pendant son sommeil. « Agape, l'évêque dont nous avons parlé, avait depuis quelque temps déjà souffert le martyre avec deux jeunes filles, Tertulla et Antonia, auxquelles il portait une tendresse paternelle. Souvent il avait demandé à Dieu de les associer à son martyre, et Dieu avait récompensé sa foi en lui disant : « Pourquoi demandes-tu sans cesse ce que tu as mérité depuis longtemps par une seule prière ? » Agape apparut donc à Jacques. En effet, au moment où il allait mourir, — on n'attendait que l'arrivée du bourreau — on l'entendit qui disait : « Je suis bien heureux ! je vais rejoindre Agape, je m'assoierai avec lui et tous les autres martyrs au banquet céleste. C'est bien Agape que j'ai vu cette nuit ; parmi tous les prisonniers de Cirta, il semblait le plus gai au banquet solennel et joyeux qui les réunissait. Notre charité nous attirait, Marien et moi, à ce banquet comme à l'agape, lorsque je reconnus un des petits frères jumeaux qui, trois jours auparavant, avaient souffert avec leur mère. On lui avait passé autour du cou un collier de roses, et il portait dans la main droite une petite palme d'un vert tendre. Il me dit: « Où courez-vous? réjouissez-vous, soyez bien content, demain vous mangerez avec nous. »

Le lendemain le préfet prononça contre Jacques et Marien la peine capitale. On conduisit les confesseurs au lieu du triomphe : c'était une vallée encaissée que traversait un fleuve dont les berges s'élevaient en pente douce et semblaient former les gradins d'un amphithéâtre naturel. Le sang des martyrs coulait en, rigole jusqu'au fleuve ; et cette scène avait son mystérieux symbolisme pour les saints qui, baptisés dans leur sang, allaient recevoir dans les eaux comme une nouvelle purification.

 

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C'était un spectacle étrange que celui du stratagème adopté pour l'exécution. Le bourreau, ayant tout un peuple à frapper, disposa les victimes sur de longues files, en sorte que ses coups volaient d'une tête à l'autre, sous une impulsion folle. S'il eût frappé tous les martyrs à la même place, les cadavres se fussent bientôt accumulés en un immense charnier, le lit du fleuve, bien vite obstrué, n'eût pu suffire. Suivant la coutume, on banda les yeux des condamnés avant l'exécution ; mais nulles ténèbres ne pouvaient assombrir leurs âmes, où se répandait une ineffable et éblouissante lumière. Un grand nombre, malgré le bandeau qui leur dérobait l'éclat du jour, racontaient à ceux qui les entouraient, aux témoins de leur supplice, les choses merveilleuses qu'ils croyaient voir ; ils parlaient de blancs cavaliers montés sur des chevaux blancs. D'autres martyrs entendaient le hennissement de ces chevaux et le bruit de leurs sabots. Marien, rempli de l'esprit des prophètes, annonçait sans hésitation que le jour était proche où le sang des justes allait être vengé. Il prédisait les plaies de toute sorte dont le monde était menacé : la peste, la captivité, la famine, les tremblements de terre, les invasions de moustiques dont la piqûre donnerait la mort.

Quand tous furent tués, la mère de Marien, joyeuse comme la mère des Macchabées et assurée maintenant du sort de son fils dont le martyre était consommé, le félicita de son bonheur et se réjouit d'avoir eu cet enfant. Elle baisait ce corps sorti de son corps dont il était la gloire, elle baisait amoureusement la section du cou.

O heureuse Marie, heureuse mère d'un tel fils, heureuse de porter un si beau nom ! Qui ne croirait pas au bonheur qu'apporte avec lui un nom si grand; en voyant cette nouvelle Marie recevoir une pareille gloire de son enfant ? Oh oui ! la miséricorde de Dieu et de son Christ est ineffable à l'égard de ceux qui ont mis leur

 

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confiance en son nom. Non seulement sa grâce les prévient et les fortifie, mais encore, en les rachetant de son sang, il leur donne la vie. Qui pourrait mesurer la grandeur de ses bienfaits ? Sa paternelle miséricorde opère sans cesse et répand sur nous les dons que la foi nous montre comme le prix du sang de notre Dieu. A lui soient la gloire et le pouvoir dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LA PASSION DES SAINTS MONTAN, LUCIUS ET PLUSIEURS AUTRES, A CARTHAGE, EN 259.

 

Dans l'Afrique proconsulaire, la mort de saint Cyprien donna le signal de la persécution. Le proconsul ayant provoqué une émeute par sa férocité, affecta, comme jadis Néron, d'y voir l'ouvrage des chrétiens. Parmi les victimes se trouve un groupe de martyrs dont nous avons des actes très curieux et dignes de toute confiance, mais dans lesquels, comme dans ceux de Jacques et Marien, le mauvais goût littéraire du temps a prodigué l'obscurité et la déclamation. Nous n'avons pas pensé que ces taches, qui peuvent intéresser vivement dans l'étude de l'original, dussent être reproduites dans la présente traduction. M. de Rossi a rapproché une phrase de la lettre écrite par les martyrs à leurs « frères » de quatre vers hexamètres du poète Commodien qu'ils citaient fort exactement.

 

BOLL. 24/III, 454-459. RUINART, Act. sinc. p.132 et suiv. — DE ROSSI, Inscript. christ. Urb. Rom. t. II, p. XXXII. — P. ALLARD, Hist. des persec. III, 116 et suiv. — DE ROSSI, Bullett. di arch. crist. (1880), p. 66-68. — TILLEMONT, Mém. IV, 206-14, 647-9. — PIO FRANCHI DE CAVALIERI, Gli atti dei SS. Montano, Lucio e compagni, dans Romische Quartalschrift., VIII,1898, et Anal. boll., 1899, p. 67.

 

LA PASSION DES SAINTS MONTAN, LUCIUS ET DE LEURS COMPAGNONS.

 

Nous vous envoyons, frères bien-aimés, le récit de nos combats ; car des serviteurs de Dieu, consacrés à

 

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son Christ, n'ont pas d'autre devoir que de penser à leurs nombreux frères. C'est une raison de fraternelle tendresse et de charité qui nous a portés à vous envoyer ces lettres, afin que les frères qui viendront après nous y trouvent un témoignage fidèle de la magnificence de Dieu, de nos travaux et de nos souffrances pour lui.

A la suite de l'émeute qu'excita la férocité du pro-consul, et de la persécution qui vint aussitôt après, nous, Lucius, Montan, Flavien, Julien, Victor, Primole, Renon et Donatien, nous fumes arrêtés. Donatien n'était encore que catéchumène, il fut baptisé dans la prison et mourut aussitôt, passant ainsi du baptême au martyre. Primole eut la même fin. Toutefois on n'eut pas le temps de lui administrer le sacrement, sa confession lui en tint lieu.

Dès que l'on nous eut pris, nous fûmes confiés à la garde des magistrats municipaux; nos gardes nous dirent que le proconsul voulait nous faire brûler vifs dès le lendemain. Mais le Seigneur, à qui seul appartient de garder ses disciples de la flamme et entre les mains de qui sont les ordres et la volonté du prince, détourna de nous la cruauté du proconsul, et, par nos prières incessantes, nous obtînmes ce que nous demandions dans l'ardeur de notre foi; le feu déjà presque allumé pour nous consumer fut éteint et la flamme des bûchers embrasés fut étouffée par la rosée divine.

Eclairés par les promesses que le Seigneur a faites par son Saint-Esprit, les fidèles croiront sans peine que les miracles récents égalent ceux d'autrefois, car le Dieu qui avait fait éclater sa gloire dans les trois enfants, triomphait de même en nous. Ainsi donc, — Dieu aidant, — le proconsul, revenu de son dessein, donna ordre de nous conduire dans les prisons. Nous y fûmes menés par une garde de soldats et nous nous montrâmes assez peu soucieux de l'obscurité fétide de notre nouveau séjour. Bientôt la prison toute noire fut éclairée des feux du

 

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Saint-Esprit, et au lieu des fantômes de l'obscurité et des ignorances aveugles qu'apporte la nuit, la foi nous revêtit d'une lumière semblable à celle du jour, et nous descendions dans la geôle la plus douloureuse comme nous serions montés au ciel.

Les mots nous manquent pour dire quels jours et quelles nuits nous passâmes en ce lieu. L'imagination se refuse à concevoir l'horreur de ce cachot, et la parole ne peut suffire à en décrire les souffrances. Mais la gloire de celui qui triomphe en nous se mesure à l'épreuve elle-même : ce n'est pas nous qui combattons, la victoire est à celui qui combat pour nous. Qu'importe la mort au fidèle, cette mort dont le Seigneur a triomphé par sa croix, dont il a émoussé l'aiguillon et fait, par son supplice, évanouir l'horreur? Mais on ne parle d'armes que pour le soldat, et le soldat lui-même ne s'arme que pour le combat ; ainsi nos couronnes ne sont une récompense que parce qu'il y a eu combat : on donne les prix à la fin des jeux.

Pendant plusieurs jours nous fûmes réconfortés par la visite des frères, de sorte que la joie et la consolation des jours faisait oublier l'horreur des nuits.

Renon, l'un de nous, eut une vision pendant son sommeil. C'étaient des hommes qu'on menait mourir. devant chacun desquels on portait une lampe ; ceux qu'une lampe ne précédait pas étaient abandonnés. Il nous ,vit marcher précédés de nos lampes ; sur ces entrefaites, il s'éveilla. Quand Renon nous raconta sa vision, nous fûmes bien heureux, nous savions maintenant que nous étions dans le bon chemin, nous marchions avec le Christ, lumière de nos pas et Verbe de Dieu.

Après une telle nuit, on passait le jour dans la joie. Précisément, ce matin-là, nous fûmes subitement traduits devant le procurateur, qui faisait l'intérim du proconsul, mort depuis peu.

 

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O jour de joie ! ô glorieux liens ! ô chaînes désirées ! ô fers plus glorieux et plus précieux que l'or ! ô bruit des anneaux qui sursautent sur le pavé ! Nous parlions de l'avenir et de peur que notre félicité ne fût retardée, les soldats, ne sachant où le procurateur voulait nous entendre, nous menèrent dans tout le Forum ; enfin nous fûmes appelés dans son cabinet.

Mais l'heure de mourir n'était pas arrivée. Ayant vaincu le diable, nous fûmes renvoyés en prison ; l'on nous réservait à une autre victoire. Vaincu cette fois, le diable combina de nouvelles embûches, il tenta de nous vaincre par la faim et la soif. Cette nouvelle épreuve se prolongea longtemps, et nos corps épuisés n'obtenaient même pas un peu d'eau froide de Solon, l'économe.

Cette fatigue, ces privations, ce temps de misère étaient permis de Dieu, car celui qui voulut que nous fussions éprouvés, montra qu'il voulait nous parler au sein même de l'épreuve. Voici donc ce que le prêtre Victor apprit dans une vision qui précéda de peu d'instants son martyre. Il nous l'a racontée ainsi : « Je voyais un enfant entrer dans cette prison; son visage était resplendissant au delà de ce que l'on peut dire; il nous conduisait à toutes les portes, comme pour nous rendre à la liberté, mais nous ne pouvions sortir. Il me dit alors : « Encore quelques jours de souffrance, puisque vous êtes retenus ici, mais ayez confiance, je suis avec vous ». Il reprit : « Dis-leur que leurs couronnes seront d'autant plus glorieuses, car l'esprit vole vers son Dieu et l'âme près de souffrir aspire aux demeures qui l'attendent ». Connaissant que c'était le Seigneur, Victor demanda où était le Paradis. « Hors du monde », dit l'enfant.— « Montrez-le-moi. » — « Et où serait la foi? » dit encore l'enfant. Par un reste de faiblesse humaine, le prêtre dit : « Je ne puis m'acquitter de l'ordre que vous m'avez donné : laissez-moi un signe qui serve de témoignage à mes frères ».

 

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L'enfant répondit : « Dis-leur que mon signe est le signe de Jacob ». Maintenant voici ce qui a trait à notre compagne de captivité, la matrone Quartillosa, dont le mari et le fils avaient été martyrisés trois jours auparavant, et qui ne devait pas tarder à les suivre. Elle nous a raconté sa vision en ces termes : « Je vis mon enfant martyr venir à la prison et il s'assit au bord de l'eau; il me dit : « Dieu voit votre angoisse et votre souffrance ». Alors entra un jeune homme d'une taille extraordinaire, portant dans chaque main une coupe de lait ; il me dit : « Courage, Dieu tout-puissant s'est souvenu de vous ». Et il donna à boire à tous les prisonniers, mais il n'y paraissait pas, ses coupes ne diminuaient pas. Soudain la pierre qui bouchait la moitié de la fenêtre du cachot sembla s'écrouler, laissant voir un coin de ciel; le jeune homme posa les coupes à droite et à gauche : « Vous voilà rassasiés, dit-il; cependant les coupes sont encore pleines et même l'on va vous en apporter une troisième ».

Il disparut.

Le lendemain, nous étions dans l'attente de l'heure où l'administrateur de la prison nous ferait porter, non la nourriture, il ne nous en donnait plus et depuis deux jours nous n'avions rien mangé, mais de quoi sentir notre souffrance et notre privation, lorsque tout à coup, ainsi que la boisson arrive à celui qui est altéré, la nourriture à l'affamé, le martyre à celui qui le demande, de même le Seigneur nous réconforta par l'intermédiaire du prêtre Lucien qui, forçant toutes les consignes, nous envoya deux coupes, par l'entremise de Hérennien, sous-diacre, et Janvier, catéchumène, qui portèrent à chacun l'aliment qui ne diminue pas. Ce secours soutint les malades et les infirmes ; ceux-là mêmes que la férocité de Solon et le manque d'eau avaient rendus malades, furent guéris, ce dont tous rendirent à Dieu de grandes actions de grâces.

 

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Il est temps de dire quelque chose de la tendresse mutuelle que nous nous portions.

Montan avait eu avec Julien d'assez vives discussions au sujet d'une femme exclue de la communion, qui s'y fit recevoir par surprise. La dispute finie, une certaine froideur ne laissa pas que de subsister entre les confesseurs ; mais, la nuit suivante, Montan eut une vision. La voici telle qu'il l'a racontée : « Je vis des centurions venir à nous, ils nous conduisirent, après une longue traite, dans une plaine immense où Cyprien et Lucius vinrent à nous. Une blanche lumière baignait la campagne, nos propres vêtements étaient blancs, notre chair plus blanche que nos vêtements. A travers la chair transparente les regards pénétraient jusqu'au coeur. Je regardais ma poitrine, il y avait des taches. A ce moment je m'éveillais et Lucius entrait. Je lui racontai la vision : « Sais-tu, ajoutai je, d'où viennent ces tâches ? De ce que je ne me suis pas tout de suite réconcilié avec Julien. J'en conclus, frères très chers, que nous devons mettre tous nos soins à conserver la concorde, la paix, l'entente entre nous. Efforçons-nous d'être dès ce monde tels que nous serons dans l'autre. Si les récompenses promises aux justes nous attirent, si le châtiment réservé aux impies nous épouvante, si nous souhaitons vivre et régner avec le Christ, faisons ce qui y conduit. Adieu. »

Ce qui précède fut écrit par les martyrs dans leur prison, mais il était indispensable que quelqu'un recueillît de ce martyre tout ce que la modestie des confesseurs s'ingéniait à tenir secret. Flavien m'a confié la charge de suppléer à tout ce qu'ils avaient omis ; j'ai donc ajouté ce qui suit :

Après plusieurs mois d'une détention pendant laquelle ils souffrirent de la faim et de la soif, tous les confesseurs :furent amenés un soir devant le nouveau proconsul.

 

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Tous confessèrent le Christ. Flavien s'était déclaré diacre, mais ses amis présents déclarèrent, poussés par une affection intempestive, qu'il n'avait pas cette qualité.

Quant à Lucius, Montan, Julien, Victor, ils furent condamnés sur-le-champ. Flavien fut ramené en prison. Encore qu'il eût tout sujet de s'affliger d'être séparé d'une compagnie si sainte, cependant sa foi et sa charité étaient si profondes qu'il n'y voulut voir que la volonté de Dieu. Ainsi sa piété modérait son chagrin. Pendant que Flavien regagnait la prison, les condamnés se rendaient au lieu des exécutions. Une cohue énorme, où les chrétiens roulaient pêle-mêle avec les païens, suivait les martyrs. Les fidèles en avaient vu un grand nombre déjà, mais jamais avec autant d'émotion et de respect. Le visage des victimes rayonnait de bonheur, leurs paroles étaient brûlantes et fortifiaient les fidèles. Lucius, naturellement doux et timide, épuisé par ses infirmités et le séjour de la prison, avait pris les devants avec quelques amis, car il craignait d'être étouffé dans les remous de la foule et de perdre l'occasion de répandre son sang. Pendant le trajet, il s'entretenait avec ses compagnons et ne laissait pas de les instruire. Ceux-ci lui disaient : « Vous vous souviendrez de nous ! » — « C'est à vous, répondit-il, à vous souvenir de moi » ; car son humilité était si profonde qu'à cet instant même il ne se prévalait pas de son martyre. Julien et Victor recommandaient aux frères avec instances la concorde, le soin des clercs, de ceux-là surtout qui souffraient en prison les horreurs de la faim. Joyeux et calmes, les confesseurs arrivaient au lieu du supplice.

Montan était de haute taille, intrépide et habitué jusqu'alors à dire toute sa pensée sans ménagement. Exalté par la perspective du martyre tout proche, il criait à pleine voix « Quiconque sacrifiera à d'autres qu'au seul Dieu sera anéanti ». Et il répétait sans se lasser qu'il

 

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n'est pas permis de déserter l'autel de Dieu pour s'adresser aux idoles fabriquées. Il s'adressait ensuite aux hérétiques : « Que la multitude des martyrs, leur disait-il, vous apprenne où est la véritable Eglise, celle dans laquelle vous devez entrer ». Aux apostats il rappelait que la communion ne leur serait accordée qu'après la pénitence. A ceux qui n'avaient pas faibli il disait: « Tenez ferme, frères, combattez avec courage. Les exemples ne vous manquent pas. Que la lâcheté de ceux qui sont tombés ne vous entraîne pas dans leur ruine ; loin de là, que nos souffrances vous excitent à gagner la couronne ». Apercevant des vierges chrétiennes, il adressa la parole à chacune d'elles, les exhortant à garder la chasteté. A tous les fidèles il recommanda d'obéir aux prêtres ; aux prêtres il demanda de garder entre eux la bonne entente qui,disait-il, est préférable à tout. De l'exemple qu'ils en donneront, dépendront l'obéissance et l'affection du peuple envers eux. Voilà qui est vraiment souffrir pour le Christ et le reproduire par l'action et par la parole. Quel exemple pour le fidèle !

Le bourreau était prêt, sa longue épée déjà suspendue sur le cou des condamnés, lorsqu'on vit Montan lever les bras au ciel, et, tout haut, de manière à être entendu des païens et des chrétiens, il demanda à Dieu que Flavien, séparé de ses compagnons par l'ordre du peuple, les suivit dans trois jours. Et comme pour donner un gage que sa prière était exaucée, il déchira en deux morceaux le bandeau mis sur ses yeux et prescrivit qu'on en gardât la moitié pour servir à Flavien. Enfin il recommanda de réserver la place de celui-ci entre leurs tombeaux,afin que la mort au moins lui rendît leur compagnie. Nous avons vu de nos yeux s'accomplir la promesse faite par le Seigneur dans l'Évangile, que rien ne sera refusé à une demande inspirée par une foi vive. Deux jours après, Flavien fut exécuté.

Comme je l'ai dit, Montan ne voulait pas que le retard imposé à Flavien le séparât de leur compagnie dans le tombeau ; il me faut maintenant raconter sa fin.

A la suite des réclamations qui s'étaient produites à son sujet, Flavien avait été ramené en prison ; il était fort, intrépide et confiant. Son malheur n'avait pu entamer la trempe de son âme. Un autre peut-être eût été ébranlé ; quant à lui, la foi qui l'avait précipité vers le martyre, lui faisait mépriser tous les obstacles humains.

Son admirable mère, qui, digne par sa foi des anciens patriarches, rappelait ici Abraham lui-même impatient d'immoler son fils, se désolait que Flavien eût perdu la gloire du martyre. Quelle mère ! Quel modèle ! elle était digne d'être la mère des Macchabées, car qu'importe le nombre ? puisqu'elle offrait à Dieu l'unique objet de son amour.

Mais Flavien lui disait : « Mère que j'aime tant, j'avais souvent désiré confesser le Christ, rendre mon témoignage, porter des chaînes, et jamais cela n'arrivait. Aujourd'hui mon désir est accompli; rendons gloire au lieu de gémir ».

Quand les geôliers vinrent, ils eurent peine à ouvrir la porte malgré leurs efforts ; il semblait que la prison elle-même répugnait à recevoir un hôte déjà marqué pour le ciel ; mais comme ce sursis était dans les desseins de Dieu, le cachot, quoique à regret, reçut son hôte. Que dire des sentiments de Flavien pendant ces deux jours ? son espérance, sa confiance dans l'attente du martyre ? Le troisième jour sembla non celui de la mort, mais celui de la résurrection. Les païens, qui avaient entendu la prière de Montan, ne cachaient plus leur admiration.

Dès que l'on sut donc, le troisième jour, que Flavien allait mourir, tous les mécréants et impies se rendirent au prétoire,afin de voir comment il se comporterait.

Il sortit enfin de cette prison où il ne devait plus

 

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rentrer. Quand il parut , la joie fut grande parmi les spectateurs, mais lui-même était plus joyeux encore, assuré que sa foi et la prière d'autrui lui procureraient le martyre, quelque opposition qu'on y fît. Aussi disait-il à tous les frères qui venaient le saluer qu'il leur donnerait la paix dans les plaines de Fuscium. Quelle confiance ! quelle foi !

Enfin il pénétra dans le prétoire et attendit son tour d'appel dans la salle des gardes. J'étais à côté de lui, ses mains dans les miennes, rendant au martyr l'honneur et les soins dus à un ami intime. Ses anciens élèves l'importunaient afin qu'il renonçât à son obstination et qu'il sacrifiât; on l'eût laissé faire ensuite tout ce qu'il eût voulu. « Il faut être fou, disaient-ils, pour ne pas craindre la mort et avoir peur de vivre. »

Flavien les remerciait d'une affection qu'ils témoignaient à leur manière et des conseils qu'elle lui valait ; cependant il reprenait : «Sauver la liberté de sa conscience vaut mieux qu'adorer des pierres. Il n'y a qu'un seul Dieu, qui a tout fait et à qui seul est dû notre culte ». Il disait encore d'autres choses dont les païens convenaient malaisément : « Même quand on nous tue, nous vivons, disait-il ; nous ne sommes pas vaincus, mais vainqueurs de la mort ; et vous-mêmes, si vous voulez savoir la vérité, soyez chrétiens ».

Reçus de la sorte, les païens, voyant que la persuasion ne réussissait pas, usèrent d'une étrange miséricorde à l'égard de Flavien : ils s'imaginèrent que la torture viendrait à bout de sa résistance. On le mit sur le chevalet et le proconsul lui demanda pourquoi il prenait indûment la qualité de diacre : « Je ne mens pas, dit-il je le suis ». Un centurion apporta un certificat qui prouvait le contraire. « Pouvez-vous croire que je mente, dit Flavien, et que l'auteur de cette fausse pièce dise vrai ? » Le peuple brailla: « Tu mens ». Le proconsul revint à la charge et lui demanda

 

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s'il mentait ; il répondit : « Quel intérêt aurais-je à mentir ? » Le peuple, exaspéré, hurlait : « La torture, la torture ! » Mais Dieu savait assez, depuis l'épreuve de la prison, la fermeté de son serviteur ; il ne permit pas que le corps du martyr déjà éprouvé fût déchiré. Flavien fut condamné à être décapité.

Maintenant qu'il était sûr de mourir, Flavien marchait plein de joie et causait avec une extrême liberté à ceux qui l'entouraient. Ce fut alors qu'il me chargea d'écrire l'histoire de tout ce qui s'était passé. Il tenait en outre à ce que le récit des visions qui avaient occupé ses deux derniers jours fût consigné avec quelques autres plus anciennes.

« Peu après la mort de saint Cyprien, nous raconta-t-il, il me sembla que je causais avec lui, et je lui demandai si le coup de la mort est bien douloureux, — futur martyr, ces questions m'intéressaient . — Il me répondit : « Ce n'est plus notre chair qui souffre quand l'âme est au ciel. Le corps ne sent plus quand l'esprit s'abandonne tout entier à Dieu. Plus tard, ajouta-t-il, après le supplice de mes compagnons, je me sentais sous le coup d'une grande tristesse, à la pensée que je demeurais seul ; mais pendant mon sommeil je vis un homme qui me dit : « Pourquoi t'affliges-tu ? » Je lui dis le sujet de mon chagrin. — « Quoi ! reprit-il, te voilà triste, toi qui, deux fois confesseur, seras demain martyr par le glaive ? » Et ceci arriva de point en point. Après une première confession dans le cabinet du proconsul, et une autre en public, il fut reconduit en prison, puis, traduit de nouveau, il confessa encore et mourut. Il nous raconta une autre vision, qui eut lieu le lendemain de la mort de Successus et de Paul. « Je vis, dit-il, l'évêque Successus qui entrait dans ma maison,le visage radieux, mais à peine reconnaissable à cause de l'éclat céleste dont brillaient ses yeux. Cependant je le reconnus et il me dit : « J'ai été envoyé pour t'annoncer que tu souffriras ». Aussitôt deux soldats

 

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m'emmenèrent en un lieu où une multitude de frères étaient assemblés. On me conduisit au juge, qui me condamna à mort. Soudain ma mère se montra dans la foule: « Vivat, vivat ! disait-elle, il n'y a pas eu de martyre plus glorieux ». Elle disait vrai ; car, outre les privations de la prison, imaginées par la rapacité  du fisc, Flavien savait encore se priver du peu qu'on lui donnait, tant il aimait à pratiquer les jeûnes prescrits et à s'abstenir du nécessaire pour en faire part à autrui.

J'en viens aux circonstances de son martyre. Tout en parlant, Flavien habitait déjà en esprit ? dans le royaume où, dans peu d'instants, il devait régner avec Dieu ; ses entretiens en avaient la dignité sereine. Le ciel lui-même avait pris parti pour nous. Une pluie torrentielle avait dispersé la foule, les païens curieux étaient partis,comme pour laisser le champ libre aux consolations et afin que nul profane ne fût témoin du suprême baiser de paix. Flavius remarqua que la pluie semblait tomber afin que l'eau et le sang fussent mélangés,ainsi qu'il arriva dans la passion du Sauveur.

Après qu'il eut fortifié chacun et donné le baiser, il quitta l'étable où il avait cherché un abri et qui touche au domaine de Fuscium et monta sur un pli de terrain ; d'un geste il réclama le silence : « Frères bien-aimés, dit-il, vous avez la paix avec nous si vous restez en paix avec l'Église ; gardez l'union dans la charité. Ne méprisez pas mes paroles : Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, peu avant sa passion, a dit: « Je vous laisse le commandement de vous aimer les uns les autres ». Il termina donnant à ses dernières paroles l'apparence d'un testament par lequel il désignait le prêtre Lucien comme le plus capable, à ses yeux, d'occuper le siège de saint Cyprien. Puis il descendit à l'endroit où il devait mourir, se lia le bandeau laissé par Montan à cette intention, se mit à genoux et mourut pendant sa prière.

 

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Oh ! qu'ils sont glorieux les enseignements des martyrs ! qu'elles sont nobles les épreuves qu'ont subies les témoins de Dieu ! C'est avec raison que l'Écriture les transmet aux générations à venir ; car, si nous trouvons dans l'étude des ouvrages anciens de précieux exemples, il convient que les saints qui ont fleuri de nos jours deviennent également nos maîtres.

 

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LE MARTYRE DE SAINT NICEPHORE, A ANTIOCHE DE SYRIE, L'AN 260.

 

Tandis que les Perses, les Borans et les Goths menaçaient sur une étendue immense la frontière de l'empire, les magistrats continuaient à veiller à l'exécution de l'édit de Valérien contre le clergé chrétien. Le légat de Syrie prenait place à côté des féroces proconsuls de l'Afrique. Nous possédons les actes de plusieurs de ses victimes en Asie-Mineure, parmi lesquels ceux de saint Nicéphore. a Ces actes, dit M. Allard, ont été écrits dans un but d'édification. Le narrateur a voulu montrer par un exemple saisissant le devoir de pardonner les injures. Il ne suit pas de là que les faits soient inventés, comme le veut Samuel Basnage, car le récit n'offre point de circonstances invraisemblables. L'interrogatoire de Sapricius ressemble à ceux que nous lisons dans les pièces authentiques, et peut être rapproché sans désavantage des interrogatoires de saint Denys et de saint Cyprien; ce sont les mêmes idées, le même accent, c'est le cachet du même temps. On peut admettre que cette partie de la narration a été reproduite d'après une source contemporaine. Deux faits seulement dans toute la passion paraissent singuliers : la torture infligée à Sapricius, dont la qualité de prêtre n'est pas douteuse et qui devait être exécuté tout de suite, aux termes de l'édit de Valérien ; la condamnation sommaire de Nicéphore, sur lé rapport d'un officies, sans comparution de l'accusé. Mais il faut se rappeler le lieu et l'époque. La situation était des plus critiques en Asie vers 259 ou 260 ; au nord, à l'est, les envahisseurs gagnaient du terrain. Vieilli, usé, Valérien dirigeait la guerre avec imprudence et mollesse tout ensemble. On sentait dans l'air un désastre prochain. Dans ces moments, les politiques deviennent aisément cruels. Faire souffrir leur semble le

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moyen de se montrer forts, ils prennent la violence pour l'énergie; de là, peut-être, l'inutile torture de Sapricius. Pour Nicéphore, l'explication est encore plus simple : il s'était offert lui-même à la place du renégat, proclamant son mépris des dieux, sa désobéissance aux empereurs. Comme son acte constituait une sorte de révolte, le légat put se croire autorisé à le réprimer sur-le-champ, en dehors des formes régulières.

 

BOLL.. 9/II, Febr. II, 283-288. — RUINART, p. 243 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., III, p. 136-139. Voy. CHEVALIER, Répertoire, col. 1621.

 

LA PASSION DE SAINT NICÉPHORE.

 

Il y avait, à Antioche, un prêtre du nom de Sapricius qui avait le laïque Nicéphore pour ami. Ces deux hommes s'aimaient en frères, on les eût cru formés dans le même sein, tant leur mutuelle tendresse était profonde. Cette amitié était déjà ancienne quand le démon souleva entre eux un sujet de discorde qui alla jusqu'à leur faire éviter de se rencontrer en public. Une haine diabolique les animait maintenant l'un contre l'autre.

Cela durait depuis longtemps, quand Nicéphore, rentrant en lui-même, comprit que la haine est oeuvre du diable. En conséquence, il chargea quelques amis de se rendre auprès de Sapricius et de le conjurer en son nom de pardonner et d'agréer son repentir. Sapricius refusa. Nicéphore renouvela sa démarche. Sapricius refusa encore. Nicéphore tenta une troisième fois d'obtenir son pardon, car il est écrit que toute parole doit être appuyée du témoignage de deux ou trois personnes. Mais le coeur dur et implacable avait oublié la parole du Christ.: «Pardonnez et il vous sera pardonné » , et « Si vous ne remettez pas aux hommes les offenses qu'ils vous ont faites, votre Père céleste ne vous remettra pas les péchés que vous avez commis contre lui ». Sapricius demeura donc

 

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inflexible. Alors Nicéphore vint lui-même à la maison de Sapricius et se jeta à ses pieds en disant : « Au nom de Dieu, mon Père, pardon ! » Sapricius le repoussa. Il manquait à son devoir qui était de faire la paix alors même qu'on ne l'en eût pas prié, car il était chrétien, il était prêtre et engagé au service du Seigneur.

Sur ces entrefaites, la persécution s'alluma dans Antioche. Sapricius fut arrêté et traduit devant le légat qui lui dit : « Ton nom ? »

— « Saprice.»

— « Ton nom de famille ? »

— « Chrétien. »

— « Prêtre ou laïque ? »

— « Prêtre. »

— « Nos seigneurs les Augustes Valérien et Gallien ont ordonné que ceux qui se diront chrétiens sacrifient aux dieux immortels. Si quelqu'un méprise l'édit, qu'il sache qu'il sera torturé et condamné à une mort cruelle. »

— « Nous autres chrétiens, répondit Sapricius, nous avons le Christ Dieu pour roi ; il est le seul vrai Dieu, créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout ce qu'ils renferment. Les dieux des nations sont des démons : qu'elles disparaissent de la face de la terre ces vaines idoles qui ne peuvent faire ni bien ni mal à personne, puisqu'elles sont l'oeuvre de la main des hommes »

Le légat donna ordre de placer le martyr dans un appareil en colimaçon auquel on imprimait un rapide mouvement. Sapricius dit : « Tu as pouvoir sur mon corps, tu n'en as pas sur mon âme. Jésus Christ seul, son créateur, peut quelque chose sur elle ». Il supporta longtemps la torture, jusqu'à ce que le légat, voyant qu'il n'obtenait rien, fit lire la sentence : « Sapricius, prêtre, ayant méprisé les ordres des empereurs, et refusé de sacrifier aux dieux immortels pour ne pas abandonner l'espérance des. chrétiens, sera décapité. Je l'ordonne ainsi ».

 

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Après le prononcé de la sentence, Sapricius se hâtait d'aller recevoir la couronne, lorsque, en chemin, Nicéphore, averti, courut à lui, se jeta à ses pieds et dit : « Martyr du Christ, pardonne-moi, j'ai péché contre toi ». Sapricius passa son chemin. Nicéphore prit une rue de traverse et, un peu au delà du lieu de leur première rencontre, tomba de nouveau aux genoux du martyr : « Martyr du Christ, suppliait-il, grâce ! pardon pour l'offense que la faiblesse m'a fait commettre, puisque tu vas être couronné par le Christ que tu n'as pas renié, que tu as confessé au contraire en présence d'un grand nombre ». Sapricius, tout à sa haine, n'eut pas une parole, pas un signe de pardon. Les licteurs qui voyaient cette scène disaient : « En voilà un imbécile ! Jamais cela ne s'est vu. — On va lui couper le cou, qu'as-tu encore à lui demander grâce » ? — « Vous autres, vous ne savez pas ce que je demande de lui, disait Nicéphore, mais Dieu le sait bien. » — Nicéphore suivit jusqu'au lieu de l'exécution, il s'approcha de Sapricius et dit : « Il est écrit : Demandez et on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira ». Sapricius demeura sourd.

A ce moment les licteurs dirent à Sapricius : « A genoux, pour qu'on.te coupe la tête ». — « Pourquoi » ? fit Saprice. — « Parce que tu as refusé de sacrifier aux dieux et méprisé l'édit des empereurs pour demeurer fidèle à un individu nommé Christos ». — « Arrêtez, j'obéis, je sacrifie. »

Nicéphore entendit cela, il cria : « Frère, ne pèche pas, ne renie pas le Seigneur Jésus, ne l'abandonne pas, ne perds pas la couronne obtenue par tant de souffrances ».

Sapricius n'écoutait plus. Voyant cela, Nicéphore se tourna vers les licteurs : « Je suis chrétien, moi, je crois en Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il a renié. Tuez-moi à sa place ». Les licteurs n'osèrent le faire, n'ayant pas

 

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ordre du légat. Nicéphore répétait : « Je suis chrétien, je ne sacrifie pas aux dieux, je n'obéis pas aux empereurs ». Un des licteurs courut faire son rapport au légat : Sapricius promet de sacrifier, mais il y en a un autre qui veut mourir pour Christos, il braille : « Je suis chrétien, je ne sacrifie pas, je n'obéis pas ».

Sur-le-champ le légat porta cette sentence : « S'il ne sacrifie pas aux dieux, comme I'ont commandé les empereurs, qu'on lui coupe la tête ». Ce qui fut fait. Ainsi mourut Nicéphore, qui monta recevoir au ciel la couronne de la foi, de la charité et de l'humilité.

 

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LES ACTES DE SAINT MAXIMILIEN, PRÈS DE CARTHAGE, EN 295.

 

« Sous le consulat de Tusque et Anulin eut lieu en Afrique nn tragique épisode, où paraît la prévention contre le métier des armes, particulière à certains chrétiens de ce pays et inconnue dans le reste de l'Église.

« Bien que, au troisième siècle, les armées se recrutassent surtout de volontaires et que les levées de conscrits fussent rares, la loi imposait aux enfants des vétérans, en compensation des privilèges accordés à ceux-ci, l'obligation de servir. Cette hérédité du service personnel entretenait dans les armées romaines l'esprit militaire, mais pouvait être, pour quelques-uns de ceux qui y étaient soumis, la cause d'une véritable oppression, en violentant leur vocation et leur goût.

« C'est ce que montrent les actes du conscrit Maximilien, dont la sincérité, la grandeur de la foi et le courage ont mérité l'admiration de la postérité chrétienne. Mais on verra difficilement dans son procès un acte de persécution. En ce moment même, comme le lui avait rappelé le proconsul, beaucoup de ses coreligionnaires entouraient les quatre empereurs, faisaient partie de leur cour ou de leur armée. Maximilien n'est pas puni à cause de son culte; on n'essaie pas de lui faire abjurer ses croyances ou de le contraindre à un sacrifice : on l'invite seulement à imiter tant de ses frères qui servent dans les légions. La sentence est prononcée non contre le chrétien, mais contre le réfractaire. Aussi n'entendons-nous personne en dénoncer l'injustice, comme, dans une circonstance toute différente, fera le greffier Cassien. Cependant, à y regarder de prés. les chrétiens auraient eu le droit de se plaindre, si leur foi n'avait mieux aimé suivre dans son vol vers le ciel l'âme candide du jeune Maximilien. En le

 

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condamnant à mort, le proconsul dépassait la mesure. La loi prononçait contre les recrues insoumises un châtiment plus léger. « ceux qui se refusaient au recrutement, dit un jurisconsulte du commencement du troisième siècle, étaient punis autrefois de la servitude, comme traîtres à la liberté!; mais, les conditions du service militaire ayant été changées, on ne prononce plus la peine capitale, parce que les cadres des légions sont le plus souvent remplis par des volontaires. » [Arrius Menander au Dig. XLIX, XVI, 4, § 10.] Quand il fit tomber la tête du conscrit qui, mal renseigné tout ensemble sur les devoirs du chrétien et sur les obligations du soldat, mais animé d'une ardente foi, avait si hardiment confessé Jésus, le proconsul semble avoir cédé à un mouvement de haine religieuse. Il oublia cette maxime de l'auteur cité plus haut : « On doit être indulgent pour le conscrit encore ignorant de la discipline » ; indulgence qu'un autre jurisconsulte étend même au jeune soldat qui a déserté. Maximilien méritait d'être puni, mais n'aurait probablement pas été mis à mort, s'il avait invoqué à l'appui de ses répugnances une autre excuse que le titre de chrétien. Aussi n'a-t-il point usurpé celui de martyr, sous lequel l'honore l'Eglise. » (P. Allard.)

 

RUINART, Act. sinc., p. 309 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des Perséc. t. IV, p. 101 et suiv. [Les actes disent que la comparution eut lieu Theveste in fore. L'indication de Théveste (Tebessa) doit être une faute de copiste, car cette ville était en Numidie où le proconsul n'avait pas de juridiction. (Cf. Mommsen, Dissertations préliminaires au tome VIII du Corpus Inscriptionum latinarum.) Il résulte d'un autre endroit des actes que le lieu de la scène était proche de Carthage, puisque la matrone Pompeiana transporta en litière dans cette dernière ville le corps du martyr.] BOUL. mart. II,104 (108). Voyez CHEVALIER, Répertoire, col. 1549-50.

 

 

LE MARTYRE DE SAINT MAXIMILIEN.

 

Sous le consulat de Tuscus et Anulinus, le 12 mars, là Tébeste, en Numidie], Fabius Victor fut introduit devant le tribunal avec Maximilien. L'avocat du fisc, Pompeianus, prit la parole et dit : Fabius Victor est

 

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présent avec le commissaire de César, Valérianus Quintianus ; je requiers que Maximilien, fils de Victor, conscrit bon pour le service, soit examiné et mesuré.

Le proconsul Dion dit au jeune homme : « Comment t'appelles-tu » ?

Maximilien répondit : « A quoi bon? Je ne puis être enrôlé, je suis chrétien ».

Le proconsul : « Passez-le à la toise ».

Pendant l'opération, Maximilien dit : « Je ne puis servir, je ne puis faire le mal, je suis chrétien ».

Le proconsul : « Mais toisez-le donc ».

Quand ce fut fini, l'appariteur proclama: « Cinq pieds dix pouces ».

Le proconsul : « Qu'on le marque (au fer rouge) ». Maximilien se débattit : « Jamais,... je ne puis pas être soldat ».

Le proconsul : « Il faut servir ou mourir ».

Maximilien. « Servir ! jamais! Coupe-moi la tête, je ne suis pas soldat pour le siècle, je suis soldat de Dieu »

Le proconsul : « Qui t'a mis en tête ces idées » ?

Maximilien : « Ma conscience et l'auteur de ma vocation ».

Le proconsul, s'adressant au père: « Éclaire ton fils ». Victor : « Il sait à quoi s'en tenir, il ne changera pas ».

Le proconsul, à Maximilien : « Sois soldat et reçois la [bulle de plomb à la] marque de l'empereur ».

Maximilien : « Rien. Je porte déjà la marque du Christ mon Dieu ».

Le proconsul : « Je vais t'y envoyer tout de suite, à ton Christ ».

Maximilien : « Je le voudrais bien ; fais vite, là est ma gloire ».

Le proconsul à l'homme préposé au recrutement : « Marque-le ».

 

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Maximilien se débattit : « Je ne reçois point la marque du siècle. Si tu me marques, je briserai la marque, cela ne compte pas. Je suis chrétien, il ne m'est pas permis de porter au cou la bulle de plomb, moi qui porte déjà le signe sacré du Christ Fils du Dieu vivant, que tu ignores, du Christ qui a souffert pour notre salut, et que Dieu a livré à la mort pour nos péchés. C'est lui que nous tous, chrétiens, nous servons, c'est lui que nous suivons, car il est le prince de la vie, l'auteur du salut ».

Le proconsul : « Entre au service, prends la bulle, plutôt que de mourir misérablement. »

— « Moi, je ne meurs pas, mon nom est déjà près de Dieu. Je refuse le service. »

— « Pense à ta jeunesse, sois soldat, les armes conviennent bien à ton âge. »

— « Ma milice est celle de Dieu, je ne puis combattre pour le siècle. Je ne cesse de le redire, je suis chrétien. »

— « Dans la garde de nos maîtres Dioclétien et Maxi-mien, Constance et Valère, servent des soldats chrétiens. »

— « C'est leur affaire. Moi je suis chrétien, et je ne sers pas. »

— « Mais les soldats, quel mal font-ils ? »

— « Tu le sais de reste. »

— « Prends du service, sinon je punirai de mort ton mépris pour le métier. »

— « Je ne mourrai pas ; si je sors du monde, mon âme vivra avec le Christ mon Seigneur. »

— « Biffez son nom. »

Ensuite il s'adressa à Maximilien : « Ton impiété t'a fait refuser le service, tu seras puni en conséquence, cela servira d'exemple ».

Il fit lire la sentence : « Maximilien a refusé par impiété le serment militaire, il sera décapité ».

Maximilien : « Vive Dieu »

 

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Il était âgé de vingt et un ans, trois mois et dix-huit jours.

Pendant le trajet pour aller à la mort, il s'adressait aux chrétiens : « Frères chéris, de toutes vos forces, de tous vos désirs, hâtez-vous afin d'obtenir la vue de Dieu et de mériter une couronne semblable à la mienne ».

Il était radieux. Il se tourna vers son père : « Donne au licteur mon vêtement neuf, celui que tu m'avais préparé pour être soldat. Les fruits de cette bonne oeuvre se multiplieront au centuple. Puissé-je te recevoir au ciel et glorifier Dieu avec toi » !

Presque aussitôt la tête tomba.

Une matrone, nommée Pompeiana, obtint d'emporter le corps, elle le mit dans sa litière, et le conduisit à Carthage, où elle l'enterra non loin du palais, près de saint Cyprien.

Victor, plein de joie, rentra dans sa maison, remerciant Dieu de lui avoir permis d'envoyer un tel présent au ciel, où il ne devait pas tarder à le suivre. Amen.

 

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ACTES DE SAINT MARCEL, CENTURION, A TANGER, EN L'ANNÉE 298.

 

Les préludes de la dernière persécution nous retiennent aux armées où un conscrit, un centurion, un greffier militaire souffrirent vers le même temps, avec un grand nombre d'autres militaires; mais sur ces derniers nous avons des détails moins certains que sur Maximilien, Marcel et Cassien.

Comme nous en avons eu de nos jours encore l'affligeant spectacle, les quelques scélérats qui détenaient le pouvoir entreprirent l'épuration de l'armée. Commencée dans les provinces de Galère, elle s'étendit à celle d'Hercule. La recherche directe des soldats chrétiens laissant trop de part à la camaraderie, les empereurs adoptèrent une mesure radicale. Chaque militaire dut prendre part, les jours de fêtes, aux cérémonies religieuses célébrées dans les camps. Dès lors c'était chaque chrétien qui se dénonçait lui-même : telle fut l'occasion du martyre du centurion Marcel.

 

BOLL. 30/X, Octobre XIII, 274-284. — RUINART, Acta sinc. p. 311 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 133 et suiv. — FLOREZ, Espana sagrada, XXXIV, 336-53, 401407 ; XXXVI, 256-60. - TILLEMONT, Méru., IV, 575-8, 768-70.

 

LES ACTES DE SAINT MARCEL, CENTURION.

 

Dans la ville de Tanger, dont Fortunat était gouverneur, se célébrait alors l'anniversaire de la naissance de Maximien

 

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Hercule. Tous étaient réunis aux sacrifices qui accompagnaient les banquets. Marcel, un des centurions de la légion Trajane, ne voyant dans tes banquets que des assemblées sacrilèges, s'approcha du trophée de drapeaux de la légion devant lequel on offrait les sacrifices, et lança à terre son ceinturon en disant : « Je suis soldat de Jésus-Christ, le roi éternel ». Il lança aussi le cep de vigne, insigne de son grade, ses armes, et ajouta : « A partir de ce jour, je cesse de servir vos empereurs, car je ne veux pas adorer vos dieux de bois et de pierre, sourdes et muettes idoles. Si c'est à cause du métier qu'on nous oblige à faire des sacrifices aux dieux et aux empereurs, je jette avec mépris le cep, le ceinturon, les drapeaux, je ne suis plus soldat ».

Les assistants se regardèrent, ahuris, puis ils arrêtèrent Marcel et on envoya un rapport au commandant. Celui-ci fit écrouer le centurion. Quand toutes les ripailles furent bien finies, Fortunat se fit amener le centurion dans la salle d'honneur.

— « Pourquoi as-tu, contrairement aux règlements, jeté le ceinturon, le cep et le baudrier? »

— « Le 21 juillet, devant le trophée, pendant la célébration de la fête de l'empereur, j'ai dit publiquement que j'étais chrétien et ne pouvais servir que Jésus-Christ, Fils du Dieu tout-puissant. »

— « C'est trop violent pour que j'essaie d'étouffer l'affaire. J'enverrai un rapport aux empereurs et au César. Je ne te punis pas. On va te conduire à mon chef Aurélius Agricola, lieutenant du préfet du prétoire.

Le 30 octobre, le centurion Marcel ayant comparu à Tanger, l'appariteur dit : « Le préfet Fortunatus a renvoyé devant ta puissance Marcel, centurion. Voici son rapport ; si tu l'ordonnes, je le lirai ».

Agricola: « Lis ».

L'appariteur lut : « Fortunatus à Agricola, et le reste.

 

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Ce soldat ayant jeté le ceinturon militaire, s'est déclaré chrétien et a accumulé les blasphèmes contre César. C'est pourquoi nous te l'avons envoyé, et ton Illustration voudra bien nous faire parvenir les ordres qu'elle aura décrétés ».

La lecture faite, Agricola dit : « As-tu prononcé les paroles relatées dans le rapport du préfet » ?

— « Oui. »

« Tu servais comme centurion ordinaire ? »

« Oui. »

« Quelle fureur t'a fait renoncer au serment militaire et parler ainsi ?»

« Il n'y a pas de fureur en ceux qui craignent Dieu.»

« As-tu prononcé toutes les paroles consignées dans le rapport?»

« Oui. »

« As-tu jeté tes armes ? »

—  « Oui. Il ne convenait pas qu'un chrétien qui sert le Seigneur Christ servît dans les milices du siècle. »

— « La conduite de Marcel doit être punie suivant les règlements. » Et il dicta la sentence ; « Marcel, qui servait comme centurion ordinaire, a renoncé publiquement à son serment, a dit qu'il en était souillé et a prononcé d'autres paroles furieuses, relatées dans le rapport du préfet. J'ordonne qu'on lui coupe la tête ».

En marchant au supplice, il dit à Agricola : « Dieu te bénisse ».

Il était digne d'un martyr de quitter ainsi le monde. Presque aussitôt sa tête tomba pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINT CASSIEN, A TANGER, L'AN 298.

 

Ces actes forment en quelque sorte la suite de ceux du centurion Marcel.

 

RUINART, Act. sinc. p. 314. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 137.

 

LES ACTES DE SAINT CASSIEN.

 

Cassien était greffier du vice-préfet du prétoire, Aurélius Agricola ; il était en fonctions lorsque le martyr Marcel fut interrogé devant ce magistrat.

Le 30 octobre, Marcel comparut à Tanger devant Agricola, qui, par de longs discours, une voix tonitruante et tout l'appareil de la justice, s'efforça d'intimider le confesseur. Mais Marcel protesta de sa qualité de soldat du Christ et de l'impossibilité pour lui de rester engagé dans le siècle. Il y avait dans son attitude un air d'autorité tel que le martyr semblait juger son juge. Aurélius s'embrouillait à force d'être furieux.

Cassien, qui recueillait la déposition, était frappé de voir Agricola vaincu par le dévouement du martyr ; quand il entendit le prononcé de l'arrêt qui portait la peine de mort, il fut indigné et lança à terre poinçon et

 

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tablettes. Les appariteurs furent stupéfaits. Marcel souriait; Agricola bondit de son siège, il tremblait de colère, et demanda au greffier ce que ce geste signifiait.

Cassien dit : « Tu as rendu une sentence injuste » .

Pour couper court, le préfet le fit enlever à l'instant et mettre en prison. Marcel avait souri de bonheur, car l'Esprit lui avait fait connaître que Cassien devait être le compagnon de son martyre. En effet, le jour même, objet de l'intérêt universel des habitants, Marcel reçut la couronne. Le 3 décembre, Cassien comparut au lieu où Marcel avait été jugé. Par des réponses pareilles aux siennes et exprimées presque dans les mêmes termes, il méritait le martyre, avec le secours de la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est honneur et gloire, vertu et puissance dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES ACTES DE SAINT SATURNIN, ÉVÊQUE DE TOULOUSE, A TOULOUSE, EN 250.

 

Les Actes des martyrs de la Gaule sont rares, ceux du moins qui appartiennent à l'histoire. L'époque relativement tardive de l'établissement du christianisme dans notre pays explique pourquoi les récits sont si peu nombreux, malgré la prétention des petites vanités locales qui a provoqué toute une littérature à l'aide de laquelle on voulait suppléer, par des traditions sans attache, à des origines absentes. A l'époque de la persécution de Dèce, les Églises gauloises commençaient de sortir de l'obscurité ; nous ne trouvons alors qu'un seul épisode de martyre dans la Gaule. Celui qui en fut victime fut immolé dans une émeute, et non par une application régulière d'un édit dont l'exécution n'était même pas mise en question dans les provinces d'Aquitaine et de la Narbonnaise, où les chrétiens étaient à peu près inconnus. Le fondateur de l'Église de Toulouse fut l'unique victime connue de la persécution dans ce pays; l'état d'organisation encore insuffisante de son Eglise le frustra sans doute quelque temps de l'honneur d'une passion ; ce ne fut qu'environ cinquante ans après sa mort qu'on la rédigea, à l'aide d'un procès-verbal contemporain de l'événement conservé dans « les actes publics ».

 

RUINART, Acta sinc. p. 110. — P.ALLARD, Hist. des perséc., t. II,

p. 302 et les notes. Quant aux autres références, Voy. CHEVALIER, Répertoire, et pour la discussion sur l'apostolicité des Eglises

des Gaules dans LE BLANT, Manuel d'épigraphie chrétienne (Paris, 1869, in-12), p. 96-124. — Supplément aux Acta sincera (Paris, 1882, in-4°), p. 7, note. —. L. DUCHESNE, Les fastes

 

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épiscopaux de la Gaule, t. I, préface. — A. HOUTIN, La controverse de l'apostolicité des Eglises de France au XIXe siècle, 2e édition (Paris, 1901, in-8°). Cf. Analecta bollandiana, t. XIX, p. 354 ; t. XXI, p . 211.

 

LES ACTES DE SAINT SATURNIN.

 

Après l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Soleil de Justice commença à éclairer l'Occident. Peu à peu et progressivement la parole de l'Évangile se répandit par toute la terre, et par une conduite semblable la parole apostolique brilla dans nos régions. On n'y rencontrait encore que de rares églises élevées dans quelques cités gauloises par la piété des fidèles, et partout les temples s'encrassaient de la puante odeur des sacrifices. Il y a cinquante ans de cela — les actes publics en font foi, — sous le consulat de Dèce et Gratus, ainsi qu'on s'en souvient, Toulouse eut pour premier évêque Saturnin, par la foi et la vaillance duquel les oracles des démons cessèrent dans la ville épiscopale. Il dévoila leurs mystères, leur puissance sur les païens, et à mesure que la foi des chrétiens allait grandissant, l'imposture des démons perdait pied. L'évêque était obligé, pour aller à un petit oratoire qu'il avait élevé, de passer devant le Capitole, qui se trouvait sur sa route. Les démons ne purent supporter sa présence, et en leur qualité de simulacres muets, ils accueillirent par le silence les prières sacrilèges et les consultations qu'on leur adressait.

Les prêtres, troublés par cette nouveauté, se concertèrent entre eux pour trouver la raison de ce silence si peu ordinaire. Qui pouvait leur avoir fermé la bouche, au point que ni les prières, ni le sang de taureau et d'autres sacrifices n'obtenaient rien ? Était-ce mauvaise humeur ou absence ?

Nos ennemis leur allèrent dire qu'on voit depuis quelque temps je ne sais quelle nouvelle secte, ennemie de la

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croyance païenne dont elle s'efforce de détruire les dieux. Ceux de cette secte se nomment chrétiens. Ils ont Saturnin pour évêque, lequel passe fréquemment devant le Capitole. Les dieux, consternés sans doute par sa vue, demeurent en silence, et il n'y a qu'un moyen de les apaiser, c'est de le faire mourir. Erreur déplorable, folie aveugle. Voilà qu'ils se laissent dire, bien plus, ils croient qu'un homme fait peur aux dieux, et, pour éviter sa présence, les démons s'exilent de leurs temples et de leurs statues. Mais adorez-le donc cet homme devant qui tremblent les dieux; misérables, vous préférez le tuer; vous ne voyez donc pas que nul plus que lui n'est digne de vos hommages ?

Quoi de plus sot que de craindre ceux qui craignent et de ne craindre pas celui qui se fait craindre de ceux que l'on craint ?

Pendant que tout cela se passait, une grande foule se réunit et prépare le sacrifice d'un taureau, assurée qu'elle apprendra enfin la raison de tout ce qui se passe, et que les dieux, apaisés par un pareil holocauste, reviendront ou répondront. En ce moment, Saturnin passait par là, se rendant à l'assemblée des fidèles (c'était un jour de fête); quelqu'un le reconnut et cria : « Voilà l'ennemi de nos dieux, le porte-enseigne de la nouvelle secte, celui qui dit qu'il faut détruire nos temples, qui appelle nos dieux des démons et dont la présence est cause que nous n'en pouvons plus tirer de réponse. Il vient à propos, vengeons nos dieux et nous-mêmes, mettons-nous-y, qu'il sacrifie ou qu'il meure. »

A ces mots, la foule fait cercle autour de l'évêque resté seul, car le prêtre et les deux diacres qui l'escortaient s'enfuient; le flot roule vers le Capitole. Là, on lui propose de sacrifier; il dit d'une voix claire : «J'adore Dieu, le vrai, le seul ; je lui immole des victimes de louange. Vos dieux à vous sont des démons, ils prennent bien plus

 

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de plaisir au sacrifice de vos âmes qu'à celui de vos bestiaux. Et moi, pourquoi les craindrai-je, puisque c'est eux qui me craignent ? Vous me l'avez dit. »

Ces paroles mettent le comble, le tumulte est indescriptible; le taureau du sacrifice était là, on lui passe un licol dont on laisse pendre un bout et on y attache le vieil évêque par les pieds, puis on pique la bête, qui dégringole du haut du Capitole, traînant l'évêque avec elle.

Dès les premières marches le crâne est brisé, la cervelle répandue, le corps mis en pièces, et le Christ reçoit une âme digne de Dieu, à laquelle il donne des lauriers immortels. Toujours galopant, le taureau traîna le corps sans vie jusqu'à ce que le licol cassa.

Le cadavre demeura sur le sable, on l'y enterra comme on put, étant données les circonstances. Peu de chrétiens de Toulouse osaient, dans la crainte des païens, rendre ce suprême devoir à l'évêque ; deux femmes, triomphant, par la vaillance de leur foi, de la timidité de leur sexe, et plus braves que les hommes, dédaignant, à l'exemple de Saturnin, les tourments qu'elles bravaient, deux femmes donc mirent le corps dans une bière et le descendirent dans une fosse très profonde, songeant moins à lui élever un tombeau qu'à sauvegarder ses restes, dans la crainte que quelques sacrilèges, voyant une tombe honorée, ne la violassent.

 

NOTE DE M. EDM. LE BLANT.

 

(Les actes des martyrs (1882) p. 7.)

 

A propos des mots « sicut in actis publicis continetur », il écrit : « C'est avec toute confiance qu'on peut citer ce dernier texte, bien que, dans un intéressant travail (Origines chrétiennes de la Gaule), M. le chanoine Arbellot en ait récemment contesté l'exactitude. Les mots dont il s'agit appartiennent au célèbre

 

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 passage de la Passio S. Saturnini attestant que, sous le consulat de Decius et de Gratus, c'est-à-dire en l'an 250, saint Saturnin fut le premier évêque de Toulouse : « Ante annos L, sicut actis publicis [continetur], id est Decio et Grato consulibus ». Ce texte, que Grégoire de Tours allègue en énonçant le même fait, porterait, d'après l'observation de M. le chanoine Arbellot, non point ce qu'y a lu Ruinart, mais bien : « Ante annos i subtis plurimis, id est Decio et Grato consessores ». Tels sont bien en effet les mots écrits par le copiste du xe siècle dans le manuscrit n° 11748 de la Bibliothèque nationale (fol. 81 V°), auquel renvoie le savant ecclésiastique ; mais si ce dernier en eût regardé attentivement le texte, il y eût vu que la leçon de Ruinart reproduit une correction interlinéaire contemporaine de la copie. Au-dessus de subtis est écrit d'abord le mot sicut, qui annule sub, puis la syllabe ac, qui complète et restitue actis : la même main a écrit de même publicis, qui efface plurimis, et rétabli enfin le mot consulibus en traçant ulibus au-dessus des sept dernières lettres de consessores.

 

Le texte dès lors présente l'aspect suivant :

 

                                   sicutac publicis

Ante annos L                                    ide sub Decio et Grato

                                   subtis plurimis

 

 

ulibus

. Quant à la majuscule L employée ici comme

consessores

 

numérale, et dans laquelle M. le chanoine Arbellot propose de voir un i, elle se retrouve avec la même forme Z en tête du mot liberalitas de notre manuscrit (première ligne du fol. 78 V°). On ne doit donc rejeter ici ni le témoignage de Grégoire de Tours sur la date de l'épiscopat de saint Saturnin, ni la leçon relevée par Ruinart dans un texte précieux pour notre histoire. »

 

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DEUX MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DE DÈCE, EN ÉGYPTE.

 

Saint JÉRÔME, Vita Pauli, primi eremitu, n. 3.

 

Sous Dèce et Valérien, au temps où Corneille à Rome et Cyprien à Carthage consommèrent leur martyre, une tempête violente dévasta un grand nombre d'Églises de l'Égypte et de la Thébaïde. Les chrétiens eussent souhaité perdre la tête d'un coup d'épée, mais leur malin ennemi préférait les lents supplices, car il désirait détruire les âmes et non les corps. C'est ce que disait Cyprien lui-même : Ceux qui veulent mourir ne viennent pas à bout de se faire tuer. » Je vais rapporter deux traits de cette cruauté.

Un martyr, qui avait survécu au chevalet et aux lames ardentes, fut tout couvert de miel, et exposé en plein soleil, les mains liées derrière le dos, afin que la piqûre des mouches triomphât là où la torture du feu n'avait pas suffi.

L'autre était un adolescent qu'on conduisit dans un parc délicieux parmi des buissons de roses et des touffes de lis, auprès d'un ruisseau dont on entendait le bruissement léger, sous la voûte des arbres dont le vent agitait les feuilles dans une harmonieuse cadence. On le déposa sur un lit de plumes sur lequel on l'attacha avec des liens de soie, puis on le laissa. Quand tout le monde se fut retiré, une fille ravissante entra, qui par ses impures caresses essaya de triompher de ce corps tout frémissant de luxure. Le soldat du Christ ne savait comment se dérober.

 

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Il avait vaincu la souffrance, il était vaincu par le plaisir. Une inspiration du ciel lui vint, il se coupa la langue avec les dents et la cracha à la face de celle qui le tentait, et de la sorte l'atrocité de la douleur étouffa la douceur du plaisir.

 

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LE MARTYRE DE SAINT MARIN, SOUS-CENTURION A CÉSARÉE DE PALESTINE, L'AN 262 (2612)

 

EUSÈBE, Hist. ecclés., VII, 15. — RUINART, Act. sinc., p. 274 et suiv. — TILLEMONT, Mém., t. IV, art. X, sur la perséc. de Valérien. — P. ALLARD, Hist. des perséc., III, 179.

 

Quoique la paix eût été rendue à toutes les Églises, un militaire nommé Marin, sous-centurion, distingué par sa naissance et par son bien, eut néanmoins la tête tranchée à Césarée de Palestine, pour avoir confessé sa foi au Christ. Voici comment. Le cep de vigne, chez les Romains, est un insigne d'honneur qui exprime, chez ceux qui l'ont obtenu, le grade de centurion. Or, un de ces grades était vacant, et Marin, par le rang qu'il occupait, devait y être promu. Mais un concurrent se présenta au tribunal et accusa Marin d'être chrétien et de refuser le sacrifice aux empereurs, en conséquence il ne pouvait être admis à cet honneur; il concluait chue lui-même, au contraire, y avait des droits certains. Etonné de cette dénonciation, le juge, qui se nommait Achéus, interrogea d'abord Marin et lui demanda quelle était sa foi. Puis, le voyant confesser hautement et sans fléchir qu'il était chrétien, il lui donna trois heures pour délibérer.

Marin, à peine sorti du prétoire, rencontra Théotecne, l'évêque de la cité, qui l'aborda, s'entretint longuement avec lui, et, le prenant par la main, le conduisit à l'église. Il le fit entrer jusque dans l'intérieur du sanctuaire, jusqu'au pied de l'autel; alors, entr'ouvrant un peu la

 

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chlamyde du soldat, il lui montra l'épée qu'il portait au côté, et en même temps lui présenta le livre des saints Evangiles, lui disant de choisir. Marin, sans hésiter, étendit la main droite et prit le livre sacré. « Attache-toi donc, lui dit Théotecne, attache-toi à Dieu. Fort de sa puissance, tu obtiendras ce que tu as choisi. Va en paix.

Comme il sortait de l'église, le crieur public, devant les portes du prétoire, l'appelait à comparaître; car le délai venait d'expirer. Il se présenta donc devant le tribunal et renouvela la profession de sa foi avec plus d'empressement que la première fois. C'est pourquoi, sans autre préparation, il fut aussitôt emmené au lieu du supplice, et reçut la couronne du martyre.

Ce fut pour Asturius l'occasion de témoigner la religieuse indépendance de sa foi, par laquelle il s'est illustré. Asturius était un sénateur de Rome, ami des empereurs et très connu de tous par sa noblesse et son opulence, qui avait assisté au supplice du martyr. Quand tout fut fini, malgré la richesse et l'éclat de la robe blanche dont il était vêtu, il prit le corps sur ses épaules et l'emporta. Puis, l'ayant enseveli avec magnificence, il le déposa dans un tombeau digne de sa fortune et de sa foi. Les familiers de cet homme, qui lui ont survécu jusqu'à nos jours, racontent de lui mille autres exemples de vertu.

 

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LE MARTYRE DE LA LÉGION THÉBÉENNE. A AGAUNE, VERS L'AN 286.

 

« Le martyre de la légion thébéenne, au commencement du règne de Dioclétien, est, dit M. Allard, un des faits les plus controversés de l'histoire des persécutions. » Le plus ancien et le plus important des documents qui le rapporte est une lettre de saint Eucher, évêque de Lyon, dans la première moitié du cinquième siècle (435-450). Les arguments apportés de part et d'autre pour et contre la valeur historique de ce récit laissent toujours place à une démonstration définitive, quelles qu'en doivent être les conclusions. C'est de cette incertitude persistante que je me réclame pour insérer à cette place la lettre de l'évêque de Lyon.

 

RUINART, Acta sinc. p. 290. — P. ALLARD, Hist. des perséc.,

t. IV, p. 25 et suiv. ; t. V, Appendice, et toute la bibliographie citée dans les notes de ces deux passages. — STOLLE, Das martyrium der Thebaischen Legion (Breslau, 1890) — Anal. boll. X, 1891, p. 369. — EGLI, dans Theolog. Zts. aus der Schweiz (1892). — BATIFFOL, dans Revue historique, LI, p. 360-4, et Anal. boll. XII (1893), p. 301. — SCHMIDT, Der hl. Mauritius und seine Genossen Luzern. 1894 et Anal. boll. XIII (1894). — BERG, Der hl. Mauricius und die Thebaische Legion (Halle, 1895). — SEPP. Die Passio der thebaischen Legion, dans Ausburger Postzeitung, 1893, 487-488. — A. HIRSCHMANN, Die neueste Litteratur über das Martyrium der thebaischen Legion dans Historisches Jarhbuch, t. XIII, 1892, p. 783-798. — B. KRUSCH, Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici, Hannoverae,1896, in-4°, p. 30.

 

LES ACTES DES MARTYRS D'AGAUNE.

 

Racontons le martyre des saints dont le noble sang a fait la gloire d'Agaune; racontons-le avec le respect de la vérité, qui nous en a conservé l'histoire. Car, au moyen

 

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de relations transmises d'âge en âge, le souvenir de ce fait n'est point encore tombé dans l'oubli ; et si un lieu, une ville qui possède le corps d'un seul martyr en retire un juste titre d'honneur, parce qu'un martyr, c'est un saint qui a sacrifié au Dieu souverain une noble vie, avec quel respect religieux devons-nous honorer Agaune, où tant de milliers de martyrs ont été immolés ! Mais disons quelle fut la cause de ce bienheureux sacrifice.

Sous Maximien, qui partageait avec Dioclétien , et à titre de collègue, l'empire de la république romaine, presque toutes les provinces virent déchirer et massacrer des peuples entiers de martyrs. Car non seulement ce prince se livrait avec une sorte de fureur à l'avarice, à la débauche, à la cruauté, en un mot à tous les vices, mais encore il était passionné pour les rites abominables des gentils, et, dans la rage de son impiété contre le Roi du ciel, il s'était armé pour détruire le nom chrétien. Il envoyait partout à la recherche de ceux qui osaient faire profession de la religion du vrai Dieu et les enlevait pour les traîner au supplice et à la mort. On eût dit qu'il avait fait trêve avec les peuples barbares, afin de tourner toutes ses forces contre la religion. Il y avait alors dans les armées romaines une légion de soldats qu'on appelait les Thébéens. La légion formait un corps de six mille six cents hommes sous les armes. On les avait fait venir du fond de l'Orient pour renforcer l'armée de Maximien. C'étaient des soldats intrépides dans les combats, d'un courage magnanime, d'une foi plus magnanime encore; ils se montraient, avec une noble émulation, pleins de générosité pour l'empereur et de dévouement au Christ : car ils n'avaient point oublié dans les camps le précepte de l'Évangile, rendant fidèlement à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. Comme les autres soldats de l'armée, ils reçurent la

 

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mission de se livrer à la poursuite des chrétiens, et de les amener devant l'empereur. Seuls, ils osèrent refuser de prêter leurs bras à ce ministère de cruauté, et répondirent qu'ils n'obéiraient point à de pareils ordres. Maximien n'était pas loin : fatigué de la route, il s'était arrêté à Octodurum. Quand on vint lui annoncer dans cette ville qu'une légion rebelle à ses ordres avait suspendu sa marche et s'était arrêtée dans les défilés d'Agaune, il s'emporta soudain à un violent accès de fureur. Mais, avant de continuer mon récit, je crois utile de donner ici une exacte description des lieux.

Agaune est à soixante milles environ de la ville de Genève, mais à quatorze milles seulement du commencement de son lac, le lac Léman, que traverse le Rhône. Ce lieu est situé dans une vallée, entre les chaînes des Alpes qui s'étendent jusque-là. On y accède avec difficulté par des sentiers escarpés et étroits; car le Rhône, dans son cours impétueux, laisse à peine, au pied de la montagne, un chemin sur sa rive pour le voyageur. Mais quand une fois, malgré tous ces obstacles, on a franchi les gorges étranglées de ces défilés, tout à coup l'on voit s'ouvrir une vaste plaine que les Alpes environnent de leurs roches sauvages. C'est dans ce lieu que la sainte légion s'était arrêtée.

En apprenant qu'elle refusait d'obéir, Maximien, tout bouillant de colère, comme nous l'avons dit, ordonna qu'elle fût décimée. Il espérait que les autres, sous le Coup de la terreur, céderaient plus facilement aux volontés de leur maître. C'est pourquoi, aussitôt après cette première exécution, il renouvela ses ordres pour contraindre ceux qui restaient à

poursuivre les chrétiens. Dès que ce nouvel arrêt eut été signifié aux Thébéens, et qu'ils eurent appris qu'on voulait les forcer à exercer des persécutions sacrilèges, un grand tumulte s'éleva dans le camp ; tous criaient que jamais ils ne se prêteraient à

 

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ce ministère impie; qu'ils avaient et auraient toujours en abomination les idoles et leur culte infâme; que toujours ils demeureraient fidèles à leur religion sainte et divine; enfin qu'ils n'adoraient que le seul Dieu unique et éternel, résolus à tout souffrir plutôt que de trahir la foi chrétienne. Instruit de cette réponse, Maximien, plus cruel dans ses emportements qu'une bête sauvage, reprend sa fureur; il ordonne qu'on les décime pour la seconde fois, et que l'on contraigne ceux qui restent à se plier à la loi qu'ils ont méprisée. Cet ordre sanguinaire fut donc porté au camp pour la seconde fois ; aussitôt on jeta le sort, et l'on frappa le dixième des restes de la légion. Cependant les autres soldats que le glaive avait épargnés s'exhortaient mutuellement à persévérer dans leur généreuse résolution.

Leur foi trouvait un puissant aiguillon dans le courage de saint Maurice, que la tradition leur donne comme chef, de saint Exupère, intendant du camp, et de Candide, le prévôt des soldats. Maurice les exhortait tous et excitait leur foi en leur montrant l'exemple des martyrs leurs compagnons d'armes ; il leur faisait ambitionner à tous l'honneur de mourir, s'il le fallait, pour le respect des lois divines et de leur serment au Christ ; ils devaient suivre, leur disait-il, les frères qui venaient de les précéder au ciel. Ainsi s'enflamma dans ces bienheureux guerriers une glorieuse passion pour le martyre. Animés donc par leurs chefs, ils envoyèrent une députation à Maximien, qu'agitaient encore les accès d'une fureur insensée. Leur réponse, pleine à la fois de piété et de courage, était ainsi conçue :

« Sire, nous sommes soldats, mais en même temps, et nous le confessons hautement, nous sommes les serviteurs de Dieu. A toi nous devons le service militaire ; à lui l'hommage d'une vie innocente. De toi nous recevons la solde de nos travaux et de nos fatigues ; de lui

 

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nous tenons le bienfait de la vie. C'est pourquoi, sire, nous ne pouvons t'obéir jusqu'à renier le Dieu créateur de toutes choses, notre maître et notre créateur à nom., comme aussi ton créateur et ton maître à toi, que tu veuilles ou non le reconnaître. Ne nous réduis pas à la triste obligation de l'offenser, et tu nous trouveras, comme nous l'avons toujours été, prêts à suivre tous tes ordres. Autrement, sache que nous lui obéirons plutôt qu'à toi. Nous t'offrons nos bras contre l'ennemi, quel qu'il soit, que tu voudras frapper ; mais nous tenons que c'est un crime de les tremper dans le sang des innocents. Ces mains savent combattre contre des ennemis et contre des impies ; elles ne savent point égorger des amis de Dieu et des frères. Nous n'avons pas oublié que c'est pour protéger nos concitoyens, et non pour les frapper, que nous avons pris les armes. Toujours nous avons combattu pour la justice, pour la piété, pour le salut des innocents. Jusqu'ici, au milieu des dangers que nous avons affrontés, nous n'avons pas ambitionné d'autre récompense. Nous avons combattu, par respect pour la foi que nous t'avons promise ; mais comment pourrions-nous la garder, si nous refusions à notre Dieu celle que nous lui avons donnée ? Nos premiers serments, c'est à Dieu que nous les avons faits : et ce n'est qu'en second lieu que nous t'avons juré d'être fidèles. Ne compte pas sur notre fidélité à ces seconds serments si nous venions à violer les premiers. Ce sont des chrétiens que tu ordonnes de rechercher pour les punir ; mais nous voici, nous chrétiens ; tes voeux sont satisfaits, et tu n'as plus besoin d'en chercher d'autres ; tu as en nous des hommes qui confessent Dieu le Père, l'auteur de toutes choses, et qui croient en Jésus-Christ son Fils comme en un Dieu. Nous avons vu tomber sous le glaive les compagnons de nos travaux et de nos dangers, et leur sang a rejailli jusque sur nous. Cependant nous n'avons point pleuré la mort, le cruel

 

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massacre de ces bienheureux frères ; nous n'avons pas même plaint leur sort ; au contraire, nous les avons félicités de leur bonheur, nous avons accompagné leur sacrifice des élans de notre joie, parce qu'ils ont été trouvés dignes de souffrir pour leur Seigneur et leur Dieu. Quant à nous, nous ne sommes pas des rebelles que l'impérieuse nécessité de vivre a jetés dans la révolte ; nous ne sommes pas armés contre toi par le désespoir, toujours si puissant dans le danger. Nous avons des armes en main, et nous ne résistons pas. Nous aimons mieux mourir que donner la mort, périr innocents que vivre coupables. Si vous faites encore des lois contre nous, s'il vous reste de nouveaux ordres à donner, de nouvelles sentences à prononcer, le feu, la torture, le fer ne nous effraient pas ; nous sommes prêts à mourir. Nous confessons hautement que nous sommes chrétiens, et que nous ne pouvons pas persécuter des chrétiens.»

En recevant cette réponse, Maximien comprit qu'il avait à lutter contre des coeurs inflexibles dans la foi du Christ. C'est pourquoi, désespérant de triompher de leur généreuse constance, il résolut de faire périr d'un seul coup la légion tout entière. De nombreux bataillons de soldats reçurent l'ordre de l'entourer pour la massacrer. Arrivés devant la bienheureuse légion, les impies qu'envoyait l'empereur tirèrent leurs glaives contre ces milliers de saints que l'amour de la vie n'avait point fait fuir devant la mort. Le fer les moissonnait dans tous les rangs, et il ne leur échappait pas une plainte, pas un murmure.

Ils avaient déposé leurs armes ; les uns tendaient le cou, les autres présentaient la gorge à leurs persécuteurs; tous offraient aux bourreaux un corps sans défense. Malgré leur nombre et leur puissante armure, ils ne se laissèrent point aller au désir de faire triompher la justice de leur cause par le fer. Une seule pensée les animait :

 

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le Dieu qu'ils confessaient s'était laissé traîner à la mort sans un murmure ; comme un agneau, il n'avait point ouvert la bouche. Eux de même, les brebis du Seigneur, ils se laissèrent déchirer par des loups furieux. La terre fut couverte des cadavres de ces saintes victimes, et leur noble sang y coulait en longs ruisseaux. Jamais, en dehors des combats, la rage d'un barbare entassa-t-elle tant de débris humains ? Jamais la cruauté frappa-t-elle par une seule sentence tant de victimes à la fois, même en punissant des scélérats ? Pour eux, ils étaient punis malgré leur innocence et leur multitude, quoique souvent on laisse des crimes sans vengeance, à cause du grand nombre des coupables. Ainsi l'odieuse cruauté d'un tyran sacrifia tout un peuple de saints, qui dédaignaient les biens de cette vie présente dans l'espérance du bonheur futur. Ainsi périt cette légion vraiment digne des anges. C'est pour cela que notre foi nous les montre aujourd'hui réunis aux légions des anges, et chantant éternellement avec eux dans le ciel le Seigneur, le Dieu des armées.

Quant au martyr Victor, il ne faisait pas partie de cette légion ; il n'était même plus soldat, ayant obtenu, après de longs services, son congé de vétéran. Mais dans un voyage qu'il faisait, il tomba, sans le savoir, au milieu des bourreaux qui, joyeux de leur butin, se livraient aux orgies d'un grand festin. Ils l'invitèrent à partager avec eux les joies de la fête. Quand il eut appris de ces malheureux, dans l'exaltation de l'ivresse, la cause qui les réunissait, il repoussa avec horreur et mépris le festin et les convives. On lui demanda alors s'il était chrétien; à peine eut-il répondu qu'il l'était et le serait toujours, que tout aussitôt on se jeta sur lui et on le massacra. Ainsi frappé au même lieu que les autres martyrs, il partagea leur mort et leurs honneurs. De ce grand nombre de saints, quatre noms seulement nous sont

 

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connus : Maurice, Exupère, Candide et Victor. La tradition indique Solodorum comme le lieu de leur exécution. Solodorum est un château fort sur les rives de l'Arula, non loin du Rhin.

 

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LES ACTES DES SAINTS DIDYME ET THÉODORA, A ALEXANDRIE, L'AN 303.

 

Ces Actes sont, pour le commencement et la fin, extraits mot à mot des registres du greffe ; le reste est tout à fait digne de créance.

Combien le trait le plus touchant de l’antiquité païenne est loin de la beauté de celui-ci ! Le généreux dévouement d'Oreste et de Pylade leur était dicté par l’amitié ; la douleur de se survivre les y entraînait. Ici, ce n'est point le moi humain, ni sa dualité plus humaine encore, c'est l'ardente et libre charité, fruit de la régénération et de la grâce. » (Mme Swetchine, Sa vie et ses oeuvres t. I, p. 181.)

 

BOLL.., 28/IV, April., III, 572. — RUINART, Acta sinc., p. 425 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des persécutions, t. IV, p. 346 et suiv. — Cf. CHEVALIER, POTTHAST, et CORNEILLE., Theodor., act. III, scène 3.

 

 

LES ACTES DES SAINTS DIDYME ET TITÉODORA

 

A Alexandrie, Procule ouvrit l'audience par ces mots: « Qu'on amène la vierge Théodora. »

Un huissier : « La voici. »

Procule : « De quelle condition es-tu

— Je suis chrétienne.

— Es-tu libre ou esclave ?

— Je te répète que je suis chrétienne : en venant sur la terre, le Christ m'a rendue libre ; au reste, mes parents sont nobles. »

Procule : « Faites venir le curateur de la cité » ; et quand il fut arrivé : « Que sais-tu sur cette jeune fille ? »

Lucius, le curateur, répondit : « Elle est libre, noble et de naissance illustre, la famille est fort honorable. »

Procule reprit: « Si tu es libre, pourquoi ne veux-tu pas te marier?

*      Pour l'amour du Christ.

 

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— En s'incarnant, il nous a délivrés de la corruption et nous a mérité la vie éternelle. J'ai embrassé sa foi, je crois qu'il est bon de demeurer vierge.

— Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent à choisir, ou un sacrifice, ou le déshonneur.

— Je pense que tu n'ignores pas ceci : Dieu voit nos coeurs et considère en nous une seule chose, la volonté de demeurer chastes. Si donc tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai point de faute volontaire, je souffrirai violence. Je suis prête à livrer mon corps, sur lequel pouvoir t'a été donné, mais Dieu seul a pouvoir sur mon âme.

— Je connais la noblesse de ta naissance, ta beauté me touche, tu me fais pitié. Ainsi donc ne me méprise pas, car, par tous les dieux, tu n'as rien à y gagner. Je te le répète, les empereurs prescrivent pour les vierges le sacrifice ou la prostitution.

— Et moi, je te répète que Dieu ne considère que notre volonté. Il voit toutes nos pensées et les pénètre d'avance. Si donc je suis violée, je resterai pure. De même, si tu coupes ma tête, ma main, mon pied, si tu déchires tout mon corps, ce sera violence subie, mais non consentie. Ma volonté est de rester constamment fidèle à Dieu, car il a attaché ses promesses à mon voeu. La virginité et le martyre lui sont agréables. Lui, le Seigneur, sait bien nous donner sa grâce comme il l'entend. »

Procule l'interrompit : « Songe à ne pas couvrir ta famille de honte, à lui être un éternel opprobre, puisque, comme on l'a déposé, tu es de famille noble.

 

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— Avant tout rien ne m'empêchera de confesser Jésus-Christ, de qui je tiens la vraie liberté et la vraie noblesse; il sait bien comment il sauvera sa colombe.

— Pourquoi cette folie d'aller croire à un individu crucifié ? Penses-tu sortir sans tache de la maison publique? Tu es folle, tout le monde le dit.

— Je crois au Christ qui a souffert sous Ponce-Pilate; il me délivrera des mains de mes ennemis; si je persévère dans la foi, il me gardera sans tache, aussi je ne renie pas.

— Je t'ai laissé dire jusque maintenant et je t'ai épargné la torture ; si tu continues à désobéir, tu seras traitée en esclave. En faisant sur toi un exemple, les autres femmes réfléchiront.

— Je suis prête à livrer mon corps, sur lequel tu peux tout ; quant à mon âme, elle est à Dieu.

— Donnez-lui des soufflets et dites : Assez de folie, viens et sacrifie.

— Par le saint nom de Dieu, je ne sacrifie pas ; le Seigneur est mon appui. Je n'adore pas les démons.

— Folle, va, tu m'as réduit à te maltraiter malgré ta noblesse, et cela devant toute cette foule qui n'attend que ta condamnation.

— Est-ce une folie de confesser le Seigneur? Ce que tu appelles une injure sera ma gloire et mon bonheur à jamais.

— En voilà assez : je vais me conformer aux ordres des empereurs. J'ai patienté, espérant te désabuser, une plus longue indulgence serait infidélité de ma part.

— Bon ; ta crainte et ton empressement à exécuter les ordres des empereurs te feront comprendre pourquoi je m'empresse, de mon côté, de rendre à Dieu ce que je lui dois en refusant de le renier; moi aussi je crains de déplaire au Roi véritable.

— Tu méprises les ordres impériaux, tu me prends

 

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pour un fou. Attends que je ne te l'apprenne à tes dépens. Je te laisse un délai de trois jours : si tu t'obstines, on te mènera dans une maison de débauche, cela corrigera les autres femmes.

— Crois-tu qu'après trois jours, Dieu, qui est éternel, ne sera plus là pour me protéger ? Il ne permettra pas que je sois séparée de lui ; je te livre mon corps, car ces trois jours je les tiens déjà comme écoulés. A ton aise. Je réclame seulement d'être à l'abri de toute violence jusqu'après le prononcé de la sentence. »

Trois jours plus tard, Procule fit amener Théodora à l'audience :

« Si tu es corrigée, sacrifie et retire-toi ; sinon, tu seras prostituée.

— Je l'ai dit et je le répète, le Christ a promis de récompenser et de préserver la chasteté, il m'a accordé la virginité et lé martyre, il saura sauver la brebis fidèle.

— Par tous les dieux ! la crainte des empereurs m'oblige à porter la sentence, la retarder serait désobéir. Tu as cherché la prostitution, tu l'auras, puisque tu refuses de sacrifier. On verra bien s'il te garde, ton Christ, pour qui tu t'obstines.

— Dieu, qui connaît les secrets des coeurs et l'avenir, qui m'a gardée sans tache jusqu'à ce jour, saura bien me défendre contre les hommes immondes qui voudraient outrager sa servante. »

On conduisit Théodora dans une maison de prostitution.

En franchissant le seuil, elle leva les yeux au ciel : « Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dit-elle, aidez-moi et délivrez-moi du péril où je suis. Vous qui avez secouru Pierre dans sa prison et l'en avez tiré sans qu'il reçût aucun mal, tirez-moi d'ici sans avoir perdu ma pureté, afin que tous voient que je suis votre servante. »

Une foule nombreuse assiégeait la porte, pareille à

 

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une bande de loups affamés se disputant à qui outragerait le premier la brebis de Dieu, comme des vautours qui vont se jeter sur une colombe.

Notre-Seigneur y pourvut.

Ce fut un chrétien, un soldat, qui, vrai scélérat, entra le premier.

Théodora, voyant un homme, fit en courant le tour de la chambre et se blottit dans un coin.

L'homme dit : «Je ne suis pas ce que tu crois. Le loup est un agneau. Ce vêtement qui t'effraye est un déguisement. Je suis ton frère dans la foi et dans la volonté de servir Dieu. J'ai pris le costume des serviteurs du démon afin de te sauver. Je suis venu pour chercher et délivrer le trésor de mon Dieu, car tu es la servante fidèle et la colombe chérie du Seigneur. Changeons d'habits, et sors d'ici, à la garde de Dieu. Ne crains rien, je n'ai pas oublié la parole de l'Apôtre : Soyez comme moi.»

Théodora revêtit le costume militaire, se coiffa d'un chapeau à larges bords que Didyme avait apporté, comme pour se mieux cacher en sortant. Il conseilla à la vierge de sortir les yeux baissés, de ne parler à personne, mais de marcher vers Celui qui est la véritable porte par laquelle ceux qui entrent sont sauvés. Elle sortit donc, élevant ses ailes comme un petit oiseau tiré des serres du vautour.

Son libérateur demeura seul, couvert du voile de la vierge, ceint de sa ceinture. Il était assis.

Après quelque temps, un autre débauché entra dans la chambre et trouva un homme au lieu d'une vierge ; il en fut stupéfait. « Ah ça, Jésus change donc les femmes en hommes? Celui qui était entré est cependant sorti. » Il éleva la voix : « Qui est assis là ? Où est passée la fille ? L'on m'avait dit que Jésus change l'eau en vin, je croyais que c'était une fable : voilà bien plus fort, une femme

 

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changée en homme ; eh ! mais, il va me changer en femme, moi. »

Le libérateur de Théodora lui dit : « Dieu n'a rien changé, mais il a béni la femme et moi-même. Votre proie vous a échappé, prenez donc ce qui vous reste. Ma récompense sera double, sauveur d'une vierge, soldat du Christ. »

L'homme alla faire son rapport au juge, qui se fit amener le chrétien.

On procéda à l'interrogatoire.

« Ton nom ?

— Didyme. »

Le proconsul : « Qui t'a envoyé pour faire ce que tu as fait ?

— Dieu m'a inspiré ce dessein.

— Confesse tout, avant que j'aie recours aux tortures. Où est Théodora ?

— Par Jésus-Christ Fils de Dieu, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'elle est fidèle à Dieu, et qu'après avoir confessé le Christ, elle est demeurée pure; car le Seigneur l'a préservée de toute souillure. Ce n'est pas à moi que j'attribue ce qui s'est fait, mais à Dieu, qui a récompensé sa foi, comme tu le sais toi-même, quoique tu ne veuilles pas l'avouer.

— Quelle est ta condition ?

— Je suis chrétien : le Christ m'a rendu libre.

— On te fera subir un double supplice : l'un à cause de ta foi, l'autre à cause de ton audace.

— Je te supplie de faire sans retard ce qui t'est commandé par les empereurs.

— Par les dieux, si tu ne sacrifies, tu vas subir un double supplice, et pour ton refus d'obéissance, et pour le coup que tu as osé faire.

— « Je veux te montrer que je suis vraiment le soldat de Dieu, et que je suis prêt à souffrir pour ma foi. C'est

 

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pour cela que j'ai résolu et de sauver l'honneur de cette vierge, et de confesser publiquement la foi ; tant que je conserverai cette foi, les tourments ne pourront me nuire. Fais vite, car je ne sacrifierai pas aux démons, quand même tu me ferais brûler.

— A cause de ton audace on te coupera la tête, et parce que tu n'as pas obéi aux ordres de nos maîtres les empereurs, le reste de ton corps sera brûlé. »

Didyme répondit : « Soyez béni, ô Dieu, Père de mon Seigneur Jésus-Christ, qui avez daigné bénir et faire réussir ma résolution. Vous avez sauvé votre servante Théodora, et par cette double sentence rendue contre moi, vous m'avez assuré une double couronne. »

Le jugement ayant donc été rendu, on lui trancha la tête et on brûla son corps. Il consomma ainsi son martyre, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est honneur, gloire et puissance dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

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LES ACTES DES SAINTS CLAUDE, ASTÈRE ET NÉON ET DES SAINTES DOMNINE ET THÉONILLE, A ÉGÉE, EN CILICIE, L'AN 303.

 

L'avènement de Constantin procura dans les chrétientés de la Gaule une paix que l'Orient devait attendre pendant de longues années encore. Les provinces de l'Auguste et du César étaient le théâtre de scènes atroces. Les saints dont on va donner les actes ont souffert le martyre en Cilicie, province appartenant à Maximin. C'étaient trois jeunes hommes dénoncés par leur marâtre. Aussitôt après, une vierge et une veuve furent condamnées à mort.

Ces actes, dit Tillemont, sont « des actes proconsulaires, c'est-à-dire tirés du greffe, où l'on rapporte les propres paroles du juge et des accusés telles qu'elles étaient prononcées. Ainsi il n'y a rien de plus authentique et de plus certain que ces sortes d'actes ».

Baronius et D. Ruinart plaçaient ce martyre en 285. Mais cette date a été abandonnée pour l'année 303.

 

BOLL., 23/VIII. Aug. IV, 567-572. — RUINART, Acta sinc. 278 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., V, p. 68 et suiv. — [BARON. RUIN., 285 ; PREVSCHEN?, KRÜGER (warhrscheinlich, 303, nicht 285) ; VAN DEN GREYN, 303 ; P. ALLARD, 306].

 

LE MARTYRE DES SAINTS CLAUDE, ASTÉRE ET NÉON, ET DES SAINTES DOMNINE ET THÉONILLE.

 

Lysias, préfet de Cilicie, siégeant sur son tribunal, dans la ville d'Égée, dit : « Qu'on amène les chrétiens qui ont été livrés aux curiales de la cité. »

 

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Le greffier Eustache : « Selon tes ordres, Seigneur, les curiales te présentent ce qu'ils ont pu saisir, trois jeunes gens, deux femmes et un petit enfant. L'un d'eux est debout en présence de ton Illustration. Qu'ordonne de lui ta Noblesse? »

Lysias : « Comment t'appelles-tu? »

L'accusé : « Claude. »

Lysias : « Ne perds pas follement ta jeunesse. Viens, sacrifie aux dieux, conformément aux ordres de l'Auguste, notre seigneur, afin d'échapper aux tourments qui te sont préparés. »

Claude : « Mon Dieu n'a que faire de tels sacrifices, il veut les aumônes et une vie pure. Vos dieux sont d'infects démons : c'est pourquoi ils se plaisent à ces sacrifices, et perdent les âmes de leurs adorateurs ; mais tu ne me persuaderas pas de les honorer. »

Lysias ordonna de le lier pour le faire battre de verges : « Je n'ai pas d'autre manière de triompher de sa folie », dit-il.

Claude : « Tes supplices, fussent-ils encore plus cruels, ne sauraient me faire de mal ; mais toi, tu prépares à ton âme d'éternels tourments. »

Lysias : « Nos seigneurs les empereurs ont ordonné que tous les chrétiens sacrifient aux dieux : ceux qui refuseront seront punis, ceux qui obéiront seront récompensés par des honneurs et des présents, »

Claude : « Vos récompenses durent peu, la confession du Christ est le salut éternel. »

Lysias le fit suspendre sur le chevalet, on lui mit du feu sous les pieds, puis on arracha la chair de ses talons et on la lui présenta.

Claude dit : « A ceux qui craignent . Dieu, ni le feu ni les tourments ne peuvent nuire ; au contraire, ils leur procureront le salut éternel, puisque ces choses auront été souffertes pour le Christ. »

 

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Lysias le fit alors déchirer avec des ongles de fer.

Claude : « Je veux te faire voir que tu es partisan des démons. Tes supplices ne pourront me nuire, et tu prépares pour ton âme un feu qui ne s'éteindra plus. »

Lysias : « Prenez des tessons de pots très aigus et râclez-lui les côtes, ensuite approchez des torches ardentes de ses plaies. »

Quand ce fut fini, Claude dit : « Ce feu, ces tortures sauveront mon âme ; souffrir pour Dieu m'est un gain, mourir pour le Christ m'est un trésor. »

Lysias, rageur, le fit détacher du chevalet et emporter à la prison.

Eustathe, le greffier, dit au préfet : « Seigneur, sur ton ordre j'ai amené le second des trois frères. »

Lysias dit : « Tu as vu le sort des désobéissants, écoute-moi donc et sacrifie. »

Astère : « Il n'y a qu'un Dieu, lui seul doit venir un jour; il est au ciel, d'où il protège les humbles. Mes parents m'ont appris à l'adorer et à l'aimer. Quant aux dieux que tu honores, je ne les connais pas. Ta religion n'est pas la vérité, mais pure invention pour la perte de tous ceux qui la reçoivent. »

Lysias le fit mettre au chevalet : « Qu'on lui laboure les côtes, tandis que le bourreau répétera : Crois donc et sacrifie. »

Astère : « Je suis le frère de celui que tu interrogeais tout à l'heure. Nous avons une même âme, une même foi. Fais ce que tu peux : tu es maître de mon corps, non de mon âme. »

Lysias : « Prenez les tenailles, attachez-lui les pieds, et qu'il sente la souffrance jusque dans l'âme.

— Pauvre fou ! pourquoi me tourmentes-tu ? Ne songes-tu pas au compte que tu en devras rendre à Dieu? »

On lui mit les pieds dans la braise enflammée, tandis

 

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qu'on le fouettait sur le dos et sur le ventre â coups de nerfs de boeuf.

Quand ce fut fini, Astère dit : « Aveugle, va ! Tiens, fais-moi cette grâce, ne laisse aucune partie de mon corps sans blessure. »

Lysias : « Qu'on le garde avec les autres. »

Le greffier : « Voici le troisième frère, Néon. »

Lysias : « Viens, mon enfant, sacrifie, afin de n'être pas torturé. »

Néon : « Si tes dieux ont quelque pouvoir, qu'ils nous punissent sans ton aide. Mais tu ne vaux pas mieux qu'eux, et moi je vaux mieux qu'eux et mieux que toi, car je ne vous obéis pas et ne reconnais qu'un Dieu qui a fait le ciel et la terre. »

Lysias : « Souffletez-le en lui répétant : Ne blasphème pas les dieux. »

Néon : « Je ne blasphème pas, puisque je dis la vérité. »

Lysias : « Qu'on le disloque, qu'on lui plonge les pieds dans la braise, et qu'on lui déchire le dos à coups de lanière. »

Quand ce fut fini, Néon dit : « Ce que tu fais est utile pour mon âme. Mais je ne changerai pas de résolution. »

Lysias rendit la sentence : « Que les trois frères soient conduits hors de la ville, sous la surveillance du greffier Eustathe et du bourreau Archelaüs, et là, qu'ils soient crucifiés et leurs corps abandonnés aux oiseaux. »

Le greffier : « Selon l'ordre de ton Illustration. Voici Domnine. »

Lysias : « Tu vois, femme, les tortures et le feu qui te sont préparés. Si tu veux y échapper, approche et sacrifie. »

Domnine : « Pour fuir le feu éternel et les tortures sans fin, j'adore Dieu et son Christ, qui a fait le ciel, la terre

 

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et tout ce qu'ils contiennent. Vos dieux sont de pierre et de bois, ouvrages de la main des hommes. »

Lysias : « Enlève-lui ses vêtements, étends-la nue, et frappe de verges tous ses membres. »

Archelaüs, le bourreau, dit : « Par ta Sublimité, elle est morte. »

Lysias : « Qu'on la jette à la rivière. »

Le greffier : « Voici Théonille. »

Lysias dit : « Femme, tu vois le feu et les tortures préparés à ceux qui osent désobéir. Approche, rends honneur aux dieux, sacrifie, afin d'éviter la souffrance.

— Je crains le feu éternel qui peut perdre l'âme et le corps, de ceux-là surtout qui ont abandonné Dieu pour les idoles et les démons. »

Lysias : « Donnez-lui des soufflets !... Jetez-la à terre !... liez les pieds !... torturez-la.

— N'as-tu pas honte de torturer ainsi une femme de naissance libre, une étrangère? Dieu voit ce que tu fais.

— Suspendez-la par les cheveux et souffletez-la.

— N'était-ce pas assez de m'avoir exposée nue ? Ce n'est pas moi seule que tu outrages, c'est ta femme et ta mère. Elles sont femmes tout comme moi. »

Lysias : « As-tu un mari, ou es-tu veuve ?

— Il y a aujourd'hui vingt-trois ans que je suis veuve, et à cause de mon Dieu, je suis demeurée telle, persévérant dans le jeûne et dans la prière, depuis que j'ai abandonné les idoles et connu Dieu. »

Lysias : « Rasez-lui la tête et qu'elle apprenne enfin à rougir; ensuite entourez-la de ronces sauvages, attachez-lui les mains et les pieds à quatre poteaux, puis prenez des courroies et frappez non seulement son dos, mais tout son corps. Posez-lui de la braise sur le ventre et qu'elle meure ainsi. »

Le greffier et Archelaüs le bourreau dirent : « Seigneur elle est morte. »

 

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Lysias : « Mettez son cadavre dans un sac, fermez-le bien, et jetez-le à l'eau. »

Le greffier et le bourreau vinrent dire : « Les ordres donnés par ton Éminence au sujet des cadavres sont exécutés »

Le martyre de ces saints a été consommé dans la ville d'Égée, sous l'administration de Lysias, le dix des calendes de septembre, et le consulat d'Auguste et Aristobule.

A Dieu la gloire et l'honneur de leurs combats et de leur triomphe.

 

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PASSION DE SAINT PROCOPE, A CÉSARÉE DE PALESTINE, LE 7 JUILLET 303

 

La ville de Césarée de Palestine reçut pendant la persécution un grand nombre de membres appartenant à tous les rangs de la hiérarchie et amenés de tous les points de la province. Parmi eux se trouvait le lecteur Procope, de l'Eglise de Scythopolis, dont Eusèbe a dit quelques mots dans son livre sur les martyrs de Palestine, et dont les actes complets faisaient partie du recueil original d'Eusèbe. Ces actes sont certainement contemporains.

 

BOLL., Act. SS., 8/VII, Julii II, 551-576. — RUINART, Acta sinc., p. 372 et suiv. — P. ALLARD; Hist. des perséc., t. IV, p. 230 et suiv. [Cf. la bibliographie du livre d'Eusèbe t Sur les martyrs de Palestine.]

 

LES ACTES DU MARTYRE DE SAINT PROCOPE.

 

Procope fut le premier des martyrs de Palestine. C'était un homme d'une grâce toute céleste. Dès sa première enfance jusqu'au martyre il avait recherché toute sa vie la chasteté et toutes les vertus. Son corps était tellement émacié qu'on l'eût cru sans vie ; mais son âme si vaillante sous l'action des paroles divines qu'on eût pensé qu'elle soutenait seule la vie du corps. Il vivait de pain et d'eau, encore ne mangeait-il que tous les deux ou trois jours, quelquefois même une fois par semaine. Sa contemplation se prolongeait jour et nuit.

Toute son étude était celle des Livres saints. En dehors de là il savait peu. Né à Jérusalem, il s'était fixé à

 

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Scythopolis, où il remplissait l'office de lecteur, d'exorciste et de traducteur officiel des Écritures, ce qu'il faisait en récitant au peuple en langue vulgaire le passage des Livres saints lu en grec dans la liturgie.

Transféré avec ses collègues de Scythopolis à Césarée, il fut pris à la porte de la ville et conduit directement devant le gouverneur Flavien, qui lui commanda de sacrifier aux dieux : « Il n'y a pas plusieurs dieux, mais un seul, créateur de toutes choses. »

Le gouverneur, touché, se contenta de la réponse et chercha autre chose; il demanda à Procope d'offrir de l'encens aux empereurs.

« Écoute, dit Procope, ce vers d'Homère :

 

Il n'est pas bon d'avoir tant de maîtres

Qu'il y ait un seul seigneur, un seul roi. »

 

A ces paroles, le juge crut voir quelque intention désobligeante pour les empereurs et prononça la peine de mort. Ainsi Procope pénétra dans la gloire. On était au 7 du mois de juillet, le jour des Nones, comme disent les Latins, de la première année de la persécution.

Ce fut le premier martyre à Césarée. Jésus-Christ règne. A Lui soit honneur et gloire dans tous les siècles. Amen.

 

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LES ACTES DE SAINT FÉLIX, ÉVÊQUE DE TIBIUCA, A VENOUSE, LE 30 AOUT 303.

 

La persécution ,de Dioclétien inaugura une guerre nouvelle contre l'Eglise; elle s'attaqua non seulement aux hommes et aux édifices, mais encore aux Livres saints et aux archives entières des églises. Celtes-ci étaient généralement bien pourvues de cette partie du mobilier liturgique. Dans la province d'Afrique principalement, où la lecture des actes des martyrs obtenait une place importante dans le culte, les recueils étaient nombreux et tenus à jour quand l'édit fut publié, un certain nombre d'évêques ou de clercs consentirent à livrer leurs archives, d'autres les refusèrent et moururent pour les sauver. Félix, évêque de Tibiuca, fut au nombre de ces derniers. Ses actes sont parfaitement authentiques.

 

BOLL., Act. SS., 14/I Janv. II, 233. — RUINART, p. 375. — BALUZE, Miscellanea (1679), II, 77-81. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 208 et suiv. — V. DE BUCK, Passio S. Felicis ep. Tub. (1860), 66 pp. — TILLEMONT, Mém., V, 202-5, 665-8.

 

LES ACTES DE SAINT FÉLIX.

 

Dioclétien était consul pour la huitième fois, et Maximien pour la septième. Un édit des empereurs et des Césars fut promulgué dans le monde entier, prescrivant partout aux gouverneurs et aux magistrats de retirer des mains des évêques et des prêtres les livres saints qu'ils détenaient. L'édit fut affiché à Tibiuca le 5 juin. Le jour même, Magnilianus, curateur de la cité, cita devant lui les anciens du peuple chrétien.

 

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Précisément l'évêque Félix s'était rendu ce jour-là à Carthage. On amena donc le prêtre Aper, les lecteurs Cyr et Vital.

Magnilianus leur dit : « Avez-vous les livres saints? »

Aper : « Oui! »

Magnilianus : « Donnez-les, qu'on les brûle. »

Aper : « Ils sont chez l'évêque. »

Magnilianus : « Où est-il ? »

Aper : « Je n'en sais rien. »

Magnilianus : « Vous serez détenus jusqu'à votre comparution devant le proconsul Anulinus. »

Félix rentra le lendemain à Tibiuca.

Magnilianus le fit citer et lui dit :

« Évêque, donne les livres et les archives que tu possèdes. »

Félix : « Je les ai, mais je ne les donnerai pas. »

Magnilianus : « L'édit des empereurs vaut plus que tes paroles. Donne ces livres, qu'on les brûle. »

Félix : « Mieux vaut me brûler moi-même que les divines Écritures ; il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. »

Magnilianus : « D'abord l'édit des empereurs. »

Félix : « D'abord le commandement de Dieu. »

Magnilianus : « Réfléchis. »

Trois jours après, Félix fut cité.

Magnilianus : « As-tu réfléchi? »

Félix : « Je n'ai qu'à renouveler ma réponse que je ferai encore devant le proconsul. »

Magnilianus : « Eh bien, tu iras au proconsul, tu t'expliqueras avec lui. »

On désigna pour l'y conduire Vincentius Celsinus, décurion de Tibiuca.

Félix quitta Tibiuca le 24 juin ; il était enchaîné, il arriva le jour même dans la capitale de la province et fut conduit à la prison.

Le lendemain, au petit jour, on le mena au proconsul, qui lui dit :

« Pourquoi ne livres-tu pas tes vaines Écritures ? » Félix : « Je les ai et je les garde. »

Anulinus le fit mettre au cachot souterrain. Après seize jours, on l'en tira, toujours enchaîné : il était dix heures du soir.

Anulinus : « Pourquoi ne donnes-tu pas les Écritures ? »

Félix : « Je ne les donnerai pas. »

Le 25 juillet, Anulinus rendit une sentence qui renvoyait Félix au tribunal de Maximin ; en attendant le départ, Félix fut reconduit en prison et mis aux fers ; il partit neuf jours après.

On l'embarqua avec ses chaînes et on le mit à fond de cale ; il y demeura quatre jours, piétiné par les chevaux, privé de tout aliment; il était encore à jeun quand le bateau fit escale à Agrigente, où les chrétiens vinrent le visiter. On alla de là à Catane, où il fut accueilli avec une égale vénération, puis à Messine, enfin à Taurominium, où il fut reçu comme dans les autres escales. Le bateau louvoya le long des rivages de la Grande Grèce. On débarqua enfin à Rulo, petit port de la Lucanie, d'où Félix fut conduit à Venouse, dans l'Apulie, au pied de l'Apennin.

Le préfet du prétoire d'Italie fit enlever les chaînes et dit à Félix : « Pourquoi ne donnes-tu pas les Ecritures du Seigneur ? ne les aurais-tu pas ? »

Félix : « Je les ai, mais je ne les donne pas. »

Le préfet : « Qu'on lui coupe la tête. »

Félix : « Grâces à vous, mon Dieu, qui avez daigné me délivrer. »

On le conduisit au lieu de l’exécution. C'était le 30 août ; la lune était rouge comme du sang. Félix leva les yeux au ciel et dit à haute voix : « Mon Dieu, je vous rends

 

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grâces. J'ai cinquante-six ans. J'ai conservé la virginité. J'ai gardé vos Evangiles, j'ai prêché la foi et la vérité. J'incline devant vous la tête pour être immolé, ô Seigneur Jésus-Christ, Dieu du ciel et de la terre, Dieu éternel, à qui soient la gloire et la magnificence dans les siècles des siècles. Amen. »

 

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LA PASSION DE SAINT SAVIN, ÉVÊQUE, A SPOLÈTE, SOUS MAXIMIEN.

 

Ces actes ont été publiés par Baluze. D. Ruinait les omet, néanmoins ils sont reçus parmi les authentiques par les critiques, mais ils renferment plusieurs détails qui semblent postérieurs.

 

BALUZE, Miscell. t. II, p. 47-55. — LE BILANT, Les Actes des martyrs, § 66, 72, 104. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. IV, p. 405-406.

 

LES ACTES DE SAINT SAVIN.

 

L'empereur Maximien Auguste avait vaincu la faction venète. Le 17 avril, à la sixième borne, dans le grand cirque, le peuple cria : «Mort aux chrétiens et vive la joie ! » Ensuite on cria : « Par la tête d'Auguste, que les chrétiens soient anéantis. » Douze fois. Apercevant Hermogénius, préfet de Rome, la foule cria : « Toujours Victoire à Auguste. Préfet, rappelle-toi nos cris. » Dix fois. Le préfet rapporta en effet à l'empereur les voeux de la foule. Vers ce temps, l'empereur Maximien ordonna au peuple de se réunir au Capitole, et le 22 avril il s'y trouva une nombreuse assemblée. L'empereur dit : « Citoyens qui nous entourez et qui honorez la religion de notre temps, il nous a paru bon et opportun que, par vos soins, cette même religion s'accroisse et s'affermisse. A ces causes, Sénateurs, je décrète que partout où l'on trouvera des chrétiens, ils soient arrêtés par le préfet ou par ses officiers, et qu'ils sacrifient aux dieux. » Ceci

 

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dit, l'assemblée fut dissoute, et ce fut une immense clameur : « Sois toujours vainqueur, ô Auguste ! et partage le bonheur des dieux. »

Lorsque la teneur du décret fut connue dans le public, quelqu'un vint trouver Hermogénius, préfet de la ville, et lui dit : « Je connais un évêque qui tient chaque jour l'assemblée des chrétiens et leur explique des livres afin de séduire le peuple. » Hermogénius l'alla dire à Maximien : « Il s'agit, dit-il, de quelque évêque qui détourne le peuple des sacrifices. »

L'empereur, tout heureux de cette nouvelle, fit prévenir Venustien, Augustal de la Toscane : « Sache, disait-il, que nous avons pris en considération un avis de notre père Hermogénius, préfet de la ville, parce qu'une pétition juste ne doit pas demeurer comme non avenue, afin que nos décrets et notre pouvoir ne reçoivent aucune atteinte. Aussi voulons-nous, et nous t'en donnons avis, que, partout où tu apprendras l'existence de chrétiens, ces sectaires sacrifient ou périssent ; leurs biens seront confisqués au profit du trésor. »

En conséquence, sur l'ordre de Venustianus, on commença les perquisitions ; l'évêque Savin fut bientôt découvert. C'était un homme fort éloquent, célèbre par la pureté de son langage et rempli de la grâce du Christ, comme on s'en apercevait vite en l'écoutant. Venustianus le fit appréhender et conduire à Assise, où il fut emprisonné avec deux diacres, Exupérance et Marcel, et bon nombre de clercs. On n'entra dans Assise que le leude main.

Le jour suivant, Venustianus siégea au milieu du forum. On lui amena Savin et les diacres.

Venustianus : «Ton nom ?

— Savin, pécheur, rempli de la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

— Libre ou esclave ?

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— Esclave du Christ, arraché à l'esclavage du diable.

— Quelle fonction remplis-tu ?

— Quoique pécheur et indigne, je suis évêque.

— Et ces deux-là ?

— Ce sont mes diacres. »

Venustianus, haussant le ton : « De quel droit enseignes-tu tes doctrines, et dis-tu au peuple d'abandonner les dieux pour un homme mort ?

— Tu crois donc que le Christ est mort ?

— Oui, il a été exécuté et enterré.

— Mais il est ressuscité le troisième jour. Tu sais cela ?

— Au choix : sacrifie et tu vivras, ou bien meurs dans les tourments que tu mérites ; — tu pourras, il est vrai, ressusciter comme Christus. »

L'évêque : «Je ne demande pas autre chose que de mourir afin de ressusciter. »

Venustianus : « Consulte tes véritables intérêts, sacrifie, et vis. »

L'évêque : « Si tu connaissais la vérité, tu éviterais ces blasphèmes et tu t'humilierais devant Dieu le Père tout-puissant, et son Fils, le Christ Jésus, et le Saint-Esprit. Jésus a enchaîné la mort et donné la vie ; il a marché sur la mer et lui a commandé, et il a apaisé la tempête; enfin il ressuscitera, au jour de son avènement, ceux qui croient en lui. Serait-il sage d'abandonner le Créateur du ciel et de la terre, pour adorer du bois, des pierres, du cuivre, de l'or ou de l'argent, des idoles sourdes-muettes, impuissantes pour elles-mêmes et pour autrui, bonnes à perdre ceux qui ont confiance en elles ? Les idoles, ce sont les démons ; elles sont sourdes, muettes, insensibles. »

Venustianus : « Ainsi les dieux ne gouvernent pas l'État ?»

 

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L'évêque : « Ce ne sont pas les dieux (qui le gouvernent), mais les démons qui le détruisent. Mais je veux que tu saches qu'il n'y a aucun bien à les honorer. Qu'on m'apporte un dieu. »

Venustianus, qui se faisait suivre partout d'une belle statue de Jupiter en marbre blanc, avec des vêtements dorés, ordonna de l'apporter sur le tribunal. Des esclaves, tenant des lampes à la main et chantant des hymnes, déposèrent le dieu, et Venustianus dit : « Voilà notre protecteur. »

L'évêque sourit et dit : « Vanité ! aveuglement ! abandonner le Créateur pour une méchante pierre ! »

Venustianus : « Ainsi ce n'est pas des dieux que nous adorons ? »

Savin : « Non, et pour t'en convaincre, laisse-moi faire à ma fantaisie, tu vas voir. »

Venustianus : « Impudent, va ! — Fais-la donc, ta fantaisie. »

Savin prit la statue de Jupiter, pria quelques instants, la lâcha ; — elle se fracassa sur le pavé.

Venustianus roula un regard horrible : « J'ordonne que le sacrilège Savin, qui a brisé notre Jupiter, soit mutilé devant tout le monde. »

Aussitôt on lui coupa les deux mains. Les diacres, à cette vue, se troublèrent, mais Savin, malgré sa douleur, les consola, les ranima : « Mes frères, mes enfants, ne craignez pas les menaces du diable ; confiez-vous à Jésus-Christ, qui donne à ses fidèles la couronne et la vie éternelle. » Les diacres, réconfortés, dirent ensemble : « Mort aux dieux des démons ! Paix à ceux qui cherchent Dieu. »

Venustianus fit ramasser dans des serviettes les morceaux du Jupiter, les enferma dans un coffre d'argent et fit porter le tout à son logis.

Ne se contenant plus, il fit suspendre au chevalet

 

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Exupérance et Marcel en présence de Savin : « Sacrifiez, dit-il, ou vous périrez dans la torture. »

L'évêque s'adressa à ses diacres : « Soyez fermes, mes enfants, surmontez l'émotion. »

Marcel dit : « Nous nous sommes déjà offerts en sacrifice à Dieu, nous ne saurions dire autre chose, sinon que nous le prions de nous pardonner nos péchés, parce que, dans les tourments que nous souffrons, nous ne donnons rien au diable et nous ne lui obéissons pas ; celui-là est trompeur qui donne, non la vie, mais la mort. »

Venustianus dit : « Fustigez-les en présence de Savin, dont les mains impures ont brisé mon Jupiter. »

Pendant ce supplice, les diacres disaient : « Gloire à vous, ô bon Seigneur Jésus ! car c'est ainsi que nous aurons le bonheur d'entrer dans le repos. » Ils dirent encore d'autres choses jusqu'au moment où Venustianus les interpella : « Si vous ne voulez pas périr, renoncez à votre état sacrilège, sacrifiez, dépêchez-vous. »

Les martyrs répondirent : « Nous avons été renouvelés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

Venustianus dit : « Moi aussi je vais vous renouveler ; et il ordonna de leur déchirer les flancs avec des ongles de fer. Les deux diacres expirèrent tous deux subitement pendant ce supplice ; on jeta leurs corps à la rivière. Un prêtre et un pêcheur les en tirèrent et les ensevelirent le long de la route. Ceci se passait le 31 mai. Savin avait été reconduit en prison, mutilé comme il était.

A cette époque habitait à Spolète une matrone nommée Seréna, veuve depuis trente et un ans. Elle vivait fort chrétiennement, priant, jeûnant, faisant l'aumône. Six jours après le martyre des diacres, elle apprit ce qui était arrivé à Savin ; elle vint aussitôt, put l'aborder pendant la nuit, prit soin de lui, baisa ses pieds. Elle se procura les mains coupées du martyr, et les plaça dans

 

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un petit tonneau de verre qu'elle remplit d'aromates; jour et nuit elle prenait ces reliques et se les appliquait sur les yeux. Cette femme avait un neveu aveugle que nul médecin n'avait pu guérir. Seréna, se confiant en Dieu, présenta son neveu à l'évêque : « Seigneur, dit-elle, je vous conjure par le Christ en qui vous croyez (et moi aussi, j'ai foi en sa puissance) de placer vos moignons sur votre serviteur et de prier pour lui le Dieu du ciel et de la terre, créateur de toutes choses ; j'ai confiance qu'il retrouvera la vue. » Savin y consentit et fit cette prière : « Seigneur Dieu, créateur de toutes choses, vous qui êtes plein de miséricorde, montrez votre bienveillance à ceux qui vous craignent. »

Il s'agenouilla : « Seigneur Dieu, soyez propice au pauvre pécheur qui vous invoque ; vous êtes la vraie lumière, éclairez ceux qui espèrent en vous ; car nous pécheurs, nous ne méritons rien. Vos serviteurs espèrent en vous ; éclairez nos ténèbres ; car vous êtes la lumière de la vérité et de la vie. Vous avez dit, Seigneur : «Quelque chose que vous demandiez en mon nom, vous l'obtiendrez. » Nous vous en supplions par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par le Saint-Esprit, qui avec vous vit et règne dans les siècles. »

Ils dirent : « Amen. » Alors l'évêque mit ses moignons sur les yeux de l'aveugle ; il disait : « Que celui qui a ouvert la mer et fait passer Israël au milieu de flots suspendus t'ouvre les yeux ; qu'il ramène la lumière dans tes paupières, lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle-né, afin que tous les gentils sachent qu'il est le créateur de toutes les choses visibles et invisibles. »

Comme il achevait ces mots, Priscien, c'était le nom du neveu de Seréna, vit la lumière. Les autres prisonniers, témoins de ces merveilles, tombèrent à genoux et demandèrent le baptême ; ils le reçurent le jour même ; ils étaient au nombre de onze. Lebruit de ce miracle

 

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transpira, et l'on sut en ville que Savin avait rendu la vue à un aveugle.

Trente-trois jours après, Venustianus, gouverneur de la Toscane, fut atteint d'une ophtalmie si violente qu'elle le privait d'appétit et de sommeil, et aucun médecin ne parvenait à calmer l'inflammation.

On lui dit alors que Savin avait guéri un aveugle. Ravi de cette nouvelle, il envoya à la prison sa femme et ses deux fils prier le saint de venir le trouver. Dès qu'il sut le motif de l'ambassade, l'évêque dit « Gloire à vous, Seigneur, de ce que vous m'avez daigné appeler parmi vos serviteurs ! » Et il se mit en route. Quand il entra dans la maison de Venustianus, les gens du service se mirent aux pieds de l'évêque, qui, apercevant Venustianus, dit en versant des larmes : « Que le Christ qui a donné la vue à l'aveugle-né t'éclaire toi aussi. » Venustianus, sa femme et ses fils dirent : « Nous avons péché en ce monde. » Le saint reprit : « Si tu crois de tout ton coeur et si tu fais pénitence, tout sera accordé à ta foi. Qu'on apporte les morceaux du Jupiter. » On les lui présenta ; il ordonna de les pulvériser et de les jeter à la rivière.

Cependant Venustianus n'éprouvait aucun soulagement, ses douleurs étaient intolérables. Savin dit : « Crois-tu de tout ton coeur?))

Venustianus : « Je crois fermement; mais la faute que j'ai commise en te mutilant me cause bien de la peine. »

L'évêque : « Ce sont mes péchés qui ont fait cela ; pour toi, tu deviendras pur et innocent ; c'est pour cela que je t'exhorte à te repentir, à croire en Jésus-Christ, à te faire baptiser : c'est ainsi que tu seras sauvé et que tu parviendras à la vie éternelle. »

Venustianus : « Baptise-moi au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que je reçoive l'effet de tes promesses. »

 

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L'évêque se mit à genoux et pria, puis il catéchisa le gouverneur, sa femme et ses fils, prit de l'eau et les baptisa en disant :

« Crois-tu en Dieu le Père tout-puissant

— Je crois.

— Et en Jésus-Christ son Fils ?

— Je crois.

— Et au Saint-Esprit ?

— Je crois.

— Et en celui qui est monté aux cieux, et doit venir de nouveau pour juger les vivants et les morts et le monde par le feu ?

— Je crois.

— Et en son avènement, en son règne, la rémission des péchés et la résurrection de la chair ?

— Je crois au Christ, Fils de Dieu, lequel daigne m'éclairer. »

Au moment même où on le levait du bassin, ses yeux furent ouverts, de sorte que depuis son baptême il ne ressentit plus aucune douleur. Se jetant aux pieds de Savin, il les mouillait de larmes : « Prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il me pardonne le mal que je t'ai fait. »

L'évêque dit : « Pour moi, mon enfant, si j'ai souffert, c'est pour mes péchés, et tu n'as pas péché contre moi. » Il fixa ensuite sa demeure dans le logis de Venustianus.

Maximien apprit bientôt que Venustianus avait reçu le baptême. Outré de dépit à cette nouvelle, il envoya son tribun avec un ordre signé de sa main par lequel il était prescrit de condamner Savin et de couper la tête à Venustianus.

Le tribun Lucius se rendit à Assise et, sans enquête, fit décapiter Venustianus, sa femme et ses fils. Les chrétiens cachèrent leurs corps qui n'ont pu être retrouvés. Il arrêta Savin et le conduisit à Spolète, où il le fit frapper de verges jusqu'à ce qu'il expirât.

 

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Seréna recueillit le corps et l'ensevelit avec les mains qu'elle avait déjà recueillies, à deux milles environ de Spolète, le 26 décembre.

Les bienfaits de Notre-Seigneur Jésus-Christ se manifestent en ce lieu avec profusion ; les aveugles voient, les malades sont guéris, les démons chassés, à la gloire et à l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui donne toujours à ses fidèles la palme de la gloire.

A lui l'empire, l'honneur et la puissance dans tous les siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINT SATURNIN, DATIVE ET PLUSIEURS AUTRES. A CARTHAGE, LE 11 FÉVRIER 304.

 

A la suite de l'édit de 303, un grand nombre d'Eglises avaient suspendu l'assemblée des fidèles. Si quelques exceptions passèrent inaperçues grâce, souvent, à la tolérance des fonctionnaires, il n'en allait pas de même dans les provinces où la persécution était conduite avec rigueur, notamment en Afrique. Dans la ville d'Abitène une communauté avait pu se reformer sous la présidence d'un prêtre, car l'évêque avait perdu toute autorité morale depuis qu'il avait livré les saintes Ecritures.

Les Actes très complets que nous possédons dispensent d'entrer ici dans plus de détails. Ces Actes viennent du greffe officiel, un écrivain donatiste y a mêlé de son style dans la seule version que l'on en ait, « mais, dit M. Allard, en écartant les additions déclamatoires et les inventions calomnieuses, on retrouve aisément le document original tel qu'il dut être présenté, en 411, dans les conférences entre catholiques et donatistes.... Tillemont accepte la dernière partie des Actes, en l'arrangeant, et en lui ôtant le venin qu'y avait répandu la plume de l'auteur donatiste. Je crois plus sûr de la rejeter tout entière : le fait, accepté par Tillemont, d'un concile contre les traditeurs tenu dans la prison par des évêques captifs me paraît aussi peu croyable que l'assertion, relatée par lui, d'après laquelle Mensurius, évêque de Carthage, et son diacre Caecilianus auraient aposté des gens devant la prison pour repousser à coups de fouet les chrétiens qui voulaient porter des vivres aux martyrs. »

 

S. AUGUSTIN, Brevic. collat., III, 32. — BOLL., 11/II fer., II, 513-519. — RUINART, Acta sinc., p. 407. — BALUZE, Miscell., II, 56-67. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 261 et suiv.

 

 

LES ACTES DE SAINT SATURNIN, DATIVE ET LEURS COMPAGNONS

 

Ici commencent la Confession et les Actes des martyrs Saturnin, prêtre, Félix, Dative, Ampèle, et des autres dont on lira les noms plus bas. Ils ont confessé le Seigneur, à Carthage, le 11 février, sous le proconsul d'Afrique Aurèle, à cause des Collectes et des Écritures divines ; depuis ils ont répandu leur sang bienheureux en divers lieux et à différentes époques pour la défense de leur foi.

Sous le règne de Dioclétien et Maximien, le diable dirigea contre les chrétiens une nouvelle guerre. Il recherchait, pour les brûler, les Livres saints, renversait les églises chrétiennes et interdisait la célébration du culte et des assemblées des fidèles. Mais la troupe du Seigneur ne put supporter un commandant aussi injuste, elle eut horreur de ces défenses sacrilèges, saisit à l'instant les armes de la foi, et descendit au combat moins pour lutter contre les hommes que contre le démon. Sans doute quelques-uns tombèrent détachés de la foi qui faisait leur appui, en livrant aux païens, pour être brûlés par eux, les Écritures divines et les livres de la liturgie (1) ; le plus grand nombre cependant surent mourir avec courage et répandirent leur sang pour les défendre. Remplis de Dieu qui les animait, après avoir vaincu et terrassé le diable, ces martyrs ont conquis dans leurs souffrances la palme de la victoire, et écrit de leur sang, contre les traditeurs et leurs congénères, la sentence par laquelle l'Eglise les rejetait de sa communion, parce qu'il

 

1. J'emploie ce terme pour traduire le mot latin sacrosancta Domini  Testamenta et plus bas divina Testamenta, parce que, rapproché les deux fois de Scriptura divina, il me semble pouvoir viser les livres. dans lesquels était consignée la liturgie du sacrifice dont le Sauveur avait dit : « Ceci est le Testament nouveau et éternel. »

 

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n'était pas possible qu'il y eût, à la fois, dans l'Eglise de Dieu, des martyrs et des traditeurs.

On voyait de toutes parts accourir au lieu du combat d'innombrables légions de confesseurs, et partout où chacun d'eux trouvait un adversaire, il y dressait le champ clos du Seigneur.

Lorsque eut sonné la trompette de guerre dans la ville d'Abitène, dans le logis d'Octave Félix, de glorieux martyrs levèrent le drapeau du Christ, leur Seigneur. Tandis qu'ils y célébraient — comme ils avaient coutume de faire, —le mystère de l'Eucharistie, ils furent arrêtés par les magistrats de la colonie, assistés des hommes de police. C'étaient le prêtre Saturnin avec ses quatre enfants, Saturnin le jeune et Félix, tous deux lecteurs, Marie, vierge consacrée, et le petit Hilarion. Venaient ensuite le décurion Dative, trois hommes nommés Félix, Eméritus, Ampèle, trois hommes portant le nom de Rogatien, Quintus, Maximin, Thelique, deux hommes ayant nom Rogatus, Janvier, Cassien, Victorien, Vin-cent, Cecilien, Givalis, Martin, Dante, Victorin, Peluse, Fauste, Dacien, et dix-huit femmes : Restitute, Prime, Eve, Pomponie, Seconde, deux femmes portant le nom de Januarie, Saturnine, Marguerite, Majore, Honorée, Regiole, deux femmes du nom de Matrone, Cécile, Victoire, Hérectine et Seconde. Tous furent amenés au Forum.

Pour ce premier combat Dative, que ses pieux parents avaient engendré pour qu'il portât un jour la robe blanche des sénateurs dans la cour céleste, Dative, dis-je, ouvrait la marche.

Saturnin le suivait, escorté de ses quatre enfants comme d'une muraille (faite de sa propre chair) ; deux d'entre eux devaient partager son martyre; il laisserait les autres à l'Église pour rappeler sa mémoire et son nom. Puis venait la troupe fidèle éblouissante de la

 

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splendeur des armes célestes, le bouclier de la foi, la cuirasse de la justice, le casque du salut et le glaive à deux tranchants de la parole sainte. Invincibles dans cet équipage, ils donnaient aux frères l'assurance de leur prochaine victoire. Enfin, ils arrivèrent sur le Forum, où ils livrèrent leur premier combat, duquel, de l'aveu des magistrats, ils sortirent vainqueurs. C'est sur ce Forum que le ciel s'était déjà révélé. On venait de jeter au feu les Écritures livrées par l'évêque Fundanus ; aussitôt, quoique le ciel fût sans nuage, une averse subite éteignit le feu, tandis que la grêle et les éléments déchaînés, respectueux des Écritures, ravageaient tout le pays.

Ce fut donc à Abitène que les martyrs commencèrent de porter ces chaînes tant souhaitées. On les mena à Carthage au proconsul Anulinus. Pendant la route les confesseurs chantaient des hymnes ; à leur arrivée, afin de leur enlever l'appui qu'ils tiraient de leur réunion, on les fit comparaître séparément.

Ce qui suit contient les propres paroles des martyrs qui feront voir l'impudence de l'ennemi, ses attaques sacrilèges, la patience des frères et, dans leur confession, la toute-puissante vertu du Christ Notre-Seigneur.

L'huissier les présenta au proconsul sous le titre de chrétiens envoyés par les magistrats d'Abitène sous l'inculpation d'assemblées illicites pour la célébration de leurs mystères.

Le proconsul demanda à Dative quelle était sa condition et s'il avait pris part à une assemblée. Dative se déclara chrétien et reconnut avoir assisté aux réunions.

Le proconsul demanda qui était l'organisateur des réunions ; en même temps on étendit Dative sur le chevalet, et les bourreaux s'apprêtèrent à lui déchirer le corps avec des ongles de fer; ils mettaient à leur besogne une hâte fiévreuse ; déjà les flancs étaient à nu, les valets prenaient les ongles de fer, lorsque Thélique fendit la

 

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foule et, bravant la souffrance, cria : « Nous sommes chrétiens ! Nous nous sommes assemblés. »

Le proconsul rugit, il fit rouer de coups le chrétien, puis le fit mettre sur le chevalet d'où les ongles de fer faisaient voler les lambeaux de sa chair.

Thélique priait : « Grâces à vous, mon Dieu. — Par ton nom, Christ Fils de Dieu, délivre tes serviteurs. »

Le proconsul lui demanda : « Qui fut ton collègue pour l'organisation des assemblées ? » Les bourreaux redoublaient. Thélique cria : « C'est Saturnin et tous . »

Généreux martyr ! Tous sont au premier rang! Il ne nomma pas le prêtre sans les frères, mais au prêtre il joint les frères dans une confession commune.

Le proconsul se fit montrer Saturnin. Thélique le lui désigna. Il ne trahissait pas, puisque Saturnin était là, à ses côtés, combattant le diable, mais il tenait à prouver au proconsul qu'il s'agissait réellement d'une assemblée, puisqu'un prêtre était avec eux.

Cependant le martyr unissait ses prières à son sang, et, fidèle aux préceptes de l'Évangile, il priait pour ceux qui déchiraient son corps. Pendant la torture il ne cessa de parler et de prier: « Malheureux, tu agis injustement; tu combats contre Dieu. — Dieu très haut, ne leur impute pas ce péché. — Tu pèches, malheureux, tu combats Dieu. — Observe les commandements du Dieu très haut. — Malheureux, tu agis injustement, tu déchires des innocents. — Nous n'avons pas commis d'homicides, ni de fraudes. — Mon Dieu, aie pitié; je te rends grâces, Seigneur. — Pour l'amour de ton nom, donne-moi la force de souffrir. — Délivre tes serviteurs de la captivité du monde. — Je te rends grâces. — Je ne suffis pas à te rendre grâces. »

Les ongles de fer creusaient dans la chair de plus en plus, le sang ruisselait; à ce moment le proconsul dit :

 

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« Tu vas commencer à sentir les souffrances qui vous sont réservées. »

Thélique riposta: « C'est pour la gloire. — Je rends grâces au Dieu des royaumes. — Il apparaît, le royaume éternel, le royaume incorruptible. — Seigneur Jésus-Christ, nous sommes chrétiens, nous te servons; tu es notre espérance, tu es l'espérance des chrétiens. — Dieu très saint, — Dieu très haut, — Dieu tout-puissant ! — Nous louons ton saint nom, Seigneur Dieu tout-puissant.

Le juge, porte-voix du diable, lui dit: « Il te fallait observer l'ordre des Empereurs et des Césars. »

Thélique, malgré son état d'épuisement, répondit : « Je m'occupe seulement de la loi de Dieu qui m'a été enseignée. C'est elle que j'observe, je vais mourir pour elle, j'expire en elle, il n'y en a pas d'autres.»

« Cessez », dit le proconsul aux tortionnaires.

Thélique fut mis au cachot, réservé à des souffrances plus dignes de lui et de son courage.

Ce fut alors au tour de Dative, resté étendu sur le chevalet d'où il voyait le combat de Thélique. Il répétait souvent : « Je suis chrétien », et il déclarait s'être trouvé à l'assemblée, lorsque l'on vit sortir de la foule Fortunatien, frère de la martyre Victoire. C'était un grand personnage, qui avait droit de porter la toge, il était encore païen ; il interpella Dative : « C'est toi qui, pendant que je faisais ici mes études et que mon père était absent, as séduit ma soeur Victoire, et de cette splendide cité de Carthage l'a conduite, en même temps que Seconde et Restitute, dans la colonie d'Abitène. Tu n'es entré chez nous que pour corrompre l'esprit de quelques jeunes filles. »

Victoire fut indignée d'entendre ces mensonges contre le sénateur. Prenant la parole avec la liberté d'une chrétienne, elle s'écria : « Je n'ai eu besoin de personne pour partir. Ce n'est pas avec Dative que je suis venue à Abitène.

 

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Qu'on interroge les gens de la ville. Tout ce que j'ai fait, c'est de moi-même, en toute liberté. Oui, j'étais de la réunion, parce que je suis chrétienne. »

Fortunatien continua d'incriminer Dative, qui, du haut de son chevalet, niait, réfutait tout. Anulinus ordonna qu'on reprît les angles de fer, les bourreaux mirent à nu les flancs du martyr et prirent leurs crocs; leurs mains volaient, déchirant la peau, accrochant les entrailles, mettant à jour jusqu'au coeur. Dative demeurait calme : les membres se rompaient, les entrailles sortaient, les côtes volaient en éclats, son coeur restait intact et ferme. Jadis sénateur, il se souvenait du rang qu'il avait occupé dans la cité, et tandis qu'on frappait, il disait : « O Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu ! »

« Cessez, dit le proconsul tout troublé. » On s'arrêta. Il n'était pas juste que le martyr du Christ fût tourmenté dans une cause qui regardait la seule Victoire.

Un avocat, Pompeianus, entra en scène, apportant contre Dative d'infâmes insinuations, mais le martyr lui dit avec mépris : « Que fais-tu, démon? Que tentes-tu contre les martyrs du Christ? »

On reprit la torture. Cette fois on interrogeait sur la participation à l'assemblée. Dative répéta qu'étant survenu pendant les mystères, il s'était uni à ses frères et que la réunion n'avait pas été organisée par un seul.

Le bourreau redoubla. Dative répétait: « Je te prie, ô Christ, que je ne sois pas confondu. — Qu'ai-je fait ? — Saturnin est notre prêtre. »

On appela Saturnin. Celui-ci, perdu en Dieu, n'avait regardé les tourments de ses frères que comme une chose peu importante.

Le proconsul lui dit:

« Tu as contrevenu aux édits des Empereurs et des Césars en réunissant tous ces gens-là.

— Nous avons célébré en paix les mystères.

 

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— Pourquoi ?

— Parce qu'il n'est pas permis de suspendre les mystères du Seigneur. »

Le proconsul le fit étendre sur un chevalet en face de Dative, qui assistait comme insensible à l'émiettement de son corps et répétait à Dieu : « Aide-moi, je t'en prie, Christ, aie pitié. Sauve mon âme, garde mon esprit, que je ne sois pas confondu. Je te prie, ô Christ, donne-moi la force de souffrir. »

Le proconsul dit à Dative: « Toi, membre du conseil de cette splendide cité, tu devais ramener les autres à de meilleurs sentiments, au lieu de transgresser l'ordre des Empereurs et des Césars.

— Je suis chrétien », répondit Dative. Par ces seuls mots, le démon fut vaincu. « Cessez », dit-il, et il fit re-conduire le martyr à la prison.

Saturnin, étendu sur un chevalet déjà mouillé du sang des martyrs, trouvait dans ce contact une nouvelle vigueur.

Le proconsul lui demanda s'il était l'organisateur de la réunion.

« J'étais présent », dit Saturnin.

Un homme bondit, c'était le lecteur Ernéritus : « L'organisateur c'est moi, la maison c'est la mienne. »

Le proconsul continua de s'adresser au vieux prêtre :

« Pourquoi violes-tu le décret des empereurs ?

— Le jour du Seigneur ne peut être omis, c'est la loi.

— Tu n'aurais pas dû mépriser la défense, mais obéir à l'ordre impérial. »

La torture commence, les nerfs sont brisés, les entrailles mises à nu, la foule voit les os du martyr ruisselant de sang. Lui craignait que, à cause des lenteurs de la torture, son âme ne s'échappât dans un instant de répit. «Je t'en prie, dit-il, Christ, exauce-moi. Je te

 

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rends grâces, ô Dieu, ordonne que je sois décapité. Je te prie, Christ, aie pitié; Fils de Dieu, viens à mon secours. »

Le proconsul disait : « Pourquoi violais-tu l'édit ? »

Le prêtre répondit : « La loi l'ordonne... le commande. »

« Cessez », dit Anulinus, et il fit emmener le vieux prêtre à la  prison.

Ce fut au tour d'Eméritus.

« Des assemblées ont eu lieu chez toi.

— Oui, nous avons célébré le jour du Seigneur:

— Pourquoi permettais-tu à ceux-ci d'entrer ?

— Parce qu'ils sont mes frères et que je ne pouvais le leur défendre.

— Tu aurais dû le faire.

— Je ne pouvais pas, nous ne pouvons vivre sans célébrer le jour du Seigneur. »

On l'étendit sur le chevalet et on appela un nouveau bourreau.

« Je t'en prie, Christ, disait Eméritus, viens à mon secours. — Tu vas contre les commandements de Dieu, malheureux. »

Le proconsul l'interrompit : « Tu n'aurais pas dû les recevoir.

— Je ne puis pas ne pas recevoir mes frères.

*      L'ordre des empereurs doit l'emporter sur tout. —

Dieu est plus grand que les empereurs. O Christ, je t'invoque reçois mes hommages, Christ, mon Seigneur, donne-moi la force de souffrir.

— Tu as des Écritures dans ta maison ?

— J'en possède, mais dans mon coeur.

— Sont-elles dans ta maison, oui ou non ?

— Je les ai dans mon coeur. Christ, je t'en supplie, à toi mes louanges : délivre-moi, ô Christ, je souffre pour ton nom. Je souffre pour peu de temps, je souffre volontiers : Christ, Seigneur, que je ne sois pas confondu. » « Cessez », dit le proconsul, et il dicta le procès-verbal des premiers interrogatoires, puis il ajouta : «Conformément à vos aveux, vous recevrez tous le châtiment que vous avez mérité. »

La rage de cette bête commençait à se calmer, quand un chrétien nommé Félix, qui allait réaliser à l'instant, dans les supplices, la vérité de son nom, s'offrit au combat. Le groupe des accusés était là, toujours invincible. « J'espère, dit Anulinus s'adressant à Félix et à tous les autres, j'espère que vous prendrez le parti d'obéir, afin de conserver la vie. » Les confesseurs dirent d'une seule voix : « Nous sommes chrétiens ; nous ne pouvons que garder la saine loi du Seigneur jusqu'à l'effusion du sang. »

Se tournant vers Félix : « Je ne te demande pas si tu es chrétien, mais si tu as pris part à une assemblée et si tu possèdes les Écritures.

— La réunion, dit Félix, nous l'avons célébrée solennellement : nous nous réunissons toujours le jour du Seigneur pour lire les divines Écritures. »

Anulinus, confondu, fit bâtonner Félix ; le martyr mourut pendant le supplice, mais un autre Félix lui succéda, semblable au précédent par le nom, par la foi, par le martyre. Descendu dans l'arène avec le même courage, il fut brisé comme lui sous le bâton et mourut pendant le supplice.

Vint le tour du lecteur Ampèle, à qui le proconsul demanda s'il avait assisté à la réunion : « Je me suis réuni aux frères, j'ai célébré le jour du Seigneur, je possède les Écritures, mais dans mon coeur. O Christ, je te loue ; ô Christ, exauce-moi. » On le frappa à la tête et on le reconduisit à la prison, où il pénétra comme dans le tabernacle du Seigneur.

Rogatien confessa, mais ne fut pas frappé.

 

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Quintus, Maximien, et un troisième Félix furent bâtonnés. Pendant son supplice Félix disait : « J'ai célébré avec dévotion le jour du Seigneur, je fus de l'assemblée avec les frères, parce que je suis chrétien. »

On le joignit aux autres dans la prison.

Saturnin, le fils du vieux prêtre, s'avança, impatient d'égaler son père : « Étais-tu présent? dit le proconsul.

— Je suis chrétien.

— Je ne te demande pas cela, étais-tu à la réunion ?

— J'y étais, parce que le Christ est mon Sauveur. »

On mit le fils sur le chevalet où le père avait été étendu. « Choisis ! Tu vois ta position. As-tu les Écritures?

— Je suis chrétien.

— Je te demande si tu étais de la réunion et si tu as les Ecritures.

— Je suis chrétien. Le nom du Christ est le seul par qui nous puissions être sauvés.

— Puisque tu t'obstines, tu vas être torturé. Une dernière fois as-tu les Ecritures ? » Se tournant vers le bourreau : « Commence. »

Le sang du fils se mêlait sur les crocs au sang du père. Dans ce mélange sacré l'enfant sembla trouver une vigueur nouvelle : « J'ai les divines Écritures, dit-il, mais dans mon coeur. Je t'en prie, ô Christ, donne-moi la force de souffrir, en toi est mon espérance.

*      Pourquoi désobéis-tu à l'édit ?

*      Parce que je suis chrétien. »

« Cessez », dit le proconsul, et l'enfant alla rejoindre son père.

Le jour baissait (il régnait une sorte de lassitude générale parmi les assistants et les bourreaux). Le proconsul s'adressa aux chrétiens qui n'avaient pas encore été interrogés : « Vous voyez, leur dit-il, ce qu'ont souffert ceux qui se sont obstinés, et ce qu'il leur faudra souffrir

 

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encore s'ils persistent dans leur foi. Celui d'entre vous qui espère l'indulgence et veut avoir la vie sauve n'a qu'à avouer. »

Les confesseurs s'écrient : « Nous sommes chrétiens. »

Le proconsul fit conduire tout le monde en prison.

Les femmes, toujours avides de sacrifice et de dévouement, le glorieux choeur des vierges saintes, ne devait pas être privé des honneurs de ce grand combat ; toutes, avec l'aide du Christ, combattirent dans la personne de Victoire et triomphèrent avec elle. Victoire, la plus sainte des femmes, la fleur des vierges, l'honneur et la gloire des confesseurs, de grande race, plus grande encore par sa foi et sa piété, modèle de tempérance, d'autant plus belle qu'elle était plus chaste, également belle dans son âme et dans son corps, éclatante dans sa foi et dans la perfection de sa sainteté, Victoire se réjouissait de trouver dans le martyre la seconde palme qu'elle ambitionnait. Dès l'enfance sa pureté étincelait, en ces années d'imprévoyance elle se montrait pénitente et grave. A l'âge où la virginité se voue pour toujours, afin d'échapper à la violence morale de ses parents, elle s'enfuit par la fenêtre, presque à l'heure même de ses noces, se cacha dans une grotte et coupa sa chevelure.

Le proconsul lui demanda quelle était sa foi.

« Je suis chrétienne. »

Fortunatien s'efforça de la faire passer pour folle.

Victoire dit : « Telle est ma volonté, je n'ai jamais changé. »

Le proconsul : « Veux-tu retourner avec Fortunatien, ton frère ? »

— Jamais ! je suis chrétienne, mes frères sont ceux-ci qui gardent les commandements de Dieu.

— Réfléchis ; tu vois que ton frère veut te sauver.

— J'ai ma volonté. Je n'en ai jamais changé. Je fus de l'assemblée parce que je suis chrétienne. »

 

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On l'adjoignit aux autres martyrs dans la prison.

Restait le dernier fils du vieux Saturnin, Hilarion, un petit enfant.

Le magistrat lui dit : « As-tu suivi ton père et tes frères ? »

Hilarion grossit sa voix pour dire : Je suis chrétien, c'est de moi-même, volontairement, que je fus à l'assemblée avec papa et mes frères. »

Le proconsul essaya d'intimider l'enfant : a Je vais te couper les cheveux, le nez et les oreilles.

— Comme tu voudras, je suis chrétien.

— Qu'on le mette en prison.

— Grâces à Dieu . »

[ « Les détails donnés par le compilateur donatiste sur le séjour des martyrs dans la prison sont trop suspects pour que nous en puissions retenir quelque chose. Un seul fait paraît vraisemblable : Anulinus les y oublia volontairement, et, l'un après l'autre, ils moururent de faim. » (P. Allard.)]

 

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LE MARTYRE DE SAINT IRENÉE, ÉVÊQUE DE SIRMIUM, LE 25 MARS 304.

 

Ces Actes sont d'une authenticité incontestable.

 

BOLL., 25/III, Mart., III, 555. — RUINART, Act. Sinc., p. 433 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 286 et suiv.

 

LES ACTES DE SAINT IRÉNÉE, ÉVÊQUE DE SIRMIUM EN PANNONIE.

 

Sous le règne de Dioclétien et de Maximien, les chrétiens, en d'innombrables combats, soutenaient pour la gloire de Dieu avec dévouement et courage les supplices infligés par les tyrans et acquéraient ainsi les récompenses éternelles. Parmi eux, fut Irénée, évêque de Sirmium, dont on va raconter, la lutte et la victoire. Il était digne de son nom par sa modestie profonde et la crainte divine qui inspirait et guidait tous ses actes.

Il fut traduit devant Probus (gouverneur de la Pannonie Inférieure), qui lui dit : « Obéis aux divins édits et sacrifie aux dieux. »

L'évêque : « Quiconque sacrifie aux dieux et non à Dieu sera anéanti.

— Les très cléments princes laissent le choix, sacrifier ou mourir par la torture.

— Mon devoir est d'accepter les tortures plutôt que de renier Dieu en sacrifiant aux démons.

— Sacrifie, ou bien la torture va commencer,

 

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— Tant mieux, je participerai ainsi à la Passion de mon Sauveur. »

Pendant la torture Probe dit : « Eh bien, Irénée, que dis-tu ? Sacrifie.

— Je sacrifie à Dieu en confessant ma foi et je lui ai toujours sacrifié. »

Les parents d'Irénée arrivant, ils le virent en cet état et le prièrent d'épargner cet excès de douleur à leur vieillesse. En même temps ses petits enfants lui baisaient les pieds : « Papa, disaient-ils, aie pitié de nous. » Sa femme sanglotait, suppliait. Des serviteurs, des amis, des voisins étaient là qui se lamentaient : « Aie pitié de ta jeunesse », lui disaient-ils.

Un désir plus noble s'était emparé de l'âme du martyr, cette parole du Sauveur ne sortait plus de sa pensée : « Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père céleste. »

Supérieur à tout, il demeurait en silence.

Probus lui dit : « Allons, laisse-toi toucher par tant de larmes, pense à ton âge, sacrifie.

— Je pense à mon éternité, je ne sacrifie pas. » On le reconduisit en prison, où il fut enfermé plusieurs jours, et soumis à de nouveaux supplices.

Une nuit, Probus le fit chercher.

« Irénée, sacrifie, afin d'éviter la souffrance.

— Fais ton métier, mais n'attends rien de moi. » Probus le fit rouer de coups de bâton.

« J'ai appris à adorer mon Dieu dès l'enfance, je l'adore, il me soutient dans mes épreuves, c'est à lui que je sacrifie : je ne puis adorer vos dieux fabriqués.

— Evite la mort, tu as assez souffert.

— La mort m'est un gain, puisque. par les souffrances que tu crois m'infliger et que je ne sens pas, j'obtiens de Dieu la vie éternelle.

— Tu es marié ?Non.

— Mais tu as des fils ?

— Non.

— Tu as tes parents ?

— Non.

— Qui sont donc ceux qui pleuraient devant toi à la dernière audience ?

— Jésus-Christ, mon Maître, a dit : et Celui qui aime son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses fils, ou ses frères plus que moi, n'est pas digne de moi. »

C'était la raison qui faisait dire au martyr, le regard tourné vers les choses du ciel, qu'il ne connaissait ici-bas personne autre que Dieu.

« Sacrifie, ne fût-ce que pour eux.

— Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut les sauver. Fais ton métier.

— Réfléchis, jeune homme, sacrifie, évite le supplice.

— Fais ce que tu voudras, tu vas voir quelle force Notre-Seigneur Jésus-Christ me donnera contre les embûches. »

Probus dit : « Je vais prononcer la sentence.

— Tant mieux.

— J'ordonne, dit Probus, qu'Irénée, qui a désobéi aux ordres royaux, soit jeté à la rivière.

— Je m'attendais qu'après tant de menaces, dit Irénée, tu multiplierais sur moi les tourments, afin de me frapper ensuite d'un coup d'épée, tu ne l'as pas fait. Je t'en prie, change d'avis, tu apprendras comment, grâce à leur foi, les chrétiens savent mourir. »

Probus, vexé (changea la sentence) et condamna Irénée à être décapité. Le saint martyr, comme si t'eût été une seconde couronne offerte à son courage, rendit grâces et dit : « Je vous rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui parmi des peines et des tortures diverses me donnez

 

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la force de les supporter, et daignez me rendre participant de la gloire éternelle. »

Quand on fut arrivé sur le pont nommé de Bazentis (qui domine le Save), le martyr enleva ses vêtements, éleva les mains au ciel, et pria : «Seigneur Jésus-Christ, qui as daigné souffrir pour le salut du monde, que ton ciel s'ouvre et reçoive l'âme de ton serviteur Irénée, qui souffre aujourd'hui pour ton nom et pour le peuple de ton Église catholique de Sirmium. J'implore ta miséricorde, daigne m'accueillir et confirmer ceux-ci dans ta foi. »

Quand il eut fini, le bourreau lui coupa la tête et jeta le corps dans la Save.

Ainsi mourut le serviteur de Dieu Irénée, évêque de Sirmium.

C'était le 6 avril, sous le règne de Dioclétien, par l'ordre du gouverneur Probus. Notre-Seigneur Jésus-Christ régnait sur le monde. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES ACTES DES SAINTES AGAPE, CHIONIE ET IRÈNE, A THESSALONIQUE, L'AN 304.

 

L'édit de persécution fut renouvelé en l'an 304. D'après la nouvelle rédaction, il était commandé, dit Eusèbe, « que tous, en tout pays, dans chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux idoles ». Pendant le mois de mars de cette année, un chrétien et plusieurs chrétiennes furent traduits à Thessalonique devant Dulcetius, gouverneur de Macédoine, sous l'inculpation de refus de communier au sacrifice offert aux idoles. L'homme s'appelait Agathon, les trois jeunes filles dont on va lire les Actes avaient caché, l'année précédente, de nombreux manuscrits des Écritures et s'étaient enfuies dans les montagnes. De retour dans leurs maisons, elles y furent arrêtées. En même temps qu'elles, trois autres chrétiennes comparurent, Cassia, Philippa et Eutychia.

En ce qui concerne l'arrestation des saintes, nous adoptons les données historiques qui se dégagent de l'interrogatoire d'Irène, sans prêter attention à la contradiction qu'y oppose le prologue des Actes, parce que ce prologue est d'une main étrangère, tandis que les Actes authentiques ne commencent qu'avec l'interrogatoire. C'est une pièce excellente dans laquelle Tillemont ne voit « rien qui ne s'accorde parfaitement avec les monuments du temps et qui n'ait l'air d'une pièce authentique et originale ».

 

BOLL., 3/IV April. I, 245-250. — Remuer, Acta sinc., p. 429 et suiv. — TILLEMONT, Mém., t. V. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p.278 et suiv.

 

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LES ACTES DES SAINTES AGAPE, CHIONIE ET IRÈNE

 

Dulcétius entre en séance. Artème, son greffier, dit :

« Si tu l'ordonnes, je vais lire le rapport de l'officier de police au sujet des gens qui sont ici.

— Lis.

— Je lis sans rien passer. Rapport de Cassandre, bénéficiaire : Maître et Seigneur : Agathon, Agape, Chionie, Irène, Cassis, Philippa et Eutychia refusent de manger des victimes immolées aux dieux. Aussi je les ai fait conduire devant ta Grandeur. »

Dulcétius dit aux accusés : « Quelle sottise de refuser d'obéir aux ordres des Césars et des Empereurs ! » — Se tournant vers Agathon : « Pourquoi n'as-tu pas pris part aux sacrifices, suivant l'usage de ceux qui ont été consacrés aux dieux ?

— Parce que je suis chrétien.

— Persistes-tu aujourd'hui dans ta résolution ?

— De plus en plus.

— Et toi, Agape, que dis-tu ?

— Moi, je crois au Dieu vivant et j'ai refusé de faire les choses dont tu parles.

— Et toi, Chionie ?

— Je crois au Dieu vivant et j'ai refusé de faire ce que tu dis.

— Toi, Irène? Pourquoi n'as-tu pas obéi au commandement des Empereurs et des Césars ?

— Parce que je crains Dieu.

— Toi, Cassia ?

— Je veux sauver mon âme.

— Alors tu ne veux pas prendre part aux sacrifices?

*      Non.

 

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*      Toi, Philippa ?

— Comme les autres.

— Quoi encore?

— J'aime mieux mourir que de manger de vos sacrifices.

— Toi, Eutychia ?

— La même chose. — J'aime mieux mourir que de faire ce que tu commandes.

— Es-tu mariée?

— Mon mari est mort.

— Depuis combien de temps?

— Sept mois environ.

— De qui es-tu enceinte?

— Du mari que Dieu m'a donné.

— Laisse donc tout cela et reviens à des sentiments plus humains. Qu'en dis-tu? Veux-tu obéir à l'édit?

— Non, je ne veux pas obéir, je suis chrétienne, servante du Dieu tout-puissant.

— Puisque Eutychia est grosse, elle sera gardée en prison.

— Et toi, Agape, veux-tu faire les mêmes choses que nous qui sommes dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars ?

— Jamais. Je ne saurais être dévouée à Satan. Tes paroles ne me feront pas changer ; ma résolution est inébranlable.

— Et toi, Chionie, que dis-tu de tout cela?

Personne ne pourra pervertir mon âme.

— N'y a-t-il pas chez vous quelques écrits des chrétiens, parchemins ou livres?

— Rien du tout, les empereurs actuels nous ont tout enlevé.

— Qui vous a ainsi conseillées?

— Dieu tout-puissant.

— Quels sont ceux qui les premiers vous ont entraînées à cette folie ?

 

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— Dieu tout-puissant et son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ.

— « Il est clair que vous devez tous obéir à nos Empereurs et Césars. Mais puisque, après tant de délais, tant d'avertissements, tant d'édits et de menaces, vous êtes assez téméraires pour mépriser les justes commandements des Empereurs et des Césars, en persistant dans le nom impie de chrétiens; puisque jusqu'à ce jour, pressées par nos agents et par les premiers de la milice de renoncer par écrit au Christ, vous persistez dans votre refus, vous allez être justement châtiées. » Dulcétius lut la sentence : « Agape et Chionie, qui par leur impiété et leur esprit de rébellion ont résisté au divin édit de nos maîtres les Empereurs et les Césars, et aujourd'hui encore pratiquent la religion des chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les hommes, seront brûlées. — Cependant Agathon, Cassia, Philippa et Irène seront gardées en prison jusqu'à nouvel ordre. »

Après le supplice d'Agape et de Chionie, Dulcétius fit comparaître Irène: «Tafolie éclate dans toutes tes actions. Quoi! jusqu'à ce jour tu as voulu garder chez toi les parchemins, les livres, les tablettes, les volumes et les pages des Écritures appartenant aux chrétiens! Lorsqu'on te les as présentés, tu les a reconnus, après avoir nié chaque jour, malgré le supplice de tes soeurs et la peine qui t'attendait, que de tels écrits fussent en ta possession. La mort de tes soeurs ne t'aura donc pas suffi ? Tu ne crains donc pas la mort quand elle est devant tes yeux? Aussi tu dois être punie. Cependant, notre indulgence te permet encore d'échapper au supplice : en reconnaissant au moins les dieux, tu peux sortir d'ici non seulement indemne, mais libre. Que dis-tu à cela ? Obéis-tu aux ordres des Empereurs et des Césars ? Es-tu prête à offrir un sacrifice et à manger des viandes immolées?

— Non, non, par le Dieu tout-puissant qui a créé le

 

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ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment ! Le suprême châtiment du feu éternel est réservé à ceux qui auront nié le Christ. »

Dulcétius dit : « Mais qui t'a poussée à conserver jusqu'à ce jour ces paperasses et ces Écritures?

— Le même Dieu tout-puissant qui a ordonné de l'aimer jusqu'à la mort; c'est pourquoi nous n'avons pas osé le trahir, et nous voulons plutôt être brûlées vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer les Écritures.

— Qui donc, dans ta maison, savait que tu les gardais?

— Le Dieu tout-puissant, qui sait toutes choses, les a vues, mais nul autre. Nous regardions nos maris comme plus à craindre que nos pires ennemis. Aussi n'avons-nous montré ces livres à personne.

— L'année dernière, lors de la publication du premier édit de nos maîtres les Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous cachées ?

— Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu dans les montagnes, en plein air.

— Chez qui viviez-vous?

— En plein air, tantôt sur une montagne, tantôt sur une autre.

— Qui vous donnait du pain ?

            — Dieu, qui donne à tous la nourriture.

            — Votre père était-il complice?

            — Non, par le Dieu tout-puissant ! il ne pouvait être complice, il ignorait tout.

— Parmi vos voisins, qui le savait?

— Demande-le-leur, parcours le pays, demande qui sont ceux qui ont connu notre retraite.

— Après votre retour de la montagne, comme tu dis, lisiez-vous ces Ecritures en présence de quelqu'un ?

— Elles étaient dans notre maison et nous n'osions les en tirer. Nous étions tristes de ne pouvoir les étudier

 

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nuit et jour, comme nous l'avons fait jusqu'au moment où, l'année dernière, nous les avons cachées.

— Tes soeurs ont souffert le châtiment que nous avons ordonné. Mais toi, avant de fuir avec elles, tu avais encouru la peine de mort, pour avoir caché ces écrits et ces papiers; cependant, je ne veux pas te faire périr comme elles tout de suite : j'ordonne que par mes gardes et par Zozime, bourreau public, tu sois exposée nue dans une maison de prostitution : un pain t'y sera donné tous les jours du palais, et les gardes ne te permettront pas d'en sortir.   — Vous, les gardes, et toi, bourreau, sachez qu'il y va de votre tête. Que cependant on me remette tous les livres cachés dans les coffres et les boîtes d'Irène. »

Irène fut conduite dans une maison de prostitution, mais l'Esprit-Saint veillait et se la gardait comme une victime pure et intacte à offrir au Seigneur Dieu de l'univers. Personne n'osa approcher d'elle ni risquer un geste ou une parole qui eût alarmé sa modestie.

Dulcétius, l'ayant appris, se la fit amener de nouveau: « Persistes-tu dans ta témérité?

— Non pas dans ma témérité, mais dans le culte de Dieu.

— Puisque par tes premières réponses tu as clairement manifesté l'intention de ne pas obéir aux Empereurs, et que je te vois persister dans le même orgueil, tu subiras la peine méritée. » — Il demanda une tablette et écrivit : « Irène ayant contrevenu à l'ordre impérial, refusé de sacrifier aux dieux immortels, et persévérant aujourd'hui dans la religion des chrétiens, j'ordonne qu'elle soit brûlée vive comme ses soeurs. »

Après le prononcé de la sentence, les gardes conduisirent Irène sur une petite élévation, au lieu même où ses soeurs avaient auparavant souffert le martyre. Ils allumèrent un grand bûcher et ordonnèrent à la victime

 

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d'y monter elle-même ; elle s'y jeta en chantant des psaumes. C'était le 1er jour d'avril, sous le neuvième consulat de Dioclétien Auguste et le huitième de Maximien Auguste. Jésus-Christ régnait en maître sur le monde.

A lui, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINT POLLION ET DE PLUSIEURS AUTRES. A CIBALIS, LE 28 AVRIL 304.

 

Le martyre de saint Pollion, postérieur d'un mois à peine à celui de l'évêque de Sirmium, appartient à la même tournée administrative du gouverneur de la Pannonie Inférieure.

 

BOLL., 28/IV, Apr. III, 565. — Rummel., Acta sinc., 435 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 289.

 

LA PASSION DE SAINT POLLION

 

Dioclétien et Maximien avaient ordonné que tous les chrétiens fussent mis à mort ou qu'ils reniassent leur foi. Dès que cet édit fut arrivé à Sirmium, le gouverneur Probus entreprit de le mettre à exécution en commençant par les clercs. Il fit arrêter et mettre à mort le prêtre de l'Eglise de Singidunum, Montan, qui avait longtemps vécu dans la pratique des vertus chrétiennes. Une pareille sentence donna la palme céleste à l'évêque de l'Église de Sirmium, Irénée, qui combattit généreusement pour défendre la foi et fortifier le peuple confié à sa sollicitude. Ayant entendu le glorieux athlète détester les idoles et rejeter avec mépris ses volontés sacrilèges, il le fit torturer; après quoi il l'introduisit par une mort d'un instant dans l'éternelle vie.

Cela ne suffisait pas à sa cruauté, il crut qu'il devait parcourir les villes voisines. Il prit donc prétexte du service de l'Empereur pour venir à Cibalis, ville natale du très chrétien empereur Valentinien. Dans une précédente

 

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persécution, l'évêque de Cibalis, Eusèbe, avait, en mourant pour la gloire de Jésus-Christ, triomphé de la mort et du diable.

Le jour même de l'arrivée du gouverneur, le premier des lecteurs, Pollion, dont tout le monde connaissait la foi ardente, fut, par la miséricordieuse providence de Dieu, arrêté et traduit en justice. Il était dénoncé comme coupable de blasphème envers les dieux et les Empereurs.

Probus lui dit : Ton nom?

— Pollion.

— Es-tu chrétien?

— Oui.

— Ton emploi?

— Premier des lecteurs.

— Quels lecteurs?

— Ceux qui ont coutume de lire au peuple les paroles divines.

— Ceux qui inspirent à l'esprit léger et capricieux des femmes l'horreur du mariage et l'amour d'une vaine chasteté ?

— Tu pourras connaître aujourd'hui si nous sommes vains et légers.

— Comment ?

— Ils sont vains et légers, ceux qui abandonnent leur Créateur pour acquiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s'efforcent d'accomplir, malgré les tourments, les commandements du Roi éternel montrent leur foi et leur constance ; qui, ayant lu les édits du prince, savent garder les commandements même au milieu des tourments.

— Quels commandements? Et de quel roi?

— Les pieux et saints commandements du Christ

Roi.

— Quels sont-ils?

— Qu'il y a un seul Dieu dans le ciel, où il fait gronder

 

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son tonnerre, que ni le bois ni la pierre ne peuvent être appelés dieux; que les fautes doivent être expiées et corrigées, qu'il faut persévérer dans l'innocence, que les vierges doivent atteindre la perfection de la chasteté, et les époux doivent garder la chasteté dans le mariage; que les maîtres doivent gouverner leurs esclaves par la bonté plus que par la crainte, en considérant que la condition humaine est la même pour tous ; que les esclaves doivent s'acquitter de leur tâche plutôt par amour que par crainte, qu'il faut obéir aux justes volontés des rois quand ce qu'ils commandent est juste, et se soumettre aux puissances quand elles nous dirigent dans le bien ; qu'on doit aux parents le respect, aux amis l'affection, aux ennemis le pardon, le dévouement aux concitoyens, l'humanité aux hôtes, la miséricorde aux pauvres, la charité à tous et le mal à personne ; qu'il faut supporter patiemment l'injure et ne la faire jamais, plutôt abandonner ses biens que de convoiter ceux d'autrui ; et enfin, que celui-là vivra éternellement, qui pour la foi aura méprisé cette mort, qui ne dure qu'un instant, que vous pouvez infliger. Si ces maximes te déplaisent, tu ne peux t'en prendre qu'à ton propre jugement. »

Probus : « Et quel avantage aura celui qui par sa mort est privé de la lumière et de toutes les jouissances corporelles ? »

Pollion : « La lumière éternelle est supérieure aux clartés passagères et les biens assurés plus doux que les biens périssables, il n'est pas sage de préférer ce qui est caduc à ce qui est éternel.

— Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Obéis donc aux ordres des Empereurs.

— Quels ordres ?

— L'ordre de sacrifier.

— Fais ton métier. Je ne puis obéir, car il est écrit : Celui qui sacrifie sera anéanti.

 

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— Si tu ne sacrifies pas, tu seras décapité.

— Fais ton métier. Je dois suivre les pas des évêques, des prêtres, de tous les Pères dont j'ai reçu les doctrines, et j'accepte avec plaisir les châtiments que tu m'infligeras. »

Probus lut la sentence qui condamnait Pollion à être brûlé.

Aussitôt les gardes l'emmenèrent jusqu'à un mille de la ville, et Pollion y consomma son sacrifice en louant Dieu, qui daignait l'appeler au ciel le jour anniversaire du martyre de l'évêque Eusèbe. Nous célébrons avec joie la mémoire de ces deux athlètes et supplions le Tout-Puissant de nous rendre participants de leurs mérites.

Le martyre eut lieu le 27 avril, à Cibalis, sous le règne de Dioclétien et Maximien. Jésus-Christ règne dans tous les siècles. Amen.

 

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LES ACTES DE SAINT EUPLE, DIACRE. A CATANE, L'AN 304.

 

On possède plusieurs versions de ces Actes, un peu différentes les unes des autres ; elles paraissent néanmoins découler d'un même original et méritent de faire foi dans l'ensemble.

 

RUINART, Acta sinc., p. 437 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p . 406.

 

LES ACTES DE SAINT EUPLE

 

Sous le neuvième consulat de Dioclétien et le huitième de Maximien, le 12 août, à Catane, le diacre Euple, devant le voile qui fermait le secrétariat du consulaire, cria à haute voix : « Je suis chrétien, je veux mourir pour le nom du Christ. »

Le correcteur Calvisien, l'ayant entendu, dit : « Qu'on fasse entrer cet homme qui a crié. »

Euple fut introduit dans le secrétariat du correcteur; il portait dans ses mains le livre des Évangiles. Un des amis de Calvisien, Maxime, dit en le voyant : « Ce livre est un outrage aux décrets des Empereurs. »

Calvisien dit à Euple : « Où l'as-tu pris ? Vient-il de chez toi ?

— Je n'ai point de chez moi, Jésus-Christ en est témoin.

— Est-ce toi qui as apporté ce livre ici ?

*      Oui, c'est moi : tu le vois bien; je l'avais en main quand on m'a arrêté.

 

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— Lis-moi quelques passages. »

Euple l'ouvrit et lut : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. » Puis dans un autre endroit : « Que ce-lui qui veut venir après moi prenne sa croix et me suive. » A ces passages il en ajoutait d'autres, lorsque le correcteur Calvisien lui dit : « Qu'est-ce que cela ?

— C'est la loi de mon Maître, telle qu'elle m'a été donnée.

— Donnée par qui ?

— Par Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant.

— Maintenant que nous avons sa confession, qu'on l'interroge dans la torture et qu'on le remette aux mains des bourreaux. »

A peine leur eut-il été livré, que l'interrogatoire commença.

Sous le neuvième consulat de Dioclétien et le huitième de Maximien, 12 août, Calvisien dit à Euple : « Tu viens tout à l'heure de confesser ta foi devant nous ; qu'en penses-tu maintenant ? » Euple, se signant le front de la main qu'on lui avait laissée libre, dit : « Ce que j'ai confessé, je le répète; je suis chrétien, et je lis les divines Ecritures.

— Pourquoi gardais-tu ces livres, et ne les remettais-tu pas aux juges? Les Empereurs l'avaient ordonné. » Euple répondit : « Parce que je suis chrétien, et qu'il ne m'était pas permis d'être traditeur. Plutôt mourir. La vie éternelle est dans la mort; au contraire, le traditeur perd la vie éternelle. C'est pour ne pas la perdre que je donne ma vie. »

Calvisien l'interrompit et dit : « Euple, malgré l'édit des princes, n'a pas livré les Ecritures, mais il les a lues au peuple; il sera torturé. » Pendant le supplice, Euple disait : « Je te rends grâces, ô Christ ! défends-moi; c'est pour toi que je souffre. »

 

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Le correcteur lui dit : « Renonce à cette folie. Adore les dieux, et je te rendrai la liberté.

— J'adore le Christ, j'ai les démons en horreur; fais ce que tu voudras ; je suis chrétien ; il y a longtemps que je désire ce qui m'arrive ; encore une fois, fais ce que tu voudras, torture : je suis chrétien. e La torture continua ; enfin les bourreaux reçurent l'ordre de suspendre quelques instants. Alors Calvisien dit : « Malheureux ! adore nos dieux ; rends hommage à Mars, à Apollon et à Esculape. » Euple dit : « J'adore le Père, le Fils et le Saint-Esprit. J'adore la sainte Trinité ; il n'y a pas d'autre Dieu qu'elle. Périssent des dieux qui n'ont fait ni le ciel, ni la terre, ni rien de ce qu'ils renferment ! Je suis chrétien. »

Le préfet Calvisien dit : « Sil tu veux être délivré, sacrifie.

— Je me sacrifie maintenant au Christ Notre-Seigneur, je ne puis rien faire de plus. Tes efforts sont inutiles : je suis chrétien.

Calvisien fit recommencer la torture, plus cruelle que la première fois. Euple disait : « Je te rends grâces, ô Christ ! Christ, secours-moi ; c'est pour toi, Christ, que je souffre. » Il répéta souvent cette prière, et lorsque ses forces s'épuisaient, ses lèvres défaillantes la redisaient encore ou plusieurs autres pareilles.

Alors Calvisien, rentrant dans son cabinet, dicta la sentence et revint aussitôt ; il tenait dans ses mains la tablette et lut : « Le chrétien Euple a méprisé les édits des princes, il a blasphémé nos dieux et refuse de se repentir, j'ordonne qu'il ait la tête tranchée par le glaive. Emmenez-le. » On suspendit à son cou l'Evangile qu'il portait quand on l'avait arrêté ; devant lui un héraut criait : « Euple chrétien, ennemi des dieux et des empereurs. » Euple, dont les voeux étaient comblés, répétait sans cesse : « Grâces au Christ Dieu ! » Arrivé au lieu

 

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où il devait mourir, il leva les mains vers le ciel et dit : « Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, de ce que ta puissance m'a soutenu ; tu n'as pas laissé périr mon âme avec les impies, et tu m'as donné la grâce de confesser ton nom. Confirme à cette heure ce que toi-même as opéré en moi, et que l'audace de ton ennemi soit confondue. » Puis, regardant le peuple, il continua : « Frères, écoutez mes dernières paroles ; priez Dieu et craignez-le de tout votre coeur ; car au moment de la mort il se souvient de ceux qui le craignent ; et quand ils seront sortis de ce monde, les Anges viendront au-devant d'eux et les conduiront dans la cité du Seigneur, à la sainte Jérusalem. »

En achevant ces paroles, le bienheureux Euple se mit à genoux et présenta sa tête au bourreau, qui l'abattit d'un seul coup. Aussitôt il alla recevoir la couronne éternelle, récompense de sa foi; les nombreuses légions des Anges et des saints martyrs l'introduisirent en triomphe devant le trône de notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ. Quant à son corps, les chrétiens l'enlevèrent, l'embaumèrent avec respect, et le déposèrent dans un lieu vénéré, où Notre-Seigneur Jésus-Christ se plaît encore chaque jour à multiplier les miracles et à guérir les nombreux malades qui viennent y prier.

 

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LE MARTYRE DE SAINT PHILIPPE, ÉVÊQUE D'HÉRACLÉE. L'AN 304.

 

L'empereur Dioclétien tomba gravement malade vers la fin de l'année 303, et la direction des affaires publiques passa en Occident aux mains d'Hercule, en Orient aux mains de Galère. L'exercice sans contrôle du pouvoir par ces deux hommes annonçait aux chrétiens une recrudescence dans la persécution. Elle se produisit pendant les premiers mois de l'année 304.

L'apathie, la répugnance ou la secrète bienveillance des gouverneurs de province étaient débordées par les ordres précis qui leur étaient envoyés ; ils devaient se hâter de procéder à la destruction des églises, à 1g confiscation des livres et à l'arrestation des clercs. Le préfet de la Thrace, Bassus, malgré ses dispositions conciliantes, ne pouvait plus, sans se perdre, prolonger le statu quo ; le terme de son gouvernement approchait, et il avait à craindre que son successeur, à son entrée en charge, ne dénonçât aux empereurs l'infraction à leurs édits commise par celui qui avait pour mission de les faire exécuter. Les chrétiens se sentaient à la veille des catastrophes et s'y préparaient ; ce fut pendant une exhortation de l'évêque Philippe d'Héraclée à ses fidèles, que survint l'officier de police chargé d'apposer les scellés sur l'église.

Le successeur de Bassus, Justin, païen zélé, poursuivit le procès commencé.

 

BOLL., 22/X, Octob., IX, 636—553. — RUINART, Act. sinc., p. 442 suiv. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. IV, p. 251-259, 312-320.

 

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LES ACTES DE SAINT PHILIPPE D'HÉRACLÉE.

 

Philippe fut éprouvé d'abord en qualité de diacre, ensuite avec celle de prêtre dans les travaux que l'Église impose à ses ministres.

Son application à ses devoirs lui avait valu la louange des hommes, et ses vertus, les joies de la conscience ; l'honnêteté de ses moeurs l'avait en même temps mis à l'abri de tout reproche. Ce fut donc du consentement des frères qu'il fut enfin élevé à la dignité épiscopale. Confirmant alors dans la foi ses disciples, le prêtre Sévère et le diacre Hermès, par de fréquents entretiens, il eut le bonheur de les voir partager non seulement ses pensées, mais encore la gloire de sa passion ; en sorte qu'après les avoir eus pour ministres dans l'offrande du glorieux mystère, il les eut pour compagnons dans son martyre.

Malgré la menace de la persécution, son coeur ne se. laissa point troubler. Un grand nombre lui conseillaient de quitter la ville ; il s'y refusa, nous apprenant par son exemple à ambitionner de tels supplices et non à les craindre. Il dit : «Que la volonté de Dieu s'accomplisse!» et demeura dans son église, où il exhortait chacun à la patience. « Frères, disait-il, vous dont la foi est sincère, les temps annoncés par les prophéties sont proches. Le siècle penche vers sa ruine ; il semble rouler le cercle de ses derniers jours. Le diable dans sa rage obstinée nous menace ; le pouvoir lui a été donné pour un peu de temps ; il vient, non point, il est vrai, pour perdre les serviteurs du Christ, mais pour les éprouver. Le jour de l'Épiphanie approche ; c'est un avertissement de nous préparer à la gloire. Que ni les menaces des impies, ni leurs tourments ne vous épouvantent ; car le Christ donne à ses soldats la patience de souffrir et la récompense de tous les supplices qu'ils endurent. J'ai la confiance

 

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que tous les efforts de nos ennemis sont inutiles. »

Le bienheureux Philippe parlait encore, quand l'homme de police de la cité, Aristomaque, arriva pour fermer l'église des chrétiens, en y apposant les scellés de la part du gouverneur. Philippe dit : « Homme crédule, qui t'imagines que le Dieu tout-puissant habite plutôt dans des murs de pierre que dans les coeurs des hommes. Tu ignores cette parole d'Isaïe : « Le ciel est mon trône, et la terre est l'escabeau de mes pieds. Quelle maison espérez-vous donc me construire ? » Le lendemain, l'homme de police vint faire l'inventaire de tout le mobilier de l'église et y apposa le sceau de l'empereur. Tous étaient tristes; Philippe avec Sévère, Hermès et les autres, s'interrogeait, plein d'anxiété, sur son propre devoir. Appuyé contre la porte, il ne permettait pas que personne s'éloignât du siège qui lui avait été confié. Il parlait de l'avenir. A quelque temps de là, les frères étant réunis à Héraclée pour célébrer le jour du Seigneur, le président Basse trouva Philippe, environné de tous les fidèles, debout à la porte de l'église. Basse voulut les juger séance tenante ; il s'assit et les fit approcher ; puis, s'adressant à Philippe et à la foule : « Qui de vous est le maître des chrétiens, le docteur de leur Eglise ?» Philippe répondit : « C'est moi que tu cherches. » Basse continua : « Tu connais la loi de l'empereur qui défend aux chrétiens de tenir des réunions ; il veut que dans tout l'univers les hommes de cette secte se convertissent aux idoles ou soient mis à mort. Ainsi donc tous les vases que vous avez, qu'ils soient d'or ou d'argent ou de toute autre matière, quel que soit d'ailleurs le prix du travail, de même aussi les Ecritures que vous lisez et que vous enseignez, seront soumis à l'examen de notre puissance. Que si vous ne le faites pas de bon gré, vous y serez réduits par les tourments. » Philippe répondit : « S'il te plaît de nous faire souffrir, notre âme est prête.

 

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Prends donc ce corps infirme, déchire-le comme tu voudras, mais ne t'attribue pas un pouvoir quelconque sur mon âme. Quant aux vases que tu demandes, prends-les, nous n'y sommes pas attachés. Ce n'est pas avec un métal précieux, c'est par la crainte de Dieu que nous honorons le Seigneur ; c'est la beauté du coeur, et non l'ornement d'une église, qui plaît au Christ. Quant à nos Ecritures, tu ne peux les recevoir, et il serait indigne à moi de te les livrer. »

Le président fit approcher les bourreaux. Mucapor entra : c'était une sorte de monstre bestial. Le président appela le prêtre Sévère ; on ne le trouva pas, il fit alors torturer Philippe. Le supplice se prolongeait sans mesure, lorsque Hermès s'écria : « Juge, avec tes impitoyables recherches quand même on te livrerait tous nos saints Livres, et qu'il ne resterait plus aucune trace écrite de cette vénérable tradition dans tout l'univers, nos fils, fidèles à la mémoire de leurs pères, et animés par le zèle de leur propre salut, auraient bientôt refait des volumes en plus grand nombre, et ils enseigneraient avec d'autant plus d'ardeur la crainte respectueuse que nous devons au Christ. » On le fouetta longtemps ; ensuite il entra dans le lieu où l'on conservait cachés tous les vases sacrés ainsi que les Écritures. Il y fut suivi par Publius, l'assesseur du président, homme avide et voleur. Il se mit aussitôt à détourner avec adresse quelques-uns des vases dont on avait fait l'inventaire. Hermès voulut . blâmer son audace et l'arrêter ; l'autre lui meurtrit le visage au point que le sang jaillit en abondance. Basse, l'ayant appris, fit venir Hermès ; la vue de son visage tout sanglant l'irrita contre Publius, et il fit soigner la victime. Les vases, ainsi que toutes les Écritures, furent, par ordre du président, remis aux mains d'un officier. Il fit ensuite conduire au forum Philippe et tous les autres, entourés de gardes.

 

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Pendant que la foule roulait vers le forum, le président chargea les soldats d'y porter toutes les Écritures, et il se rendit au palais. Le toit de l'église des chrétiens fut dépouillé de ses ornements. On activait à coups de fouet la répugnance de ceux qui étaient chargés de cet office, de . peur qu'ils ne fussent trop lents à détruire. Pendant ce temps on alluma des feux sur le forum dans lesquels on jeta toutes les Écritures divines. Les flammes s'élancèrent vers le ciel si impétueuses et si menaçantes que les spectateurs pris de peur s'enfuirent. Quelques-uns cependant, au milieu de cette exécution, étaient demeurés sur le forum qui sert de marché à la ville, et entouraient le bienheureux Philippe.

Quand la nouvelle de ce malheur arriva, le saint prit la parole : « Habitants d'Héraclée, juifs et païens, à quelque secte, à quelque religion que vous apparteniez, sachez que l'heure des derniers temps n'est pas éloignée, cette heure que l'Apôtre nous apprenait à craindre, lorsqu'il disait : « Voilà que du haut du ciel la colère de « Dieu va se révéler pour punir l'impiété et l'injustice « des hommes. » Sur Sodome autrefois a pesé la juste colère de Dieu, à cause des crimes de. ses habitants. Si donc les habitants d'Héraclée redoutent le jugement de Sodome, qu'ils fuient ses injustices, et recherchent enfin le Dieu qui s'est réservé le jugement ; qu'ils abandonnent le vain culte des pierres et assurent leur salut. Ceux qui dans l'Orient ont vu les feux de Sodome ont eu là un signe du jugement, un exemple de la colère de Dieu. Mais ces feux ne devaient pas être seulement manifestés en Orient ; la Sicile et même l'Italie ont eu aussi leur merveilleux enseignement. Le saint homme Lot avec ses filles fut arraché par les Anges à la ville de Sodome, parce qu'il était exempt de péché et plein d'horreur pour les crimes de ses concitoyens. De même autrefois, en Sicile, une immense quantité d'eau s'élança de la bouche

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du cratère divin, en même temps qu'une flamme vengeresse descendait du ciel pour punir les pécheurs. Tout fut consumé, à l'exception de deux jeunes vierges qui échappèrent au danger. Même au milieu de la frayeur universelle, la prudence ne les avait point abandonnées : leur père était accablé par la vieillesse et les infirmités, elles l'emportèrent pieusement dans leurs bras. Mais en cherchant à échapper à l'incendie, le doux fardeau qu'elles portaient les arrêta dans leur fuite ; un cercle de flammes pétillantes les environnait, et elles se virent contraintes d'essayer un moyen de salut désespéré. Le Christ tout-puissant ne voulut pas laisser succomber tant de piété filiale et de dévouement. Par le secours sensible de sa majesté souveraine, il rendit le père à ses enfants et les enfants à leur père, en sorte que l'on put comprendre que ce n'était pas Dieu qui avait manqué, mais bien plutôt le mérite et la vertu à tous ceux qui furent les victimes de l'incendie. Aussitôt donc s'ouvrit pour les vierges une voie libre et sûre, et partout où elles dirigeaient leurs pas, vous eussiez vu la flamme tracer, comme en se jouant, la route devant elles. Le feu suspendait son souffle embrasé ; doux et caressant comme le zéphir, il embellissait même tous les lieux sur leur passage ; on eût dit qu'à la volonté de ces vierges tout s'animait d'une nouvelle vie.

« Telle était donc la sainteté de leurs mérites et la puissance de leur piété filiale, que le feu respectait non seulement leurs personnes, mais encore les endroits par où elles passaient. Ce lieu que la flamme n'avait pas osé toucher s'appela depuis la Piété, il a conservé jusqu'aujourd'hui ce nom glorieux qui devra, mieux que tous nos écrits, transmettre à nos descendants le souvenir du miracle. Quant à ce feu intelligent, c'était sans aucun doute le feu divin qui, juge et vengeur de toutes nos actions, descend souvent du ciel sur la terre, et brûle

 

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tout ce qu'il y trouve d'inutile. Autrefois la pensée de ce feu inspira je ne sais quel amour de la mort à Hercule, en lui persuadant que les hommes dévorés par les flammes deviennent des dieux ; et l'infortuné héros se brûla sur le mont Igie. Il est vrai que le médecin Esculape, frappé de la foudre sur le mont Cynosyris, trouva dans ce feu comme une consécration divine aux yeux des gentils insensés, qui se prirent à honorer en lui ce qui n'était, certes, pas une puissance quelconque, mais le juste châtiment de ses crimes et sa triste fin. Assurément ils n'auraient pas imaginé en lui tant de puissance s'il eût continué à vivre. C'est ce même feu qui a brûlé ce que les Éphésiens appellent leur dieu, brûlé le Capitole et le temple de la ville de Rome, brûlé l'empereur Héliogabale ; ce même feu qui n'a point épargné dans Alexandrie l'asile de Sérapis, dévorant à la fois le temple et son Dieu.

« Qui donc, dites-le-moi, pourrait espérer encore du secours de ces vaines idoles, qui non seulement ne peuvent se donner l'être, mais ne sauraient même se le conserver ? Un tel dieu est créé par celui qui l'adore ; et si par hasard le matin il devient la proie des flammes, le soir l'activité vigilante de l'ouvrier l'a remis en état. Tant qu'on pourra trouver des pierres et du bois, les dieux ne manqueront point parmi les hommes. Dans Athènes, le dieu Bacchus a volontiers laissé brûler son temple, sachant que la foudre consacrerait sa divinité. Minerve avec sa lance a brûlé de même ; ni la tête de la Gorgone qui défend sa poitrine, ni l'éclat de son armure aux mille couleurs n'ont pu la défendre ; plus heureuse, si elle eût continué à tourner ses fuseaux ! De même à Delphes, le temple d'Apollon, que la tempête avait déjà renversé, fut aussi consumé par un feu mystérieux. Mais celui qui punit respecte partout sa grâce ; s'il éprouve l'homme juste, ce n'est plus une flamme qui châtie, c'est une lumière qui fait éclater la vertu. »

 

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Pendant ce long discours, Hermès aperçoit le prêtre Cataphrons et ses ministres, qui portaient aux idoles des mets impies, de sacrilèges offrandes. Aussitôt il dit aux fidèles qui l'environnaient : « Ce festin que vous voyez, c'est l'invocation du diable ; on l'apporte pour nous souiller. » Philippe lui dit : « Que la volonté du Seigneur s'accomplisse ! » En même temps le président Basse arriva, escorté de la foule dans laquelle les uns s'apitoyaient, tandis que la colère, chez les autres, s'emportait aux plus grands excès ; les Juifs surtout étaient les plus violents ; car le jugement de l'Écriture contre eux est toujours vrai ; c'est d'eux que l'Esprit-Saint a dit par son Prophète : « Ils ont sacrifié au démon, et non à Dieu. »

Le président commença l'interrogatoire ; il dit à Philippe : « Immole des victimes aux dieux. »

Philippe répondit : « Comment puis-je, moi chrétien, honorer des pierres ?

— Tu ne peux refuser à nos maîtres le tribut d'un sacrifice.

— Nous avons appris à obéir aux princes, à offrir aux empereurs nos hommages : le culte, jamais.

— Mais à la fortune de la ville tu ne refuseras pas un sacrifice. Vois comme sa statue est belle et riante, avec quelle bienveillance elle admet à l'honneur de son service tout ce peuple nombreux.

— Je vois bien qu'elle vous plaît, puisque vous l'honorez ; pour moi je professe hautement que l'oeuvre d'un homme, quel que soit son talent, ne pourra jamais m'arracher au culte du Maître du ciel.

— Laisse-toi toucher par cette statue d'Hercule si belle.

— Ah ! les malheureux, dignes de toutes nos larmes ! ignorer à ce point la sainteté trois fois adorable de la Divinité ! Infortunés que vous êtes, vous abaissez le ciel aux

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proportions de la terre ; et, dans votre ignorance de la vérité, vous inventez et vous fabriquez l'objet de votre culte ! Qu'est-ce donc que l'or, l'argent, l'airain, le fer ou le plomb ? N'est-ce pas de la terre, cette terre qui dans son sein les nourrit et les forme ? Vous ignorez la divinité du Christ, qu'aucune intelligence humaine ne peut ni mesurer ni comprendre; et vous osez reconnaître quelque ombre de puissance dans ces dieux que la main d'un ouvrier, peut-être appesanti par le sommeil ou par le vin, vous a façonnés ? Si, par hasard, de son travail sort une image plus parfaite, aussitôt à cette image vous attribuez la puissance, vous la revêtez de la divinité. Convenez que vos maisons et vos palais sont des ateliers de sacrilèges, où l'impiété se renouvelle sans cesse ; car enfin, lorsque, pour les usages domestiques, vous brûlez quelque morceau de bois, c'est la matière de votre dieu que vous brûlez. Quelle excuse donnerez-vous d'un pareil crime? Vous dites, il est vrai : Ce bois n'était pas un dieu ; mais je vous répondrai : Il pouvait le devenir, si l'ouvrier l'avait voulu. Et vous ne comprenez pas dans quelles ténèbres vous êtes plongés ! Parce que le marbre de Paros est beau, le Neptune qu'on y taillera en sera-t-il meilleur ? Et parce que vous avez un bel ivoire, votre Jupiter en retirera-t-il quelque attrait de plus, si vous l'y entaillez ? Avouez que vos ouvriers ont trouvé un excellent moyen d'accroître la valeur du métal qu'ils emploient ; mais ce n'est pas au profit du dieu ; c'est au leur. Concluons donc que tout cela n'est que de la terre, qu'il faut fouler aux pieds et non pas adorer. Dieu, à notre sentiment, a fait la terre afin que nous en jouissions ; pour vous, il paraîtrait qu'il ne l'a faite que comme une matière destinée à vous fournir des dieux. »

Basse se tourna vers Hermès : « Toi, du moins, sacrifie aux dieux.

— Non ; je suis chrétien.

 

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— Quel est ton rang dans la cité ?

— Je suis décurion ; mais voici mon maître à qui j'obéis en tout.

— Si j'amène Philippe à sacrifier, tu le suivras comme ton maître.

— Non, ni moi je suivrai son apostasie, ni toi tu ne triompheras de sa vertu. Un même esprit, une même force nous animent.

— Tu seras livré au feu, si tu t'obstines dans cette fureur de la résistance.

— Les flammes dont tu me menaces sont impuissantes ; tu ignores le feu éternel qui consume, dans d'interminables souffrances, les disciples du diable.

— Sacrifie au moins à nos maîtres, à nos empereurs ; en disant : Vie et puissance à nos princes !

— Nous aussi, nous aspirons à la vie.

— Sacrifiez donc ; dérobez-vous à ces chaînes, à ces tourments.

— Juge impie, jamais tu ne nous amèneras à ton impiété; tes menaces, loin de nous amollir, donnent à notre foi plus de courage. »

Basse furieux, forçant la voix, commanda qu'on les re-conduisît en prison. Pendant le trajet, des hommes osaient pousser Philippe avec violence ; souvent le saint évêque roulait à terre. Mais il se relevait le visage joyeux, ne témoignant ni indignation ni douleur. La stupeur avait envahi les âmes ; tous étaient en admiration devant un vieillard qui souffrait avec joie tant de cruelles insultes. Cependant les saints martyrs arrivèrent en chantant des psaumes. Après quelques jours de prison, on leur offrit la maison d'un certain Pancrace, où, sous la surveillance des soldats du gouverneur, ils devaient être traités avec tous les égards de l'hospitalité. Or, comme ils demeuraient dans cette maison, les frères accouraient en foule de toutes parts auprès de ces saints confesseurs, qui les accueillaient

 

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avec bonté et leur enseignaient les sacrés mystères. Le diable, témoin de cette affluence, devint furieux de se voir enlever tous ses sujets ; c'est pourquoi, par la trahison et les calomnies, il obtint un nouvel ordre de les re-mettre en prison. Mais la prison était adossée au théâtre, en sorte qu'on avait pu y ménager une communication secrète. Par cette voie, les prisonniers, pénétrant dans l'enceinte réservée aux spectacles, pouvaient y recevoir la foule qui accourait pour les visiter. Cette pieuse avidité était si grande et si universelle, que la nuit même ne suspendait pas la visite des frères.

Sur ces entrefaites, Basse, à la fin de sa présidence annuelle, reçut un successeur dans la personne de Justin. C'était un coeur pervers, incapable de connaître Dieu et trop endurci pour le craindre. Ce changement causa aux frères une grande douleur ; car Basse leur avait montré des égards, et, en présence de la raison, il se laissait vaincre ; même depuis quelque temps sa femme était convertie. A l'arrivée du nouveau président, Zoïle, le magistrat de la cité, au milieu du grand concours des citoyens, fit amener Philippe devant Justin.

Justin lui dit : « Tu es l'évêque des chrétiens ?

— Je le suis, et je ne puis le nier.

— « Les empereurs, nos maîtres, ont daigné ordonner à tous les chrétiens de sacrifier. S'ils refusent, nous devons employer la contraite, et contre l'obstination, le châtiment. Aie donc pitié de ta vieillesse, et ne l'expose pas à des tortures que la jeunesse aurait peine à supporter. « Philippe répondit : « Des hommes, vos semblables, font des lois, et vous les recevez; vous les gardez par la crainte d'une rapide souffrance; combien plus nous devons, nous, obéir aux ordres de notre Dieu, qui punit les coupables dans des supplices éternels !

— Il est juste d'obéir aux empereurs.

— Je suis chrétien, et je ne puis faire ce que tu m'ordonnes.

 

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Tu peux me punir, mais non me contraindre.

— Tu ne soupçonnes pas quels tourments vont t'atteindre.

— Me tourmenter, tu le peux; me vaincre, jamais. Non, personne ne m'amènera à sacrifier à vos dieux.

— Je t'attacherai les pieds, et tu seras traîné par la ville. Si tu survis, tu attendras en prison de nouveaux supplices.

— Plaise à Dieu que ta parole s'accomplisse avec tes désirs impies. » Alors Justin le fit attacher et traîner, ainsi qu'il avait dit. Bientôt le corps du saint, heurtant avec violence contre un pavé inégal et rude, fut couvert de blessures dans tous ses membres. Les mains des frères le recueillirent et le reportèrent en prison.

Cependant, le prêtre Sévère, pour se soustraire aux re-cherches, se tenait caché dans une retraite profonde, quand, poussé par un mouvement de l'Esprit-Saint, il se présenta lui-même. Quand on l'eut amené à l'audience, Justin lui dit ; « Je dois en ce moment te donner un conseil : ne te laisse pas séduire par la folie étrange dont Philippe, votre docteur, vient d'être la victime. Sa fureur a été la seule cause de son supplice. Obéis plutôt aux ordres de l'empereur. Épargne ton corps ; aime la vie ; attache-toi avec joie aux biens que t'offre le monde. »

Sévère répondit : « Il me faut être fidèle et garder jusqu'à la fin les mystères.

— Réfléchis, d'un côté le supplice, de l'autre le salut ; tu comprendras facilement qu'il y a avantage de sacrifier aux dieux. » Mais le seul nom de sacrifice excitait l'indignation et l'horreur de Sévère ; le président donna l'ordre de le ramener en prison.

Hermès fut appelé. Justin lui dit : « Ceux qui t'ont précédé viennent de mépriser les ordres de l'empereur ; tu vas voir leur châtiment. Garde-toi de vouloir partager leurs tortures; songe à assurer ta vie, la vie de tes enfants;

 

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fuis le péril, sacrifie aux dieux. » Hermès répondit : « Jamais. J'ai grandi dans cette foi que je défends aujourd'hui ; car c'est depuis le berceau que le saint, mon maître, a imprimé cette vérité dans mon âme. Je ne puis en aucune manière abandonner la voie ; un faux pas serait un crime, déchire-moi à ton gré, j'ai rendu témoignage à mon Dieu.

— Ton assurance n'a d'autre fondement que l'ignorance des maux qui te menacent ; quand tu auras été mis à la torture, tu te repentiras, mais trop tard. » Hermès répondit : « Quelles que soient les douleurs dont tu veux m'accabler, le Christ, pour qui nous souffrons, les adoucira par ses Anges. »

Justin le condamna à la prison. Mais, au bout de deux jours, adoucissant un peu la sévérité de ses ordres, il mit les martyrs sous les lois de l'hospitalité, à la garde d'un citoyen de la ville. Cet état dura peu. Un nouvel ordre les ramena en prison ; et, pendant sept mois entiers, on les retint dans des cachots infects, jusqu'à ce que Justin commandât de les conduire à Andrinople. A leur départ d'Héraclée, la douleur et les regrets furent grands parmi les frères.

Arrivés à Andrinople, les saints furent gardés dans la maison de campagne Sempor, jusqu'à l'arrivée du gouverneur. Il vint enfin ; et, dès le lendemain de son entrée, il fit dresser son tribunal aux Thermes, devant toute la foule du peuple, et ordonna qu'on lui amenât Philippe. « La délibération a été longue, lui dit-il ; quelle est enfin ta résolution ? Car c'était pour te préparer à un changement qu'un délai t'avait été accordé. Sacrifie donc, si tu veux échapper au supplice et recouvrer la liberté. » Philippe répondit : « Si notre prison avait été volontaire, tu pourrais nous faire valoir comme une grâce le temps qu'il t'a plu de nous y laisser; mais, comme cette prison n'a été qu'un châtiment qu'il nous a fallu subir, de quel droit

 

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veux-tu que j'appelle une libéralité le temps que tu nous y as retenus ? Je te l'ai déjà dit, je suis chrétien ; à toutes tes questions ce sera ma réponse. Jamais je n'adorerai de statues ; je n'adore que le Dieu éternel. »

Le président le fit alors dépouiller de ses vêtements. Quand on lui eut enlevé sa longue robe de lin, le président lui dit : « Consens-tu à faire ce que nous t'ordonnons ? Refuses-tu encore ? »

Philippe répondit : «Je ne sacrifierai pas. »

A cette réponse, Justin donna l'ordre de le frapper de verges. Alors parut un merveilleux prodige : toute la partie antérieure de sa tunique de lin demeurait intacte sous les coups, tandis que l'autre se déchirait en mille endroits. Les verges avaient profondément sillonné tous les membres ; l'oeil sondait dans le corps jusqu'aux profondes re-traites de la vie, les entrailles étaient mises à nu ; et cependant l'athlète du Christ demeurait calme et tranquille. Justin fut comme effrayé de tant de courage ; il ordonna de le reconduire en prison, et fit amener Hermès. Le juge répéta ses menaces, les officiers de leur côté offraient au martyr les conseils de la prudence ; niais ni les menaces ni la persuasion ne purent l'ébranler. Il était aimé de tout le monde, et spécialement des appariteurs du juge ; car il avait été magistrat et s'était attaché tous les officiers du gouverneur. Saisissant cette occasion de lui témoigner leur reconnaissance, ils s'agitaient avec une tendre sollicitude pour le sauver ; le martyr sortit victorieux de ce nouveau combat et rentra dans sa prison, que remplissait une joie immense : on rendait grâces au Christ et on célébrait la défaite de Satan. Cette première lutte avait exalté le courage et multiplié les forces. Philippe lui-même, qui avait été jusque-là d'une nature délicate et sensible, au point de ne pouvoir souffrir qu'on le touchât, maintenant défendu par la protection des Anges, ne ressentait plus aucune gêne.

 

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Trois jours après, Justin se trouva au lieu des audiences publiques, fit amener les martyrs, et dit à Philippe : « D'où te vient cette témérité qui t'emporte à mépriser la vie, et à refuser d'obéir aux ordres de l'empereur ?

— Ce n'est point témérité, mais j'adore le Dieu qui a tout créé et qui jugera les vivants et les morts ; son amour et sa crainte m'inspirent, et je n'ose mépriser sa loi. J'ai obéi de longues années aux empereurs, et, qu'ils me commandent des choses justes, je m'empresserai de les exécuter ; car l'Ecriture divine a ordonné de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Je l'ai toujours fait. Mais aujourd'hui il est temps de renoncer aux caresses du monde et de ravir le ciel, en dédaignant la terre. Comprends donc que je suis chrétien, et que je refuse de sacrifier aux dieux. »

Justin s'adressa à Hermès : « Si la vieillesse, voisine de la mort, inspire à celui-ci le dégoût des biens d'ici-bas, tu achèteras par un sacrifice des jours plus heureux.

— Je veux te montrer en peu de mots et clairement, à toi et à tes assesseurs, ce que vaut le culte odieux que tu pratiques. Comment le mensonge poursuit-il ainsi la vérité, le crime l'innocence, que l'homme enfin veuille toujours attaquer l'homme ? Dieu n'avait pas créé dans ce monde un être plus parfait que l'homme ; mais le diable s'est ingénié à profaner l'oeuvre du ciel. Il a inventé ces dieux que vous honorez ; il vous a faits, par vos sacrifices, les esclaves de son empire. Comme des chevaux qui prennent le mors aux dents, n'obéissent plus aux rênes ni à la main qui les conduit, et, brisant le frein salutaire qui les veut arrêter, vont, ignorants de la mort, se jeter dans les précipices, vous, de même, la folie vous emporte ; vous méprisez la parole de Dieu pour écouter et garder les conseils impies du diable. Mais le ciel a parlé. Aux bons, la gloire ; aux méchants, l'infamie ; car la justice appelle sur les uns la récompense, sur les autres le châtiment. Le prophète

 

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Zacharie dit : « Que le Seigneur te punisse, ô Satan ! que le Seigneur te punisse, lui qui a choisi Jérusalem. Ce bois à demi brûlé, n'est-ce pas un tison arraché aux flammes ? » Quelle passion vous pousse à chercher un refuge près d'une bûche brûlée, et qui vous donnera la mort ? Si vous voulez brûler avec lui, laissez-nous du moins parcourir le cercle étroit de cette vie terrestre, de manière à nous assurer les biens de l'éternelle vie. Avec cet extérieur malpropre, des vêtements sales, des cheveux mal peignés, vous prétendez honorer les tombeaux et les temples de vos, dieux ; ce n'est point ainsi qu'on adore. On dirait, au contraire, que vous pleurez, et que vous portez dès avant le jugement la peine du péché. Comment, devant ces folies, demeurez-vous aveuglés ? Votre libérateur vous offre son secours, et vous n'accourez pas vers lui ! Les chiens à l'odeur cherchent leur maître ; au coup de sifflet du guide qu'il a renversé sans le savoir, le, cheval accourt et sait trouver son cavalier ; à la vue de l'étable, le boeuf revient à son maître ; l'âne lui-même sait trouver le lieu où l'abrite celui qui le nourrit. Mais Israël ignore son Seigneur, selon ce qui a été écrit : « Israël ne m'a pas connu, moi, le Seigneur de toutes choses ; ils n'ont pas craint le jugement du juste. » Qu'ils périssent donc, ou noyés dans les eaux d'un nouveau déluge, comme au temps de Noé ; ou épuisés de faiblesse, comme les Israélites dans le désert, lorsque leurs genoux tremblants se dérobaient sous eux; ou enfin consumés dans les flammes, comme ceux qui n'avaient pas observé la loi.

— Crois-tu donc pouvoir faire de moi un chrétien ? dit Justin .

— Ce n'est pas toi seulement, c'est chacun de ceux qui m'entourent ici que je voudrais convertir au Christ. Du reste, ne compte pas que je sacrifie jamais à tes dieux. »

Le président prit conseil de ses ministres et de son assesseur, puis il prononça la sentence : « Philippe et Hermès

 

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ont méprisé les décrets de l'empereur ; en conséquence ils ont perdu les noms et les droits du citoyen romain ; nous ordonnons qu'ils soient brûlés vifs, afin que tous apprennent par cet exemple ce qu'il en coûte de mépriser les lois de l'empire. » Aussitôt on fit sortir les confesseurs ; ils marchaient vers le bûcher d'un pas joyeux. On eût dit les deux chefs d'un grand troupeau, choisis au milieu de leurs nombreuses brebis, pour être offerts au Dieu tout-puissant comme une hostie sainte.

Cependant Sévère restait seul en prison, comme un vaisseau abandonné sans gouvernail à la merci des flots, ou comme une brebis tremblante égarée dans la solitude, après avoir perdu son pasteur. Mais son âme s'exaltait dans une immense joie à la nouvelle que ses maîtres étaient conduits au martyre, le terme de toutes ses espérances. Il était tombé à genoux, et, dans sa prière mêlée de gémissements et de larmes, il disait au Seigneur : « O Dieu ! vous êtes le port sûr et tranquille de tous ceux que la tempête agite, l'espérance de ceux qui espèrent. Vous êtes le salut des malades, le secours des indigents, le guide des aveugles, la miséricorde ouverte à tous ceux qui sont dans la peine ; vous êtes un appui dans la fatigue, une lumière dans les ténèbres. C'est vous qui avez établi la terre sur ses fondements, donné des lois à la mer et distribué à chacun des éléments son rôle et sa place dans la création. Dans votre seule parole, le ciel et les astres, tous les êtres, ont trouvé leur perfection. Vous avez sauvé Noé des eaux et comblé Abraham de richesses; vous avez délivré Isaac et préparé la victime qui devait le remplacer sur l'autel ; vous avez donné à Jacob le bonheur et la gloire de lutter avec vous; par vos Anges Lot a été retiré de Sodome, la terre de malédiction; Moïse vous a vu; Jésus, fils de Navé, a reçu de vous la sagesse, et vous avez daigné servir de guide à Joseph dans son long exil; puis arrachant votre peuple à la terre

 

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d'Égypte, vous l'avez conduite jusqu'à la terre promise. C'est vous qui avez secouru dans la fournaise les trois enfants, que votre Majesté sainte a inondés comme d'une rosée divine, pour les préserver des flammes ; c'est vous qui avez fermé la gueule des lions, et donné à Daniel, avec la vie, un repas miraculeux ; vous n'avez pas laissé périr Jonas dans les profondeurs de la mer, ni sous la dent du monstre cruel envoyé pour l'engloutir; vous avez donné des armes à Judith et délivré Suzanne de l'injustice de ses juges; par vous, Esther a reçu la gloire, tandis que vous ordonniez de faire périr Aman. C'est vous enfin qui nous avez amenés des ténèbres à l'éternelle lumière, ô vous, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; vous êtes vous-même cette lumière toujours victorieuse ; et c'est vous qui m'avez donné le signe de la croix et du Christ. Ne me rejetez pas, Seigneur, comme indigne des souffrances qu'ont méritées mes collègues; donnez-moi plutôt une part à leur couronne, afin que je sois réuni dans la gloire avec ceux dont j'ai pu partager. la prison. Après avoir avec eux confessé votre nom à jamais adorable et affronté comme eux les cruels tourments du juge, faites que j'aie le bonheur de jouir avec eux du repos. »

Telle était la prière de Sévère; ces ardents désirs de la foi furent exaucés, et dès le lendemain il mérita de recevoir la grâce du martyre.

Quant à Philippe, il fallut le porter la douleur de ses pieds, après tant de tortures, ne lui permettait pas de marcher. Hermès, retardé lui aussi par de semblables souffrances, le suivait en boitant. Il causait doucement avec Philippe : « Hâtons-nous d'arriver auprès du Seigneur; nos pieds ne doivent plus nous inquiéter beaucoup ; tout à l'heure nous n'en aurons plus besoin. Les besoins de la vie présente pourront suspendre leur office, quand nous serons entrés dans le royaume du ciel. » Puis s'adressant à la multitude qui les suivait, il ajouta :

 

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« Ces souffrances, Dieu me les avait fait connaître par révélation. Tandis que je dormais, je crus voir une colombe blanche comme la neige. Elle entra dans ma chambre et se reposa sur ma tête ; puis elle descendit sur ma poitrine et m'offrit une nourriture délicieuse; je compris que le Seigneur m'appelait et me jugeait digne du martyre. »

Pendant qu'il parlait, on arriva au lieu de l'exécution. D'abord les bourreaux, selon la coutume, recouvrirent de terre les pieds du bienheureux Philippe jusqu'aux genoux, et lui lièrent les mains derrière le dos avec une corde qu'ils fixèrent avec des clous. Puis ils ordonnèrent à Hermès de descendre de même dans la, fosse. Hermès, qui soutenait avec peine sur un bâton ses pas chancelants, se prit à rire de cet ordre et dit : « Comment, diable, même ici tu ne saurais me soutenir ! » On jeta aussitôt de la terre sur ses pieds; mais avant qu'on allumât le bûcher, le malheureux Hermès appela dans la foule des spectateurs un des frères nommé Véloge. Il lui fit jurer par le nom sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il porterait à Philippe, son fils, les dernières volontés d'un père mourant, et lui dirait de payer fidèlement tout -ce qu'il pouvait laisser de dettes en mourant, parce que tel est le précepte du Roi de l'univers, qui a ordonné de rendre de bon coeur à chacun les biens que nous en avons reçus. « Que mon fils soit donc fidèle à faire cette restitution, pour ne pas laisser à son père une cause d'expiation et de souffrance. » Le saint martyr voulait parler des nombreux dépôts que la confiance des fidèles avait remis en ses mains. Il ajouta avec une tendresse toute paternelle : « Tu es jeune ; cherche ta vie dans le travail, comme faisait ton père ; à son exemple, vis toujours dans la paix et l'union avec le prochain. » Quand il eut achevé, les bourreaux lui lièrent les mains derrière le dos et mirent le feu au bûcher. Au milieu des flammes, tant que

 

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les martyrs purent formuler une parole, on entendit leurs cantiques; quand leurs forces furent épuisées, l'Amen annonça que tout était consommé.

On trouva le bienheureux Philippe les bras étendus, comme dans la prière. Le corps du vieillard s'était renouvelé dans l'éclat de la jeunesse; il semblait encore provoquer l'ennemi, et chercher une couronne dans de nouveaux supplices et de nouveaux combats. De même le visage du bienheureux Hermès était intact; une couleur de vie animait ses traits; seulement, comme trace du combat qu'il venait de soutenir, l'extrémité de ses oreilles était demeurée légèrement livide. A cette vue, tous ensemble, on rendit grâces au Dieu tout-puissant, qui donne la gloire et la couronne à ceux qui espèrent en lui.

Le diable ne put voir, sans dépit, tant de merveilles ; l'inspira à Justin de jeter dans l'Ebre les corps des martyrs. En apprenant cette nouvelle cruauté, les fidèles d'Andrinople préparèrent leurs filets et montèrent sur leurs barques , dans l'espérance que quelqu'un d'eux aurait le bonheur de retrouver une si riche proie. Dieu ne fut pas sourd à leurs voeux; presque aussitôt les saintes reliques tombèrent dans les filets et furent retirées entières. Ce trésor, plus précieux que l'or et les plus riches perles, fut caché à douze milles, d'Héraclée, dans une ville que l'on appelle dans la langue du pays Ogetistyron, c'est-à-dire, en notre langue, le lieu des possesseurs. En ce lieu se trouvaient des sources nombreuses; un bois, de riches moissons, des vignes en faisaient l'ornement. Mais aujourd'hui la Majesté divine y multiplie les miracles, pour prouver à tous qu'il ne peut laisser dans l'obscurité ses serviteurs, quand on a vu jusqu'aux abîmes profonds d'un fleuve les restituer d'eux-mêmes à notre vénération. C'est ainsi qu'il nous avertit de ne pas trembler devant les supplices, mais plutôt de tendre avec ardeur vers la couronne. Amen.

 

 

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LE MARTYRE DES SAINTS TARAQUE, PROBE ET ANDRONIC, A ANAZARBE, L'AN 304.

 

« Les Actes qui font connaître, pour une durée plus longue et avec une plus grande abondance de détails, l'application du quatrième édit dans les États de Dioclétien, nous transportent successivement aux divers points du vaste territoire encore soumis à l'autorité nominale du vieil empereur : dans ses provinces européennes, comme la Thrace, dans ses provinces asiatiques, comme la Cilicie, la Galatie, le Pont, la Palestine, dans ses provinces africaines, comme l'Egypte et la Thébaïde.

« L'édit avait été promulgué en Pamphylie dès les premiers mois de 304. De Perge, métropole de la province, saint Calliope s'enfuit à Pompéiopolis, ville de Cilicie, où il fut arrêté. Le gouverneur Maxime l'interrogea et le mit à la torture. C'est peut-être pendant ce séjour à Pompéiopolis que furent présentés une première fois à Maxime trois autres chrétiens, Taraque, Probe et Andronic, dont les interrogatoires multiples, la translation en diverses villes à la suite du gouverneur, la longue captivité, sont caractéristiques d'une persécution où, selon le mot de Lac-tance, les magistrats poursuivaient l'apostasie d'un chrétien avec autant d'ardeur et de ténacité que s'il se fût agi de dompter une nation barbare. Leurs Actes, que les fidèles, nous dit-on, obtinrent à prix d'or la permission de copier sur les. registres du greffe, méritent d'être étudiés non seulement à cause des caractères d'authenticité qu'ils présentent, mais encore en raison des changements dans l'attitude des accusés et des juges, déjà sensibles depuis quelque temps, mais nulle part mieux marqués. L'heure n'est plus de ces brefs interrogatoires, où la constatation de la qualité de chrétien et du refus d'apostasier était immédiatement suivie de la sentence. Le magistrat et le martyr

 

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essaient maintenant de se convaincre. Au lieu d'un jugement dédaigneusement rendu, humblement ou joyeusement accepté, c'est un duel à la fin duquel il y aura un vainqueur et un vaincu. Aussi le ton des accusés s'élève-t-il. On entend plus souvent qu'autrefois sortir de leur bouche des paroles hardies, piquantes, indignées : on voit voler en quelque sorte « ces traits de Dieu, qui allumaient la colère des juges, mais parfois leur faisaient des blessures salutaires ». Aux prises avec Taraque, Probe et Andronic, le gouverneur de Cilicie va recevoir quelques-uns de ces traits et y répondre par la main du bourreau.» (P. Allard.)

 

BOLL., 11/X, Octob., V, 560-584. — RUINART, Acta sinc., p. 454. — TILLEMONT, Mém. , t. V. — P. ALLARD, Hist. des perséc.,

t. IV, p. 294 et suiv.

 

LES ACTES DES SAINTS MARTYRS TARAQUE, PROBE ET ANDRONIC.

 

Pamphile, Marcien, Lysias, Agathoclès, Parménon, Diodore, Félix, Gemellus, Athénion, Taraque et Orose, à Aquilas, Basse, Bérylle, Timothée, et à tous les autres frères qui habitent Iconium, toujours fidèles, saints et unis dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur.

Nous avons suivi tout ce qui s'est passé en Pamphylie, à l'occasion des athlètes du Christ, et désirant participer à leurs chaînés et à leurs souffrances, nous avons entrepris de vous faire connaître les actes de leur martyre. Comme il était nécessaire de rassembler toutes les dispositions écrites de leur interrogatoire, nous avons obtenu de l'un des gardes armés du tribunal de les transcrire, moyennant deux cents deniers. Vous y trouverez, du commencement à la fin, tout le récit de leur passion; et des choses merveilleuses que le Seigneur a daigné opérer sous nos yeux, par ces inébranlables martyrs du Christ ; nous avons donc recueilli pour vous, avec le soin le plus

 

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scrupuleux, tout ce qui s'est passé devant le juge, afin que le nom du Seigneur Jésus-Christ en soit glorifié. A notre tour nous vous demandons, frères très chers, de vouloir bien transmettre ces détails à nos frères dans la foi qui habitent la Pisidie et la Pamphylie, afin qu'ils apprennent eux aussi ce qu'ont dit et cé qu'ont fait les martyrs de Jésus-Christ, et qu'ils le louent et le glorifient. Vous tous qui entendrez le régit de leur combat, vous serez fortifiés et excités à braver tous les tourments ; armés de la foi et de l'espérance de la gloire incorruptible, pleins de l'ardeur de l'Esprit-Saint, vous saurez résister avec le courage invincible qu'il vous inspirera à tous les ennemis de la vérité.

Dioclétien et Maximien étant consuls pour la seconde fois, le 21 mai, à Tarse, métropole de Cilicie, le gouverneur Numérien Maxime étant en séance, le centurion Démétrius dit : « Seigneur, voici devant votre puissant tribunal ceux qui ont été présentés à Votre Excellence dans la cité de Pompéiopolis par les gardes Eutolme et Pallade, comme appartenant à la religion des chrétiens et rebelles aux ordres des princes. »

Le gouverneur dit à Taraque : « Comment t'appelles-tu? car étant le plus âgé, tu dois être interrogé le premier ; réponds.

— Je suis chrétien.

— Laisse ce nom impie. Comment t'appelles-tu ?

— Je suis chrétien.

— Frappez-le sur la bouche et dites-lui : « Ne réponds pas une chose pour une autre. »

— Je dis mon vrai nom ; si tu me demandes mon nom d'usage, mes parents m'appelaient Taraque, et à l'armée on me nommait Victor.

— De quelle condition es-tu ?

— Militaire, et Romain ; né à Claudiopolis en Isaurie ; étant chrétien, j'ai quitté l'armée.

— Tu n'étais pas digne d'y servir, malheureux; comment as-tu quitté l'armée ?

— J'ai demandé mon congé au tribun Publion.

— Eh bien ! songe maintenant à ton âge déjà avancé; je veux que tu obéisses aux ordres de nos maîtres, afin que je puisse te combler d'honneurs. Viens donc et sacrifie comme font nos princes les maîtres de toute la terre.

— Ils se trompent, égarés par Satan.

— Cassez-lui les mâchoires pour avoir dit que les empereurs se trompent.

— Je le dis et je le répète : ils se trompent, car ils sont hommes.

— Sacrifie à nos dieux, et laisse là tes subtilités.

— Je sers mon Dieu et je l'honore, non par des sacrifices sanglants, mais par la pureté du coeur ; car Dieu n'a pas besoin de tels sacrifices.

— J'ai encore pitié de ta vieillesse et de tes cheveux blancs ; quitte donc cette folie et sacrifie aux dieux.

— Je ne m'écarterai pas de la loi de Dieu.

— Viens; ici et sacrifie.

— Je ne puis; car je respecte la loi de mes pères.

— Y en a-t-il une autre, vieux têtu ?

— Oui, et vous la violez, en adorant des pierres et du bois fabriqués.

— Frappez-le sur la tête, en disant : « Quitte cette folie. »

— Je ne quitte pas cette folie qui me sauve.

— Je te la ferai bien quitter, et je te rendrai sage.

— Comme tu voudras; mon corps est entre tes mains.

— Qu'on le mette tout nu et qu'on le batte.

— C'est maintenant que tu vas me rendre vraiment sage, en me fortifiant par ces coups. Je désire toujours plus vivement me confier dans le nom du Seigneur et de son Christ.

 

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— Maudit scélérat, tu nies les dieux, et tu en sers deux ?

— Je confesse le vrai Dieu.

— Tu viens de nommer à la fois un Christ et un Dieu.

— Eh oui ! car ce Christ est le Fils de Dieu; il est l'espérance des chrétiens ; c'est pour lui que. nous souffrons, et par lui que nous sommes sauvés.

— Assez de bavardage ; approche et sacrifie.

— Je ne bavarde pas, je dis la vérité ; j'ai soixante-cinq ans, et j'ai toujours dit la vérité. »

Le centurion Démétrius a dit alors : « Épargne-toi ; crois-moi, sacrifie. »

Taraque répondit : « Retire-toi avec tes conseils, ministre de Satan.»

Maxime dit : « Qu'on le mette aux fers, et qu'on le ramène en prison. Au suivant. »

Le centurion Démétrius : « Le voici, seigneur. »

Le gouverneur Maxime : « Au fait ; comment t'appelles-tu ? »

Probe : « Premièrement je dirai mon plus beau nom, qui est chrétien ; ensuite, parmi les hommes, on m'appelle Probe.

— Ta condition ?

— Mon père était de Thrace ; je suis né à Side en Pamphylie ; je suis homme du peuple, et chrétien.

— Ce nom ne te servira de rien ; sacrifie aux dieux, afin d'être honoré des princes et notre ami.

— Je ne veux aucun honneur des empereurs, et ne me soucie pas de ton amitié. J'étais fort riche, j'ai tout méprisé pour servir le Dieu vivant.

— Dépouillez-le, ôtez-lui son manteau, attachez-le, et, quand vous l'aurez étendu, frappez-le à coups de nerfs de boeuf. »

Le centurion Démétrius dit : « Aie pitié de toi-même, tu vois ton sang couler par terre.

 

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— Mon corps est à vous, mais vos tourments me sont une onction salutaire.

— Tu ne veux pas quitter ta folie, tu persistes dans ton obstination, misérable !

— Je ne suis point fou, je suis plus sage que toi ; c'est pourquoi je ne veux pas sacrifier aux démons.

— Tournez-le et frappez-le sur le ventre.

— Seigneur ! assistez votre serviteur.

— Dites en frappant : Où est celui qui t'assiste ?

— Il m'assiste et m'assistera ; car je méprise si bien tes tourments, que je ne t'obéis pas.

— Regarde ton corps, misérable ! la terre est inondée de ton sang.

— Apprends que plus mon corps souffre pour le Christ, plus mon âme se fortifie.

— Mettez-le aux fers, étendez-le au quatrième trou, et que personne ne le panse. Au suivant. »

Le centurion Démétrius : « Le voici, seigneur.

— Comment t'appelles-tu ?

— Si tu désires connaître mon véritable nom, je suis chrétien.

— Les autres n'ont rien gagné avec ce nom; réponds donc convenablement.

— Mon nom vulgaire parmi les hommes est Andronic.

— De quelle condition es-tu ?

— Noble, et des premiers dans la ville d'Éphèse.

— Laisse là toutes ces sottises, écoute-moi docilement, comme tu écouterais ton père ; ceux qui, avant toi, ont voulu raisonner comme des fous n'y ont rien gagné. Honore donc les princes en nos pères et sacrifiant aux dieux.

— Vous les nommez bien vos pères, puisque vous avez Satan pour père, et vous êtes devenus ses fils, en faisant ses oeuvres.

 

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— Ta jeunesse te rend insolent; sache que de grands tourments te sont réservés.

— Je te parais jeune ; mais mon âme est mûre et prête à tout.

— Assez, approche de l'autel et sacrifie afin d'échapper aux tourments.

— Tu me prends pour un fou et tu penses que je vais montrer moins de courage que les autres ? Je suis prêt à tout.

— Dépouillez-le, couvrez-lui les reins et suspendez-le. »

Le centurion Démétrius dit alors : « Malheureux ! avant que ton corps soit perdu, écoute-moi, obéis.

— Mieux vaut perdre mon corps que mon âme ; fais ce que tu voudras. »

Maxime : « Obéis, et sacrifie avant que je commence à te faire périr.

— Depuis mon enfance je n'ai pas sacrifié aux démons; je ne commencerai pas aujourd'hui. »

Maxime dit : « Qu'on le frappe. »

Athanase le greffier : « Obéis au gouverneur ; je pourrais être ton père, aussi je te conseille.

— Garde tes avis pour toi ; quoique tu sois vieux, tu n'en es pas plus sage, puisque tu oses me conseiller de sacrifier aux pierres et aux démons. »

Maxime : « Es-tu donc insensible aux tourments ?Peux-tu être aussi cruel envers toi-même, et t'opiniâtrer jusqu'au bout dans ces folles idées qui ne pourront te sauver ?

— Cette folie nous est nécessaire à nous qui espérons en Jésus-Christ, tandis que la sagesse de ce monde ne produit que la mort éternelle.

— Qui t'a enseigné cela ?

— Le Verbe, notre Sauveur, en qui nous vivons et vivrons éternellement : car nous avons dans le ciel un

 

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Dieu en qui nous mettons l'espoir de notre résurrection.

— Laisse cette folie, te dis-je, avant que je te fasse périr.

— Mon corps est en ton pouvoir ; tu as la puissance ; fais ce que tu voudras.

— Tordez-lui fortement les jambes.

— Dieu te voie ! tu me fais tourmenter comme un homicide, sans que je sois coupable.

— Tu méprises les dieux et les empereurs, tu te moques de mon autorité, et tu ne te trouves pas coupable!

— Je combats pour la piété envers le vrai Dieu.

— Si tu avais de la piété, tu honorerais les dieux

que les empereurs révèrent.

— C'est impiété, et non piété, de laisser le Dieu vivant pour adorer du bois et des pierres.

— Malheureux ! les empereurs sont donc des impies ?

— Oui. Et toi aussi. Si tu raisonnais, tu verrais que c'est une impiété de sacrifier aux démons.

            — Retournez-le et déchirez-lui les flancs.

— Je suis là ; fais tout ce qu'il te plaira.

— Mettez du sel dans ses plaies et frottez-lui les côtés avec des tessons de pots.

— Tu as fortifié mon corps par ces blessures.

— Je te ferai périr par morceaux.

— Je ne crains pas d'être coupé en morceaux ; ma résolution est plus forte que ta volonté, je te méprise, toi et tes supplices.

— Mettez-lui les fers au cou et aux pieds, et gardez-le dans la prison. »

 

Second interrogatoire dans la ville de Mopsueste.

 

Le gouverneur Fabius Caïus Numérien Maxime ordonna : « Faites venir ces impies chrétiens. »

 

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Le centurion Démétrius : « Les voici.

— Je n'ignore pas, Taraque, qu'on honore la vieillesse, parce que chez un grand nombre elle est accompagnée de sagesse et de bon sens. Si tu as réfléchi, tu ne suivras pas aujourd'hui tes premiers sentiments ; sacrifie, et tu recevras des honneurs.

— Je suis chrétien. Quant à ces louanges dont tu parles, je ne souhaite qu'une chose, c'est que toi et les empereurs, vous sortiez tous de votre aveuglement, pour prendre des sentiments plus raisonnables, afin que le vrai Dieu vous fortifie et vous donne la vie.

— Frappez-lui la bouche avec des pierres, et dites : Quitte cette folie.

— Si je n'étais sage, je serais fou comme toi.

— Regarde tes dents ébranlées, et prends pitié de toi-même, misérable !

— Tu ne saurais m'affliger, lors même que tu me ferais couper tous les membres l'un après l'autre, et je demeurerais ferme dans le Christ qui me donne la force.

— Crois-moi, car c'est ton intérêt : approche et sacrifie.

— Si je savais qu'il me fût plus avantageux de t'obéir, je ne souffrirais pas tout ceci.

— Frappez-le sur la bouche, en lui disant de répondre.

— Mes dents sont tombées et j'ai les mâchoires brisées ; je ne puis parler.

— Tu es réduit à un pareil état, et tu ne veux pas cependant obéir, insensé ! Approche et sacrifie.

— Si tu m'empêches de parler, tu ne me feras pas changer de sentiment; loin de là, tu m'affermis par tes supplices.

— Je viendrai à bout de toi, misérable !

— Je suis prêt ; mais je saurai te résister au nom du Dieu qui me fortifie.

 

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Ouvrez-lui les mains et mettez-y de la braise.

— Je ne crains point ton feu temporel ; je crains seulement le feu éternel, si je t'obéis.

— Voilà tes mains perdues, mais sacrifie donc.

— Tu me parles comme si j'étais disposé à t'obéir ; je suis inébranlable, je ne céderai à aucune de tes attaques.

— Liez-le par les pieds, attachez-le en haut, et faites monter de la fumée dans ses yeux.

— Je me suis moqué du feu, et je craindrais la fumée !

— Sacrifie.

— Sacrifie toi-même, selon ton habitude, à des hommes ; pour moi, Dieu m'en garde.

— Mêlez du vinaigre avec du sel, et versez-le dans ses narines.

— Ton vinaigre est doux, et ton sel insipide pour moi.

— Ajoutez de la moutarde au vinaigre, et jetez le tout dans ses narines.

— Tes ministres te trompent, Maxime ; ils ont mis du miel au lieu de moutarde.

— Je chercherai pour toi de nouveaux tourments à la prochaine séance, et je ferai cesser ta folie.

— Et moi, je viendrai plus préparé encore contre tes inventions.

— Détachez-le, enchaînez-le et qu'on l'écroue. Au suivant. »

Le centurion Démétrius : « Le voici. »

Maxime : « Réponds-moi, Probe ; veux-tu te délivrer des tourments, ou n'as-tu pas encore renoncé à ta folie ? Viens à l'autel, sacrifie comme font les empereurs pour le salut de tous les hommes. »

Probe répondit : « Je viens aujourd'hui mieux préparé et fortifié par la torture que j'ai déjà soufferte. Invente

 

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tout ce que tu voudras, ni toi ni tes empereurs, ni les démons que vous servez dans votre folie, ni votre père Satan ne me persuaderont jamais cette impiété, d'adorer des dieux que je ne connais point. J'ai mon Dieu, le Dieu vivant, qui est au ciel ; c'est celui-là que j'adore et que je sers. »

— Ils ne sont donc pas des dieux, misérable ?

— Ceux qui sont faits de bois ou de pierre, comment seraient-ils des dieux ? Tu te trompes lourdement, en les servant.

— Tu dis que je me trompe, mauvaise tête, quand je t'avertis et quand je sers les dieux.

— Périssent les dieux qui n'ont point fait le ciel et la terre, et tous ceux qui les servent !

— Abandonne ta résolution ; sacrifie aux dieux, et tu seras sauvé.

— Je n'adore pas plusieurs dieux, mais j'adresse mes hommages religieux au Dieu qui seul existe réellement.

— Eh bien ! approche de l'autel de Jupiter et sacrifie : tu n'adoreras pas plusieurs dieux, comme tu dis.

— J'ai un Dieu dans le ciel; je le crains ; mais je ne sers pas ceux que vous appelez dieux.

— Je l'ai dit, et je te le répète : sacrifie au grand dieu Jupiter.

— Que je sacrifie au mari de sa propre soeur, à cet adultère, à cet impudique, à ce corrupteur, comme tous les poètes nous le représentent, pour ne pas dire le reste de ses infamies! Tu veux me forcer à lui rendre cet honneur !

— Frappez-le sur la bouche, en disant : « Ne blasphème pas. »

— Pourquoi me maltraiter? je t'ai dit ce que racontent de ton dieu ceux qui l'adorent; je ne mens pas, c'est la pure vérité : tu le sais bien.

— J'ai tort d'entretenir ta folie, au lieu de te faire

 

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torturer. Que l'on prépare des fers brûlants, et qu'on le place dessus.

— Ton feu est froid et ne peut m'atteindre.

— Faites rougir de nouveau les fers, et placez Probe dessus, en le tenant des deux côtés.

— C'est encore plus froid, on se moque de toi.

— Liez-le, étendez-le à terre, déchirez-lui le dos avec des nerfs de boeuf, en lui disant : « Sacrifie et sois sage. »

— Je n'ai pas craint ton feu, et tes autres tourments ne m'effraient pas davantage ; si tu peux inventer quelque chose de nouveau, dépêche-toi, afin que je montre la puissance de Dieu qui est en moi.

— Rasez-lui la tête et couvrez-la de charbons ardents.

— Tu m'as déjà brûlé des pieds à la tête, et je t'ai montré que j'étais serviteur de Dieu; je souffre donc patiemment tes menaces.

— Si tu étais serviteur des dieux, tu leur sacrifierais, et tu serais plein de piété.

—  Je suis serviteur de Dieu, et non de ces dieux qui perdent ceux qui les vénèrent.

— Tous ceux qui les honorent, maudit que tu es! ne sont-ils pas pourtant autour de mon tribunal, honorés des dieux et des empereurs ? Ils vous regardent avec compassion, vous que l'on punit pour votre impiété.

— Ils sont perdus, s'ils ne se repentent, et s'ils ne servent le Dieu vivant.

— Déchirez-lui le visage, afin qu'il ne dise pas le Dieu, mais les dieux.

— Juge injuste, va, je dis la vérité, et tu ordonnes que l'on me frappe sur la bouche.

— Non seulement ta bouche, mais même ta langue que je vais faire arracher jusqu'à la racine, afin que tu te taises et que tu sacrifies.

 

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— Quoique tu puisses me faire couper l'organe de la parole, tu ne pourras m'enlever cette langue intérieure et immortelle qui me permettra de te répondre encore.

— Qu'on le remette en prison, et que l'on amène Andronic. »

Le centurion Démétrius : « Le voici. »

Maxime : « Andronic, ceux qui t'ont précédé ont souffert inutilement de cruelles tortures; mais après mille supplices ils ont honoré les dieux, et sont prêts à recevoir de la faveur des empereurs des honneurs extraordinaires. Épargne-toi donc les tourments ; sacrifie aux dieux, obéis aux empereurs, et tu recevras d'eux de grands honneurs; mais si tu refuses, j'en jure par les dieux et par les empereurs invincibles, je punirai rigoureusement ta désobéissance.

— N'accuse pas d'une telle faiblesse ceux qui ont comparu avant moi, et ne crois pas me tromper par tes mensonges, ni me faire obéir. Ils n'ont pas abandonné la loi de leurs pères pour tes folies ; et moi je n'abandonnerai pas la foi et la fidélité que je dois au Seigneur mon Dieu et mon Sauveur. Je ne connais pas tes dieux, et je ne crains ni toi ni ton tribunal. Ainsi donc accomplis toutes tes menaces contre un serviteur de Dieu, et mets en oeuvre toutes tes inventions.

— Étendez-le aux pieux, et frappez-le avec des nerfs crus.

— Tu ne me fais pas grand mal, après ce serment que tu as prononcé au nom de tes dieux et des empereurs. »

Le greffier Athanase dit : « Malheureux, ton corps n'est plus qu'une plaie, et tu trouves que ce n'est rien !

— Ceux qui aiment le Dieu vivant ne se soucient pas de cela. »

Maxime : « Frottez-lui le dos avec du sel.

— Fais-moi saler davantage, afin que je sois incorruptible, et que je résiste mieux à ta malice.

 

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— Tournez-le et frappez-le sur le ventre, afin d'aigrir ses premières plaies, et qu'il souffre jusqu'à la, moelle des os.

— « Je suis entièrement guéri des plaies que m'avaient faites les premiers tourments, ainsi que tu l'as vu, quand on m'a présenté à ton tribunal. Celui qui m'a guéri alors me guérira encore.

— Canailles de soldats, je vous avais défendu que personne les pansât, et j'avais commandé de les laisser pourrir dans leurs plaies, afin qu'ils obéissent. »

Le geôlier Pégase dit alors : « Je le jure par ta grandeur, aucun d'eux n'a été pansé, et personne n'est entré pour les visiter; on les a gardés enchaînés dans le plus profond de la prison. Si tu me trouves menteur, voici ma tête, prends-la.

— Comment leurs blessures sont-elles guéries ?

— J'affirme que je n'en sais rien. »

Andronic dit alors : « Insensé ! notre Sauveur, notre médecin est grand. Il guérit ceux qui sont pieux envers le Seigneur et qui espèrent en lui, non par l'application des médicaments, mais en vertu de sa parole. Quoiqu'il habite les cieux il nous est présent, parce qu'il est partout ; mais tu ne le connais pas, à cause de ta folie.

— Ces stupidités ne te serviront pas ; approche et sacrifie, de peur que je n'en vienne aux dernières rigueurs.

— Je n'ai rien à te répondre que ce que je t'ai dit déjà par deux fois ; je ne suis pas un enfant qu'on séduise par des flatteries.

— Vous ne me résisterez pas toujours, et ne mépriserez pas en vain mon tribunal

— Nous ne nous laisserons pas vaincre non plus par tes menaces, et tu trouveras en nous de vaillants athlètes du Seigneur, par la force dont nous revêt le Christ. D'ailleurs nous ne craignons ni toi ni tes tourments.

 

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— Que l'on prépare pour le prochain interrogatoire divers supplices, et qu'on mette celui-ci en prison avec

des chaînes de fer, sans que personne puisse le voir dans son cachot. »

 

Le troisième interrogatoire à Anazarbe, ville de Cilicie.

 

Le gouverneur Fabius Caïus Numérien Maxime dit : « Appelez ces impies chrétiens. »

Le centurion Démétrius : « Les voici. »

Maxime dit : « Taraque, veux-tu céder aux tourments, abandonner ta confession et sacrifier aux dieux par qui toutes choses subsistent? »

Taraque : « Malheur à toi et à eux, si le monde est gouverné par ceux qui sont destinés au feu et à des supplices éternels, et non seulement malheur à eux, mais à tous ceux qui leur obéissent !

— Cesseras-tu de blasphémer, scélérat? espères-tu par l'impudence de tes paroles m'obliger à te faire couper la tête, pour en finir ?

— Si je dois mourir aussi promptement, c'est trop peu combattre ; prolonge mon supplice, afin que ma récompense augmente devant le Seigneur.

— Les autres prisonniers que les lois font punir en souffrent autant.

— C'est ce qui te trompe ; es-tu aveugle pour ne pas voir que ceux qui commettent des crimes méritent qu'on les tourmente, tandis que ceux qui souffrent pour le Christ recevront une grande récompense ?

— Infâme coquin, quelle récompense attends-tu après une telle mort ?

— Cela ne te regarde pas, ni quelle est la récompense qui nous est réservée; c'est pourquoi je souffre tes paroles insolentes et tes menaces.

— Le coquin, il me parle comme s'il était mon égal.

 

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— Je ne suis pas ton égal ; mais je parle librement, et personne ne m'en empêchera, parce que Dieu me donne de la force par le Christ.

— Je t'ôterai bien cette liberté, misérable.

— Personne ne peut m'ôter la liberté de parler, ni toi, ni tes empereurs, ni ton père Satan, ni les démons que tu adores.

— C'est parce que je te parle, impie, que je te rends insolent.

— Ne t'en prends qu'à toi-même ; pour moi, Dieu m'est témoin que ton visage même me fait horreur, bien loin que j'aime à te répondre.

— Songe enfin à ne te pas faire tourmenter davantage; approche et sacrifie.

— Dans ma première confession à Tarse, et dans la seconde à Mopsueste, j'ai déclaré que j'étais chrétien ; ie suis ici le même; crois-moi et reconnais la vérité.

— Quand j'aurai broyé ton corps par la torture, à quoi bon te repentir, misérable ?

— Si je pouvais me repentir, j'aurais craint tes tourments la première et la seconde fois, et je t'aurais obéi ; maintenant je suis ferme, grâce à Dieu; ne te gêne pas, impudent. »

Maxime dit : « Vrai, je suis impudent, en ne te punissant pas.

— Je l'ai dit, je le répète : mon corps est à toi ; fais ce que tu voudras.

— Liez-le fortement, et suspendez-le au chevalet, afin qu'il cesse ses folies.

— Si j'étais fou, je serais comme toi, et je t'obéirais.

— Pendant que tu es attaché, obéis, sacrifie avant les tourments.

— Quoiqu'il ne te soit pas permis de me faire souffrir toutes sortes de peines, à cause de ma condition militaire,

 

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je ne refuse pas pourtant de me soumettre aux inventions de ta cruauté. Fais ce que tu voudras.

— Un soldat qui honore avec piété les dieux et les empereurs reçoit des dons et avance dans les honneurs; mais toi, tu n'es qu'un impie ; tu as été chassé honteusement de ton corps; c'est pourquoi je te ferai souffrir les plus cruels tourments.

— Fais ce qu'il te plaira; je t'en ai prié déjà plusieurs fois; mais commence donc !

— Ne crois pas que je veuille, comme j'ai dit, t'ôter si promptement la vie ; je te ferai périr, au contraire, peu à peu, et ce qui restera de ton corps, on le donnera aux bêtes.

— Commence donc, et ne te contente pas de pro-mettre.

— Tu t'imagines peut - être, scélérat, qu'après ta mort, quelques femmes vont embaumer ton corps avec des parfums, mais j'aurai soin d'en faire disparaître les restes.

— Et maintenant et après ma mort, fais de mon corps ce que tu voudras.

— Approche de l'autel, je te le répète, et sacrifie.

— Je te l'ai déjà dit plusieurs fois, insensé, je ne sacrifie pas à tes dieux, et n'adore pas tes abominations.

— Prenez-lui les joues avec des pinces, et déchirez ses lèvres.

— Tu as défiguré mon visage, mais tu as renouvelé mon âme.

— Tu me forces, misérable, à te traiter autrement que je ne voudrais.

— Ne crois pas m'épouvanter par tes paroles ; je suis prêt à tout, car je porte les armes de Dieu.

— Quelles armes portes-tu, maudit que tu es, tout nu et tout couvert de plaies ?

— Tu es trop aveugle pour le voir.

 

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— Je te tolère, et tes réponses ne m'aigriront point assez pour que je te fasse mourir promptement.

— Quel mal ai-je fait, en disant que tu ne peux voir mes armes, puisque tu n'as pas le coeur pur, et que tu es, au contraire, impie et ennemi des serviteurs de Dieu ?

— Tu as mal vécu autrefois, tu as été, dit-on, un enchanteur, avant ton arrestation.

— Non, et je ne le suis pas davantage aujourd'hui; car je ne sers point les démons, comme vous autres; mais je sers Dieu, qui me donne la patience et me suggère les paroles que je dois prononcer.

— Ces raisonnements ne te serviront de rien ; sacrifie pour te délivrer de ces souffrances.

— Tu me crois bien insensé, de quitter mon Dieu, qui me fera vivre éternellement, pour m'attacher à toi, qui peux, il est vrai, soulager mon corps un instant, mais en tuant mon âme pour l'éternité.

— Faites rougir des broches au feu, et mettez-les sous ses aisselles.

— Quand tu me traiterais encore plus cruellement, tu n'obligeras point un serviteur de Dieu à adorer les démons.

— Apportez un rasoir, coupez-lui les oreilles, et rasez-lui la tête, et placez-y ensuite des charbons ardents.

— Tu as coupé les oreilles de ma tête ; mais celles de mon coeur sont encore fermes et entières.

— Avec le rasoir, enlevez-lui la peau de la tête, et placez-y encore des charbons allumés.

— Quand tu m'écorcherais tout le corps, je ne m'éloignerai pas de mon Dieu.

— Prenez les broches toutes rouges, et enfoncez-les dans ses flancs.

— Que Dieu voie du ciel et qu'il juge.

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— Quel Dieu invoques-tu, maudit ?

— Celui que tu ne connais pas, et qui rendra à chacun selon ses oeuvres.

— Je te l'ai déjà dit, je ne souffrirai pas que ces femmes enveloppent tes restes dans des linceuls, et les embaument avec des parfums ; mais je te ferai brûler, malheureux, et jeter tes cendres au vent.

— Comme tu voudras ; mon corps ici-bas est à toi.

— Qu'on le remette en prison, et qu'on le garde

pour l'exposer demain aux bêtes. Au tour d'un autre. » Le centurion Démétrius : « Voici Probe. »

Le gouverneur dit : « Pense à toi, Probe, de crainte de retomber dans les mêmes maux. Je suis persuadé que tu es devenu sage, et que tu veux sacrifier, afin d'être honoré de nous pour ta piété envers les dieux.

— Nous sommes tous, gouverneur, dans les mêmes sentiments, et servons le même Dieu véritable. N'espère rien d'autre de nous : ni flatteries ni menaces ne serviront de rien ; tu ne pourras pas affaiblir, par ces moyens, mon courage ; je me présente hardiment devant toi ; car je méprise tous tes raffinements. Qu'attends-tu donc ?

— Vous avez concerté entre vous de renoncer aux dieux avec la même impiété.

            — C'est vrai ; nous nous sommes entendus pour rendre témoignage à la vérité, en nous montrant, malgré ta malice, les fermes athlètes du Christ.

— Avant que tu éprouves la sévérité de mes jugements, réfléchis, cherche à éviter les tourments qui te sont préparés, en montrant ta piété pour les dieux.

— Tout ce que tu m'as fait éprouver déjà de tourments et de souffrances m'a rempli l'âme de consolation ; fais donc maintenant ce qui te plaira.

— Que l'on rougisse au feu des broches de fer, et qu'on les applique sur ses flancs, pour lui apprendre à nous débiter ses folies.

 

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— Plus je te semble fou, plus je suis sage selon la loi du Seigneur.

— Rougissez davantage les broches, afin de lui brûler le dos.

— Mon corps est en ton pouvoir. Que le Seigneur voie du ciel mon abaissement et mes souffrances, et qu'il juge entre nous deux.

— Celui que tu invoques, misérable, est le même qui t'a livré, comme tu le mérites, pour souffrir ces maux.

— Mon Dieu est bon, il ne veut le mal d'aucun homme ; chacun connaît aussi ce qui lui est avantageux, étant maître et libre de sa raison.

— Versez-lui du vin des autels, et mettez-lui de la chair immolée dans la bouche.

— Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, voyez du haut du ciel la violence que l'on me fait, et jugez ma cause.

— Tu as beaucoup souffert, misérable, et enfin tu as participé au sacrifice ; que feras-tu maintenant ?

— Tu n'as rien fait de merveilleux, en m'obligeant par force à prendre part à ces sacrifices impurs ; car le Seigneur connaît ma résolution.

— Tu en as bu et mangé, stupide ; promets-tu maintenant de le faire de toi-même, pour être tiré de tes liens?

— Que le malheur t'accable, scélérat, avant que tu puisses surmonter ma résolution et profaner ma confession ; mais sache que, quand tu m'aurais fait avaler toute la chair de tes sacrifices immondes, tu ne pourrais me souiller; car le Seigneur voit du ciel la violence que je souffre.

— Rougissez au feu les broches, et brûlez-lui le gras des jambes.

*      Ni ton feu, ni tes tourments, ni ton père Satan ne peuvent obliger un serviteur de Dieu à renoncer à sa confession.

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— Tu n as plus e partie intacte dans ton corps, et tu persistes dans ta folie, misérable !

— Je t'ai abandonné mon corps, afin que mon âme demeure saine et entière.

— Faites rougir des, clous pointus, et percez-lui les mains.

— Je vous rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, de ce que vous avez bien voulu que mes mains fussent clouées pour votre nom.

— Le grand nombre des tourments t'a rendu encore plus fou.

— Ta grande puissance et ta cruauté insatiable t'ont rendu non seulement fou, mais encore aveugle ; car tu ne sais ce que tu fais.

— Impie, tu oses nommer fou et aveugle celui qui combat pour les dieux.

— Plût à Dieu que tu fusses aveugle des yeux, et non pas du coeur !

— Estropié de tout le corps, tu te plains de moi, parce que je t'ai laissé les yeux.

— Si les yeux de mon corps sont exposés à ta cruauté, les yeux de mon âme ne pourront jamais être aveuglés par les hommes.

— Je te crèverai les yeux, coquin, tu souffriras encore cela.

— Ne te contente pas de la menace, car si tu la mets à exécution, je n'en serai pas malheureux. Tu ne saurais, en effet, nuire à mes yeux intérieurs.

— Piquez-lui les yeux, afin que, tout vivant, il perde peu à peu la lumière du jour.

— Tu m'as privé des yeux du corps; mais malheur à toi, cruel tyran ! il ne te sera jamais permis de m'enlever les yeux intérieurs.

*      Tu es dans les ténèbres, misérable, et tu parles encore !

 

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— Si tu connaissais tes propres ténèbres, impie, tu m'estimerais heureux.

— Tu es mort de tout le corps, et tu parles toujours.

— Tant que mon esprit demeurera en moi, je ne cesserai point de parler, par la vertu du Dieu qui me fortifie.

— Après tous ces tourments, espères-tu vivre encore ? ou bien penses-tu que je te laisserai mourir en paix ?

— Ce que je veux, c'est, en persévérant jusqu'à la mort dans ce combat, rendre ma confession parfaite, lorsque tu m'auras fait périr avec la dernière cruauté, homme impitoyable et sans coeur !

— Emportez-le dans la prison, chargez-le de fers, et ne permettez pas qu'aucun des compagnons de ces hommes criminels s'approche d'eux, pour les louer de ce qu'ils sont demeurés dans leur impiété. Au premier combat des bêtes, ils seront exposés. Faites comparaître Andronic. »

Le centurion Démétrius : « Le voici. »

Le gouverneur Maxime reprit :

« Eh bien, maintenant auras-tu pitié de ta jeunesse, et seras-tu pieux envers les dit ? S'il en est autrement, tu ne trouveras point de miséricorde. Viens ici, sacrifie aux dieux, et tu seras sauvé.

— Malheur à toi, ennemi de toute vérité, tyran plus cruel que les bêtes féroces ! j'ai souffert toutes tes menaces, et maintenant tu crois me persuader de mal faire. Non, tu ne pourras ébranler ma confession ; je suis prêt à soutenir toutes tes attaques avec l'aide du Seigneur, et à te montrer la vigueur de ma jeunesse et la fermeté de mon âme.

— Tu as l'air furieux, on te croirait possédé par un démon.

— Si j'étais possédé du démon, je t'obéirais; mais,

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comme je ne le suis pas, je ne t'obéis pas ; c'est toi qui es tout entier au démon et qui en fais les oeuvres.

— Ceux qui ont passé avant toi ont dit ce qu'ils ont voulu avant les tourments ; mais la torture les a persuadés d'être pieux envers les dieux et soumis aux empereurs, et ils se sont sauvés.

— Quand tu mens, tu ne fais rien qui ne s'accorde avec ta morale ; car ceux que tu adores ne sont pas eux-mêmes demeurés dans la vérité. Tu es menteur comme ton père; c'est pourquoi Dieu te jugera promptement, ministre de Satan.

— Si je ne te traite en impie, et si je n'abaisse ton orgueil, je ne gagnerai rien.

— Je ne crains ni toi ni tes menaces, au nom du Seigneur Dieu !

— Apportez du papyrus, faites-en des paquets, et mettez-lui le feu sous le ventre.

— Tu peux me brûler tout entier : tant que je respire, tu ne me vaincras pas, maudit! mon Dieu m'assiste et me fortifie. »

Le gouverneur Maxime dit : « Tu résistes encore, insensé ! Demande du moins à mourir, dans ton intérêt.

— Tant qu'il me restera un souffle de vie, je combattrai ta cruauté, et je ne désire qu'une chose, c'est que tu me fasses mourir tout entier ; car c'est là ma gloire devant Dieu.

— Chauffez les broches, et placez-les, rouges, entre ses doigts.

— Insensé, qui méprises Dieu, parce que tu es tout rempli des pensées de Satan ! Tu vois mon corps brûlé par les tourments, et tu penses que je puis encore craindre tes inventions ! J'ai en moi le Christ, je te méprise.

— Ne sais-tu pas, scélérat, que celui que tu invoques est un malfaiteur qui fut mis en croix par l'autorité d'un

 

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gouverneur nommé Pilate, et que nous en avons les actes ?

— Tais-toi, maudit ; il ne t'est pas permis de dire cela, car tu n'es pas digne de parler de lui, impie ! Si tu en étais digne, tu ne persécuterais pas les serviteurs de Dieu ; mais tu n'as point part à  son espérance. Tu  perds toi-même, misérable, et avec toi ceux que tu forces à t'obéir.

— Et toi, quel profit trouves-tu à croire et à espérer en cet homme que vous appelez le Christ ?

— J'y trouve un grand profit, et j'aurai une grande récompense pour tout ce que je souffre.

— Je ne veux pas ajouter de nouveaux tourments à ceux que tu as déjà soufferts ; je ne veux pas non plus te faire périr d'un seul coup ; mais je te ferai livrer aux bêtes, afin que tu voies, avant de mourir, tous tes membres déchirés par leurs dents.

            — Insensé, qui méprises Dieu parce que ton esprit est livré à Satan ! Tu es donc plus cruel que toutes les bêtes féroces et plus inhumain que tous les homicides de la terre, puisque tu accables de tant de souffrances ceux qui n'ont commis aucun crime, et que personne n'a jamais accusés? Pour moi, fort de mon Dieu que je sers, je méprise toutes les tortures que tu voudrais m'infliger.

Invente donc de nouveaux tourments, et tu apprendras quelle force réside en moi, par la vertu du Christ mon Seigneur.

— Ouvrez-lui la bouche, mettez-y des viandes de dessus l'autel, et versez-y du vin.

— Seigneur mon Dieu, vois la violence.

— Que feras-tu maintenant, maudit démon? Ceux à qui tu n'as pas voulu sacrifier, tu communies à leur autel.

*      Insensé, tu m'en as fait verser par force ! je n'en suis point souillé, parce que je ne l'ai point fait

 

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volontairement. Dieu le sait, lui qui sonde les pensées de chacun, et qui est assez puissant pour me délivrer de la fureur de Satan et de ses ministres.

— Quand cesseras-tu de dire des paroles dépourvues de sens? Je te ferai couper la langue pour t'empêcher de tant parler. J'ai tort de souffrir tes discours ; c'est ce qui te rend insolent et téméraire.

— Je t'en prie, fais-moi couper les lèvres et la langue, sur lesquelles tu crois que j'ai reçu tes abominations.

— Eh bien! misérable, te voilà au milieu de la torture; Jusqu'à quand résisteras-tu, maintenant que tu as mangé des viandes consacrées, comme je te l'ai ordonné ?

— Malheur à toi, tyran ! et à ceux qui t'ont donné cette puissance ! je ne goûterai jamais de tes sacrifices impies.

Tu verras un jour ce que tu as fait contre un serviteur de Dieu.

— Scélérat, tu maudis nos princes qui nous ont procuré une si longue paix !

 

 

— J'ai maudit, et je maudis ces,pestes et ces sangsues qui ravagent le monde. Que le Seigneur avec son bras puissant les confonde et les perde, afin qu'ils sachent ce qu'ils ont fait contre ses serviteurs.

— Introduisez le fer dans sa bouche, et coupez sa langue qui blasphème, afin qu'il apprenne à ne pas injurier les empereurs. Faites disparaître ses dents et sa langue; brûlez-les, réduisez-les en cendres que vous jetterez au vent, de peur que quelqu'un de cette religion impie, ou quelque femme ne les recueille pour les emporter comme des objets saints et précieux. Et lui, ramenez-le en prison, où vous le garderez pour être exposé aux bêtes avec ses compagnons, au premier combat. »

Telle fut la troisième confession des martyrs.

Maxime fit alors appeler Térentien, pontife de Cilicie, et lui ordonna de donner le lendemain un spectacle de bêtes à tout le peuple de la ville. Aussitôt Térentien fit

 

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enjoindre à ceux qui étaient chargés de garder les bêtes de se tenir prêts. Dès le matin, toute la ville, jusqu'aux femmes et aux enfants, sortit pour se rendre à l'amphithéâtre, situé à un mille. Quand il fut rempli, Maxime entra. Après que les jeux eurent duré une partie du jour, comme il y avait déjà plusieurs hommes par terre, tués ou par les gladiateurs ou par lés bêtes, Maxime envoya des gardes pour amener les martyrs. Le feu et les autres tortures les ayant mis hors d'état de marcher, les gardes les portèrent. Nous qui les observions en secret pour être témoins de leur combat, nous gravîmes la montagne voisine, et nous étant assis à l'écart, dans le creux des rochers, nous nous mîmes en prières. Quand les martyrs eurent été déposés au milieu de l'amphithéâtre, le peuple murmura très haut. Plusieurs étaient indignés de leur condamnation. Ils criaient : « Maxime est un juge inique. » D'autres, pour ne point voir ce spectacle, se retirèrent, adressant aussi des injures au gouverneur, qui donna ordre sur l'heure de marquer ceux qui s'en allaient, et de les citer devant lui le lendemain pour être condamnés. On lâcha alors plusieurs bêtes qui ne touchèrent point aux martyrs. Le gouverneur Maxime s'en mit fort en colère. Il fit venir celui qui était préposé aux jeux, ordonna de le battre, et lui dit ensuite avec de grandes menaces « Si tu as quelque bête bien furieuse, lâche-la contre ces criminels. » Celui-ci tout tremblant fit sortir une ourse, qui avait déjà tué trois hommes ce même jour.

Quand elle fut près des martyrs, elle ne les toucha point, mais courut à Andronic, et s'étant couchée à ses pieds, se mit à lécher ses plaies saignantes. Andronic mettait sa tête sur elle, et s'efforçait de l'irriter, pour sortir plus tôt de la vie; mais l'ourse restait couchée à ses pieds. Le gouverneur Maxime en colère la fit tuer, et elle fut égorgée auprès d'Andronic. Le pontife Térentien,

 

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craignant que Maxime ne s'en prît à lui-même, commanda de lâcher une lionne qu'Hérode, pontife d'Antioche, lui avait envoyée. Quand elle parut, elle fit trembler les spectateurs par ses rugissements et le grincement de ses dents; et voyant les martyrs étendus par terre, elle vint à Taraque et se coucha pareillement à ses pieds. Taraque étendit la main, et la prenant par les crins et par les oreilles, il l'attirait à lui. Elle se laissait manier comme une brebis, sans résister; enfin elle secoua la main de Taraque, et s'en retourna vers la porte, sans s'arrêter à Probe ni à Andronic. Le gouverneur défendit qu'on lui ouvrît ; la lionne, prenant le bois de la porte avec les dents, s'efforçait de la rompre, en sorte que le peuple épouvanté criait de toutes ses forces : « Ouvrez à la lionne. » Maxime dans sa colère s'en prenait à Térentien ; enfin il commanda que l'on fît entrer des gladiateurs pour égorger les martyrs : ce qui fut exécuté à l'instant.

Le gouverneur Maxime, sortant du spectacle, laissa dix soldats avec ordre de garder les corps des martyrs, que l'on avait jetés pêle-mêle avec ceux des gladiateurs, afin qu'ils ne fussent pas reconnus. Il était déjà nuit. Pendant que les gardes veillaient sur les restes des martyrs, nous descendîmes de la montagne et nous nous jetâmes à genoux, priant Dieu qu'il nous fît la grâce de pouvoir retirer les reliques des saints martyrs. Nous nous approchâmes et vîmes les gardes qui faisaient bonne chère auprès d'un grand feu allumé pour les veilles de la nuit, non loin des saints corps. Nous étant un peu retirés à l'écart, nous nous mîmes de nouveau à genoux : chacun priait Dieu et son Christ, par le Saint-Esprit, de nous accorder le secours d'en haut, afin de délivrer les saintes dépouilles d'entre les corps profanes et immondes. Aussitôt la terre trembla, l'air fut agité de tonnerres et d'éclairs. Il tomba une pluie épouvantable, et l'obscurité

 

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de la nuit devint encore plus épaisse. La tempête s'étant apaisée peu après, nous fîmes encore une prière, et nous étant approchés, nous vîmes que la pluie avait éteint le feu, et que les gardes s'étaient retirés. Nous nous avançâmes avec plus de hardiesse; mais, comme nous ne pouvions discerner les saints corps entre tous les cadavres des gladiateurs, nous étendîmes les mains au ciel, priant Dieu de nous les faire connaître. Aussitôt il envoya du firmament une étoile brillante qui nous désigna les corps des martyrs, en s'arrêtant successivement sur chacun d'eux. Nous les emportâmes avec grande joie vers le mont voisin, bénissant le Seigneur qui nous favorisait.

Ayant franchi déjà une grande partie de la montagne, nous voulûmes nous décharger pour prendre un peu de repos, et pour demander aussi au Très-Haut de nous faire connaître le lieu où devaient être placées ces saintes dépouilles. Dieu nous exauça encore, en nous envoyant la même étoile pour nous conduire jusqu'à une anfractuosité de rocher, où se trouvait une excavation. Nous y cachâmes avec grand soin les corps des martyrs, et nous revînmes vers la ville pour voir ce qui s'y passait ; car nous savions que l'on rechercherait les corps. En effet, le gouverneur Maxime fit punir les gardes, pour avoir laissé dérober les corps des martyrs. Trois jours après, Maxime s'étant retiré de 'la ville, nous trois, Marc, Félix et Vère, retournâmes auprès de martyrs, résolus de demeurer toute notre vie près de leur tombeau, afin de les préserver de toute insulte, et de mériter d'être ensevelis un jour à leurs côtés : ce que nous accomplirons en bénissant le Seigneur de tout ce qu'il a fait pour nous, lui à qui appartiennent l'honneur et la puissance dans les siècles des siècles. Amen. Tels sont les actes que nous vous envoyons ; recevez-les avec grande joie et affection de coeur. Ces martyrs sont, en effet, les ouvriers

 

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du Christ Dieu ; conservez leur souvenir, avec la grâce de Dieu, à qui est dû en tout et partout l'honneur et la gloire dans le Christ Jésus, notre Seigneur, et l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

Les saints martyrs ont consommé leur sacrifice l'année première de la persécution ; ils ont été enlevés au monde le 11 octobre. La nuit suivante, les saintes dépouilles des martyrs Probe, Taraque et Andronic, mis à mort dans, l'illustre cité d'Anazarbe, ont été déposées sur la montagne par la grâce de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui sont dues la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINTE CRISPINE, A THÉBESTE, LE 5 DÉCEMBRE DE L’AN 304.

 

Parmi les pièces très rares de cette persécution, il faut compter les Actes de sainte Crispine parmi les plus sincères. On peut-les compléter sur quelques points à l'aide des écrits de saint Augustin, qui nous apprend que cette femme était. de naissance illustre et qu'elle fut présentée au tribunal les mains liées ; il dit ailleurs qu'elle fut mise sur le chevalet ; mais les Actes ne disent rien de ce détail qui leur appartenait de droit.

 

RUINART, Act. sinc., p. 493. — P ALLARD, Hist. des perséc., t. IV, p. 432 et suiv. — S. AUGUSTIN, sur le Psaume 120, no 13, sur le Ps. 137, nn. 3, 14. 17, et Sermons, 286, 354. — GORRES, dans Zts. f. wiss. Theolog., XXXIII (1890), p. 473.

 

LES ACTES DE SAINTE CRISPINE.

 

Sous le consulat de Dioclétien et Maximien, le 5 décembre, à Thébeste, dans la chambre du conseil, le proconsul était en séance. Le greffier dit : « On peut interroger Crispine de Thagare, qui a méprisé les édits impériaux. »

Le proconsul Anulinete  « Qu'on l'introduise.

— Connais-tu la teneur de l'édit sacré ?

— Je l'ignore.

— Il t'ordonne de sacrifier à nos dieux pour le salut des princes, conformément à la loi rendue par nos maîtres, les pieux Augustes Dioclétien et Maximien, et Constance, très noble César.

— Je n'ai jamais sacrifié et je ne sacrifierai qu'à un

 

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seul Dieu et à son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous

— Abandonne cette superstition et courbe la tête devant nos dieux.

— Chaque jour j'adore mon Dieu, je n'en connais pas d'autres.

— Te voilà arrogante et dédaigneuse, tu commenceras malgré toi à sentir la force des lois.

— Quoi qu'il m'arrive, je souffrirai tout avec joie pour ma foi.

— Es-tu si folle, de refuser de quitter ta superstition et d'adorer les dieux ?

— J'adore tous les jours un Dieu, et c'est mon Seigneur ; je ne connais que lui.

— Je vais te contraindre d'obéir aux lois sacrées.

— J'observe les lois de mon Seigneur Jésus-Christ.

— On te tranchera la tête, si tu n'obéis pas aux ordres des empereurs nos maîtres ; nous saurons te forcer à subir une loi que toute l'Afrique accepte, tu le sais toi-même.

— Jamais vous ne me ferez sacrifier aux démons ; je sacrifie au Seigneur, qui a fait la terre, la mer, le ciel, et tout ce qu'ils contiennent.

— Tu ne veux donc pas de ces dieux ? nous te forcerons à les honorer, afin de te sauver et de te rendre vraiment pieuse.

— Ils ne sont pas sincères, les hommages qu'extorque la violence.

— Puissions-nous te voir obéir de bon gré, offrant à genoux dans les temples de l'encens au dieux des Romains !

— Je ne l'ai jamais fait depuis que je suis au monde ; je ne sais ce que c'est, et je refuserai de le faire tant que je vivrai.

*      Fais-le, si tu veux échapper à la sévérité des lois.

*      Je ne crains pas tes menaces ; tes tourments ne

 

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sont rien ; mais si je méprise mon Dieu qui est au ciel, je serai sacrilège ; il me perdra et je ne reparaîtrai pas au dernier jour.

— Tu ne seras pas sacrilège en obéissant à des lois sacrées.

— Que veux-tu ? Que je sois sacrilège aux yeux de mon Dieu, pour ne l'être pas aux yeux des empereurs ? Non. Mon Dieu est le grand Dieu tout-puissant, qui a fait la terre, la mer et les plantes verdoyantes, et le sable aride ; quant aux hommes, c'est lui qui les a créés ; que peuvent-ils me faire ?

— Observe la religion romaine, comme font nos invicibles Césars et nous-mêmes.

            — Je ne connais que Dieu, les vôtres sont des dieux de pierre, ouvrage des hommes.

— Tu blasphèmes, et tu continues des discours qui ne sont pas propres à te sauver. »

Le proconsul Anulinus ajouta, s'adressant au greffier : « Qu'elle soft châtiée par un honteux supplice ; qu'on lui rase d'abord les cheveux, afin que son visage prenne le premier part à la fête. »

La bienheureuse Crispine répondit: a Que tes dieux parlent eux-mêmes, et je croirai. Si je ne cherchais pas mon salut, je ne serais pas devant ton tribunal.

— Que désires-tu ? Vivre longtemps ou mourir dans les supplices, comme tes compagnes Maxime, Donatille et Seconde ?

— Si je voulais mourir et livrer mon âme à sa perte, en la précipitant dans le feu éternel, je me soumettrais à tes démons.

— Je te couperai la tête, si tu refuses avec mépris d'adorer les dieux.

— Je rendrai grâces à mon Dieu, si tu me traites de la sorte. Le seul danger que puisse courir ma tête est d'offrir de l'encens aux idoles.

 

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— Tu persistes donc toujours dans tes absurdes rêveries ?

— Mon Dieu, qui est et qui a toujours été, m'a fait venir à la vie ; il m'a donné le salut par l'eau du saint baptême ; il est en moi, afin que je ne consente pas, comme tu le voudrais, à un sacrilège.

— Pourquoi supporter plus longtemps les impiétés de cette Crispine ? Qu'on relise les actes sur le registre ? Ils ont été relus, et le proconsul a lu la sentence : « Crispine, qui persiste dans ses honteuses superstitions et refuse de sacrifier à nos dieux, selon les lois des Augustes, sera décapitée. » La bienheureuse Crispine a répondu : « Je rends grâces au Christ, je bénis le Seigneur qui daigne me délivrer ainsi de tes mains. » La bienheureuse Crispine a souffert à Thébeste, le 5 décembre, par ordre du proconsul Anulinus ; Notre-Seigneur Jésus-Christ régnait dans l'unité du Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES ACTES DES SAINTS PHILÉE ET PHILOROME, A ALEXANDRIE, L'AN 306.

 

Pendant les années de modération du règne de Dioclétien, la grande masse des chrétiens avait mis à profit les dispositions bienveillantes de l'empereur; plusieurs occupaient des postes éminents dans l'administration, sans que leur conscience eût à souffrir d'aucun compromis. Parmi eux, l'historien Eusèbe nomme « Philorome, investi dans Alexandrie d'une charge élevée de l'administration impériale, et qui, à cause de sa dignité et de son rang parmi les Romains, rendait chaque jour la justice, entouré de soldats ». Après les édits Philorome avait été emprisonné en même temps que Philée, évêque de Thmuis, dans la Basse-Egypte, personnage considérable par les talents et par le rang qu'ils lui avaient conquis dans le clergé égyptien. Il avait été jadis magistrat; tout au moins avait-il géré de hautes charges municipales ; il était fort riche et fort studieux . Emprisonnés par le préfet d'Egypte Hiéroclès, les deux captifs comparurent devant Culcien, son successeur, personnage farouche que précédait le renom de ses cruautés dans la Thébaïde.

Les Actes que nous avons de Philée et Philorome sont contestés. « Je ne vois pas lieu de douter qu'ils ne soient très authentiques, dit Tillemont. La brièveté des réponses, la simplicité de la narration, et la conformité avec ce qu'Eusèbe dit des deux saints, paraissent des choses trop considérables pour nous permettre d'en douter.» Néanmoins l'authenticité de cette pièce est loin d'être établie.

 

BOLL., 4/II, Febr., I, 459-464. — RUINART, Acta sinc., 547 et suiv. — TILLEMONT, Mém., t. V. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. V, p. 53 et suiv. ; 103 et suiv. — L BLANT, Note sur les actes de S. Philéas, dans le Nuovo Bullettino di Archeol., II (1896), p. 27-33, et Anal. Boll. (1897), p. 94.

 

292

 

LES ACTES DES SAINTS PHILÉE ET PHILOROME.

 

On fit monter Philée sur la plate-forme, Culcianus lui dit alors :

« Peux-tu être prudent ?

— Je le suis et l'ai toujours été.

— Sacrifie aux dieux !

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que les Ecritures disent : Celui qui sacrifie à un autre qu'à Dieu périra.

— Alors sacrifie au soleil.

— Non. Dieu n'accepte pas de tels hommages. L'Écriture dit : A quoi bon la multitude des sacrifices, dit le Seigneur. J'en suis rassasié, je ne veux ni de l'holocauste des béliers, ni de la graisse des agneaux, ni du sang des boucs. Ne m'offrez pas de farines. »

Un avocat présent à l'audience interrompit : « Il s'agit bien de farine ! c'est ta vie que tu joues. »

Culcianus reprit : « Quel sacrifice peut satisfaire ton Dieu ?

— Celui d'un coeur pur, d'une pensée sincère, d'une parole loyale.

— Immole donc.

— Non. Je ne sais pas immoler.

— Paul n'a-t-il jamais immolé ?

— Non certes.

— Et Moïse, a-t-il immolé.

— Aux seuls Juifs il avait été commandé de sacrifier à Dieu dans Jérusalem : mais maintenant les Juifs qui célèbrent ces fêtes dans d'autres lieux commettent un péché.

            — Assez de calembredaines, — tu peux encore sacrifier.

*      Je ne souillerai pas mon âme.

*      Est-ce de l'âme que nous prenons soin ?

 

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— De l'âme et du corps.

— De ce corps même ?

— De ce corps.

— Est-ce que cette chair ressuscitera ?

— Oui.

— Paul n'était-il pas persécuteur ?

— Non certes.

— Jure-le.

— Nous ne devons pas jurer. L'Écriture dit : Que votre parole soit : Oui, oui, non, non.

— Paul n'était-il pas ignorant ? un Syrien ? parlant syriaque ?

— Non, il était Juif, disputait en grec, et surpassait tous les hommes en sagesse.

— Et tu vas dire qu'il dépassait Platon ?

—Et Platon, et tous les autres. Les sages ont été persuadés par lui ; situ veux, je te redirai ses paroles.

— Sacrifie.

— Non.

— Est-ce affaire de conscience ?

— Oui.

— Comment ne te montres-tu pas aussi fidèle aux obligations contractées envers ta femme et tes enfants ?

— Parce que le devoir envers Dieu est le premier de tous. L'Écriture dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu qui t'a créé. »

— Quel Dieu ? »

Philéas montra le ciel d'un geste : « Le Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, le Créateur et l'artisan de toutes choses visibles et invisibles ; celui que la parole ne peut décrire, qui est seul et subsiste pendant les siècles des siècles. Amen. »

Les avocats essayèrent d'imposer silence à l'accusé : « Pourquoi résistes-tu au président ?

— Je réponds à ses questions.

 

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— Tais-toi et sacrifie, dit Culcianus.

— Non. Je ne veux pas perdre mon âme. Il n'y a pas que les chrétiens qui prennent souci de l'âme ; rappelle-toi Socrate. Comme on le conduisait à la mort, il ne se retourna pas, malgré la présence de sa femme et de ses enfants, mais il hâta le pas.

— Le Christ était-il Dieu?

— Oui.

— Quelle preuve en as-tu ?

— Il a rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, guéri de nombreuses infirmités ; il a suffi à l'hémorroïsse de toucher la frange de son vêtement pour recouvrer la santé : et il a fait d'innombrables miracles.

— Comment un Dieu a-t-il pu être crucifié ?

— Pour notre salut. Il savait qu'il devait être crucifié et souffrir toute sorte d'outrages ; il a consenti à tout à cause de nous. Tout cela avait été prédit de lui par les saintes Ecritures que les Juifs se figurent comprendre,

mais qu'ils ignorent. Que celui qui a bonne volonté vienne et voie s'il n'en est pas ainsi.

— Tiens compte des égards que je t'ai montrés. J'aurais pu  t'humilier dans la ville même. Par respect pour toi, je ne l'ai pas voulu.

— Grand merci.

— Que veux-tu donc ?

— Use de ton pouvoir, fais ce qu'on te commande.

— Tu veux donc mourir sans motif ?

— Non pas sans motif, mais pour mon Dieu et la vérité.

*      Paul était-il Dieu?

*      Non.

— Qui était-il donc ?

— Un homme semblable à nous, mais inspiré du Saint-Esprit, et en cet esprit opérant des prodiges.

— J'accorde ta grâce à ton frère.

 

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— Accorde-moi la grâce complète en usant de ton pouvoir et faisant ce qui t'est commandé.

— Si je te voyais dans le besoin, et poussé par la misère à cette folie, je ne t'épargnerais pas. Mais, parce que tu es fort riche, parce que tu pourrais nourrir non seulement toi, mais toute une province, je veux t'épargner, ainsi donc sacrifie.

— Jamais, et c'est ainsi que je m'épargne. moi-même. »

Les avocats s'adressèrent au président : « Il a déjà immolé en particulier.

— Jamais.»

Culcianus reprit : « Ta pauvre femme te regarde .

— Le Seigneur Jésus-Christ, que je sers dans les chaînes, est le Sauveur de toutes nos âmes. Lui, qui m'a appelé à l'héritage de son royaume, est assez puissant pour l'appeler elle aussi. »

Les avocats crièrent : «Philée demande un délai. » Culcianus : « Je t'accorde un délai, réfléchis.

— J'ai souvent réfléchi et j'ai choisi de souffrir avec le Christ. »

Les avocats, les employés du gouverneur, le curateur (de la cité où habitait Philée), tous ses parents enfin se pressaient autour de lui, baisaient ses pieds, le conjuraient d'avoir égard à sa femme et à ses enfants. Lui, comme un roc que les flots battent en vain, méprisait tout ce bruit ; il semblait avoir déjà quitté la terre.

Philorome était présent. Voyant Philée, épuisé par l'interrogatoire qu'il venait de soutenir et par les assauts de ses proches, demeurer néanmoins inébranlable, il s'écria: « Pourquoi tentez-vous inutilement le courage de cet homme ? Pourquoi voulez-vous le rendre infidèle à Dieu? Pourquoi essayez-vous de lui faire renier Dieu pour obéir aux hommes ? Ne voyez-vous pas que ses yeux n'aperçoivent pas vos pleurs, que ses oreilles n'entendent

 

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pas vos paroles, et qu'il est tout absorbé dans la contemplation de la gloire divine ? »

Tout le monde se tourna vers Philorome, on le menaça, on réclama sa condamnation avec. celle de Philée. Culcianus ne se fit pas prier, et condamna les deux chrétiens à être decapités.

Pendant le trajet, le frère de Philée, un avocat, cria : « Philée interjette appel.

— Pourquoi ? dit Culcianus.

— Je n'en ai rien fait, et je m'en garderai bien. N'écoute pas ce malheureux. Pour moi je rends grâces aux empereurs et au gouverneur, par qui j'ai été fait cohéritier de Jésus-Christ. »

Quand on fut arrivé sur le lieu du supplice, Philéas étendit les mains vers l'Orient et dit : « Mes très chers petits enfants, que celui qui cherche Dieu veille sur soi, parce que l'ennemi rôde autour de nous comme un lion rugissant. Jamais je n'ai souffert, et voilà que je commence, je commence donc à être disciple de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mes bien-aimés, soyez attentifs aux préceptes de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Prions le Pur, l'Incompréhensible, Celui qui est assis sur les Chérubins, le Créateur de toutes choses, le commencement et la fin à qui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen. »

Ils tendirent le cou, et les deux têtes tombèrent par la permission de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne, Dieu, avec le Père et le Saint-Esprit. Amen.

 

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M. PASSION DE SAINT SÉRÈNE, JARDINIER, A SIRMIUM, L'AN 307 (?)

 

La date de ce martyre est incertaine ; elle ne saurait être mise 307.

 

BOLL. 23/II, Febr., III, 364-366. — Renan; Act. sinc., p. 546 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. V, p. 92-94.

 

 

LA PASSION DE SAINT SÉRÈNE.

 

Sirène, Grec d'origine, passant à Sirmium, s'y fixa en alité de jardinier ; car il ne connaissait pas d'autre mér. Lorsque éclata la persécution, la crainte de la torture rengagea à se cacher pendant plusieurs mois ; enfin il revint à son jardin.

Un jour qu'il était à son travail, une femme, accompagnée de deux jeunes filles, vint se promener dans le jardin.

Voyant cela, le vieux lui dit : « Qu'est-ce que tu cherches ?

— Je me promène pour mon plaisir.

— En voilà une matrone, qui se promène à pareille heure pour son plaisir, en plein midi ! Là, là, il s'agit bien de promenade, mais plutôt de quelque galant. Allons, dehors, et tâche d'avoir les moeurs d'une femme honnête. »

Rouge de colère, la femme sortit, furieuse, non de l’accueil, mais du rendez-vous manqué. Elle envoya un billet à son mari employé au service de Maximien pour se plaindre de la grossièreté de Sérène.

Le mari porta plainte à l'empereur : « Pendant que

 

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nous sommes de service ici, nos femmes restées au loin sont outragées. »

Maximien l'autorisa à se venger par l'intermédiaire du gouverneur de la province. Sur ce, il se hâta de venir laver l'injure faite, non à une matrone, mais à une femme de rien.

Arrivé à Sirmium, il tombe chez le gouverneur, raconte l'affaire, donne la lettre de l'empereur et conclut :

« Venge l'injure que ma femme a subie pendant mon absence.

 

— Qui aurait osé injurier la femme d'un officier de la garde ? dit le gouverneur surpris.

— C'est un homme du peuple, un jardinier, un nommé Sérène. »

Le gouverneur fit chercher l'inculpé. Dès qu'il fut devant lui:

« Ton nom ?

— Sérène.

— Ta profession?

— Jardinier.

— Pourquoi as-tu insulté la femme d'un personnage si haut placé ?

— Je n'ai jamais injurié aucune femme de qualité.

— Parle-lui toi-même, dit le gouverneur à l'officier, afin qu'il avoue son insolence. »

Sans se hâter, Sérène reprit : « Je me rappelle qu'une femme est entrée dans mon jardin à une heure peu convenable. Je lui ai fait des reproches, je lui ai dit qu'une honnête femme ne sortait pas à pareille heure sans son mari. »

Le mari, éclairé, rougit et se tut ; il n'en demanda pas plus ; mais le gouverneur s'étonna de cette déposition : Il n'y a qu'un chrétien pour être blessé de voir une femme se promener dans son jardin à l'heure où l'on est seul. Il se tourna vers Sérène.

 

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« Qui es-tu ?

— Chrétien.

— Où t'es-tu caché jusqu'à ce jour? Comment t'y es-tu pris pour ne pas sacrifier ?

— Suivant qu'il a plu à Dieu qui me réservait jusqu'à ce moment, j'étais comme une pierre rejetée de l'édifice ; maintenant Dieu m'y fait une place. Puisqu'il a voulu que je fusse découvert, je suis prêt à souffrir pour son nom, afin d'avoir part dans son royaume avec le reste des saints. »

Le gouverneur était hors de lui : « Puisque tu m'as échappé jusqu'à ce jour, que tuas montré en te cachant ton mépris des édits et que tu as refusé de sacrifier, tu auras la tête tranchée. »

On l'amena sur-le-champ au lieu des exécutions, et les ministres du démon lui coupèrent la tête.

On était au 23 février de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire, règne dans tous les siècles. Amen.

 

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ACTES D'UN MARTYR INCONNU, EN ÉGYPTE ? SOUS DIOCLÉTIEN

 

Les Actes que l'on donne ici reportent l'esprit au récit du martyre de saint Nicéphore, bien qu'ils ne paraissent avoir avec eux d'autre lien que celui d'une situation analogue. Ces actes font partie d'un discours sur la mort, attribué à saint Cyrille d'Alexandrie, et dont le texte en dialecte memphitique a été publié par M. Amelineau. Cet éditeur estime que le début du discours n'est pas indigne du personnage auquel on l'attribue;

le reste serait composé à l'aide de décalques faits sur les ouvrages du saint.

La rédaction semble devoir être placée entre les années 431 et 444.

La partie historique des Actes contient des traits d'une simplicité qui les fait juger voisins de l'original. L'insinuation du juge relativement à l'état de gêne financière du martyr se re-trouve dans d'autres pièces excellentes.

Néanmoins l'absence d'indications topographique et bibliographiques susceptibles d'être vérifiées ne permet pas d'introduire cette pièce parmi celles qui ont droit à une entière confiance.

M. Amelineau estime que le discours comporte certains détails qui trahissent un homme connaissant la ville d'Alexandrie : c'est le seul indice que nous nous permettions d'apporter pour l'identification du martyr.

 

Sur ce discours, voy. ZOËGA, Cat. cod. copt. (1810), p. 28-29. — RÉVILLOUT, dans la Revue de l'histoire des religions. —AMELINEAU, Monuments pour servir à l'histoire de l'Égypte chrétienne aux IVe et Ve siècles dans les Mémoires publiés par les membres de la mission archéologique française au Caire (1888), t. IV, préf., p.XXVIII suiv., et p. 190-195. La traduction que l'on donne ici est empruntée à cet ouvrage.

 

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ACTES DU MARTYR

 

Je vous dirai une histoire étonnante que m'a racontée mon père saint abba Théophile, archevêque de Rakoti. Il me dit : Il arriva dans le temps du roi impie Dioclétien, qui amena cette grande persécution sur l'Eglise aux jours où il persécutait les chrétiens en tout lieu, qu'il y avait deux hommes habitant ensemble un même village, ennemis l'un de l'autre depuis longtemps. A l'un d'eux un grand désir de martyre monta au coeur, voyant tous les saints conduits au tribunal du roi impie Dioclétien verser leur sang pour le nom béni de notre Seigneur Jésus le Christ. Voyant qu'ils faisaient ainsi, l'homme ennemi de son prochain se leva en ce jour ; il dit à ses gens : « Voici que je vois un grand nombre d'hommes qui vont verser leur sang pour notre Seigneur Jésus le Christ ; voici que je me lèverai aussi, j'irai mourir pour le nom de notre Seigneur Jésus le Christ, afin qu'il me fasse miséricorde à son tribunal terrible. »

Il appela son frère aîné, il lui donna ses enfants en disant: « Tu es mon frère, j'ai sucé le lait de la même mère que toi : voici mes petits enfants, je les remets en tes mains: Dieu tiendra ma place entre eux et toi; je t'en prie, ne laisse personne leur faire violence depuis ce moment, parce que moi, je veux aller et mourir pour le nom de mon Seigneur Jésus le Christ, afin qu'il ait pitié de moi à son tribunal terrible. » Son frère répondit, il lui dit : « Puisque tu pars pour cette oeuvre de Dieu, je ne t'empêcherai pas » ; et ainsi son frère lui jura par le nom de Dieu en disant : « Tant que je serai vivant, tes enfants seront mes enfants. »

Et ainsi il pria au nom de Dieu et s'en alla.

Lorsqu'il arriva près du tribunal, il s'écria, disant: u Moi, je suis chrétien en toute sincérité. » Le préfet

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lui dit : « Qui t'a forcé de venir ici? pour quelle cause es-tu venu? Peut-être as-tu emprunté de quelqu'un et tu n'as pas trouvé de quoi observer le pacte, c'est pourquoi tu es venu ici. Si tu es venu pour une pareille chose, je te rendrai libre de cette obligation et je te déclarerai libre. » Mais lui, il dit : « Je ne suis redevable d'un emprunt à personne, je n'ai pas le moins du monde un créancier; mais je suis venu ici de tout mon coeur afin de verser mon sang pour le nom de mon Seigneur Jésus le Christ, le Fils de Dieu vivant. »

Lorsque le préfet entendit ces paroles, il commanda qu'on lui fît endurer de grands tourments, très cruels; mais lui, il les souffrit avec une grande vaillance et ne sacrifia point.

Le préfet commanda de le jeter en prison jusqu'à ce qu'il eût pris conseil de ses grands (officiers) sur ce qu'il en ferait. Mais l'homme qui était son ennemi, lorsqu'il apprit qu'on l'avait jeté en prison et qu'on prononcerait sa sentence le lendemain , pour recevoir le pardon de ses péchés en même temps que son combat s'achèverait, il se leva, alla le trouver en prison, et il lui dit : « Oh ! que tu es heureux, ô mon bon frère, car Dieu t'a pris pour ce saint combat du martyre, afin que par tes souffrances tu sois l'égal de son fils unique, Jésus le Christ. J'ai appris, ô mon bien-aimé, que demain l'on prononcerait ta sentence et que tu recevrais la couronne immortelle; maintenant donc, je t'en prie, ô mon frère, pardonne-moi, car c'est moi qui ai péché contre toi et qui t'ai querellé ; mais pour toi il n'y a pas eu de querelle de ta part. Moi, moi, je suis un pécheur impie ; je t'en prie, ne va pas vers Dieu irrité contre moi, que la mort ne me soit pas donnée à moi seul, ô mon frère. Notre-Seigneur Jésus le Christ le dit dans son Évangile : Si ton frère pèche sept fois contre toi dans un jour et qu'il vienne t'implorer, pardonne-lui. » Et alors celui qui désirait

 

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être martyr se tourna en arrière de son compagnon, il ne lui pardonna pas.

Et l'autre se leva, il sortit pleurant, dans une affliction excessive.

Lorsque le matin parut, on rendit la sentence, afin qu'on lui coupât la tête.

.. Lorsque les hommes de son village apprirent qu'il avait terminé son martyre, ils le prirent alors pour lui bâtir un « martyrium » et y placer son corps, afin qu'il fût pour eux un protecteur à jamais.

 

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LE MARTYRE DE HABIB, DIACRE D'EDESSE. A ÉDESSE, EN MÉSOPOTAMIE, L'AN 309.

 

« Le martyre de Habib est fixé, dans les actes rédigés par Théophile, à l'année 620 des Séleucides (309 de Jésus-Christ), sous le consulat de Licinius et de Constantin, Julius et Barak étant stratèges, Kona étant évêque d'Edesse. Habib est dénoncé et poursuivi à cause de la propagande active qu'il fait dans la campagne d'Edesse en faveur de la religion chrétienne. C'est le deux iloul (septembre) que ce confesseur subit le supplice du bûcher. Aussitôt après, ajoutent les actes, la nouvelle de la marche de Constantin contre Licinius détourne les esprits de la persécution contre les églises, qui retrouvent un peu de repos.

« Les dates fournies par les actes de Habib sont exactes et concordent entre elles. Nous pouvons tenir ces actes pour authentiques. Les inexactitudes du récit, qui présente Constantin comme déjà chrétien lors de son expédition contre Maxence et qui confond Maxence avec Licinius, s'expliquent facilement de la part d'un auteur oriental qui vivait loin du théâtre des événements. On ne doit donc pas s'arrêter à l'opinion de Lipsius qui, pour cette seule raison, rejetait l'authenticité des actes, et plaçait arbitrairement le supplice de Habib quelques années plus tôt sous Galère. » (R. DUVAL.)

 

CURETON, Ancient Syriac Documents relative to the earliest establishment of christianity in Edessa and the Neighbouring countries from the year after our Lord's ascension to the beginning of the fourth century (1864), p. 72 suiv. [cod. Brit. add. 14.645 fol. 238 vers.] — BARONIUS, Ann. ad ann. 316. — FABRICIUS, Bibl. graeca (1719), t. IX, 49. (2e. X, 186-7.) — MIGNE, Patr. Graec., CXVI, 127-62. — RUBENS Duval., La littérature syriaque (1899), p. 127 suiv. — WRIGHT, dans Journal of Sacred Literature (1866), p. 429. — LE QUIEN, Oriens christianus, II, 955. — HOLE, in Dict. of christ. biogr., II, 833-4. — ASSEMANI, Bibl. Orient. I. 331.

 

 

LE MARTYRE DU DIACRE HABIB.

 

Pendant le mois d'Ab de l'année 620 de l'ère d'Alexandre de Macédoine, sous le consulat de Licinius et Constantin, sous le gouvernement de Jules et de Barak, au temps de l'évêque Bons, d'Édesse, Licinius entama contre l'Église et tout le peuple du Christ une persécution qui suivit celle de l'empereur Dioclétien. Licinius ordonna d'exiger des sacrifices et des libations, de faire relever les autels un peu partout, d'y faire brûler des parfums et de l'encens devant l'image de Jupiter. Plusieurs de ceux qu'on y voulut contraindre crièrent librement : « Nous sommes chrétiens », et ils ne s'alarmèrent pas de la persécution, sachant bien que les persécuteurs ne formaient qu'une minorité. Mais Habib, diacre au village de Telzeha, parcourut les églises des environs, fit la lecture des Écritures, encouragea et affermit par ses paroles un grand nombre de ses auditeurs, leur recommanda de demeurer intrépides dans la vérité de leur foi et de ne pas se laisser effrayer par les persécuteurs : il leur donna [ensuite] ses instructions. Ses paroles pleines d'affection réconfortèrent les frères qui se sentirent armés pour ne pas déserter la position qu'ils défendaient. Les « Sharirs » de la ville, et c'était là leur métier, l'ayant appris, prévinrent le gouverneur d'Édesse Lysanias qu'un nommé Habib, diacre au village de Telzeha, qui circulait à la ronde, exerçait en secret son ministère dans chaque localité, ne tenant pas compte du décret de l'empereur, et ne manifestant aucune inquiétude. A ce rapport, Lysanias s'emporta contre Habib, et en référa à l'empereur dont il sollicita des ordres â l'égard de ceux qui refuseraient les sacrifices; car un édit déjà promulgué imposait à tous l'obligation de sacrifier ; mais le cas des refus d'obéissance n'avait pas

 

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été réglé, et le bruit avait couru que Constantin, en Gaule et en Espagne, avait embrassé le christianisme, et qu'on n'y sacrifiait pas. Licinius ordonna que les transgresseurs de l'édit fussent brûlés vifs; ceux qui refuseraient de sacrifier seraient décapités.

Quand cette ordonnance parvint à Édesse, Habib, qui avait été l'occasion du rapport de Lysinias, était en tournée aux environs de Zeugma, où il pouvait exercer son ministère en cachette. Le gouverneur envoya dans sa bourgade de Telzeha; on fit des perquisitions que l'on étendit à tous les environs, mais on ne le trouva pas : on arrêta toute sa famille et les habitants du village que l'on enchaîna ; sa mère, tous les siens et une partie de la population furent amenés à Édesse et incarcérés. Quand, de son refuge, Habib apprit tout cela, il réfléchit sur ce qu'il avait à faire. Mieux vaut pour moi, se dit-il, me présenter au magistrat du lieu. Je rougirais de rester caché et d'envoyer au ciel mon prochain pour y être couronné à cause de moi. Quel bien fera la religion chrétienne à celui qui fuit de peur de la confesser? S'il échappe à cette mort, la mort ne laissera de le menacer, puisque, comme enfant d'Adam, il doit mourir un jour.

Là-dessus Habib se mit en route et vint à Édesse en secret, l'échine déjà prête aux coups, les côtes pour les peignes de fer, le corps entier prêt au feu. Il se rendit seul chez Théotecne, vétéran qui commandait la garde du gouverneur, et lui dit : « Je suis Habib de Telzeha, que vous cherchez. »

Théotecne répondit : « Si personne ne t'a vu venir chez moi, fais ce que je vais te dire : pars et retourne au lieu d'où tu viens, demeures-y et que personne ne sache que tu m'es venu trouver, que tu m'as parlé, igue je t'ai donné ce conseil ; ne crains pas pour ta famille et tes concitoyens, personne ne songe à leur nuire en quoi que ce soit; on les gardera quelques jours en prison, puis

 

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le gouverneur les relâchera, parce que les empereurs n'ont rien ordonné de fâcheux à leur égard; si tu ne fais pas ce que je te dis, je suis innocent dé ton sang répandu, parce que, si tu te présentes au juge, tu ne peux manquer d'être brûlé vif ; c'est l'ordre même ,des empereurs en ce qui te concerne. »

Habib dit à Théotecne : « Je ne crains pas pour ma famille et pour mes concitoyens, mais pour mon propre salut. Aussi: suis-je fort contrarié de ne m'être pas trouvé dans mon villages le jour où le gouverneur m'a  fait rechercher, d’être cause que plusieurs ont été jetés en prison et d’avoir été tenu; pour un fuyard. Si donc tu ne consens pas à me conduire devant le gouverneur, j'irai seul et, me présenterai à lui. » Entendant cela, Théotecne mit la main sur lui, l'arrêta et le confia à ses hommes, qui le conduisirent au prétoire du gouverneur, Théotecne s'avança et fit part de la nouvelle au gouverneur : « Habib de Telzeha, que ta Grâce faisait rechercher, s'est livré.»

Le gouverneur s'exclama : « Qui est-ce qui l'a amené? Qu’était-il? Que faisait-il donc? »

Théotecne reprit : « Il est venu de son propre mouvement, sans être contraint par qui que ce fût ; personne ne savait son projet. »

Là-dessus, le gouverneur manifesta sa vive irritation contre Habib, il s'échappa à dire : « Ce gaillard-là m'a prodigué son dédain et son mépris, il a méconnu mon titre de juge; puisqu'il en est ainsi, il n'est pas juste que je lui témoigne aucune pitié, ni que je me hâte de prononcer la peine de mort contre lui, conformément à l'ordre donné à son égard par les empereurs; mais il est bon que je lui montre de la patience, ses tortures doivent être poussées aux raffinements les plus exquis, et par lui je porterai la terreur chez plusieurs et les empêcherai de fuir. » Et quand une foule se fut rassemblée autour de

 

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lui, à la porte du prétoire, plusieurs de ses propres officiers et des gens de la ville lui disaient : « Tu as mal fait en venant te livrer toi-même à ceux qui te cherchaient sans y être forcé par le juge » ; et il s'en trouva d'autres pour lui dire : « Tu as agi sagement en te livrant librement, sans attendre la violence : car maintenant, on saura que tu confesses spontanément le Christ et non par la force. »

Mais ces entretiens qui se tenaient autour de Habib, tandis qu'il stationnait à la porte du prétoire, furent entendus par les Sharirs de la ville; ils apprirent en outre la démarche secrète du diacre auprès de Théotocne, le refus de celui-ci de le dénoncer; et tout cela fut rapporté au juge. Celui-ci fut courroucé contre ceux des interlocuteurs de Habib qui lui avaient dit : « Pourquoi t'être livré sans y être contraint ? » Il dit à Théotecne : « Il n'est pas bon pour un homme qui exerce un commandement d'en prendre de la sorte avec son devoir, de porter préjudice aux édits qui signalaient le rebelle Habib comme passible d'être brûlé vif. »

Théotecne répondit : « Je n'ai pas mal agi à l'égard d'autrui, et n'ai pas songé à démentir l'édit promulgué par les empereurs ; qu'étais-je devant ta Grâce pour oser pareille chose? Je l'ai interrogé avec soin, d'après ce que ta Grâce attendait de ma fonction, afin de voir et connaître si c'était de sa propre volonté qu'il se livrait, ou bien si les violences de ta Grâce le livraient par les mains d'autrui; quand je tins de lui-même qu'il venait spontanément, je le conduisis avec soin à la porte révérée du prétoire de ta justice. »

Le gouverneur donna ses ordres et on amena Habib en sa présence. La garde dit : « Le voici en présence de ta Grâce », et l'interrogatoire commença :

« Comment te nommes-tu ? D'où viens-tu ? Que fais-tu ? »

 

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L'accusé répondit : « Je me nomme Habib, je suis du bourg de Telzeha, et j'ai été ordonné diacre. »

Le gouverneur : « Pourquoi as-tu transgressé l'édit des empereurs, et as-tu accompli des fonctions interdites par eux, et pourquoi n'as-tu pas enfin sacrifié à Jupiter que les empereurs adorent?

— Nous sommes chrétiens, dit Habib, nous ne pouvons adorer les ouvrages sortis de la main des hommes, qui ne sont rien, eux et leurs ouvrages, mais nous adorons Dieu, qui a fait les hommes eux-mêmes. »

Le gouverneur : « Ne garde pas cet air insolent avec lequel tu es venu devant moi et n'outrage pas Jupiter, gloire des empereurs.

— Mais Jupiter est une idole, dit Habib, les hommes le fabriquent : tu as dit vrai ; oui, je l'outrage. Mais si le fait qu'on l'a fabriqué avec du bois et fixé avec des clous proclame hautement qu'il est œuvre d'homme, comment dis-tu que 'je l'outrage? regarde, l'outrage vient de lui-même et se tourne contre lui.

— Le fait seul de ne pas l'adorer est un outrage, dit le gouverneur.

— Si en ne l'adorant pas je lui fais outrage, combien a dû l'outrager plus gravement le charpentier qui l'a taillé avec un outil et le forgeron qui l'a scellé sur son socle avec des clous. » Quand il entendit de pareilles choses, le gouverneur donna ordre de flageller Habib sans pitié.

Quand il eut été flagellé par cinq bourreaux, il reprit :

« Obéiras-tu maintenant? si tu refuses, je te labourerai durement avec des peignes et je te ferai torturer avec tous les instruments, finalement je te ferai brûler vif. »

Habib répondit : « Ces traitements dont tu me menaces sont bien au-dessous de ceux que je me préparais à supporter; aussi je me suis présenté devant toi.

— Mettez-le dans la cage de fer des meurtriers et

 

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qu'il soit flagellé comme il mérite. Après qu'il eut été flagellé, on lui dit : « Sacrifie aux dieux »; alors il cria très haut : « Vos idoles sont mensonge et ceux qui les adorent avec vous leur ressemblent. »

Le gouverneur donna ses ordres. Habib fut reconduit à la prison, et, par ordre du juge, il lui fut interdit de communiquer avec ses parents et les gens de son village de Telzeha. Ceci se passa le jour de la fête de l'empereur.

Le deuxième jour du mois d'Iloul, Habib comparut.

Le gouverneur lui dit : « Laisse là ton obstination et obéis à l'édit des empereurs. Si tu refuses, je t'y ferai obéir par de terribles tortures de peignes.

— Je n'ai pas obéi et je suis résolu à ne pas obéir, pas même si tu me condamnes à des châtiments pires que ceux qui ont été prévus par les empereurs.

— Par les dieux, je jure que tu sacrifieras. Je n'épargnerai pas une seule torture; nous verrons si le Christ que tu adores te délivrera.

— Tous ceux qui adorent le Christ sont délivrés par lui, parce qu'ils n'ont pas adoré les créatures avec leur Créateur.

— Qu'on l'étende et qu'il soit flagellé avec des cordes jusqu'à ce qu'il ne reste rien de son corps qui ne soit une plaie.

— Ces tourments que tu crois douloureux sont les couronnes de la victoire pour ceux qui les endurent.

— Comment peux-tu appeler ces traitements et ces tortures une couronne de victoire?

Cela ne te regarde pas, ton infidélité te rend incapable d'entendre ces choses. Quoi qu'il en soit, je ne sacrifie pas, je l'ai dit et je le répète.

— Parce que tu mérites ces jugements, tu veux les subir. Je veux t'arracher ces yeux avec lesquels tu re-gardes Jupiter sans sourciller; et je te couperai ces oreilles

 

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qui écoutent sans trembler les édits des empereurs.

— Dieu, que tu nies ici, a un autre monde, et là tu le confesseras avec des tortures, après l'avoir nié auparavant.

— Laisse là ce monde dont tu parles et fais attention à ce procès qu'on instruit contre toi maintenant; il n'est personne qui soit capable de t'en délivrer, excepté les dieux qui te délivreront si tu leur sacrifies.

— Ceux qui meurent pour l'amour du nom du Christ et qui n'adorent pas les ouvrages des créatures vivront devant Dieu, et ceux qui préfèrent la vie présente auront un supplice sans fin. »

Sur l'ordre du gouverneur, on le suspendit et on le déchira avec des peignes ; on le bouscula longtemps jus-qu'au moment où les omoplates craquèrent.

« Et, maintenant obéiras-tu? interpella le gouverneur, mettras-tu de l'encens devant ce Jupiter ?

— Avant la torture, j'ai refusé; maintenant que j'ai souffert, comment peux-tu croire que j'obéirai afin de perdre tout ce que j'ai acquis?

            — J'emploierai des tourments plus cruels que ceux-ci; je suis décidé à te faire obéir aux édits.

— Tu crois que je n'ai pas obéi aux édits des empereurs, alors que c'est toi, qu'ils ont établi juge, qui as transgressé ces édits, puisque tu ne m'as pas fait ce qu'ordonnent les empereurs.

— Tu sembles proférer une accusation, parce que j'ai montré de la patience à ton égard.

— Si tu ne m'avais pas flagellé et lié, déchiré avec des peignes, et mis les pieds dans [les ceps], je pourrais peut-être m'imaginer que tu as montré de la patience à mon égard, mais après tout cela, où est donc cette patience dont tu parles?

— Celui dont tu parles ne t'aidera pas ; tous les dieux sont contre toi et t'infligent des tourments moindres que ceux qui te sont destinés par les empereurs.

 

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— Si je n'avais pas su que j'en serais aidé, je n'en au-rais rien dit devant toi.

— Je veux mettre fin à tes discours et en même temps apaiser les dieux irrités par ton refus de les adorer, je veux donner satisfaction aux empereurs, parce que tu t'es révolté contre leurs édits.

— La mort dont tu me menaces ne m'effraie pas ; si elle m'avait effrayé, je n'aurais pas été de porte en porte exercer mon ministère.

— Comment se fait-il, dit le gouverneur, que tu adores un homme et que tu ne veuilles pas adorer ce Jupiter?

— Je n'adore pas un homme, parce qu'il est écrit Maudit soit celui qui met son espérance en l'homme, mais j'adore et je rends gloire à Dieu, qui a revêtu la chair et s'est fait homme.

— Fais ce que les empereurs ont commandé ; et quant à ce que tu as en tête, si tu veux l'abandonner, bien, sinon ne l'abandonne pas.

— Ces deux choses ne peuvent être, parce que l'erreur est opposée à la vérité. Est-il possible que je me mette en contradiction avec ce qui est solidement établi dans mon esprit ?

— Par des tortures plus raffinées, je te ferai changer d'idée.

— Ces supplices que tu crois devoir m'ébranler affermissent ma volonté dans mon coeur comme un arbre qui porte du fruit.

— Quelle force peuvent donner ces souffrances à ton arbre, et en particulier au moment où j'ordonne que tu sois brûlé?

— Nous ne regardons pas tous deux de même; moi, je contemple les choses invisibles et je fais la volonté du Dieu qui a fait toutes choses, et non celle d'une idole fabriquée, qui ne peut voir quoi que ce soit.

— Parce qu'il nie les dieux qu'adorent les empereurs, ajoutez encore à ses plaies. Dans cette multitude de questions que j'ai eu la patience de lui poser, il a oublié les tortures précédentes. Et pendant qu'on le torturait, Habib criait : « Les souffrances de cette vie n'approchent pas de la gloire réservée à ceux qui aiment le Christ. » Voyant que ces supplices ne pouvaient amener le diacre à sacrifier, il lui dit: « Ta doctrine doit vous apprendre à haïr votre propre corps?

— Nous ne haïssons pas nos corps, mais nous lisons. dans l'Ecriture « Celui qui perdra sa vie la gagnera » ailleurs il est dit : « Ne livrez pas aux chiens les choses saintes et ne donnez pas les perles aux pourceaux ».

— Je sais, dit le gouverneur, que tu ne dis tout cela qu'afin d'exciter ma rage et de me faire rendre tout de suite l'arrêt de mort. Je ne veux pas me hâter de satisfaire à ton désir, je saurai être patient; non pas, sans doute,, pour ton plus grand plaisir, mais afin d'accroître l'atrocité de tes tortures; tu peux voir ta chair tombant sous tes yeux et les peignes qui déchirent tes côtes.

— J'attends, je pense bien que tu multiplieras les-supplices, comme tu l'as dit.

— Obéis aux édits des empereurs, parce qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent.

— Cela n'appartient pas aux hommes de faire tout ce qu'ils veulent, mais à Dieu, qui exerce sa puissance dans le ciel et sur tous les habitants de la terre; il n'y a personne qui peut le reprendre et dire : Que fais-tu?

— La mort par le glaive ne suffit pas pour une semblable insolence. Je suis tout prêt à prononcer contre toi une sentence de mort plus douloureuse que ne serait un coup d'épée.

— Mais, dit Habib, j'attends une mort plus lente que le coup d'épée, et tu peux l'ordonner quand tu voudras. » Le gouverneur rendit ensuite l'arrêt, et cria devant ses

 

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officiers et les plus nobles de la ville: « Cet Habib qui a renié les dieux, ainsi que vous l'avez entendu de sa propre bouche, qui a insulté les empereurs, mérite à juste titre d'être privé de la lumière du soleil, il ne peut jouir plus longtemps de cet astre, compagnon des dieux; et s'il n'avait été édicté par les empereurs que le corps des meurtriers sera enseveli, il serait juste que le cadavre de celui-ci ne soit pas enseveli, puisqu'il a été tellement insolent. J'ordonne donc qu'on lui enfonce dans la bouche une lanière de cuir comme dans la bouche d'un meurtrier, et qu'il soit brûlé à petit feu, afin d'ajouter à l'horreur de sa mort. »

Habib fut donc emmené de devant le gouverneur avec une lanière dans la bouche ; la multitude courait derrière lui. Les chrétiens se réjouissaient de ce qu'il avait tenu bon, et les païens le menaçaientparce qu'il ne voulait pas sacrifier. Ils le conduisirent par la porte de l'Ouest, près le martyrium d'Abschelama, fils d'Abgar.

La mère de Habib était vêtue de blanc, et marchait avec lui. Quand il arriva au lieu de l'exécution, il se tint debout et pria, ainsi que tous ceux qui étaient venus avec lui : « O Christ Roi, ce monde t'appartient et le monde futur; regarde et vois, j'aurais pu fuir cette souffrance, je n'ai pas fui afin de ne pas tomber aux mains de ta justice: que ce feu dans lequel je vais être consumé me soit un sujet de récompense à tes yeux et qu'il me délivre de ce feu qui ne s'éteint pas. Reçois mon esprit en ta présence par la grâce de ta Divinité, ô glorieux Fils d'un Père adorable ! »

Après sa prière, il se tourna et bénit la foule, qui le salua en pleurant ; hommes et femmes lui dirent « Prie pour nous devant le Seigneur, qu'il donne la paix à son peuple et qu'il relève les églises qui sont tombées.

Pendant que Habib se tenait ainsi,on creusa une fosse, on l'enleva et on le déposa au milieu, où était planté le

 

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poteau. Les bourreaux vinrent pour le lier au poteau, et Habib leur dit : « Je ne veux pas bouger de cette place dans laquelle vous allez me brûler. » Ils apportèrent des fagots et les empilèrent tout autour du martyr ; quand le feu brûla et que les flammes s'élevèrent, ils lui crièrent : « Ouvre ta bouche. » A l'instant où il ouvrait la bouche, il rendit l'âme; et tous crièrent, hommes et femmes, avec des sanglots. Ils le tirèrent du feu et l'enveloppèrent de linges fins, d'onguents et de mixtures d'épices, puis le déposèrent sur quelques-uns des fagots apportés pour le brûler, et les frères ainsi que plusieurs laïques le portèrent.

Ils l'ensevelirent et l'enterrèrent à côté de Gurie et Shamuna, les martyrs, dans le tombeau même où ils étaient déposés, sur la colline appelée Baith-Allah-Cucla, au chant des psaumes et des hymnes, et ils transportèrent ses restes brûlés avec respect et décence.

Quelques Juifs et païens s'associèrent aux frères pour l'envelopper et ensevelir le corps. Quand il fut brûlé et enterré, un air de tristesse était répandu sur tous les visages : de toutes parts, les larmes coulèrent de tous les yeux, pendant que chacun rendit gloire à Dieu de ce qu'il avait livré son corps à la flamme pour son nom.

Ce fut le sixième jour de la semaine qu'on l'enterra, deuxième jour du mois d'Iloul, le jour même où l'on apprit comment Constantin le Grand avait commencé à quitter l'intérieur de l'Espagne, se rendant à Rome, pour continuer la guerre contre Licinius, qui à cette époque gouvernait toutes les provinces orientales de l'empire romain; et voilà qu'on était ému de tous côtés, parce que nul ne savait quel serait le vainqueur et qui garderait l'empire.

Les notaires écrivirent tout ce qu'ils avaient entendu à l'audience; et les Sharirs de la ville écrivirent le reste qui avait été dit hors du prétoire, et comme d'habitude ils

 

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racontèrent au juge tout ce qu'ils avaient entendu dire, et leurs récits furent rappelés dans les actes.

Moi, Théophile, qui étais païen de naissance et qui ai confessé ensuite le Christ, je me suis empressé de prendre copie des actes de Habib, comme j'avais autrefois écrit les actes des martyrs Gouria et Schamouna, ses compagnons ; il les avait félicités du supplice du glaive qu'ils reçurent, il les imita par le supplice du bûcher. Si j'ai mentionné l'année, le mois et le jour du martyre de ces confesseurs, ce n'est pas pour ceux qui, comme moi, en ont été témoins, mais c'est afin que ceux qui viendront plus tard sachent à quelle époque vécurent ces confesseurs et ce qu'ils furent; quels sont aussi les actes des anciens martyrs au temps de Dioclétien et des autres empereurs persécuteurs de l'Église, qui de même envoyèrent à la mort par les flagellations et les fouets et durs tourments, par des épées acérées, par le feu, par la mer, par les mines. Mais ils ont souffert toutes ces choses avec l'espoir de la récompense future.

Maintenant toutes ces misères et d'autres dont j'ai en-tendu le récit m'ont ouvert les yeux à moi Théophile et m'ont éclairé, et j'ai confessé que le Christ est Fils de Dieu et vrai Dieu.

Puisse la poussière que les pieds des martyrs ont foulée comme ils marchaient à la mort, poussière que je conserve, me procurer le pardon de mon apostasie et me valoir de confesser devant ceux qui l'adorent Celui que déjà ici-bas j'ai confessé ! Habib fut condamné après le vingt-septième interrogatoire.

 

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LE MARTYRE DE SAINT QUIRIN, ÉVÊQUE DE SCISCIA, A SABARIE EN PANNONIE, L'AN 310.

 

Il n'y a guère à ajouter aux renseignements contenus dans le récit des Actes, les détails qui concernent la translation des reliques n'appartenant pas à notre sujet.

 

BOLL., 4/VI, Jun., I, 380-384. — Remuer, Act. sinc., p. 552. — P. Awno, Hist. de Persée., t. V, p. 137 et suiv.

 

LA PASSION DE SAINT QUIRIN.

 

Le diable avait poussé les maîtres du monde à torturer les saints, et les Eglises étaient partout ébranlées par la tempête de la persécution. A l'aide des courtisans du pouvoir, il menait l'attaque contre le peuple de Dieu, et, chaque jour, voyait s'aggraver les effets de sa cruauté. L'armée des chrétiens était traquée par les lois afflictives de Maximien. Dans toute l'Illyrie Dioclétien, secondé dans sa haine par celle de son collègue, sévissait cruellement. Les ordres sacrilèges avaient été transmis à presque tous les fonctionnaires de la province, leur enjoignant de faire sacrifier les chrétiens dans les temples des démons. On fermait les églises ; les prêtres et les clercs étaient mis dans l'obligation d'obéir aux édits et de reconnaître les dieux ; et le refus d'encenser les idoles était puni de divers supplices et finalement de la mort.

Parmi le grand nombre des soldats du Christ qui triomphaient, se trouva Quirin, évêque de Sciscia, arrêté

 

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sur l'ordre du curateur Maxime, après d'actives recherches ; car l'évêque, averti, avait quitté la ville; on l'arrêta pendant sa fuite et on le ramena à Sciscia.

Maxime procéda à l'interrogatoire : « Où fuyais-tu ?

— Je ne fuyais pas j'accomplissais simplement l'ordre du Seigneur, car nous lisons dans nos Livres : Si l'on vous poursuit dans une ville, passez dans une autre.

— De qui est ce précepte ?

— Du Christ, le Dieu véritable.

— Tu ne sais donc pas que partout les édits des empereurs t'atteignent, et celui que tu nommes le Dieu véritable ne pourra, maintenant que te voilà pris, venir à ton aide, pas plus qu'il ne t'a tout récemment empêché d'être arrêté dans ta fuite et ramené.

— Il ne nous quitte pas, et partout où nous sommes, le Dieu que nous adorons peut nous secourir ; lorsque je fus mis en état d'arrestation, il était avec moi; ici encore il est avec moi qui me réconforte, et c'est lui qui te répondra par ma bouche .

— Tu parles beaucoup, et ces longs discours te font éluder les prescriptions des empereurs. Lis donc les divins édits et obéis-leur.

— Je n'écoute pas l'ordre de tes empereurs, parce qu'il est sacrilège et que, malgré les ordres de Dieu, il ordonne aux chrétiens d'immoler à vos dieux que je ne puis servir puisqu'ils n'existent pas. Mon Dieu à moi, celui que je sers, est au ciel, sur la terre, suries mers. Il est partout et par-dessus tous, et il contient tout, car tout a été fait par lui et tout est en lui.

— Tu as trop vécu, tu as appris des fables. Voici de l'encens, et apprends quels sont ces dieux que tu ignores. Tu ne laisseras pas d'être beaucoup plus éclairé que tu ne l'es, si tu obéis. Si tu ne comptes pas faire acte de piété, apprends que tu seras torturé et même que tu perdras la vie par une mort atroce

 

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— Ces outrages dont tu me menaces, je les tiens pour une gloire ; quant à la mort, si je m'en rends digne, elle me procurera la vie éternelle. Voilà pourquoi je veux être pieux envers Dieu, mais non envers les dieux. Je ne crois pas aux dieux qui ne sont pas, et je ne brûle pas d'encens à l'autel des démons, car mon Dieu a son autel sur lequel les sacrifices d'agréable odeur sont divinement consumés.

— Je vois que ta folie t'entraîne à la mort. Sacrifie.

— Je ne sacrifie pas aux démons, car il est écrit: Celui qui sacrifie aux dieux sera anéanti. »

Maxime le fit flageller, puis il reprit : « Considère et reconnais que les dieux de l'empire sont puissants. Si tu obéis, tu seras nommé prêtre de Jupiter ; sinon, tu seras renvoyé devant Amantius, préfet de la première Pannonie, qui t'infligera la peine capitale. Revenu de ton erreur, obéis donc.

— J'exerce un sacerdoce, je suis prêtre si je m'offre moi-même en sacrifice au vrai Dieu. Mon corps est maltraité, je m'en réjouis, je ne ressens aucune souffrance. Aussi je me propose à de plus grands supplices, afin que ceux dont j'ai eu la charge en ce monde me suivent à cette vie éternelle à laquelle conduit un chemin si facile.

— Qu'il soit écroué et enchaîné jusqu'à ce qu'il se soit modéré.

— Je ne crains pas la prison où mon Dieu m'accompagnera, lui qui ne s'éloigne pas de ceux qui le servent. »

Quand il fut enchaîné, on l'enferma dans la prison; alors il se mit à prier « Seigneur, je te rends grâces, car c'est à cause de toi que je souffre ces outrages ; je te prie.: que ceux qui sont enfermés dans cette prison sachent que je suis adorateur du Dieu véritable et croient qu'il n'y a pas d'autre Dieu que toi. »

Au milieu de la nuit une vive lumière éclaira la prison,

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le geôlier Marcel s'en aperçut, et ouvrant le cachot, il se prosterna aux pieds du saint évêque, disant au milieu des larmes: «Prie le Seigneur pour moi, je crois qu'il n'y a pas d'autre Dieu que celui que tu adores. »

L'évêque lui parla longtemps pour l'affermir, puis il signa au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Trois jours plus tard, Maxime donna ordre que l'évêque Quirin fût traduit devant le préfet Amantius, dans la Première Pannonie, pour recevoir la sentence suprême que méritait son mépris des lois des empereurs.

Pendant le voyage de Quirin jusque dans la Première Pannonie, tandis qu'il traversait les villes, enchaîné, à la recherche du préfet, il fit étape dans toutes les villes de la rive du Danube. On le fit comparaître devant Amantius le jour même du retour de celui-ci de Scarbantia, mais l'interrogatoire fut remis à l'arrivée à Sabarie. En ce moment plusieurs femmes chrétiennes pénétrèrent auprès de l'évêque et lui offrirent de la nourriture et de la boisson. L'évêque, voyant leur foi, bénit leurs présents, et les chaînes qui chargeaient ses mains et ses pieds tombèrent. Il prit donc la nourriture, et après le départ des femmes, ses gardiens le conduisirent à Sabarie. Amantius ordonna à son administration de le présenter au théâtre. Quand il l'eut devant lui, il dit :

« Je te demande si les faits rapportés par le véridique Maxime sont bien exacts.

— J'ai confessé le vrai Dieu à Sciscia. Je l'ai toujours servi, je le porte dans mon coeur, et nul homme ne pourra me séparer du seul Dieu véritable.

— Je répugne à humilier un homme de ton âge par la verge, aussi voudrais-je redresser ton jugement par mes paroles, afin que, fidèle serviteur des dieux, conformément aux édits, tu jouisses (en paix) de tes dernières années.

— Que t'inquiètes-tu de l'âge qu'une foi indomptable

 

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peut rendre plus tenace que tous les supplices? Ma confession surmontera les tortures, les délices de la vie ne la feront pas rétracter, et la crainte d'une mort, même cruelle, n'influera pas sur la fermeté de ma résolution.

— Pourquoi te mets-tu à deux doigts de la mort par cet étalage d'impiété envers des dieux de l'empire romain, et pourquoi refuses-tu la vie, par un choix si contraire aux habitudes humaines, alors que ceux qui veulent fuir la mort évitent le supplice en reniant leur passé ? Toi au contraire, tu conviens du repos aimable dans lequel s'écoulait ta vie, et tu cours avec ardeur au devant de la mort, tu fais opposition aux empereurs. Je te conseille encore une fois, si tu veux vivre, de faire acte d'obéissance aux lois romaines.

— Cette harangue touchera peut-être des intelligences affaiblies qui aspirent à prolonger leur vie, mais moi j'ai été instruit par mon Dieu afin de parvenir à cette vie qui suit la mort et que la mort ne finit plus. Aussi j'approche tranquille du terme de cette vie. Je ne ressemble pas à ceux dont tu parles, que leur désir de la vie entraîne à mourir puisqu'ils renient Dieu. Moi c'est par la confession que je parviens à l'éternité, et je n'obéis pas à vos lois parce que j'observe les préceptes du Christ mon Dieu que j'ai enseignés aux fidèles.

— J'ai tenté longtemps de t'amener à l'observation des divins édits, mais, puisque je ne puis venir à bout de ta raideur, tu serviras d'exemple pour tous les chrétiens, afin que ceux qui veulent vivre soient épouvantés par ton genre de mort. »

Il ordonna entre autres supplices d'attacher une meule de moulin au cou du saint et de le noyer ainsi dans la rivière qui passe à Sabarie. On le précipita du haut du pont, mais il surnagea longtemps, parlant aux spectateurs ,et leur disant de ne pas s'effrayer de son sort, puis il pria pour obtenir d'enfoncer et aussitôt il fut exaucé.

 

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On retrouva son corps à peu de distance du lieu où il avait coulé, et on y éleva un oratoire, mais le corps fut reporté dans une basilique de Sabarie, près de la porte de Scarbantia, où il se fait, à cause de ses vertus, un grand concours de peuple.

Le 4 du mois de juin, Quirin, évêque de Sciscia, martyr du Christ, souffrit ; il fut couronné par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui reviennent la gloire,l'honneur, la puissance dans tous les siècles.

 

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LE MARTYRE DE SAINT PIERRE BALSAME, A CÉSARÉE, LE 11 JANVIER 311.

 

Le personnage dont on donne ici les Actes paraît devoir être identifié avec Pierre Abselame dont parle Eusèbe. C'est le sentiment de Bolland, Allard, Kruger. « Les différences assez notables entre le récit d'Eusèbe et celui des Actes peuvent seulement faire croire que cette dernière pièce n'est pas entièrement authentique. » (P. Allard.)

 

BOLL., 3/I, Jan., I, 128 et suiv. — RUINART, Acta sinc., p. 556 et suiv. — [EUSÈBE, de Martyrib. Palest., X, 2-3.] — TILLEMONT, Mémoires, t. V. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. V, p. 126-127.

 

LA PASSION DE SAINT PIERRE BALSAME.

 

Pierre Balsame, né aux environs d'Eleuthéropolis, fut arrêté près d'Aulana (en Samarie) pendant la persécution et amené devant le magistrat Sévère, qui procéda à l'interrogatoire.

 

« Qui es-tu ?

— Mon nom de famille est Balsame, mais mon nom spirituel, celui que j'ai reçu au baptême, est Pierre.

— De quelle condition ?

— Chrétien.

— Quel est ton métier ?

— Je ne puis en avoir de plus relevé que celui-là. Qu'y a-t-il de mieux que d'être chrétien ?

— As-tu tes parents ?

— Non.

 

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— Tu mens. On m'a dit que tu en avais.

— L'Évangile me fait un devoir de renoncer à tout, lorsque j'aurai à confesser le nom du Christ.

— Tu connais l'édit ?

— Je connais le commandement de mon Dieu, qui est le Roi véritable et éternel.

— Nos princes très débonnaires ordonnent que tous les chrétiens sacrifient on meurent par les tortures.

—Et voici ce qu'ordonne le Roi véritable et perpétuel. Si quelqu'un sacrifie aux démons et non à Dieu seul, il sera anéanti. Qu'y a-t-il de préférable, mourir par ton ordre ou bien être anéanti par Dieu pour l'éternité ? Décide toi-même, si tu as ne fût-ce qu'une ombre de justice.

— Écoute-moi, sacrifie et obéis aux édits des empereurs.

— Je ne sacrifie pas aux dieux de bois et de pierre fabriqués de main d'homme que vous adorez.

— Tu nous fais injure. Tu ignores que j'ai le pouvoir de te faire mourir ?

— Je ne fais pas injure. Je ne fais que répéter ce que dit la loi divine : Les idoles des païens sont d'or et d'argent, ouvrages de la main des hommes. Elles ont une bouche, des yeux, des narines, des mains, des pieds, et elles n'en' font usage ni pour parler, ni pour voir, ni pour sentir, ni pour écouter, ni pour toucher, ni pour marcher. L'Écriture continue ainsi : Ceux qui fabriquent les idoles se rendent semblables à elles, et aussi ceux qui placent en elles leur confiance. Si Dieu dit ces choses par le Prophète et par son Saint-Esprit, comment peux-tu dire que je te fais injure en te déclarant semblable aux pierres et aux morceaux de bois sourds et muets, dans lesquels tu adores les démons, et cherches-tu à me persuader de te ressembler?

— Écoute-moi, aie pitié de toi-même et sacrifie.

 

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— J'aurai vraiment pitié de moi si je sacrifie et si je m'écarte de la vérité. Mais parce que tu es infidèle et que tu ne crois ni à ma parole ni à la Loi divine, à savoir que celui qui sacrifie aux démons sera anéanti, et que tu me répètes sans cesse les mêmes choses, je te le dis, remplis ta' mission.

— Je prends patience et attends qu'après réflexion tu sacrifies, et tu seras sauvé.

— Tu me parles en vain. Fais ton métier, accomplis les oeuvres de ton père le diable, car je ne suivrai pas ton conseil; que Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je sers, m'en garde.

Le magistrat ordonna d'étendre le martyr sur le chevalet, et quand ce fut fait :

« Qu'en dis-tu, Pierre ? Sens-tu les souffrances du corps dans cette posture? sacrifieras-tu ?

— Ordonne qu'on prenne les ongles. Je t'ai dit déjà plusieurs fois que je ne sacrifie pas aux démons, mais à mon Dieu seul, pour le nom duquel je souffre. »

Le magistrat ordonna de le torturer rudement. Pendant son supplice le martyr n'exhalait aucune plainte, mais il chantait des psaumes : J'ai demandé une chose à Dieu, je l'en requerrai : c'est d'habiter dans la maison de Dieu tous les jours de ma vie; et encore : Que rendrai-je à Dieu pour tout ce qu'il m'a donné ? Je prendrai le calice du salut et

j'invoquerai le nom du Seigneur.

Ces paroles surexcitaient le magistrat, qui fit remplacer les bourreaux. Les spectateurs, voyant le sang ruisseler sur le sol, s'apitoyaient et disaient au martyr : «Aie pitié de toi, et sacrifie afin d'éviter ces tourments.

— Ce ne sont pas des tourments, et je n'en ressens aucune douleur, mais si je reniais le nom de Dieu, c'est alors que je me jetterais dans les véritables tourments et dans les souffrances sans fin.

— Sacrifie, Pierre, sinon tu t'en repentiras.

 

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— Je ne sacrifierai pas et je ne m'en repentirai pas.

— Je vais prononcer ta sentence.

— Je l'attends avec impatience. »

Le magistrat dicta alors ces paroles : «J'ordonne que Pierre, insigne contempteur des édits des invicibles empereurs à l'instigation de la loi de son Dieu crucifié, soit en croix. »

Ce fut ainsi que le glorieux athlète du Christ termina le combat, et fut jugé digne de participer aux souffrances Christ.

Pierre Balsame rendit son témoignage à Aulana le 11 janvier sous le règne de Maximien ; Notre-Seigneur Jésus-Christ régnait. A lui la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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TABLEAU DE LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN, EN ORIENT, DE 303 A 310.

 

NOTE SUR LES ÉCRITS DE L HISTORIEN EUSÈBE TOUCHANT

LES MARTYRS.

 

Eusèbe a écrit deux ouvrages sur les martyrs de Palestine. L'un d'eux, qui n'est que le résumé de l'autre, est intercalé dans les huitième et neuvième livres de l'Histoire ecclésiastique. L'ouvrage complet ne nous est parvenu qu'en syriaque ; il a été publié par Cureton.

Ces deux écrits paraissent avoir été rédigés peu après l'an 313, lorsque la paix eut été rendue à l'Eglise. Eusèbe ne s'occupe guère que de l'Orient et, d'une manière très particulière, de la Palestine. Le « De martyribus Palestince » comprend le récit d'exécutions dont l'auteur fut témoin de 303 à 310, à Césarée. Pour la reconstitution de l'oeuvre martyrologique d'Eusèbe, il y assez peu de profit à tirer' des indications fournies par le synaxaire de l'Eglise copte; ce sont principalement les sources syriaque, grecque et latine qui doivent être utilisées. Quant à la collection intitulée : Recueil des anciennes Passions, c'était une compilation de martyria antérieurs de la persécution de Dioclétien ; on y trouvait le récit de la mort de Polycarpe, d'Apollonius, de Pionius, la lettre des Eglises de Vienne et de Lyon, probablement aussi la passion des saints Carpos, Papylos et Agathonicé. Ce recueil n'existe plus comme tel. Le martyrologe syriaque de Wright est, pour les martyrs qu'il qualifie d'anciens, établi d'après ce recueil d'Eusèbe.

 

RUINART (d'après VALOIs), Acta sinc., 317 et suiv. — ANALECTA BOLLANDIANA, tome XVI (1897), p. 113 et suiv. — W. CURETON, History of the martyrs of Palestine (1861). — B. VIOLET, Die

 

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Palestinischen Maertyrer des E. von Fassung und deren verhaeltnis zur Kürzeren dans les Texte und Untersuchungen XIV, 4 (1896). — HARNACK, Gesch. der christ. Litt., I, p. 551. — LIGHTFOOT, dans le Dictionary of Christian biography s. V°. Eusebius.

 

Pendant la dix-neuvième année de l'empire de Dioclétien, au mois de Distri, appelé aussi mars par les Romains, vers la fête de la Passion du Sauveur, on publia partout des édits impériaux, dans lesquels on ordonnait de raser les églises, de brûler les Livres saints, de dégrader les chrétiens revêtus de charges et d'emprisonner les gens du peuple, s'ils persévéraient dans la profession du christianisme. Peu après, un second édit ordonnait que partout, dans toutes les églises, les évêques seraient arrêtés, enchaînés, et ensuite contraints, par toutes sortes de moyens, de sacrifier aux dieux.

On vit alors la plupart des pasteurs des Églises affronter avec joie d'affreux supplices, et donner au monde le spectacle des plus glorieux combats. D'autres néanmoins, en trop grand nombre, le coeur abattu par la crainte, cédèrent sans résistance dès le premier assaut. Quant à ceux qui restèrent fidèles, ils furent soumis à des tortures de tout genre. L'un fut déchiré à coups de fouets, l'autre par des ongles de fer; et plusieurs trouvèrent la mort dans ces supplices. Il yen eut qui achevèrent leur combat d'une autre manière. Celui-ci avait été amené violemment aux pieds des autels et approché malgré lui des oblations impures et sacrilèges qu'on y offrait ; après cela, on l'avait renvoyé comme s'il avait sacrifié, quoiqu'il n'en fût rien. Celui-là ne s'était pas même approché et n'avait rien touché d'impur; mais on avait crié qu'il avait sacrifié, et il avait dû s'éloigner et supporter en silence la calomnie. L'un, sans mouvement et déjà presque mort, était violemment enlevé et jeté à terre ; quelquefois alors on le traînait par les pieds pendant un long espace; puis on le

 

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comptait parmi ceux qui avaient sacrifié. Il criait à haute voix qu'il rejetait tous les sacrifices des idoles, ou répétait : « Je suis chrétien », mettant sa gloire dans la confession de ce nom salutaire; ou encore protestait qu'il n'avait jamais sacrifié et qu'il ne sacrifierait jamais ; mais une troupe nombreuse de gardes le forçait au silence, en le frappant à la bouche, et l'éloignait en lui meurtrissant le visage et les joues. C'est ainsi que pour ces ennemis de la foi une fausse apparence de succès était un sujet de triomphe. Cependant leurs efforts contre les saints martyrs furent inutiles. Mais quel discours pourrait suffire à donner le récit exact de leurs combats?

Il faudrait raconter comment des milliers de confesseurs ont fait preuve d'un zèle merveilleux pour la religion du Dieu de l'univers, non seulement depuis le jour où éclata la persécution générale, mais longtemps auparavant, lorsqu'une sorte de paix régnait encore. Car dès ce temps-là, le prince infernal qui a reçu le pouvoir sur ce monde, sortant du profond sommeil auquel il semblait s'être livré, après les règnes de Dèce et de Valérien, chercha à dresser en secret et dans l'ombre des embûches à l'Église. Il n'osait pas encore nous attaquer ouvertement ni tous à la fois. Il s'essaya donc seulement d'abord contre les militaires, persuadé qu'il viendrait facilement à bout des autres, s'il pouvait triompher des soldats. Mais le plus grand nombre démissionna, et rentra dans la vie privée pour ne pas s'exposer à renier le Créateur du monde. Ainsi un général — je ne sais pas son nom — avait voulu persécuter ses troupes. Après avoir fait le recensement de tous ceux qui servaient sous ses ordres, et les avoir purifiés par la cérémonie des lustrations, il leur laissa le choix de conserver leurs rangs s'ils voulaient obéir aux empereurs, ou de se voir dégradés s'ils résistaient. La plupart de ces soldats du Christ n'hésitèrent pas : ils préférèrent à la gloire du siècle et aux avantages

 

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dont ils jouissaient l'honneur de confesser leur foi. Cependant un ou deux à peine eurent à sacrifier leur vie avec leurs dignités pour la défense de la religion ; car l'auteur de cette persécution pleine de perfidie y mettait une grande réserve, et craignait d'en venir à des exécutions sanglantes. Le nombre des fidèles paraissait l'effrayer, et il n'osait les attaquer tous à la fois dans une guerre ouverte. Mais quand il eut enfin déclaré au grand jour ses projets, on ne saurait dire combien, par tout l'empire, les villes et les provinces comptèrent de martyrs du Christ.

Et d'abord à Nicomédie. A peine l'édit contre les Eglises avait été affiché dans la ville, qu'un personnage des plus distingués par sa naissance et par ses hautes fonctions n'écouta que son zèle pour la gloire de Dieu. Dans l'ardeur de sa foi, sur la place la plus fréquentée, en plein jour, il osa dénoncer comme impie et sacrilège l'édit de proscription, et le déchirer sous les yeux de tout le monde. Deux des empereurs étaient alors dans la ville; l'un, plus ancien au pouvoir, avait la primatie sur tout l'empire ; l'autre avait reçu du premier le quatrième degré dans la hiérarchie impériale. Le chrétien qui avait osé cette action hardie fut le premier honoré du martyre : ses supplices, on le croira sans peine, furent grands comme l'avait été son courage ; mais jusqu'à son dernier soupir il conserva son âme dans le calme et la joie d'une paix inaltérable.

Mais au-dessus de tous ceux dont on admire la vertu et dont on célèbre le courage chez les Grecs ou chez les barbares, la persécution nouvelle a placé la gloire de plusieurs martyrs célèbres, de Dorothée et ses compagnons, officiers comme lui de la chambre des empereurs. Les princes les avaient élevés aux plus hautes dignités, et ne les traitaient pas avec moins de tendresse que s'ils eussent été leurs propres enfants ; mais les martyrs, au

 

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lieu de la gloire et les délices de cette vie, embrassèrent, comme la seule vraie richesse, les souffrances et les opprobres pour la défense de la piété, enfin la mort avec ses mille formes inventées contre eux par la tyrannie. Je veux rapporter le trépas de l'un d'entre eux, afin que par lui le lecteur puisse juger comment les autres ont été traités. Il avait été conduit devant le tribunal de Nicomédie, dont nous avons fait connaître les princes. On lui enjoignit de sacrifier, il refusa ; alors on ordonna de le suspendre, puis de le déchirer à coups de fouet, jusqu'à ce qu'il s'avouât vaincu, et accomplît enfin, fût-ce malgré lui, les ordres des empereurs. Mais le martyr, au milieu de ses souffrances, demeurait inébranlable. Enfin, quand ses chairs en lambeaux laissèrent voir les os à découvert, on y versa un mélange de sel et de vinaigre ; il endura ce nouveau supplice avec le même courage. Alors on apporta un gril et du feu, et on étendit dessus, comme on aurait fait pour rôtir des chairs, les débris encore vivants de l'athlète du Christ ; seulement, de peur qu'il ne mourût trop tôt, on évita d'y mettre le corps tout entier à la fois. Les membres étaient ainsi consumés peu à peu et successivement, et les bourreaux avaient ordre de ne pas donner de relâche à leur victime, jusqu'à ce qu'elle eût consenti à obéir aux ordres des empereurs. Le martyr demeura fidèle jusqu'à la fin ; la mort fut son triomphe, et il rendit l'âme au milieu des tourments. Tel fut le martyre d'un des jeunes officiers de la chambre des empereurs. Il se nommait Pierre, et se montra vraiment digne du nom qu'il portait.

Les supplices de tous les autres ne furent pas moins recherchés; mais, pour ne pas étendre notre récit, nous les passerons sous silence. Nous dirons seulement que Dorothée et Gorgonius, avec un grand nombre d'officiers de l'empereur, après avoir enduré toutes sortes de tourments, furent étranglés et remportèrent ainsi le prix divin

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promis à la victoire. A la même époque, l'évêque Nicomédie, Anthime, avait la tête tranchée pour avoir confessé la foi du Christ, et une foule nombreuse de chrétiens partageaient le même honneur. Je ne sais comment, dans le palais impérial de cette ville, s'était allumé un vaste incendie. Les nôtres, par une noire calomnie, furent accusés d'en être les auteurs. Aussitôt on se mit à frapper en masse et sans distinction, par les ordres de l'empereur, tous les fidèles adorateurs du vrai Dieu. Ce fut d'abord le supplice du feu que l'on employa contre eux. On vit alors des hommes et des femmes, transportés d'une joie ineffable et toute divine, se précipiter d'eux-mêmes dans les flammes. Les bourreaux en lièrent un grand nombre dans des barques, et les jetèrent ainsi à la mer. Les jeunes officiers de l'empereur, dont nous avons raconté la mort, avaient été enterrés avec honneur; leurs maîtres les firent enlever et jeter également dans les flots; ils avaient peur, s'ils les laissaient dans leurs tombeaux, qu'on ne vînt à les honorer comme des dieux; car ils nous supposaient toutes leurs fausses idées sur la divinité. Tels furent les commencements de la persécution à Nicomédie.

Peu de temps après, deux officiers ayant cherché à s'emparer de l'empire, l'un en Arménie, dans la province appelée Mélitine, l'autre en Syrie, on publia un nouveau décret impérial qui ordonnait d'enchaîner et d'emprisonner tous les évêques. On ne saurait décrire les scènes qu'amena l'exécution de cet édit. La multitude de ceux qu'on arrêtait partout était innombrable; et les prisons, qui jusque-là ne semblaient avoir été préparées que pour les assassins et les sacrilèges violateurs des tombeaux, se remplissaient d'évêques, de prêtres, de diacres, de lecteurs et d'exorcistes, en sorte qu'il ne restait plus de place où renfermer les coupables arrêtés pour crimes. Cet édit fut suivi de près par un autre, qui ordonnait de renvoyer

 

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en liberté tous les prisonniers qui consentiraient à sacrifier, mais de faire souffrir toutes sortes de supplices à ceux qui refuseraient. Qui pourrait dire combien fut grand alors le nombre des martyrs dans toutes les provinces, mais particulièrement en Afrique, en Mauritanie, dans la Thébaïde et dans l'Égypte ? Il y en eut même un grand nombre de cette dernière province qui souffrirent dans les contrées et les villes où ils étaient venus chercher un asile.

Nous avons nous-même connu plusieurs d'entre eux qui se sont rendus illustres en Palestine, et quelques autres à Tyr, en Phénicie. Comment, en les voyant, n'aurait-on pas été saisi d'admiration ?ces coups de fouets sans nombre, et sous ces coups, la patience vraiment surhumaine des athlètes de la foi ; après les coups de fouets, le combat contre des bêtes féroces altérées de sang humain; des léopards, des ours monstrueux, des sangliers, des taureaux rendus furieux par le feu et les lames ardentes appliquées à leurs flancs ; et, contre ces bêtes, l'admirable intrépidité des généreux confesseurs ! Nous avons été les témoins de toutes ces merveilles. Le Sauveur Jésus-Christ, dont ils étaient les martyrs, les assistait de sa puissance divine, et la leur manifestait de la manière la plus éclatante. Nous l'avons vu de nos yeux : des bêtes longtemps nourries de chair humaine n'osaient toucher ni même approcher les corps des amis de Dieu, tandis qu'elles se jetaient avec fureur sur les infidèles qui cherchaient à les exciter. Seuls dans l'arène, les saints y étaient exposés nus; ils agitaient leurs mains et provoquaient les bêtes (car on l'avait ainsi ordonné); malgré cela, les bêtes s'éloignaient sans les avoir touchés; quelquefois elles s'élançaient d'un bond sur les martyrs; puis tout à coup, frappées comme par une puissance divine, elles fuyaient. Ces attaques impuissantes répétées pendant un long temps jetaient les spectateurs dans l'étonnement et

 

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l'admiration. Après une première bête qui n'avait rien osé faire, on en lançait une seconde, puis une troisième, contre le même martyr. C'était un spectacle saisissant de voir au milieu.de ces dangers la fermeté intrépide des saints, et le courage inébranlable qu'ils faisaient paraître dans des corps faibles et délicats. Vous eussiez vu entre autres un jeune homme qui n'avait pas vingt ans; debout, sans être enchaîné, il tenait ses bras étendus en forme de croix; uniquement occupé à la prière, rien ne pouvait ébranler son âme ni troubler ses pensées; il n'aurait pas voulu s'éloigner d'un pas du lieu où il était, et cependant il était assiégé d'ours et de léopards qui, ne respirant que le carnage et la mort, semblaient déjà toucher ses chairs. Mais je ne sais quelle force mystérieuse et divine fermait leurs gueules béantes et les forçait à fuir. Ainsi combattait ce jeune martyr. On voyait les autres (car ils étaient cinq) exposés à un taureau sauvage, qui, saisissant dans ses cornes les infidèles qui s'approchaient, les lançait en l'air, les déchirait et les laissait à demi morts. Il n'y avait que les saints martyrs dont il ne pouvait approcher, malgré ses élans furieux et menaçants. En vain il frappait du pied la terre, battait l'air de ses cornes, et, sous l'ardeur des lames brûlantes qu'on lui appliquait, respirait la fureur et les menaces : la Providence divine le forçait à se rejeter en arrière. Lorsqu'on vit que cet animal furieux n'osait faire aux martyrs la plus légère blessure, on lança sur eux d'autres bêtes sauvages. Enfin, après des combats multipliés et terribles, on les égorgea tous cinq; leurs corps, au lieu de la terre et d'un tombeau, furent jetés dans la mer. Tel fut le combat que les saints de l'Égypte soutinrent dans la ville de Tyr, pour la gloire du Christ.

Les Égyptiens qui ont enduré le martyre dans leur propre pays ne méritent pas moins notre admiration. Plus de dix mille hommes, sans compter les enfants et les

 

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femmes, sacrifièrent cette vie passagère pour la défense de la doctrine de notre divin Sauveur, et souffrirent tous les genres de mort. Les uns, après avoir enduré les ongles de fer, le chevalet, les coups de fouet, et mille autres supplices plus cruels encore, étaient jetés dans les flammes, d'autres précipités dans la mer. Un grand nombre présentaient avec joie leurs têtes au glaive du bourreau. Quelques-uns mouraient au milieu de la torture, plusieurs étaient consumés par la faim, d'autres enfin étaient attachés à des croix, mais les uns de la manière ordinaire qu'on y attache les criminels, les autres d'une façon plus cruelle, la tête en bas, les pieds et les mains percés par des clous, et là sur le gibet on les laissait jusqu'à ce qu'ils mourussent de faim.

Mais il n'y a point de paroles pour exprimer la violence des douleurs et la cruauté des tourments que souffrirent les martyrs de la Thébaïde. Avec des écailles de coquillages, au lieu d'ongles de fer, on leur déchirait tout le corps jusqu'à ce qu'ils expirassent. Des femmes suspendues en l'air par un pied, la tête en bas, à l'aide de machines, étaient exposées aux regards d'une foule cruelle et licencieuse. Des hommes périssaient en grand nombre attachés aux rameaux des arbres; on courbait à l'aide de poulies deux branches les plus vigoureuses, et quand on les avait avec peine rapprochées, on attachait à chacune d'elles les jambes du martyr, puis on laissait ces branches reprendre leur situation naturelle; et aussitôt les membres des victimes contre lesquels on avait imaginé cette cruauté étaient déchirés avec violence. Tous ces supplices furent exercés non pas quelques jours durant, ou tout au plus pendant une assez courte période; ils ont rempli le long espace de plusieurs années. Tantôt dix victimes et davantage, quelquefois vingt, une autre fois non moins de trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu'à cent dans un seul jour : femmes et enfants

 

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les bourreaux ne distinguaient rien, épuisant alternativement sur tous le cercle de leurs nombreux supplices. Moi-même étant sur les lieux, j'en ai vu périr en un même jour un grand nombre, les uns parle fer, les autres par le feu. A la fin, le fer émoussé refusait de donner la mort, et se brisait impuissant dans la main des bourreaux. Ceux-ci à leur tour, fatigués de tuer, étaient réduits à se relever souvent les uns les autres.

C'est alors que nous pûmes voir de nos yeux l'admirable ardeur, le généreux dévouement et la force vraiment divine de ceux qui croient au Christ de Dieu. A peine, en effet, la sentence avait été prononcée contre les premiers, qu'on en vit aussitôt sortir de la foule et s'élancer devant le tribunal du juge un grand nombre d'autres, criant qu'ils étaient chrétiens. Sans trouble et sans crainte devant la douleur et les mille espèces de tortures dont on les menaçait, ils professaient avec confiance leur foi au Dieu de l'univers. C'était avec joie, dans des transports d'allégresse et le sourire sur les lèvres, qu'ils recevaient la dernière sentence qui les envoyait à la mort, et, jusqu'au dernier soupir, ils répétaient, en chantant, des psaumes, des hymnes et des cantiques d'actions de grâces. Tant de courage sans doute mérite notre admiration ; cependant nous la devons plus grande encore à ceux qui brillaient dans le monde par la richesse, la naissance et la gloire, par l'éloquence et la philosophie, et qui sacrifièrent tous ces avantages à la véritable piété, à la foi en notre Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ. De ce nombre fut Philorome; il possédait une charge importante dans l'administration impériale d'Alexandrie. A cause de cette charge et par honneur pour le nom romain, il rendait chaque jour la justice, environné d'une troupe de soldats. De ce nombre était encore Philéas, évêque de l'Eglise de Thmuis. Il avait dans sa patrie joui de tous les honneurs, exercé tontes les fonctions, et s'était fait un nom dans

 

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l'étude de la philosophie. En vain ces deux illustres confesseurs furent conjurés par un grand nombre de parents, d'amis, de magistrats, par le juge lui-même, d'avoir pitié de leur propre vie et d'épargner l'avenir de leurs enfants et de leurs femmes. Rien ne put les amener à vouloir conserver leurs vies, en foulant aux pieds la loi que Dieu a faite de ne jamais renier sa foi, mais de la professer hautement; avec la raison ferme et courageuse d'un philosophe, ou plutôt avec la grandeur d'âme d'un ami de Dieu, ils se montrèrent supérieurs aux menaces et aux injures de leur juge, et tous deux furent décapités.

Mais puisque nous avons dit que Philéas s'était fait un nom par ses connaissances dans les lettres humaines, écoutons-le lui-même rendre témoignage. Il nous racontera ce qu'il était; et en même temps il nous donnera sur les martyrs exécutés à Alexandrie, sous ses yeux, des détails plus exacts que nous ne pourrions le faire. Dans une de ses lettres aux habitants de Thmuis, il parle en ces termes: a Fortifiés par tous les exemples, les miracles et les grands enseignements renfermés dans les saintes Écritures, les bienheureux martyrs qui demeuraient avec nous n'hésitèrent pas un moment. L'oeil de leur intelligence, dont rien n'altérait la clarté, s'arrêtait immobile dans la contemplation du Dieu souverain de toute la création. Leur coeur embrassait avec amour la mort endurée pour la défense de la piété, et ils s'attachaient avec constance à leur vocation. Ils savaient que Notre-Seigneur Jésus-Christ s'est fait homme pour nous, afin de trancher jusqu'à la racine de tout péché, et de nous mériter les secours dont nous avons besoin dans notre pèlerinage, jusqu'à notre entrée dans la vie éternelle. Il n'a point cru que ce fût une usurpation pour lui de se faire égal à Dieu; et cependant il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme et la nature de l'esclave. Par cette forme extérieure qu'il a revêtue, il s'est montré

 

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homme comme les autres hommes, et s'est abaissé jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. C'est pourquoi les martyrs, ayant le Christ pour ornement et pour armure, ambitionnaient des dons plus excellents. Plusieurs ont souffert une fois, deux fois même, toutes les tortures et toutes les inventions de la cruauté. En vain les bourreaux, non seulement par les menaces, mais surtout par les supplices, s'efforçaient à l'envi de leur inspirer la terreur rien ne pouvait ébranler leur constance, parce que la charité parfaite chasse bien loin la crainte.

« Raconter en détail les vertus de ces martyrs et leur courage dans chacune des tortures, quel discours y suffirait? Il était permis à qui voulait de les maltraiter; on venait donc en foule les frapper, les uns avec des bâtons, les autres avec des verges, quelques-uns des fouets, ceux-ci des lanières de cuir, ceux-là des cordes. C'était le spectacle sans cesse renouvelé de nouvelles tortures, qu'une malice profonde semblait inspirer. On liait à quelques-uns les mains derrière le dos, on les suspendait à des potences, puis, à l'aide de machines, on étendait tous leurs membres avec violence. Après quoi les bourreaux, fidèles aux ordres du juge, commençaient la torture en déchirant avec des ongles de fer non seulement les flancs de leur victime, comme on fait aux homicides, mais encore le ventre, les cuisses et le visage. On en suspendait d'autres par une main, au haut d'un portique; et la tension violente de leurs nerfs dans tous les membres était pour eux plus dure que tous les supplices. D'autres étaient liés à des colonnes, le visage tourné l'un vers l'autre, mais sans que leurs pieds touchassent à terre, afin que le poids du corps violemment tendu resserrât les liens. Ils demeuraient dans cet état, non seulement pendant l'interrogatoire d'un juge qui ne leur donnait point de relâche, mais presque durant tout le jour. Car lorsqu'il passait à d'autres, il laissait les premiers

 

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sous la surveillance des bourreaux, ministres de sa tyrannie, pour observer s'il n'y en aurait pas quelqu'un à se laisser vaincre par la force des tourments. Il ordonnait de serrer les liens sans pitié ; puis, quand ils seraient sur le point de rendre l'âme, de les détacher et- de les traîner à terre ; car il disait que nous ne méritions pas qu'on prît de nous la moindre sollicitude, mais que chacun devait nous regarder et nous traiter comme si nous n'étions pas.

« Telle était la seconde épreuve que nos ennemis avaient inventée pour remplacer la flagellation. Il y en avait qui, après la torture, étaient couchés sur les poutres del entraves, les pieds étendus jusqu'au quatrième trou: ils étaient ainsi contraints de demeurer sur le dos, ne pouvant plus se tenir debout, à cause des blessures récentes dont leur corps tout entier avait été couvert. D'autres, jetés sur le pavé, restaient là sans mouvement, après les coups dont on les avait chargés, et présentaient un spectacle plus lamentable qu'au milieu même de la torture. Leurs membres portaient la trace de toutes les inventions de la cruauté pour punir. Dans cette extrémité, les uns mouraient dans les tourments, et confondaient par leur patience la rage de leur ennemi; d'autres, reportés en prison à demi morts, expiraient peu de jours après, épuisés par les souffrances ; les autres enfin, guéris par l'art et les soins de la médecine, devenaient plus courageux encore, fortifiés qu'ils étaient par le temps et par le séjour même de la prison. Aussi, quand on leur ordonnait de choisir, soit d'échapper à toute poursuite et de jouir en paix des douceurs de la liberté en touchant seulement les sacrifices profanes, soit, s'ils refusaient, d'être condamnés à la mort, ils n'hésitaient pas, et couraient pleins de joie à la mort; car ils savaient ce qui nous a été commandé dans les saintes Ecritures : « Celui qui sacrifie à des dieux étrangers, y est-il dit, sera exterminé. » Et encore: « Tu n'auras point d'autres dieux que moi. »

 

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C'étaient là les dernières paroles que, dans sa prison, un vrai philosophe, un martyr de Dieu, sur le point de subir la sentence capitale, adressait aux frères qui formaient son troupeau. Sa lettre, en même temps qu'elle leur racontait ses propres souffrances, les exhortait à demeurer fermes dans la piété après sa mort qui ne devait pas tarder. Mais qu'est-il besoin de multiplier les paroles et d'essayer de dire comment, par toute la terre, contre les saints martyrs, de nouveaux combats succédaient sans cesse à de nouveaux combats ? D'autant plus qu'oubliant les règles communes contre les accusés, on en était venu à les attaquer les armes à la main, comme on fait à des ennemis dans la guerre. Ainsi en Phrygie, une ville entière était composée de chrétiens ; une armée de soldats en fit le blocus, et y jeta la flamme. Tous les habitants périrent au milieu de l'incendie avec leurs enfants et leurs femmes, en invoquant le Christ comme le Dieu de toute créature. Le prétexte de cette cruauté fut que tous, le magistrat, le commandant des troupes, les personnages constitués en dignité, aussi bien que la masse entière du peuple, se proclamaient hautement chrétiens et refusaient absolument d'obéir à ceux qui voulaient les contraindre à l'idolâtrie. On cite encore dans cette même province l'exemple d'un chrétien nommé Adaucte, qui avait obtenu des honneurs à Rome. Il était d'une famille illustre en Italie, et avait passé par toutes les charges auprès des empereurs ; même il avait exercé, avec la plus parfaite intégrité, les fonctions d'intendant général sur les finances ; mais par-dessus tout il se distinguait par sa piété, ses vertus et le zèle qu'il avait souvent montré à confesser le nom du Christ de Dieu. Il fut honoré de la couronne du martyre, et acheva son glorieux combat pour la foi, dans le temps même qu'il gérait encore son office dans les finances.

Ai-je besoin maintenant de rappeler par leurs noms

 

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tous les autres, de faire le dénombrement complet de cette multitude de héros, et de décrire les mille tourments variés qu'on faisait subir à ces admirables athlètes du Christ ? Les uns, comme en Arabie, furent tués à coups de hache ; les autres, comme en Cappadoce, eurent les jambes brisées ; d'autres, comme en Mésopotamie, furent pendus les pieds en haut, la tête en bas ; et au-dessous d'eux on allumait un feu lent et modéré, dont l'épaisse fumée les étouffait. Quelquefois on leur coupait le nez, les oreilles et les mains, et l'on mutilait les autres membres du corps : c'est ce qu'on fit à Alexandre. Et les martyrs d'Antioche, qu'ai-je besoin d'en renouveler la mémoire, et de dire comment les uns furent étendus sur des grils, non pour précipiter leur mort, mais au contraire pour prolonger leur supplice ? On en vit d'autres tenir leurs mains étendues sur la flamme, plutôt que de participer à des sacrifices impies. Quelques-uns, fuyant le danger, avant de se laisser prendre et de tomber aux mains de leurs ennemis, se précipitèrent eux-mêmes du haut de leurs maisons, embrassant la mort comme le moyen d'échapper aux passions déchaînées des infidèles. Une sainte femme faisait l'admiration de tous par ses vertus autant que par sa beauté ; la richesse, la naissance, une haute réputation, l'avaient surtout rendue célèbre dans la ville d'Antioche ; elle élevait sous ses yeux ses deux filles, couple charmant de grâce et de jeunesse. Une violente jalousie soulevée contre elles épiait toutes leurs démarches, et les avait poursuivies jusque dans leur re-traite ; plus tard, on avait déployé toutes les intrigues pour les rappeler, de la campagne où elles avaient fui, dans la ville d'Antioche. Dès lors elles furent vraiment captives dans les pièges des soldats. La mère, dans cette extrémité, mit sous les yeux de ses filles tous les maux qu'elles avaient à craindre de la part des hommes, surtout la perte de leur honneur, plus affreuse que tous les

 

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autres maux ensemble, et dont leurs oreilles avaient peine à subir même la simple menace. Puis, leur montrant quelque chose de pire que la mort et que les affronts de la violence, l'abandon de leur âme en esclavage sous le joug du démon, elle ajouta qu'à ces dangers elle ne voyait qu'un seul remède: c'était de fuir sous l'aile du Seigneur. Alors toutes trois, animées d'une même pensée, étant parvenues au milieu de la route qu'on leur faisait faire, prièrent les gardes de leur permettre de s'éloigner quelques pas. Aussitôt, ayant disposé leurs vêtements avec modestie, elles coururent au fleuve qui coulait à côté, et s'y précipitèrent d'elles-mêmes.

On n'entend pas raconter sans frémir les tourments que d'autres confesseurs eurent à subir dans la province du Pont. Aux uns on enfonçait des pointes de roseau sous les ongles ; à d'autres on versait du plomb fondu sur les parties du corps les plus sensibles. Souvent le supplice prenait un caractère si infâme, qu'on rougirait d'en faire le récit. Des juges généreux d'ailleurs, et pleins de respect pour les lois, cherchaient à se montrer sévères, s'imaginant par là donner une preuve de leur vertueuse sagesse. Ils cherchaient à se surpasser les uns les autres en inventant chaque jour de nouvelles tortures, comme s'ils eussent combattu pour un prix dans la lutte. Le dénouement de ces scènes sanglantes, c'était, lorsque, après avoir essayé tous les plus affreux supplices, on voyait ces barbares fatigués de tuer, rassasiés des flots du sang qu'ils avaient versé, revenir à ce qu'ils appelaient pour eux-mêmes de la prudence et pour les autres de l'humanité, à tel point qu'ils ne paraissaient plus vouloir élever contre nous de persécution violente. Il n'est pas permis à une ville, disait-on alors, de se souiller du sang de ses enfants ; et c'est un crime de rappeler des cruautés déjà accomplies, comme si l'on voulait flétrir le gouvernement de princes dont tout le monde célèbre la clémence et la

 

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douceur. Il était devenu nécessaire que les bienfaits de la puissance impériale s'étendissent sur tous les citoyens, et que la peine de mort fût définitivement abolie ; et, en effet, la clémence des empereurs nous délivra de ce supplice. Il est vrai qu'on y substitua le décret de nous arracher les yeux, de nous casser les jambes : c'était là la clémence impériale ; elle n'avait pas de peines plus légères à nous imposer. Aussi, par un effet de cette indulgente humanité des impies, on ne saurait dire l'innombrable multitude de ceux qui eurent l'oeil droit percé d'abord par le fer et desséché ensuite par le feu, et de ceux encore dont le nerf du jarret gauche fut paralysé à l'aide d'un moyen analogue. Ce n'était toutefois que le commencement de leur supplice; car on les envoyait ensuite au fond d'une province travailler dans les mines de cuivre, moins pour tirer un profit de leurs travaux, que pour se donner le plaisir d'accroître leurs souffrances et leurs misères. Ajoutez à ces martyrs d'autres victimes destinées à d'autres combats, devant lesquels la parole humaine, impuissante à les décrire, est réduite à se confesser vaincue. Glorieux athlètes du Christ, ils se sont rendus célèbres par toute la terre, et leur courage a mérité la juste admiration de tous ceux qui ont pu en être les témoins ; surtout ils ont été pour le monde des preuves sensibles de la puissance ineffable et vraiment divine de notre Sauveur. Rappeler les noms de chacun d'eux serait un travail trop long et d'ailleurs impossible.

Parmi les pasteurs des Églises qui, dans les villes les plus célèbres, ont souffert pour la foi, je dois nommer au premier rang, sur ces listes de saints, le généreux martyr du Christ, l'évêque de Nicomédie, Anthime, qui eut la tête coupée ; et parmi les martyrs d'Antioche, un prêtre de cette Église nommé Lucien, dont la vie entière avait offert un modèle accompli. Amené à Nicomédie devant l'empereur, il rendit témoignage à la royauté céleste du

 

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Christ, dans un discours apologétique qu'il devait bientôt confirmer par son sang. Entre les martyrs de Phénicie, les plus célèbres et les plus chers à Dieu sous tous les rapports furent les pasteurs du troupeau sacré, l'évêque de l'Église de Tyr, Tyrannion, et Zénobius, prêtre de Sidon. Joignez-y encore Sylvain, l'évêque de l'Église d'Emèse. Jeté en pâture aux bêtes avec plusieurs autres chrétiens de la même ville, il avait mérité sa place dans les choeurs des martyrs. Les deux autres d'Antioche dont nous venons de parler rendirent gloire au Verbe de Dieu par leur persévérance dans les supplices jusqu'à la mort. Le premier, l'évêque, fut précipité au fond de la mer ; l'autre, le savant médecin Zénobius, succomba courageusement au milieu de tortures qui lui déchiraient les flancs avec des ongles de fer. Les martyrs de Palestine eurent parmi eux un autre Sylvain, évêque de Gaza. Condamné aux mines avec trente-huit de ses compagnons, il eut avec eux la tête tranchée. Des prêtres égyptiens, Pénée et Nil, périrent dans les flammes avec plusieurs autres. Il ne faut pas non plus passer sous silence le prêtre Pamphile, l'ornement de l'Eglise de Césarée, et le personnage le plus accompli de notre époque. Parmi ceux de la Thébaïde et de l'Egypte qui consommèrent leur martyre à Alexandrie, on doit nommer en première ligne Pierre, évêque de cette ville, dont les leçons sur la religion du Christ avaient quelque chose de divin ; avec lui trois de ses prêtres, Faustrus, Dius et Ammonius; de plus Philéas, Hésychius, Pachymius et Théodore, évêques dans différentes Églises d'Égypte. Il faudrait citer encore un nombre presque infini d'autres martyrs illustres, qui sont honorés partout dans les Églises de cette contrée. Mais ce n'est pas dans cette province seule, c'est dans le monde entier que les chrétiens ont combattu pour la défense du vrai culte de Dieu : aussi n'est-ce point à nous, mais à tous ceux qui ont été les témoins de

 

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leurs victoires, qu'il appartient de les raconter et de décrire en détail tous les événements de leur martyre.

 

LES MARTYRS DE LA PALESTINE

 

La dix-neuvième année du règne de Dioclétien, au mois de Xantique, qui répond au mois d'avril chez les Romains, Flavien étant gouverneur de la Palestine, quelques jours avant la fête de Pâques, on afficha partout, et comme subitement, un édit par lequel il était ordonné de renverser les églises de fond en comble, de faire disparaître les Ecritures dans les flammes, de priver les personnages importants de leurs honneurs et de leurs charges, de réduire en servitude les gens de basse condition, s'ils persévéraient dans la profession du christianisme. Telle était la teneur du premier décret lancé contre nous. Il fut bientôt suivi d'un second qui ordonnait d'arrêter partout les évêques des différentes Églises, de les charger de chaînes, et ensuite de les contraindre par tous moyens à sacrifier.

Le premier des martyrs de Palestine fut Procope, qui, à peine arrêté et sans avoir connu les rigueurs de la prison, fut traîné devant le tribunal du juge. A l'ordre qu'on lui donna de sacrifier aux dieux, il répondit qu'il ne re-connaissait qu'un seul Dieu, et pour l'honorer une seule manière, celle que ce Dieu lui-même a prescrite. Quand on insista pour le faire sacrifier aux quatre empereurs,. il répondit par une parole peu flatteuse pour leurs personnes : « Il n'est pas bon qu'il y ait plusieurs maîtres ; un seul Seigneur, un seul roi. » Il n'avait pas fini cette sentence du poète, que sa tète tombait sous le tranchant du glaive. C'était le huit du mois Dius, ou, comme diraient les Romains, le septième des ides de juin, le quatrième jour de la semaine. Cet événement fut comme le premier signal de la persécution à Césarée de Palestine. Après

 

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lui, dans la même ville, un grand nombre de pasteurs des Églises voisines souffrirent avec courage les supplices les plus affreux, laissant aux témoins de ces scènes sanglantes l'exemple de glorieux combats. Quelques-uns cependant sentirent leur courage défaillir, et cédèrent sans défense au premier choc. On fit passer les autres demeurés fidèles par tous les genres de supplices, des coups de fouet sans nombre, la torture, les peignes de fer pour déchirer les flancs, des chaînes serrées avec une telle violence que plusieurs eurent les nerfs des mains paralysés ou coupés. Mais les martyrs supportaient tout avec patience, pleins de respect pour les secrets jugements de Dieu. On saisissait les mains de l'un d'eux, puis, après l'avoir fait approcher de l'autel, on jetait sur sa main droite des offrandes impies et sacrilèges, après quoi on le laissait libre, comme s'il eût réellement sacrifié. Un autre n'avait même pas touché l'encens ; mais tous criaient qu'il avait sacrifié, et il était contraint de se retirer sans rien dire. Un autre, déjà demi-mort, avait été pendu ; on l'avait détaché de ses liens et rejeté comme s'il eût été mort ; on le comptait parmi ceux qui avaient sacrifié. Celui-ci répétait à haute voix qu'il n'avait point obéi aux ordres des empereurs : on le frappait à la bouche. Des hommes apostés le réduisaient ainsi au silence et le chassaient par la violence, s'il refusait de sacrifier : tant on attachait de prix à la moindre apparence de succès.

Dans ce grand nombre de chrétiens appelés à comparaître, Alphée et Zachée furent seuls jugés dignes de la couronne des saints martyrs. Après qu'on eut épuisé contre eux les fouets, les ongles de fer, les chaînes les plus dures, toutes les douleurs enfin, avec tous les genres de tourments, on les laissa pendant vingt-quatre heures dans les entraves, les pieds violemment étendus jusqu'au quatrième trou. Enfin le dix-sept du mois Dius, qui pour

 

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les Romains est le quinze avant les kalendes de décembre, tous deux, à l'exemple du premier martyr Procope, eurent la tête tranchée, comme des blasphémateurs, parce qu'ils reconnaissaient hautement Jésus-Christ comme seul Dieu et seul Roi.

Ce qui arriva le même jour à Antioche en la personne de Romain mérite d'être rappelé. Né en Palestine, il était diacre et exorciste de l'Eglise de Césarée. Il était arrivé à Antioche au temps où l'on commençait à renverser les églises. A la vue d'une nombreuse multitude d'hommes, de femmes et d'enfants qui couraient en foule aux temples des idoles pour y sacrifier, il ne put supporter ce spectacle. Rempli d'un saint zèle pour la gloire de Dieu, il s'approcha d'eux, et, élevant la voix, il les reprit hautement de leur impiété. Arrêté pour ce trait d'audace, il sut se montrer jusqu'au bout le généreux martyr de la vérité, à l'égal des plus grands saints. Le juge le condamna à la mort sur un bûcher. En écoutant cette sentence, la joie se peignait dans ses traits il laissait éclater les transports de son allégresse. On le conduisit au supplice ; déjà il était attaché à la colonne, le bois du bûcher s'élevait autour de lui ; les ministres qui devaient y mettre le feu étaient à leur poste, attendant l'ordre de l'empereur qui était présent. Le martyr impatient 's'écria « Où sont donc les flammes qu'on me réserve ? » Il n'eut pas plutôt prononcé ces paroles qu'il fut aussitôt rappelé devant l'empereur, et condamné au -supplice encore nouveau d'avoir la langue coupée. Il le souffrit avec con-stance ; et son exemple fut pour tous une preuve évidente que la puissance divine adoucit les douleurs les plus atroces en faveur de ceux qui souffrent pour la piété et fortifie leur courage. Sans s'effrayer de la nouveauté du supplice, le généreux martyr, plein de joie, tire la langue de sa bouche et la présente à couper aux bourreaux. Après quoi il fut jeté dans les fers, et il y vécut longtemps

 

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au milieu des souffrances de toute sorte, jusqu'à ce qu'enfin, aux fêtes de l'empereur dites Vicennales, dans ces jours où partout, d'après les anciens usages de la munificence impériale, la liberté était solennellement annoncée à tous les prisonniers, Romain seul fut violemment tiré sur le chevalet jusqu'au cinquième trou ; puis, pendant qu'on le tenait ainsi étendu sur le bois, on lui jeta une corde au cou. Ce fut ainsi qu'il obtint la couronne du martyre qu'il avait tant désirée. Quoiqu'il soit mort sur une terre étrangère, il était de Palestine et mérite d'être compté parmi les martyrs de cette province. Tels sont les principaux faits qui ont signalé la première année de cette persécution dirigée contre les seuls chefs des Eglises.

Dans le cours de la seconde année, la guerre reprit contre nous avec plus de fureur. Urbain était alors gouverneur de la province. On lui remit d'abord des lettres impériales adressées à tout l'univers. Elles contenaient l'ordre formel à tous les citoyens de faire des libations et des sacrifices aux idoles, chacun dans sa ville. Ce fut dans ces circonstances que Timothée, à Gaza, ville de Palestine, après avoir été soumis à des tortures sans nombre, fut enfin livré aux flammes pour être brûlé à petit feu. Il donna jusqu'à la fin l'exemple le plus éclatant de la sincérité de sa foi, par sa constance dans les tourments, et remporta la couronne réservée aux saints athlètes du Christ. En même temps Agapius et notre Thécla, qui n'avaient pas montré moins de courage, furent condamnés à servir de pâture aux bêtes. Mais les faits qui suivirent, a-t-on pu les voir sans en être saisi d'admiration ? les entendre raconter sans être frappé de stupeur ? Les Gentils allaient célébrer une de leurs fêtes solennelles avec les spectacles accoutumés. Le bruit s'était répandu partout que, indépendamment des acteurs qu'on avait préparés pour répondre à l'empressement général, on verrait encore descendre dans l'arène ceux des chrétiens

 

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qu'on avait condamnés aux bêtes peu auparavant. A cette nouvelle qui grandissait sans cesse en se propageant, on vit se présenter six jeunes hommes : l'un, Timolaüs, était originaire du Pont ; l'autre, de Tripoli en Phénicie, se nommait Denys ; le troisième, Romulus, était sous-diacre de l'Église de Diospolis ; deux autres, Pausis et Alexandre, étaient d'Égypte ; enfin le dernier, nommé Alexandre comme le précédent, était de Gaza. Devançant Urbain, qui était sur le point de commencer la chasse aux chrétiens, ils s'étaient d'abord enchaîné les mains, afin de témoigner leur désir ardent du martyre. Ils étaient accourus en toute hâte, criant à haute voix qu'ils étaient chrétiens, et montrant, par leur zèle à affronter tous les tourments, que ceux qui ont mis leur gloire à honorer le vrai Dieu ne tremblent pas devant la rage des bêtes féroces. Cette démarche saisit vivement le gouverneur et tous ceux qui l'entouraient ; les six jeunes gens furent aussitôt jetés en prison. Deux jours après, ils furent re-joints par deux autres chrétiens, dont l'un, nommé Agapius, avait déjà, dans de nombreux interrogatoires, enduré en mille manières les plus cruelles tortures ; et l'autre, nommé Denys, était arrêté seulement pour avoir fourni aux prisonniers ce qui leur était nécessaire. Tous les huit eurent la tête tranchée, le même jour, dans la ville de Césarée, le vingt-quatre du mois Distri, c'est-à-dire neuf jours avant les kalendes d'avril .

A cette époque, une grande révolution avait lieu dans l'empire. Celui des empereurs qui tenait le premier rang, et le second avec lequel il avait partagé son titre, étaient descendus à la vie privée. Les affaires de la république tombèrent bientôt dans le plus triste état. Peu de temps après, le gouvernement s'étant divisé contre lui-même, on vit éclater entre les Romains une guerre civile épouvantable ; cette division ne cessa, ainsi que les troubles qui s'en étaient suivis, que lorsque la paix eut été rendue

 

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aux chrétiens dans toute l'étendue de la puissance romaine. Car à peine cette paix eut commencé à réjouir le monde, comme la lumière qui succède à une nuit ténébreuse, qu'aussitôt les affaires publiques de l'empire recouvrèrent la stabilité, le bonheur et la paix, tous les citoyens reprenant cette bienveillance antique dont nos pères nous avaient laissé le modèle. Mais nous compléterons plus amplement ce récit en son lieu. Nous allons continuer maintenant l'ordre des faits dans leur suite chronologique.

Sur ces entrefaites, le César Maximin fut élevé à l'empire. L'impiété et la haine de Dieu semblaient avoir formé en lui une seconde nature, dont il voulut tout d'abord faire éclater les emportements aux yeux du monde : aussi la persécution qu'il excita contre nous fut-elle plus violente que celle de ses prédécesseurs. Le trouble et la confusion se jetèrent dans nos rangs; tousse dispersèrent, chacun ne songeant qu'au moyen d'échapper au danger. Au milieu de cette agitation qui menaçait de tout ébranler, quelle parole pourrait dignement raconter l'ardent amour de Dieu et la confession généreuse du bienheureux, ou plutôt de l'innocent agneau, le martyr Apphien ? Aux portes de Césarée, en présence de tous les habitants, il donna de sa religion envers le seul vrai Dieu un exemple d'autant plus admirable que son âge était plus tendre ; il n'avait pas encore atteint sa vingtième année. Ses parents jouissaient dans le monde de richesses considérables : c'est pourquoi il avait dû étudier les lettres humaines et tout l'art des Grecs. Dans ce dessein il séjourna longtemps à Béryte. Le courage avec lequel, dans une ville aussi corrompue, il se montra toujours supérieur aux passions de la jeunesse, est un prodige qu'on aura peine à croire. Malgré l'ardeur de son tempérament, et malgré la société des jeunes gens de son âge, il fut inébranlable et demeura constamment fidèle à la vertu qu'ilavait embrassée, réglant sa vie selon l'honneur, la modestie et la piété, et selon les lois du christianisme. S'il est nécessaire de nommer ici sa patrie, afin de ne pas lui dérober la gloire d'avoir donné le jour à ce généreux athlète de la foi, je le ferai volontiers.

On connaît Pagas, une des villes les plus importantes de la Lycie : c'est là qu'était né notre jeune martyr. Ses études terminées, quand il revint de Béryte, son père occupait le premier rang à la tête de la cité ; cependant Apphien ne put consentir à demeurer avec lui, non plus qu'avec les autres membres de sa famille, parce qu'ils ne voulaient pas vivre selon les préceptes de la religion du vrai Diên. Animé de l'esprit divin et cédant aux conseils d'une philosophie qui lui était comme naturelle, ou plutôt aux inspirations de la philosophie la seule divine et la seule vraie, il éleva ses pensées au-dessus de ce que le monde appelle la, gloire, foula aux pieds les plaisirs des sens, et s'enfuit secrètement de la maison paternelle. Plein de joie et de confiante en Dieu, il ne s'était pas mis en peine de ce qui lui serait nécessaire pour subsister même le premier jour. L'Esprit de Dieu le conduisit comme par la main, et l'amena dans la ville de Césarée, où il lui avait préparé la couronne du martyre. Il y vécut avec nous, et se fit en peu de temps un riche trésor par la connaissance des saintes Écritures, en même temps qu'il. fortifiait son courage par les exercices de l'abstinence. Quant à sa mort glorieuse, qui peut en avoir été témoin sans être frappé d'admiration ? Qui même peut l'avoir seulement entendu raconter sans admirer dans ce jeune martyr, je ne dis pas sa résolution elle-même qui aurait droit à tous nos éloges, mais la confiance, la liberté, la fermeté, et par-dessus tout la généreuse audace avec laquelle il a su l'exécuter ? car ce furent là autant de signes certains de son zèle pour la foi et de l'esprit qui l'animait.

 

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C'était la troisième année de la persécution de Dioclétien ; Maximin venait de commencer contre nous sa deuxième campagne. Des lettres de l'empereur étaient arrivées, ordonnant aux gouverneurs d'employer toute leur diligence et tous leurs soins à faire sacrifier les habitants de leurs cités. Déjà la voix des hérauts convoquait dans les temples des idoles, par les ordres du gouverneur, tous les habitants de Césarée, hommes, femmes et enfants ; afin que personne n'échappât, les tribuns les appelaient chacun par leur nom. C'était une effroyable tempête de malheurs qui s'abattait sur la ville. Notre jeune chrétien ne se laissa point effrayer ; sans rien dire à personne de son dessein, pas même à nous qui vivions avec lui, il traverse une cohorte entière de soldats qui faisait la garde autour du gouverneur, et s'approche d'Urbain, au moment où celui-ci était sur le point de sacrifier. Il saisit intrépidement sa main droite, et l'empêche de consommer son offrande. En même temps, avec une certaine dignité toute céleste, il l'avertit, comme un sage conseiller, de renoncer à l'erreur, ajoutant qu'il était honteux d'abandonner le seul vrai Dieu, pour immoler à des idoles et à des démons. On comprend que le jeune confesseur était poussé à une action si hardie par une vertu secrète de Dieu, qui voulait par là faire connaître au monde que les véritables chrétiens, bien loin de pouvoir être arrachés au culte du Dieu de l'univers qu'ils ont eu le bonheur de connaître, savent non seulement s'élever au-dessus des menaces et des tourments, mais encore y puiser un motif de confiance pour publier généreusement et sans crainte la vérité de leur foi, et jusqu'à exhorter leurs persécuteurs. Cependant les soldats du gouverneur, plus furieux que des bêtes sauvages, se sont jetés aussitôt sur Apphien et le déchirent. Il est couvert de mille et mille plaies ; mais son courage demeure inébranlable. A la fin on le conduisit à la prison.

 

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Il y demeura un jour et une nuit, les deux pieds violemment étendus dans les entraves ; et, le surlendemain, il fut ramené devant le gouverneur. En vain celui-ci voulut le contraindre à sacrifier; les supplices, les douleurs les plus épouvantables ne servirent qu'à manifester sa constance. Non pas une fois ou deux, mais à plusieurs reprises, on lui déchira les flancs jusqu'à mettre à nu les os et les entrailles. Au visage et sur le cou on le frappa si brutalement que ses amis eux-mêmes ne pouvaient le reconnaître, tant sa face était enflée. Puis, comme on ne gagnait rien, on lui enveloppa les pieds avec des linges trempés dans l'huile, et on y mit le feu par ordre du gouverneur.

La violence des douleurs qu'eut à endurer alors notre bienheureux martyr dépasse tout ce qu'on pourrait exprimer. Le feu, après avoir consumé les chairs, pénétra jusqu'aux os ; on vit les humeurs se fondre et tomber goutte à goutte, nomme la cire. Le martyr demeurait ferme, et ses bourreaux étaient vaincus, ne sachant quels supplices opposer à tant de constance. Apphien fut reconduit en prison. Trois jours après, il fut encore une fois présenté au gouverneur. Mais, quoique déjà à moitié mort, il répéta la même profession de sa foi. En conséquence, il fut condamné à être jeté au fond de la mer. Ce qui suivit va paraître incroyable à tous ceux qui n'en ont pas été les témoins; cependant cette considération ne peut m'empêcher d'en faire le récit, puisque tous les habitants de Césarée l'ont vu de leurs yeux. A peine ce saint et trois fois heureux martyr eut été jeté au milieu de la mer pour être enseveli dans ses profondeurs, qu'une violente tempête accompagnée d'un tremblement de terre affreux bouleversa la mer et tous ses rivages. La terre, la ville surtout de Césarée, furent ébranlées. Au milieu de cet ébranlement universel, la mer, comme si elle n'eût pas été digne de conserver dans son sein le corps du

 

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martyr, le rejeta aux portes de la ville. Telle fut la mort du bienheureux Apphien, le deuxième jour du mois Xantippe, qui correspond au quatrième des nones d'avril, le vendredi de la Grande Semaine.

Dans le même temps et presque au même jour, dans la ville de Tyr un jeune homme nommé Ulpien mourait également pour sa foi. Couvert de plaies, déchiré par une sanglante flagellation, on l'avait enfermé, avec un chien et un aspic dont le venin était mortel, dans la peau d'un boeuf récemment écorché, puis on l'avait jeté à la mer. Ce dernier trait, qui rappelle le martyre d'Apphien, m'a engagé à donner ici son nom avec l'honneur qui lui est dû. Comme Apphien encore, mais un peu plus tard, mourut Édèse. C'était son frère non seulement selon Dieu, mais selon la chair ; car ils avaient eu tous deux le même père. Forcé souvent de confesser sa foi, il avait souffert les tourments d'une longue prison ; plusieurs fois aussi la sentence des juges l'avait envoyé travailler aux mines de la Palestine. Jamais, au milieu de ces épreuves, il n'avait quitté le manteau de philosophe, ni cessé de vivre de leur vie. Aussi il avait plus d'instruction que son frère, s'étant toujours livré avec ardeur aux études philosophiques. Un jour enfin, dans la ville d'Alexandrie, il avait vu un juge condamner des chrétiens et s'emporter contre eux aux excès les plus révoltants, insulter en mille manières des hommes graves, et livrer des femmes vertueuses, des vierges saintes aux outrages d'hommes débauchés. Il ne put supporter un pareil spectacle, et osant ce qu'avait osé son frère, il s'approcha avec une généreuse audace, et par ses paroles et son geste força le juge à rougir. Il supporta avec une con-stance égale les nombreux tourments par lesquels on voulut punir son courage. A la fin on le jeta à la mer, comme on avait fait de son frère. Ainsi mourut Édèse, quelque temps après Apphien, comme nous l'avons dit, mais de la même manière que lui.

 

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La quatrième année de la persécution, le vingtième jour du mois Dius, qui répond au douze des kalendes de décembre, le sixième jour de la semaine, il arriva dans la ville de Césarée un fait vraiment digne d'être conservé pour la postérité. L'empereur Maximin était présent, et faisait donner au peuple des spectacles pour célébrer le jour de sa naissance. La coutume voulait qu'on ne négligeât rien pour que les jeux en présence de l'empereur fussent plus magnifiques et plus agréables au peuple que dans tout autre circonstance. Il fallait quelque chose de nouveau, d'étrange et qui dépassât tout ce qu'on avait vu jusque-là : des animaux amenés de l'Inde, de l'Éthiopie, de tous les lieux du monde, des hommes capables d'enivrer la foule d'admiration et de bonheur, par leur habileté dans les exercices du corps. Mais, dans la circonstance présente, le spectacle sous les yeux de l'empereur devait offrir à la foule un prodige inouï de magnificence et de grandeur. Quel fut donc ce prodige? Un martyr de notre religion fut traîné au milieu de l'amphithéâtre ; il allait combattre pour l'honneur du Dieu unique et véritable. Son nom était Agapius. Déjà nous l'avions vu, il y avait peu de temps, exposé aux bêtes avec la vierge Thécla. Trois fois auparavant, on l'avait tiré de la prison et jeté dans le stade avec des malfaiteurs; trois fois le juge, soit compassion, soif espérance de le faire renoncer à sa foi, l'avait renvoyé avec menace, le réservant pour d'autres combats.

Enfin il fut amené devant l'empereur. On eût dit que c'était à dessein que son supplice avait été différé jusqu'à ce jour, afin que fût accomplie en lui la parole du Sauveur annonçant à ses Apôtres avec l'infaillibilité de sa prescience divine qu'ils seraient traînés devant les rois, pour lui rendre témoignage. Il fut donc traîné dans le stade avec un scélérat accusé d'avoir tué son maître. Le meurtrier, après avoir été jeté aux bêtes, mérita d'exciter

 

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la compassion et la clémence de l'empereur à peu près comme Barabbas avait été préféré au Sauveur. Des acclamations enthousiastes retentirent au même instant dans l'amphithéâtre, « à la clémence de l'empereur » qui venait de sauver la vie d'un homicide, et lui rendre avec la vie l'honneur et la liberté. Mais pour l'athlète chrétien, l'empereur le fait approcher et lui promet la liberté s’il renonce à sa foi. Agapius, élevant aussitôt la voix, proteste que, n'étant point accusé pour un crime dont il pût rougir, mais seulement à cause de sa piété envers le Créateur de l'univers, il est prêt à souffrir toutes sortes de supplices avec constance et même avec joie. Joignant en même temps la parole à l'action, il court au-devant d'un ours qu'on avait lancé contre lui, et se livre avec joie à sa dent meurtrière. Couvert de blessures, comme il respirait encore, il fut reporté en prison. Il y vécut un jour; le lendemain on lui attacha des pierres aux pieds, et on le précipita au milieu de la mer. Tel fut le martyre d'Agapius.

En la cinquième année de la persécution, le deuxième jour du mois Xantippe, qui répond au quatre des nones d'avril, le jour même de la Résurrection du Sauveur, et dans cette même ville de Césarée, une jeune vierge de Tyr nommée Théodosia, à peine âgée de dix-huit ans, mais ornée de cette dignité que donnent la foi et la vertu, s'était approchée de quelques saints martyrs qui, assis devant le prétoire, confessaient la royauté du Christ. Elle voulait les saluer, et sans doute aussi les prier de se souvenir d'elle quand ils seraient devant Dieu. Pour cette oeuvre de piété, comme si elle se fût rendue coupable du plus grand des sacrilèges, les soldats la saisirent et la conduisirent devant le préfet. C'était un homme emporté, plus féroce que les bêtes sauvages. Il lui fit déchirer les mamelles, les flancs et jusqu'aux os avec des ongles de fer. Enfin, voyant qu'elle respirait encore, et

 

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qu'elle conservait au milieu de ses souffrances le contentement et la joie peints sur son visage, il la fit jeter dans lis mer. Revenant ensuite aux autres confesseurs, il les condamna tous à travailler aux mines de cuivre qui sont à Phaenos, en Palestine.

Quelque temps après, le cinquième jour du mois Dius, qui répond chez les Romains aux nones de novembre, Sylvain, étant encore simple prêtre, eut l'honneur de confesser sa foi ; plus tard élevé à l'épiscopat, il consomma sa vie par le martyre. Ses compagnons, qui avaient montré une généreuse constance dans leur amour de la religion, furent condamnés aux travaux des mines de cuivre par le même préfet, qui leur fit auparavant brûler avec un fer chaud les nerfs des articulations d'un pied. La même sentence qui atteignait à la fois tant de victimes frappait un chrétien déjà célèbre pour avoir confessé souvent sa foi. Il se nommait Domninus ; tous dans la Palestine connaissaient sa généreuse liberté devant les persécuteurs. Il fut condamné à être brûlé vif. Le cruel préfet, ingénieux dans sa barbarie et fécond en inventions nouvelles pour persécuter la doctrine du Christ, imagina contre les saints martyrs des supplices inouïs jusque-là. Il en, condamna trois à se battre les uns contre les autres à coups de gantelet. Auxentius, saint et vénérable prêtre, fut livré aux bêtes; d'autres, malgré leur âge assez avancé, furent faits eunuques et envoyés aux mines. Enfin plusieurs, après avoir été épuisés dans des supplices affreux, furent condamnés à languir dans les prisons.

De ce nombre fut Pamphile, le plus cher de mes amis. Ses mérites en tous genres en ont fait le plus célèbre des martyrs de notre siècle. Urbain, après avoir expérimenté son habileté dans l'éloquence et dans la philosophie, voulut le contraindre à sacrifier. Le confesseur ayant refusé et ne faisant aucun cas de ses menaces, il se laissa

 

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emporter aux excès de la fureur la plus sauvage, et commanda de sévir contre lui sans pitié. Non content de lui avoir déchiré les flancs dans des tourments longs et souvent répétés, comme il vit qu'il n'en remportait que

la honte, il le réunit dans la prison aux autres confesseurs. Les châtiments par lesquels la justice divine vengera dans l'autre vie tant de cruautés exercées contre les saints martyrs peuvent facilement s'apprécier par la

manière dont Urbain fut puni dès celle-ci. En effet, peu après les emportements de sa fureur contre Pamphile, lorsqu'il était encore revêtu du commandement, la main de Dieu vint subitement le frapper. La veille il siégeait encore sur son tribunal et prononçait des sentences ; de nombreux soldats veillaient autour de lui ; il commandait au peuple entier de la Palestine ; admis dans l'intimité du prince et s'honorant de son amitié, souvent il partageait ses festins ; tout à coup, dans une seule nuit, il se vit dépouillé de tout; on lui enleva tous ses honneurs, le chargeant de honte et d'opprobre devant ceux qui tout à l'heure tremblaient devant sa puissance. Tout ce peuple dont il était le tyran put le voir trembler comme une femme et mêler ses prières à ses sanglots. Maximin lui-même, dont auparavant il se flattait, dans son orgueil, de posséder les faveurs et l'amitié, à cause des violences exercées contre nous, Maximin, dans cette ville même de Césarée, voulut être son juge. Il le fut en effet ; mais, cruel et inexorable, il ne porta contre lui la sentence de mort qu'après l'avoir accablé de honte et d'infamie pour tous les crimes dont on l'avait convaincu. Je n'indique ces faits qu'en passant ; peut-être un jour trouverai-je le loisir de raconter sur les impies qui nous ont le plus cruellement persécutés, et principalement sur Maximin et ses ministres, quelles ont été leur fin et les révolutions étranges dont ils ont été les victimes. Il y avait déjà six ans que la persécution sévissait contre

 

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nous sans relâche. Une multitude presque innombrable de confesseurs de la foi vivaient au fond de la Thébaïde dans un lieu appelé Porphyrite, à cause du marbre qu'on en tire. Sur ce nombre on choisit quatre-vingt-dix-sept hommes, avec des femmes et des jeunes enfants, pour les envoyer au gouverneur de Palestine. Ils rendirent un généreux témoignage au Christ comme au Dieu de l'univers ; c'est pourquoi on leur brûla le nerf du pied gauche avec un fer chaud, et on leur creva la membrane de l'oeil droit et sa prunelle avec une épée, prenant soin de le dessécher ensuite jusqu'à la racine avec le feu. C'était le gouverneur Firmilien, qu'on avait donné pour successeur à Urbain, qui avait porté cette sentence au nom de l'empereur. Il envoya ces martyrs aux mines de sa province, épuiser leur reste de vie dans les travaux, les mauvais traitements et la misère. Ce ne sont pas les seuls auxquels nous avons vu souffrir d'horribles supplices. Nous avons dit plus haut que des confesseurs de la Palestine avaient été condamnés aux combats du pugilat. Comme ils ne voulaient ni recevoir la nourriture que le trésor impérial leur fournissait, ni se livrer aux exercices journaliers des athlètes, on les signala, non seulement aux officiers chargés de les nourrir, mais encore à Maximin lui-même, devant qui ils durent comparaître pour répondre à cette dénonciation. Ils persévérèrent avec une généreuse constance dans la confession de leur foi, malgré la faim et les coups par lesquels on voulait triompher de leur patience. On les traita comme ceux dont nous venons de parler, en leur donnant pour compagnons dans leur martyre plusieurs chrétiens de cette même ville de Césarée. Ces derniers avaient été pris dans la ville de Gaza, pendant qu'ils écoutaient au milieu de leur réunion la lecture des Livres saints. On les tourmenta de la même manière que les précédents, les uns aux pieds seulement, les autres aux pieds et aux yeux ; quelques-uns enfin furent soumis au

 

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supplice plus cruel des ongles de fer avec lesquels on leur déchirait les flancs.

Parmi ces derniers, une femme douée d'un courage vraiment viril n'avait pu supporter de se voir livrée à la prostitution ; et elle avait osé parler contre le tyran qui confiait le gouvernement de ses provinces à des hommes si cruels. On la frappa d'abord à coups de fouet ; ensuite elle fut étendue sur le chevalet, et des ongles de fer lui sillonnèrent les côtés. Tandis que les bourreaux, par les ordres du juge, redoublaient d'efforts et de constance dans leur sauvage barbarie, une autre femme, supérieure aux guerriers les plus vantés de la Grèce pour leur indépendance, ne put supporter la vue de cette cruauté inhumaine, impitoyable. Comme la première, elle avait consacré à Dieu sa virginité ; son extérieur n'avait rien que de vil et de méprisable ; mais c'était une âme généreuse qu'animait une pensée plus grande que l'étroite prison du corps. Du milieu de la foule, elle se mit à crier au gouverneur : « Jusques à quand veux-tu torturer ainsi ma soeur ? » A ces paroles, le gouverneur, transporté de colère, ordonna qu'on arrêtât cette femme ; elle fut traînée devant lui. Mais tout d'abord elle traça sur elle l'auguste nom du Sauveur ; et quand on voulut par des paroles de séduction l'amener à sacrifier, elle refusa. Enfin elle fut traînée de force au pied de l'autel. Alors, toujours semblable à elle-même et avec le courage qu'avait déjà montré la première vierge sa soeur, on la vit d'un pied vigoureux et intrépide frapper l'autel, le renverser avec les offrandes et le feu qu'on y tenait allumé. Le juge, irrité comme une bête sauvage, voulut qu'on multipliât les tourments sur le corps de la victime plus qu'on ne l'avait jamais fait : on eût dit qu'il voulait se rassasier de sa chair. Quand à la fin sa rage fut assouvie, le tyran fit enchaîner ensemble les deux vierges ; puis il les condamna à périr dans les flammes. On dit que la première

 

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était née dans le pays de Gaza. La deuxième était originaire de Césarée ; beaucoup la connaissaient ; elle se nommait Valentine.

Un martyr suivit presque immédiatement. Où trouverai-je des termes pour en parler dignement? On l'appelait le très heureux Paul. Condamné par la même sentence qui avait frappé les deux vierges, et sur le point de consommer son sacrifice, il demanda au bourreau qui allait lui trancher la tête de lui accorder quelques instants. Il les obtint, et aussitôt, élevant la voix, il offrit à Dieu pour ses frères le sacrifice de ses prières, demandant que la liberté leur fût bientôt rendue ; il demanda ensuite pour les Juifs qu'ils se convertissent à Dieu par le Christ ; puis, descendant par ordre aux peuples les plus éloignés de la vérité, il implora la même grâce pour les Samaritains. Quant aux Gentils embarrassés encore dans les ténèbres de l'erreur et de l'ignorance, il priait Dieu d'ouvrir leurs yeux à la lumière et de leur accorder de recevoir la religion véritable. Ainsi personne n'était oublié dans cette foule nombreuse qui l'environnait. Après cela, ô ineffable douceur de la charité ! il pria le Dieu de toute créature pour le juge qui l'avait condamné à mort, pour les empereurs, pour le bourreau qui allai-Hui trancher la tête: Le bourreau et la foule entendaient cette prière ; le martyr demandait que sa mort ne leur fût point imputée comme un crime. Il priait à haute voix, et tous versaient des larmes, émus de compassion à la vue d'un innocent condamné à périr. Cependant, il s'apprête lui-même pour l'exécution, découvre son cou et le présente au glaive. C'est le vingt-cinquième jour du mois Panème, c'est-à-dire huit jours avant les kalendes d'août, qu'il reçut de Dieu la couronne du martyre.

Tel fut le sort de tous ces saints. Peu de temps après, on vit encore arriver de la terre d'Égypte d'admirables athlètes, confesseurs de la foi du Christ, au nombre de

 

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cent trente. Après avoir subi dans leur patrie les mêmes supplices aux yeux et aux pieds que les premiers martyrs égyptiens, ils furent envoyés par les ordres de Maximin, les uns dans les mines de Palestine dont nous avons déjà parlé, les autres aux mines de Cilicie.

Tant de grandes vertus dans les généreux martyrs du Christ avaient comme épuisé la persécution ; et les feux de sa rage semblaient s'éteindre dans le sang de ces victimes sacrées. Un peu de repos et de liberté avait été accordé dans la Thébaïde à ceux qu'on y avait envoyés, en haine du Christ, travailler aux mines ; enfin nous commencions à respirer librement dans un air plus pur, quand tout à coup, je ne sais par quel motif, l'homme qui avait reçu le pouvoir de nous persécuter s'enflamma d'une nouvelle fureur contre les chrétiens. Partout à la fois dans les provinces de l'empire, furent envoyés de nouveaux édits de Maximin contre les chrétiens. On vit les gouverneurs, le préfet du prétoire, par des avis, des lettres, des ordres solennels, presser non seulement les généraux, mais les intendants des villes, les magistrats, les receveurs des deniers publics, de veiller à l'accomplissement de l'édit impérial. Ils devaient le plus promptement possible rebâtir les temples des idoles tombés en ruine, et contraindre tout le monde, hommes, femmes, serviteurs, même les enfants encore à la mamelle, de sacrifier, de faire des libations, et de goûter aux chairs des victimes immolées aux dieux. Ordre était donné de communiquer, par des libations, à toutes les denrées du forum la souillure des victimes offertes aux démons. A l'entrée des bains, ils devaient établir comme en sentinelle des officiers chargés de contraindre à des sacrifices impies tous ceux qui venaient s'y laver. Ces ordres s'exécutèrent, et grand nombre de nos frères furent de nouveau plongés dans les inquiétudes et les angoisses ; on en était venu même à un tel excès, que des gens étrangers à notre foi

 

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protestaient hautement contre ces violences, qui leur semblaient au moins inutiles et inopportunes.

Mais à ce moment où la tempête éclatait partout à la fois et nous menaçait tous, la puissance divine du Sauveur inspira à ses généreux athlètes assez de courage pour fouler aux pieds les menaces des tyrans, alors même que personne encore n'employait contre eux les séductions ni la violence. En effet, trois de nos fidèles, se réunissant dans une résolution commune, s'élancèrent près du gouverneur dans le temps qu'il sacrifiait aux idoles, en lui criant de renoncer à ses erreurs, qu'il n'y a point d'autre Dieu que le suprême Créateur et ordonnateur de toutes choses. Interrogés sur ce qu'ils étaient, ils répondirent hardiment qu'ils étaient chrétiens. Firmilien, n'étant plus maître de sa colère, ne voulut point attendre contre eux l'épreuve de longs supplices ; il leur fit aussitôt trancher la tête. L'un d'eux était prêtre, et s'appelait Antonin ; un autre, Zébinas, était de la ville d'Eleuthéropolis ; enfin le troisième s'appelait Germain. Leur martyre eut lieu le treize du mois Dius, qui répond aux ides de novembre. Le même jour, une femme de Scythopolis, Ennathas, partageait leur supplice, unissant au martyre la couronne de virginité. Celle-là ne s'était point présentée d'elle-même; elle avait été traînée par la violence devant le juge. Auparavant elle avait eu à subir les coups de fouet et les plus sanglants outrages. Un tribun du voisinage, sans aucun ordre du commandant supérieur, s'était emporté à ces excès. Il se nommait Maxis,. nom odieux d'un être plus odieux encore. D'une force prodigieuse, et avec cela violent et corrompu, tout en lui était terrible ; il était un objet d'horreur pour tous ceux qui le connaissaient. Il osa dépouiller de ses vêtements la bienheureuse, des épaules à la ceinture, la promener dans cet état par toute la ville de Césarée, et la déchirer de coups sur toutes les places publiques. Ce fut après avoir supporté ces outrages

 

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avec une merveilleuse constance qu'elle fut conduite devant le tribunal du juge, qui la condamna à être brûlée vive.

Bientôt, ce même juge, emporté par sa cruauté et sa rage contre les serviteurs de Dieu, foula aux pieds les lois même de la nature ; il n'eut pas honte d'envier aux cadavres des saints les honneurs d'un sépulcre. Jour et nuit il faisait garder les corps en plein air, sur le lieu même du supplice, afin qu'ils servissent de proie aux bêtes féroces ; et pendant longtemps on put voir de nombreux soldats employés à exécuter cet ordre cruel et sauvage, et qui dépensaient le plus grand zèle à empêcher que les corps ne fussent enlevés. Les chiens, les bêtes sauvages, les oiseaux de proie dispersaient çà et là les membres ; et la ville était jonchée d'entrailles, d'ossements, de débris humains. Ceux qui jusque-là avaient été nos ennemis avouaient qu'ils n'avaient rien vu de si cruel ni de si horrible. Ils pleuraient moins, il est vrai, les violences faites aux victimes que l'outrage qu'on leur faisait à eux-mêmes et à toute la nature humaine. C'était aux portes de la ville qu'était exposé ce spectacle dont l'histoire ni la tragédie n'offriraient aucun exemple. Vous eussiez vu non pas dans un endroit seulement, mais en tout lieu, des chairs humaines jetées à la voirie et dévorées par les bêtes. Quelques-uns rapportèrent avoir vu des membres entiers, des lambeaux de chair et d'entrailles exposés dans l'enceinte même de la ville pendant plusieurs jours, et au-dessus de ces restes sacrés un miracle se renouveler sans cesse. L'air était pur et brillant ; pas un nuage ne troublait la sérénité du ciel. Tout à coup on vit la plupart des colonnes qui soutiennent les portiques de la ville suinter des larmes. Le forum, les places publiques, sans qu'une goutte d'eau fût tombée du ciel, se couvraient d'une abondante rosée, dont on ne pouvait dire l'origine, afin que tous apprissent que la terre par un inexplicable prodige

 

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avait pleuré, et qu'elle n'avait pu supporter l'impiété des crimes qui se commettaient. Ainsi Dieu voulait confondre la nature barbare et sans pitié chez les hommes, en montrant ces pierres, nature insensible, attendries sur de si grands événements. La postérité ne verra peut-être dans ce récit qu'une fable inventée à plaisir ; mais ceux qui ont été les témoins de ces faits n'en révoqueront pas la vérité.

Le quatorzième jour du mois suivant, que nous nommons Appellée, et qui répond au dix-neuf des kalendes de janvier, quelques chrétiens d'Égypte furent arrêtés par les soldats qui avaient ordre de surveiller tous ceux qui franchissaient l'enceinte de la ville. Ils étaient venus exprès de leur pays pour assister les confesseurs en Cilicie. La plupart, comme ceux qu'ils venaient secourir, furent condamnés à avoir l'oeil crevé, et le nerf du pied brûlé. Trois furent enfermés dans les prisons d'Ascalon, et donnèrent des preuves d'une merveilleuse constance. Ils consommèrent leur martyre dans des supplices divers. L'un d'eux, nommé Arès, fut livré aux flammes ; les deux autres, Probus et Élie, eurent la tête tranchée.

Le onzième jour du mois Audynée, qui répond au trois des ides de janvier, dans cette même ville de Césarée, Pierre l'Ascète, surnommé Apselame, natif du bourg d'Anée, dans le territoire d'Eleuthéropolis, fut soumis, comme l'or, à l'épreuve du feu, et donna une preuve éclatante de la pureté de sa foi au Christ de Dieu. Le juge et ses officiers le priaient en mille manières d'avoir pitié de lui-même et d'épargner sa jeunesse ; mais lui, méprisant leurs instances, préféra à tous les biens de ce monde, à la vie même, l'espérance au Dieu de tout l'univers. Il y avait avec lui un évêque qu'on disait engagé dans les erreurs de Marcion, par un zèle qu'il croyait de la piété, mais qui, à coup sûr, n'était pas selon la science. Quoi qu'il en soit, tous deux terminèrent leur vie sur le même bûcher.

 

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L'ordre des faits m'appelle maintenant à raconter le spectacle glorieux et sublime qu'ont donné au monde Pamphile, dont le nom m'est si cher, et tous ceux qui ont souffert avec lui. Ils étaient douze, comme les Apôtres, et avaient été honorés comme eux du don de prophétie et de la grâce de l'apostolat. Seul parmi eux, Pamphile avait été élevé à la dignité du sacerdoce à Césarée. Toute sa vie on l'avait distingué par l'éclat des vertus, la fuite du monde, la charité qui le portait à faire part de ses biens aux pauvres, le mépris des espérances du siècle, enfin par son zèle aux exercices de la vraie philosophie. Mais surtout il dépassait tous les hommes de notre temps par son ardent amour des divines Écritures. Son assiduité infatigable à tous les travaux qu'il entreprenait, sa tendresse envers ses parents, ses amis, et en général tous ceux qui avaient recours à lui ; enfin les autres caractères de sa vertu qu'il serait trop long de faire connaître ici, nous les avons déjà décrits dans un ouvrage spécial partagé en trois livres. Nous y renvoyons tous ceux qui désireraient les connaître ; et nous revenons à la suite de l'histoire de nos martyrs. Le second qui descendit dans l'arène après Pamphile était Valens, diacre de l'Eglise d'Ælia ; c'était un vieillard vénérable à qui les cheveux blancs donnaient un air auguste. Plus versé que personne dans les saintes Ecritures, il les savait par coeur, jusqu'à n'avoir pas besoin du livre, quelque passage qu'il voulût rappeler. Le troisième était rempli d'une grande ardeur et tout brûlant des feux de l'Esprit-Saint. Paul (c'était son nom) était connu de toute la ville de Jamné. qui lui avait donné le jour. Avant de souffrir le martyre, il avait soutenu généreusement les combats des confesseurs, et avait eu, comme eux, le nerf brûlé avec un fer chaud.

Deux ans entiers, ils furent retenus en prison, lorsque enfin l'occasion du martyre leur fut offerte, par l'arrivée

 

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de nouveaux frères d'Egypte, qui souffrirent avec eux. Après avoir accompagné les confesseurs jusqu'en Cilicie, où ils étaient envoyés travailler aux mines, ces Égyptiens retournaient dans leur patrie. Aux portes de Césaréē, des soldats barbares de mœurs et d'origine leur demandèrent qui ils étaient, et d'où ils venaient. N'ayant pas voulu cacher la vérité, ils furent arrêtés comme des malfaiteurs surpris en flagrant délit. Ils étaient cinq. On les conduisit au tyran, devant lequel ils parlèrent avec une grande liberté. En conséquence ils furent jetés en prison. Le jour suivant, qui était le seize du mois Péritius, et qui correspond au quatorzième jour avant les kalendes de mars, ils furent conduits devant le tribunal, par ordre du gouverneur. Il essaya d'abord d'ébranler leur invincible constance par toute sorte de tourments, imaginant même de nombreux instruments de supplices inconnus jusque-là. Puis, après avoir en particulier exercé toutes ces cruautés sur le chef de ces martyrs, il lui demanda son nom. Au lieu du nom de sa famille, il répondit par le nom d'un prophète ; car tous avaient changé les noms qu'ils avaient reçus de leurs pères, parce que sans doute c'étaient des noms d'idoles, et ils s'étaient donné les noms des prophètes. Vous les eussiez entendus se désigner par les noms d'Elie, de Jérémie, d'Isaïe, de Samuel et de Daniel, et se montrer non seulement dans leurs oeuvres, mais jusque dans leurs noms, le véritable Israël.

Firmilien, en entendant l'un de ces noms sortir de la bouche d'un de ces martyrs, n'en sut pas pénétrer la vertu cachée ; il poursuivit ses questions, et lui demanda quelle était sa patrie. Le martyr répondit dans le même sens que Jérusalem était sa patrie, voulant dire cette Jérusalem dont parle Paul, quand il dit : « La Jérusalem d'en haut est vraiment libre ; c'est elle qui est notre mère. » Et ailleurs : « Vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la montagne du Dieu vivant, de

 

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la Jérusalem céleste. » Telles étaient les réponses du martyr; mais le juge, dont la pensée rampait à terre, cherchait avec une sorte de trouble quelle était cette ville et le lieu où elle était bâtie. A ces instances il ajouta de nouvelles tortures pour contraindre le martyr à confesser la vérité. On lui lia les mains derrière le dos, on lui brisa les pieds à l'aide des nouveaux instruments de supplice ; il continua d'affirmer qu'il avait dit la vérité. Aux nombreuses interrogations qu'on lui faisait sur cette ville dont il parlait et sur sa position, il n'avait qu'une réponse : « C'est la patrie des adorateurs du vrai Dieu. Elle n'en reconnaît pas d'autres pour ses habitants ; elle est située à l'Orient, vers le lever du soleil. » C'est dans ce sens que le martyr développait sa pensée avec une haute philosophie, sans faire attention aux nombreux bourreaux qui le déchiraient à l'envi dans les tortures. Comme s'il eût été sans corps, affranchi des liens de la chair, il paraissait insensible à la douleur. Le juge inquiet s'agitait avec impatience, persuadé que les chrétiens allaient construire une ville rivale et ennemie des Romains. Il s'épuisait à chercher, interrogeant en tous sens sur cette vaste contrée de l'Orient que le martyr avait désignée. Mais quand, après avoir déchiré le jeune chrétien à coups de fouet et exercé contre lui toute espèce de tortures, il eut reconnu sa constance invincible, il le condamna à perdre la tête. Ainsi se termina ce drame sanglant.

Ses compagnons subirent des épreuves à peu près semblables, et le juge les fit mourir de la même manière. Cependant il s'épuisait ; il voyait que tous les supplices étaient inutiles contre ces hommes; sa passion était lassée ; il s'adressa à Pamphile et à ses compagnons. Il savait qu'ils avaient déjà montré dans leur zèle pour la foi une générosité au-dessus de toute attaque ; il leur posa donc une dernière question : étaient-ils résolus à obéir aux ordres des empereurs ? Tous lui donnèrent une même

 

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réponse, la dernière parole des martyrs qui meurent en confessant leur foi; et il prononça contre eux la même sentence que contre les premiers. Mais au moment où se dénouait ainsi cette longue tragédie, un jeune enfant de la maison de Pamphile, avec une générosité digne du grand homme qui l'avait élevé et nourri, s'élança du milieu de la foule, aussitôt qu'il eut appris la sentence du tyran, et s'écria qu'il fallait confier à la terre les corps des martyrs. Le juge, ce n'était pas un homme, mais une bête féroce ou quelque chose de plus sauvage encore que la bête, le juge, sans égard pour la jeunesse de cet enfant, lui demanda aussitôt s'il était chrétien. La réponse affirmative de l'enfant fut pour le monstre comme un trait qui le blessa profondément; le coeur gonflé de colère, il or-donna aux bourreaux d'user de tous leurs moyens contre ce nouveau coupable. Puis il voulut le forcer de sacrifier aux dieux ; sur son refus, il le fit cruellement frapper et déchirer jusqu'aux os. Les blessures pénétraient les en-trailles ; on eût dit que ce n'étaient pas les chairs d'un homme, mais du bois, une pierre ou toute matière insensible, que taillait leur cruelle main. Le supplice fut long; enfin le juge comprit que ses efforts étaient vains. Sous les coups des bourreaux, pas un cri, pas une plainte; l'enfant semblait un corps insensible à la douleur, et pour ainsi dire privé de la vie. Néanmoins, toujours fidèle à son passé, le juge inhumain le fit aussitôt condamner à être précipité dans un grand feu. Ainsi devançant le sacrifice de son maître selon la chaires quoique entré le dernier dans l'arène, il obtint d'être délivré le premier de la prison de son corps, parce que les bourreaux chargés de l'exécution des premières victimes avaient apporté quelque retard.

On vit ensuite paraître Porphyre, le généreux athlète qui déjà avait vaincu dans tous les combats. Son corps était couvert de poussière; mais la joie éclatait dans ses

 

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traits, il marchait à la mort avec une noble assurance; on sentait que l'Esprit divin l'animait. Il avait pour tout ornement le manteau des philosophes, et il transmettait à ses amis et à ses proches ses dernières volontés avec une tranquillité merveilleuse. Même sur l'échafaud qu'on lui avait dressé, son visage brillait encore d'une douce sérénité; et parce que la flamme du bûcher allumé tout autour de lui ne le touchait pas encore et tardait à s'approcher, on le voyait ouvrir la bouche et l'aspirer avec ardeur. Jusqu'à son dernier souffle de vie, il persévéra généreusement dans le silence ; seulement, au moment où la flamme avait commencé à le toucher, on l'avait entendu prononcer à haute voix le nom du Fils de Dieu, Jésus, dont il implorait le secours. Tel fut le combat et le triomphe de Porphyre.

            La nouvelle de cette glorieuse mort fut portée à Pamphile par Séleucus, confesseur de la foi, qui avait servi dans les armées. Ce message dont il s'était fait le porteur lui valut de partager immédiatement le bonheur des martyrs. Au moment en effet où il venait d'annoncer la mort de Porphyre, et saluait par un baiser l'un des confesseurs, des soldats l'arrêtèrent et le conduisirent au préfet. Celui-ci, comme s'il eût eu hâte de donner à Porphyre un compagnon et d'envoyer promptement Séleucus prendre avec lui possession du ciel, le condamna à avoir aussitôt la tête tranchée. Séleucus était de Cappadoce, et faisait partie d'un corps de jeunes soldats d'élite ; il avait obtenu des grades élevés dans les armées romaines ; car la jeunesse, un corps robuste, une haute stature, lui donnaient un grand avantage sur ses compagnons d'armes. Tout le monde vantait sa bonne mine, et l'on admirait à la fois en lui une tenue imposante et un extérieur plein de grâces. Au commencement de la persécution, il avait généreusement soutenu sous les coups de fouet la lutte sanglante des confesseurs. Plus tard, renonçant à la

 

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milice, il s'était fait le disciple zélé des ascètes dans les exercices de la piété. Les orphelins abandonnés, les veuves sans appui, les malheureux abattus par les infirmités et la misère, trouvèrent en lui comme un tuteur et un père qui les visitait et les assistait dans leurs besoins C'est pourquoi le Dieu qui préfère les oeuvres de la charité à la fumée et au sang des victimes daigna l'appeler à l'ineffable bonheur du martyre. Cet athlète, le dixième de ceux dont nous avons parlé, semble avoir souffert le même jour où le martyre ouvrit large et facile le chemin du ciel devant Pamphile et ses compagnons.

Après Séleucus et à son exemple, on vit Théodule, vieil-lard pieux et vénérable, de la famille de Firmilien, qui avait pour lui des respects et des égards plus que pour tous les autres de sa maison; car il honorait en lui non seulement son grand âge (Théodule comptait ses enfants jusqu'à la troisième génération), mais surtout il aimait l'affection et le dévouement qu'il lui avait toujours montrés. Marchant sur les traces de Séleucus, il fut conduit devant le préfet, qui fut plus irrité de le voir qu'il ne l'avait été de voir tous les autres. Il le condamna à mourir sur une croix, par le même supplice que le Sauveur.

Mais il manque encore un martyr pour compléter le nombre douze que nous avons donné en commençant. C'est à Julien qu'était réservé cet honneur. Il venait de loin, et n'était pas encore entré dans la ville, quand il apprit l'exécution des saints ; aussitôt-il accourut pour les voir. A l'aspect de leurs dépouilles mortelles qui gisaient à terre, il se sentit rempli d'une ineffable joie ; il embrassait ces précieux restes et les baisait avec amour. Les soldats ministres des cruautés du préfet l'arrêtèrent au milieu de ces pieux devoirs, et le conduisirent à Firmilien. Fidèle aux instincts de sa nature féroce, le juge ordonna qu'on le jetât aussitôt dans un grand feu. Julien,

 

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à cette sentence, n'est plus maître de sa joie; tout son corps tressaille ; il s'élance avec allégresse, chantant à haute voix des actions de grâces au Seigneur qui l'avait jugé digne de partager l'honneur des saints. C'est dans ces sentiments qu'il reçut la couronne du martyre. Originaire de la Cappadoce, comme nous l'avons dit, Julien se distinguait entre tous par sa piété, la pureté de sa foi et la générosité de son caractère. Telle fut la glorieuse troupe de ceux qui méritèrent d'être les compagnons du martyre de Pamphile. Durant quatre jours et quatre nuits, leurs saintes dépouilles restèrent, par les ordres de l'impie Firmilien, exposées en proie aux bêtes sauvages. Mais, ô merveille ! aucune d'elles, ni les oiseaux, ni les chiens, ne voulurent en approcher. Ces corps ainsi conservés intacts par la paternelle providence de Dieu furent recueillis, et après qu'on leur eut rendu les derniers devoirs, ils furent déposés, selon la coutume, dans des tombeaux.

Les fureurs du préfet contre les martyrs étaient encore dans toutes les bouches, lorsque Adrien et Eubule vinrent de Hanganée dans la ville de Césarée, pour visiter les confesseurs. A leur entrée dans la cité, ils furent eux aussi interrogés sur le motif de leur voyage. Ils confessèrent franchement la vérité, et furent conduits à Firmilien. Aussitôt celui-ci, sans prendre un moment de réflexion, leur fit déchirer les flancs dans de longues et cruelles tortures. Deux jours après, le cinq du mois Dis-tri, qui répond au troisième des kalendes de mars, pendant la fête qu'on célébrait à Césarée en l'honneur du Génie de la cité, Adrien fut exposé à un lion, et ensuite achevé d'un coup d'épée. Le surlendemain, c'est-à-dire le septième jour de Distri, ou le jour même des nones de mars, Eubule fut sollicité de la manière la plus pressante par le juge d'acheter ce que les gentils appellent la liberté, par un sacrifice aux dieux. Mais il préféra à cette vie d'un moment une mort glorieuse soufferte pour la religion;

 

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et après avoir été, comme le précédent, exposé aux bêtes, il fut, comme lui aussi, immolé par le glaive. Ce fut le dernier de ceux qui, à Césarée, scellèrent leur foi par le martyre. Mais il convient en même temps de rappeler ici que la justice divine contre les gouverneurs impies, aussi bien que contre les tyrans, ne se fit pas attendre. Celui en effet qui s'était emporté à ces excès de cruauté contre les chrétiens, Firmilien lui-même, condamné au supplice avec tous les autres, eut la tête tranchée. Tel est le récit fidèle des combats des martyrs à Césarée, durant le cours de la persécution.

La septième année de cette persécution allait finir ; les fausses accusations contre nous s'affaiblissaient peu à peu ; même au commencement de la huitième année, dans la Palestine, les nombreux confesseurs qui travaillaient aux mines jouissaient d'une assez grande liberté pour se bâtir des églises. Mais le gouverneur de la province, homme méchant et cruel, comme ses persécutions contre les martyrs l'ont fait voir, étant venu visiter ces lieux, et ayant appris la manière dont vivaient ces saints confesseurs, en écrivit aussitôt à l'empereur, mêlant à sa lettre tout ce qui pouvait aider à les faire passer pour criminels. Peu après, l'intendant des mines, d'après un ordre de l'empereur, distribua les confesseurs en plusieurs bandes, et en envoya quelques-uns en Chypre, d'autres au mont Liban. Le reste fut dispersé dans différentes contrées de la Palestine, mais avec ordre à leurs gardiens de les accabler de travaux de tout genre. Le gouverneur en réserva quatre qui lui paraissaient avoir une plus haute influence, et les envoya au général des troupes impériales dans la province. Deux étaient des évêques égyptiens, Pélée et Nil; un autre était prêtre; le quatrième, nommé Patermuthius, était aimé et honoré de tous pour la charité dont il usait envers tout le monde. Le général leur commanda de renoncer à leur foi, et sur leur refus il les livra aux flammes.

 

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Il y avait encore dans le pays d'autres confesseurs à qui on avait assigné un canton à part ; accablés par l'âge, estropiés ou malades, ils avaient dû être dispensés des travaux. De ce nombre était l'évêque de Gaza, Sylvain, en qui l'on admirait le type accompli de la perfection du christianisme. Depuis le premier jour de la persécution, il n'avait, pour ainsi dire, jamais cessé de confesser le Christ dans de glorieux combats. Mais la Providence l'avait réservé jusqu'à ce moment pour clore la longue série des martyrs de la Palestine. Avec lui étaient un grand nombre d'Égyptiens, dont l'un, nommé Jean, avait la mémoire la plus heureuse de tous les hommes de son siècle. Quoiqu'il fût privé de la vue depuis longtemps, les bourreaux cependant, à cause de la fidélité qu'il avait gardée à sa foi, lui avaient brûlé le nerf d'un pied et brûlé un oeil avec le feu : tant les coeurs de ces hommes avaient éteint la compassion et la pitié, tant leurs moeurs étaient inhumaines et sauvages. D'autres peut-être loueront sa vie et la haute philosophie qui l'inspirait ; mais ce qu'il y eut en lui de plus extraordinaire, c'est la merveilleuse puissance de sa mémoire. Tous les livres de nos saintes Écritures, il les portait gravés non point sur des tables de pierre, comme dit l'Apôtre, ni sur le parchemin ou le papier que rongent les vers et le temps, mais sur les tables de son coeur, dans son âme très pure où l'oeil de sa pensée les contemplait sans nuage. Quand il le voulait, sa bouche en tirait, comme d'un riche trésor de doctrine, tantôt la Loi et les Prophètes, tantôt l'histoire évangélique ou celle des Apôtres. J'avoue que souvent j'ai admiré avec surprise cet homme debout au milieu d'une nombreuse réunion de fidèles, et récitant des fragments considérables de nos saintes Lettres. Quand je ne faisais qu'entendre sa voix, je croyais qu'il lisait, comme il est d'usage dans nos réunions. Mais lorsque je m'approchais et pouvais jouir par moi-même de toute la

 

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scène : la foule des chrétiens debout autour de lui, les yeux attachés sur leur maître ; lui, parlant sans art, comme un prophète inspiré, et avec le seul secours des yeux de son âme s'élevant bien au-dessus de ceux dont tous les organes étaient sains et actifs ; je ne pouvais alors contenir mon admiration, et je glorifiais le Seigneur. Il me semblait que dans ce fait merveilleux je touchais du doigt la preuve la plus certaine et la plus invincible que l'homme n'est pas seulement ce corps qui paraît à nos yeux, mais encore et plutôt la vie et l'intelligence qui l'animent, puisque, dans un corps tout mutilé, ce grand homme montrait une force et une lumière supérieures à sa nature.

Quant aux autres confesseurs qui vivaient, comme nous l'avons dit, séparés du reste des hommes, ils perfectionnaient leurs âmes dans la prière, les jeûnes et les autres exercices de la piété. Dieu, qui leur réservait une mort salutaire et glorieuse, les appuyait du secours de sa main toute-puissante. Mais l'ennemi des saints, ne pouvant souffrir de les voir toujours vigilants et armés de la prière, cherchait à se délivrer d'adversaires aussi terribles, en les faisant mourir. Dieu lui permit d'accomplir ses desseins homicides ; et ces vaillants athlètes reçurent ainsi les récompenses dues à leurs nombreux combats. Trente-neuf, en un même jour, eurent la tête tranchée par les ordres de l'impie Maximin.

Tels ont été les martyrs dont la Palestine a vu la gloire pendant le cours de huit années ; telle est l'histoire de la persécution allumée contre nous. Elle avait commencé par la démolition des églises ; ensuite à différentes époques, elle s'était déchaînée avec plus de violence sous les différents gouverneurs qui se succédèrent. Alors on avait vu, dans de nombreux combats soutenus pour la foi, se multiplier à l'infini le nombre des martyrs, non seulement en Palestine, mais encore en Libye, dans toute

 

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l'Égypte, en Syrie, et en général dans tout l'Orient jusqu'aux confins de l'Illyrie. Car au delà de ces contrées, l'Italie, la Sicile, la Gaule et toutes les provinces occidentales de l'Espagne, de la Mauritanie et de l'Afrique, n'eurent à souffrir les fureurs de la persécution que pendant les deux premières années, Dieu ayant daigné leur accorder avant nous la paix avec le secours de son bras. Peut-être sa providence divine voulait-elle récompenser la simplicité de ces peuples et la grandeur de leur foi. Ainsi, contre toute espérance, il arriva alors à l'empire romain ce qui ne s'était pas vu encore. L'empire, dans cette persécution contre nous, fut divisé en deux parties. Les chrétiens nos frères, qui habitaient l'une des deux, jouirent de bonne heure d'une profonde paix, tandis que dans l'autre ils eurent à soutenir jusqu'à la fin un nombre infini de combats. Mais lorsque la bonté de Dieu daigna abaisser sur nous un regard de miséricorde, les princes eux-mêmes qui auparavant avaient suscité contre nous la guerre changèrent tout à coup et contre toute espérance, et ils devinrent les adorateurs du Dieu qu'ils avaient persécuté. Par des proclamations favorables et des édits pleins de clémence, ils éteignirent le vaste incendie qu'ils avaient allumé contre nous. Nous ne devions pas passer sous silence cette heureuse révolution.

 

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LA PASSION DES QUARANTE MARTYRS, A SÉBASTE, L'AN 320

 

Ces martyrs sont fort célèbres ; ils appartiennent à la persécution de Licinius, laquelle parut un instant devoir rivaliser d'étendue et d'horreur avec les persécutions de Dioclétien et de Maximin. Ce fut principalement dans l'armée que l'on poursuivit les chrétiens. Les quarante soldats connus sous le nom de « quarante martyrs de Sébaste » e appartenaient à la légion XII Fulminata, depuis plusieurs siècles cantonnée dans la province d'Arménie. Un de ses officiers, Polyeucte, fut martyrisé sous Dèce. A une époque plus reculée, l'histoire de la légion se confond avec d'antiques souvenirs chrétiens. D'après un apologiste du second siècle, un de ses détachements, composé tout entier de soldats baptisés, suivit Marc Aurèle dans l'expédition contre les Quades, et par ses prières obtint une pluie miraculeuse qui sauva l'armée. Si cette tradition est fondée, elle dut se transmettre d'âge en âge, et entretenir dans la légion la croyance et le dévouement au christianisme. Indépendamment même de tels souvenirs, d'autres causes purent y favoriser la propagande chrétienne. A certaines époques, celle-ci avait beaucoup à gagner au système des camps permanents, où une légion s'immobilisait pendant une durée presque indéfinie, mêlée à la population civile par les mariages, le commerce et les relations quotidiennes : il en fut vraisemblablement ainsi pour le corps d'armée de la Petite Arménie, voisine et sœur de cette Arménie in-dépendante où récemment la croix avait conquis tout un peuple et, par la victoire d'un roi chrétien sur le persécuteur Maximin, préludé à celle de Constantin sur Maxence. Mais les motifs qui, dans la légion, enflammaient le zèle des soldats chrétiens accrurent la sévérité et les défiances des officiers de Licinius. » P. Allard.)

Les Actes, fort circonstanciés, sont dignes de foi lorsqu'ils

 

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sont d'accord avec les homélies des Pères qui ont célébré les quarante martyrs; pour le reste, plusieurs détails ne peuvent être reçus jusqu'à ce qu'on ait de meilleures informations sur le fait principal. Quant aux noms des martyrs, « nous ne voyons pas de raison de douter de la vérité de ces noms, quoique saint Basile et les autres Pères n'aient pas jugé nécessaire de les marquer, et que les pièces dans lesquelles on les trouve ne soient pas fort authentiques. Les traditions populaires altèrent bien les noms propres, mais n'ont pas accoutumé de les inventer, surtout en un si grand nombre » (Tillemont).

 

BOLL., 10/III, Mart., 1I, 12-19. — S. BASILE, Homilia XX; S. GREG. DE NAZ., Homil. de XL mart. ; S. JEAN CHRYS., dans Photius, Bibl., 274; S. EPHREM, Orat. XXVI, XXVII; S. GAUDENCE, Sermo. XXVII ; S. NIL, Epist. II, 286 ; SOZOMÈNE, Hist. eccl., V. 2 ; S. GREC. DE TOURS, De glor. mart., 1, 96. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. V, p. 303 et suiv. ; KRÜGER, Grundriss. der Theologischen Wissenschaften, p. 245. — Une liste des XL martyrs dans PASINI, Codices mss. bibi. regii Taurinenses (1749), t. I, p. 481, cod. gr. CCLIII. b. I 24 fol. 61.

H. DELEHAYE, The forty Martyrs of Sebaste, dans American catholic quarterly Review, t. XXIV, n° 93 (1899), p. 161-171. Cf. Anal. boll. (1898), XVII, p.467-469 : « Pour montrer jusqu'où peut aller l'audace de certains hagiographes ou la fécondité de l'imagination populaire, il faut signaler le rapprochement d'un groupe de quarante femmes martyres, honorées le septembre, de celui des quarante soldats. On a trouvé ingénieux d'en faire les épouses de célèbres martyrs. Nicéphore Calliste (VII, 44) se fait l'écho de cette fable absurde » (Anal. boll. XIX, 1900, p. 357).

 

LES ACTES DES QUARANTE MARTYRS.

 

Il y eut sous le règne de l'empereur Licinius une grande persécution, et tous les fidèles furent obligés d'offrir des sacrifices aux dieux dans tout le ressort du gouvernement d'Agricola, résidant à Sébaste. Tous les militaires y furent contraints. Or, il se trouvait quarante hommes, originaires de Cappadoce, qui vivaient unis

 

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entre eux. On les arrêta et on leur ordonna de sacrifier.

« Vous montrez à tous dans les combats votre obéissance, dit le préfet de la légion ; vous avez tous exercé des commandements ; montrez donc maintenant votre obéissance aux lois de l'empire et sacrifiez avant qu'on en vienne à la torture.

— Nous étions vainqueurs, comme tu sais, quand nous combattions pour un prince mortel, à combien plus forte raison le serons-nous de ta volonté coupable lorsque nous combattrons pour le prince immortel !

— Vous avez à choisir entre les deux, sacrifier et être comblés d'honneur, ou bien ne pas sacrifier et être dégradés et exclus de l'armée. Réfléchissez et choisissez ce qui vous est le plus avantageux.

— Le Seigneur pourvoira à ce qui nous sera le plus avantageux.

— De grâce, pas de discours, on vous amènera demain pour sacrifier. »

Le préfet les fit écrouer. Une fois dans la prison, les martyrs s'agenouillèrent et dirent : « Arrache-nous, Seigneur, aux tentations et aux pièges de ceux qui commettent l'iniquité. »

Le soir venu, ils chantèrent le psaume :

 

Celui qui habite dans l'asile du Très-Haut

Demeurera sous la protection du Dieu du ciel.

Il dira au Seigneur: Tu es mon protecteur et mon refuge,

Mon Dieu, j'espérerai en toi, etc.

 

Le psaume fini, ils prièrent. Ils se relevèrent de nouveau et psalmodièrent jusqu'au milieu de la nuit. Quirion était le principal d'entre eux et Candide parlait au nom de tous La voix du Seigneur se fit entendre : « Votre résolution est bonne, mais celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. » Tous entendirent cette voix et en furent troublés, ensuite ils veillèrent jusqu'au jour.

 

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Le préfet s'entoura de tous ses amis et fit amener les confesseurs. Ils vinrent tous les quarante.

« Je vais vous parler sans détour, dit le préfet. Il n'y a pas dans toute l'armée de soldats pareils à vous, d'aussi célèbres et à qui je porte plus d'intérêt. Ne changez pas l'affection en haine. Il dépend de vous d'aimer ou de haïr. »

Candide prit la parole: « Tu contredis à tes habitudes et à ton nom : Agricola, c'est-à-dire grossier flatteur.

— Ne vous ai-je pas dit : Il dépend de vous d'aimer ou de haïr? »

Candide : « C'est à cause de cela que nous aimons Dieu et te haïssons, toi.

Agricola ordonna de les ramener enchaînés en prison. Quirion lui dit : « Tu peux nous interroger, mais tu ne peux pas nous tuer. »

Agricola, troublé, les fit emmener et donna ordre de les garder avec soin. II attendait l'arrivée du préfet de la légion, qui arriva du Césarée sept jours plus tard. Les saints étaient toujours en prison. Le lendemain, il les fit comparaître. Pendant la route, Quirion disait : « Frères, soyons virils et sachons nous entraider. Au départ pour une campagne, nous priions Dieu, il nous secourait, et nous étions vainqueurs. Rappelez-vous le combat où il y eut sauve-qui-peut et où nous restâmes seuls, nous les quarante, nous priâmes Dieu en pleurant, et il nous donna la force ; les assaillants furent tués ou mis en fuite, pas un de nous ne fut blessé. Aujourd'hui nous avons trois assaillants, Satan, le préfet et Agricola ; ces trois-là ne font qu'un, serons-nous vaincus par eux ? Dieu nous en préserve ! Prions aujourd'hui comme nous l'avons toujours fait, et les tortures ne nous vaincront pas, ni les souffrances, ni la prison. Au départ pour une campagne nous disions le psaume : Seigneur, je serai sauvé en votre nom et je serai délivré par votre force; Seigneur, écoutez ma prière, prêtez l'oreille à mes

 

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paroles. Redisons-le aujourd'hui, et il nous exaucera et il nous aidera. » Ainsi pendant la route ils disaient ce psaume.

Quand ils furent devant le préfet de la légion, il leur dit : «En voici qui veulent se laisser persuader pour y gagner quelque avancement. Je vous ai donné plus d'honneur, et de gratifications qu'à personne. Voici mes conditions : immolez, vous recevrez d'autres honneurs et d'autres gratifications ; désobéissez, vous serez dégradés, rayés de l'armée et torturés. »

Candide répondit : « Prends nos insignes et nos corps, nous n'avons rien de plus précieux et de plus glorieux que le Christ. »

Le préfet les fit frapper au visage avec des pierres. Candide : « Préfet des ténèbres et docteur d'infamie, commence donc, et tu connaîtras ta peine. »

Agricola s'emporta contre les soldats qui exécutaient la sentence : « Coquins de bourreaux, pourquoi ne faites-vous pas mieux que cela ce qu'on vous ordonne ? » Eux, prenant des pierres, s'en frappaient eux-mêmes, et les confesseurs sentirent s'affermir leur confiance en Dieu. Le préfet, tout hors de lui, ramassa une pierre afin de la lancer à la tête des martyrs, mais elle vint frapper Agricola et lui fracassa le crâne.

Quirion dit alors : « Seigneur, nos ennemis, ceux qui nous attaquent ont perdu leurs forces, ils sont abattus. Voilà que leur propre épée perce leur coeur et leur arc est brisé. »

Le préfet les fit reconduire en prison jusqu'à ce qu'il eut statué sur leur cas. Quirion récitait des psaumes avec ses frères : « J'ai levé les yeux vers Toi qui habites le ciel. C'est comme les yeux des esclaves qui sont fixés sur les mains de leurs maîtres ou comme les yeux de la servante sur les mains de sa maîtresse », et ce qui suit. Ils récitaient le psaume par ordre.

 

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Une voix se fit entendre, c'était le Christ : « Celui qui croit dans le Père, dans le Fils et dans le Saint-Esprit vivra, quand même il mourrait. Confiance, ne craignez pas les souffrances, elles ne durent qu'un temps. Un peu de patience, et vous serez couronnés.» Ils passèrent la nuit dans la joie et l'allégresse.

Le matin on les tira de prison et ils comparurent; ils dirent au préfet : « Ce que tu as à faire, fais-le. »

Le préfet ordonna de leur passer une corde au cou et de les amener tous à la fois sur un étang gelé. On les y laissa, ils étaient nus. La nuit tombait, il soufflait une bise glaciale. Un poste de soldats et le portier étaient de garde près de l'étang ; ils se chauffaient dans un bâtiment voisin où l'on gardait des baignoires d'eau tiède afin d'y réchauffer ceux qui voudraient renier.

A la première heure de la nuit la glace commença à se coller sur les saints, dont la peau s'ouvrait en larges crevasses. L'un des martyrs faiblit, se traîna au bain, mais sous l'action de la chaleur ses membres gelés ne purent résister, il mourut aussitôt.

Le portier qui veillait pendant sa garde avait vu le renégat mourir dans son bain, soudain il vit une lueur, il regarda vers le ciel d'où elle venait, et vit trente-neuf couronnes descendre du ciel : « Comment se fait-il qu'étant quarante, il en manque une ? » Il songea alors au renégat et appela le poste, il leur jeta tout ce qu'il avait sur lui et courut à l'étang en criant : « Moi aussi je suis chrétien. » Il alla aux martyrs : « Seigneur Dieu en qui ils croient, je crois en toi, compte-moi avec eux, rends-moi digne de souffrir pour toi les supplices, afin que je sois avec toi. »

Le lendemain Agricola fit amener les corps sur la rive et on leur cassa les jambes. La mère de l'un des martyrs était là. Son enfant était le plus jeune de tous, c'était Méliton; elle tremblait qu'il ne faiblît et disait, les mains

 

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jointes : «Mon enfant chéri,encore un instant de patience, ne crains rien, le Christ est là qui t'aide. »

On leur cassa les jambes. Méliton respirait encore. On fit avancer des tombereaux pour emporter les corps qu'on emmena près du fleuve; Méliton respirait encore et on le' laissa, ne désespérant pas le faire renier. Quand sa mère le vit laissé ainsi tout seul, elle oublia sa faiblesse, et fut vaillante comme un homme. Elle enleva son fils sur ses épaules et suivit le tombereau.

Tous les cadavres furent brûlés.

Les noms des martyrs étaient : Candide, Domitien, Dianius, Quirion, Valens, Venerandus, Alexandre, Esicius, Sisinnius, Valerius, Mellitius, Euticius, Ulloctemonius, Babianus, Heraclius, Lysimaque, Claude, Flavien, Jean, Hélius, Sanctinianus, Cadonius, Domninus, Léonce, Cavius, Athanase, Sévérien, Candide, Cyrille, Ethus, Sacerdonius, Eutychius, Acace, Gorgon, Eunochius, Nichalius, Théodore, Théophile, Méliton.

 

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LE TESTAMENT DES QUARANTE MARTYRS DE SÉBASTE

 

Voici « une pièce hagiographique peut-être unique en son genre, dont on possédait le texte depuis longtemps, mais que M. Bonwetsch a le premier mis en valeur, le testament des Quarante Martyrs de Sébaste. En 1892, il avait repris ce texte, déjà publié par Lambecius, en y ajoutant l'ancienne version slave, et un commentaire intéressant, où la question d'authenticité était résolue affirmativement par de bons arguments. Peu de mois après, M. I. Haussleiter acceptait en substance les résultats de cette étude, et la complétait par des recherches personnelles. L'importance de la pièce décida M. Bonwtesch à en publier un texte plus correct. Outre le manuscrit de Lambecius et la version slave, il s'est servi du ms. de Paris 1500 et du ms. d'Oxford. Bodl. Laud. 41.

« Le but du testament est d'empêcher qu'après le supplice, les restes des martyrs ne soient dispersés, et de leur assurer une commune sépulture dans un endroit appelé Eapeits(Sareim), non loin de la ville de Zela dans le Pont. Lorsqu'on se rappelle ce que sont devenues en réalité les reliques de nos martyrs, dont saint Grégoire de Nysse disait déjà (Pat. Gr. t. XLVI, p. 784) ten de konin ekeinen kai kaminou ta leipsana o kosmos emeristhe kai pasa ge skheson tois agiamasi toutois eulogeitai , on ne peut se défendre d'une impression de défiance. On se demande si le testament n'est pas une réplique à cette affirmation, et l'on s'étonne de trouver si développée dès cette époque l'ardeur indiscrète des fidèles que suppose l'expression des derrières volontés des martyrs.

Mais l'ensemble de la pièce offre un tel caractère de sincérité, renferme tant de ces traits « qui ne s'inventent pas » et suppose des situations si concrètes, qu'il n'y a guère moyen de la prendre pour une de ces pièces fabriquées qui encombrent

 

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la littérature hagiographique. Le document éclaire d'une lumière nouvelle l'histoire des quarante martyrs, sur laquelle nous ne possédions que des témoignages assez éloignés et des récits peu authentiques. Leurs noms, que nous rapporte l'auteur de la Passion, dérivent de cette source. L'époque où le culte des reliques est arrivé à ce point de ferveur est bien celle des dernières persécutions. Dans le passage si touchant relatif à Eunoicos, qui sera peut-être épargné vu son jeune âge, il faut relever ce trait: ina en te megale tes anastaseos emera tes meth’ emion apolause os tukhe, qui ne suppose plus une première résurrection comme la prérogative du martyre. Faisons aussi remarquer en passant que, du fait seul qu'Eunoicos est compté parmi les martyrs dans la Passion, il ne suit pas qu'il ait en réalité subi la mort avec les autres, Tout porte à croire que l'auteur n'avait aucun renseignement spécial à son sujet. Son nom, comme tous les autres, est emprunté à la suite des signatures du testament. »

 

(Anal. Boll.)

 

 

P. LAMBECIUS, Commentarii de bibliotheca Caesarea Vindobonensi, IV, Vienn. 1671 (grec.), 7e édit., par A: F. KOLLARIUS, IV., Vienn. 1778, p. 225 et suiv. (grec et latin). — BONWETSCH, Das Testament der vierzig Martyrer zu Sebaste dans Neue kirchliche Zeitschrift, t. III (1892) 705 (713-721)-726. — J. HAUSSLEITER, Zu dem Testament der vierzig Martyrer zu Sebaste dans même revue, p. 978-988. — KRUGER, Geschichte der altchristl. Litt., dans Grundriss der Theolog., Wissench. (1895), p. 245. — G.- N. Bonwetsch, Das Testament der vierzig Martyrer, dans Studien zur Gesck. der Theol. and Kirche herausgeben von N. B. und R. SEEBERG, I, 1 (1897), p. 75-80. Analecta Bollandiana (1898), p. 467 suiv., et Revue d'hist. et de litt. relig

(1900), p. 68.

 

TESTAMENT DES XL MARTYRS DE SÉBASTE.

 

Mélétios, Aétios et Eutychios, captifs du Christ, aux saints évêques, prêtres, diacres, confesseurs et tous les autres membres de l'Eglise, de toute la ville et de la contrée, salut dans le Christ.

 

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I.— 1. Lorsque, parla grâce de Dieu et les prières communes de tous fidèles, nous aurons livré le combat qui nous attend, et que nous irons recevoir la récompense d'en haut, nous voulons que l'on considère ceci comme notre volonté suprême. Nous désirons que nos restes soient recueillis par le prêtre Proidos notre père, nos frères Crispin et Gordius et le peuple zélé, Cyrille, Marc et Sapricius,fils d'Ammonius,et qu'ils soient déposés dans la ville de Zéla, dans le pays de Sareim. Quoique issus de différentes contrées, nous préférons avoir le même lieu de repos. Puisque nous avons combattu le même combat, nous avons résolu de n'avoir qu'un même lieu de repos dans la contrée nommée plus haut. C'est l' « avis du Saint-Esprit » et notre bon plaisir.

2. C'est pourquoi nous, qui sommes auprès d'Aétios, d'Eutychios et de nos autres frères dans le Christ, nous exhortons nos maîtres, parents et frères, à s'abstenir de toute douleur et de toute inquiétude, à garder avec respect l'union fraternelle et à faire répondre avec empressement à notre dessein, afin qu'ils reçoivent de notre Père commun la grande récompense de leur soumission et de leur compassion.

3. De plus, nous demandons que personne d'entre nous n'enlève nos restes de la fournaise et ne les garde en secret pour soi, mais qu'au contraire il songe à les rassembler au lieu désigné, afin qu'ayant montré la force du zèle et l'intérêt de la sagesse, il reçoive aussi la récompense de la compassion à ces maux. C'est ainsi que Marie, pour être restée fermement auprès du tombeau de Christ, et avoir vu le Seigneur avant les autres, reçut la première la grâce de la joie et de la bénédiction.

4. Si quelqu'un s'opposait à notre volonté, qu'il soit étranger à toute grâce divine et accusé de toute désobéissance. N'a-t-il pas en effet violé la justice pour un motif si léger, et ne s'est-il pas efforcé autant qu'il le pouvait

 

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de séparer les uns des autres ceux que notre saint Sauveur a unis par une grâce propre et la Providence et la foi ?

5. Et si par la grâce du Dieu qui aime les hommes, l'enfant Eunoicos participait au même combat, il mériterait d'avoir la même demeure que nous. Mais s'il est gardé sain et sauf par la grâce du Christ et, qu'il combat encore dans ce monde, nous l'engageons à assister en toute liberté à notre martyre, et nous l'exhortons à garder les commandements du Christ, afin qu’ au grand jour de la résurrection il participe à notre jouissance, puisque durant sa vie il a supporté les mêmes tribulations que nous.

6. Car la bienveillance envers un frère regarde la justice de Dieu, mais par la désobéissance aux personnes de sa famille on foule aux pieds le commandement de Dieu.

Il est écrit en effet que « celui qui aime l'iniquité hait son âme ».

II. — 1. C'est pourquoi je vous demande, ô frère Crispin, et je vous exhorte à vous éloigner de toute mollesse mondaine et de toute erreur. La gloire du monde est fragile. et peu durable ; elle fleurit pour un peu de temps et bientôt elle se flétrit comme l'herbe, montrant plus rapidement la fin que le commencement Courez plutôt vers le Dieu bon, qui donne une richesse sans fin à ceux qui courent à lui, et accorde une vie éternelle à ceux qui croient en lui.

2. Cette occasion est convenable à ceux qui veulent se sauver, car elle offre à la fois la complète échéance du repentir et l'action, sous prétexte de la vie, à ceux qui ne remettent pas à plus tard. Car le changement de vie, est imprévu. Mais si tu l'as prévu, vois ton avantage et montre par lui la pureté de ta piété, afin que, transformé, tu effaces l'écrit des fautes passées. « En lui, dit-il, je te trouve, or en lui je te juge.

3. Efforcez-vous donc d'être trouvés irréprochables

 

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dans les commandements du Christ, afin d'éviter le feu éternel; car n le temps est très court », crie de nouveau la voix divine.

4. Avant tout donc honorez l'amour. Car c'est lui seul qui respecte la justice de l'amour fraternel en obéissant à la loi de Dieu. En effet, c'est le Dieu invisible qu'on honore dans le frère qu'on voit. La parole a été dite à propos des frères nés de la même mère, mais l'esprit F étend à tous ceux qui aiment le Christ. Notre divin Sauveur et Dieu a dit que nous sommes frères ; non pas que nous soyons unis les uns aux autres par la nature, mais c'est la bonne action pour la foi qui nous unit, ainsi que l'accomplissement de la volonté de notre Père qui est dans les cieux.

III. — 1. Nous saluons le seigneur prêtre Philippe et Proclianus et Diogène et la sainte Eglise. Nous saluons le seigneur prêtre Proclianus, qui demeure à Phidéla, la sainte Église et les,: siens. Nous saluons Maxime et l'Église, Maynus et l'Église. Nous saluons Domnus, les siens et Ilès, notre père, Valens, et l'Église. Moi,Meletus, je salue mes parents, Lutanius, Crispus, Gordius et les siens, Elpidius et les siens, Hyperechius et les siens.

2. Nous saluons aussi les fidèles du pays de Sareim, le prêtre et les siens, les diacres et les leurs, Maxime et les siens, Esychius et les siens, Cyriaque et les siens; nous saluons de même tous les fidèles de Khadouth B. Nous saluons tous les fidèles de Charisfoné. Moi Meletius, je salue aussi nos parents Marcus, Aculina et le prêtre Claudius, mes frères Marcus, Tryphon, Gordius et Crispus, mes soeurs, ma femme Domna et mon enfant.

3. Et moi Eutychius je salue aussi les fidèles de .wcµ pocc, ma mère Julia, mes frères Cyrille, Rufus, Rylus, Cyrilla, ma fiancée Basilla, les diacres Claudius, Rufinus et Proclus. Nous saluons aussi les. serviteurs de Dieu Sapricius, fils d'Ammonius, Genesius, Jusanne et les leurs.

 

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4. Nous saluons donc, nous tous les 40 frères et captifs du Christ, Meletius, Aetius, Eutychius, Curion, Candidus, Angius, Caius, Chudius, Heracleius, Joanne, Theophilus, Sisinius, Smaragdus, Philoctemus, Gorgonius, Cyrillus, Seberianus, Theodulus, Nicallus, Flavius, Xanthius, Valerius, Hesychius, Dometianus, Domnas, Elianus, Leontius, Eunoicos, Valens, Acacius, Alexandra, Bibianus, Priscus, Sacerdon, Ecdicius, Athanasius, Lysimachus, Claudius, Ilès et Méliton. Nous tous donc les quarante captifs du Seigneur Jésus-Christ, nous avons écrit par la main d'un seul d'entre nous, Meletius, nous avons sanctionné cet écrit qui nous a plus à tous. De toute notre âme et avec un esprit divin, nous demandons que tons, nous obtenions les biens éternels de Dieu, et son royaume, maintenant et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.

 

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APPENDICE — RÉDACTIONS POSTÉRIEURES ET PIÈCES NON HISTORIQUES (1)

 

LES ACTES DES SEPT MARTYRS DE SAMOSATE: HIPPARQUE, PHILOTHÉE, JACQUES, PARAGRUS, HABIB, ROMAIN ET LOLLIEN.

 

Ces actes ont été écrits par un témoin oculaire, mais ils contiennent des passages retouchés au IVe siècle; ils gardent néanmoins une sérieuse valeur.

 

ASSEMANI, Acta Mart. orientalium, t. II, p. 12S-128.

 

La cinquième année de son règne, l'impie Maximien ordonna de faire aux dieux des sacrifices et de solennelles prières dans toutes les villes de la domination romaine. L'empereur fit

 

(1) Plusieurs pièces ont été ajoutées au recueil, des textes authentiques. A cause de leur antiquité et des traits empruntés à des originaux par les rédacteurs ; on n'a pas jugé devoir les omettre. Néanmoins, un grand nombre d'entre elles sont tellement altérées par des détails inutiles, souvent même ridicules, que l'on a retranché dans plusieurs récits quelques-unes de ces interpolations. Si l'on n'a pas pris la peine de mentionner les coupures chaque fois qu'on les a faites, c'est que le présent recueil n'a pas une portée documentaire. Aucune traduction n'en saurait avoir d'ailleurs. Dans l'état actuel de la chronologie philologique, toute traduction n'est qu'un à peu près. La perfection, en pareille matière, réclamerait au préalable l'histoire régionale, locale même, de chaque terme, de ses acceptions successives, de ses sens de transition, avec la date de chacun de ces états. Alors, mais alors seulement, on pourrait traduire à coup sûr et rendre dans nos langues modernes, avec une rigueur mathématique, tel ou tel mot, suivant qu'on le rencontre dans tel ou tel document, en tel pays, à telle époque.

 

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publier lui-même l'édit à Samosate (1), où il se trouvait alors, et convoqua tous les habitants au temple de la Fortune, situé au centre de la cité : on n'entendait que trompettes et tambours ; l'odeur des victimes qu'on égorgeait, et la vapeur de l'encens qu'on brûlait, remplissaient l'air.

Peu de temps avant la promulgation de l'édit, Hipparque et Pbilothée avaient, de concert, embrassé la religion chrétienne. Hipparque avait chez lui une sorte de sanctuaire où l'image de la croix était peinte sur la muraille du côté de l'Orient, et c'était là, devant cette image sainte, que les deux chrétiens venaient sept fois par jour, le visage tourné vers l'Orient, adorer Jésus-Christ.

Un jour, quelques jeunes gens de leurs amis, Jacques, Paragrus, Habib, Romain et Lollien, vinrent les visiter. C'était vers la neuvième heure du jour ; ils les trouvèrent en prières dans ce sanctuaire devant l'image de la croix et leur demandèrent, étonnés, pourquoi, quand la ville entière était rassemblée au temple de la Fortune, où les empereurs avaient fait porter les dieux de tous les autres temples, loin de prendre part à cette fête solennelle et à la commune joie, ils priaient retirés dans cet obscur sanctuaire, comme s'ils étaient étrangers dans la ville. Hipparque et Philothée répondirent qu'ils adoraient dans ce sanctuaire le Dieu qui a créé le monde. « Quoi ! dit l'un des jeunes gens, est-ce que vous pensez que cette croix de bois c'est le Créateur? Car c'est elle que vous adorez. »

Hipparque lui répondit: « Ce n'est pas la croix que nous adorons, mais celui qui a été attaché à la croix, le Fils de Dieu,

 

(1) Capitale de la Syrie Comagène.

 

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engendré et non fait, consubstantiel (1) à son Père, Dieu comme lui, dont la puissance a créé, conserve et soutient le monde. Il y a déjà trois ans qui un prêtre de la vraie foi, nommé Jacques, nous a baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et depuis ce temps il nous administre assidûment le corps et le sang de Jésus-Christ ; aussi nous garderons-nous bien de nous produire en public, pour ne pas respirer l'odeur des victimes qui infecte toute la ville. »

Paragrus et ses compagnons lui demandèrent alors s'il croyait qu'il y eût un Dieu plus puissant que ceux qui étaient au temple de la Fortune.

« Quoi ! répondit Hipparque, ne vois-tu pas que ce sont les prêtres qui les y ont transportés, pour tromper le peuple? Des dieux qui ne peuvent se porter eux-mêmes sont-ils des dieux?

— Initiez-moi votre religion, dit Jacques, faites-moi connaître votre Dieu, puisque c'est lui, dites-vous, qui a créé le monde.

Et toi, dit Philothée à Habib, qu'en penses-tu ?

— Je l'avoue, répondit Habib; j'avais cru jusqu’à présent que ceux à qui nous adressons en ce moment de solennelles prières étaient les dieux qui ont créé le monde.

— Si vous aimez la vérité, reprit Hipparque, je vous ferai connaître la sagesse et la puissance du vrai Dieu. »

Les cinq jeunes gens lui répondirent :

« Nous comprenons pourquoi, n'adora pas les dieux des empereurs, vous n'avez pas pris part à leurs fêtes; cependant vous êtes magistrats et gens de cour, peut-être serait-il convenable de vous montrer en public avec les insignes de votre charge ; ainsi, tout en refusant d'adorer, les dieux, vous éviteriez de vous compromettre. Nous aussi nous voudrions nous faire initier à vos mystères, si nous le pouvions sans péril.

— Écoutez, très chers amis, répondirent les deux chrétiens. La brique, avant d'avoir été détrempée dans l'eau et cuite au feu, n'est qu'une boue tendre et molle, mais après, elle résiste

 

(1) Ces expressions sont exactement celles qu'employa le concile de Nicée pour préciser contre les ariens la notion de la divinité de Jésus-Christ.

 

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également au froid de l'hiver et aux ardeurs de l'été. De même,

si vous voulez acquérir cette force d'âme qui nous rend inébranlables dans notre foi, commencez par recevoir le baptême, après cela vous ne redouterez plus aucun péril.

— Nous le voulons, répondirent-ils ; et en effet, depuis que vous nous parlez, et que nous regardons cette croix, une ardeur inconnue, un feu céleste a embrasé nos âmes.

— Appelons, pour vous marquer du sceau du Christ, le prêtre qui nous a baptisés nous-mêmes, dirent les deux chrétiens.

            — Oui, dirent-ils, nous recevrons avec bonheur le baptême.

— Si tel est votre désir, leur dit Hipparque, retirez-vous

pour en délibérer encore, et demain venez nous dire votre résolution.

— Pourquoi retarder? lui répondent ses amis impatients; ici, tout de suite, enrôlez-nous sous la bannière du Christ. »

Comblés de joie, Hipparque et Philothée font porter par un esclave au prêtre Jacques la lettre suivante : « Accourez, apportez un vase d'eau, une hostie et une fiole d'huile d'onction ; nous vous attendons ' ici avec des brebis égarées qui viennent d'entrer dans le bercail de Jésus-Christ, et qui demandent à être marquées de son signe. » A la lecture de cette lettre, le prêtre fut ravi, et le visage tout rayonnant de la joie de son âme, il s'agenouilla et dit : « Seigneur, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous qui l'avez envoyé pour être le Sauveur du .genre humain ; ô Dieu notre espérance, je vous en conjure, fortifiez par votre grâce vos serviteurs Hipparque et Philothée, et qu'ils soient les colonnes de la vérité dans votre Église, l'Eglise de Jésus-Christ votre Fils Notre-Seigneur, et du Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il ! »

Après cette prière il accourut, portant sous son manteau tout l'appareil des saints mystères, et il trouva réunis dans le sanctuaire d'Hipparque les deux chrétiens et leurs cinq compagnons, Jacques, Paragrus, Habib, Romain et Lollien, à genoux et priant ; le prêtre les salua : « La paix soit avec vous, serviteurs du Christ, mort sur la croix pour sa créature. » Tous se levèrent, et les cinq catéchumènes se jetèrent à ses pieds, en lui disant : « Aie pitié de nous, prêtre du Seigneur, et marque-nous du sceau du Christ.

*      Mais, dit le prêtre, si vous êtes persécutés, torturés,

 

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martyrisés, souffrirez-vous pour le Christ, comme il a lui-même souffert pour vous ?Car. nous, chrétiens, s'il nous arrive de souffrir quelque chose pour lui, à nos yeux c'est un juste retour que nous payons à sa bonté et à sa toute-puissance : n'est-ce pas lui qui nous a tirés du néant, qui a formé notre corps dans le sein maternel, et qui a posé ses mains sur nous, comme disent les saintes Lettres ; Vous m'avez créé, et sur moi vous avez posé votre main? Ce Dieu, qui ne nous devait rien, est descendu jusqu'à notre néant du haut de sa grandeur suprême: il est né, homme comme nous, de la vierge Marie, il est mort, il est ressuscité le troisième jour ; il a vaincu le démon qui avait séduit Adam; »vitre premier père, et lui avait fait perdre le paradis. » L'image des persécutions ne les effraya pas, et ils répétèrent tous ensemble les paroles de l'Apôtre: Ni l'élévation, ni la profondeur, ni les choses présentes, ni les choses futures, rien ne pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est dans le Christ Notre-Seigneur. Alors le prêtre dit : « Prions, mes frères. » Et aussitôt, s'agenouillant, ils prièrent une heure entière ; ensuite, ils se relevé cent, et le prêtre dit : « Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec vous tous. Ainsi soit-il. » Alors les catéchumènes firent un acte de foi au vrai Dieu, abjurèrent ces dieux faits de la main des hommes et qui ne sont pas des dieux, et furent baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et le prêtre leur administra incontinent le corps et le sang du Sauveur. Il remit alors sous son manteau tout l'appareil des saints mystères. et se retira à la hâte avec de grandes précautions, craignant d'être surpris par quelque païen dans la maison d'Hipparque ;car il était vieux et mal vêtu, tandis qu Hipparque, Philothée, et leurs compagnons, étaient des hommes très considérés dans la ville et honorés des plus hautes dignités.

Le troisième jour de la fête, l'empereur s'informa si aucun des magistrats n'avait méprisé les dieux,, et si tous avaient pris part aux sacrifices. On lui répondit que depuis trois ans Hipparque et Philothée n'invoquaient plus les dieux et ne paraissaient plus dans les solennités religieuses ; aussitôt il ordonna qu'ils fussent conduits au temple de la Fortune et contraints de sacrifier. Les officiers chargés de l'exécution de cet ordre se rendirent à la maison d'Hipparque, et l'y trouvèrent avec les

 

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six autres chrétiens. Hipparque et Philothée leur dirent : a Nous cherchez-vous tous Ies deux seulement, ou bien nous cherchez-vous tous, car nous sommes sept ? » Les officiers répondirent que l'empereur n'avait parlé que d'Hipparque et de Philothée. Alors Philothée, s'adressant aux cinq nouveaux chrétiens ses amis, leur dit : « Mes frères, et mes fils dans le Seigneur, je crains que vous ne puissiez pas soutenir le combat auquel on nous appelle pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; nous, depuis que nous avons embrassé la religion chrétienne, nous nous préparons à cette épreuve ; mais vous, ce n'est que d'hier que vous êtes chrétiens, l'empereur l'ignore encore, et ces officiers vous promettront facilement de se taire; puis donc que vous n'êtes pas arrêtés, quittez la ville, cachez-vous et laissez passer l'orage.

— Non, non, s'écrièrent-ils, nous ne nous séparerons pas de vous ; nous sommes sûrs de supporter tous les tourments et la mort même pour le nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

On les amena donc tous ensemble à l'empereur.

Quand ils furent arrivés devant lui, ils ne firent pas en sa présence les révérences accoutumées ; mais le front haut, et les yeux élevés vers le ciel, ils priaient Dieu de leur venir en aide dans leur combat. L'empereur se crut outragé,

« Quelle est donc votre impiété, leur dit-il, si vous refusez

même d'incliner la tête devant moi ? Ignorez-vous que je tiens ici la place des dieux ?

— Tu es, répondit Hipparque, un homme comme nous.

— Si vous refusez de m'obéir parce que je suis mortel, du moins, impies, obéissez aux dieux immortels !

— La conséquence n'est pas légitime; car tu es bien au-dessus de vos dieux : tu es la créature du Dieu suprême, ils sont l'ouvrage de la main des hommes ; ils ont une bouche et ne parlent pas, ils ont des yeux et ne voient pas. Qu'à ces dieux ressemblent ceux qui les ont faits, et qui mettent en eux leur espérance.

— Hipparque, tu es fou, répondit l'empereur.

— Que veux-tu de nous ?

— Sacrifiez, et pensez au reste comme vous voudrez.

— Périssent les dieux qui ne sont pas les auteurs du monde !

— Adore-les, misérable, ou tu seras torturé.

 

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— J'ai honte vraiment de t'entendre appeler dieux de la pierre et du bois. »

L'empereur lui fit donner cinquante coups de fouets garnis de plomb, et ordonna de le mettre dans une obscure prison. Puis il fit amener Philothée.

« Ton nom, lui dit-il, veut dire que tu aimes les dieux,

— Philothée (1), répondit le confesseur, veut dire qui aime Dieu, et non pas qui aime les dieux.

— Laisse ces subtilités, et que le châtiment de ton compagnon te rende sage. Sacrifie aux dieux, et je te comble d'honneurs, je te nomme préteur à Rome.

— Tes paroles, prince, sont de la poussière jetée au vent.

— Malheureux ! je parle de te combler d'honneurs, et tu m'outrages !

— Il est écrit : Je glorifie ceux qui me glorifient, et ceux qui me méprisent seront avilis, a dit le Seigneur.

— Fais-moi grâce de ces balivernes, je n'ai pas le temps de les entendre.

— Ce sont les paroles mêmes du Dieu vivant, et tu n'as pas le temps de les entendre !

— Qu'on apporte de l'encens. Philothée, brûle seulement de l'encens en l'honneur des dieux, et tu peux espérer les plus grands honneurs.

— Ces honneurs seraient ma honte.

— Si tu appelles honte les honneurs que je te donne, quel nom donneras-tu au déshonneur lui-même ?

— Le déshonneur que je puis souffrir pour Jésus-Christ, je

l'appelle un honneur.

— Un dernier mot : sacrifie.

— Le Christ, que j'adore, et pour qui je comparais devant toi, comme il comparut lui-même autrefois pour le salut des pécheurs, a créé d'une parole ce bel univers, et d'une parole pourrait, s'il le voulait, l'anéantir ; sa main pèse les montagnes et met les collines dans la balance. Cependant il a permis un jour que les impies missent la main sur lui, que Pilate le jugeât,

 

 

(1) Le nom de Philothée vient de deux mots grecs : philos, qui aime, et Theos, Dieu.

 

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et, pouvant renverser les bourreaux qui l'attachèrent à la croix, il se laissa conduire, disent les saintes Lettres, comme un agneau à la boucherie, il se tint silencieux comme l'innocente brebis devant celui qui la tond. Voilà ce que je voulais te dire, prince, de peur que tu ne penses que ce Dieu, puisqu'il nous livre en tes mains, est sans puissance. Nous avons appris de lui-même à n'espérer qu'en lui, et à ne chercher que son

royaume éternel. Mais toi, tu mourras un jour, et tout alors sera fini pour toi.

— Je vois bien, Philothée, dit l'empereur, que tu n'es pas illettré, aussi ne t'appliquerai-je pas à la question; car les verges corrigent l'insensé, et la raison le sage. Je vais seulement te faire conduire en prison, les mains attachées derrière le dos, et te laisser à tes réflexions ; tu reviendras à de meilleurs sentiments, je l'espère. »

Sur-le-champ on lui met aux mains une chaîne, et on l'emmène dans une prison séparée de celle d'Hipparque.

Les cinq néophytes furent interrogés à leur tour. L'empereur leur dit : « Ces vieillards sont déjà sur le bord de la tombe, et ne veulent plus de la vie, je le conçois ; mais vous, qui êtes encore à la fleur de votre âge, vous n'imiterez pas leur folie.

— Sire, tu t'abuses , nous marchons sur les traces de nos vénérés pères Hipparque et Philothée. Nous portons encore en nous le corps et le sang du Christ : des corps consacrés par le contact de ce corps divin, destinés à son céleste royaume, pourrions-nous les profaner par le culte des idoles ?

— Je vous pardonne en faveur de votre âge ; mais vous, ayez aussi pitié de votre jeunesse, et considérez où peut vous mener votre folle obstination. Si vous persévérez, j'en jure par les dieux, vous périrez, après avoir souffert d'affreux supplices.

— Nous ne craignons pas tes supplices; car le Seigneur a dit: Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme.

— Vous citez, je crois, les paroles du Crucifié ; eh bien ! si vous n'obéissez à mes ordres, j'en atteste les dieux en présence de toute la ville de Samosate, je vous fais attacher à la croix comme votre maître.

— Le Seigneur a dit encore : Le serviteur n'est pas au-dessus

 

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de son seigneur ; le disciple ne doit pas être mieux traité que son maître : il doit être heureux de partager son sort.

— Eh bien ! oui, vous serez traités comme votre maître, vous subirez le même supplice que lui.

— Il est vrai, notre Maître a souffert la mort, mais trois jours après il est ressuscité; il est remonté au ciel, d'où il était descendu : c'est la qu'assis à la droite de Dieu son Père, il se rit de vos vaines fureurs contre ses disciples, comme dit l'Ecriture: Celui qui est assis aux cieux se rira d'eux, le Seigneur leur insultera. Jérusalem, où il a été crucifié, est ruinée de fond en comble ; les Juifs, qui furent ses bourreaux, ont été dispersés par toute la face de la terre. Ces vaines divinités que vous placez sur vos autels, il les renversera un jour, et il perdra leurs adorateurs, selon cet autre oracle de nos saintes Lettres : Il parcourt dans sa course les deux extrémités des cieux, et nul ne peut se dérober a sa chaleur. Son règne est éternel, et sa puissance s'étend de génération en génération.

— On abuse de ma patience ! » cria l'empereur, et il ordonna qu'ils fussent enchaînés et jetée dans des cachots séparés, jusqu'à la fin des fêtes. ils restèrent quinze jours entiers dans des cryptes profondes, humides et ténébreuses.

Les fêtes achevées, l'empereur fit élever son tribunal hors de la ville, sur les bords de l'Euphrate. Ayant appelé le gardien de la prison, il l'adjura de déclarer, sur la foi du serment, si quelqu'un avait porté à boire ou à manger à ces contempteurs des dieux. Celui-ci jura que les confesseurs n'avaient pris absolument rien ; qu'ils étaient restés dans, les souterrains sans voir personne : « Cependant, ajoutait-il, je prêtais souvent l'oreille du dehors, et je les entendais répéter sans cesse, d'une voix qui s'affaiblissait tous les jours : La croix sera notre secours !

— Qu'on les amène », dit l'empereur. On alla donc les tirer de prison. Hipparque et Philothée parurent les premiers avec des chaînes au cou ; les cinq autres les suivaient, les mains liées derrière le dos.

« Eh bien ! leur dit Maximien, la prison vous a-t-elle inspiré de meilleures pensées ? Êtes-vous prêts maintenant à sacrifier aux dieux ?

— Tyran, répondirent les martyrs, es-tu donc semblable à tes dieux ? as-tu donc des oreilles pour ne pas entendre? Ne

 

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t'a-t-on pas répété cent fois que rien au monde ne pourrait nous séparer de l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? »

Exaspéré d'une telle réponse, Maximien les fit étendre aussitôt sur un chevalet, et battre cruellement avec des lanières de cuir et des fouets garnis de plomb ; après quoi on les reconduisit en prison, avec ordre de ne leur donner que ce qu'il faudrait de nourriture pour les empêcher de mourir de faim.

Deux mois après ils repartirent devant le tyran, horriblement défigurés par la souffrance, et plus semblables à des squelettes qu'à des hommes vivants.

« Vous n'êtes pas encore morts, leur dit l'empereur, après tout ce que vous avez souffert ? Eh bien ! je vais vous faire conduire aux bains ; puis on vous ramènera en mon palais, et là, je vous acquitte et vous comble d’honneurs, si vous voulez sacrifier aux dieux.

— Laisse-nous, répondent les martyrs, laisse-nous aller jusqu'au bout dans la voie que le Christ, le Fils de Dieu vivant, notre Sauveur, nous a ouverte.

— Vous voulez la mort, s'écria Maximien, eh bien ! vous l'aurez. » Et s'adressant aux exécuteurs : « Puisque j'ai juré, dit-il, de les faire périr comme leur maître crucifié à Jérusalem, entraînez-les hors de la ville et mettez-les en croix. »

Les martyrs furent ravis de mourir de la mort même du Sauveur.

On les conduisit donc, la bouche bâillonnée avec des cordes, au Tétradion, lieu situé hors de la ville, qui était le lieu des exécutions. Ils y furent suivis d'une grande foule à laquelle étaient mêlés leurs parents, leurs amis, leurs esclaves, qui criaient d'une manière déchirante.

Alors quelques personnages des plus distingués de la ville, entre autres Tibérien, Gallus, Longinien, Félicien, Proclus, Mascolien et Priscus, allèrent trouver l'empereur et lui dirent :

« Sire, une foule immense a suivi les condamnés et remplit toute la campagne, depuis le Tétradion jusqu'aux portes de la ville. Et en effet, qui pourrait n'être pas ému jusqu'aux larmes, en voyant périr de la main du bourreau nos citoyens les plus illustres ?

— Ils l'ont voulu, répondit Maximien ; je n'ai pu vaincre leur obstination. »

 

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On supplia l'empereur de différer au moins leur supplice, et de leur accorder quelque temps pour régler leurs affaires domestiques et rendre compte de leur administration civile. L'empereur y consentit. Aussitôt les magistrats accourent vers les saints martyrs, les arrachent des mains des soldats et les conduisent sous le vestibule du cirque. Leur premier soin fut de les débarrasser des cordes qu'ils avaient dans la bouche ; après cela, se jetant à leur cou, ils leur dirent: « Les affaires publiques n'ont été qu'un prétexte ; ce que nous voulons vous demander, c'est d'intercéder pour nous et pour la ville auprès du Dieu pour lequel vous mourez. » Quand les martyrs furent arrivés sur la place publique; les magistrats firent approcher leurs parents, et les engagèrent à prier les martyrs, quand leurs affaires domestiques seraient réglées, de bénir la ville.

Une foule immense était présente : les martyrs, ayant fait faire silence, parlèrent ainsi : « Puisque le Sauveur a dit qu'il écouterait les prières de ses serviteurs, nous oserons, tout indignes que nous sommes, lui adresser les nôtres. C'est pour soir amour, que, malgré des souffrances de tout genre et l'attente continuelle de la mort; nous n'avons pas voulu adorer les faux dieux nous les prierons donc de faire fleurir dans cette cité la religion chrétienne, sur les ruines de l'idolâtrie ; de remplacer les temples paient par les églises du Christ, les prêtres des faux dieux par les ministres du Dieu vivant, les sacrifices impurs par le chant des saints cantiques, la corruption des moeurs païennes par la pureté et la sainteté du christianisme. »  Le peuple dit : Amen ! Hipparque et Philothee ajoutèrent : « Concitoyens, nous vous conjurons instamment d'affranchir tous les esclaves ; car les saintes Lettres enseignent qu'il n'y a 'd'esclaves que ceux qui le sont du péché. » Le peuple pleurait en les, entendant. Or le prêtre qui les avait baptisés était présent, déguisé sous un habit pauvre ; c'est lui qui a écrit leurs actes, ainsi que le précepteur de Gallus, que les magistrats en chargèrent.

La vive émotion qui agitait la foule ressemblait à une émeute, les magistrats commencèrent à craindre de s'être compromis auprès de l'empereur, en permettant à des condamnés de haranguer le peuple. L'empereur, en effet, ne tarda pas à l'apprendre ; les cris tumultueux de la multitude retentissaient jusqu'au

 

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palais. Il fit venir les magistrats et leur adressa de sévères reproches : ceux-ci s'excusèrent en disant qu'ils avaient été contraints de le permettre, pour empêcher un plus grand tumulte.

Maximien sortit alors avec un nombreux cortège, alla dans un temple situé à l'orient de la ville pour y adorer les dieux, puis monta sur son tribunal, et fit comparaître devant lui les martyrs. Pour les épouvanter par l'appareil des supplices, il ordonna de dresser sept croix sur le chemin et de placer sous leurs yeux une chaudière d'huile bouillante, des pierres, des poignards et des épées nues. Puis, s'adressant à Hipparque :

« Vieillard, lui dit-il, n'auras-tu pas honte de subir le supplice infamant de la croix ? »

Hipparque était chauve ; portant la main à son front :

« De même, dit-il à l'empereur, que, selon l'ordre de la nature, ce front ne peut plus se couronner de cheveux, de même ma résolution ne peut changer. »

Alors Maximien imagina une plaisanterie atroce : il fit mettre en croix les sept martyrs, en faisant attacher sur la tête d'Hipparque, avec des clous, une peau de chèvre, et il lui dit, en lui insultant avec une cruauté stupide : « Eh bien, tu as des cheveux maintenant; tu disais que c'était impossible; sacrifie donc, tu l'as promis. » On vit Hipparque faire . un. léger mouvement des lèvres, comme s'il eût voulu répondre au tyran ; mais il expira au même instant. L'empereur alors dit à Philothée et à ses compagnons:

« Vous allez sacrifier, j'espère ; vous ne voulez pas perdre la vie comme ce vieillard insensé ?

— Non, non, s'écrièrent les saints martyrs ; nous prions Dieu, au contraire, de nous appeler comme à sa suite, de nous accorder comme à lui la couronne.

            — Vous ne ressentez pas l'ignominie de ce supplice de la croix.

Cette ignominie est pour toi. »

Maximien, comprenant que ses efforts étaient inutiles, les laissa en croix, et rentra dans la ville. Les païens insultaient les saints martyrs : « Si votre Christ est Dieu, leur disaient-il, il aurait dû vous éviter ce malheur. » Vers le midi, des femmes chrétiennes se rendirent au lieu de l'exécution, et obtinrent des

 

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gardes, à prix d'argent, qu'il leur fût permis de recueillir avec Ides éponges ou des linges le sang qui coulait de leurs membres déchirés. Ils restèrent sur la croix jusqu'au lendemain. Jacques, Romain et Lollien y expirèrent, poignardés par les soldats ; on détacha Philothée, Habib et Paragrus, et le tyran leur fit enfoncer des clous dans la tête, ce qui fut fait avec tant de barbarie, que leur cervelle rejaillit jusque sur leur visage.

Les bourreaux demandèrent à l'empereur ce qu'il fallait faire ales corps : il ordonna de les traîner, une corde aux pieds, et de les jeter dans l'Euphrate, toutefois après le coucher du soleil, et quand les portes de la ville seraient fermées. Or il y avait un homme riche nommé Bassus, qui était chrétien au fond de l'âme, mais qui, se cachait par peur, comme autrefois ce Joseph d'Arimathie, qui donna la sépulture au Sauveur ; cet homme gagna les gardes par une somme de sept cents deniers, et fit enterrer la nuit les saintes reliques dans une de ses mai-sons de campagne.

 

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LE MARTYRE DE STRATONICE ET DE SÉLEUCUS. A CYZIQUE, EN MYSIE, EN L'ANNÉE 297.

 

Ces actes renferment plusieurs détails dignes d'attention. On les donne ici afin de représenter dans cette partie du recueil les textes orientaux.

 

ASSEMANI, Acta Mart. orientalium, t. II, p. 65-123.

 

Pendant l'atroce persécution que Maximien suscita contre l'Eglise de Dieu, un grand nombre de prêtres et de fidèles des deux sexes furent conduits à Cyzique, pour y être livrés aux plus affreux supplices. On les tourmentait au pied des remparts de la ville, et du haut des murailles la foule les regardait mourir. La fille du préfet de la ville, nommée Stratonice, mariée à un des jeunes hommes les plus distingués de Cyzique, y vint, accompagnée d'un grand nombre d'esclaves et de suivantes: ce spectacle fit sur elle une profonde impression. Elle voyait les martyrs, pendant leur supplice, le visage calme et radieux, tantôt lever vers le ciel des regards pleins d'espérance, et se féliciter mutuellement de leur bonheur, tantôt se fortifier contre les tortures par le signe de la croix et invoquer le nom de Jésus avec larmes et amour : « Que voyons-nous? dit-elle à ses suivantes. Les autres condamnés tremblent à l'approche de la mort ; ceux-ci se livrent avec joie, et, déchirés, on les voit sourire encore. Dans quel espoir supportent-ils avec bonheur de tels tourments ? Quel est ce Jésus-Christ qu'ils invoquent à leur dernier soupir? Qui m'expliquera ce prodige? »

Un jeune chrétien, qui cachait sa foi par crainte, l'entendit et, inspiré sans doute par Jésus-Christ, s'approcha d'elle secrètement, et lui parla de la religion chrétienne. « Après cette vie, lui dit-il, nous en attendons une immortelle, et ceux qui souffrent courageusement les tourments sont sûrs de la posséder.

 

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Ces âmes généreuses, après avoir donné leur vie pour Dieu, vont jouir au ciel d'un éternel bonheur.

— Qui me révélera cette vie éternelle et bienheureuse dont tu me parles ? demanda Stratonice.

Si tu crois en Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié pour nous sauver, dit le jeune chrétien, ce Dieu éclairera ton âme de sa lumière et te révélera cette gloire céleste. »

Les suivantes de Stratonice s'étonnaient de la voir s'entretenir ainsi avec un jeune homme obscur et inconnu, elle qui 'ne daignait pas même honorer de sa conversation les personnages les plus éminents de la ville. Cependant la grâce de Dieu parla à son coeur. Tout à coup, se levant de son siège et regardait le ciel, elle fit, à l'exemple des martyrs, le signe de la croix, et dit tout haut : « Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu des chrétiens, ouvre mes yeux à la lumière divine, et montre-moi par quelque signe la vérité de ce que m'a dit ce jeune chrétien. » A peine eut-elle achevé, que le ciel parut s'entr'ouvrir, et une colonne de lumière se poser sur les corps des martyrs elle vit en même temps leurs âmes monter au ciel. Stratonice fut d'abord stupéfait et puis, s'étant remise, elle quitta précipitamment sa suite, descendit les murs, sortit par la porte de la ville la plus proche, et,  fendant la presse, oubliant son rang et sa famille, elle se jeta sur les corps des martyrs, les embrassa, et s'écria en versant des larmes : « Seigneur Jésus-Christ, accorde-moi la grâce de mourir aussi pour ton nom, réunis-moi à tes martyrs ! »

Qui dira la douleur de son père Apollonius à cette nouvelle ? Hors de lui, il déchire ses vêtements, se lamente comme une femme, accourt en hâte au lieu de l'exécution, et voit sa fille embrassant les corps des martyrs et toute souillée de leur sang. « Ma fille, lui dit-il, pourquoi déshonorer ainsi ta famille aux yeux de tous les habitants de Cyzique ?

— Je ne veux pas te déshonorer, mon père, répondit Stratonice, mais me sauver, et toi avec moi, si tu suis mon exemple, si tu abjures comme moi le culte des faux dieux. » Le père se mit à pleurer. Le juge, plaignant vivement Appollonius, fit enlever et jeter à la mer les corps des saints, et rentra dans la ville, tout ému de l'action inattendue de la jeune femme ; quant à elle, on la ramena de force, le soir, avec son père, toute

 

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maculée de sang; et les yeux rouges des pleurs qu'elle avait versés.

Elle ne prit aucune nourriture, et se retira seule dans sa chambre, où elle passa toute sa nuit en prières. « Seigneur Jésus, disait-elle, ne m'abandonne pas, puisque j'ai cru en toi. » Le Seigneur l'entendit, et tout à coup une splendeur céleste brilla au milieu des ténèbres, et un ange, sous la figure d'un jeune homme au visage radieux et éblouissant, parut près d'elle et lui dit doucement « Courage, courage, Stratonice ; après les tourments des martyrs, la gloire des saints ! » Et il s'évanouit, laissant Stratonice, pleine d'ardeur et de courage.

Le lendemain, à l'aube, son père vint la trouver, se jeta à ses genoux, pleura, supplia : tout fut inutile ; alors sa douleur se changeant en fureur, il se rendit auprès du juge.

Stratonice, profitant de l'absence de. son père, sortit pour al-ler au lieu où les martyrs avaient versé leur. sang, Arrivée à la porte de la ville, elle rencontra Séleucus, son époux, accompagné d'une foule de ses amis. Transportée du divin amour, et oubliant les convenances, elle va à lui, et lui dit ces paroles : « Séleucus, mon frère, Je t'invite à une vie nouvelle. Allons à Celui qui a sauvé l'humanité. Oublions les délices d'une union terrestre, et entrons ensemble dans l'éternel bonheur. »

Séleucus aimait passionnément Stratonice, et il écoutait avidement ses paroles. « Quel est, lui dit-il, ma chère Stratonice, le nouveau Dieu que tu adores? Est-il au-dessus de nos dieux ?

— Nos dieux, reprit Stratonice, ne sont que de muettes idoles; mais Jésus, qui vient de m'éclairer de sa divine lumière, Jésus, qui par sa mort a sauvé le genre humain, est Dieu et Fils de Dieu; il s'est incarné, et a daigné subir le supplice de la croix pour le salut des hommes. », Voyant Séleucus ébranlé par ces ; paroles, elle tombe à genoux et fait cette prière « Seigneur Jésus, éclaire-le aussi, et touche-le de ta grâce ; qu'il croie en toi, qu'il comprenne que tu es le vrai Dieu, le Maître du ciel et de la terre. » Elle se relève, et prenant d'une main assurée la main de Séleucus, elle l'entraîne au lieu où avaient été égorgés les martyrs, et là, se prosternant de nouveau, et baisant cette terre arrosée du sang des saints, elle prie Dieu avec larmes de lui être propice.

Cependant ses domestiques et ceux de Séleucus, indignés,

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mandèrent ceci à Apollonius, qui se trouvait alors avec le juge. Celui-ci se crut obligé d'employer les tortures contre Stratonice mais, son père obtint un délai de sept jours, espérant qu'à force d'instances il la ramènerait. Il  mit tout en oeuvre pour triompher d'elle. « Ma fille, lui disait-il, aie donc pitié au moins de ta famille, car tu vas nous perdre avec toi.

— Je te l'ai déjà dit, mon père, répondait Stratonice, si tu restes l'esclave des faux dieux, si tu ne veux pas reconnaître Jésus-Christ, je serai forcée aussi de te méconnaître,tu ne seras plus mon père, je ne serai plus ta fille, je n'aurai plus de parents, je n’aurai plus de frères, je n'aurai plus de soeurs ; Jésus-Christ me tiendra lieu de tout.»

Le père, à ces paroles, passant de la douleur à la colère et des prières aux menaces, lui dit : « J'en jure par les dieux, je les vengerai. Ton père sera pour toi plus sévère que le juge lui-même ; je ne te laisserai pas que tu n'aies abjuré le Christ : on verra s'il viendra t'arracher de mes mains.

— Sa force me soutiendra dans mes épreuves, répondait Stratonice ; j'espère en triompher par lui. »

Apollonios lui fit enfermer avec Séleucus dans une chambre obscure, et lui envoya des dames de sa connaissance pour essayer de la gagner. De leur côté, des amis de Séleucus se joignirent à ces dames, et firent tous leurs efforts pour ébranler les généreux confesseurs de Jésus-Christ : tout fut inutile. La nuit qui suivit; ils la passèrent en ferventes prières : un ange leur apparut encore pour les encourager et leur donner un gage certain de la victoire. Puis, les portes de leur chambres s'étant ouvertes d'elles-mêmes, ils sortirent, et, conduits par un guide mystérieux, ils arrivent aux portes de la ville qui se trouvèrent aussi miraculeusement ouvertes, et se rendent au lieu où avaient péri lés martyrs. Ce fut là que, à la surprise universelle, on les trouva, le lendemain, à genoux et en prières.

Le juge s'y transporta et demanda à Stratonice qui lui avait ouvert les portes de la prison, et lequel de ses esclaves elle avait gagné. «J'atteste le Christ, répondit Stratonice, que personne n'a ouvert les portes de notre prison ni celles de la ville : c'est Celui qui, étant autrefois enfermé dans le tombeau, et gardé par des soldats, passa à travers la pierre, et monta au ciel, où il est assis à la droite de Dieu son Père. » Et elle continua

 

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à parler longuement de Jésus-Christ, citant avec assurance les saintes Écritures, au point que le juge, qui savait qu'elle n'avait jamais ouvert les livres des chrétiens, ne pouvait revenir de sa surprise. Elle se riait de ses menaces et bravait tous les tourments. Le juge se contenait, par égard pour son père ; enfin, cédant à sa colère, il la fit étendre sur le chevalet et battre avec des verges hérissées d’épines. Son sang ruissela et des lambeaux de sa chair volèrent sous les coups.

Ensuite, le juge s'adressa à Séleucus. Il lui représenta d'abord sa jeunesse, sa fortune, ses brillantes espérances, et combien il était honteux pour un homme de se laisser séduire par les rêves d'une femme. Seleucus fut d'abord inébranlable ; mais quand il se vit condamné à être bâtonné jusqu'à perdre le sentiment, quand il fut entre les mains des bourreaux, il commença à trembler ; mais Stratonice lui saisit la main, l'encouragea et lui cria d'appeler Jésus-Christ à son secours. « Assistez-moi, Seigneur Jésus », s'écria le martyr. En même temps il vit un ange à ses côtés, et reprit courage.

Quand ce fut fini, le juge fit conduire en prison les deux martyrs, et défendit qu'on leur donnât de l'eau pour les rafraîchir ; on était au mois d'août, et la chaleur était excessive ; ils restèrent étendus,immobiles, tout couverts de plaies saignantes, et le juge lui-même ne put s'empêcher d'admirer leur constance.

Le lendemain il revint à la charge ; après avoir essayé, mais en vain, de leur faire renier Jésus-Christ, il commanda d'allumer du soufre et de leur en faire respirer l'odeur pour les étouffer ; mais, ô prodige ! un parfum délicieux remplaça tout à coup l'odeur du soufre et embauma les saints martyrs, loin de leur faire aucun mal.

Ce miracle ne fit que redoubler la rage du juge, qui ordonna de les dépouiller de leurs vêtements et de les rouler sur des lames rougies au feu ; mais ces lames brûlantes, comme si on eût soudainement versé dessus de l'eau glacée, se refroidirent, et les martyrs triomphants se mirent à chanter ces paroles du Psalmiste : Le Seigneur est mon secours, et je ne crains pas ce que me font les hommes. La foule stupéfaite cria au prodige ; mais le juge endurci attribua tout à la magie, et, transporté d'une fureur nouvelle, il fit frapper les martyrs de la façon la plus cruelle; après quoi, on les reconduisit en prison, où ils

 

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restèrent pendant trois jours sans boire ni manger, car le juge avait défendu sous peine de mort de leur porter même une goutte d'eau. Mais l'ange du Seigneur les visita encore, leur annonça de nouveaux combats et de nouveaux triomphes, et les laissa remplis de consolation et de force.

Lorsque, quatre jours après, on les tira de prison pour les mettre une troisième fois à la torture, on les trouva pleins de vigueur, et chantant ces paroles du psaume : Guérissez mon coeur brisé, ô vous; qui guérissez ceux qui ont le coeur contrit, et pansez leurs blessures. Le juge, qui croyait qu'à peine ils respiraient encore, s'imagina que le gardien de la prison, gagné à prix d'argent, avait introduit secrètement des médecins auprès d'eux, et il voulait le faire mourir ; mais celui-ci attesta avec serment que la prison n'avait été ouverte à personne ; il produisit en témoignage ceux qui en avaient gardé la porte ; il affirma même qu'une nuit, lui et tous ses gens avaient été témoins d'un spectacle étrange ; ils avaient vu la prison des chrétiens éclairée d'une lumière céleste, et un jeune homme à la face auguste et rayonnante s'entretenir avec eux. Tout cela ne faisait qu'irriter le juge. Il fit venir les deux chrétiens et les interrogea lui-même « Quel est le médecin qui vous a guéris ? » leur dit-il. Stratonice se mit à rire. « Pourquoi ris-tu, insensée ? lui dit le juge.

— Que lui feras-tu à ce médecin, si je te le nomme?

— J'atteste les dieux, dit le juge, qu'il expiera son audace dans les plus affreux tourments.

— Eh bien, sache doge, dit Stratonice, que ce médecin c'est. le Christ ; c'est lui qui, après que vous nous avez déchirés avec tant d'inhumanité, nous a miraculeusement guéris ; et quel homme eût pu le faire ? »

Alors le juge les fit suspendre, au chevalet et déchirer avec des ongles de fer qui entraient profondément dans leur chair et en emportaient des lambeaux. Les martyrs, pendant ce supplice, regardaient le ciel, et s'écriaient : « Jésus-Christ, Fils de Dieu, soutenez notre faiblesse. » Ce tourment dura trois heures, et les martyrs ne poussèrent pas un soupir ; cependant toute leur chair était emportée et on voyait leurs os ; le juge et les bourreaux les admiraient eux-mêmes. « Il me semble que tu ne souffres pas, Stratonice, dit le juge.

 

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— Non, dit la chrétienne, j'en prends à témoin Jésus-Christ. Il y a dans mon coeur quelque chose qui m'empêche de sentir la douleur, c'est l'espérance du bonheur qui m'attend après cette vie, et qui sera d'autant plus grand que tu m'auras tourmentée davantage. »

— Tu n'as pas honte d'avoir les mains liées, et d'être battue de verges, comme les voleurs et les parricides, sous les yeux de tous les habitants de Cyzique ?

— Celui à qui sa conscience ne fait pas de reproches n'a pas à rougir; celui que la honte doit couvrir, c'est celui qui, quoique

applaudi par ses complices, ne peut s'empêcher de s'accuser dans son coeur.

— Stratonice, tu es ivre.

            — Oui, je suis ivre,non pas de vin, comme toi dans tes orgies, mais de l'amour de Jésus-Christ. Une seule goutte de ce nectar qu'il a versée dans mon âme l'a enflammée. Aussi je veux aller à lui, même à travers tous les supplices ; en lui seul j'ai mis ma confiance.

— Je m'afflige quand je considère que je vais livrer aux bourreaux tant de beauté. Stratonice, un mot seulement, et tu es libre.

— Tu n'obtiendras pas plus par les caresses que par les menaces. Nous foulons aux pieds les édits impies de vos empereurs, et nous rions de vos dieux. »

Le juge voulut lui faire arracher la langue pour la punir de l'insulte qu'elle venait de faire aux empereurs et aux dieux ; mais le peuple s'y opposa, ne pouvant supporter qu'un tel traitement fût fait à la fille d'un des premiers citoyens de la ville. Enfin, sur le conseil des principaux habitants, le juge fit conduire les martyrs au temple le plus vénéré de Cyzique, espérant que la présence des dieux leur en imposerait. Là on leur présenta de l'encens, et on leur commanda de le brûler en l'honneur du grand Jupiter. Stratonice dit qu'elle ne brûlerait jamais de l'encens en l'honneur d'une pierre. « Voilà comme vous traitez le plus grand des dieux ! s'écria le juge : eh bien, c'en est fait, désormais je suis inflexible, je vais te conduire au bûcher, et, avant de te faire mourir, te défigurer d'une manière horrible. »

Stratonice lui répondit : « Quoi qu'il en soit de cette beauté

 

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que tu veux détruite elle a deux ennemies inévitables, la vieillesse et la mort. Je ne suis pas assez insensée pour préférer des grâces passagères et fugitives à l'immortelle beauté de l'âme. La beauté sans la vertu est bien méprisable ; mais avec la vertu on est toujours belle. »

Le juge, qui se sentait vaincu par les réponses magnanimes de la jeune chrétienne, commanda d'appliquer des lampes allumées sur les côtés des deux martyrs et sur le visage de Stratonice . Stratonice fit cette prière : « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, confond ces impies; et donne-leur une preuve de ta puissance. » Aussitôt toutes les lampes s'éteignirent, et les. bourreaux ne purent jamais parvenir à les rallumer. Les martyrs triomphèrent, et le tyran, confondu, enragea. Il les fit éteindre de nouveau sur le chevalet et frapper avec des lanières de cuir, jusqu'à ce que tout leur corps ne fût qu'une plaie ; après cela, ils furent reconduits en prison, où on les tint pendant cinq jours dans les fers et dans les entraves ; c'était dans les chaleurs du mois d'août, et personne n'osa leur apporter une goutte d'eau pour les rafraîchir.

Cependant le juge convoqua de nouveau les principaux habitants de Cyzique, et les consulta sur ce qu'il avait à faire pour réparer le scandale public qui avait été donné et épouvanter les chrétiens L'un lui conseillait de faire périr les confesseurs par le glaive, un autre de les lapider, un autre de les jeter à la mer. «Mais ces supplices sont vulgaires, dit le juge ; c'est quel? que chose d'inouï et de terrible qu’il nous faut. » Il fit venir les parents de Stratonice et de Séleucus, et leur demanda quelles étaient les choses que, leurs enfants avaient le plus en horreur. « Ma fille, dit Apollonius, aurait horreur par-dessus tout de l'odeur des cadavres sa délicatesse va si loin, qu'elle ne peut pas même supporter une haleine étrangère.

— Il en est de même pour mon fils, dit la mère de Séleucus,: et c'est au point qu'il s'abstenait sauvent d'aller sur la place publique, ne pouvant soutenir l'odeur des objets qu'on y apportait.

— Eh bien, dit le juge, c'est par là qu'il faut les punir. »

Il y avait hors de la ville, du côté du Midi, près du chemin, un cimetière où l'on avait jeté récemment quinze cadavres qui exhalaient une odeur si pestilentielle, que ceux qui passaient

 

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par là étaient obligés de se détourner du chemin. C'est là, au milieu de ces cadavres en putréfaction, que le juge résolut de: jeter les martyrs, pour les suffoquer par cette odeur infecte. . J'ai enfin trouvé, leur dit-il, le moyen de triompher de votre indomptable opiniâtreté : vous allez subir un supplice inouï parmi les hommes ; vous êtes délicats, je le sais ; eh bien, on va vous jeter avec des cadavres en putréfaction ; nous verrons bien si le Christ, à qui vous êtes donnés, vous viendra en aide.

— N'en doute pas, répondit. Stratonice ; il nous a secourus jusqu'à présent, il le fera encore ; j'espère même qu'il changera cette odeur de mort en délicieuse senteur, afin de manifester avec éclat sa puissance et de te confondre, toi et tes dieux. »

Cependant le juge fit venir quatre fossoyeurs, leur donna des éponges remplies d'essences et de parfums, et leur commanda de jeter promptement les martyrs dans la crypte infecte, et d'en sceller la porte du sceau public, afin que personne ne fût tenté d'aller les en retirer.

Tandis qu'on les conduisait à cette prison d'un genre nouveau, les principaux habitants ainsi que la populace, toute la ville, en un mot, accourut sur leur passage, pleurant leur mort comme une calamité publique. « Que votre Dieu, qui a déjà fait en votre faveur tant de prodiges, vous sauve encore de cet affreux supplice », disait le peuple. Apollonius était dans la foule ; il s'arrachait les cheveux, et les jetait sous les pas de sa fille en s'écriant : « Ma fille, ma fille, ne meurs pas de cette mort horrible ! aie pitié de toi-même !

— Mon père, disait Stratonice, je te l'ai déjà dit : je ne te connais plus ; j'ai été forcée de mettre en pratique ces paroles du Seigneur : Celui qui ne renonce pas à son père, à sa mère, à tout ce qu'il possède, ne peut pas être mon disciple. » Plus son père témoignait de douleur, plus l'âme de la chrétienne s'embrasait d'amour pour Jésus-Christ.

Quand on aperçut le cimetière, la foule poussa des gémissements et fit aux martyr de longs adieux ; mais elle n'osa pas approcher. Les fossoyeurs se hâtèrent d'exécuter leurs ordres, et se retirèrent au plus vite, après avoir scellé la porte ; le peuple rentra dans la ville en pleurant les martyrs, croyant bien ne plus les revoir.

 

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O prodige ! voici que le ciel s'entr'ouvre, une flamme brillante s'arrête au-dessus de la tombe, et un nuage embaumé chasse l'odeur infecte des cadavres en putréfaction, et répand au loin dans les airs les plus douces senteurs. La ville entière fut témoin du miracle : les habitants accouraient en foule à ce lieu, d'où la veille ils s'éloignaient avec horreur ; les malades, en respirant cette odeur délicieuse, étaient subitement guéris ; on entendait sortir du fond de la tombe des chants, de doux accords. Les martyrs passèrent sept jours dans ce sépulcre, ainsi que dans un jardin de délices, et quand on les en tira, la foule se pressa autour d'eux si nombreuse, que les soldats furent obligés de tirer l'épée pour se frayer un passage : les martyrs étaient souriants et radieux, je ne sais quoi de divin et de céleste respirait sur leur visage. Le peuple s'écriait avec transport : « Il est grand, il est puissant, le Dieu des chrétiens ! » et on les conduisit triomphalement à la ville. Un grand nombre, touchés de ces prodiges, embrassèrent la foi chrétienne.

Le juge résolut de tenter un dernier effort et de livrer les martyrs à un supplice dont aucun artifice ne pourrait les garantir ; car il attribuait; l'insensé, à je ne sais quelle science occulte des, prodiges si manifestement divins. Par ses soins, trois énormes bûchers, qui égalaient presque en hauteur les murs de la ville, furent dressés, et il défia hautement le Christ d'empêcher ses adorateurs d'être en un moirent réduits en cendre. Les martyrs, joyeux et triomphants, lui disaient « Notre Dieu a autrefois sauvé trois enfants jetés dans une fournaise ardente à Babylone, la flamme pour eux s'est changée en douce rosée et a dévoré leurs persécuteurs : ainsi Jésus-Christ Fils de Dieu nous sauvera de tes bûchers. » Une foule immense les suivit au lieu du supplice, ou couvrit le haut des remparts pour être témoin du spectacle. Au moment où on mettait le feu aux bûchers, les martyrs firent cette prière : « O Seigneur Jésus-Christ crucifié pour notre salut, toi dont la nature entière pleura la mort, manifeste aujourd'hui ta puissance aux yeux de tout ce peuple, et confond tes ennemis. » Tout à coup on sentit trembler la terre, le tonnerre gronda, une pluie de feu tomba des airs, et consuma en un moment les bûchers, les bourreaux, et ceux des spectateurs qui s'étaient avancés trop près. Du haut des murs de la ville, le peuple voyait les flammes

 

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tournoyer avec fureur, comme les flots d'une mer irritée, et les martyrs semblaient se jouer dans les flammes, comme les poissons au sein des ondes. Elles se courbèrent comme une voûte au-dessus de leurs têtes : et en même temps deux séraphins étendirent sur eux des robes de feu, et ils chantèrent : O saints, aimez le Seigneur, il garde ceux, qui lui sont fidèles! Le peuple s'écria : Il est grand le Dieu des chrétiens et de nouveau beaucoup se convertirent.

Le juge, confondu et découragé, résolut d'écrire à l'empereur, et de lui remettre le jugement de cette affaire ; l'empereur répondit qu'il fallait les décapiter. Les martyrs furent donc conduits sur une colline, agréablement située sur le bord de la mer; mais avant que la sentence de l'empereur fût exécutée, ils eurent encore à souffrir d'affreuses tortures. Le juge avait fait prendre par des enchanteurs un grand nombre de serpents, d'aspics et de vipères; on les lâcha contre les saints martyrs. Les martyrs, à cette vue, levèrent les yeux au ciel et s'écrièrent : « Vous avez dit, Seigneur : Je vous donne ma vertu, et vous foulerez aux pieds les serpents et les scorpions, et toutes les puissances de l'enfer; souvenez-vous de cette parole. » Aussitôt, à la stupéfaction du juge, et aux acclamations du peuple, tous les reptiles crevèrent par le milieu du corps. Alors le juge, furieux, fait, enfoncer aux martyrs dans les narines des broches rougies au feu et, de plus, fait planter dans les jambes de Stratonice, depuis les pieds jusqu'aux genoux, des clous aussi rougis au feu. Stratonice ne poussa pas un soupir, seulement elle levait les yeux, au ciel, et disait avec calme et tranquillité: « Seigneur Jésus, assiste-moi. » Enfin le tyran leur fit couper les mains à tous deux, Les cris du peuple redoublèrent ; il se pressait en tumulte autour du tribunal, semblable aux flots d'une mer orageuse, et demandait la fin de ces tourments. Le juge commanda de décapiter les deux chrétiens. Mais Stratonice pria une noble dame, nommée Théoctiste, qui s'était convertie en voyant les prodiges opérés en faveur des martyrs, d'obtenir des soldats qu'on la laissât parler au peuple. Théoetiste l'obtint, et les martyrs, s'étant tournés vers la foule, Stratonice dit ces paroles : « Habitants de Cyzique, écoutez. Vous savez quel est mon père, quelle est ma famille; cependant aussitôt que j'ai été éclairée de la lumière divine, et que 'ai connu Jésus-

 

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Christ, père, mère, parents, j'ai tout abandonné, et j'ai affronté à tous les supplices dont vous avez été témoins, afin d'obtenir les récompenses éternelles que Jésus-Christ a promises. » Puis, levant les yeux au ciel, elle pria ainsi : « Seigneur Jésus, si je t'ai confessé devant les hommes, confesse-moi aussi devant ton Père. Si j'ai méprisé pour toi cette vie fragile et mortelle, donne-moi l'immortelle vie. » Quand elle eut cessé de prier, les soldats levèrent le glaive, et, voyant qu'elle allait être couronnée, elle dit: « Seigneur Jésus, reçois mon âme », et on lui coupa la tête. Séleucus fut décapité à son tour en prononçant les mêmes paroles : leurs deux corps tombèrent l'un sur Vautre.

Le juge avait ordonné de jeter les corps à la mer; mais Théoctiste fit révoquer cette sentence. Il rentra dans la ville ; le peuple se précipita sur les saints martyrs, et les couvrit de larmes et de parfums. Ou ensevelit leurs précieuses reliques dans le même tombeau : et quand la paix fut rendue aux chrétiens, le pieux empereur Constantin y fit bâtir une église.

 

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LES ACTES DE SAINT JULES, VÉTÉRAN, A DUROSTORE, EN MÉSIE, L’AN 302.

 

La persécution sévit aux armées et principalement dans les corps qui par leur recrutement presque exclusivement chrétien attiraient le plus l'attention. Les légions cantonnées en Mésie comptaient un grand nombre de fidèles, plusieurs furent martyrs, entre autres Pasicrate, Valention, Jules, dont on donne ici les actes.

 

RUINART, Acta sinc., p. 616. — BOLL., Act. SS., mai VI, p. 23 ; t. VII, 849. — Analecta bolland., 1891, p. 50 suiv. Ce dernier texte est ainsi jugé par les éditeurs : « Quae quidem eo genere scribendi concepta sunt et ita ab omni naevo qui recentiorem ætatem sapiat immunia, ut jure merito inter Acta sincere connumeranda, quin et paulo post persecutionum adversus christianos tempera ex Actis publica auctoritate descriptis majori ex parte excerpta videri possint. » — P. ALLARD, Hist. des perséc., IV, p. 117 suiv.

 

PASSION DE SAINT JULES, VÉTÉRAN.

 

Pendant la persécution, alors que les fidèles étaient dans l'attente des récompenses éternelles promises aux soldats vainqueurs, Jules fut arrêté par les policiers et amené devant Maxime, qui demanda.

« Qui est celui-là?

— C'est un chrétien qui refuse obéissance aux édits.

— Comment t'appelles-tu ?

— Jules.

— Qu'as-tu à répondre ? Est-ce vrai ce qu'on dit de toi ?

— Oui. Je suis chrétien, je ne puis me dire autre chose que ce que je suis.

*      Ignores-tu les édits qui ordonnent de sacrifier?

 

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— Non pas, mais étant chrétien, je ne puis faire ce que tu veux et renier le Dieu vivant et véritable.

— Quel mal y a-t-il à offrir de l'encens et à s'en aller?

— Je ne puis mépriser les lois divines et obéir aux infidèles. Dans votre frivole armée, je n'ai jamais eu de punition pour aucun crime ni délit pendant l'espace de 27 ans. J'ai sept campagnes, je ne me suis jamais caché, je n'en ai pas moins fait qu'un autre. Jamais les chefs ne m'ont pris en défaut, crois-tu qu'après avoir rempli fidèlement les devoirs inférieurs, je serai infidèle aujourd'hui à des devoirs plus hauts ?

— Dans quelle arme as-tu servi?

— J'étais dans la milice, je suis sorti à l'ancienneté et je suis vétéran. J'ai toujours adoré le Dieu qui a fait le ciel et la terre, aujourd'hui je ne me montrerai pas moins son serviteur.

— Jules, tu me parais un homme sérieux. Laisse-toi persuader par moi et sacrifie aux dieux, tu toucheras une forte prime.

— Je ne ferai pas cela, de peur de me jeter dans un châtiment éternel.

— Si tu crois que c'est un péché, je le prends sur moi. Je te fais violence afin que tu ne paraisses pas acquiescer de ton plein gré, ensuite tu pourras demeurer tranquillement chez toi. Tu toucheras la paie des décennales et personne ne t'inquiétera.

— Ni cet argent de Satan, ni tes paroles captieuses ne me feront perdre la lumière éternelle. Je ne puis pas renier Dieu. Condamne-moi comme chrétien.

— Si tu n'obéis pas aux édits, si tu ne sacrifies pas, je te ferai couper la tête.

— Tu feras bien. Je t'en prie, pieux président, par le salut de tes princes, accomplis ton projet, condamne-moi ; je serai au comble de mes voeux.

— Tu y seras si tu ne veux pas te repentir et sacrifier.

— Si je puis mourir ainsi, j'obtiendrai une gloire éternelle.

— Si tu souffrais pour l'empire et ses lois, tu obtiendrais cette gloire.

— Je souffre bien pour des lois, les lois divines.

— C'est un crucifié qui vous les a données. Es-tu simple ! tu crains plutôt un mort que ceux qui sont en vie.

— Il est mort pour nos péchés afin de nous donner la vie

 

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éternelle. Dieu vit éternellement. Celui qui le confesse a la vie éternelle, celui qui le renie a une peine éternelle.

— Tu me fais pitié ; écoute, sacrifie et tu vivras avec nous.

— Si je vis avec vous, c'est la mort ; si je meurs en Dieu, je vis pour toujours.

— Ecoute, sacrifie; sinon, je te l'ai dit, je te ferai mourir.

— Je préfère mourir dans le temps afin de vivre éternellement avec les saints. »

Maxime prononça la sentence : « Que Jules, qui refuse d'obéir aux princes, encoure la peine capitale. »     

Arrivé au lieu de l'exécution, tout le monde l'embrassa.

Jules leur disait : Que chacun voie dans quel esprit il me baise.»

Un soldat chrétien, Isichius, alors prisonnier, dit au martyr: « Je t'en prie, Jules, poursuis joyeusement ce que tu as commencé et obtiens la couronne que Dieu a promise à ceux qui le confesseront. Je te suivrai. Salue aussi notre frère Valention, serviteur de Dieu, qui par une bonne confession nous a précédés devant Dieu.

Jules embrassa Isichius : « Dépêche-toi de venir. Ceux que tu as salués ont déjà entendu tes salutations. » Jules se banda  les yeux et tendit le cou : « Seigneur Jésus-Christ dit-il, pour le nom de qui je souffre, je t'en prie, daigne mettre mon âme pour parmi tes saints. » Le bourreau frappa.

 

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LE MARTYRE DES SAINTS MARCIEN ET NICANDRE, SOLDATS EN MÉSIE, L'AN 302.

 

 

RUINART, Act. sinc., p. 618. — P. ALLARD, Hist. des perséc., IV, p. 122.

 

J'ai hâte de raconter les glorieux combats que les saints martyrs Nicandre et Marcien soutinrent contre le diable. Ces grands hommes, après avoir combattu dans les armées du siècle, avaient revêtu les armes de la vraie justice, et renonçant à toute la gloire de ce monde, forts de la grâce du Christ, s'étaient enrôlés dans la milice céleste. Aussitôt ils furent mis en jugement, sous l'inculpation de sacrilège. Le gouverneur Maxime, qui avait mission pour juger ces sortes de causes, leur dit : « Nicandre et Marcien, vous connaissez l'ordre que les empereurs vous ont donné de sacrifier aux dieux, approchez et obéissez. »

Nicandre répondit : « C'est à ceux qui veulent sacrifier que l'édit s'adresse; mais nous, nous sommes chrétiens, et un paieil ordre ne saurait nous atteindre.

— Pourquoi du moins ne voulez-vous pas recevoir la solde due à votre dignité?

— L'argent des impies souille et tue les hommes qui veulent honorer Dieu.

— Quelques grains d'encens seulement à l'honneur des dieux, Nicandre ! Comment un homme un chrétien, pourrait-il, afin d'adorer des pierres et du bois, abandonner le Dieu immortel, qui a tout tiré du néant, à qui nous avons donné notre foi, et qui seul peut me sauver, moi et tous ceux qui espèrent en lui? »

Cependant la femme du bienheureux Nicandre, nommée Daria, était présente à cet interrogatoire, et animait le courage

 

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de son mari. « Crains le Seigneur, lui disait elle, garde-toi de consentir à cette impiété ; garde-toi de renoncer au Seigneur Jésus-Christ. Lève les yeux au ciel : tu y verras Celui pour qui tu as conservé jusqu'à ce jour une conscience pure, une inviolable fidélité, Celui qui est ton soutien. » Maxime lui dit « Méchante tête de femme ! Pourquoi veux-tu que ton mari meure? » Elle répondit : « Pour qu'il vive aux pieds de Dieu, et qu'il ne meure plus. — Non, il y a un autre motif, tu veux un mari d'un sang plus vigoureux ; c'est pour cela que tu désires hâter la mort de Nicandre.

— Si tu me soupçonnes d'avoir de sembables pensées, si tu me crois capable d'un parti; crime, fais-moi périr la première, en l'honneur du Christ, si toutefois tu as reçu l'ordre de frapper aussi les femmes. — Je n'ai pas reçu d'ordre contre les femmes ; je n'exaucerai donc point ta prière ; cependant tu seras gardée en prison. »

On l'emmena. Maxime, reprenant l'interrogatoire de Nicandre, lui dit : « Garde-toi de t'arrêter aux paroles de ta femme, ou d'écouter ces sortes de conseils par lesquels on veut te perdre : autrement la mort ne se fera pas attendre. Mais si tu le désires, je t'offre le temps de la réflexion ; vois donc lequel tu préfères, de vivre ou de mourir.

—Le délai que tu m'offres, considère-le dès ce moment comme passé, j'ai délibéré. Je suis résolu à conquérir le salut à tout prix. „

A ces mots le président éleva la voix et s'écria : « Grâce à Dieu !

— Oui, dit Nicandre : Grâce à Dieu ! » Le président pensait que le martyr du Christ parlait de la vie présente, et qu il exprimait le désir de la sauver; il en concluait que Nicandre allait sacrifier, ce qui lui causait une grande joie. Dans le transport qui l'animait, il se leva, et fit quelques pas avec son conseiller Leucon. Cependant Nicandre, ravi dans l'extase par l'Esprit-Saint, avait de son côté commencé à rendre grâces à Dieu; il priait à haute voix le Seigneur de le délivrer des tentations et des souillures de ce monde. Aussitôt que Maxime l'eut appris : « Comment! lui dit-il, toi, qui tout à l'heure voulais vivre, voilà que maintenant tu voudrais mourir ! » Nicandre répondit : « C'est de la vie éternelle que je veux vivre, et non de la

 

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vie éphémère du siècle ; c'est pour cela que je t'ai abandonné mon corps. Fais donc ce que tu désires : je suis chrétien. » Le président alors, s'adressant à Marcien :

« Et toi, Marcien, lui dit-il, que vas-tu faire?

— Moi aussi je professe la foi qu'a professée mon frère d'armes.

— Vous serez donc tous deux jetés en prison, pour recevoir bientôt sans doute le châtiment. »

On les mit en prison. Au bout de vingt jours, ils furent de nouveau amenés devant le président,qui leur dit : «Nicandre et Marcien, je vous ai laissé le temps de vous décider à obéir aux édits impériaux.

— Tu prolongeras tes discours inutilement, ils ne nous feront point abandonner la foi ni renier notre Dieu. Il est là, nous le voyons, nous entendons sa voix qui nous appelle. Ne nous retiens pas plus longtemps. C'est aujourd'hui que notre foi va trouver dans le Christ son accomplissement ; congédie-nous au plus tôt, afin que nous puissions voir ce Crucifié que ta bouche criminelle ne craint pas de maudire; il est l'objet de notre adoration et de notre amour.

— Eh bien, selon vos désirs, vous allez mourir. »

Marcien : « Par le salut des empereurs, nous t'en conjurons, ne tarde pas plus longtemps. Ce n'est pas la crainte des supplices qui nous inspire cette prière, mais le désir de posséder Celui que nos coeurs aiment. » Maxime dit : « Ce n'est pas moi que vos discours attaquent ; aussi n'est-ce pas moi qui vous persécute; ce sont les édits des empereurs. Pour moi, mes mains sont pures de votre sang qui va couler. Si vous savez que votre mort vous conduit au bonheur, je vous en félicite; que vos désirs soient accomplis. » En même temps il prononça contre eux la sentence. Les martyrs s'écrièrent : « Que tes désirs s'accomplissent ! La paix soit avec toi, humain gouverneur! » Et ils marchaient au supplice pleins d'une sainte allégresse, en bénissant le Seigneur.

Nicandre était suivi de sa femme et de Papien, le frère du martyr Pasicrate, qui portait entre ses bras le fils de Nicandre et félicitait son ami d'obtenir ainsi l'éternel bonheur. Quant à Marcien, des parents le suivaient, et avec eux son épouse qui déchirait ses vêtements, et s'écriait dans sa douleur : « Voilà

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donc, Marcien, ce que je t'annonçais en prison, par mes frayeurs et par mes larmes. Oh ! malheureuse que je suis ! il ne me répond pas. Seigneur, aie pitié de moi, regarde ton enfant chéri, regarde-nous, ne nous méprise pas. Pourquoi cette hâte? Où vas-tu? Comment peux-tu nous haïr? On me l'enlève comme une brebis pour le sacrifice. » Alors Marcien, se détournant, la regarda sévèrement : « Combien de temps encore Satan tiendra-t-il ton âme et ton corps dans les ténèbres? Éloigne-toi de nous, et laisse-moi achever mon martyre pour Dieu. » En même temps un chrétien nommé Zotique lui prenait la main comme pour le soutenir et lui disait : « Mon maître et mon frère, aie bon courage ; tu as combattu le bon combat. Faibles mortels que nous sommes, d'où nous vient à nous une foi si vive ? Rappelle-toi les promesses que le Seigneur a daigné nous faire et qu'il va tout à l'heure accomplir pour vous. Oui, vous êtes vraiment les chrétiens parfaits, vous êtes bienheureux. » Mais sa femme se glissait en pleurant aux milieu d'eux, et cherchait à l'entraîner en arrière. Alors Marcien dit à Zotique : « Retiens-la. » Et Zotique abandonna le martyr pour arrêter Daria.

Lorsqu'on fut arrivé au lieu du supplice, Marcien jeta les yeux autour de lui ; il appela Zotique du milieu de la multitude, et le pria de lui amener son épouse. Elle vint ; le martyr lui donna un baiser et lui dit : « Retire-toi au nom du Seigneur. Tu ne peux pas me voir consommer la joyeuse fête de mon martyre ; car le malin est encore dans ton âme. » Puis il embrassa son fils, et levant les yeux au ciel : « Seigneur Dieu tout-puissant, s'écria-t-il, je te l'abandonne. » Après cela les deux martyrs s'embrassèrent, et se séparèrent ensuite de quelques pas pour accomplir leur sacrifice. Mais à ce moment Marcien, promenant ses regards autour de lui, aperçut la femme de Nicandre, qui ne pouvait approcher à cause de la foule; il lui tendit la. main et la conduisit à Nicandre, qui lui dit : «Dieu soit avec toi. » Elle ne le quitta plus; debout à ses côtés, elle lui disait : « Bon maître, aie courage; montre que tu sais combattre. Dix années entières je suis restée sans toi seule dans notre patrie; à tous les instants je demandais à Dieu le bonheur de te revoir; aujourd'hui je te revois, et j'accompagne des transports de ma joie ton entrée dans la vie.

 

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Aujourd'hui, je vais être glorifiée, je suis la femme d'un martyr. Courage, offre à Dieu ton martyre pour qu'il me délivre à mon tour de l'éternelle mort. » Quand elle eut achevé, le soldat banda les yeux des martyrs, et d'un coup d'épée acheva leur sacrifice.

            Ainsi s'endormirent dans la paix les martyrs du Christ Nicandre et Marcien, le quinze des calendes de juillet, sous le règne de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui est l'honneur et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.

Des chrétiens enlevèrent leurs corps et les ensevelirent près du lieu de leur supplice. On y éleva une basilique qui porte leur nom ; sous l'autel distille goutte à goutte une eau pure qui souvent, de nos jours encore, a rendu la santé aux malades gai en ont bu, et par laquelle en tous lieux le Christ aime à multiplier ses miracles.

 

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LES ACTES DE SAINT DASIUS, A DUROSTORE, LE 20 NOVEMBRE DE L'AN 303.

 

 

Ce martyr se rattache au groupe des soldats Maximilien, Marcel et Cassien ; les détails que nous fournissent les actes sont fort précieux pour l'histoire de la religion romaine.

Dasius, ayant été élu roi des Saturnales, se refuse à jouer le rôle impie qu'on exige de lui et se proclame chrétien.

Ces actes, sauf quelques additions assez rares et faciles à détacher, paraissent avoir pour source première des documents officiels. On ne peut « cependant affirmer que le rédacteur du [seul] texte [actuellement connu] s'en soit directement servi, quoiqu'il semble l'avoir reçu en Mésie et vraisemblablement à Durostorum certainement avant et sans doute longtemps avant la fin du VIIe siècle. Il faut probablement admettre comme intermédiaire un texte écrit peu de temps après l'événement en latin ». (Fr. Cumont.)

 

FRANZ CUMONT, dans les Analecta Bollandiana (1897), XVI. — Le roi des Saturnales dans Revue de Philologie, 1897, p. 143-149, et CUMONT, p. 149-153. — Anal. Boll., 1898, p. 467. — WENDLAND, Saturnalien Konig dans l'Hermès, XXXIII (1898), p. 176-178.

 

LES ACTES DE SAINT DASIUS.

 

Sous le règne des impies et sacrilèges Maximien et Dioclétien, les soldats des légions avaient l'habitude de célébrer chaque année la célèbre fête de Kronos. Ils considéraient comme un don spécial et choisi de Kronos lui-même le privilège de rendre son jour fameux entre tous. Ce jour-là, en effet, chacun accomplissait le sacrilège comme un sacrifice. Celui que le sort désignait revêtait un habit royal et marchait à la manière de Kronos en personne, en présence de tout le peuple, avec une

 

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dignité impudente et effrontée. Escorté de la foule des soldats, jouissant d'une entière liberté pendant trente jours, il se livrait à ses passions criminelles et honteuses et se plongeait dans les plaisirs diaboliques. Au bout de trente jours. la fête de Kronos prenait fin et avec elle la fête votive. Alors, après avoir achevé, selon le rite. les jeux impies et indécents, celui qui avait joué le rôle de roi venait aussitôt s'offrir comme victime aux idoles immondes, en se frappant de son épée.

Lorsque la voix (du sort) désigna le bienheureux Dasius pour accomplir, selon l'usage, le rite impie de la fête, celui-ci s'éleva, selon la parole de l'Ecriture, comme une rose entre les épines. On lui ordonna et on le força tout à la fois de se tenir prêt à célébrer le jour solennel de la fête de Kronos.

Cette abominable tradition a été malheureusement conservée jusqu'à nos jours. Le monde n'a pas renoncé à ce rite infâme, mais il l'a renouvelé sous une forme pire encore. En effet, le jour des calendes de janvier, des hommes vains qui se disent chrétiens, suivant en cela la coutume des Grecs, se promènent en grande pompe et changent leur nature pour prendre la figure et la forme du diable. Couverts de peaux de chèvres et le visage défiguré, ils répudient le bien dans lequel ils ont été régénérés et retournent au mal dans lequel ils sont nés. Ils ont confessé qu'ils renonçaient au diable et à ses pompes. et de nouveau ils le servent dans les oeuvres mauvaises et honteuses.

Connaissant la vanité de cette tradition, le bienheureux Dasius foula aux pieds le monde et ses plaisirs trompeurs. méprisa le diable et ses pompes, s'attacha au Christ crucifié et marcha en vainqueur contre l'ignominie. Plein de sagesse et enflammé d'un saint zèle, il se disait: « Si, pendant les trente jours que durera cette honteuse coutume, je m'inquiète de procurer l'honneur des démons, que la foi des chrétiens exècre et proscrit, je me livre à l'éternelle damnation. A quoi me servira après ces trente jours, quand les jeux immondes de Kronos seront finis, de me livrer à l'épée? A la voix du héraut, je me livrerai à l'épée pour la gloire des impurs démons, et en échange de cette vie je serai envoyé au feu éternel. Il vaut mieux que j'endure quelques tourments et quelques supplices pour le nom de Notre-Seigneur et que j'hérite, après la mort, de la vie éternelle avec tous les saints. »

 

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On décida donc en ce jour que Dasius serait amené en face de tout le peuple, et qu'il célébrerait la fête solennelle de Kronos. Dasius répondit aux soldats qui voulaient l'y forcer : « Puisque vous m'obligez à accomplir ce rite impur, il vaut mieux que, de mon libre choix, je devienne une victime offerte à mon maître le Christ, que de me sacrifier moi-même à Kronos, votre idole. » A ces mots, les licteurs le jettent dans un cachot, d'où ils le firent sortir le jour suivant pour l'amener brutalement au prétoire du légat Bassus.

Le saint martyr Dasius est donc amené par la cohorte au tribunal du légat. Celui-ci le regarde attentivement et lui dit : « Quelle est ta condition et quel est ton nom?

— Je suis soldat, dit Dasius avec assurance et liberté. Quant à mon nom, je te dirai que mon nom de choix est celui de chrétien. Celui qui m'a été donné par mes parents est Dasius. »

Bassus dit alors : « Prie les statues de nos maîtres les rois qui nous donnent la paix et nous distribuent la solde let s'occupent chaque jour de notre bien]. » Le bienheureux Dasius répondit : « J'ai déjà dit et je dis encore que je suis chrétien; je ne sers pas un roi terrestre, mais un roi céleste. C'est de lui que je reçois ma gratification ; je me nourris de sa grâce et je m'enrichis de son ineffable bonté. »

Le légat reprit : « Supplie, Dasius, les saintes images de nos rois que les nations barbares elles-mêmes honorent et servent.

— Je confesse que je suis chrétien, comme je l'ai confessé plusieurs fois. et je n'obéis à personne autre qu'au seul pur et éternel Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Dieu en trois personnes et trois noms et en une seule nature. Enfin, pour la troisième fois, je confesse ma foi en la sainte Trinité. Fortifié par elle, je vaincrai et renverserai la folie du diable.

Le légat : « Tu ignores, Dasius, que tous les hommes sont gouvernés par l'ordre du roi et les saintes lois. Puisque je t'épargne, réponds-moi sans inquiétude et sans crainte. » Mais le bienheureux athlète du Christ répondit: « Fais ce que t'ordonnent tes impies et impurs rois. Car cette foi que j'ai promis à Dieu de garder, je la garde et j'ai la confiance que je persévérerai fortement et sans défaillance dans cette confession. Tes menaces ne peuvent changer une telle résolution. »

 

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Le légat Bassus dit : « Eh bien ! je te donne deux heures pour réfléchir et voir comment tu pourrais vivre avec nous dans la gloire.

— A quoi bon ce délai de deux heures? Je t'ai déjà manifesté ma volonté et mon choix, en te disant: Fais ce que tu veux, je suis chrétien. Voici que je méprise tes rois et leur gloire, je les exècre, afin de pouvoir, après cette vie, vivre dans l'autre. »

Alors le légat Bassus lui infligea de nombreux tourments, et le condamna à avoir la tête tranchée. Sur la route qui conduisait au lieu du martyre, Dasius était précédé d'un soldat qui portait la cassolette sacrilège. On voulait le forcer à faire un sacrifice aux impurs démons. Mais le bienheureux Dasius, prenant de ses propres mains les parfums, les répandit, arracha et renversa par terre les idoles impies et défendues des sacrilèges. Puis il arma son front du sceau de la précieuse croix du Christ, dont la force lui permit de s'opposer vaillamment au tyran.

Le saint martyr eut donc la tête tranchée, le 20 du mois de novembre, un vendredi, à la quatrième heure, le 24° jour de la lune. Il fut frappé par l'invincible soldat Jean, et son martyre fut achevé dans la paix. Saint Dasius souffrit le martyre à Durostore, sous le règne de Maximien et de Dioclétien. Son juge fut le légat Bassus. Au ciel régnait Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire avec le Père et le Saint-Esprit, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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LE MARTYRE DE SAINT GENÈS, COMÉDIEN. L'AN 303.

 

Le récit que l'on va lire est fort dramatique ; malheureusement sa valeur historique est assez suspecte, malgré le jugement favorable de Tillemont ; c'est, disait-il, e une pièce que sa simplicité rend aimable et fait juger tout à fait fidèle ». Récemment, l'existence du personnage lui-même a été mise en doute.

Je ne crois pas devoir omettre une des nombreuses répliques de cet épisode, afin de laisser voir le problème littéraire assez compliqué que renferme la légende de saint Genès.

« Il y avait un homme nommé Gelasinus, dans la ville de Mériammé, située près de Damas, à la distance d'un mille. Il se trouvait au milieu d'une foule de gens adonnés au culte des a idoles, habitants de la ville d’Héliopolis du Liban. Or, ils s'étaient réunis au théâtre et y avaient amené des acteurs. Ceux-ci versèrent de l'eau froide dans un grand bassin d'airain, et se mirent à mimer ceux qui allaient au saint baptême des chrétiens. L'un de ces acteurs s'était plongé dans l'eau et avait été baptisé; et, lorsqu'il en sortit, on le revêtit d'un vêtement blanc ; car il avait été jusqu'alors acteur ; mais, après être sorti de l'eau, il refusa de jouer et de mimer de nouveau. Il déclara qu'il voulait mourir dans son état de chrétien, pour le Christ, et ajouta que, pendant que l'on tournait en dérision le saint baptême, il avait vu un grand miracle. Puis, comme il s'était un peu éloigné de cette eau, tous les assistants, mécontents et remplis de colère, car ils étaient païens, descendirent du théâtre, saisirent ce saint homme et le lapidèrent ; il reçut ainsi la couronne impérissable du martyre, et il est

 

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compté parmi les saints martyrs. Ses parents et un grand nombre de chrétiens vinrent prendre son corps, l'enterrèrent dans la ville et construisirent une église sur l'endroit où son corps avait été déposé. Cet homme se nommait Gelasinus. « Que Dieu ait pitié de nous par sa prière » (Chronique de Jean, évêque de Nikiou. édit. H. ZOTENBERG dans les Notices et extraits du manuscrits de la Bibl. nationale, t. XXIV (Paris, 1883, p. 425 suiv.

 

BOLL., 25/VIII. August. V, 119-123. — RUUINART, Act. sinc., p. 282. — TILLEMONT, Mémoires, t. IV, art. sur S. Genès. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. IV, p. 7 et suiv. — Atti del martirio di S. Genesio Romano nell'originale latin o e col uolgarizzatnento allulo, illustrati con note ed osservazioni. Opera del celebre Sig. LAMI in questa seconda edizione accresciuta di copiose notizie con una Lettera dell'Ab. Telesforo Benigni all'Autore. Osimo, presso il Quercetti, 1766, in-8°. Ces actes ont inspiré un chef-d'œuvre de ROTROU (en 1646) dont « Saint Genest, tragédie chrétienne, est extrêmement intéressante et remue fortement des émotions saines, en même temps qu'elle amuse par une très grande variété de ton, ce qui est assez rare dans les tragédies » (DAGUET, Hist. de la litt. franç., II, p. 80). Cf. CHEVALIER, Répertoire, col. 826. — BERTHA VON DER LAGE, Studien zur Genesius legende. Berlin, 1898, 1899. — Anal. Boll., 1899, p. 186. — NOSTERT ET STENGEL. L'Ystoire de la Vie de S. Genis, Marburg, 1895. Anal. Boll. 1896, p. 340.

 

LES ACTES DE SAINT GENÈS.

 

Le bienheureux Genès était directeur d'une troupe de théâtre à Rome. Il chantait sur les tréteaux dans un local appelé Thénulé et s'était fait une spécialité des parodies.

Un jour, il imagina de jouer les mystères et les cérémonies de la religion chrétienne en présence de l'empereur Dioclétien, dont il savait la haine à l'égard de cette secte des chrétiens.

Quand l'empereur et le peuple furent arrivés au théâtre, l'acteur apparut au milieu de la scène, couché, malade, demandant le baptême. «Hélas ! faisait-il, mes bons amis, je me sens lourd, je voudrais devenir plus léger. »

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Les comparses disaient : « Comment faire ? Nous ne sommes pas charpentiers ; faut-il te raboter ? » L'assistance éclata de rire.

Genès reprit : « Imbéciles ! Je veux mourir chrétien. — Et pourquoi ? — Afin de fuir aujourd'hui dans le sein de Dieu. »

On appela le prêtre et l'exorciste ; mais, soudain; Genès fut éclairé de la grâce et crut. Les deux personnages s'étaient assis près du lit et disaient : « Cher enfant, pourquoi nous as-tu appelés? » Genès répondit en toute sincérité. « Parce que je désire recevoir la grâce du Christ, et, régénéré par elle, être délivré des ruines causées par mes iniquités. »

La cérémonie du baptême s'accomplit ; on donna au comédien la robe blanche des néophytes; un piquet de soldats l'enleva, et afin de jouer au complet les scènes des martyrs, on le conduisit devant l'empereur pour être interrogé. Genès monta sur une galerie d'où il parla en ces termes : « Empereur, soldats, philosophes. peuple de cette ville, j'avais horreur des chrétiens et j'insultais ceux qui s'avouaient tels. A cause du Christ j'ai détesté mes parents et tous mes proches : je me moquais tellement de ses disciples, que j'étudiais avec soin leurs mystères, afin de les tourner devant vous en ridicule. Mais dès que l'eau du baptême eut touché ma chair et qu'aux interrogations j'eus répondu : Je crois ; je vis une main s'abaisser du ciel sur moi; des anges radieux planaient au-dessus de ma tête ; ils lisaient dans un livre les péchés que j'ai commis depuis mon enfance, puis les effaçaient avec l'eau et me montraient la page devenue blanche comme la neige. Et maintenant, glorieux empereur, peuple qui avez ri avec moi de ces mystères, croyez avec moi que le Christ est le vrai Seigneur, et qu'en lui sont la lumière, la vie, la piété, afin qu'en lui vous puissiez obtenir votre pardon. »

L'empereur indigné fit sur-le-champ fouetter Genès et l'abandonna au préfet Plautien pour que celui-ci le fit sacrifier. Le préfet le fit étendre sur le chevalet, déchiqueter avec les ongles de fer, brûler avec des torches. Mais le martyr ne répétait plus que ceci. « Il n'y a pas d'autre roi que celui que j'ai vu. A lui mes adorations, mes hommages t Dussé-je pour sa gloire mourir mille fois, je serai toujours à lui. Mon parti est pris. Le Christ est sur mes lèvres, le Christ est dans mon coeur, les

 

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tourments ne pourront l'en arracher. Je suis désolé de mes folies, car jusqu'à ce moment j'ai eu en horreur le nom saint qui relève la vertu des hommes et c'est bien tard que je viens, soldat orgueilleux et rebelle, adorer le vrai Roi. »

Plautien lui fit couper le cou.

C'était le 25 août, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ . qui vit et règne dans les siècles des siècles.

 

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PASSION DES SAINTS DONATIEN ET ROGATIEN A NANTES, VERS L'AN 303.

 

« Les actes de saint Donatien sont graves parle style et par les pensées, dit Tillemont. Il n'y a point de faits extraordinaires et incroyables. Ils sont même assez bien écrits et ils paraissent être du cinquième siècle. Mais je ne crois pas aussi qu'ils soient plus anciens ni qu'ils puissent passer pour originaux. » — «Ces actes, continue M. Paul Allard, appartiennent à la catégorie de ceux de saint Maurice et de la légion Thébéenne par saint Eu-cher, et de saint Victor.» Comme ces pièces ils portent, dit encore Tillemont, « que Dioclétien et Maximien condamnaient à mort par des écrits publics tous les chrétiens qui ne renonceraient pas à leur religion. Cela ne peut convenir qu'au temps de la grande persécution de 303... Mais aussi, comme il n'est pas nécessaire de s'arrêter précisément aux termes de ces actes, s'ils ne sont pas originaux, je ne crois pas qu'il faille trop s'assurer sur ce point, ni qu'il soit défendu de croire que saint Donatien a souffert lorsque Maximien était dans les Gaules, par quelque occasion particulière, et sans qu'il y eût de persécution générale. »

 

BOLL. 24 /V. Mai, V, 279-281. — RUINART, Acta sinc., p. 294 et suiv. — Cf. CHEVALIER, Répertoire. — POTTHAST, Bibliotheca.

 

LES ACTES DE SAINT ROGATIEN ET DE SAINT DONATIEN.

 

C'est une oeuvre salutaire de raconter à des lecteurs catholiques les combats et les glorieux triomphes des martyrs, de présenter, comme une coupe de vie à un peuple altéré, le sang qu'ont répandu les martyrs. Les uns puisent dans ces récits une dévotion plus tendre envers les martyrs, les autres y allument leurs désirs en voyant combien il est avantageux de mourir pour le Christ.

Sous le règne de Dioclétien et Maximien, une persécution

 

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féroce s'abattit sur les chrétiens. Dans le but d'écraser la religion Implique sous l'idolâtrie païenne, les empereurs mandèrent au préfet des Gaules de faire rendre par tout le monde les honneurs divins, non à des dieux, mais à des démons, à Apollon, Jupiter. De plus, disaient-ils, ceux qui accompliraient ces orifices seraient récompensés aux frais de l'Etat. Ils espéraient par la cupidité entraîner les âmes dans l'erreur et triompher par des largesses de ceux qu'ils n'auraient pu vaincre autrement.

Ceux, au contraire, qui persistaient à se dire chrétiens devaient, après de longs supplices, être décapités, afin que la crainte éloignât les fidèles de la voie droite.

A cette époque, vivait à Nantes un adolescent de naissance illustre, mais que sa foi devait rendre bien plus illustre encore. Il se nommait Donatien. Il calmait les impétueuses ardeurs de son âge par une rare maturité, la sagesse s'étant ménagé dans son coeur une demeure qu'elle ne trouve guère que chez les vieillards .

Au milieu des tempêtes que le diable soulevait contre lui, la crainte du Seigneur tenait toujours la barre et le gardait des écueils. Après avoir abandonné le culte des idoles pour courir aux sources de grâce que nous ouvre la foi catholique, on le vit, après son baptême, armé des enseignements divins, se présenter sans crainte comme un soldat généreux au milieu du peuple, et de sa voix, plus éclatante que la trompe, célébrer les triomphes du Christ ; car il ne voulait pas négliger et enfouir les talents qui lui avaient été confiés, de peur d'encourir le reproche fait au serviteur qui a caché l'argent du maître. Loin de là, comme un laboureur attentif, il jetait dans les âmes des gentils les semences bénies de la foi.

Rogatien, son frère, encore païen, fut tout embaumé de la sainteté du chrétien. Quoiqu'il fût son cadet, Rogatien ne laissa pas que d'aller à son aîné dans la foi, lui demandant le baptême, avant le premier éclat de la persécution, car il craignait d'être surpris par elle encore païen ou catéchumène, et il voulait partager avec son frère les peines et les souffrances comme les palmes de la victoire. Son désir resta sans effet, parce que, au premier bruit de la persécution, le prêtre s'était enfui ; mais le sang remplaça l'eau sainte. Le légat fit son entrée à Nantes

 

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avec l'attirail du bourreau. Les païens lui faisaient fête, lorsqu'un inconnu sortit de la foule et lui dit : « Tu viens à temps parmi nous, juge très clément, pour ramener au culte des dieux ceux que les Juifs ont entraînés à la suite d'un crucifié. Entre tous ces sectaires, Donatien est celui sur lequel doit d'abord tomber la rigueur de ton jugement. Non seulement il a abandonné lé culte des dieux, mais par de longues intrigues il a perverti son frère ; aujourd'hui tous deux méprisent Apollon et Jupiter, objets de l'adoration des empereurs qui veulent, avec tant de zèle, en affermir le culte dans tout l'univers. Par cette nouvelle secte nos dieux sont renversés. Quand tu voudras, l'interrogatoire prouvera que je n'avance rien qui ne soit vrai. »

Le préfet se fait amener l'accusé.

« Donatien, dit-il, des bruits courent contre toi. Ils m'ont appris que tu refuses d'adorer Jupiter et Apollon, auteurs et conservateurs de notre vie. Et non seulement tu leur refuses l'adoration, mais tu les couvres d'opprobre, tu les provoques, tu enseignes au peuple qu'il sera sauvé par la croyance à un crucifié et tu entraînes un grand nombre à ta suite. »

Donatien : « Tu dis la vérité malgré toi. Oui, je voudrais arracher à l'erreur toutes tes nombreuses victimes, pour les adresser au seul Être digne d'adoration. »

Le préfet : « Voilà assez de propagande ; si tu refuses de te taire, je te fais mourir tout de suite. »

Donatien : « Tes menaces retomberont sur toi, et tu n'échapperas pas au piège que tu me tends, toi qui, plein d'une folle crédulité, préfères les ténèbres à la lumière, et qui, du milieu des ténèbres, ne sais pas tourner tes regards vers le Christ, lumière de justice. »

Le légat le fit mettre aux fers et enfermer dans un cachot, afin que l'horreur de la souffrance triomphât de la foi du patient, ou du moins afin que l'exemple de Donatien ne fût pas contagieux.

Il fit venir le frère de Donatien, et aux douceurs d'un langage cauteleux il mêlait pour lui le poison d'un conseil sacrilège; mais il savait bien que souvent celui-là résiste â la violence qui cède à la séduction. Il lui dit donc avec une feinte bienveillance : « Rogatien, j'apprends que tu veux inconsidérément abandonner le culte des dieux, à qui tu dois le bienfait de la vie et ces qualités avantageuses qui te distinguent. Aussi, je

 

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rougis de te voir, après tant de preuves de modération, débiter de pareilles insanités. Tu dois craindre que, dans ton désir de n'adorer qu'un seul Dieu, tu n'attires sur toi, pour ton malheur, la colère de tous les autres. Mais, puisque le rite du baptême ne t'a pas encore souillé, que ta volonté ne s'obstine pas dans son erreur, l'indulgente bonté des dieux t'accueillera encore, et tu pourras, dans les palais des empereurs et dans les temples des dieux, jouir non seulement de la vie, mais des honneurs dont tu seras comblé. »

Rogatien répondit : « Un infâme qui propose des infamies. D'abord, dis-tu, la faveur des empereurs, celle des dieux ne vient qu'après. Comment honorer dans le sanctuaire de la divinité des dieux qui passent après les hommes, encore que vous vous valiez tous ? Ils sont sourds parce qu'ils sont de métal ; vous l'êtes, vous, parce que vous voulez l'être. Ils n'ont pas d'âme, et vous, vous n'avez pas le sens commun, car comment faire consister sa religion dans le culte d'une pierre ? c'est se mettre de pair avec ce qu'on adore. »

Le légat dit aux gardes : « Que cet imbécile soit réuni à son maître en sottises ; demain, un coup d'épée vengera, devant tous, l'injure faite aux dieux et aux princes. »

Les deux flambeaux de la foi furent mis au cachot, ce qui fut moins un châtiment pour les martyrs qu'une gloire impérissable pour la geôle.

Rogatien se désolait que la rapidité des événements ne lui eût pas laissé le temps de recevoir le baptême, mais, dans la naïveté de sa foi, il croyait qu'un seul baiser de son frère lui serait un baptême:

Quand Donatien connut les pensées de son frère, il pria ainsi : « Seigneur Jésus-Christ, pour qui les désirs sincères valent les actions, tellement que, en cas d'impossibilité, la volonté d'agir suffit, tu nous as donné cette volonté et tu t'es réservé le pouvoir d'agir. Que la foi pure de Rogatien lui tienne lieu de baptême ; et si le préfet, persévérant dans son projet, nous fait mourir demain, que le sang répandu de Rogatien lui soit comme l'onction du chrême. »

La prière achevée, les deux frères veillèrent la nuit entière. Le lendemain, au jour, ils attendirent la mort des mains du bourreau, et des mains du Seigneur, la récompense.

 

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Le légat siégeait en séance publique. On fit avancer les confesseurs.

Il semblait que le ciel sortît hors d'un cachot, la fécondité d'une terre stérile, les fleurs d'un fourré de ronces. Sous les chaînes le coeur restait libre, l'épreuve avait fortifié la fidélité.

Quand ils arrivèrent devant le légat, celui-ci leur dit :

« C'en est fait des paroles de bienveillance ; cette indulgence finirait par discréditer la loi elle-même. Si vous rejetez le culte des dieux, c'est ignorance, ou chose plus grave, mépris. »

Les deux martyrs prirent en même temps la parole

« Ta science, pire que l'ignorance crasse, te met de pair avec tes dieux de métal. Nous sommes prêts, pour l'amour du Christ, à supporter les coups du bourreau Ce n'est pas perdre la vie que la rendre à celui qui l'a donnée et qui en récompense le sacrifice par des fruits abondants de lumière et de gloire. »

A ces mots, le légat, comme si on l'eût piqué, fit suspendre les martyrs au chevalet, afin que, s'il ne pouvait rien sur leurs âmes, il pût au moins déchiqueter leurs corps. C'était sa compensation à lui ; il ordonna en outre qu'après avoir épuisé la série des supplices, on leur coupât la tête. Le licteur, afin de plaire au légat, mais plus encore par un dessein de Dieu, afin que la gloire des martyrs en reçût plus d'éclat, perça d'une lance le cou des victimes avant de faire tomber leurs têtes.

Ainsi les deux jeunes saints arrivaient à la gloire du Christ. Donatien gagnait à Dieu son frère, et le frère à son tour méritait le ciel. L'un procurait à l'autre la grâce du salut, l'autre par sa conversion assurait au premier une riche récompense.

Affermis par les gages nombreux d'une grâce surabondante, et nourris par l'espoir de la couronne qu'ils entrevoyaient au terme du combat, ils ont mérité d'entrer dans l'éternel bonheur, portant comme lauriers leurs cicatrices, par le secours de Celui à qui est honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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MARTYRE. DE SAINT VINCENT, DIACRE DE SARAGOSSE. A VALENCE, LE 22 JANVIER 304.

 

Datianus s'est fait un nom parmi les persécuteurs à peu près comme s'en sont fait un Robespierre ou Carrier. Il paraît avoir été vicaire du diocèse d'Espagne dans lequel il exerçait une autorité presque sans limites. Au cours d'une tournée administrative, il vint à Saragosse, dont l'évêque, malgré sa sainteté et sa science, était un peu éclipsé par son archidiacre Vincent, qui remplaçait l'évêque, à qui le bégaiement empêchait de distribuer l'instruction orale aux fidèles. Ce fut encore ce qui arriva devant le martyr, l'évêque bègue fut envoyé en exil, tandis que le diacre fut torturé et finalement mis à mort.

Le poète Prudence a longuement décrit le martyre de saint Vincent, mais ces sortes de compositions ont une valeur historique trop difficile à déterminer pour être utilisées dans ce recueil. Le récit que l'on donne ici est emprunté à une « passio brevior » publiée en 1882 par les Bollandistes, qui jugent que ces Actes, « par leur concision et leur simplicité, approchent de la rédaction originale ».

 

BOLL., Anal. boll., I (1882), p. 269 et suiv. P. ALLARD, Hist. des perséc., IV, 237-241, 246-250. — GAMS, Kischeng von Span., I, 376. — Voy. U. CHEVALIER, Répertoire, col. 2307-8.

 

PASSION DE SAINT VINCENT, DIACRE.

 

Au nom du Christ, ici commence la passion du bienheureux Vincent, diacre et martyr.

Sous Dioclétien et Maximien, une grande persécution commença contre les chrétiens. Dans la province de l'Auguste, à Valence, le misérable préfet Datianus s'acquitta de son devoir

 

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odieux. A peine était-il arrivé dans la ville, qu'il envoya ses gardes se saisir de l'évêque Valérien, du diacre Vincent et des autres membres de la hiérarchie de l'Eglise avec ordre de les enchaîner et de les conduire à Valence en ne leur donnant qu'une ration de nourriture insuffisante. Dès qu'ils y furent rendus et enfermés dans la prison, Datianus, croyant qu'ils avaient déjà faibli par leur supplice, les fit comparaître ; quand il vit leur visage joyeux, il interpella furieusement l'évêque : « Qu'as-tu à dire, Valérien, toi qui, tout couvert de religion, résistes aux édits des princes ? »

L'évêque répondit d'une voix douce, mais Vincent l'interrompit : « Père vénéré, dit-il, ne parle pas ainsi, à voix basse, comme si tu avais de la crainte, mais crie bien haut, afin de briser la rage du tyran, qui fait tort au service de Dieu. »

Datianus cria : «Emmenez l'évêque et suspendez ce Vincent au chevalet et tourmentez-le, afin que la torture lui apprenne à obéir aux empereurs. »

Après qu'on l'eut torturé longtemps, Datianus lui dit : « Dis-moi, Vincent, regarde ton corps. »

Mais Vincent riait : « C'est ce que j'ai toujours souhaité, le serviteur de Dieu est prêt à souffrir tout pour le nom du Sauveur. » Datianus cria aux bourreaux : « Coquins, pourquoi vos mains se relâchent-elles et ne venez-vous pas à bout de Vincent? Vous avez raison des adultères, des sorciers et des parricides, à tel point qu'ils ne cachent plus rien pendant la torture quand vous redoublez, et il n'y aura que ce Vincent qui . sera plus fort que vous ? Vous n'arriverez pas à le mettre en tel état qu'il renie son Christ ? »

Vincent lui dit, riant encore : « Je confesse le Christ, Fils de Dieu, Fils unique du Père très haut, Dieu avec le Père et le Saint-Esprit, et tu veux me forcer à renier cette vérité que je confesse ? Que j'en aie menti, si tu es à bout de me torturer. »

Le préfet le fit flageller, puis on appliqua des lames de fer rougies au feu sur la poitrine du martyr, et on coula des gouttes de plomb fondu, enfin on frictionna les plaies avec du sel.

Datianus demanda alors aux gardes ce que devenait Vincent. Us lui dirent que son visage paraissait joyeux, son âme vaillante, et sa résolution plus inébranlable encore. Datianus ordonna alors qu'on le ramenât dans un cachot, qu'on l'y jetât sur les

 

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tessons de pots qui occuperaient toute la surface, afin que, lorsqu'il croirait prendre du repos, il reçût de nouvelles blessures. Mais les gardes, s'étant éveillés, virent la prison éclairée et le saint, étendu sur une couchette très douce, chantant un psaume et exhalant sa joie par des hymnes. Epouvantés, ces gens craignaient que Vincent ne se fût évadé, mais le martyr leur cria : « N'ayez pas peur, mais si vous l'osez, approchez, voyez de vos yeux la lumière céleste et dites à ce misérable Datianus de quelle lumière je jouis. »

Quand Datianus apprit cela, il s'affligea : « Que faire ? Nous sommes battus. Qu'on le remette sur une couchette, et plus douce encore que celle-là, car s'il meurt dans les tortures, nous ne ferons qu'ajouter à sa gloire. » Dès qu'on l'eut mis sur ce lit, Vincent rendit l'âme. Quand il l'apprit, Datianus ordonna de jeter le corps à la voirie, afin que les chiens et autres bêtes le missent en pièces. Mais un corbeau vint se planter sur le cadavre, qui donnait la chasse aux oiseaux et se jeta même sur un loup qu'il mit en fuite. Datianus ordonna en conséquence de donner le cadavre à des mariniers qui le jetteraient dans la haute mer. Ainsi fut fait, le corps fut immergé dans un gouffre après qu'on lui eut attaché une pierre, mais, dirigé par la main de Dieu, il revint aussitôt vers la côte. Une vieille femme nommée Ionise l'y trouva et l'ensevelit avec tout le respect possible. Dès que les fidèles en furent avertis, ils enlevèrent le saint de sa tombe et l'inhumèrent dans l'église avec beaucoup d'honneurs. Vincent a souffert à Valence le 22 janvier, sous le préfet Datien. Jésus-Christ, à qui honneur et gloire, règne dans les siècles. Amen.

 

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LES ACTES DU MARTYRE DE SAINTE AFRA. A AUGSBOURG, en 304.

 

« Les Actes de sainte Afra contiennent une première partie non insérée par Ruinart, où est racontée sa conversion, et sur laquelle Tillemont fait de justes réserves. Mais la seconde partie, renfermant la passion proprement dite, me paraît offrir de suffisants caractères d'authenticité, et avoir été sinon, comme le dit Ruinart, copiée sur les registres publics, au moins composée d'après des souvenirs anciens et précis. » (P. Allard.)

 

RUINART, Acta sinc., 501. — TILLEMONT, Mém., t. V, note XXIV sur la perséc. de Dioclétien. — P. ALLARD, Hist. des perséc., IV, 420 suiv. Peut-être la question est-elle beaucoup plus complexe. Voy. BR. KRUSCH, Une note ajoutée à la passion de Ste Afra, Annal. boll. (1894), p.62-63 et (1898) p. 433. — SEPP. dans Ausburger Postzeitung (1847), p. 301-5, 325-28, et Bull. crit. (1897), p. 405-8, 449-50.

 

LE MARTYRE DE SAINTE AFRA, PÉNITENTE.

 

Dans la province de Rhétie, à Augsbourg, la persécution sévissait contre les chrétiens, et on les soumettait tous à divers supplices pour les entraîner à sacrifier. Or il arriva que les persécuteurs saisirent Afra, connue de tout le peuple pour une prostituée. Quand elle comparut, le juge l'ayant interrogée et ayant appris qui elle était, lui dit : Sacrifie aux dieux, car pour toi il vaut mieux vivre que mourir dans les tourments. » Afra répondit : «J'ai assez des péchés que j'ai commis lorsque je ne connaissais pas Dieu ; ce que tu m'ordonnes de faire, je ne le ferai jamais.»

Caïus lui dit : « Monte au Capitole et sacrifie.

— Mon Capitole est le Christ que. j'ai devant les yeux : je lui confesse chaque jour mes péchés ; et comme je suis indigne de

 

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lui offrir un sacrifice, je désire me sacrifier moi-même pour son nom, afin que ce corps, dans lequel j’ai péché, soit purifié par les supplices.

— J'apprends que tu es prostituée ; sacrifie, car tu ne peux appartenir au Dieu des chrétiens.

—Mon Seigneur Jésus-Christ a dit qu'il était descendu du ciel pour les pécheurs. Ses Évangiles nous attestent qu'une courtisane, ayant arrosé ses pieds de larmes, a reçu de lui le pardon, et que, loin de mépriser jamais les prostituées et les publicains, il a daigné manger avec eux.

— Sacrifie, et tes amants te chériront comme ils te chérissaient autrefois, et ils te donneront de grosses sommes.

— Je ne recevrai plus cet argent abominable ; celui que j'avais,

je l'ai rejeté comme de l'ordure, car il provenait de mon inconduite. Mes frères les pauvres n'ont pas voulu le recevoir d'abord ; mais je les ai suppliés de daigner l'accepter et de prier pour la pécheresse. Si donc j'ai rejeté l'argent que j'avais, comment pourrais-je chercher à acquérir ce que j'ai repoussé loin de moi comme de l'ordure ?

— Le Christ ne te trouve pas digne de lui. C'est une folie d'appeler ton Dieu celui qui ne te reconnaît pas pour sienne. Une courtisane ne peut porter le nom de chrétienne.

— Je suis indigne du nom et de la qualité de chrétienne ; mais la miséricorde de Dieu, qui juge selon la bonté qui lui est propre, et non selon le mérite des hommes, a daigné me donner

ce titre.

— Comment sais-tu qu'il te l'a donné ?

— Je reconnais que je n'ai pas été rejetée de devant la face du Seigneur à ce qu'il daigne m'admettre à la glorieuse confession de son saint nom, par laquelle j'ai foi que tous mes péchés me seront remis.

— Fables que tout cela. Sacrifie aux dieux, qui te sauveront. — Mon salut est le Christ, qui, suspendu à la croix, a promis les biens du ciel au larron pénitent.

— Sacrifie, si tu ne veux pas être fouettée en présence de ces amants qui ont vécu honteusement avec toi.

— Je n'ai de confusion que pour mes péchés.

— Sacrifie sans retard ; car c'est une honte pour moi de disputer si longtemps avec toi ; si tu refuses, tu périras.

 

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— C'est là ce que je souhaite, si toutefois je le mérite, afin que cette confession me rende digne de trouver le repos. » Le juge Caïus dit a Sacrifie ; autrement je te ferai torturer, puis je donnerai l'ordre de te brûler vive.

— Que ce corps, dans lequel j'ai péché, souffre tous les tourments ; je ne souillerai point mon âme par les sacrifices des démons. »

Le juge dicta la sentence : « Nous ordonnons que la courtisane Afra, qui s'est déclarée chrétienne et n'a point voulu participer aux sacrifices, soit brûlée vive. » Aussitôt les exécuteurs l'enlevèrent et la menèrent dans une île du Lech : là ils la dépouillèrent et la lièrent à un poteau. Elle leva alors les yeux au ciel et pria avec larmes, disant : « Seigneur Jésus-Christ, Dieu tout-puissant, qui n'êtes pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, à la pénitence ; vous qui avez daigné nous promettre qu'à l'heure même où le pécheur se convertira de ses iniquités, vous en perdrez le souvenir, recevez à cette heure la pénitence de mes souffrances, et par ce feu temporel préparé à mon corps, délivrez-moi de ce feu éternel qui brûle â la fois l'âme et le corps. » Après cette prière on l'environna de sarments auxquels on mit le feu tout aussitôt. On l'entendit alors qui disait : a Je vous rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui avez daigné m'accepter comme victime pour votre saint nom, vous qui avez été offert sur la croix, unique victime pour le monde entier ; juste pour les injustes, bon pour les méchants, béni pour les maudits, exempt de péché pour tous les pécheurs. Je vous offre mon sacrifice, à vous, ô mon Dieu, qui vivez et régnez avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen. » En disant ces paroles, elle rendit l’esprit

Pendant que la bienheureuse martyre du Christ Afra entrait ainsi au ciel par le triomphe du martyre Digna, Eunomia et Eutropia, qui avaient été ses servantes, pécheresses comme elle, et baptisées avec elle par le saint évêque Narcisse, se tenaient sur le bord du fleuve. Elles supplièrent les exécuteurs qui re-venaient de l'île de les y transporter dans leur barque. Ils les y conduisirent, et elles trouvèrent le corps de sainte Afra dans son entier. Un enfant qui était avec elles repassa à la nage, et en porta la nouvelle à Hilaria, mère de la martyre. Celle-ci

 

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vint, de nuit, avec les prêtres de Dieu, enleva le corps et le déposa à deux milles d'Augsbourg, dans un sépulcre qu'elle avait fait construire pour elle et pour les siens. Caïus, l'ayant appris, envoya ses gens à ce tombeau, leur disant : « Allez et arrêtez-les. Si elles consentent à sacrifier, vous me les amènerez avec honneur, afin que je les récompense largement mais si elles persistent dans leur obstination et refusent toute participation aux sacrifices, remplissez le sépulcre de sarments et d'épines sèches, fermez-le sur elles, puis mettez-y le feu, afin que pas une n échappe.. » Arrivés auprès d'elles, les soldats cherchèrent d'abord à les séduire par de belles promesses, puis à les effrayer par des menaces ; enfin, les voyant fermes dans leur refus de sacrifier, ils remplirent le sépulcre de sarments et d'épines sèches, le fermèrent sur elles, y mirent le feu et partirent. Ainsi il advint que, le jour même de l'ensevelissement de sainte Afra, sa mère Hilaria, et Digna, Eutropia et Eunomia, ses servantes selon la chair, mais ses soeurs dans le Christ, reçurent la couronne du martyre ; et que celles qui avaient gardé ensemble la foi de Jésus-Christ arrivèrent aussi ensemble, avec la palme du martyre, à ce même Dieu qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles. Amen

 

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LE MARTYRE DE SAINT TIMOTHÉE, LECTEUR ET DE MAURE, SA FEMME EN ÉGYPTE, VERS L'AN 304.

 

Cette pièce est fort belle et toute remplie d'une simplicité qui ne s'éloigne pas beaucoup des habitudes de l'époque à laquelle on l'attribue. Plusieurs traits sont si naïfs qu'ils ne semblent pouvoir avoir été recueillis ailleurs que pendant les scènes auxquelles il se rapportent.

 

BOLL., Act. SS., mai, t. I, p. 376. — P. ALLARD, Hist. de Perséc., IV, 351 et suiv.

 

LES ACTES DE SAINT TIMOTHÉE, LECTEUR, ET DE SAINTE MAURE, SON ÉPOUSE.

 

A l'époque des persécutions, on rechercha les chrétiens. Un jour, on amena au président Arianus un nommé Timothée ; il était lecteur dans le bourg des Pérapéens.

Le président lui dit : « Qui es-tu ? que fais-tu ?

— Je suis chrétien, et j'ai reçu l'ordre de lecteur.

— Tu es donc le seul qui n'ait point entendu parler des édits de l'empereur, qui ordonnent de faire un mauvais parti à quiconque ne sacrifiera pas aux dieux ?

— L'esprit de Jésus-Christ est en moi ; je ne sacrifierai pas.

— Vois-tu ces instruments de supplice amassés autour de toi ? — Et toi, vois-tu les anges de Dieu qui m'assistent et me fortifient ?

— Donne-moi tes livres, afin que je sache ce qu'ils valent.

— Insensé, toi qui te délectes à inventer tout ce qu'il y a de plus mauvais, quel homme a jamais livré ses fils à la mort ? Mes livres sont mes enfants, et tandis que j'en fais usage, les anges de Dieu m'environnent.

 

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— Prétextes pour ne pas sacrifier et ne pas me montrer tes livres. Fais attention à toi, et prends garde que ton audace ne tourne mal.

— Je ne sacrifie point, parce que je suis chrétien. »

Le président fit apporter des stylets brûlants, et on les lui enfonça dans les oreilles. Aussitôt l'ardeur du feu et de ce fer incandescent fit sortir les yeux du martyr de leurs orbites.

Les soldats du président lui dirent : « Voilà que tu as perdu les yeux pour n'avoir pas voulu sacrifier. »

Timothée leur répondit : « Mes yeux corporels, c'est vrai, accoutumés à voir bien des choses vaines, souffrent ce tourment ; mais les yeux bienfaisants de mon Seigneur Jésus-Christ illuminent mon âme. »

Le président donna l'ordre de l'attacher à la roue par les talons, lui disant : « Sacrifie, et tu seras délivré du supplice. — Je ne sacrifie point, le Seigneur me protège. »

Le président dit alors : « Détachez-le de la roue, et après lui avoir lié les mains, mettez-lui un masque sur le visage, puis suspendez-le à la colonne la tête en bas, et attachez-lui une pierre au cou. » Les satellites hésitaient, et voulaient voir si le président ne reviendrait point sur sa sentence, car ce supplice était horrible. Mais le bienheureux Timothée, regardant vers le ciel, dit : « Il y a dans les cieux un Dieu qui me délivrera de ces angoisses. » Les soldats s'approchèrent du président et lui rapportèrent les paroles du martyr, ajoutant que, selon eux, il le ramènerait bien mieux par des procédés humains que par de tels tourments. « C'est un nouveau marié, disaient-ils ; il y a vingt jours à peine qu'il a célébré ses noces, et il a une femme assez jeune. »

Arianus se fit amener cette femme il lui dit : « Comment t'appelles-tu ?

— Maure

— J'ai pitié de toi, car il n'est pas agréable à une jeune femme de devenir veuve. Mets tes plus beaux habits, et tout ce que tu as de plus séduisant, ensuite tu iras trouver ton mari, et tu lui persuaderas, si tu le peux, de changer de sentiments et de se soumettre autrement tu seras bientôt veuve malgré ta jeunesse. » Elle fit comme lui avait dit le président : après s'être parée de ses plus beaux

 

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atours, elle alla trouver son mari et s'efforça de lui persuader de se soumettre. Mais Timothée ne pouvait lui répondre, à cause du masque qu'on lui avait mis. Maure pria alors le président de faire ôter ce masque, ce qu'on fit. Maure étant donc revenue vers Timothée, dès que celui-ci sentit les parfums qui s'exhalaient des vêtements de sa femme, il s'écria : « Où est mon père, le prêtre Poccilius ? » Celui-ci étant venu : « Que veux-tu, heureux enfant ? » lui dit-il. Timothée lui répondit : « Je te prie, mon père, de me rendre un service : apporte-moi un vêtement et couvre-m'en le visage, afin que j'échappe à la peste de ces parfums enivrants : car ces exhalaisons odoriférantes sont mortelles, elles entraînent les hommes à la mort et allument les feux de l'enfer : cette femme est la mère de la convoitise, la compagne du diable, l'ennemie des saints, l'abomination des justes. »

Après qu'il eut ainsi parlé, Maure lui dit : « Mon frère Timothée, pourquoi me charges-tu ainsi d'injures, sans que je t aie offensé ? Il y a à peine vingt jours que nous sommes mariés, et tu n'as pas encore eu le temps de me connaître ; moi, de mon côté, je ne connais même pas encore toutes les dépendances de ta maison ; bien moins ai-je été en relations avec qui que ce soit, ni à table ni même en paroles. Et maintenant je suis pénétrée de douleur en te voyant souffrir, je compatis à tes souffrances imméritées ; et j'avoue que j'ai peur d'être veuve, moi si jeune ! Peut-être as-tu des dettes, et ton créancier t'aura fait saisir par contrainte, et de désespoir tu veux mourir. Courage ; lève-toi, mon frère ; allons à la maison, vendons nos meubles pour payer tes dettes. Si tu as été saisi par les licteurs à cause des impôts, et que tu n'as pas de quoi les payer, tu vois sur moi toutes mes parures de noces ; prends-les, va les vendre et paie le tribut à l'empereur.

— Maure, ma soeur, quand je t'ai vue venir de la maison, j'ai aperçu à ta droite un démon qui tenait à la main une petite vrille, avec laquelle il cherchait à tourner ton coeur vers le monde.

Maure lui répondit : « Mon frère Timothée, si je te cherche après cela, où te trouverai-je ? Oh ! que je me sens triste de toi ! Et le samedi ou le dimanche, qui est-ce qui fera la lecture de tes livres ?

 

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— Maure, laisse les choses de ce monde, et viens avec moi, pour recevoir la couronne de Dieu, notre Sauveur.

— Je désirerais vivement être avec toi ; mais je pensais que mon coeur était mauvais ; depuis que tu m'as parlé, l'Esprit de Dieu est entré en moi.

            — Va-t'en reprendre le président de ce qu'il fait.

— J'ai peur, mon frère Timothée, peur de manquer de courage, je n'ai que dix-sept ans.

— Espère en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et vous, ô Dieu de toute grâce, qui avez secouru les trois enfants dans la fournaise ardente, qui avez délivré Daniel de la gueule des lions, qui avez envoyé des aliments à un prophète par un prophète, pour récompenser leur justice, et pour donner des preuves de votre bonté qui a su faire d'un captif un martyr et un prophète ; maintenant donc, Seigneur, Seigneur, jetez les yeux sur Maure, et vous qui nous avez unis par le mariage, ne nous séparez pas dans le combat. »

Maure, conduite par le Saint-Esprit, alla trouver le président: « Chef d'iniquité, tu as ordonné de me donner de l'or et de l'argent pour entraîner mon âme à sa perte ; car tu n'as rien plus à coeur que de tuer les âmes en les corrompant par l'argent. Tu n'obtiendras rien de moi, parce que je me suis revêtue de l'armure de mon Sauveur Jésus-Christ. »

Le président Arianus dit alors aux siens : « Ne vous avais-je pas dit que Timothée est magicien ? Il a tellement fasciné sa femme, qu'elle est devenue folle. »

Puis, se tournant vers elle, il lui dit : « Tu préfères la mort a la vie ?  Songe que par les tourments et les supplices tu seras privée de la vie présente, si douce et si agréable. Serait-ce que, prévoyant la mort de ton mari, et songeant que dans ton veuvage tu n'aurais aucun agrément, tu aimes mieux mourir avec lui ? Mais ne tourmente pas ton coeur, tu ne seras pas veuve ; je te marierai à l'un de mes centurions qui a déjà douze campagnes tu jouiras avec lui des délices de la vie, et cette seconde alliance, sera beaucoup plus noble que la première. » Maure lui répondit: « J'ai renoncé à tout ; je ne veux pas de ton centurion ; j'ai fait alliance avec Jésus-Christ, Fils de Dieu ; et c'est parce que j'ai mis en lui ma confiance que je me suis présentée à. toi, sans redouter ton tribunal. » Le président lui fit arracher les

 

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cheveux. Après cela il lui dit : « Voilà qu'on t'a enlevé les cheveux : je te conseille maintenant d'éviter les tourments qui t'attendent.

— Je sais maintenant que le Christ m'a reçue sans m'imputer le péché que j'ai commis par ignorance et à ta persuasion ; tu m'as fait couper ces cheveux que ta fourberie m'avait fait orner avec art pour séduire mon mari ; mais Dieu m'a pardonné ce grand crime ; et désormais nul des assistants ne sera scandalisé en voyant ce qui se passe.»

Le président ordonna de lui couper les doigts et de les jeter à terre. Maure dit alors : « Et pour cela aussi merci ; je m'étais servie de mes doigts dans un but coupable, eu y ajustant ces ornements de déception. Tu ignores ce que tu fais à mon endroit ; car c'était là mon second péché ; et par ce supplice tu as fait qu'il m'a été pardonné. Aussi je me tiens joyeuse devant toi, prête à tout endurer. » Arianus commanda à douze soldats de faire chauffer une grande chaudière et d'y jeter Maure. Or, la chaudière bouillait à un tel degré de chaleur, qu'on croyait entendre les coups de tonnerre. Après qu'on y eut jeté la martyre, on la vit s'y tenir debout au milieu, sans en être incommodée ; puis elle parla ainsi au président : « Merci, tu me fais laver et purifier des péchés d'autrefois et d'autres plus récents. Maintenant je m'approcherai de Dieu avec un coeur pur, pour recevoir la couronne de vie; car tout ce que tu me fais souffrir profite à mon salut dans le Christ. Mais tu t'es trop hâté de me faire jeter dans une chaudière qui n'était pas encore chauffée, et dont l'eau est très fraîche : je n'en sens pas la chaleur, pas plus que je n'ai senti tes autres tourments. » Le président soupçonna que les soldats, de connivence avec Maure, avaient remplacé l'eau bouillante par de l'eau froide, afin que cette jeune femme sortant de là saine et sauve, ils la prissent avec eux pour assouvir sur elle leurs honteuses passions. Dans cette pensée, il descend de son siège et court vers la chaudière pour s'assurer si l'eau en était vraiment froide, et il dit à la sainte : « Si, à cause de ton insensibilité, tu ris de cette eau, voyons, prends-en un peu et mets-en dans ma main, afin que je m'assure qu'elle est froide, ainsi que tu le dis. » Maure lui répondit : « Elle est tellement froide que je n'y éprouve pas le moindre degré de chaleur. Du reste, si tu manques de bois pour

 

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chauffer ta chaudière, envoie chez mon père ; il en fait le commerce ; il t'en donnera un chariot tout plein. » Ce qu'elle disait pour se moquer. Le président lui dit : « Tu as donc froid au point de ne pas sentir l'eau bouillante ? Je te l'ai déjà dit. donne-moi de cette eau dans ma main. » La sainte en répandit sur les mains d'Arianus, qui en furent soudain toutes brûlées, tant était ardente la chaleur de la chaudière. Le président, saisi d'admiration pour l'héroïque patience de Maure, fit à haute voix son éloge, et s'écria : « Béni soit le Seigneur Dieu de Maure ! il n'y a point d'autre Dieu que celui en qui elle se glorifie. » Et disant cela, il la fit mettre en liberté.

Mais, au même moment, l'impie fit rappeler la martyre et lui dit: « Maure, cesse enfin de mettre ton espérance dans le Christ, et sacrifie à l'instant.

— Je ne sacrifie point, le Seigneur me protège.

— Si tu ne sacrifies pas, je te ferai remplir la bouche de braise.

— Tu es si déraisonnable, que tu ne sais ce que tu fais ; tu ne vois pas que si tu ordonnes de remplir ma bouche de charbons ardents, par ce supplice je serai entièrement purifiée des péchés que j'ai commis par la langue et par les lèvres ? »

Le président ordonna d'apporter une lampe remplie de soufre et de poix pour la répandre sur son corps. Cependant, la foule criait : « Quand finiras-tu de tourmenter cette jeune femme ? Assez, assez, nous ne pouvons qu'admirer tant de patience. »

Maure dit aux assistants : « Mêlez-vous de ce qui vous re-garde : les hommes à leurs affaires, les femmes à leurs travaux ; je n'ai plus besoin de votre protection ; car e ai pour protecteur le Seigneur Dieu en qui j'espère. » Comme elle parlait, le président donna l'ordre d'approcher la lampe pour lui brûler les membres.

Maure, voyant la lampe, dit au président : « Tu crois donc m'effrayer avec cette misérable lampe ? On dirait vraiment que tu n'as nul souvenir des tourments par lesquels tu m'as éprouvée jusqu'à présent Quel supplice pourrais-tu inventer qui soit plus atroce que cette chaudière d'eau bouillante, dans laquelle je n'ai trouvé qu'une eau rafraîchissante? Tu en as été toi-même. témoin, lorsque tes mains ont été brûlées par quelques gouttes que j'y ai jetées. D'ailleurs, cette lampe ne peut toucher à la

 

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fois qu'une partie de mon corps. Si donc tu as quelque pouvoir, ordonne de chauffer une fournaise, et fais-y-moi jeter, afin d'avoir une nouvelle preuve de ma constance : je suis la servante du Christ, et il ne m'abandonnera pas, ce Dieu de bonté qui m'a appelée par mon bienheureux mari à soutenir ce rude combat. Quant à cette lampe dont tu crois me tourmenter, elle est pour moi comme la rosée du matin, qui, descendant du ciel sur la terre, fait germer les arbres et produire les fruits. »

A la fin le président se décida à la faire crucifier avec son mari, en face l'un de l'autre. Comme ils se rendaient au lieu du supplice, Maure rencontra sa mère, qui, se saisissant d'elle, lui dit avec de grands cris : « Maure, ma fille, est-ce ainsi que tu abandonnes ta mère ? Et qui désormais se servira de tes bijoux, qui en jouira, ma fille, quand tu seras morte ? » Maure lui répondit : « L'or périt, mère, et les teignes dévorent les vêtements ; la beauté du corps se flétrit par l'âge et par le temps ; mais la couronne que promet Jésus-Christ est impérissable, et l'éternité tout entière la verra toujours aussi belle. » Et comme sa mère ne pouvait rien dire, Maure s'échappa de ses mains, et lui dit en s'avançant résolument vers la croix : « Pourquoi veux-tu m'empêcher de jouir promptement de mon Seigneur, par l'imitation de sa mort ? » On crucifia donc les deux époux vis-à-vis l'un de l'autre. Ils demeurèrent neuf jours et autant de nuits sur la croix, et ils s'exhortaient mutuellement dans leur martyre.

Sainte Maure disait au bienheureux Timothée : « Ne nous laissons pas aller au sommeil, de peur que le Seigneur ne vienne, et, nous trouvant endormis, il ne s'irrite contre nous. La lampe allumée dans la maison du père de famille qui veille empêche le voleur d'y pénétrer ; mais si elle est éteinte, celui que veut dérober y trouve un accès facile. Veillons, continuons la prière, afin que Notre-Seigneur nous trouve à toute heure constamment occupés à l'attendre, et de peur que l'ennemi ne nous tende secrètement des pièges jusque sur la croix. » Elle lui dit encore : « Réveille-toi, mon frère, chasse la somnolence, et sois vigilant. Car j'ai vu, comme dans une extase, un homme se tenir devant moi, portant à la main un vase plein de miel, et il me disait : « Prends cela, et bois. » Et je lui dis : « Qui es-tu ? » Il me répondit : « Je suis l'ange de Dieu. » Je lui repartis :

 

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« Lève-toi et prions. » Il me dit alors : « Je suis venu ici par compassion pour toi, parce que, comme tu as jeûné jusqu'à la neuvième heure, tu dis que tu as faim.» Et moi je lui répondis : « Quel est celui qui te porte à me parler ainsi ? ou d'où vient que tu es si animé contre ma patience et mon abstinence ? Ne sais-tu pas que Dieu accorde même l'impossible à ceux qui le prient ? » Et comme je me mettais en prière, je le vis détourner son visage, et je reconnus aussitôt que c'était un stratagème de l'ennemi qui voulait nous perdre jusque sur la croix. Et sur-le-champ il disparut. Et voilà que j'en vis venir un autre qui me conduisit sur les bords d'un fleuve qui roulait des flots de lait et de miel, et il me dit : « Bois. » Je lui répondis : « Je l’ ai déjà dit, je ne boirai ni eau ni quoi que ce soit, jusqu'à ce que je prenne le breuvage du Christ, que la mort me procure pour mon salut et pour gagner l'immortalité de la vie éternelle.» Et il se mit à boire ; et comme il buvait, le fleuve changea d'aspect et aussitôt cet ennemi se retira aussi. Il en survint un troisième, vêtu d'un habit convenable, et dont le visage resplendissait comme le soleil. Il me prit par la main, me conduisit dans le ciel et me montra un trône préparé sur lequel on avait déposé une robe blanche et une couronne. Étonnée de ce que je voyais, je lui dit : « Pour qui sont ces choses, Seigneur ? » Il me répondit : « C'est le prix de ta victoire ; c'est pour toi que ce trône a été préparé, et la couronne aussi. » Il me conduisit ensuite en un lieu un peu plus élevé, et il me montra un autre trône sur lequel j'aperçus une robe blanche et une couronne comme sur le premier. Et comme je m'informais pour savoir à qui elles étaient destinées, il me dit : « Elles sont pour ton mari Timothée.» Je le priai alors de me dire pourquoi les trônes étaient si distants l'un de l'autre ; il me répondit : « Entre toi et ton mari il y a une grande différence. Ne sais-tu pas que c'est par lui et par ses exhortations que tu recevras la couronne ? Va donc et retourne à ton corps jusqu'à la sixième heure ; car demain les anges viendront pour recevoir vos âmes et les conduire au ciel. Cependant, soyez vigilants, de peur que l'ennemi ne vienne encore vous attaquer. »

Le dixième jour avait commencé à luire depuis que les martyrs étaient sur la croix, lorsque, à la sixième heure, un ange vint pour recevoir leurs âmes. Maure cria alors au peuple : « Frères,

 

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souvenez-vous que nous avons vécu en ce monde, et que nous avons aussi accompli ce que Dieu demandait de nous ; et maintenant nous allons recevoir la couronne immortelle des mains de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Vous donc aussi vivez dans le monde comme il convient ; faites ce que Dieu attend de vous, et vous recevrez pareillement une couronne de ce même Seigneur Dieu ; car tous ceux qui reçoivent sa couronne ont obtenu le pardon de leurs péchés. » Dès qu'elle eut cessé de parler, ils rendirent tous deux l'esprit en paix. Et ainsi fut consommé leur martyre par un bon et parfait combat, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soit gloire et puissance avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles ! Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINTE AGNÈS, VIERGE. A ROME, LE 21 JANVIER 305.

 

« Agnès est une des plus gracieuses et des plus populaires figures du martyrologe chrétien. Mais c'est une de celles sur lesquelles on possède le moins de documents certains. Cependant, même en négligeant tout à fait ses actes, qui sont postérieurs au quatrième siècle, et en combinant seulement les renseignements puisés dans la tradition orale par saint Ambroise, par saint Damase et par Prudence, on arrive à se faire, croyons-nous, une idée assez nette de son histoire. » Agnès était une enfant, elle avait douze ans, treize ans peut-être — l'âge nubile à Rome, quand elle fut arrêtée, sur la dénonciation, semble-t-il, d'un prétendant évincé. Le juge employa la douceur, puis menaça de faire brûler vive la fillette, enfin la fit mettre à la question. C'était en vain. Il envoya l'enfant dans une maison de prostitution, située, dit-on, sous les arcades de stade d'Alexandre Sévère, là où s'élève aujourd'hui l'église qui lui est dédiée sur la place Navone. L'enfant demeura intrépide, elle avait disposé sa longue chevelure de façon à s'en couvrir comme d'un manteau. Troublé par la tranquille dignité de la jeune fille, un libertin paraît avoir renoncé à rien tenter contre elle. D'ordinaire cette situation, dans laquelle les païens voyaient peut-être quelque sortilège de la victime, se prolongeait peu ; l'enfant fut emmenée et on lui coupa la tête.

Je donne ici le fragment de saint Ambroise et celui de Prudence .

 

BOLL. Act. SS. Janv. II, 351-62 (3a ed. 714-28). — ASSEMANI,

Acta SS. orient. et occid. (1748), t. II, p. 148-159, traduction dans LAGRANGE, Les Actes des martyrs (Tours, in-8°), p. 206-209. — D. BARTOLINI, Gli atti del martirio della nobiliss. vergine romana S. Agnese, illustrati colla storia e coi monumenti (Roma, 1858, in-4°) et trad. franç.: Actes du martyre de la très noble vierge

 

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romaine Ste Agnès, et du martyre des nobles Abdon et Sennen, trad. de l'italien par J. MATERNE (Paris, 1864, in-80). — B. BEVERINI, Vita di Sant'Agnese (Lucca, 1851, in-8°). — G. BONTEMPI, Vita di Sant'Agnese, vergine e martyre romana (Bellinzona, 1890, in-12) ; cf. Anal. boll. 1891, p. 367.- J. COURT, Martyre de Ste Agnès dans le forum romain (Paris, 1858, in-8°). — L. DUCHESNE, Bulletin critique, I, 223. — A. DUFOURQ, Etude sur les Gesta martyrum romains (Paris, 1900, in-8°), p. 214 suiv. et 313-318. — P. FRANCHI, St'Agnese nella tradizione e nella leggende, dans Romische Quartalschr.(Roma, 1899, pp. 96). Cf. Anal. boll. XIX, 1900, p. 226-229 L. DE KERVAL, Sainte Agnès dans la légende et dans l'histoire Essai littéraire et historique ( Paris, 1901, in-8°). Cf. Anal. boll. 1902, p. 215. — G. MIGLIORATI, Luogo delle tenebre illuminato dalla purità : discorso istorico intorno l'iden tità di quelle volte sotterranee che orano il lupanare del Circo Agonale, dove fu per oltraggio condotta St'Agnese, cite, proteggendola la mano divina, opero stupendi miracoli (Roma, 1698, in-4°). Cf. M. ARMELLINI, Il cimitero di S. Agnese, sulla Via Nomentana (Roma, 1880, in-8°). — F. MONACI, Memorie del martirio e del culto di S. Agnese v. m., raccolte e tradotte dai testi latini (Fermo, 1858, in-12). — PETIT DE JULEVILLE, Mystères (1880), II, 21, 345.250.— Romania (1881), X, 316-317).— A. ROSSI, Leggenda. di S' Agnese, verg. e mart. di Cristo, (Perugia, 1857, in-8°). — RUINART, Acta sinc. (1689), p. 503-504.— L. SANTINI, Vita di S. Agnese, verg. e mart. (Roma, 1877, in-12), trad. franç. par A. LALCI (Poitiers, 1879, in-18). — A. L. SARDOU, dans Ann. soc. Alpes-Marit. (1877), t. IV, p. V, XVI (Nice, 1878, in-8°,11 pp.). — L. SHERLING, The Life of the blessed S. Agnese virg. and mart. par DAN. PRAT. (London, 1677. in-8°). — TILLEMONT, Mém. hist. eccl. (1698), t. V, p. 244-350, 723-725. — Vita di Sa Agnese (Monza, 1881, in-16). — Vrouwelidk Cieraat van sint Agnes versmaedt … (J. Hertogenbosche, 1622, in-4°). Voy. POTTHAST.

 

ÉLOGE DE SAINTE AGNÈS PAR SAINT AMBROISE.

 

Le nom d'Agnès est un titre de pureté : j'ai donc à la célébrer et comme martyre et comme vierge. C'est une louange abondante que celle que l'on n'a pas besoin de chercher et qui subsiste par elle-même. Arrière le rhéteur, arrière l'éloquence ; un seul mot, son seul nom, loue Agnès. Que les vieillards, que les jeunes gens, que les enfants la chantent. Tous les hommes la célèbrent, ils ne peuvent dire son nom sans la louer.

 

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On rapporte qu'elle avait treize ans quand elle souffrit. Cruauté détestable du tyran, qui n'épargna pas. un âge si tendre; mais plus encore, merveilleuse puissance de la foi, qui trouve des témoins de cet âge ! Y avait-il place en un si petit corps pour les blessures ? A peine l'épée trouvait-elle sur cette enfant un lieu où frapper ; et cependant Agnès avait en elle de quoi vaincre l’épée.

A cet âge, la jeune fille tremble au regard irrité de sa mère ; une piqûre d'aiguille la fait pleurer, comme ferait une blessure. Agnès, intrépide entre les mains sanglantes des bourreaux, se tient immobile sous le fracas des lourdes chaînes qui l'écrasent ; ignorante encore de la mort, mais prête à mourir, elle présente tout son corps à la pointe du glaive d'un soldat furieux. La traîne-t-on, malgré elle, aux autels, elle tend les bras au Christ à travers les feux du sacrifice, et sa main forme jusque sur les flammes sacrilèges ce signe qui est le trophée du Seigneur victorieux. Son cou, ses deux mains, elle les passe dans les fers qu'on lui présente ; mais on n'en trouve pas qui puissent serrer des membres encore si petits.

Nouveau genre de martyre ! La vierge n'a pas l'âge du supplice, et déjà elle est mûre pour la victoire ; elle n'est pas mûre pour le combat, et déjà elle est maîtresse en fait de courage. L'épouse ne marche pas vers le lit nuptial avec autant d'empressement que cette vierge qui s'avance, pleine de joie, d'un pas dégagé, vers le lieu de son supplice, parée, non d'une chevelure artificieusement disposée, mais du Christ, couronnée non de fleurs, mais de pureté.

Tous pleuraient ; elle seule ne pleurait pas. On s'étonne qu'elle prodigue si volontiers une vie qu'elle n'a pas encore goûtée ; qu'elle la sacrifie, comme si elle l'eût épuisée. Tous admirent qu'elle soit déjà le témoin de la Divinité, à un âge où elle ne pourrait encore disposer d'elle-même. Sa parole n'aurait pas de valeur dans la cause d'un mortel: on la croit aujourd'hui dans le témoignage qu'elle rend à Dieu. Et en effet, une force qui est au-dessus de la nature ne saurait venir que de l'Auteur de la nature.

Quelles terreurs n'employa pas le juge pour l'intimider ! que de caresses pour la gagner! Combien d'hommes la demandèrent pour épouse ! Elle s'écrie : La fiancée fait injure à l'époux, si

 

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elle se fait attendre. Celui-là m'aura seul, qui le premier m'a choisie. Que tardes-tu, bourreau? Périsse ce corps que peuvent aimer des yeux que je n'agrée pas ! »

Elle se présente, elle prie, elle courbe la tête. Vous eussiez vu trembler le bourreau, comme si lui-même eût été condamné; sa main était agitée, son visage était blême sur le danger d'un autre, pendant que la jeune fille voyait sans crainte son propre péril. Voici donc dans une seule victime un double martyre : l'un de chasteté, l'autre de religion. Agnès; demeura vierge, et elle obtint le martyre.

 

HYMME DE PRUDENCE SUR LE MARTYRE DE SAINTE AGNÈS.

 

La cité de Romulus possède le tombeau d'Agnès, jeune fille héroïque, illustre martyre. De sa demeure, située en face des remparts, la vierge veille au salut des fils de Quirinus. Elle protège même l'étranger qui vient, d'un coeur pur et fidèle, prier dans son sanctuaire.

Une double couronne ceint le front de la martyre: la virginité inviolable, la mort glorieuse.

Elle avait à peine l'âge nubile, et dès sa plus petite enfance, l'amour du Christ l'embrasait; intrépide, elle résista aux ordres impies qui voulaient la contraindre à servir les idoles, à détester la foi sainte.

On tenta son courage par plus d'un piège ; le juge employa de caressantes paroles, le bourreau, l'appareil de la torture ; la vierge se tenait debout dans son fier courage ; elle offrait son corps à la torture, et la mort ne l'étonnait pas.

« Tu braves les supplices, lui dit le tyran farouche ; s'il est facile de vaincre la douleur et de mépriser la vie comme aune chose de peu de prix, la pudeur, au moins, est chère à une vierge.

« Je l'exposerai dans un lupanar public, si elle ne se réfugie près de l'autel de Minerve et n'implore sen pardon de cette vierge qu'elle persiste à mépriser. Toute la jeunesse va accourir pour y réclamer la nouvelle esclave de ses caprices.

— Le Christ, répond Agnès, n'oublie pas à ce point les siens, qu'il sacrifie leur pudeur et les abandonne; il assiste ceux qui

 

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sont pures et ne souffre pas que leur intégrité soit souillée. Tu rougiras ton glaive de mon sang ; mais tu ne profaneras pas mon corps par la luxure. »

Elle dit. Le juge ordonne qu'on l'expose sous l'arcade du stade de Sévère. La foule détourne ses regards à cet aspect ; un sentiment de pudeur qu'elle ne connaissait pu semble la maîtriser tout à coup.

Un seul homme a osé arrêter son regard impur sur ce corps sacré ; soudain un oiseau de feu prompt comme la foudre l'a frappé. Le coupable, aveuglé, roule sur la poussière et se débat convulsivement. Ses compagnons l'enlèvent demi-mort, et déjà lui adressent l'adieu suprême.

La vierge s'avançait triomphante, adressant à Dieu le Père et au Christ un cantique sacré. Délivrée du péril, elle renflait grâces au pouvoir céleste, qui pour elle avait fait du lupanar un lieu chaste, et conservé sans atteinte l'honneur de la virginité.

Il y en a qui disent qu'elle pria le Christ de rendre la lumière au coupable qui gisait à terre, et que le jeune homme recouvra le souffle de sa poitrine et l'usage de ses yeux.

Agnès a gravi un premier degré dans la céleste cour ; elle en gravit un second. Le tyran sanguinaire s'emporte de fureur à la nouvelle qu'il reçoit. « Je suis donc vaincu ? dit-il avec émotion. Soldat, prends une épée et accomplis les ordres de l'autorité souveraine. »

La vierge voit l'homme à l'épée debout auprès d'elle, elle s'écrie joyeuse : « Quel bonheur ! j'aime mieux ce furieux, qui est si laid que c'est à faire peur, qui fait du bruit avec ses armes, qu'un jeune homme mou et parfumé, pour violer ma pudeur.

« Voici mon amant, j'en conviens ; je cours à sa rencontre; je n'arrête plus le feu de ma passion. Qu'il enfonce tout son fer dans mon sein ; que je sente entrer cela jusqu'au fond de ma poitrine ; alors, épouse du Christ, franchissant la région des ombres, je m'élèverai au plus haut des cieux.

« Roi éternel, daigne ouvrir les portes de ton céleste palais si longtemps fermées aux habitants de la terre. Christ ! appelle à toi cette âme, elle est vierge, c'est une hostie à ton Père»

Elle dit, et inclinant la tête, elle adore humblement le Christ, offrant son cou au glaive qui se lève au-dessus d'elle. Le bras

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du bourreau accomplit à l'instant l'espoir de la vierge; le coup détacha la tête ; et la mort vint avant la douleur.

L'âme brillante et affranchie s'élance libre à travers les airs ; un groupe d'Anges l'accompagne sur le sentier lumineux.

Dans son vol, elle voit au-dessous d'elle le globe de la terre et les ténèbres qui l'environnent; mais elle dédaigne cette région inférieure que le soleil visite dans son cours, tout ce que le monde entraîne et confond dans sa marche, tout ce qui vit au sein du noir tourbillon, tout ce que la vaine mobilité du temps emporte avec elle.

Elle domine maintenant de son regard les rois, les tyrans, les empires, les dignités publiques ; les honneurs et les pompes, qui enflent d'orgueil les mortels insensés ; l'argent et l'or si puissants, dont ils ont une soif ardente, et qu'ils recherchent par toute sorte de crimes ; les palais construits avec splendeur, la vanité des parures brillantes ; la colère, les craintes, les désirs, les dangers partout ; les joies si rapides, les chagrins si longs à s'épuiser ; les torches de l'envie, qui souillent de leur noire fumée l'espérance des hommes et leurs succès ; enfin le plus affreux de tous les maux, le nuage honteux de l'idolâtrie planant sur le monde.

Dans son attitude triomphante, Agnès foule et domine tous ces vains objets; de son pied elle écrase la tête du cruel dragon, qui infecte de son venin les habitants de la terre et les entraîne avec lui aux enfers. Maintenant dompté sous le pied de la jeune vierge, il abaisse honteusement sa crête enflammée ; vaincu, il n'ose plus relever la tête.

En même temps le Dieu du ciel ceint de deux couronnes le front de la chaste martyre; l'une porte en traits de lumière le nombre mystérieux de soixante; sur l'autre le centenaire ex-prime les mérites qu'Agnès a conquis.

Heureuse vierge, illustration nouvelle, noble habitante de la cité céleste, daigne incliner vers nos misères ta tête ceinte du double diadème. A toi seule le Dieu suprême donna la puissance de rendre chaste un jour le lieu même du crime.

Un regard de ta bonté dirigé vers moi me rendra pur, en inondant mon coeur de sa lumière ; tout ce que ton oeil daigne fixer, comme autrefois tout ce que ton noble pied toucha, participe aussitôt à la pureté qui réside en toi.

 

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LE MARTYRE DE SAINT CYR ET DE JULITTE, SA MÈRE. A TARSE, EN CILICIE, VERS 306.

 

Ce drame a eu pour théâtre une ville des États de Maximin Daia. Il y a peu de choses à ajouter au récit des actes. Ceux qui avaient été donnés il y a deux siècles étaient indignes d'être relevés ; il y a quelques années, les Bollandistes ont donné des Actes grecs qu'ils ont intitulés « sincera », et il faut s'en remettre au jugement de ces savants hommes.

 

BOLL., Anal. boll., I (1882), p. 192 et suiv. Voyez la bibliographie dans CHEVALIER, ouvr. cité.

 

MARTYRE DE SAINT CYR ET DE SAINTE JULITTE

 

Sous le règne de Domitien éclata une grande persécution. La province de Lycaonie était alors administrée par un personnage nommé Domitien, assoiffé du sang des chrétiens comme une bête féroce eût pu l'être. Julitte habitait la Lycaonie.

Elle comptait parmi les premières familles. C'était une femme d'une conduite irréprochable, remplissant ses devoirs de chrétienne. et que la vue de l'impiété qui couvrait le monde remplissait de chagrin. Connaissant la cruauté de ce Domitien entre les mains duquel nul chrétien n'échappait à la mort, et redoutant d'y tomber, elle quitta la Lycaonie, emportant son petit enfant et suivie de deux servantes, faisant abandon de tout son bien pour l'amour du Christ et méprisant tout afin de devenir son épouse. Arrivée à Séleucie, elle y trouva une situation aussi menaçante pour les chrétiens : le gouverneur Alexandre haïssait la vertu et forçait les chrétiens à sacrifier; aussi Julitte se dirigea-t-elle vers Tarse, métropole de la première Cilicie. Mais elle fut arrêtée comme elle tenait son petit enfant entre

 

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ses bras ; toutefois les deux servantes avaient eu le temps de s'enfuir, et elles suivirent de loin les phases du martyre.

La martyre fut amenée devant Alexandre, qui l'interrogea sur son nom, son rang, sa patrie ; ô heureuse femme livrée tout entière au divin amour! l'aspect rébarbatif du juge, l'exhibition des instruments de torture, ni quoi que ce soit de ce qui peut causer quelque émotion ne sut troubler son âme vaillante ; tout de suite elle confessa le Seigneur, sans réticences et à voix haute. Elle s'adressait même au peuple, à qui elle reprochait d exiger en ce jour des sacrifices en l'honneur de démons sourds-muets et d'autres idoles, alors qu'il abandonnait le Dieu du ciel et de la terre.

Le gouverneur, ne supportant pas cette libre parole, se fit apporter l'enfant, ravissant enfant à qui le sens de tout ce qui se faisait échappait. En même temps il ordonna d'étendre la mère par terre et de la fouetter avec des nerfs de boeuf crus. Le petit enfant, que les bourreaux avaient arraché de force à sa mère, pleurait, se débattait, donnait des coups de pied, faisait effort pour rejoindre sa mère, qu'il regardait, les yeux tout voilés de larmes ; cependant on le porta au gouverneur, tandis qu'on torturait sa mère. Mais elle paraissait une statue inanimée et sous la tempête de coups elle ne disait que ces mots : « Je suis chrétienne, et on ne me persuadera pas de sacrifier au démon ainsi que vous le faites. »

L'enfant, qui voyait le supplice de sa mère, redoublait ses cris ; il semblait que ce fût lui qu'on tourmentât. Le gouverneur le prit dans ses mains, il essayait de le calmer par des caresses, le mettait sur ses genoux et tentait de l'embrasser; mais le petit ne détournait pas les yeux de sa mère, se désolait de plus en plus, repoussait le gouverneur: rejetant sa petite tête en arrière, il essayait de griffer la figure de l'homme et, comme on voit faire aux petits des tourterelles, il essayait d'imiter le cri de sa mère et de répéter : « Je suis chrétien. » Comme il ne pouvait faire sa volonté et rejoindre sa mère, à cause de la violence que ui faisait le gouverneur, le pauvre petit lui envoya des coups de pied dans les côtes.

Alors cette brute (car on ne donne pas le nom d'homme à un être qui ne pardonne pas le crime d'un si délicieux enfant), cette brute, dis-je, folle de rage, brandit l'enfant qu'elle tenait par

 

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pied et le précipita sur le pavé. Le crâne éclata sur les marches qui menaient au siège et éclaboussa toute la salle d'audience. L'enfant avait rendu son âme à Dieu, ainsi qu'il est écrit : « Les âmes des justes sont entre les mains de Dieu. »

La mère avait tout vu; elle rayonnait de joie à la pensée du présent qu'elle venait de faire à Dieu. « Merci, mon Dieu, disait-elle, parce que vous m'avez laissé voir mourir mon fils vaut moi et l'avez rendu digne de la couronne qui ne se flétrit plus. »

Le juge, indigné, ordonna qu'elle fût suspendue et ensuite

fouettée et qu'on lui versât de la poix bouillante sur les pieds, tandis que le héraut crierait : « Julitte, aie pitié de toi-même, sacrifie aux dieux et épargne-toi les tortures, sinon tu subiras une mort cruelle, comme ton enfant, et tu perdras ce monde si deux.

Mais cette athlète, dont les yeux du coeur plongeaient dans l'avenir, supporta tout ; elle répétait encore : « Je ne sacrifie pas aux démons sourds-muets; j'adore Dieu par qui tout a été fait, et je m'efforce d'imiter mon fils afin d'être digne du royaume des cieux. »

Le juge, qui voyait cette fermeté et que cette liberté de parole irritait, donna ordre qu'on coupât le cou à la martyre et que son corps et celui de l'enfant fussent jetés dans le cloaque des condamnés. Quand la sainte arriva au lieu de sa fin, elle demanda au bourreau qui l'escortait de lui accorder quelques instants pour prier. Il consentit, alors elle s'agenouilla et dit : « Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui as appelé mon enfant avant moi, qui as daigné me tirer de cette vie à cause de ton nom terrible et saint et me joindre à tes saints pour l'éternité. Reçois-moi, Seigneur; indigne servante, mets-moi au nombre des vierges sages dans la demeure éternelle et incorruptible où tu célèbres tes noces, et je te bénirai avec elles, Dieu tout-puissant, avec le Fils et le Saint-Esprit, pendant les siècles. Amen. »

Dès que ce fut fini, le bourreau fit tomber la tête. Le corps fut porté hors de la ville, au lieu où l'on avait jeté les restes de l'enfant.

 

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PASSION DES SAINTS JEAN ET SIMÉON DE TCHÉNÉMOULOS

 

L'auteur des actes de Jean et Siméon s'est nommé. Ce personnage s'appelle Jules ; « il était natif du petit bourg d'Aqfahs d'où lui vient son nom ; ses parents devaient être fort riches et lui firent donner une éducation des plus distinguées, car il devint secrétaire-interprète en chef du gouverneur d'Alexandrie, et il avait des goûts littéraires très développés. Pendant toute la persécution, il assista aux jugements et aux tortures des martyrs : il les visitait dans leur prison, les ensevelissait, écrivait leur histoire au su et au vu de tout le monde ». Il avait, dit-on, sous ses ordres trois cents scribes qu'il employait à écrire les histoires des martyrs et des saints. Cette remarque me dispense de rien dire de plus de la pièce qu'on va lire et dont plusieurs parties et certains détails sont néanmoins dignes d'attention.

 

H. HYVERNAT, Martyrs de l'Égypte, t. I, p. 174-201, dont je reproduis la traduction.— E. AMÉLINEAU, Les Actes des Martyrs de l'Église copte, ch. vu, p. 123 suiv., 129 suiv.

 

Martyrologe du saint confesseur du Christ, Jean, prêtre, et de Siméon, son compagnon. Le jour où ils ont consommé leur saint martyre est le onzième du mois d'Epip. Dans la paix de Dieu! Amen.

 

Venez, écoutez, que je vous dise la vie d'hommes de Dieu, Jean et Siméon; écoutez, mes bien-aimés, et admirez.

Dans un village appelé Tchénémoulos, du nome de Panau, vivait un homme du nom de Moïse. Sa femme s'appelait Hélène; elle était stérile et n'avait pas d'enfants. Son mari était attristé de cela

 

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il délibérait en lui-même, disant : « Si Dieu me donne un fils, je me lèverai et je ferai construire un topos sous le vocable de saint Jean-Baptiste, je donnerai la moitié de ce que je possède aux pauvres et aux indigents et j'établirai mou offrande avant de mourir. » Moïse bâtit donc le topos et fit de grandes charités aux pauvres et aux indigents.

Or, le deuxième jour du mois de Paôni, qui est le jour de la fête de saint Jean le Précurseur, comme on avait achevé le lychnikon du soir, le pieux Moïse étendit les bras et, pria, disant : « Dieu, entends-moi, moi pécheur et misérable; donne-moi un fils, pour que je l'appelle du nom de ton Précurseur Jean. Je t'en prie, mon Seigneur, entends-moi, et ne me laisse pas mourir sans fils, condamné à voir périr ma mémoire. Mais sois miséricordieux envers moi, qui suis ton serviteur. Béni sois-tu, ô Père, avec le Fils et le Saint Esprit, éternellement! Amen. »

Après avoir dit cela, il monta dans sa chambre à coucher et s'endormit. Or, au milieu de la nuit, il vit en vision un homme lumineux qui se tenait debout devant lui. Il avait une grande chevelure et une barbe bien fournie; il avait une ceinture de cuir autour des reins, et son visage était tout lumineux. En le voyant, Moïse entra en extase et eut peur. L'homme lumineux lui dit :

« Sais-tu qui je suis? »

Il répondit : « Non, mon seigneur. »

L'homme lumineux lui dit : « Je suis Jean, fils de Zacharie, et ma mère, Élisabeth, était parente de Marie, mère de Jésus-Christ. Tu as prié (hier) soir pour que tu (te) visses naître un fils, et Dieu qui a écouté la prière de mon père et m'a donné à lui, (Dieu) qui a écouté Anne et lui a donné Samuel, (Dieu) qui a écouté Abraham et lui a donné Isaac, (Dieu) t'a écouté (toi aussi). Voici que, cette année, il te naîtra un fils, et il sera rempli de la grâce de l'Esprit-Saint. Ce sera un élu de Dieu et Dieu le bénira, les hommes le glorifieront et il confessera le nom du Seigneur, en temps de persécution. »

Lorsque Moïse eut vu cela, il se réveilla (et sortit) de la vision. Quand son esprit eut repris l'équilibre : e Vraiment, dit-il, c'est. Jean-Baptiste que j'ai vu. »

Et il se leva et pria jusqu'à ce que la lumière parût.

Après cela, Hélène, sa femme, conçut; elle jeûna jusqu'à la fin de sa grossesse ; puis elle mit un fils au monde, et une grande

 

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lumière se répandit dans la maison au moment de sa naissance. On disait « Appelons l'enfant du nom de son père. » Mais celui-ci dit « Point du tout, qu'on l'appelle du nom de Jean-Baptiste, car c'est sur mon intercession en ma faveur que le Seigneur me l'a donné. » Et on l'appela Jean.

Moïse, son père, pendant sept jours donna des festins aux pauvres, aux infirmes et aux notables de son village, qui man gèrent, burent et se réjouirent.

Lorsque l'enfant eut quarante jours, on le baptisa.

Quand il eut grandi et atteint sa onzième année, son père ayant quelques brebis, on les lui donna à garder. Il avait un cousin du nom de Siméon. Le jeune Jean gardait les brebis avec lui aux champs. Or Jean jeûnait tous les jours depuis le matin jusqu'au soir. Les pains qu'on lui donnait (pour les emporter) aux champs et les manger avec Siméon, il les donnait chaque jour aux pauvres et aux passants. Il fit ainsi pendant plusieurs jours, ne mangeant pas et ne laissant pas manger Siméon; tous les deux jeûnaient. (Un jour) Siméon dit à son père : « Je n'irai plus aux champs avec Jean; il prend mon pain et le sien et il le donne aux infirmes qui passent, et il me laisse à jeun jusqu'au soir tous les jours. » Et son père alla raconter cela au père du petit Jean, disant : « Ton fils empêchera le mien d'aller aux champs. » Moïse dit à son frère : « Prends patience jusqu'à (demain) matin, et allons aux champs. Si je le trouve à faire ainsi, je me charge d'arranger l'affaire. » Siméon était plus petit que Jean.

Lorsque le matin fut venu, Jean retourna aux champs, avec Siméon. Il prit le pain et le donna, suivant son habitude. Vers le milieu du jour, Moïse et son frère s'en allèrent aux champs pour savoir si la chose était vraie. Arrivés à l'endroit où étaient les enfants, les pères s'assirent à côté de leurs fils. Le père de Jean lui dit : « Mon fils, donne-moi un des pains que je t'ai remis quand tu es parti pour les champs. » Il dit à son père : « Va dans la hutte et prends. » Son père alla dans la hutte; mais le petit Jean savait qu'il n'y avait pas de pain dans la hutte. Il eut peur que son père ne le battît et il voulut s'enfuir et descendre au village. Mais son père, entrant dans la hutte, trouva le bissac plein de pains tout chauds, comme si on venait de les sortir du four. Il fut saisi de crainte; son corps frissonna

 

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cruellement (1), et sur-le-champ il comprit qu'il y avait une intervention divine. Il appela le père de Siméon et lui montra les pains. Celui-ci admira et glorifia Dieu. Moïse dit à Siméon : « N'empêche pas mon fils Jean de faire rien de ce qu'il voudra, et ne le rapporte pas à ton père. » Puis il raconta à sa mère, Hélène, ce qui était arrivé. Elle glorifia Dieu, disant : « Vraiment, le Seigneur, notre Dieu, nous a donné dans la personne de Jean, mon fils, un bon arbre qui donnera de bons fruits à son Maître. Vive le Seigneur! Je ne le laisserai plus aller, aux champs, pour garder (les brebis); car je n'ai qu'un fils. »

Ils le prirent donc auprès d'eux. Ils louèrent des pasteurs qui gardèrent le bétail, et Jean resta au village. Quand il eût accompli sa dizième année, il apprit par coeur tout le psautier, les quatorze épîtres de Paul et les lettres de nos Pères, les Apôtres ; il les apprit par coeur, car il était plein de la grâce de Dieu, Lorsqu'il eut douze ans, son père voulut lui prendre femme. L'enfant ne voulait pas; il dit à son père : « Mon père, si tu me prends une femme, je ne demeurerai plus avec toi, mais j'irai à Scété pour y rester jusqu'au jour de ma mort. » Son père eut peur; il le laissa (tranquille) et ne lui prit pas de femme.

Après ces choses, le dernier jour du mois de Phaménoth, l'évêque vint au village de Tchénémoulos, et le clergé se réunit auprès de lui pour l'honorer. Or le père de Jean pria l'évêque de venir chez lui pour dîner. L'évêque y alla avec quatre clercs du village. Pendant qu'on mangeait, deux clercs discutèrent à propos de (certains) passages des Actes des Apôtres; le petit Jean se tenait debout (à côté d'eux). La discussion se prolongeait à cause de l'acharnement qu'ils y mettaient. Le petit Jean les remettait sur la voie dans les versets où ils se trompaient; et l'évêque s'émerveilla. Puis l'évêque dit aux clercs : « Récitez-moi onze psaumes, un à un. » Ils commencèrent donc à réciter; et quand l'un d'eux se trompait dans la récitation d'un verset, le petit Jean le reprenait. L'évêque était étonné de sa grande intelligence. Le matin, donc, du premier jour (du mois) de Pharmouthî, il prit le petit Jean et le fit prêtre, contre son gré;

 

(1) Littéralement : sur des épines.

 

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(car) Jeanne savait pas écrire. Dieu bon lui vint en aide pour qu'il apprît les prières et les trois anaphores saintes.

A la fin de sa troisième année de sacerdoce, Dieu lui fit le don des guérisons, qui s'opérèrent tous les jours de sa vie, par ses saintes mains. Il ne mangeait point, du samedi au samedi. On lui apportait une foule de malades atteints de maladies diverses, et lorsqu'il avait prié sur eux, ils étaient guéris de leurs maladies. Il chassa aussi beaucoup de démons (du corps) des gens. Il s'était construit une petite cellule dans le lieu (de sa résidence); et il y restait, priant avec persévérance le jour et la nuit. Des foules nombreuses venaient vers lui de tous côtés pour recevoir sa bénédiction.

Or, un jour, un officier du roi vint en Égypte pour percevoir les impôts de chaque ville et de chaque nome. Cet officier arriva donc à Tehénémoulos à cause de l'impôt; il était accompagné d'un serviteur qui n'avait qu'un oeil. L'officier, apprenant que le juste Jean avait le don des guérisons, prit son serviteur et se rendit vers lui, pour recevoir sa bénédiction. Arrivé vers le juste, il l'adora (en se prosternant) contre terre. Le bienheureux Jean le releva; puis il mit sa main sur le visage de l'officier comme pour le bénir; après quoi il mit (aussi) la main sur le visage du serviteur qui l'accompagnait. Aussitôt que sa main eut touché le visage du serviteur, l'oeil de celui-ci s'ouvrit. A la vue de ce qui était arrivé, l'officier s'étonna et répandit cette nouvelle dans tout le village et dans tous les pays où il alla, se réjouissant et glorifiant Dieu et le Juste. Et, après avoir achevé sa mission, il retourna auprès du roi.

En ce temps-là, les parents du juste Jean se reposèrent dans le Seigneur. Quant à Siméon, il préposa des bergers à la garde de son bétail et il vint auprès du juste Jean, dont il fut le disciple, et il marcha avec lui, ne s'écartant jamais de lui en rien. Chaque nuit le juste jean se tenait debout, vaquant à la prière, et il ne s'endormait point qu'il n'eût récité tout le psautier, et, quelquefois, les Actes aussi, ou une partie (des lettres) du saint Apôtre.

Il y avait, dans un village nommé Psentchiho, un homme qui venait fréquemment vers le Juste, pour lui faire visite. Or, une fois qu'il était venu vers lui (c'était le jour du saint dimanche), le juste Jean le bénit et lui ordonna de s'asseoir. Moi

 

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Siméon, j'étais assis, moi aussi, ainsi que d'autres hommes de bien. Saint Jean dit à l'homme qui était venu le voir :

« Sais-tu quel jour c'est aujourd'hui, mon fils? »

Il dit : « C'est le jour du dimanche. »

Le saint lui dit : « As-tu communié aujourd'hui? »

Il lui dit : « Oui, mon père. »

Le juste soupira et dit : « Il faut que l'homme du monde s'examine avant de participer aux saints mystères et qu'il s'observe pour rester pur de la couche de son épouse. »

L'homme se troubla fort et, se prosternant 'aux pieds de saint Jean, il l'adora, disant : « Pardonne-moi, ô mon père saint. »

Le Juste lui dit : « Qu'as-tu, mon fils? »

Il lui dit : « Tu sais tout, mon père saint. Je ne savais point que je commettais une faute en m'endormant, cette nuit, avec celle que le Seigneur m'a donnée en aide. »

Saint Jean laissa échapper un sourire avec grâce, et dit à l'homme : « Ai-je deviné, oui ou non, mon fils? Mais puisque tu as fait preuve de bonne volonté, Dieu vient d'effacer ton péché. Tu ne mourras pas ; mais ne fais plus cela les jours où tu devras communier. »

Et il promit au juste de ne plus le faire, et, celui-ci l'ayant béni, il le quitta en glorifiant Dieu dans son Juste. Les gens qui étaient assis avec nous furent stupéfiés et la crainte les envahit. Ils reçurent la bénédiction (du saint) et retournèrent chez eux, tout émerveillés des choses que leurs yeux avaient vues.

Ecoutez encore que je vous dise un grand miracle qui fut opéré par le saint. Il était un homme riche et violent qui, tous les quatre mois, venait vers le saint pour lui faire visite. Une fois qu'il se rendait auprès de lui, il rencontra une femme veuve, chargée d'une gerbe (d'épis) d'orge qu'elle avait glanés derrière les moissonneurs. Il la lui arracha avec violence ; et elle, elle s'en retourna au champ pour la remplacer. Comme l'homme s'était un peu éloigné, le cheval sur lequel il était monté tomba et mourut en un instant. L'homme se rendit, tout attristé, vers le saint, et lui dit: « Mon père, comme j'étais sur le chemin, venant te visiter, le cheval que je montais est tombé et il est mort sur-le-champ. » Le Juste répondit à l'homme: « Peut-être ton

 

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cheval était-il malade ? Ou peut-être étais-tu redevable d'un voeu envers le Seigneur? Ou peut-être (encore) as-tu commis quelque violence en route? » Mais lui, semblable à Giezi qui avait dit au prophète : « Je ne suis allé nulle part », répondit : « Je n'ai rien fait en route. »

Dieu, qui avait révélé à Élisée les actions de Giézi, fit connaître aussi les violences de cet homme-là au juste Jean. Le sainte lui dit : « Ne viens-tu pas d'arriver depuis un instant seulement? Tu vas trouver une femme qui est venue vers moi tout en larmes, disant : « Un homme a fondu sur moi dans le chemin et m'a pris une gerbe d'orge. Peut-être es-tu cet homme ? »

L'homme se dît en lui-même : « En vérité, pendant que je marchais pour venir vers le Juste, la femme au contraire s'en est retournée au champ; et je n'ai vu aucune femme descendre sur la route. Peut-être l'Esprit de Dieu lui aura-t-il révélé cela. » Puis il dit au Juste : « Pardonne-moi, mon père, c'est moi qui ai fait cela. » Le saint dit à l'homme: « Écoute-moi, mon fils, que je te dise cette parabole. Il était un homme qui fabriqua un bon bateau. Il le lança sur l'eau et dit en son coeur : « Ce bateau-là me fera riche.» Comme son oeil était insatiable, il chargea le bateau d'une cargaison trop forte pour son tonnage (et cela) pour un prix modique. A peine avait-on poussé le bateau en mer, qu'il sombra avec la cargaison qu'il portait. C'est ainsi que tu as fait. Tu as raisonné comme le riche sans pitié dont parle l'Évangile : tu as ruiné tes greniers, en voulant les agrandir. Puisque tu as été sans pitié dans ta violence, Dieu, à son tour, comptera avec toi. Tu sais quelle était la valeur de ton cheval qui est mort aujourd'hui ; cette valeur a cessé d'exister, et s'est convertie en cette gerbe d'épis d'orge. Tu as pris la gerbe à cette veuve, Dieu t'a pris ton cheval. »

En entendant cela, l'homme se dit en lui-même : « Vraiment c'est Moïse, l'archiprophète, qui revient à la vie. » Et il promit au saint de ne plus pécher. Il retourna chez lui, et répandit cette nouvelle, en sorte qu'on amenait vers (Jean) tous les gens atteints de n'importe quelle maladie, et aussi les possédés ; et lorsqu'il avait prié pour eux, par la grâce de Dieu ils étaient guéris.

Un autre homme vint le trouver un jour, pour recevoir sa bénédiction.

 

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Le saint était assis en compagnie de clercs de Psemerphî qui étaient venus recevoir sa sainte bénédiction.

Il dit à l'homme : « Tu as un fils ?

Il dit : « Je ne suis même pas marié. »

Le vrai prophète répondit en soupirant, et dit: « Si les aveugles heurtent un obstacle et tombent, les hommes ne les condamnent pas. Mais si ceux qui ont les yeux ouverts font seulement un faux pas, les gens les raillent, et disent : « Pourquoi tombez-vous? Êtes-vous donc aveugles? » Ainsi celui qui s'est marié et a engendré des enfants légitimement n'est point coupable. Mais celui qui, sans une femme légitime, engendre, met une action honteuse à sa charge. Puisque tu as dit : Je n'ai point de fils, que le Seigneur ne te donne pas de descendants !» Comme le vieillard disait encore ces paroles, ce qui, par l'intermédiaire de Pierre, était arrivé à Ananie et à Saphire, sa femme, arriva aussi à cet homme. Le vieillard lui dit « Que le Seigneur fasse errer ton âme dans l'Amentî, de même que tu as séduit là créature de Dieu (pour la faire tomber) dans les fosses et dans les puits. » L'homme se leva pour aller chez lui; il mourut dans le chemin.

Lorsqu'il eut quitté le juste, celui-ci dit : « En vérité, le fils de cet (homme) est mort hier ; lorsque la femme de mauvaise vie avec laquelle il avait dormi l'eut mis au monde, il a été enfoui dans la cendre, étant encore vivant. » Et les clercs qui étaient assis avec lui s'émerveillèrent ; ils se prosternèrent et l'adorèrent. Il les bénit, et ils se retirèrent.

Il désirait obtenir une dernière chose : le don de discerner les justes et les pécheurs quand ils venaient à l'autel recevoir la communion ; et Dieu lui donna encore cette consolation.

En ce temps-là régnait Quintilien ; il avait une fille. Comme elle dormait, un dragon noir pénétra en elle et descendit dans son ventre. Le troisième jour le dragon se retourna dans le ventre de la jeune fille, qui souffrit beaucoup; elle poussait des cris de douleur. Le roi, son père, se troubla. Sa mère déchira ses habits; et les concubines qui étaient dans le palais en firent autant. Toute la foule de la ville d'Antioche se réunit au dessous du palais. On croyait que la fille du roi se mourait.

Le soir venu, l'officier dont nous avons déjà parlé entretint le roi du juste Jean, (racontant) qu'il avait guéri l'oeil de son

 

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serviteur. Il dit au roi : « Si tu veux que ta fille guérisse, envoie (quelqu'un) en Égypte, dans un village du nome de Panau, appelé Tchénémoulos, et fais venir le juste Jean pour qu'il prie pour elle, et elle guérira. »

Le roi lui dit : « Comment peut-il être capable de faire cela? Est-ce un moine ou un laïque? »

L'officier lui dit : « C'est un prêtre qui a plu à Dieu. » Le roi lui dit: « Quel miracle lui as-tu vu faire?

L'officier lui dit: « Il a chassé une quantité de démons, ô roi, et tous les gens qui viennent vers lui, il connaît leurs péchés. (Voici) ce qui m'est arrivé, ô roi, mon seigneur Lorsque tu m'as envoyé en Egypte pour percevoir les impôts, l'apocrite descendit au village de Tchénémoulos ;j'y fus avec lui et un mien serviteur, qui était aveugle d'un oeil. J'allai trouver le Juste, pour lui faire visite. Il me posa la main sur le visage et me bénit ; ensuite il posa la main sur le visage du serviteur, comme pour le bénir, et aussitôt son oeil qui était malade fut guéri. »

Le roi dit à l'officier: « Va; prépare-toi maintenant. Demain je te donnerai huit hommes et une lettre. Descends en Egypte, et remets (la lettre) à l'apocrite afin quil m'envoie saint Jean ; il rendra la santé à ma fille et bénira mon palais ainsi que toute ma cour. »

Et l'officier prit congé du roi.

Le bienheureux Jean savait par l'Esprit que le roi l'enverrait chercher ; et il ne voulait pas y aller. Debout, il priait Dieu pendant la nuit, disant : « Seigneur, je te louerai de tout mon coeur, dans la société des justes et dans leur assemblée. Les oeuvres du Seigneur son grandes et toutes ses volontés sont recherchées. La louange et une grande beauté accompagnent ses oeuvres, et sa justice demeure jusque dans le siècle des siècles. Maintenant donc, mon Seigneur, si je puis parler librement devant toi, ne permets point que j'aille vers le roi, au milieu de ce danger de la mer; cependant, que ta volonté soit faite. La gloire appartient au Père, au Fils et au Saint-Esprit éternellement. Amen. »

Quand il eut dit cela, la merveille qui eut lieu pour Élie et Élisée se renouvela pour lui. Il était debout, en prière, et voici qu'une nuée lumineuse l'enleva et le transporta dans la ville d'Antioche. Elle le déposa dans le palais, près du lit où le roi

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dormait. Saint Jean (se voyant) debout, au-dessus du roi, s'émerveilla de ce qui lui était arrivé. Il ouvrit encore la bouche et récita ce psaume, pour bénir Dieu:

 

Le Seigneur s'est souvenu de ses merveilles,

parce qu'il est miséricordieux.

Il a donné la nourriture à ceux qui le craignent,

et il s'est souvenu de son Testament éternel.

Il a révélé à son peuple la puissance de ses œuvres,

en lui donnant l'héritage des nations.

Les oeuvres de ses mains sont justice et équité.

 

Comme il disait ces paroles en bénissant Dieu, le roi ouvrit les yeux, et s'effraya en voyant le Juste. (Celui-ci) lui dit: « Ne crains point mais dis-moi, me connais-tu? »

Le roi lui dit : « Non, mon seigneur, je ne te connais pas. »

Et l'Esprit du Seigneur descendit sur le Juste, comme sur les Apôtres lorsqu'ils parlaient toutes les langues. Et il parla au roi en langue romaine : « Je suis Jean, le Pécheur, que, aujourd'hui, tu as voulu envoyer chercher en Egypte. Que veux-tu donc de moi, pour fatiguer des gens à aller à ma recherche? »

Le roi lui dit : « Mon Père saint, je désire que tu pries sur ma fille, pour qu'elle guérisse. Cependant, mon Seigneur Père, dis-moi comment tu es venu en ce lieu? »

Le Juste lui dit : « C'est Dieu qui m'a conduit ici. Celui qui a dirigé Habacuc et l'a transporté, avec le dîner qu'il avait en main, dans la fosse aux lions, bien qu'elle fût scellée avec les cachets, est aussi celui qui m'a amené vers toi. »

Le roi lui dit: « Hier j'ai entendu de mes oreilles; aujourd'hui je vois de mes yeux. »

Le Juste lui dit : « Lève-toi vite et amène ta fille et sa mère. » Et il les amena aussitôt.

Le bienheureux commanda (à la jeune fille) d'ouvrir la bouche ; et il récita d'abord la prière de l'Evangile, puis il enfonça la verge qu'il avait à la main dans la bouche de l'enfant. Aussitôt le dragon monta dans le gosier et mordit au petit bâton, comme un poisson mord à l'hameçon ; et le Saint retira la verge de la bouche de la jeune fille, avec le dragon qui y était suspendu.

 

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Le roi s'émerveilla et glorifia Dieu. Il dit au Juste : « Bénis la reine, ta servante. » Et il la bénit de sa bouche.

Le Juste dit au roi : « Fais le bien à ton âme, ô roi ; ne t'adonne pas à la violence. Sois bienveillant envers ta cour, car tes. (derniers) jours approchent, et tu iras rejoindre tes pères. »

Le roi donna une pleine poignée d'or au Juste.

Le saint dit au roi : « Je te salue dans le Seigneur. »

Mais le roi saisit la ceinture dont ses reins étaient liés, disant : « En vérité je ne te laisserai point descendre en Égypte. »

Aussitôt la nuée entraîna le Juste et l'emporta du palais. La ceinture céda et tomba dans les mains du roi.

Lorsque le Juste rentra, je lui parlai, moi Siméon, et lui dis : « Où étais-tu, mon père saint? »

Il me dit avec humilité : « Par la cuisson ! mon frère, je n'ai point abaissé l'échelle, ni même ouvert la porte pour sortir. » Mais moi je le conjurai de me dire tout ce qui lui était arrivé.

Quand la lumière parut, le roi montra la ceinture du Saint à ses officiers et leur raconta ce qui était arrivé. Et ceux-ci de s'émerveiller, en glorifiant Dieu.

D'une foule d'endroits on venait vers le juste Jean, pour recevoir sa bénédiction Il adressait aux gens des paroles salutaires, et leur recommandait de ne point pécher.

Au bout de neuf mois, le roi dont nous venons de parler mourut. Dioclétien règne à sa place. Au commencement de son règne, alors qu'il était cosmocrate du royaume et chrétien (car il n'avait pas encore abandonné le Dieu du Ciel), il arriva que Dioclétien fit une grande guerre contre les Perses.

Or, pendant qu il était à la guerre, il s'empara de Nicomède, fils du roi des Perses. Il l'amena à Antioche et le confia à l'archevêque, qui (occupait le siège pontifical) en ce temps-là, lui disant : « Garde-moi ce jeune homme jusqu'à ce que je le réclame. »

L'archevêque prit donc Nicomède, fils du roi des Perses, dans son évêché, et le garda longtemps. La nouvelle arriva pourtant à Nicanor, roi des Perses : « Voici (lui dit-on) que ton fils est chez l'archevêque qui le garde. » Alors (le roi) envoya (des ambassadeurs) chez l'archevêque, avec de grandes richesses, pour que ses yeux fussent éblouis et qu'il lui rendît son fils. L'archeque, ayant pris les richesses, fit sortir (de prison)Nicomède et le

 

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remit aux ambassadeurs que son père avait envoyés vers lui avec les richesses ; et il les renvoya secrètement pendant la nuit. Puis l'archevêque fit un cercueil de mort qu'il déposa chez lui. comme si (ce fût celui) du fils du roi des Perses.

Lorsque le roi des Perses vit son fils, son coeur se raffermit, et il lui plut de faire (de nouveau) la guerre avec les Romains. On apporta donc à Dioclétien la nouvelle : « Les Perses s'élèvent contre le royaume. » Alors celui-ci arma ses soldats et se mit en campagne pour guerroyer contre les Perses. Il étaient aussi nombreux que les grains de sable de la mer. Le roi Dioclétien regarda au milieu des Perses, et il vit Nicomède ; il fut étonné, stupéfait. Aussitôt il resserra ses soldats et leur dit : « N'est-ce point Nicomède, fils du roi des Perses ? » Ils lui dirent : «. Oui, c'est lui. » Le roi leur dit : « Comment se fait-il qu'il soit ici, étant aux mains de l'archevêque ? Mais dirigez l'attaque contre lui, et prenez-le, que nous sachions la vérité. »

Il ordonna donc à ses soldats d'entourer Nicomède. Il le prirent et le conduisirent au roi. Celui-ci dit : « N'es-tu point le fils, du roi des Perses, que j'ai déjà pris une première fois et confié à l'archevêque ? Comment as-tu pu t'échapper de chez lui ? Peut-être t'es-tu évadé sans qu'il le sût? »

Et (le jeune homme) lui dit : « Je suis ton serviteur Nicomède. » Et il raconta comment l'archevêque avait reçu les richesses et l'avait renvoyé en liberté. Le roi ordonna à tout son entourage de ne rien dire à l'archevêque. Puis il réunit ses troupes au son de la trompette. La bataille se termina promptement, et (Dioclétien) revint à Antioche.

L'archevêque vint au devant de lui, pour lui rendre les honneurs. Après s'être mutuellement embrassés, ils se rendirent au palais. Lorsque le roi fut assis sur le trône, il dit à l'évêque: « Seigneur évêque ! »

Celui-ci dit: « Roi, vis éternellement! »

Le roi lui dit : « Envoie chercher le fils du roi des Perses que je t'avais confié jadis, et amène-le-moi; j'ai promis à son père de le lui renvoyer. »

L'évêque lui dit: « Roi, vis éternellement ! Voici deux mois

qu'il s'est reposé. »

Le roi répondit: « Fais-moi voir son cercueil. »

L'évêque envoya des gens qui apportèrent le simulacre de

 

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cercueil, et le déposèrent en présence du roi. L'évêque dit : « Voici le cercueil qu'on a mis en notre présence. »

Le roi lui dit:« C'est là le jeune homme que je t'ai confié ? » Il dit : « Oui, c'est lui. »

Le roi lui dit « Je ne vois que l'extérieur du cercueil, mais avance et jure-moi que c'est bien (Nicomède qui est dedans). » L'évêque lui dit : « Je te le jurerai. »

Le matin venu, l'évêque amena les clercs, le roi rassembla ses officiers, et ils se rendirent tous ensemble à l'église. L'évêque célébra la prosphora, et, prenant le corps (de Jésus-Christ) entre ses mains, il jura au roi que le cercueil contenait le corps du fils du roi des Perses. Le roi regarda le ciel, disant en son coeur : « Que le feu descende du ciel et dévore l'évêque ! » Mais il ne vit rien. Alors le roi fit sortir Nicomède et lui fit faire (ce) reproche à l'évêque : « Tu as pris les richesses et tu m'as renvoyé. »

Dioclétien s'avança vers l'autel, et, donnant un coup de pied à la table (sainte), il la renversa et jeta le vase sacré par terre. Puis il emmena l'évêque et lui demanda l'or qu'il avait reçu. Il le fit fondre, et, ouvrant la bouche de l'évêque, il lui versa (le métal liquide) dans le ventre jusqu'à ce qu'il fût rempli. Avec le reste le roi fit soixante-dix dieux d'or. Il fit détruire les églises et on ouvrit les temples. Puis il écrivit (et envoya) par tout son royaume (une lettre) ainsi conçue : « Moi, Dioclétien, roi, j'ordonne au nom de ma puissance royale que depuis la Romanie jusqu'à Philae au sud de l'Egypte, (tous), éparques, stratélates, comtes, palatins, tribuns, soldats, évêques, prêtres, diacres ou lecteurs, adorent mes dieux; que celui qui dira : Je suis chrétien, soit livré pour mourir par le tranchant du glaive. » Il envoya donc cet édit par tout le monde, et beaucoup furent massacrés pour le nom du Christ.

Après quoi le bienheureux Jean dit à Siméon, son compagnon : « Mon frère, il est écrit dans le saint Evangile : « Quiconque me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai moi aussi devant mon Père, qui est dans les cieux, et devant ses anges; et quiconque me renoncera devant les hommes, le Fils de l'homme, lui aussi, le reniera quand il viendra dans sa gloire avec ses anges. »

Siméon dit au Saint : « Que veux-tu que je fasse, mon père? »

 

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Le Juste lui dit : « Je veux que nous allions au fleuve, que nous montions sur un bateau, et que nous nous rendions à Àlexandrie, afin de mourir pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et ainsi un peu de souffrance nous vaudra l'héritage du royaume des cieux, qui demeure éternellement. »

Siméon lui dit : « Mon père, je suis prêt à accomplir avec joie ce que tu as ordonné. »

En conséquence, Siméon se leva et vendit ses bestiaux ainsi que ceux de Jean, et ils en distribuèrent le prix aux pauvres et aux indigents. Puis ils donnèrent un grand festin à tout le clergé et au peuple de leur village; et ils annoncèrent (leur projet), disant : « Souvenez-vous de nous devant le Seigneur, pour qu'Il nous donne la force; car nous allons à Alexandrie, mourir pour son saint nom. » Et les gens ne voulaient pas qu'ils partissent et les abandonnassent. Mais ils ne purent les empêcher d'aller mourir pour le nom de leur Dieu. Le matin venu, le juste Jean et Siméon, son compagnon, se levèrent, prièrent et partirent, marchant et se dirigeant vers le fleuve, accompagnés d'une foule d'hommes et de femmes de leur village. Par le bon plaisir de Dieu, ils trouvèrent un grand bateau. Ils s'embarquèrent dessus et allèrent à Alexandrie.

Ils se rendirent au tribunal, et trouvèrent le comte Arménius en train de juger des chrétiens. Le juste Jean et Siméon crièrent devant le comte : « Nous sommes chrétiens (et le disons) librement. » Le comte se les fit amener.

Il leur dit : « Quels sont vos noms? D'où êtes-vous? Dites-le-

moi. »

Le Juste lui dit : « Tout d'abord notre nom est : chrétiens, et nous sommes de la Jérusalem du ciel, cité de tous les justes. Mais puisque tu demandes les noms que nos parents nous ont donnés, Jean est mon nom, Siméon est celui de mon frère. »

Le comte leur dit : « Sacrifiez aux dieux du roi ; ne mourez pas de male mort. »

Mais eux : « Nous ne sacrifierons pas à ces idoles impures. » Le comte ordonna de les mettre sur le chevalet, et de les torturer jusqu'à ce que leur sang coulât à terre; puis il les fit déposer et conduire en prison, jusqu'au lendemain.

C'était le dixième jour du mois d'Epip. Moi, Jules, aide-commentariensis, je préparai un dîner et j'allai à la prison,

 

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pour manger avec les saints. Ensuite je priai les saints de me raconter leur vie tout entière, depuis leur enfance, pour que je l'écrivisse et que l'on se souvînt d'eux. Le juste Jean me dit : « Écoute-moi, je te dirai toutes mes actions. Je suis un pécheur inutile, qui n'ai jamais accompli un précepte agréable à Dieu. » Quand je m'aperçus qu'il ne me dirait rien, je me tus, et prenant saint Siméon à part, je le priai (de me raconter leur vie). Il me raconta toutes ces choses et je les écrivis. Vive le Seigneur ! Je n'y ai rien ajouté ni retranché. Je les écrivis moi-même, et je les fis écrire par le notarius Ménas, dans la langue des Égyptiens. Après quoi, je reçus la bénédiction des saints, et je retournai chez moi.

Quand vint le matin du jour onzième d'Epip, on apporta à Alexandrie un ordre du roi, enjoignant au comte Armenius d'aller rejoindre celui-ci pour le comitat. Le comte fit sortir les saints qui étaient en prison et prononça leur sentence. Les uns furent condamnés à avoir la tête tranchée, d'autres à être précipités dans le feu, d'autres à être crucifiés. Ensuite on amena saint Jean et Siméon; le comte leur adressa la parole, disant : « Sacrifierez-vous aux dieux, oui ou non? » Mais eux lui répondirent : «Quand tu nous taillerais en morceaux, nous ne sacrifierons pas à ces idoles de pierre. » Alors il prononça leur sentence, disant : « Puisque Jean et Siméon ont désobéi à l'ordre du roi, et qu'ils n'ont pas sacrifié aux dieux, j'ordonne qu'on leur enlève la tète par le glaive. » Alors quatre soldats emmenèrent les saints; une foule nombreuse les accompagnait. Saint Jean regarda en arrière et m'aperçut dans la foule; il me dit : « Jules, mon frère, rends-nous un service : veille sur nos corps pour les envoyer dans notre village. » Et moi je lui dis : « C'est pour cela que je suis ici. » Et ils me bénirent.

Les bienheureux alors prièrent, disant : « Dieu, entends-nous, maintenant que nous arrivons entre les mains. Nous t'en supplions, bénis tous ceux qui, en ton nom, feront une offrande à notre topos. Souviens-toi d'eux, au repas du millénaire. Nous te prions, Seigneur, de te souvenir de ceux qui feront notre commémoraison. Dieu, abaisse tes regards sur notre village ; aie pitié de lui; car tu es béni éternellement. Amen. »

Lorsque les saints eurent dit ces paroles, les soldats leur enlevèrent la tête avec le glaive, à Siméon d'abord, puis à Jean.

 

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C'est ainsi qu'ils ont consommé leur saint martyre, et qu'ils sont allés au Christ, le onzième jour d'Epip. Que leur sainte bénédiction soit avec nous !

Moi je priai les soldats de me donner leurs corps. Je les ensevelis décemment et j'y déposai de nombreux parfums. (Après quoi), je les mis sur un mien bateau avec six de mes serviteurs et je les envoyai dans leur village. Lorsque (mes serviteurs) furent arrivés en vue de Tchénémoulos, leur village, ils en avertirent les gens, qui vinrent au-devant d'eux, portant des palmes et des encensoirs. On fit entrer (les saints) dans leur village, on les mit dans une même châsse, et, au-dessus, on bâtit fine église ; elle s'élevait au nord-ouest de Tchénémoulos, leur village. Des grâces de guérison de tous genres y furent accordées, pour une foule de maladies.

Puissions-nous tous, ô mes bien-aimés, obtenir l'héritage de ceux qui ont plu à Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui toute gloire, tout honneur, toute adoration conviennent au Père avec Lui, et avec l'Esprit-Saint vivificateur et consubstantiel à Lui, maintenant, et toujours, et jusqu'au siècle de tous les siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DES SAINTES HRIPSIMIENNES. VAGHARSCHABAD (ARMÉNIE), LES 26 ET 27 DU MOIS D'HORI.

 

L'histoire des saintes Hripsimiennes ou Ripsimes, non générique que les Latins donnent aux compagnes de Hripsimè, se trouve racontée tout au long dans le Panégyrique de sainte Hripsimè, dont l'auteur est Moïse de Khoréne (Oeuvres complètes, Venise, 1843, p. 297), par S. Nersès Schnorhali, dans ses poésies sacrées (Oeuvres complètes, Venise, 1830, p. 468, 469, 472, 475, 520), dans le livre des Hymnes ou Charagan, et dans les « Vies des Saints arméniens » (8 et 6 octob.).

Les Mekhitaristes ont donné à la fin de leur traduction d'Agathange en italien (append. 2) plusieurs hymnes du patriarche Gomidas et de S. Nersès Schnorhali en l'honneur des saintes Hripsimiennes, traduites en vers italiens par M. Luigi Carrer (p. 209 et suiv.) — Cf. aussi les Vies des saints grecs (29 sept.) et latins (30 du même mois). — « Malgré tout le respect dû à la tradition concernant les saintes Hripsimiennes, je ne puis m'empêcher de comparer ce que racontent Agathange, les hagiographes et les panégyristes, au sujet de ces martyrs avec un événement historique contemporain rapporté par Lattante (de Mort. persec., ch. 15, 39, 40, 41, 50 et 51) et qui me paraît avoir servi de texte à la légende du voyage et du martyre en Arménie de sainte Hripsimè et de ses compagnes. Dioclétien avait eu de Prisca, sa femme, une fille nommée Valéria, qui épousa Galère. Ce dernier, en mourant, recommanda à Licinius sa femme et un fils Candidianus, qu'il avait eu d'une concubine. Licinius ne se vit pas plutôt maître du sort de Valéria, qu'il lui proposa de l'épouser; mais cette princesse refusa et chercha un refuge auprès de Maximien, qui voulut également la prendre pour épouse. Valéria repoussa cette proposition, et elle fut dès lors en butte aux plus injustes persécutions; ses biens furent confisqués, son entourage périt dans de cruelles tortures, et

 

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elle-même fut traînée d'exil en exil. Une vieille femme, amie de Valéria, une vestale et la femme d'un sénateur, accusées injustement d'avoir engagé Valéria à repousser Maximien, furent mises à mort, parce qu'elles avaient contrarié l'amour de ce prince. Valéria, reléguée dans les déserts de la Syrie, trouva le moyen d'instruire son père Dioclétien de ses malheurs. Ce prince, retiré à Salone, demanda à Maximien de lui rendre sa fille, mais il ne put fléchir la colère de l'empereur et mourut de chagrin. Valéria chercha alors à se dérober aux poursuites continuelles dont elle était l'objet de la part de Maximien. Pendant quinze mois, elle erra déguisée, mais elle finit par être arrêtée, en 315, avec sa mère, à Thessalonique. lncinius les condamna toutes deux à mort, et elles furent exécutées. Quelques auteurs ont prétendu que Valéria et sa mère étaient chrétiennes, et que Dioclétien les avait contraintes à offrir de l'encens aux idoles. La vie si accidentée de ces deux femmes, leur supplice, leur mort, offrent de telles analogies avec le récit d'Agathange, qui dit que Hripsimè était d'origine royale, que je suis disposé à croire que ce que raconte le secrétaire de Tiridate des saintes Hripsimiennes a peut-être son origine dans l'histoire des aventures malheureuses de Valéria, de Prisca et des femmes de leur suite, qui furent victimes de l'amour insensé de Maximien. » (LANGLOIS, loc, infr. cit.)

La légende de Hripsimè a été retracée par Agathangelos, un des plus anciens historiens de l'Arménie. Cette pièce demanderait une étude critique qui ne doit pas entrer dans un recueil de la nature de celui-ci; mais on ne peut s'empêcher de remarquer que la valeur historique de ces actes est fort peu considérable. On les donne ici afin de représenter l'Arménie parmi les légendes contenues dans cet appendice.

 

V. LANGLOTS, Collect. des historiens am. et mod. de l'Arménie, Paris, 1867-69, in-8°, t. I, p. 136 suiv. — LE BEAU (édit. S. MARTIN), Histoire du Bas-Empire, t. I, p. 144 suiv. — F. NÈVE, L'Arménie chrétienne et sa littérature, Louvain, 1886, in-8°, p. 192-196, — J.-B. AUCHER, Vie des Saints Arméniens, t. III, p. 5-55. - E. BORÉ, dans l'Univers pittoresque, Russie. — Les Mékhitaristes : Agathangeli historia, 1835, et réimprimée en 1862-p. 190-27. Storia di Agatangelo, Venezia, 1843, in-8 , pp. XII, , XXVI, passim, et p. 66 suiv.

 

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LE MARTYRE DES SAINTES HRIPSIMIENNES.

 

En ce temps-là, il arriva que l'empereur (Dioclétien) voulut prendre une épouse; or, des peintres allèrent dans toutes les parties de son empire, pour retracer exactement sur des tableaux la beauté du sujet, les charmes du visage, les yeux grands et noirs, le teint de la peau, afin d'exposer ensuite au roi ces images agréables à sa vue. En ce temps-là aussi, il y avait dans la ville des Romains un monastère de vierges solitaires, mortifiées, qui ne vivaient que de légumes. C'étaient des chrétiennes chastes, pures, saintes et fidèles, qui le jour et la nuit, à toute heure, étaient dignes d'adresser au ciel une sainte prière, des louanges et des actions de grâces. La supérieure s'appelait ,Gaïanè, et une de ses disciples avait nom Hripsimè; elle était fille d'un homme de race royale et pieux.

Les peintres entrèrent de force dans l'habitation de ces saintes femmes; et, voyant la beauté modeste de Hripsimè, ils en furent frappés, ils la peignirent avec différents autres portraits et Ies envoyèrent au roi. Lorsque le roi vit la rare beauté de Hripsimè, retracée sur le tableau, il fut pris d'un amour insensé, et voulut fixer sans retard le jour de ses noces, attendant avec impatience le moment de la fête. Ensuite on envoya en toute hâte des ambassadeurs et des messagers dans tout l'empire, afin que tous apportassent des présenta et des cadeaux pour les noces royales, et que leur joie rendit plus solennelles les cérémonies, suivant l'usage des princes.

Quand les pieuses femmes virent les flèches de l'ennemi (le démon) lancées, selon la coutume, contre les saints adorateurs du Christ, elles comprirent que l'ennemi avait choisi le roi comme l'instrument de sa malice, comme déjà, dans le Paradis, il se servit du serpent pour insinuer l'oubli du précepte dans l'oreille insensée de la première femme. Ainsi, se cachant sous les traits du roi impie, il voulait combattre les églises fondées par Dieu. Quant au roi, enorgueilli par les insinuations insidieuses de l'ennemi, il suscitait des persécutions aux églises de Dieu; insensé et stupide, il adorait les fantômes des morts, les statues muettes d'idoles d'or, d'argent, de bois, de pierre: ode cuivre, et leur rendait un culte impur. Il s'en glorifiait, et

 

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il voulait ébranler la pierre sur laquelle repose l'Église; mais ne pouvant y parvenir, il fut écrasé. Cependant dans son orgueil il causait beaucoup de dommage aux Eglises de Dieu.

Mais la bienheureuse et vertueuse Gaiané, avec Hripsimè, élevée dans la sainteté, et ses autres compagnes, en pensant au voeu religieux de chasteté qu'elles avaient fait, pleuraient ensemble sur cet ordre du roi impie et dépravé qui exigeait de faire leurs portraits. Elles se mirent donc à prier avec une grande ferveur, et sollicitèrent l'aide du Dieu miséricordieux, pour qu'il les délivrât du danger qui les menaçait.

Après cela, sainte Gaïanè et sa compagne Hripsimè, avec leurs vertueuses ,compagnes, prirent la fuite et vinrent dans un pays. lointain pour conserver leurs âmes dans la sainteté loin de ces hommes grossiers.

Elles arrivèrent ensuite en Arménie dans la province d'Ararat, dans la ville de Vagharschabad, aussi appelée Norkaghakn (Ville Neuve), capitale du roi d'Arménie. Elles se retirèrent dans un endroit où l'on réunissait les cuves pour Ies vignes qui sont situées entre l'orient et le nord, et elles vivaient ensemble des choses qu'elles achetaient à la ville; elles n'avaient point d'autres provisions. Une d'elles seulement savait travailler le verre, et fabriquait des perles, dont le priait pour leur, nourriture quotidienne.

En ce temps-là, une grande perturbation se manifesta dans le pays des Romains, et on expédiait de tous côtés des courriers et des messages, afin de pouvoir retrouver les fugitives. Alors un ambassadeur fut envoyé à Tiridate, roi de la Grande-Arménie, et vint trouver ce prince dans la ville de Vagharschabad. Quand l'envoyé lui remit l'édit, le roi le prit de sa main avec joie. Voici ce qu'il contenait : « L'empereur Dioclétien César à notre bien-aimé frère Tiridate, notre collègue, salut. Ta fraternité doit connaître les dommages qui nous sont causés toujours par la secte perfide des chrétiens, parce qu'en toutes choses notre majesté et notre gouvernement sont méprisés par eux et par leur religion. Ils n'ont aucune retenue; ils adorent un crucifié; ils révèrent aussi un bois; et ils honorent également les ossements de ceux qui ont été tués; ils pensent que c'est une gloire et un honneur de mourir pour leur Dieu. Ils ont été condamnés par la justice de nos lois parce qu'ils insultèrent,

 

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et tourmentèrent, pas ancêtres et nos prédécesseurs dans ce royaume. Le fil de nos épées s'est émoussé, et ils n'ont pas redouté la mort. Séduits par un Juif crucifié, ils enseignent à mépriser les rois, et à ne point se soucier des statues des dieux: lls ne tiennent aucun compte de l'influence des astres, du soleil, de la lune et des étoiles, qu'ils regardent comme créés par ce crucifié. Ils enseignent aussi à mépriser les images des dieux; ils les ont tous repoussés de leur culte ; ils engagent même les femmes à abandonner leurs maris, et les maris leurs femmes.

« Et cependant, bien que nous leur ayons infligé des peines et des supplices, ils s'enflamment encore davantage, et leur secte se répand partout. J'ai vu une jeune et belle vierge de leur secte. J'ai voulu en faire mon épouse, et ils ont osé me la ravir. Non seulement elle ne fut point dans le ravissement de devenir ma compagne, moi son roi, mais elles toutes ne craignirent point mes menaces; et comme je n'appartiens point u leur secte, elles me regardèrent comme un être impur, souillé et abominable, et on l'a fait fuir dans les pays soumis à ta domination. Maintenant, mon frère, fais en sorte de les retrouver partout où elles seront, tire vengeance de celles qui sont avec-elle et de sa supérieure, et fais-les mourir. Quant à la belle et divine fugitive, envoie-la prés de moi. Cependant, si sa beauté te charmait, garde-la, car on n'a jamais rencontré chez les Grecs une beauté qui lui soit comparable. Sois en paix avec le culte des dieux et avec toute félicité. »

Or il arriva qu'après avoir pris lecture de cet édit, le roi donna aussitôt des ordres sévères pour qu'on fit sans tarder des recherches dans tous les pays soumis à sa domination. Il expédia des, messagers de différents côtés, pour qu'on lui amenât les fugitives, aussitôt qu'on les aurait trouvées, et il promit en récompense des présents magnifiques. Pendant qu'ils s'empressaient, aux confins de l'Arménie, dans l'espoir de semblables promesses, ces saintes martyres se tenaient cachées dans la ville royale de Vagharschabad, capitale du royaume. Peu de jours après, à la suite de recherches incessantes, elles furent découvertes.

Or, on les trouva dans l'endroit où l'on met les cuves en réserve. Car, quand l'édit du grand roi des Grecs fut remis à

 

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Tiridate, il s'éleva un grand tumulte dans le pays des Arméniens. On fit fermer tous les chemins et toutes les issues des provinces, et on fit partout des recherches. Lorsque quelqu'un fit savoir qu'il les avait vues, et que la chose fut vérifiée, on ordonna de suite à une légion de troupes à pied de cerner pendant deux jours le lieu où elles se trouvaient. Trois jours après, la renommée de la modeste et admirable beauté de Hripsimè se répandit parmi le peuple et sur toutes les places. Tout le monde était dans l'agitation, et l'unanimité des louanges augmentait l'étonnement. Une foule immense accourait de toutes parts pour rendre hommage à sa beauté. Les satrapes et les grands accouraient aussi à l'envi pour la voir. Les nobles, confondus avec le peuple, se pressaient les uns les autres, à cause du dérèglement de leurs moeurs et de l'impureté effrénée des païens. Quand ces saintes femmes virent la malice de ces hommes insensés et dépravés, elles se mirent à se lamenter et à sangloter tout haut; elles élevaient leurs mains au ciel, en demandant leur salut au Seigneur tout-puissant qui les avait déjà sauvées de la malice impure des païens. Puisse Dieu leur accorder la victoire en l'honneur de la foi ! Et, s'étant voilé le visage, elles se prosternaient à terre, par honte de ces hommes dissolus qui faisaient foule pour les voir.

Beaucoup de ceux qui étaient les confidents du roi, ayant vu la beauté de Hripsimè, en parlèrent au ce, qui en fut émerveillé. Le lendemain, dès le matin, le roi ordonna qu'on conduisît la bienheureuse Hripsimè au palais royal, et qu'on retînt Gaïanè et ses compagnes dans le lieu où elles se trouvaient. Aussitôt on fit venir du palais des litières couvertes de plaques d'or; des serviteurs arrivèrent à la porte de l'endroit où l'on mettait les cuves en réserve et qui leur servait de demeure hors de la ville.

Par ordre du roi, on apprêta également des vêtements magnifiques, brillants, splendides, éclatants, des ornements très riches, pour qu'elle s'en parât et qu'elle entrât avec pompe dans la ville, pour être présentée au roi; car, avant de l'avoir vue, il avait songé à la prendre pour épouse, à cause du récit qu'on lui avait fait de sa beauté.

Les choses en étant à ce point, une foule immense de peuple se réunit aux ministres du roi, qui étaient venus pour conduire

 

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Hripsimè à la cour, ainsi que les satrapes, les principaux d'entre les grands tel étaient arrivés pour lui faire honneur et pouce l'escorter jusqu'au palais, comme épouse du roi Tiridate et reine des Arméniens.

A ce moment on entendit dans le ciel un grand éclat de ton-narre; tous en furent épouvantés, et on entendit une voix qui leur dit « Prenez courage, soyez fermes; parce que je suis avec vous, je vous ai gardées dans toutes vos voies, je vous ai conduites en sûreté jusqu'ici, pour que mon nom soit glorifié devant les peuples de ces contrées septentrionales. Surtout toi, Hripsimè, ainsi que le dit ton nom, tu fus véritablement jetée de la mort à la vie avec Gaïanè et ses compagnes bien-aimées. Ne craignez point, mais venez dans le lieu de l'ineffable allégresse, que mon Père et moi nous avons préparé à vous et à ceux qui vous ressemblent. » Et il tonna si longtemps que les hommes en furent saisis d'effroi, beaucoup de chevaux de la troupe se cabrèrent de frayeur, et, en bondissant et en ruant, ils renversèrent à terre beaucoup de leurs cavaliers, et en foulèrent plusieurs aux pieds et les tuèrent. La foule épouvantée se pressa tellement que plusieurs furent étouffés ; il y eut un grand massacre et on entendit des cris et des lamentations. Tous furent saisis de confusion et de terreur, beaucoup de gens moururent, et plusieurs teignirent la terre de leur sang. Dans ce désordre et dans ce massacre de la multitude, quelques-uns des officiers du roi coururent aussitôt, et lui rapportèrent ce qu'ils avaient entendu; ils arrivèrent avec des signes d'écriture (1) et, après avoir enregistré toutes les paroles [de la sainte], ils les lurent en présence du roi. Le roi dit alors : « Puisqu'elle ne vient pas de bon gré en grande pompe, qu'on la transporte de force au palais, et qu'on la conduise dans mes appartements royaux. »

Alors les soldats du roi emmenèrent sainte Hripsimè, tantôt la tramant à terre, tantôt la portant dans leurs bras.

Pendant que sainte Hripsimè offrait à Dieu ses prières, le roi Tiridate entra dans la chambre où elle était renfermée. Or, quand il fut entré, la foule qui était au dehors du palais et dans

 

(1) Des notes prises en abrégé.

 

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les rues dansait, sautait et chaptaii des chansons. Beaucoup encombrèrent de tables le milieu de la ville, les autres le palais. Ils voulaient célébrer ainsi les noces en excitant à danser. Mais le Seigneur Dieu regarda sa bien-aimée Hripsimè afin de la sauver ; il prêta l'oreille à ses prières, il lui donna la force, comme il l'avait donnée à Jaél et à Debora, pour qu'elle fût délivrée du tyran injuste et violent. Or, le roi, étant entré, voulut la saisir pour satisfaire sa passion; mais elle, enveloppée de la force de l'Esprit-Saint, résista avec un courage viril, et lutta depuis la troisième jusqu'à la dixième heurs, et le roi fut vaincu. Celui qu'on réputait avoir une force extraordinaire, qui, chez les Grecs, avait donné tant de preuves de sa vigueur, qui avait rempli tout le monde d'étonnement, et qui, dans son propre royaume, lorsqu'il fut revenu dans sa patrie, avait déployé son courage et sa valeur, cet homme si remarquable en toutes choses fut, ce jour-là, vaincu par une jeune fille, par la volonté et la grâce du Christ. Et quand il fut vaincu et harassé, il perdit courage et il sortit de la chambre.

Et il fit venir la bienheureuse Gaïanè, et après lui avoir fait mettre un carcan de bois au cou, il la fit amener à la porte de la chambre. Lui-même y rentra et ordonna à ses serviteurs de forcer l'inflexible Gaïanè de dire à Hripsimè : « Accomplis la volonté du roi, tu vivras et nous vivrons aussi. » Gaïanè consentit à parler à sa compagne, et, s'étant approchée de la porte, elle dit à Hripsimè, qui était dans la chambre : « Ma fille, que le Christ t'épargne une pareille honte et vienne à ton secours; qu'il ne soit jamais vrai, ma fille, que tu renonces à l'héritage de la vie éternelle de Dieu, pour une vie fugitive qui n'est rien, qui, est aujourd'hui et qui demain n'existe plus. » Lorsqu'on entendit quels conseils elle lui donnait, on prit des pierres et on l'en frappa sur la bouche, de manière à lui briser les dents, pour la forcer de dire à Hripsimè de faire la volonté du roi. Mais elle l'encourageait encore davantage, en lui disant : « Prends courage. »

Sainte Gaianè dit toutes ces choses en langue latine à sa fille, lorsqu'elle était à la porte de la chambre, et durant que le roi luttait avec sainte Hripsimè. Mais, parmi les serviteurs du roi, il s'en trouvait quelques-uns qui comprirent ce discours prononcé dans le langage des Romains. Or, quand ils surent ce que

 

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Gaianè disait à sa compagne, ils l'arrachèrent de la porte; car, bien qu'ils lit frappassent cruellement, qu'ils lui hachassent le visage avec une pierre, de manière à lui casser les dents, qu'ils lui brisassent la mâchoire, elle ne changea pas de langage, ne dit pas autre chose à la jeune fille, mais elle répéta ce qu'elle avait commencé à formuler devant eux, Hripsimè lutta de nouveau avec le roi depuis la dixième heure jusqu'à la première veille de la nuit, et elle resta triomphante. La jeune fille était fortifiée par l'Esprit-Saint en luttant contre le roi ; elle le repoussait, elle le domptait, jusqu'à ce qu'enfin, fatigué et languissant, elle le terrassa. Elle lui enleva et déchira ses vêtements, elle lui arracha le bandeau royal, et le laissa couvert de honte. Elle lui mit son manteau en lambeaux et remporta la victoire, en conservant sa pureté. Elle ouvrit les portes du palais et en sortit de vive force, en fendant la foule du peuple, sans que personne pût la retenir. Puis, courant par la ville, elle sortit par la porte d'Orient. Étant venue à l'endroit où l'on serrait les cuves, où était d'abord leur demeure, elle jeta un cri pour avertir ses compagnes.

Ensuite, s'étant éloignée de la ville, elle alla vers l'endroit situé entre le nord et l'orient, sur un point montant et sablonneux, près la grande route qui conduit à la ville d'Ardaschad. Là, s'agenouillant pour prier... [ici une lacune]

Pendant que sainte Hripsimè parlait ainsi, les ministres du roi, les chefs des gardes et les bourreaux, avec des torches allumées devant eux, arrivèrent en toute hâte cette nuit-là même. Ils parurent à l'improviste, lui lièrent les mains derrière le dos et voulurent lui couper la langue. Mais elle ouvrit la bouche et leur présenta sa langue à couper. Ils la dépouillèrent de ses vêtements, et ayant enfoncé quatre pieux en terre, ils l'attachèrent par les pieds et les mains, et, en ayant approché les torches, ils lui brûlèrent le corps avec la flamme pendant longtemps; puis ils la tuèrent à coups de pierre. Pendant qu'elle vivait encore, ils lui arrachèrent les yeux, et ensuite ils mirent son corps en pièces, en disant : « Que tous ceux qui oseront mépriser la volonté du roi et n'en tenir aucun compte périssent de la sorte. » Il y avait avec les compagnes de Hripsimè plus de soixante et dix personnes, tant hommes que femmes. Les compagnes cherchèrent à ensevelir leurs corps, car il yen eut trente-deux

 

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qui furent massacrées en mémé temps,... et, ayant prononcé ces paroles toutes ensemble, elles expirèrent.

Une autre, qui fut tuée aussi dans leur demeuré de la resserre aux cuves, dit en laissant le monde : « Je te remercie, ô Dieu bienfaisant, qui ne m'as point exclue; j'étais malade et je n'ai pu me mettre à la suite de mes compagnes. Pourtant, Seigneur doux et miséricordieux, reçois mon âme, et mets-la avec la troupe de tes saintes martyres, mes compagnes et mes Sœurs, près dé ta servante. et de notre guide Gaïanè, et de ta bien-aimée Hripsimè, notre fille. » Et en disant ces mots, elle mourut. On prit leurs corps et on les jeta en pâture aux chiens de la ville, aux bêtes féroces de la terre et aux oiseaux du ciel.

Quant au roi, il ne prenait nul souci de sa honte, comme il l'aurait dû faire. Célèbre comme il l'était à la guerre, et s'étant montré fort comme un géant aux Jeux Olympiques des Grecs ; ayant remporté tant de victoires au delà de l'Euphrate, dans le pays des Dadjik (Arabes), il eut un cheval grièvement blessé; ayant pris le cheval et ses harnais, il serra sa cuisse et passa l'Euphrate à la nage. Cependant ce prince si fort et si vigoureux qui fut, par la volonté de Dieu, vaincu par une jeune fille, ne songeait plus à la honte qui le couvrait, mais, épris ardemment de sa beauté, il était triste et accablé après la mort de la jeune fille, et il éclatait en lamentations : « Voyez, disait-il, cette secte abominable des chrétiens : comme elle égare les hommes en les éloignant du culte des dieux ! Ils les privent des jouissances de cette vie, et les empêchent de redouter la mort. Ils ont fait de même pour l'admirable Hripsimè, qui n'a pas sa pareille parmi toutes les femmes qui sont sur terre. Mon coeur a brûlé pour elle, et moi, le roi Tiridate, tant que je vivrai, elle ne s'effacera point de ma mémoire. Je connais bien le pays des Grecs et des Romains, les contrées des Parthes qui nous appartiennent et l'Assyrie et le pays de Dadjik (Arabes) et l'Adherbadagan (Adherbeidjan). Mais pourquoi les énumérer les uns après les autres? Les pays que j'ai visités pendant la paix, beaucoup d'autres que j'ai parcourus pendant la guerre, en les saccageant, sont en nombre considérable ; mais dans aucun d'eux je ne vis une semblable beauté, et elle a été perdue par les séductions de ses compagnes. Leurs sortilèges ont été tellement puissants que moi-même j'ai été vaincu. »

 

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Le jour d'après, le chef des archers se présenta pour obtenir l'ordre de tuer sainte Gaïanè. Le roi, en entendant cela, troublé par l'amour, consterné, stupéfait, anéanti, ne se souvenant plus de ce qui était advenu à sainte Hripsimè, la croyait encore vivante, Il promettait d'élever à de grandes dignités et à de grands honneurs quiconque parviendrait à séduire la jeune fille et la persuaderait de venir à lui. Celui à qui il s'adressait lui dit : « Ainsi périssent, ô roi, tous tes ennemis, et ceux qui méprisent les dieux et la volonté des rois! Mais celle qui perdit l'admirable Hripsimè vit, ainsi que deux de ses compagnes. » Ayant appris que sainte Hripsimè était morte, le roi retomba de nouveau dans sa tristesse, se roula à terre, versa des larmes et entra dans une fureur terrible. Puis il ordonna qu'on arrachât la langue à la vertueuse Gaïanè, avant de la tuer, parce qu'elle avait osé perdre par de perfides conseils celle qui parmi les mortels avait la beauté d'une déesse (et cette beauté les déesses la lui avaient donnée), et qu'on la fit mourir dans d'atroces tourments. Le chef des bourreaux se présenta alors, et il se vanta de la faire mourir cruellement. Il les fit sortir chargées de chaînes, par la porte méridionale de la ville, vers le chemin conduisant au pont de Medzamor, dans le lieu où l'on avait coutume d'exécuter tous les condamnés ; c'était un endroit marécageux, proche du fossé qui entourait la ville.

Ils enfoncèrent en terre quatre pieux pour chacune d'elles, et tandis qu'ils les préparaient, sainte Gaïanè et ses compagnes parlèrent ainsi : « Nous te remercions, Seigneur... »

Après cela les bourreaux vinrent et leur arrachèrent leurs vêtements. Ils les attachèrent chacune solidement aux quatre pieux, ils leur firent des incisions dans la peau des jambes, y placèrent des tubes de roseaux, et, en soufflant, ils les écorchèrent, pendant qu'elles respiraient encore, depuis les pieds jusqu'aux seins. Ils leur percèrent la nuque et leur arrachèrent la langue par cette ouverture. Ils leur entrèrent des pierres dans le corps, et leur firent sortir les entrailles. Et comme elles étaient encore vivantes, ils leur tranchèrent enfin la tète avec le glaive. Ceux qui les avaient accompagnées du pays des Romains dans la contrée d'Arménie étaient au nombre de soixante-dix personnes. Mais celles qui furent massacrées avec les saintes femmes Gaïanè et Hripsimè, et celles qui partagèrent avec elles le martyre, étaient seulement trente-sept. Donc le vingt-sixième jour du mois d'Hori, sainte Hripsimè fut martyrisée avec la sainte cohorte des trente-trois martyres ses compagnes ; et le

vingt-septième jour du même mois, sainte Galanè, avec deux de ses compagnes qui combattaient avec elle, reçurent la couronne de la victoire.

 

ADDITIONS ET CORRECTIONS

 

Page 31. — Sainte Eulalie n'est pas la seule martyre à cracher sur le président. On lit dans le célèbre récit du martyre des chrétiens du Nedjrân : « E de braxutera ton thugateron tes agias, os eton dodeka ousa, prosengisasa kai plerosasa to stoma autes ptuelou dierranen embrimomene esi ten opsin tou paranomou ; La fille cadette (de sainte Ruma), figée de douze ans environ, s'approcha la bouche pleine et frémissante, cracha sur la figure du roi (juif. » Acta Sanctorum, t. X, d'octobre, p.733. Le même fait se retrouve dans le martyre d'un septuagénaire, Joseph, prêtre du bourg de Beit-Cathuba, en Perse: « Le bienheureux vieillard pria le préfet de s'approcher, comme s'il eût voulu lui dire quelque chose à l'oreille. Sans hésiter, le préfet se leva, impatient de savoir ce qui allait arriver et croyant que Joseph voulait lui dire secrètement qu'il avait changé d'avis. Il mit bien près son oreille ; alors Joseph, toussant fortement, lui envoya au milieu du visage un crachat qui le lui couvrit entièrement. Cela fit que Chamsapor et tous les grands qui étaient présents partirent d'un éclat de rire. » ASSEMANI, Acta martyr. orient., t. I, p. 168-210.

Page 51. — BANG, Sur la base juridique des persécutions des chrétiens (en norVégien), dans Theologisk Tideskrift for den evangeliskeluterske Kirke i Norge, Ny Rackke, t. VI, 1879. — L. LEHANNEUR, Les chrétiens en présence de.... d’après la société antique Tertullien, dans Annales de la faculté des lettres de Caen, 1886, fasc. 3 et 4 ; 1888, fasc. 2. — KOULAKOWSKII, L'Église chrétienne et les lois romaines (en russe), dans Kiewskia Ouniwersitetskia Izwestia, 1891, no 12. — E. WAGENER, La liberté de conscience à Rome, dans Revue critique, 26 février 1894.

Page 58. — L. MASSEBEIAU, Les sacrifices ordonnés à Carthage au commencement de la persécution de Dèce, dans Revue de l'histoire des religions, t. IX, 1884, fasc. 1. — PIO FRANCHI DI CAVALIERI, Due libelli originali di libellatici, dans Nuovo bull. di arch crist., 1895, p. 68 suiv.

Page 103. — Pour les martyrs d'Afrique voy. P. MONCEAUX, Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, in-8°, Paris, t. 1, 1901 ; t. II, 1902. Page 122. — Ligne 3, lisez : le 6 mai de l'an 239.

Page 136. — Solon n'est pas un homme, mais une nourriture solide, très grossière, non identifiée jusqu'ici, ainsi que l'a prouvé Mgr

 

493

 

DUCHESNE dans les Comptes rendus de l'Académie des Inscr. C'était donc cette nourriture qu'on n'accordait que très parcimonieusement aux martyrs.

— On peut rapprocher des paroles et de la conduite de saint Maurice d'Agaune les déclarations qui suivent :

 

Conseil de guerre du XIe Corps d'Armée, Nantes.

Séance du 3 septembre 1902.

 

Interrogatoire de Henri Gaudin de Saint-Remy, lieutenant-colonel, commandant le 2e régiment de chasseurs.

« J'ai été pris entre mon devoir militaire et ma conscience. Ma conscience a été la plus forte. Je savais que je viendrais ici. J'ai examiné les conséquences graves de mon acte, je savais que j'aurais à subir votre jugement ; mais je savais aussi que j'aurais A en subir un autre : le jugement de Dieu. »

 

Séance du 26 septembre 1902.

 

Interrogatoire de Barthélemy-Emmanuel Le Roy-Ladurie, chef de bataillon au 19e de ligne.

« Ma conscience m'interdisait absolument de prêter mon concours à l'exécution de mesures violant le droit et la liberté religieuse. Depuis 28 ans que je porte l'uniforme d'officier français, je recevais pour la première fois l'ordre de conduire des soldats français violenter les populations, brutaliser des mères de familles, violer des maisons, éventrer des murs, crocheter des serrures, monter à l'assaut d'une école, et tout cela pour jeter dehors de saintes filles dont le crime était de prodiguer les bienfaits de l'instruction aux enfants du peuple et de pratiquer l'exercice de la charité. Je ne me suis pas fait officier pour accomplir une telle besogne.

— Aux documents que nous avons donnés sur la persécution de Dioclétien, il faut joindre le suivant d'après un papyrus relatant la condamnation d'une chrétienne, Politikè, à la déportation

« Prenosiris prêtre, à Apollon le prêtre, son frère aimé.

« Salut dans le Seigneur.

« Avant tout je te salue mille fois et tous les frères en Dieu qui se trouvent près de toi. Je voudrais te faire savoir, frère, que les fossoyeurs ont amené ici, dans l'intérieur, Politikè, envoyée dans l'oasis par le gouvernement. Je l'ai aussitôt remise à la garde des excellents et des fidèles parmi les fossoyeurs jusqu'à l'arrivée de son fils Neilos. Lorsqu'il arrivera, avec [l'aide dei Dieu, il te rendra témoignage de tout ce qu'ils ont fait pour elle. Mais de ton côté fais-moi connaître ce que tu voudrais qu'on fit ici, je le ferai volontiers.

 

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« Je te souhaite prospérité dans le Seigneur Dieu.

« A Apollon le prêtre, par Prenosiris le prêtre dans le Seigneur. »

A. DEISSMANN, Ein Original Dokument aus der Diocletianischen Christenverfolgung. Papyrus 713. British Museum, Tubingen, 1901, p. 7-8. — PIO FRANCHI DI CAVALIERI, dans Nuovo Bullettino, 1902, p. 25-27.

 

 

Note. — Nous avons jugé devoir faire une exception en faveur des Actes de saint Saturnin (p. 161), des deux martyrs de la persécution de Dèce (p. 166), de saint Marin (p. 168), de la Légion thébéenne (p. 170), A la règle que nous nous sommes imposée de distinguer les ouvrages authentiques des écrits non historiques. Les pièces qui viennent d'être mentionnées nous ont paru dignes d'être placées parmi les témoins d'une littérature sincère et exempte de falsifications.

 

 

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