LES MARTYRS

TOME III

Julien l'Apostat, SAPOR, GENSÉRIC

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines

du christianisme jusqu'au XXe siècle

TRADUITES ET PUBLIÉES

Par le R. P. Dom H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough

 

INTRODUCTION

Dom THIERRY RUINART, O. S. B.

JEAN-BAPTISTE DE ROSSI

EDMOND LE BLANT

PRÉFACE SUR QUELQUES MARTYRS DONT LES NOMS SONT CONNUS DE DIEU

I. — Angleterre.

II. — Germanie.

III. — Espagne.

IV. — Afrique.

V. — Gaules.

VI. — Alexandrie et l'Égypte.

VII. — Palestine, Syrie, Arabie.

VIII. — Perse, Mésopotamie, Édesse.

IX. — Arménie.

X. — Asie Mineure.

II — UNITÉ DU MOBILE SURNATUREL CHEZ TOUS LES MARTYRS

III — DE QUELQUES SUPPLICES ET DE LEUR REPRÉSENTATION DANS L'ANTIQUITÉ

IV — CONCLUSION

SUR LES MORTS DES PERSÉCUTEURS

Edit de Milan (313).

LES MARTYRS DE LA THÉONAS A ALEXANDRIE, LE 9 FÉVRIER 356

SAINT ATHANASE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE  APOLOGIE DE SA FUITE DEVANT LA PERSÉCUTION DU DUC SYRIANUS

APPENDICE RÉDACTIONS POSTÉRIEURES

LA PASSION DE SAINTE SALSA A TIPASA, SOUS CONSTANTIN LE GRAND, LE 20 MAI

MARTYRE DE LA BIENHEUREUSE SAINTE SALSA, VIERGE ET MARTYRE DU CHRIST, QUI SOUFFRIT LE VI DES NONES DE MAI

QUELQUES MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DE JULIEN

SAINT CYRILLE ET PLUSIEURS AUTRES

LES SAINTS EUSÈBE, NESTABE ET NESTOR.

LES SAINTS MACÉDONIUS, THÉODULE ET TATIEN.

LES JEUNES GENS DE PESSINONTE

LE SUPPLICE DE PUBLIA, LA DIACONESSE

LES VIERGES DE HÉLIOPOLIS

LE MARTYRE DES SAINTS JEAN ET PAUL. ROME, LE 26 JUIN 362

LE MARTYRE DES SAINTS JEAN ET PAUL

LE MARTYRE DE SAINT THÉODORET A ANTIOCHE, LE 23 OCTOBRE 362

LE MARTYRE DE SAINT THÉODORET

LE MARTYRE DES SAINTS JUVENTIN ET MAXIMIN.  A ANTIOCHE, LE 25 JANVIER 363

LE MARTYRE DE SAINT BONOSE ET DE SAINT MAXIMILIEN. A ANTIOCHE, AU MOIS DE JANVIER DE L'AN 363

PASSION DES SAINTS BONOSE ET MAXIMILIEN, SOLDATS DE LA TROUPE DES VIEUX HERCULIENS, SOUS L'EMPEREUR JULIEN ET LE COMTE JULIEN, LE 12 DES CALENDES D'OCTOBRE.

NOTE SUR QUELQUES SOLDATS CONFESSEURS DE LA FOI

LE MARTYRE DE SAINT BASILE D'ANCYRE.  ANCYRE, LE 28 JUIN 363

ACTES DE SAINT BASILE D'ANCYRE

SAINT THÉODORE

LE MARTYRE DE SAINT SABAS LE GOTH ET DE SES COMPAGNONS.  EN CAPPADOCE, LE 12 AVRIL 372

LETTRE DE L'ÉGLISE DE GOTHIE SUR LE MARTYRE DE SAINT SIBAS

LES MARTYRS DE LA PERSE.  AU QUATRIÈME SIÈCLE

ACTES DES SAINTS MARTYRS JONAN, BERIKJESU, ZÉBINA, LAZARE, MAROUT, NARSAI, ÉLIA, MAHRI, HABIB, SABA ET SCHEMBAITCH. L'AN DU CHRIST 327, LE 29 DÉCEMBRE

ACTES DES SAINTS SAPOR, ÉVÊQUE DE NICATOR ; ISAAC, ÉVÊQUE DE BETH-SLOI; MANE, ABRAHAM ET SIMON, QUI SOUFFRIRENT LE MARTYRE SOUS LE ROI DES PERSES SAPOR; LEURS CORPS REPOSENT A EDESSE, DANS LA NOUVELLE ÉGLISE DES MARTYRS, DANS L'INTÉRIEUR DE LA VILLE.  L'AN DU CHRIST 339

MARTYRE DE SAINT SIMÉON, BAR-SABBAÉ, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE SES COMPAGNONS ARDHAICLAS ET HANANIAS, PRÊTRES, ET DE CENT AUTRES CHRÉTIENS DE DIVERS ORDRES, AINSI QUE DE L'EUNUQUE GOUSCHTAZAD, QUI AVAIT ÉLEVÉ LE ROI, DE PRUSIKIUS, GRAND CHAMBELLAN, ET DE SA FILLE, VIERGE CONSACRÉE A DIEU.  EN L'ANNÉE 341

INTRODUCTION

LE MARTYRE

COMBAT DE PLUSIEURS MARTYRS, ET D'AZAD, EUNUQUE DU ROI. L'AN 341 DE JÉSUS-CHRIST

MARTYRE DE SAINTE TARBO ET DE SA SŒUR, VIERGES, ET DE LEUR SERVANTE.  AU MOIS DE MAI DE L'AN 341 DE JÉSUS-CHRIST

MARTYRE DES SAINTS MILÈS, ÉVÊQUE DE SUSE ; ABROSIME, PRÊTRE, ET SINA, DIACRE. LE 31 NOVEMBRE DE L'ANNÉE 341 DE J.-C.

MARTYRE DE SAINT SCHADHOST, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE CENT VINGT-HUIT AUTRES MARTYRS, SES COMPAGNONS. LE 20 FÉVRIER AN 342 DE JÉSUS-CHRIST

MARTYRE DE SAINT BAR-SABAS, ABBÉ, DE DIX DE SES COMPAGNONS, ET D'UN MAGE. AU MOIS DE JUIN DE L'ANNÉE 342 DE JÉSUS-CHRIST

MARTYRE DE SAINT NARSÈS, ÉVÊQUE, ET DE SAINT JOSEPH SON DISCIPLE, DE LA VILLE DE SCHARGERD, PROVINCE DE BETH-GARMAI, AINSI QUE DE VINGT AUTRES MARTYRS. LE 10 NOVEMBRE DE L'ANNÉE 344

LES ACTES DE CENT VINGT MARTYRS, DONT CENT ONZE PRÊTRES, DIACRES ET MOINES, ET NEUF VIERGES CONSACRÉES A DIEU. LE 6 AVRIL DE L'ANNÉE 345

LE MARTYRE DE SAINT BARBASCEMIN, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE SEIZE AUTRES. LE 9 JANVIER DE L'ANNÉE 346

ACTES DES MARTYRS QUI FURENT MIS A MORT EN DIVERS LIEUX PAR LES PRÉFETS, OUTRE CEUX QUI FURENT CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DU ROI. L'AN 346 DE JÉSUS-CHRIST

LE MARTYRE DES SAINTES TÉCLA, MARIE, MARTHE, MARIE ET AMA, FILLES DE L'ALLIANCE, C'EST-A-DIRE VIERGES CONSACRÉES A DIEU. LE 6 JUIN DE L'ANNÉE 347

LE MARTYRE DE SAINT BARHADBESCHABA, DIACRE. LE 20 JUILLET DE L'ANNÉE 355

CONFESSION DES CAPTIFS DE BEIT-ZABDÉ. L'AN 362

LES ACTES DE QUARANTE MARTYRS, DEUX ÉVÊQUES, ABDA ET EBEDJESU; SEIZE PRÊTRES, ABDALLAHA, SIMÉON, ABRAHAM, ABA, AJABEL, JOSEPH, RANI, EBEDJESU, ABDALLAHA, JEAN, EBEDJESU, MARIS, BARAHADBESCIABAS, ROZICHÉÉE, ABDALLAHA ET EBEDJESU ;NEUF DIACRES, ELIAS, EBEDJESU, RANI, MARJABE; MARIS, ABDIAS, BARAHADBESCIAS, SIMÉON ET MARIS ; SIX MOINES, PAPA, EVOLÈSE, EBEDJESU, PHAZIDE, SAMUEL ET EBEDJESU; SEPT VIERGES, MARIE, TATHE, EMA, ADRANES, MAMA, MARIE ET MARACHIE. EN L'ANNÉE 376

ACTES DU MARTYRE DE SAINT BADMA. EN L'ANNÉE 376.

ACTES DU MARTYRE DES SAINTS AKEBSCHEMA, JOSEPH ET AITALLAHA.

CONCLUSION

LE MARTYRE DE MAR-BASSUS

AU NOM DE DIEU NOUS TRANSCRIVONS LB DISCOURS SUR LE MARTYR MAR-BASSUS, SUZANNE, SA SŒUR, MAR-ÉTIENNE ET MARLONGIN, SES MAITRES, QUI FURENT COURONNÉS DANS LA VALLÉE DE GÉHENNE.

LE MARTYRE DE SAINT NERSÉS, CATHOLICOS D'ARMÉNIE A EHAKH, CANTON D'ÉGÉGHIATZ, AVANT L'ANNÉE 374

LE MARTYRE DE SAINT NERSÉS

NOTE SUR LES PERSÉCUTIONS ARIENNES SOUS CONSTANCE ET VALENS

NOTE SUR LES PERSÉCUTIONS DONATISTES. VERS L'ANNÉE 362.

PERSÉCUTIONS DES GOTHS. En Gaule, vers 374.

SIDOINE A L'ÉVÊQUE BASILE.

PERSÉCUTIONS DES BARBARES. AU IVe SIÉCLE

S. JÉRÔME, Epist. LX ad Heliodorum, § 16.

Vers attribués à saint Prosper d'Aquitaine, touchant l'invasion de la Gaule en 406 (1).

Réponse à ces attaques contre la Providence.

LE MARTYRE DE SAINT NICAISE ÉVÊQUE DE REIMS. LE 14 DÉCEMBRE DE L'ANNÉE 407.

LE MARTYRE DE SAINT NICAISE

PERSÉCUTION D'ALARIC. A ROME, EN 410.

S. JÉRÔME, Epist. CXXVII ad Principiam virginem, § 12.

LE MARTYRE DE HIÉRAX. A ALEXANDRIE, L'AN 415.

LE MARTYRE DE SAINT JACQUES L'INTERCIS. L'AN 421.

LE MARTYRE DE SAINT JACQUES L'INTERCIS (1)

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES, EN AFRIQUE, DEPUIS L'ANNÉE 427 JUSQU'A L'ANNÉE 484.

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES PAR VICTOR DE VITE.

LIVRE I.

LIVRE II.

LIVRE III.

PASSION DES SEPT BIENHEUREUX MOINES MARTYRISÉS A CARTHAGE SOUS LE ROI IMPIE HUNÉRICH, LE VI DES NONES DE JUILLET (483).

DERNIERS MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES EN AFRIQUE, 496-534.

DERNIÈRES VICTIMES DES, VANDALES

ADDENDA

 

 

INTRODUCTION

 

Les documents publiés dans ce troisième volume sont moins connus que ceux qui sont entrés dans la composition des volumes précédents, quelques-uns ne sont même pas connus du tout ; non qu'ils soient inédits, mais ils reposent dans l'une ou l'autre de ces massives collections qui sont comme le gros-oeuvre de toute bibliothèque. On a bien voulu reconnaître qu'il y avait « mérite d'avoir tiré des gros in-folio gréco-latins ces documents vénérables, oeuvre de la période héroïque du christianisme, et de les avoir présentés au public éclairé sous une forme française (1)». C'est que, en effet, les esprits solides — et le succès de ce recueil témoigne que leur nombre est moins réduit qu'on ne le pense — savent bien sentir la haute valeur historique que possèdent ces textes de premier jet qui nous rapportent le triomphe des martyrs. Ces pièces, mieux que toute autre méthode littéraire, mettent « le lecteur chrétien en contact direct avec le passé, avec la vie concrète du martyr » (2), et « nous vivons à une époque où il devient nécessaire de donner à ces récits de martyrs un peu plus que l'intérêt

 

1. F[RANZ] C[UMONT], dans la Revue de l'instruction publique en Belgique, 1902, t. XLV, p. 249.

2. [DEGERT], Notes et critiques, dans le Bulletin de littérature ecclésiastique publié par l'Institut catholique de Toulouse, 1902, juin, p. 196.

 

VIII

 

d'une curiosité rapidement satisfaite. Il faut apprendre à les méditer. Nous en tirerons d'excellentes leçons. Plaise à Dieu que nous ne soyons pas obligés, beaucoup plus vite qu'on ne le croit, à les mettre à notre tour en pratique (1) ». Les âmes croyantes et les esprits distingués se rencontrent de nos jours dans leur goût très vif pour ces naïfs récits de la vénérable antiquité, et l'on a eu raison de dire que ces textes sans apprêt feront « plus pour l'édification des fidèles, plus aussi pour le rapprochement des adversaires du christianisme, que toutes les sornettes que d'aucuns croient nécessaires de débiter pour rendre la religion chrétienne attrayante (2) ». Le christianisme n'est ni un poème, ni un théorème ; il peut l'êtres au regard de certains esprits, mais en lui-même il est une vérité et il n'a besoin que de vérité. A eux seuls, les textes historiques qui nous rapportent le passé de l'Église chrétienne, et, parmi ces textes, les actes des martyrs « fournissent la plus attachante, édifiante et doctrinale des lectures. Quel catéchisme impressionnera jamais un enfant comme la lecture de la passion de sainte Perpétue (3) » ? A la, suite de ces textes, mais non pas sur le même plan, nous avons donné des récits antiques dans lesquels la critique n'est pas encore parvenue à distinguer ce qui appartient à l'épisode historique et au document primitif. On nous en a blâmé, requérant de notre part « un peu plus de sévérité, moins de tendresse pour

 

1. H. B[ROUSSOLLES], dans la Semaine religieuse de Paris, février 1902.

2. J. S[ÉRET], dans la Revue bibliographique belge, 1902, t. XIV, p. 192.

3. H. BRÉMOND, Remarques sur l'éducation du sens religieux, dans les Etudes, 1902, t. XXXIX, p. 627, note 1.

 

Haut du document

 

des apocryphes et des niaiseries (1)», Si niaiseries il y a. Pour nous, ces légendes n'ont rien qui nous répugne. Ce furent les romans de l'époque où ils parurent (2) ; qu'on relise la légende de sainte Thècle (3), celle de saint Théodote le cabaretier (4), et que l'on compare ces charmants récits si alertes, si nets, avec les ouvrages, même excellents, de l'antiquité classique ; la comparaison pourra se soutenir. Ces petits romans chrétiens ont d'ailleurs satisfait nos pères, qui y trouvaient apparemment ce qu'ils y cherchaient ; ils voulaient être touchés, émus, intéressés, ils l'étaient ; maintenant et depuis longtemps, on veut être empoigné, c'est le mot, violent et dur comme la chose. Ne nous défendons pas trop d'apprécier la délicatesse du coeur, ou, à son défaut, celle même de l'esprit. Sachons porter intérêt à d'honnêtes gens, à des natures non gâtées, vouons-les sentir, écoutons-les quelquefois parler.

Mieux vaudrait ne jamais entendre, à l'égard des générations qui nous ont précédés, ces anathèmes virulents, ces paroles de dédain qui ne sont nulle part à leur place. Le propre de l'intelligence est de comprendre et d'apprécier, même ce qu'on ne fait pas ; le propre de la charité est d'être patiente, indulgente, surtout pour ce qu'on ne consentirait pas à faire. On peut concevoir le beau sous un aspect que l'on juge plus conforme à l'essence de la beauté, mais il faut bien se garder de proscrire les aspects

 

1. M. D., dans la Revue critique, 9 juin 1902:

2. TERTULLIEN (de Baptismo, C. XVII) nous apprend qu'un prêtre d'Asie avait composé un récit de ce genre sur sainte Thècle et saint Paul; le fait est rappelé par S. JÉROME (de Scriptoribus ecclesiasticis, C. VII).

3. Tome I, p. 164 sq.

4. Tome II, p. vin sq. ; cf. H. Delehaye, dans Analecta Bollandiana, 1903, t. XXII, p. 319-329

 

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différents qui ont, en d'autres temps, agréé à d'autres esprits. Il est assez plaisant, d'ailleurs, de songer que ce qui nous paraît être le dernier mot du bon goût ira rejoindre à son rang les conceptions démodées qui nous

semblent intolérables. En pareille matière, la discussion avance peu les choses, et nous ne nous y prêterons pas. On ne peut songer à convaincre tout le monde, et ce serait faire peine à plusieurs que de ne répondre qu'à quelques-uns. Selon la belle parole de l'Écriture, « Dieu n'est pas dans la tourmente », évitons-la donc, car il est rare que dans le trouble on découvre la vérité, et c'est elle seule qui est digne de notre effort et de notre culte. Les discussions ont empêché plus de bien qu'elles n'en ont procuré ; loin de se contredire et de se diviser, que les hommes de bonne volonté choisissent les questions sur lesquelles ils s'entendent nécessairement, remettant à plus tard toutes les autres, car l'union c'est la force. Sans doute le sentiment qui inspire les contradicteurs est souvent infiniment respectable et touchant. Leurs colères sont faites d'une naïveté, d'une loyauté exquises, mais que ces bonnes âmes apprennent à se contenir. La modération est plus féconde que les ressentiments. Laissons à nos maîtres dans la foi, à l'Église, le soin de connaître et d'apprécier; ne nous érigeons jamais en inquisiteurs surnuméraires. Il est des terrains sur lesquels l'action de tous les gens de bien peut être commune, qu'elle le soit donc.

Je poursuis ce recueil non sans satisfaction, en voyant qu'il obtient le suffrage des âmes religieuses et des esprits distingués qui, après avoir été mes maîtres, veulent bien me permettre de les compter au nombre de mes amis. Le suffrage des membres de l'illustre Compagnie

 

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de Jésus est, pour ceux qui entrent dans la vie littéraire, un brevet tout à la fois d'orthodoxie et de goût. On pourrait n'en pas rechercher d'autre. J'ai hâte d'arriver à l'époque où les héros de ce livre seront « ses martyrs ». Peut-être le rapprochement de leurs actes, depuis les lettres de Charles Spinola jusqu'à celles de Pierre Olivain, sera-t-il à quelques-uns une chose toute nouvelle. Dieu veuille que ces martyrs modernes leur inspirent le respect qu'ils accordent aux martyrs de la lointaine histoire et qu'ils comprennent alors ce quelque chose d'à part et de profond, le don d'attrait et d'émotion qu'a pour nous la parole de ceux qui nous ont formé. De raison, je ne leur en donnerai pas d'autre que celle-ci : il faut avoir grandement égard à la tendresse humaine et ne point s'attaquer à ceux qui se sont fait beaucoup aimer. Parcendum est maxime caritati hominum, ne temere in eos dicas qui diliguntur (1).

Je dois m'acquitter d'une autre dette de reconnaissance. La préparation des trois premiers volumes de ce recueil m'a imposé l'étude quotidienne des écrits de trois hommes qui ne me laissaient guère plus ni mieux à faire que de reproduire sous une forme didactique les observations semées par eux avec profusion dans un grand nombre d'écrits. Je leur dois de vifs plaisirs d'esprit et mieux que cela, un respect plus scientifique de la religion chrétienne dont ils m'ont souvent fait voir la vérité certifiée par des faits positifs. Au moment d'aborder des temps sur lesquels ne s'est guère tournée leur attention, au moment donc de me séparer — pour cette étude du moins — de mes guides, je crois devoir à chacun d'eux

 

1. CICÉRON, de Oratore, II, 58.

 

XII

 

quelques mots plus particuliers, car il fait toujours bon connaître ceux qui nous apprennent à aimer. Je rappellerai donc rapidement le souvenir de Dom Thierry Ruinart, de Edmond, Le Blant et de Jean-Baptiste de Rossi.

 

Dom THIERRY RUINART, O. S. B.

 

L'antiquité n'a pas eu le privilège des étroites amitiés, encore que les exemples qu'elle en offre comptent entre les plus illustres. Parmi les modernes et depuis le christianisme on a vu des affections non moins ardentes et souvent plus pures donner naissance à ouvrages tels que ceux dont les Bénédictins de Saint-Maur ont enrichi la science. La communauté de goûts et de vie, ainsi que ce quelque chose de complet qui marque les écrits auxquels plusieurs savants ont apporté le concours de leurs connaissances et de leur habileté, ont donné à Dom Thierry Ruinart un rang particulier parmi ses confrères et devant la postérité. Son souvenir, plus encore que son nom, est attaché pour toujours à la grande mémoire de Dom Mabillon, dont il fut le collaborateur, l'ami et souvent le consolateur.

Dom Ruinart naquit à Reims en 1657 ; il fit son éducation au collège des Bons-Enfants, où Mabillon avait passé avant lui, et fut reçu maître ès arts en 1674 ; il entra au noviciat des Bénédictins de Saint-Remi le 2 octobre de la même année, et fit profession à Saint-Faron de Meaux le 19 octobre 1675. Il ne fit que traverser quelques monastères de l'Ordre, afin d'y pratiquer les exercices imposés aux jeunes religieux, et fut envoyé à

 

XIII

 

Paris, en 1682, à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, pour y travailler sous la conduite du Père Mabillon. J'ai eu le bonheur, écrivait-il plus tard, d'avoir esté élevé dès ma jeunesse auprès de ce saint religieux et d'avoir esté prez de vint-six ans le témoin de toutes ses actions. » Ils ne devaient guère être séparés que pendant les longs voyages scientifiques du Père Mabillon, en Allemagne (1683) et en Italie (1685) ; au contraire, ils firent ensemble les voyages d'Alsace et de Lorraine (1696), de Tours et Angers (1698) de Clairvaux (1701). Pendant les séjours à Saint-Germain-des-Prés, ni le maître ni le disciple ne se relâchaient jamais de la pratique des observances monastiques. Le goût et le sens de la vie ascétique étaient aussi profonds chez tous deux que le goût et le sens de la vérité historique, et on s'explique aisément comment l'esprit critique le plus rigide est le compagnon ordinaire d'une pratique exacte des vertus religieuses ; l'habitude de la sincérité dirige le religieux et le savant.

Livré absolument à son œuvre et absorbé exclusive-ment par elle, le Père Ruinart envisageait les distractions honnêtes comme un temps dérobé à ses travaux, et il s'était imposé de ne voir et de n'apprendre que ce qui pouvait servir à sa formation. Il dut guider à Paris et aux environs un religieux italien que le Père Mabillon lui adressa au cours de son voyage à Rome ; après s'en être acquitté, il écrivait, le ler avril 1686: « Je menay jeudi dernier votre religieux italien à Saint-Denys. Il est 'allé à Versailles ; il n'a pas besoin de conducteur pour lui faire voir Paris ; il en a plus veu luy en un seul jour que je n'en verray peut-être jamais. » Dom Ruinart habitait Paris depuis près de quatre ans et il avait vingt-neuf ans

 

XV

 

lorsqu'il traçait ce pronostic que la suite de sa vie ne démentit pas.

Elle était, jugeait-il, assez remplie par les grandes préoccupations qu'il avait tournées vers les textes antiques dont il voulait ressaisir les traces parmi les compositions innombrables qui avaient comme submergé la véritable antiquité sous l'énorme bagage des légendes du moyen âge. Une part considérable de son oeuvre, celle qui a rendu son nom presque populaire parmi les érudits, c'est le recueil des Actes des premiers martyrs authentiques et choisis, qui parut pour la première fois en 1689, à Paris, et fut réédité plusieurs fois depuis lors. Quelques années plus tard, en 1694, il donna l'Histoire de la persécution des Vandales, de l'évêque Victor de Vite. Aujourd'hui que la gloire a consacré les noms de Mabillon et de Ruinart, on conçoit difficilement l'opposition qui accueillit des tentatives dont la loyauté nous paraît incontestable. Les services rendus à l'Église par cette manière ferme et prudente d'en écrire l'histoire invitent à juger avec trop de sévérité peut-être les esprits mesquins qui soulevèrent contre les deux religieux d'ardentes contradictions. L'étroite union qui faisait des joies et des ennuis de l'un les joies et les ennuis de l'autre ne man-qua pas d'identifier Mabillon et Ruinart lorsqu'il s'agit de défendre leur méthode historique et la réputation d'orthodoxie du monastère de Saint-Germain-des-Prés. Les attaques dont leurs écrits étaient le prétexte s'adressaient d'ailleurs bien plus peut-être à cette maison, qui, par leur opiniâtre labeur, allait devenir la capitale intellectuelle de l'Ordre bénédictin, qu'à la personne même des deux religieux. Plusieurs, en effet, s'alarmaient de voir tant de pénétration unie à tant d'obstination dans

 

XV

 

l'étude et pressentaient que d'antiques maisons monastiques, quoique honnêtement pourvues d'hommes, de livres et de bien, ne pourraient manquer d'être éclipsées par ces hommes jeunes encore qui disposaient des richesses de la bibliothèque d'une grande capitale, de celle du chancelier Séguier, de la compagnie et des conseils des esprits distingués en tous genres dont l'attention, commençant à se tourner vers les Bénédictins studieux de Saint-Germain-des-Prés, aurait prouvé qu'ils prenaient volontiers pour eux le mot d'un poète :

 

J'aime mieux…………….

Un grand nom qui paraît qu'un vieux nom qui s'éteint.

 

C'étaient en effet, alors, les débuts de cette glorieuse période qui, de Dom Ménard à Dom Poirier, devait répandre sur le monastère fondé par des rois un lustre moins extérieur, et lui mériter une estime qui a triomphé de l'indifférence des uns et de l'ingratitude des autres.

Il fallait quelque intrépidité alors pour aborder la solution critique de certains points d'histoire sur lesquels les hardiesses peu fondées des réformés avaient excité la vigilance un peu ombrageuse des esprits orthodoxes. Le savant ami des Pères Mabillon et Ruinart, le Père Jean Bona, prenait l'alarme comme bien d'autres et adressait au Père Ruinart des objurgations qu'il n'y a pas lieu de rappeler plus longuement. Dans ces petits démêlés, les deux religieux de Saint-Germain ne cessèrent jamais de se dépenser l'un pour l'autre, car ils avaient si bien confondu leurs pensées, leurs desseins et leurs vies, que l'on ne pouvait distinguer ce qui touche l'un d'eux sans que l'autre y fût intéressé. Leurs épreuves comme leurs récompenses étaient communes, et ce serait mal entendre

 

XVI

 

leurs âmes que de faire l'histoire de l'une sans l'interrompre de temps en temps par l'histoire de l'autre. De même qu'ils vécurent l'un en l'autre, de même faut-il rapporter ici, non les épreuves de Ruinart, elles lui étaient peu de chose, mais les épreuves de Mabillon, que Ruinart portait tout entières.

Une discussion à la fois religieuse et historique était venue arrêter Mabillon au milieu de ses travaux les plus importants, et lui susciter de violentes attaques de la part même des membres de la corporation dont il était la gloire et le flambeau. Cette querelle, par la raison qu'elle se renferma dans le sein de la famille bénédictine, ne fit pas autant de bruit dans le monde lettré que celle qui fut soutenue tour à tour au sujet de l'auteur de l’Imitation de Jésus-Christ ou du traité des Études monastiques, objet de la célèbre controverse excitée par le réformateur de la Trappe. Mais elle n'en causa pas moins d'amers déplaisirs à l'illustre auteur des Acta sanctorum, en ce qu'elle eut momentanément pour conséquence de le représenter, aux yeux de tous ses confrères, comme un prévaricateur qui avait porté atteinte aux titres les plus glorieux des enfants de saint Benoit, en retranchant un certain nombre de saints du catalogue de l'ordre, et en écrivant la préface du ive siècle bénédictin. Accusé par les Pères Bastide, Mège et Gerberet, d'avoir énoncé des faits aussi contraires à l'édification des religieux qu'à la vérité historique, Mabillon, comme l'atteste le procès-verbal du chapitre général de Fleury-sur-Loire, fut mis en demeure de répondre aux attaques dirigées contre son honneur et sa sincérité (1).

 

1. A. DANTIER, Premier rapport sur la mission qu'il a été chargé de remplir en Suisse, en Allemagne et en Belgique, dans Archet. des missions scientif., t. VI (1857), p. 248.

 

XVII

 

Voici cette réponse :

«Je ne suis pas surpris que l'on écrive contre moy; mais si l'on fait réflexion sur la manière peu régulière et charitable que le R. P. [Bastide] observe dans son dernier écrit, je croy que les personnes équitables tomberont d'accord que j'ay quelque sujet de me plaindre.

Je sçais que c'est le sort de tous ceux qui donnent quelque chose au public, et principalement de ceux qui traitent de l'histoire, d'estre exposez à la censure des hommes, et de s'attirer la passion de beaucoup de gens. C'est pourquoi un grand évêque disoit autrefois avec raison, qu'il n'est pas fort avantageux à un ecclésiastique d'écrire l'histoire, d'autant que cette entreprise fait des jaloux, demande un grand travail, et se termine enfin à l'aversion que plusieurs conçoivent d'un auteur qu'ils croient ne leur estre pas favorable. Scriptio historiæ videtur ordine a nostro mullum abhorrere : cujus inchoatio invidia, continuatio labor, finis est odium. (Sidon., lib. II, épist. 22.)

En effet, quelque parti que l'on prenne, et quelques mesures que l'on garde dans ce dessein, il est impossible de contenter tout le monde. Car si l'on reçoit tout sans discussion, on passe dans l'esprit des personnes judicieuses pour ridicule ; si l'on apporte de l'exactitude et du discernement, on passe chez les autres pour téméraire et présomptueux : Si quid simpliciter edamlis, insani si quid exacte, vocamur præsumptuosi. (Sidon., lib. II, epist. 22.)

De ces deux partis, j'ay choisi le second, comme estant

 

XVII

le plus conforme à l'amour de la vérité, que doit avoir un chrétien, un religieux et un prestre, comme le plus avantageux à l'honneur de l'ordre, et enfin comme estant absolument nécessaire dans un siècle aussi éclairé que le nostre, auquel il n'est plus permis d'écrire des fables, ni de rien avancer sans de bonnes preuves.

J'ai néanmoins tasché de garder toute la modération possible ; et lorsqu'il s'agissoit de l'intérest de l'ordre, j'ay toujours penché plutost du costé de l'indulgence que de la sévérité. Mais enfin quelques mesures que j'aye gardées, je n'ay pas laissé d'essuyer beaucoup de contradictions. J'ay tasché de les surmonter par le silence et par la patience ; mais mon silence n'est pas devenu moins insupportable que mes discours, et l'on m'oblige enfin à me défendre ou à me rétracter.

Je pourrois dire pour ma justification que je n'ay rien avancé dans mes préfaces qui n'ait esté vû, examiné et approuvé de ceux à qui les supérieurs majeurs ont trouvé bon de les faire voir avant que de les imprimer ; mais il n'est pas juste que, pour me mettre à couvert, je mette mes supérieurs en jeu : et j'aime mieux que tout tombe sur moy que d'exposer leur autorité à la censure. Il suffit qu'on leur reproche qu'ils entretiennent une personne aux dépens de la congrégation pour écrire contre l'ordre : et il est nécessaire que je me justifie, aussi bien qu'eux, de cette accusation. Je puis dire même qu'il est nécessaire que j'écrive pour le bien commun des personnes de lettres, d'autant que si les principes que veut établir le R. P. subsistent une fois, il est impossible qu'une personne qui ait tant soit peu de lumière et de discernement se puisse réduire à écrire exactement des choses de l'ordre, à moins qu'on ne veuille

 

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renoncer à la sincérité, à la bonne foy et à l'honneur.

Voilà en partie mes sentiments touchant l'écrit du R. P., je les ay exprimés d'une manière claire et sincère ; et si j'ay respondu avec un peu de force en quelques endroits, la manière exorbitante dont il m'a traité m'y a obligé, contre mon naturel, quoyque j'aye tâché de ne rien dire qui puisse blesser la charité, ni le respect que je dois à mon caractère. J'ai dissimulé beaucoup d'injures dont il me charge avec indignité, et j'ay passé sous silence quantité de suppositions qu'il m'impute, tantost de gaité de coeur, tantost en changeant quelque chose aux passages qu'il rapporte, et le plus souvent en donnant un faux tour et contraire à la vérité que j'avance. Mais j'espère que ceux qui se donneront la peine de lire avec attention ma préface, les pourront aisément découvrir, et porteront un jugement plus équitable de cet ouvrage, que je n'ay entrepris que pour la gloire de nostre saint ordre (1). »

La pensée de la gloire de l'Église et de l'Ordre monastique paraît bien avoir inspiré tous les travaux des deux moines de Saint-Germain-des-Prés. Ils la servaient par ce fait seul qu'ils mettaient la vérité dans une plus vive lumière historique, et l'Église n'a rien à redouter de l'histoire. Aussi fut-ce un « grand service rendu aux études historiques que la publication faite par Ruinart du recueil des Acta sincera et selecta primorum Martyrum. Le renom de prudence et de savoir acquis par le célèbre religieux appela tout d'abord la confiance sur les pièces qu'il avait choisies ; le nombre des éléments d'informations

 

1. A. DANTIER, ibid., p. 358 sq.; pièce n° 32. Réponse de D. Jean Mabillon.

 

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que nous a transmis l'antiquité s'en accrut dans une large mesure, et, comme l'histoire de l'Église, celle même des temps païens y trouva souvent un secours. Beaucoup de textes reprirent crédit qu'on ne pouvait citer qu'avec réserve. L'esprit critique et le labeur d'un homme avaient suffi à leur rendre tout leur prix. Abordant, sans ménager sa peine, l'immense collection des Bollandistes, celles de Mombritius, de Surius, Ruinart avait jeté la lumière sur ces in-folio que leur masse semblait devoir rendre inabordables. De ce travail et d'une large enquête dans les vieux textes manuscrits, il est sorti un monument désormais devenu classique, et qui, chez nous comme chez nos pères, a mis dans les mains de chacun un instrument de première utilité. Ruinart, on le voit par sa correspondance manuscrite, ne cessa de chercher si son livre pouvait recevoir quelque accroissement utile. Un second volume, dont il parle et dans lequel il voulait donner les documents d'une époque postérieure au triomphe de l'Église, devait comprendre, avec l'ouvrage de l'évêque Victor de Vite sur la persécution des catholiques par les Vandales, une histoire déjà toute préparée de la persécution des Ariens. « Cela n'empesche pas, dit-il, que si on trouvoit quelque pièce mesme des premiers siècles, nous la donnions aussy. « Ce projet n'eut qu'une suite incomplète, et lé récit de Victor de Vite fut seul imprimé . »

Ces travaux, il est à peine besoin de le redire, étaient concertés et préparés en commun, et quoique l'antiquité chrétienne fût moins familière au Père Mabillon que le moyen âge, il ne laissait pas d'y faire preuve de son ordinaire pénétration ; sur ce terrain néanmoins, il semble que le Père Ruinart était plutôt le maître et son confrère illustre

 

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le disciple. Ils n'étaient pas gens à s'en troubler, puisque définitivement leur science était en commun.

L'amitié entre deux hommes produit quelquefois des merveilles d'abnégation ; ce n'est pas entre eux l'amour-passion, ni l'amour-goût, mais une sorte d'amour-confiance beaucoup moins violent que l'un et beaucoup plus profond que l'autre, consistant à aimer une personne parce qu'elle est bonne et douce,d'un commerce agréable et sûr, et le sentiment qui naît de là est d'une si grande solidité et d'une si longue suite qu'on peut bien dire de cet amour qu'il est plus fort que la mort. Même en dehors du plaisir que cette amitié procure, on peut le rechercher pour sa vertu propre, car c'est une excellente habitude morale d'avoir auprès de soi quelqu'un que l'on aime plus que soi.

La mort du Père Mabillon sonna le glas du Père Ruinait; à partir du jour où il dut travailler seul, il redoubla, mais, quoi qu'il fît,il avait du froid au cœur. Il dura encore deux années, qu'il remplit à mettre la dernière main aux ouvrages de son maître. Au mois d'août 1709, il fut en Champagne pour ses études ; dès les premiers jours de septembre, il quitta Reims pour rentrer à Paris avec une halte à l'abbaye d'Hautvilliers ; à peine arrivé, il dut prendre le lit, et son mal ne cessa d'empirer. Tout le répit qu'il eut fut employé à la prière et à la préparation à la mort, qui arriva pour lui le 27 septembre de l'année 1709. « Ainsi, écrivait Dom Massuet, termina sa carrière notre savant et pieux confrère, célèbre dans le monde entier par les grands travaux dont il enrichit l'Église, mais surtout digne de mémoire et d'éloge pour sa haute piété, la pureté de ses moeurs, le zèle de sa vie régulière, la candeur de son âme, la politesse de ses

 

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manières, la sincérité de sa modestie et tant d'autres vertus chrétiennes et monastiques. Pour tout dire en un mot, il reproduisit en lui l'image fidèle de Mabillon, son maître et son modèle. Comme lui, il se livra avec un zèle infatigable aux plus grandes entreprises littéraires, sans rien négliger des devoirs d'un parfait religieux, qu'il sut remplir, autant qu'il put, au milieu des traverses des voyages et des douleurs de la maladie. »

 

JEAN-BAPTISTE DE ROSSI

 

L'heureuse obligation en laquelle je me suis trouvé d'entretenir un commerce assidu avec ce que Jean-Baptiste de Rossi et Edmond Le Blant  nous ont laissé d'eux-mêmes, l'utilité que j'en ai retirée et l'intérêt que quelques personnes ont paru prendre à l'exposition des principaux résultats de la science qu'ils ont fondée, m'engagent à rendre à cette place un respectueux hommage au caractère et à la science de ces illustres archéologues.

Jean-Baptiste de Rossi naquit à Rome, le 22 février 1822, au sein d'une ancienne famille noble, et fut baptisé le même jour à Sainte-Marie sopra Minerva. On le mit au collège des Jésuites connu sous le nom de Collège Romain, où il s'appliqua à l'étude des lettres avec un succès singulier; cependant il ne laissait pas dès lors, quoiqu'on le tournât uniquement, comme les autres écoliers, vers l'étude du latin et du grec, de donner un pressentiment de ce qu'il serait plus tard. Sa passion pour les monuments de l'antiquité chrétienne fut si précoce que, dès sa onzième année, son père jugea ne pouvoir lui faire de présent plus agréable, à l'occasion de sa fête, que de lui

 

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offrir la Roma sotterranea de Bosio ; mais il ne put donner suite à son dessein, le livre étant alors introuvable à Rome. Le goût de l'archéologie était si ancien chez M. de Rossi, qu'il ne s'en était jamais connu d'autre et avait dirigé toutes ses préoccupations de telle manière que, lorsqu'on questionnait ce grand homme sur le temps où il était devenu archéologue, il répondait : « Je n'en sais rien, cela me prit tout enfant ; c'était une vocation. » Ses maîtres s'étant aperçus de son attrait le fortifièrent de leurs conseils et le guidèrent par leur science. Son maître de grec, le jésuite Gianpietro Secchi, lui insinua d'entreprendre le recueil des épitaphes grecques de Rome, et l'écolier s'y employa aussitôt. Or il arriva que, le savant Marini en ayant fait déposer une dans la Galleria delle Iscrizioni, Rossi s'appliquait un jour à la transcrire lorsqu'il fut surpris par le cardinal bibliothécaire Angelo Maï. Étonné de rencontrer un épigraphiste de quatorze ans, il lui demanda : « Que fais-tu là, petit ? — Éminence, je transcris l'inscription grecque. — Et tu la comprends ? — Pas toujours, Éminence. » Le cardinal prit le papier de l'enfant et y écrivit l'épitaphe. « Plus tard, je l'ai bien comprise », disait M. de Rossi. Cependant le cardinal demanda à l'écolier qui il était, et comme il connaissait le père du jeune homme, il le pria de le venir visiter, afin de voir ensemble comment il pourrait s'intéresser au jeune antiquaire. Cette rencontre fortifia encore, si c'était possible, un goût très vif, de sorte que, là où ses compagnons ne cherchaient que distraction, M. de Rossi tirait profit pour ses études. Au cours d'une visite dans les galeries du Vatican, il lui était arrivé un jour de s'attarder à prendre copie d'une inscription lorsque, soudain, on se jette sur lui, on lui arrache des mains

 

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son carnet avec des paroles assez dures. C'était un employé subalterne chargé de veiller à ce que personne ne dérobât au professeur Sarti un seul des textes qu'il se réservait le privilège de donner au public. En 1838, M. de Rossi fit un voyage en Toscane ; la compagnie de ses parents lui fut non moins utile qu'agréable, car il lui arrivait maintes fois d'oublier, au cours de ses études, de boire et de manger. En 1840, le jeune homme entra au collège de la Sapience, où il obtint les mêmes succès qu'il n'avait cessé de remporter pendant son temps d'écolier ; ses études étaient cependant poursuivies sans détriment pour celles de l'archéologie, car depuis deux ans il était auditeur assidu de l'académie d'épigraphie antique, principalement grecque, organisée par le jésuite Bonvicini, et depuis 1841 il accompagna fréquemment l'illustre jésuite Marchi dans ses visites aux catacombes. Le savant religieux et son jeune ami ne se quittaient guère, et on les désignait à Rome sous le nom de : I duo inseparabili. Ce fut le 24 juillet 1842, dans une visite faite avec Marchi à l'église Sainte-Praxède, que Rossi arrêta sa résolution d'être archéologue ; l'année suivante (1843), il était proclamé doctor juris utriusque ad honorem, et il se voua dès ce moment à la réalisation du vaste projet d'un recueil des inscriptions chrétiennes.

A ce propos, M. de Rossi se plaisait à raconter une anecdote intéressante. « Le jour où il sortit de l'université de la Sapience, après avoir terminé ses études et conquis le doctorat in utroque jure, il fut invité à dîner chez le prélat Capalti, qui était déjà un personnage et qui est mort, il y a peu d'années, cardinal et préfet de la Propagande. Le jeune docteur annonçait l'intention de renoncer au barreau et à l'administration pour se

 

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consacrer entièrement à l'archéologie. Capalti le chapitra très amicalement, avec beaucoup d'insistance ; il lui ouvrit les plus brillantes perspectives, mais sans le moindre succès ; de Rossi s'obstinait dans sa vocation. Alors le prélat, changeant de note, entreprit de lui faire voir que cette vocation le menait aux abîmes. Vous êtes trop intelligent, lui dit-il, pour ignorer que tous ces vieux monuments qui vous passionnent n'ont d'autre histoire que des légendes. Ici, à Rome, nous mettons à chaque instant le pied sur un souvenir sacré, mais il serait imprudent d'y appuyer trop fort. Ainsi, moi qui vous parle, je suis chanoine de Sainte-Marie-Majeure. En cette qualité je prends part, tous les ans, à la fête de cette église, qui a lieu le 5 août. On lit à matines une singulière légende suivant laquelle la sainte Vierge serait apparue au pape Libère, et lui aurait indiqué l'emplacement de la future basilique, promettant même de la marquer par une chute de neige qui arriverait le lendemain et se maintiendrait à l'endroit voulu. Cette légende débute, dans les livres d'office, par les mots : Nonis Augusti, quo tempore in Urbe maximi calores esse solent (1). Nous la faisons lire au  choeur et l'écoutons gravement. Une fois rentrés à la sacristie, il se trouve toujours quelque chanoine pour  dire, en s'épongeant le front : « Dans tout ce que nous venons d'entendre, il n'y a qu'un mot de vrai, mais il est bien vrai : Nonis Augusti, quo tempore in Urbe maximi calores esse solent. » Ainsi, vous le voyez, l'usage maintient une foule de vieux récits auxquels personne

 

1. « Le jour des noues du mois d'août, à l'époque où les chaleurs sont les plus fortes à Rome. »

 

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ne croit (1). Si vous les présentez comme vrais, vous passerez, non pour un sot, car cela n'est pas possible, mais pour un homme dépourvu de probité scientifique. Si vous les écartez, il se trouvera des [gens] (2)             pour crier au scandale et [d'autres] pour les croire ; de là pour vous beaucoup d'ennuis (3). »

Les prévisions du cardinal Capalti devaient se réaliser et attrister la plus grande partie de la vie de J.-B. de Rossi, qui en faisait confidence à un religieux bénédictin : « ... Il me sera impossible, écrit-il le 19 août 1855, d'éviter une perpétuité de chagrin tant que je serai à Rome.

 

 

1. C'est, en effet, l'opinion exprimée dans des documents rédigés par une congrégation romaine instituée en 1741 par le pape Benoît XIV pour préparer une onesta correzione del nostro Breviario, ainsi que disait le pape. Dans la congrégation du 17 mars 1742, on décida que la fête du 5 août ne porterait plus le titre de Sainte-Marie-aux-Neiges ; on dirait, comme dans les anciens calendriers, Dedicatio S. Mariae. La légende était remplacée par un sermon de saint Bernard; voici d'ailleurs les propres paroles de la congrégation sur la légende : Lectiones secundi nocturni, quae hac die usque modo recitatae sunt, immutandas cane existimatur. De ea solemnitate, quae hac die celebratur, eiusque institutionis causa, habentur, ait Baronius in Martyrologio romano, vetera monumenta et mss. Hujusmodi autem monumenta et mss. nec unquam vidimus, nec fortasse unquam videbimus. Mirandum profecto est, ait Baillet, non adhuc tanti miraculi et tain mirabilis historiue auctorem innotuisse ; insuper quod tam novum tamque stupendum prodigium spatio annorum ferc mille et amplius profundo sepultum silentio jacuerit, nec unquam inveniri potuerit, praeterquam in breviario et in Catalogo Petri de Natalibus, lib. 7, cap. 21. Ce passage a été publié par Mgr Chaillot dans les Analecta juris pontificii, t. XXIV (1885), p. 915, d'après le dossier original conservé à la bibliothèque Corsini et intitulé : Acta et scripta autographa in sacra congregatione particulari a Benedicto XIV deputata pro reformatione Breviarii romania. 1741, in ires tomos distributa et appendicem. (Biblioth. Corsini, mss. n° 361, 362, 363.)

2. Les termes du cardinal Capalti étaient plus vifs ; je crois suffisant de rétablir la vraie leçon en note : « ... il se trouvera des hypocrites pour crier au scandale et des imbéciles pour les croire... »

3. MGR DUCHESNE, J.-B. de Rossi, dans la Revue de Paris, octobre 1894, p. 720-721.

 

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Si l'amour de ma mère et celui des monuments ne me retenaient pas ici, je n'hésiterais pas un instant à m'expatrier, et probablement la France deviendrait ma patrie élective (1). » Le 26 décembre de l'année suivante, il écrit encore : « Les adversaires ouvrent de temps en temps la bouche ; le mot de mode chez eux, aujourd'hui, n'est pas que M. de Rossi ne fait rien (il fait trop), mais qu'il est l'allié des protestants ! Dans les hautes régions de la hiérarchie ecclésiastique et dans certains cercles, l'on répète, jusqu'à le persuader à ceux qui ignorent l'état des choses, cette accusation, qui semble le palladium de mes adversaires (2)». Ces regrettables cabales, qui se font un jeu d'entraver les débuts de tant d'esprits distingués, et dont Bossuet et Dom Mabillon eurent eux-mêmes à souffrir, car l'accusation d'hérésie n'épargna pas ces grands hommes, devaient se donner longtemps carrière contre J.-B. de Rossi, qui écrit, le 30 juillet 1872 : « Le côté déplorable de cette guerre injuste et mesquine est que, ne pouvant pas m'attaquer sur le terrain de la science, l'on ne cesse depuis dix ans de chercher de m'attirer sur celui de l'orthodoxie, et l'on n'a épargné aucune finesse pour me compromettre avec l'autorité ecclésiastique (3). »

Au milieu de ces intrigues, qui parvinrent à se pousser jusque dans la chambre du Saint-Père, M. de Rossi poursuivait ses fouilles et ses commentaires épigraphiques avec une sérénité qu'on ne pouvait troubler et une ardeur

 

1. J.-B. DE Rossi, Lettre du 19 août 1855 au R. P. D. Guéranger. Cf. A. HOUTIN, la Controverse de l'Apostolicité, in-8°, 1901, p. 46, note 2.

2. Lettre du 26 décembre 1856 au même.

3. Lettre du 30 juillet 1872 au même.

 

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qu'on ne pouvait ralentir. Je n'ai pas à rappeler ici son oeuvre entière, ni à en signaler les graves conséquences au point de vue des sciences, peu habituées jusqu'alors à tenir compte des données archéologiques; mais simplement son rôle d'initiateur d'un groupe scientifique que lui-même se plaisait à désigner du nom de collegium cultorum martyrum. Le principal écrit consacré par M. de Rossi à ses chers martyrs romains fut La Roma sotterranea cristiana, dont le premier volume parut en 1864. La bienveillance que le pape Pie IX témoignait à M. de Rossi et l'intérêt particulier qu'il portait à ses découvertes firent souhaiter au savant que le Saint-Père agréât la dédicace d'un ouvrage préparé à l'honneur du Siège de Rome. Les oppositions qui s'efforçaient, quoique vainement, d'entraver la marche du savant furent cette fois sans succès. A la demande instante présentée par M. de Rossi au Saint-Père de donner son imprimatur à l'ouvrage sous cette forme : Pubblicata per ordine di Sua Santità, le pape répondit : Non Io permette solamente, ma Io esigo, carissimo de Rossi ; aussi, lorsqu'il vit la belle dédicace du livre qui rapprochait le nom de Pie IX du nom de Damase : « Si je suis un autre Damase, dit-il, c'est que j'ai trouvé un autre Jérôme. J'accepte. » L'oeuvre martyrologique de J.-B. de Rossi n'est tellement neuve et solide que parce qu'elle embrasse tous les aspects de la question et tous les textes et les monuments qui s'y rapportent. Les anciens Itinéraires des vue et vire siècles qui conduisaient les étrangers aux principaux lieux de pèlerinage dans Rome, les Actes des martyrs, les compilations du martyrologe, les collections ou sylloges d'inscriptions, mettaient entre ses mains tous les documents écrits dont la connaissance pouvait lui révéler autour de quels

 

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centres plus anciens ou plus illustres — nuclei — les constructions souterraines s'étaient développées. Guidé par ses études approfondies, il découvrit successivement, dans la catacombe de Saint-Calliste, la chambre sépulcrale de sainte Cécile, celle du pape martyr saint Sixte et de ses collègues du ne siècle, celle du pape saint Corneille, celle du pape saint Eusèbe, probablement celle du pape saint Miltiade. Malgré la gravité des conclusions qu'il tirait de ses découvertes pour la confirmation ou le redressement des sciences ecclésiastiques, M. de Rossi s'abstenait avec soin d'entamer aucune discussion, il s'interdisait même de signaler lui-même les aspects devenus inexacts dans l'enseignement, afin de pousser sa pointe plus avant grâce à ces ménagements, qui lui permettraient d'étendre ses découvertes, de fortifier ses démonstrations, de préparer l'histoire future, qu'il se résignait à voir retarder un peu plus dans l'espérance de contribuer à la faire plus assurée. Aussi était-ce presque sans son aveu, mais non à son insu, que ses travaux avaient créé, selon le mot de M. le cardinal Pie, un « lieu théologique ». Rien n'était, en effet, moins conforme à la sérénité de son esprit et à la politesse de ses manières que toute polémique ; il s'était imposé une loi d'admirable probité à l'égard des monuments qu'il interprétait, se faisant scrupule de se tenir à son métier d'archéologue, où il était passé maître, et de ne pas s'avancer sur le terrain de la démonstration théologique, qui lui était moins familier. « L'apologétique, disait-il volontiers, n'a pas de place ici : les faits doivent parler seuls. » Un petit nombre d'esprits, cependant, aurait pu être comparé au sien pour l'heureuse fertilité de l'imagination scientifique, car il possédait à un degré éminent le don de pressentir les

 

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conclusions d'une étude avant même qu'il l'eût entreprise. L'exposition des règles à suivre pour la détermination chronologique des inscriptions non datées et les fouilles entreprises pour la découverte du cimetière de Calliste le montrèrent éclairé de la prophétique lueur de l'idée a priori (1).

A mesure que s'accumulaient les oeuvres, la réputation de M. de Rossi allait grandissant dans toute l'Europe. Sa compétence et son caractère lui avaient mérité une autorité incontestée, principalement en France et en Allemagne, où d'illustres amitiés, celles de savants comme Guillaume Henzen, Théodore Mommsen, Edmond Le Blant, Mgr Duchesne, le dédommageaient de l'indifférence persistante d'un grand nombre de ses compatriotes, exclusivement attentifs aux ouvrages de raisonnement. Parmi ceux-ci cependant, quelques esprits solides et quelques coeurs dévoués s'étaient groupés autour du maître, dont ils secondaient les recherches et partageaient les travaux ; je ne puis nommer les vivants, mais c'est rappeler la mémoire de tous que d'aviver le souvenir de l'amitié qui unit J.-B. de Rossi au P. Bruzza. Les Romains s'étaient si bien habitués à ne plus voir ces savants séparés l'un de l'autre, qu'ils disaient finement, en parlant des deux amis : De Rossi et Bruzza sono consustanziale.

Cependant la vieillesse était, venue, glorieuse, heureuse, pacifiée. La maladie qui le terrassa plusieurs fois ne put abattre l'intelligence toujours active, lucide, très attentive à suivre le mouvement de la science qu'il avait fondée. La mort de son neveu, dont il avait formé l'esprit

 

1. CLAUDE BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p. 45 sq.

 

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et en qui il espérait se survivre, lui causa un mortel chagrin; néanmoins il continuait de prodiguer sa science et sa personne, aimant à s'entourer de jeunes gens, les encourageant, les écoutant comme il savait écouter, les réconfortant parmi leurs déboires en leur rappelant qu'on ferait « une longue histoire des vérités qui ont été mal reçues chez les hommes, et des mauvais traitements essuyés par les introducteurs de ces malheureuses étrangères (1) ». Il s'éteignit dans le palais de Castel Gandolfo, chez le pape, dont il était l'hôte, le 20 de septembre 1894. Sa fin fut, comme sa vieillesse, sereine et souriante. Il mourut entouré de ceux que Dieu lui avait laissés entre tous ceux qu'il avait aimés, et, sauf le sentiment de leur tristesse, n'emportant de ce monde ni doutes, ni craintes, ni regrets. Sa belle âme semblait habiter déjà par le coeur le lieu des espérances chrétiennes, il a dû y pénétrer sans surprise et comme dans un lieu familier.

 

EDMOND LE BLANT

 

Edmond-Frédéric Le Blant était né à Paris, le 12 août 1818. Ses études furent conduites avec le même esprit consciencieux qui caractérisait toutes ses démarches. Élève du lycée Charlemagne, il obtint, sinon les grands succès, du moins, ce qui vaut mieux peut-être, parce qu'on y peut voir la promesse d'un esprit plus étendu qu'éclatant, il obtint, dis-je, les principaux accessits.

 

1. FONTENELLE, Eloge du P. Malebranche.

 

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Son sentiment très vif de la beauté épuré par la fréquentation des écrivains classiques, car il n'était guère question alors des monuments, lui fit goûter avec enthousiasme les tentatives de renaissance littéraire auxquelles s'essayait avec quelque fracas l'école romantique. A dix-sept ans il s'essaya à écrire en vers, car à cet âge il est rare que les essais méritent le nom de poésie, et il adressa ses débuts au chef illustre de la nouvelle école. Celui-ci lui répondait, le 2 septembre 1835: « Monsieur, j'arrive de la campagne et je reçois votre charmant envoi. Je vous en remercie sans prendre le temps de débotter. Il va sans dire que ma maison et ma main vous sont ouvertes. — V. Hugo. »

M. Le Blant appartenait par sa naissance à une de ces familles de la bourgeoisie parisienne dans lesquelles une large aisance permet de jouir des plaisirs honnêtes et , délicats que peut offrir une grande capitale. Emmené souvent par ses parents dans leur loge au théâtre des Italiens, le jeune homme y développait son goût naturel pour la musique et l'opéra, auxquels il accordait alors sa prédilection, quoiqu'il prît intérêt au dessin, et s'essayât même à la gravure. Mais ce n'étaient là pour lui que d'aimables divertissements de l'esprit et qui ne causaient aucun préjudice à de plus graves études. En 1840, il obtint le degré de licencié en droit et il tint longtemps à honneur de porter son titre d' « avocat à la cour d'appel de Paris », bien qu'il n'en ait jamais exercé les fonctions. Des relations de famille le tournèrent du côté de l'administration des finances; il s'y lia avec Albert Jacquemart, son futur collaborateur dans un travail important sur la porcelaine. Dès cette époque, il prenait un goût très vit à réunir chez lui les éléments d'une collection alors un

 

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peu disparate, mais qui avec le temps forma un cabinet intéressant; cependant il n'était rien de plus qu'un amateur ; l'antiquité lui était une récréation agréable plus qu'une préoccupation studieuse. Un voyage qu'il fit à Rome en 1837 et une visite au musée Kircher déterminèrent la direction intellectuelle de toute sa vie. Il était venu chercher à Rome l'apaisement à une récente douleur ; la Providence lui fit rencontrer le chevalier de Rossi, qui s'ingénia à transformer une distraction en une passion durable et féconde. « La France, lui disait-il, est riche en monuments ; pourquoi ne feriez-vous pas là-bas ce que je veux faire à Rome ? »

Rentré à Paris, M. Le Blant s'occupa à réunir les co-pies anciennes et tout ee qui pouvait éclairer sa recherche des inscriptions de la Gaule pendant les huit premiers siècles de notre ère. Il consacra dix-huit années à la préparation du recueil qu'il en fit et qui lui ouvrit les portes de l'Institut de France. Le commentaire des inscriptions lui avait fait entrevoir quelque chose du nombre et de l'importance des problèmes qui se posent à tout moment dans l'étude de l'antiquité chrétienne. Il s'était essayé à cette critique délicate et sincère en même temps que profondément respectueuse dans un mémoire concernant la reconnaissance des reliques des martyrs et intitulé : La question du vase de sang. Ces quelques pages ouvrirent à nouveau un problème dont la solution officielle semblait devenue peu satisfaisante. Celle que proposait M. Le Blant importe moins que le sentiment qui l'avait guidé dans ses recherches et ses conclusions. « Pour satisfaire à mes scrupules, dit-il, pour répondre aux objections incessantes de la logique intérieure, j'ai voulu aborder la question, la prendre à mon tour en face et tenter de m'éclairer moi-

 

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même en appelant de tout mon coeur une réfutation décisive. Je défère mon sentiment au jugement de la science ecclésiastique. Omnia autem probate, dit l'Apôtre, quod bonum est tenete. J'ai suivi cet antique précepte et j'ai trouvé légers les arguments dont on s'est tenu satisfait. En essayant de montrer que le vase ne saurait désigner les sépulcres des martyrs,. j'ai mal réussi, peut-être, à retrouver son sens et son usage. De plus habiles chercheront, s'il le faut, le mot d'un obscur problème. Il me suffit d'avoir tenté l'oeuvre et, signalé, comme le disait Fleury, une erreur compromettante pour les saintes pratiques de la religion. Si je m'égare dans la route que Mabillon a victorieusement suivie, je suis prêt, comme il l'était lui-même, à reconnaître et à désavouer mon erreur (1). »

Depuis l'achèvement de son Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule, M. Le Blant tournait en partie son attention vers les pièces d'une composition tardive dans lesquelles leurs derniers rédacteurs avaient raconté le martyre de personnages célèbres avec des détails qu'il n'est pas aisé de retrouver chez les contemporains des persécutions. Cette littérature, sorte de roman historique dans le genre édifiant, avait joui d'une grande vogue pendant les siècles du moyen âge, d'où son développement extraordinaire et la difficulté de découvrir les sources de plus en plus sincères à mesure qu'elles se rapprochaient des originaux. Car M. Le Blant croyait, semble-t-il, à l'existence de passions originales pour le plus grand nombre de ces documents falsifiés, qui en auraient, selon lui, gardé plus ou moins de traces, et qu'une attention

 

1. E. LE BLANT, La question du vase de sang, in-8°, Paris, 185p, p. 38.

 

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très éveillée et une vaste érudition pouvaient entreprendre de découvrir. Ce principe fut appliqué dans un célèbre mémoire paru en 1882 et intitulé Les Actes des martyrs. Supplément aux « Acta sincera » de Dom Ruinart. Une objection venait aussitôt à l'esprit. Ces Actes primitifs, dont on prétendait ressaisir des traits épars, n'étaient-ils pas des documents ayant trait à un épisode historique sans aucun rapport avec le personnage à qui l'on avait composé une passion ou une vie entière à l'aide de ces documents ? Il n'est pas douteux que certains personnages ont été dédoublés ; les pièces apocryphes calquées sur les pièces authentiques ont donné à tel martyr dont on ne sait que le nom une biographie circonstanciée et complète. J'en vais rapporter un exemple, car c'est le cas pour les Actes de saint Tatien Dulas, dont le rédacteur a suivi le récit des Actes des saints Tarachus, Probus et Andronicus, pièce recommandable qui a inspiré en outre l'auteur des Actes de saint Calliope. Les Actes de Tarachus et de ses compagnons nous apprennent que ce fut en Cilicie, devant le gouverneur Maxime, assisté des agents du tribunal, le centurion Démétrius, le corniculaire Athanase, le commentariensis Pégase que comparurent les martyrs dont il se faisait suivre pendant une tournée judiciaire ; un des interrogatoires eut lieu à Tarse. Le martyr Andronicus est jeté tout sanglant dans un cachot, après avoir été mis à la torture. Défense est faite de lui fournir aucun secours. A l'audience suivante, les plaies étaient guéries ; le juge dit alors : a Mauvais soldats, n'avais-je pas défendu qu'on l'approchât et que l'on pansât ses blessures ? Le commentariensis Pégase proteste que nul n'est entré dans le cachot. Enfin on introduit de force dans la bouche d'un troisième martyr

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des viandes consacrées aux idoles. Comparons les Actes de Tatien Dulas. Ils rapportent que ce fut en Cilicie, devant le gouverneur Maxime, assisté des agents du tribunal, Démétrius le centurion, Athanase le corniculaire, Pégase le commentariensis, que comparut le martyr dont le gouverneur se faisait suivre pendant une tournée judiciaire. A Tarse eut lieu un interrogatoire suivi de la torture, après laquelle le martyr est mis aù cachot, et défense est faite de lui porter aucun secours. Lorsqu'il reparaît à l'audience suivante, les plaies sont guéries ; le juge, voyant cela, accuse les appariteurs d'avoir donné des soins au prisonnier, mais le commentariensis Pégase proteste que nul n'est entré dans la prison. Enfin, on emploie la violence pour faire pénétrer dans la bouche du martyr les viandes consacrées aux idoles. Si l'on observe que les deux récits sont censés se passer à des époques différentes, on reconnaîtra que, manifestement, l'histoire du martyr Tatien, malgré les traits antiques qu'elle contient, — précisément à cause de ces traits — n'est pas un document altéré, mais un document composé de toutes pièces. Ce qui ne fait aucune difficulté lorsque l'apocryphe peut être rapproché de son modèle, doit en faire une et imposer de surseoir à tout jugement sur le document que nous ne possédons que dans son texte certainement apocryphe et à qui nous ne pouvons faire subir l'épreuve à laquelle celui de Tatien Dulas n'a pas résisté.

D'autres objections furent faites au mémoire de M. Le Riant, qué l'on s'attacha à déprécier un peu plus que de raison, peut-être pour n'avoir pas à en réformer pied à pied les arguments. Il faut reconnaître que la méthode était, sinon nouvelle, du moins pratiquée avec une probité et une étendue d'information remarquables ; elle

 

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marquait l'apogée de la critique appliquée à un type de recherches et ne laissait que peu de choses à y ajouter.

Depuis la fin de l'année 1882 jusqu'à la fin de l'année 1888, M. Le Blant exerça les fonctions de directeur de l'École française de Rome, au palais Farnèse. Ces années furent marquées par des mémoires importants, des communications à l'Institut, une application soutenue à ses devoirs nouveaux. Les amitiés illustres qu'il avait formées jadis, celles qu'il contracta pendant les six années de sa direction, témoignent de la hauteur de réputation et de talent ainsi que du charme qui s'attachaient à lui. Rentré en France, il poursuivit ses études jusqu'au moment où, se sentant soudain frappé à mort, il employa ses derniers jours à se préparer à une fin que sa vie entière ne lui permettait pas de redouter. Il mourut le 5 juin 1897. Après quelques jours d'atroces douleurs, le calme était revenu ; la fin fut douce comme devait l'être celle de ces vieux chrétiens des temps passés qu'il avait pris pour modèle et si parfaitement imités.

Il ne faut que bien peu de pages pour raconter la vie des savants. Modeste et pure autant qu'utile, elle offre peu d'événements, mais les ouvrages dont elle est remplie sont le récit véritable des labeurs et de l'abnégation de ces solides esprits. Leur intelligence devient le bien commun de la postérité ; ce que nous connaissons le moins, c'est leur vie intime ; il leur suffisait de la vivre, aussi relevée que possible, ils n'ont pas pris souci de nous la conter ; mais à les voir travailler comme ils firent il me vient à l'idée que nous ne sommes pas si vifs ni si chauds qu'eux, et je m'imagine qu'ils devaient avoir l'âme d'une âme au lieu de l'âme d'un corps.

 

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PRÉFACE SUR QUELQUES MARTYRS DONT LES NOMS SONT CONNUS DE DIEU

 

L'histoire de l'expansion géographique du christianisme a été faite plusieurs fois, mais on n'y a pas toujours apporté la liberté d'esprit que tout sujet historique réclame impérieusement (1). Suivant le mot d'un savant illustre, il faut parler de ces choses comme nous ferions si notre livre ne devait être lu que dans deux mille ans d'ici. Je n'aborderai donc cette question que dans son

 

1. Sur cette question on peut consulter : W. SEUFERT, Der Ursprung und die Bedeutung des Apostolates in der christlichen Kirche der ersten 2 Jahrhunderte, eine Kritisch-historische Untersuchung auf Grund der Schriften des Neuen Testaments und der weiteren christliche Literatur (Leiden, 1887, in-8°). P. SCHMIEDEL dans la Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie (1889), t. XXXII, p. 361 sq., et Der Ursprung des Apostolates nach den heiligen Schriften Neuen Testamentes, dans Theolog. Stud. Krit. (1889), t. LXII, p. 257-331. L. DUCHESNE, les origines chrétiennes, leçons d'histoire ecclésiastique (Paris, s. d., lith.). P. BATIFFOL, l'Eglise naissante, § 2, l'extension géographique de l'Eglise, dans la Revue biblique (1895), t. IV, n° 2, p. 137-159, et la bibliographie donnée p. 159. Il va sans dire que la remarque du texte ne s'applique pas à ces ouvrages. Nous n'écrivons pas une notice sur le développement du christianisme pendant les trois premiers siècles; aussi ne citerons-nous pas autrement que pour mémoire un récent travail sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans le Dictionnaire d'archéologie et de liturgie de Dom Cabrol, et dont il suffira de donner ici le titre : A. Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten, in-8°, Leipzig, 1902.

 

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rapport avec le martyrologe ignoré qu'elle recèle, sans m'occuper des conséquences que les écoles théologiques peuvent tirer du fait historique en faveur de la vérité religieuse.

Parti de Jérusalem vers le milieu du ter siècle, le christianisme a touché toutes les provinces de l'Empire avant la chute de celui-ci, mais à des époques très différentes les unes des autres. Plusieurs régions situées au delà des frontières romaines ont été atteintes, traversées peut-être, par les missionnaires, quoique dans un grand nombre de cas on ne puisse que soupçonner ou contrôler leur passage, sans ajouter foi au détail de leurs actions. Ces missions lointaines n'ont, du reste, dans l'ensemble de l'oeuvre d'évangélisation, qu'un caractère épisodique. Ce sont des mouvements excentriques dont les attaches stratégiques et les bases secondaires d'opérations nous échappent complètement. Comparés à la conduite des grandes masses apostoliques opérant sur divers points du monde romain avec leur appareil de prudence et de force, ou bien encore, comparés à ces camps retranchés, — dont les Églises gauloises de Lyon-Vienne et d'Autun au IIe siècle nous offrent les parfaits modèles, — les explorateurs apostoliques de la Perse, de l'Inde, de la Scythie, ressemblent à ces cavaliers d'élite qui poussent leur raid si avant qu'on ne les revoit jamais.

Toutes les grandes missions chrétiennes primitives se dirigèrent vers l'Ouest. Au IVe siècle et pendant les siècles suivants, quelques missions envoyées par l'Église de Rome, ou dirigées d'après sa méthode, opèrent en Germanie, en Islande, dans l'Afrique équatoriale et l'Asie propre. Il semble même que des évangélistes abordèrent

 

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en Amérique (1) ; c'étaient, pense-t-on, des moines celtes.

Un fait pourra surprendre qui s'explique sans peine cependant. Il ne reste aucune trace certaine de l'activité des apôtres, exception faite de Pierre, Paul et Jean. Est-ce à dire que la volumineuse littérature des periodoi ne contienne rien de vrai et que lès autres apôtres n'aient rien fait? Assurément non ; mais de ce qu'ils ont fait, nous ne savons rien. Il semble qu'il faille apprécier leur œuvre d'après celle d'un illustre missionnaire, saint François Xavier. De ses travaux immenses, — et ils sont assurés, — des voyages qu'il a faits, des églises qu'il a fondées, il n'est resté, en bien des lieux, qu'un vague souvenir. Nous ne saurions donc nous montrer surpris si les courses des apôtres ont laissé moins de traces encore.

Les volumes précédents ayant dû se borner aux seuls Actes des martyrs, je chercherai à compléter dans cette notice ce qui a paru, au gré de plusieurs, réduire à l'excès un sujet fort étendu. Le résultat de cette recherche sera d'ajouter un grand nombre de martyrs à ceux dont les Actes paraissent dignes d'être tenus pour certains ; néanmoins, parmi les événements si troublés de l'histoire

 

1. LUKA JELIC, l'Évangélisation en Amérique avant Christophe Colomb, dans Congrès des savants catholiques, 1891, t. V, p. 170-184 ; G. GRAVIER, Découverte de l'Amérique par les Normands, au Xe siècle, in-8°, Paris, 1874; E. BEAUVOIS, Découverte des Scandinaves en Amérique du Xe au XIIIe siècle, fragments de Sagas islandaises, traduits pour la première fois en français, in-8°, Paris, 1860 ; Le même, la Découverte du Nouveau-Monde par les Islandais et les premières traces du christianisme en Amérique avant l'an 1000, dans Congr. intern. Améric., 1875, et in-8°, Nancy,1875. Cf. H. GAIDOZ, dans Revue celtique, 1876, t. III, p. 101-105; G. MOEBIUS, de Oracul. ethnic., 2° édit., ace. dissert. an Evangelium ab apostalis etiam Americanis fuerit annuntiatum, in-4°, Lipsiae, 1660 ; A. L. FROTINGHAM, jr.. The existence of America known early in the Christian era, dans Alnerican Journal of Archeology, 1888, t. IV, p. 456; Cf. MARTIN, dans Journal asiatique, 1888, p. 455.

 

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religieuse, il faudra continuer à soupçonner, sans atteindre une plus grande précision, la présence d'une multitude de saints inconnus, de ceux que les vieux martyrologes désignaient d'un mot plein de charme : Les saints martyrs dont les noms sont connus de Dieu.

Leur nombre fut considérable, et la thèse célèbre de Dodwell: Sur le petit nombre des martyrs, n'a aucun fondement dans les faits (1). La réfutation qu'en fit Dom Ruinart subsiste presque dans son entier (2) ; elle demeura d'ailleurs sans réplique 3). Tillemont s'était associé au Bénédictin de Saint-Germain-des-Prés (4), et de nos jours cette opinion, remise en honneur par un historien plus passionné que judicieux (5), a été contredite par MM. Aubé (6), Renan (7) et Paul Allard (8).

 

I. — Angleterre.

 

Sous le pontificat du pape Éleuthère (171-185), aurait eu lieu l'évangélisation de l'île de Bretagne. On lit en effet

 

1. H. DODWELL, Dissertationes Cyprianicae. De paucitate martyrum (Oxonii, 1684).

2. T. RUINART, Acta sincera, praefatio, § 2, 3 (Parisis, 1689, in-4°).

3. Journal des Savants (1710), p. 129.

4. TILLEMONT, Mém. hist. eccl. (Bruxelles, 1732, in-4°), t. IV : Valérien, art. 3, p. 4, col. I ; t, II, p. 260, c. s. « Dodouel fécond en conjectures peu solides. »

5. E. HAVET, le Christianisme et ses origines, t. IV (1884).

6. B. AUBÉ, Histoire des persécutions de l'Eglise jusqu'à la fin des Antonins, où cette opinion est soutenue; par contre, elle paraît abandonnée dans les Chrétiens dans l'Empire romain de la fin des Antonins au milieu du IIIe siècle.

7. E. RENAN, dans le Journal des Savants, 1874, p. 697.

8. P. ALLARD, Histoire des persécutions (Paris, 1885, in-8°), t. I, préf., p. VI-VIII.

 

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dans le Liber Pontificalis la mention suivante: « [Éleuthère] reçut un message du roi breton Lucius lui demandant de devenir chrétien par son moyen (1). » Bède (2), qui a connu ce texte, le cite et y ajoute quelque chose : « Tandis que le saint homme Éleuthère gouvernait l'Église romaine, le roi des Bretagnes, Lucius, lui adressa un message par lequel il le suppliait de l'introduire dans le christianisme, et son pieux désir reçut une prompte satisfaction ; les Bretons conservèrent la foi embrassée sans erreurs ni diminution, grâce à la paix, jusqu'au règne de Dioclétien. » A mesure que les temps s'éloignent, l'événement s'éclaire. Voici le récit du pseudo-Nennius, qui vivait un siècle après Bède : « Lucius, roi breton, reçut le baptême avec tous les rois de toute la Bretagne, à la suite de l'envoi d'une légation adressée par les empereurs romains et le pape Évariste (sic). Lever-Maur prit ce nom de Lucius, c'est-à-dire lumière éclatante, par allusion à la foi qui fut apportée sous son règne (3). » Trois siècles plus tard (mie siècle), le cartulaire de Landaff, — liber Landavensis, — au pays de Galles, donne les noms des ambassadeurs du roi Lucius ; c'étaient Elvanus et Medivinus, que le pape ordonna prêtres (4). Geoffroy de Monmouth ajoute que les envoyés du pape dans l'île de Bretagne se

 

1. Hic accepit epistula a Lucia Brittanio rege ut christianus efficeretur per eius mandatum. Liber Pontificalis (éd. DUCEESNE)(Paris, 1884), t. I, p. 136, et préface, p. CII.

2. BÈDE, Hist. eccl., I, 4, et Chron., ad ann. 180. Voy. l'édit. MoRBERLY ( Oxford , 1689, in-8°), p. 14, note.

3. NENNIUS, Historia Britonum, c. 18, dans les Monum. histor. Britann., t. I, p. 60.

4. Ed. REES, Llandovery, 1840, gr. in-4°, p. 67. Pour le baptême de Lucius (vers 286 7 par Marcellus de Tongres ou de Trèves), voyez M. LAPPENBERG, History of England under the Anglo-Saxon Kings, London, 1845, in-8°, t. I, p. 275 (trad. THORPE).

 

 

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nommaient Faganus et Duvanus (1), enfin Guillaume de Malmesbury déclare que tout dut se passer à Glastonbury, dans le comté de Somerset, au sud du golfe de Bristol (2); d'autres cependant préférèrent placer l'épisode aux environs de Cardiff, au nord du même golfe (3). Enfin, pour que rien ne manquât, on finit par retrouver la lettre du pape Éleuthère au roi breton (4).

Si l'on écarte toutes ces additions, il reste un fait primitif qui doit retenir l'attention, c'est celui que le rédacteur du Liber Pontificalis a consigné.

Les circonstances historiques seraient plutôt en contradiction avec ce que nous savons de certain sur les rapports de l'île de Bretagne avec Rome ; mais ce certain est traversé de lacunes si nombreuses et si longues, qu'on peut, à la rigueur, supposer le rétablissement local d'un chef de clan dans les montagnes de la Cambrie. Les provinces lointaines de l'empire n'étaient contenues qu'à grand'peine, et les murs d'Hadrien et d'Antonin, élevés vers les limites actuelles de l'Angleterre et de l'Écosse, n'étaient pas toujours une sauvegarde suffisante. Sous Trajan, Tacite signale l'esprit de cette province trop éloignée pour s'accommoder d'une discipline bien réelle ; c'était une occupation, ce n'était pas une conquête. Qu'un pareil état de choses favorisât la fondation d'une petite principauté et lui permît de se maintenir assez pour faire acte de gouvernement, rien de plus vraisemblable ; mais

 

1. Hist. Regum Britanniae, IV, 19, dans les Rerum Britannicarum Scriptores (Heidelbergae, 1587, in-folio, p. 30-31).

2. Gesta Regum Anglorum, I, 19 (ed. HARDY), t. I, p. 31-32.

3. MOMMSEN, Romische Geschichte, t. V, Die Provinzen von Caesar bis Diocletian (1885), p. 169-171,

4. Vita Agricolae, 13,

 

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ce qui ne l'est plus, c'est d'accepter ces données pour en faire la base historique d'une démarche que jusqu'à ce jour aucun document ne corrobore. Si quelque souvenir d'une ambassade à Rome et d'une mission romaine s'était conservé après les événements des IVe et Ve siècles, il faudrait s'en rapporter à Gildas, historien des Bretons au vie siècle.

Or Gildas ne dit rien de semblable. Ce qui, au contraire, a une valeur, c'est l'affirmation de Tertullien assurant que le christianisme avait dépassé la partie de file soumise aux Romains : Britannorum Romanis inacessa loca, Christo vero subdita (1), affirmation qui reporte la conquête chrétienne au delà de la Clyde, dont les armées romaines ne dépassèrent pas l'embouchure (2), et que corrobore le témoignage d'Origène, à savoir « que la puissance du nom de Jésus-Christ a franchi les mers pour aller atteindre les Bretons dans un autre monde (3). » C'est ce que, pour cette antiquité, j'appellerai l’ « incontestable » dans l'histoire du christianisme breton. « A moins d'accepter les légendes sur l'évangélisation de la Bretagne par Joseph d'Arimathie, ou le souvenir, altéré sans doute, mais plus autorisé des rapports entre le pape

 

1. TERTULLIEN, Adv. Judaeos. 7 (ed. Venet. 1744), p.   189.      Vers

208. Cf. DION, LXXVI, pp. 865, 866 (ed. 1606) ; HÉRODIEN, III, p. 536

(ed. Francofurt, 1590).              

2. MOMMSEN, Romische Geschichte, t. V, p. 177. W. B. STEVENSON,

Dr Guest and the English Conquest of South Britain, dans The EngI. historical Review, 1902, t. XVII, p. 625-643.

3. ORIGÈNE, In Lucam, homil. VI (éd. Delarue, t. III, p. 939). Cf. homil. IV, In Ezechielem (éd. Delarue, t. III, p. 370). Vers 239 ; homil. XXVIII, In Matth. XXIV (éd. Delarue, t. III, p. 858). Vers 246. Les textes dans A. HADDAN and W. STUBBS, Councils and ecclesiastical documents relating to Great Britain and Ireland edited. Oxford-London, 1869, in-8°, t. I, p. 1 sq.

 

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Éleuthère et le roi Lucius, il faut admettre que le christianisme s'est propagé de proche en proche dans ces régions lointaines de l'Occident et qu'il a passé de Gaule en Bretagne. Ces conditions d'origine assimilent la situation hiérarchique de l'Église bretonne à celle de l'Église gallicane ; peut-être même subordonneraient-elles un peu la première à la seconde (1). » D'autres théories ont été produites, que je rappelle sans les discuter, car elles relèvent de la dispute religieuse, et non de la science historique (2). Les tentatives faites pour se créer une généalogie éphésienne sont plus ingénieuses que solides ; être apostolique et n'être pas romain paraissait séduisant à quelques esprits, mais c'est en vain : « en Angleterre, l'histoire est là, on n'est apostolique que si on est romain (3)». MM. Haddan et Stubbs ont recueilli, dans un appendice à l'édition des conciles d'Angleterre (4), une série de témoignages dont l'ensemble présente quelque rapport avec notre étude. On y voit l'effort tenté autrefois pour recruter à l'Église primitive d'Angleterre des fidèles illustres ; c'est ainsi que cette dame Claudia, dont saint Paul (5) parle comme d'une chrétienne, devient la Claudia peregrina et edita Britannis mentionnée par Martial (6). On lui fait épouser Pudens, nommé par l'Apôtre dans le même verset, et

 

1. L. DUCHESNE, les Églises séparées, Paris, 1886, in-12. I. Les origines de l'Eglise anglicane, § 4, p. 14. Pour Joseph d'Arimathie, cf. GUILLAUME DE MALMESRURY, Antiq. Glaston.

2. E. WARREN, The Liturgy and Ritual of the Celtic Church, Oxford-London, 1881, in-8°, introd., p. 29, § 4, Independence of Rome.

3. L. DUCHESNE, loc. cit., p. 6.

4. A. HADNAN and W. STURRS , Councils, t. I, Appendix A. Date or introduction of Christianity into Britain , p. 22 sq.

5. II Tim. IV, 21.

6. IV. 13 ; XI, 53.

 

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celui-ci est identifié avec [Pud (?)]ENTE, marqué dans une inscription de Chichester (1). Pomponia Graecina, dont le célèbre roman Quo vadis a révélé la mémoire au grand public, ayant été mariée au général qui vainquit les Bretons, devient elle aussi Bretonne (2). Bran, le père de Caradog, est initié au christianisme pendant sa captivité à Rome (A. D. 51-58) et le rapporte en Angleterre (3), où Aristobule est envoyé par saint Paul (4).

L'île de Bretagne croit même avoir vu les apôtres. Saint Jean avait converti des Bretons de passage à Rome (5), et ce fut en Angleterre, et non à Patmos, qu'il séjourna quelque temps (6). Saint Simon le Zélote y vint (7), saint Philippe y envoya des missionnaires (8), quelques siècles plus tard on l'y faisait venir en personne (9); saint Jacques le Majeur (10), saint Paul enfin (11) et saint Pierre lui-

 

 

1. GALE, dans HORSLEY, Brit. Rom. ap. 336.

2. DE Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 306-315 ; t. II, p. 282, 360, 363. W. SANDAY and A. HEADLAM, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistle to the Romans (Edinburg, 1896, in-8°), Introduction, p. XVIII.

3. STEPHENS, Liter. of Cimry, III, 4. Cf. TACITE, Annal., XII, 17, 35, 36. Hist., III, 45. DION, Hist. rom., LX, 20.

4. Rom. XVI, 10. Cf. Ménolog. (15 mars, éd. Pinelli).

5. ROBERTS, Chron. of Kings of Britain . App., p. 294 (London, 1811, in-8°).

6. ROBERTS, Visit. Sermon. 1812, cité dans Chronic of Ancient British Church , p.. 15. (London, 1815, in-8°.)

7. Synopsis Dorothei (VIe siècle) ; NICÉPHORE CALLISTE, II, 40 ; Ménologe des Grecs (p. 280, ed. Pinelli, Venet., 1621, in-folio); CANISIUS, Antiq. Lect., III, 429 ; BASNAGE, ad Mai. X.

8. ISIDORIUS, De PP. utriusque testamenti (VIIe siècle) et FRÉCULPHE DE LUXEUIL (IXe siècle).

9. GUILLAUME DE MALMESBURY, Antiq. Glaston. (XIIe siècle).

10. FLAVIUS DEXTER, Chronic., p. 77 (ed. Lugd., 1627).

11. VENANCE FORTUNAT (en 580), Vita S. Martini, III, 491-494, p. 321, (ed. BROWER), mais peut-être ici et ailleurs (Epist. ad Martin. Gall. Epise. Poem. V, i. 7, ib. p. 119) ne parlait-il que de la doctrine. SOPHRONE DE JÉRUSALEM (629-636), Sermo de Natal. SS. Petri et Pauli.

 

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Même (1) avaient concouru personnellement à l'évangélisation du pays.

Un témoignage manque, c'est celui du pape Innocent Ier (402-417), qui revendique l'apostolat de l'Italie, la Gaule, l'Espagne, l'Afrique et la Sicile, insulasque interjacentes, par les missionnaires romains. Le bassin de la Méditerranée me paraît trop nettement tracé pour que je croie qu'il faille chercher ailleurs que dans son périple les îles ici désignées (2).

Malgré les témoignages de Tertullien et d'Origène, j'hésite à voir des Églises dans l'île de Bretagne avant le IIe siècle révolu. Si, comme tout nous y invite, il faut faire traverser la Gaule aux missionnaires à destination de la Bretagne, ceci implique quelque retard sur les établissements de ce pays ; or, vers l'an 176 il semble n'exister aucune Église en Bretagne, car saint Irénée n'en fait pas mention : « Si les langues diffèrent, dit-il, la tradition ne varie pas, et les Eglises fondées en Germanie n'ont pas d'autre loi ni d'autre enseignement que celles des Ibères et des Celtes, celles d'Orient et d'Asie, et les autres qui ont été établies au centre du monde (3). Ce n'est que vers l'année 250 que les cités des Gaules, autres que Lyon-Vienne et Autun, commencent à avoir leur communauté chrétienne 4, et c'est probablement plus tard que l'on vit les mêmes institutions en Bretagne.

 

1. Voyez aussi sur ce point W. CURETON, Ancient syriac Documents (London, 1863, in-8°), p. 34.

2. Epist. ad. Decent. Eugubinum, ap. MANSI, Conc. ampl. coll., t. III, col. 1028.

3. Adv. Haeres., I, 3.

4. Acta S. Saturnini, et GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., I, 28. Cf. Sumacs SÉVÈRE, Hist. sacr., II, 32. Pour Mello, de Rouen, voy.  CAPGRAVE, in Vita S. Mellonis, et Gallia christ., t. XI, p. 6.

 

 

Quant à la lettre de Lucius, tout l'intérêt qu'elle peut avoir consisterait dans son origine, j'entends le lieu de sa fabrication ; mais nous l'ignorons (1), et jusqu'à plus ample éclaircissement, je la tiens pour postérieure au catalogue libérien (354), qui n'en fait pas mention (2).

Vers la limite du IIIe-IVe siècle, l'existence des communautés chrétiennes en Bretagne est attestée par Eusèbe et par Sozomène (3), de même que la présence de chrétiens dans l'entourage de Constance Chlore ; le développement des Églises put s'opérer sans entrave, grâce à la liberté dont elles paraissent avoir joui jusqu'au temps de Dioclétien (4).

A cette époque (vers 304), nous croyons connaître quelques martyrs (5). Lattante mentionne la destruction de plusieurs oratoires par ordre de Constance Chlore, qui, en donnant ainsi satisfaction à ses collègues Dioclétien, Maximien et Galère, se réservait le droit d'épargner la vie des chrétiens (6).

Quelques années plus tard, en 314, trois évêques anglais, Eborius d'York, Restitutus de Londres, Adelfius de Caerleon-on-Usk, un prêtre et un diacre assistent au concile d'Arles. Ils eurent à signer la lettre synodale

 

1. DUCHESNE, le Liber Pontificalis, introd., p. CIV.

2. Ibid., p. 4.

3. EUSÈBE, Demonst. evangel., III, 5 ; Vita Constantini, II, 28; IV, 9 SOZOMÈNE, Hist. eccl., 1, 5, 6.

4. J. LINGARD, History of England (trad. Roujoux et A. Picnor, Paris, 1825, in-8°), t. I, p. 26.

5. SURIUS, die III Julii, 31, p. 364 (Colon. Agripp., 1618, in-folio.) GILDAS, Hist., VIII ; VENANCE FORTUNAT, Poem., VIII, Iv, 155 ; DUCHESNE, les Eglises séparées, p. 11. Voyez plus bas.

6. LACTANCE, de Mort. persec., XV, XVI (ed. Oxford, 1684), 864. Cf. EUSÈBE, Hist. eccl., VIII, 13 ; de Mart. palaest. XIII, 10, 11 ; les textes sont cités par HADDAN et STUBBS, loc. cit., t. I, p. 6,

 

L

 

adressée au pape Sylvestre qui marquait l'existence d'un lien de subordination très étroite et très raisonnée entre l'épiscopat occidental et son chef unique. La suite de l'histoire de l'Église bretonne ne nous offre guère de documents pour notre recherche, ce sont des adhésions ou des actes de présence dans les conciles ou dans les récits des contemporains. Ces mentions se retrouvent à propos de Nicée (325) (1), de Sardique (347) (2) de Rimini (359) (3). Vers l'année 400 se place l'évangélisation des Pictes du sud (4). Après le départ des autorités romaines, les lacunes se font plus longues encore : à peine savons-nous que le pélagianisme s'est introduit dans les Églises bretonnes (5).

Les deux missions de saint Germain d'Auxerre et de saint Loup de Troyes (429 ?) eurent d'importants résultats. L'évêque d'Auxerre avait été désigné par l'épiscopat des Gaules, mais il tenait sa délégation du pape Célestin. Celui-ci ordonna Pallade et l'envoya comme évêque aux Scots convertis, en sorte que, remarque Prosper d'Aquitaine : dum Romanam insulam studet servare, catholicam fecit etiam barbaram christianam (6). De son côté, Germain d'Auxerre convoqua un synode à Verulam, synodus numerosa collecta est (7). Quelques traits d'une

 

1. S. ATHANASE, Adv. Joviam. imper. ; CONSTANTIN, Epist. ad. Eccles., dans EUSÈBE, Vita Constantini, III, 17, 19.

2. S. ATHANASE, Apol. contr. Arian. (Opp., t. I, p. 123), et Hist. Arian. ad Monach. (Ibid., p. 360, edit. Maurinorum).

3. SULPICE SÉVÈRE, Hist. sacr., II, 41.

4. BÈDE, Hist. eccl., III, 4.

5. PROSPER D'AQUITAINE, Chronic. (Opp., t. I, p. 400-401) (Bassani, 1782, in-folio).

6. Cont. Collas., XXI (Opp., t. I, p. 197).

7. CONSTANTIUS, Vita Germani, I, 19, 23. Saluas, die III Julii, 31, pp. 363-364 (Colonise Agrippinae, 1618, in-folio).

 

LI

 

allure malheureusement un peu oratoire paraissent insinuer l'existence d'une population chrétienne nombreuse ; je les cite dans le texte afin de laisser à chacun sa liberté d'appréciation : Britannorum insulam quæ inter omnes est vel prima vel maxima, sacerdotes apostolici raptim opinione, prædicatione, virtutibus impleverunt. Et cure quotidie irruente frequentia stiparentur, divinus sermo non solum per trivia, per rura, per devia diffundebatur… Itaque regionis uniVersitas in eorum sententiam prompta transierat (1). Lors de la deuxième mission de saint Germain (447), on voit une foule venir à sa rencontre : Hunc Elaphium [regionis illius primum] provincia tota subsequitur. Veniunt sacerdotes, occurrit inscia multitudo (2).

La série des saints bretons inscrits dans les martyrologes et calendriers est d'une insigne pauvreté. Quelques noms reviennent sans cesse : Alban, Patrice, Moyse ; il n'y a guère à retenir de ces catalogues (3). Les débris des monuments ne fournissent que de rares indications. Eusèbe parle des ruines de la dernière persécution en ces termes : Renovant [Brisons] ecclesias ad solum us que destructas ; basilicas sanctorum martyrum fundant, construunt, perficiunt, ac velut victricia signa passim propalant (4) ; mais ces constructions paraissent avoir été peu solides (5), peut-être furent-elles souvent en bois, comme l'église de Landevennec (6).

 

1. CONSTANTIUS, Vita Germani, ibid.

2. Ibid., II. SURIUS, ibid., p. 366.

3. HADDAN and STUBBS, loc. cit., t. I, p. 27. Appendix B, Ancient Martyrologies and Calendars attribute the following Saints to Britain , insular or Continental.

4. GILDAS, Hist., XVIII.

5. BÈDE, Hist. eccl., III, 25. Cf. II, 14 ; III, 4; 23.

6. Vita 2e S. Winvaloei , dans Act. SS., mart. 3, I, 255.

 

LII

 

Pendant la période dite romaine, on a la preuve de l’existence d'églises à Canterbury, en l'honneur de saint Martin (1) et du saint Sauveur (2) ; près de Verulam ; sur le tombeau de saint Alban (3) ; à Caerleon, enfin la metropolitana totius Cambriae (4); à Bangor, à Yscoed, près de Chester (5) ; à Glastonbury (6) ; à Whithern en Galloway (7) ; près d'Evesham (8). Pour quelques autres on possède des ruines dont l'origine n'est pas douteuse : à Douvres (château) (9) ; à Richborough (10) et à Reculver, dans le Kent (11) ; à Lyminge, entre Canterbury et Lymne (12) ; à Brixworth, dans le Northamptonshire (13).

Ces traces archéologiques, si rares soient-elles, indiquent une expansion et une prospérité déjà appréciables.

 

 

1. BÈDE, Hist. eccl., I, 26.

2. Ibid., I, 33.

3. Ibid., I, 7.

4. GIRALD DE CAMBR., Itiner. Cambr., I, 5, mais ici le terrain n'est pas solide; voyez A. HADDAN and W. STUBBS, loc. cit., p. 37.

5. GUILLAUME DE MALMESBURY, Gesta Pontif., IV. LELAND, Itin., V, 32, cité par A. Haddan et W. Stubbs, loc. cit.

6. GuILL. DE MALM., Antiq. Glastoniens, XIIe siècle.

7. AILRED. RIEVAL, Vita S. Niniae, dans J. PINKERTON, Vitae antiquae sanctorum qui habitaverunt in ea parte Britanniae, nunc vocata Scotia, vel in ejus insulis quasdant ed. ex mss. quasdam coll. J. Pinkerton qui et variantes lectiones et notas pauculas adjecit. Londini, 1789, gr. in-8°.

8. GUILL. DE MALM., Gest. Pont., IV.

9. J. PUCKLE, Church and Fortress of Dover Castle , London (1864), in-8°.

10. GOUCH, Camden , I, 342; ROACH SMITH, Antiq. of Richborough Reculver and Lymne, pp. 43 sq. (1850), in-8°.

11. Ibid., p. 199. J. NICHOLS, Bibliotheca topographica Britannica (Collections towards the history and antiquities of English counties), London , 1780, in-4°, t. I, p. 170.

12. JENKINS, History Church of Lyminge. Lyminge (1859), in-8°.

13. I. RICKMAN, Architecture in England (ed. Parker), p. 74, Oxford , 1862, in-8°. Cf. Archeological Association Journal for 1863, p. 285 sq.

 

 

 

Les inscriptions chrétiennes ne sont pas antérieures au vie siècle (1).

On a trouvé quelques objets, tels que poteries, coupes, briques, monnaies, mosaïques, etc. (2) ; sur divers motifs de décoration, on a vu le chrismon (3) et d'autres symboles chrétiens (4).

Un talisman en or fut trouvé en 1828, à Llanbellic, dans le Caernarvonshire, à 20 yards de l'ancienne enceinte romaine de Segontium ; il portait des signes astrifères et cette formule basilidienne ALONAI, ELOAI, ELLION, IAO (5).

On peut en conclure à la présence de quelque gnostique en Bretagne, peut-être au ne siècle.

Dans cet aperçu des antiquités chrétiennes de l'île de Bretagne, nous n'avons pas encore rencontré de martyrs. Un groupe important de fidèles aurait cependant versé son sang pour le Christ. L'historien Bède a enregistré les actes d'un personnage nommé Alban, de son compagnon

 

 

1. E. HUBNER, Inscr. Britann. christ., Berolini, 1876, in-4°, praef. J. NORTCOTE, Epitaphs of the Catacombs, p. 184. Le § 2 de l'Appendix C. dans HADDAN and STUBBS, 1. C., p. 39, est plein d'erreurs.

2. HADDAN and STUBBS, Councils, I, p. 39-40. Ce catalogue reste à faire.

3. HASLAM, Archeol. Journal, vol. IV, p. 307 (1847) ; HODGSON, Northumbert. III, 2, 246. LYSON, Reliq. Britannico. Rom., n° III, pl. 5 (1801); LYSON, dans Archeol. Journal for 1864 ; BUCKMAN and NEWMARCK, Illustr. of Roman Art. in Cirencester (1850), p. 153 ; Proceed  of Antiq. soc., vol. II, pp. 235, 236, 2nd series, mardi 26, 1863. DE ROSSI, Bull. di arch. cristiana (1872), p. 122-123.

4. Archeological Journal, vol. VI, p. 81 (1849) ; Archeol. Association Journal for 1850, p. 126; LELAND, Collect. I, Pref., LXXI; ROACH SMITH, Catalogue of Mus. of London Antiquities, p. 63 (1854), cités par A. Haddan et W. Stubbs

5. PALGRAVE., dans la Quarterly Review (1828), p. 488; WESTWOOD, dans Archeologia Cambriensis a record of the antiquities of Wales and its marches and the journal of the Carnbrian archeological association, t. III, p. 362, London, in-8°.

 

LIV

 

Amphibale et d'environ 2.000 chrétiens mis à mort à Verulam et en divers autres lieux. Alban était encore païen lorsqu'il eut occasion de donner un refuge dans sa maison à un clerc fugitif pendant la persécution de Dioclétien. La sainte vie de son hôte convertit bientôt Alban, et ce fut un fidèle qu'arrêtèrent les soldats lorsque, mis sur la trace du fugitif, ils arrivèrent chez Alban, qui, revêtu du vêtement de son maître dans la foi, se livra pour lui sauver la vie. Après un interrogatoire et des tortures, qui n'offrent aucun détail à relever, il fut décapité. Bède parle d'autres fidèles des deux sexes parmi lesquels se trouvaient un certain Aaron et un autre chrétien nommé Jules, qui furent torturés et martyrisés en divers lieux, à Caerleon, Lichfield, etc. (1). En 429, saint Germain d'Auxerre vint prier à Verulam sur les reliques de saint Alban. En ce qui concerne le personnage d'Amphibale et le nombre considérable de ses compagnons martyrs dont Gildas et des chroniqueurs de basse époque l'entourent, il semble qu'on ne puisse malheureusement recevoir leurs dires. Nous venons de rappeler, d'après Bède, que le matrtyr Alban se présenta aux estafiers porteur du vêtement de son hôte qu'il nomme une «caracalle» : ipsius habitu, id est caracalla qua vestiebatur (2) ; or on remarquera que Bède ignore le nom du clerc auquel Alban donna asile et dont il empruntait le vêtement ; ce nom demeura ignoré jusqu'au temps de Geoffroy de Monmouth, qui donna au clerc le nom d'Amphibale, qui

 

1. Acta sanct., juin, t. V, p. 126 sq. ; A. HADDAN, dans Dictionary of christian Biography, t. I, p. 69, s. voc. Albanus ; P. ALLARD. Hist. des perséc., t. IV, p. 40-41 ; Bibliotheca hagiographica latina , edid. Socii bollandiani, t. I, p. 34 suiv.

2. Acta sanct., juin, t. V, p. 128.

 

LV

 

n'est autre que le mot amphiballus, « chasuble », dans un texte que Geoffroy a mal lu ; cette erreur fut soigneusement recueillie et transmise par Guillaume de Saint-Alban, elle n'a été écartée que depuis peu d'années (1).

 

II. — Germanie.

 

Quoique plus vagues que nous ne le voudrions, quelques textes concernant la Germanie méritent d'être relevés. Saint Justin déclare « qu'il n'est pas une race de Grecs, de Barbares, ou quelque soit le nom qu'on puisse lui donner, qu'elle vive sur des chariots, qu'elle habite des tentes, qu'elle dorme sans toit sous les cieux, chez qui des supplications ne s'élèvent vers le Père de toutes choses au nom du Seigneur Jésus (2). » Si je rapporte ces paroles à cette place, c'est qu'on « a cru y reconnaître les tribus nomades du Rhin et du Danube (3). » Je serai moins affirmatif, car je n'y vois rien

 

 

1. GALFRIDUS MONUMENTENSIS, Gottfried's von Monmouth Historia regum Britaniae mit literar-historischer Einleitung und ausführlichen Anmerkungen, und Brut Tysilio, altwälsche Chronikin deutscher libersetzung Herausgegeben von San Marte (A. Schulz), in-8°, Halle, 1854, 1. V, c. 5, note 22. Cf. Tarants DUFFUS HARDY. Descriptive Catalogue of manuscripts relating to the early history of Great-Britain and Ireland to the End of the reign of Henry VII, in-8°, London , 1858, t. I, p. 3 sq. ; J. LOTH. Saint Amphibalus, dans Revue celtique, t. XI, 1890, p. 348 sq. ; cf. Analecta bollandiana, t. X, 1891, p. 474.

2. S. JUSTIN, Dial. cum Tryph., p. 117.

3. F. OZANAM, la Civilisation chrétienne chez les Francs, recherches sur l'histoire ecclésiastique, politique et littéraire des temps mérovingiens et sur le règne de Charlemagne, Paris, 1849, in-8°, ch. I. Sur l'évangélisation de l'Allemagne, cf. le livre fondamental de ALB. HAUCK, Kirchengeschichte Deutschlands, in-8°, Leipzig, t. I, 1887. Pour mémoire : J. D. KOELLER, de Germanicis christianis in sec. II post G. N., in-4°, Gottingue, 1747.

 

 

LVI

 

qui s'applique nécessairement à ces peuplades ; mais le sujet que je traite demandait que le texte fût cité. Tertullien est plus précis : « Et en qui donc ont cru tant de peuples, Parthes, Mèdes, Élamites, ceux qui habitent l'Égypte et l'Afrique au delà de Cyrène, Romains et étrangers, ceux qui vivent sur les vastes frontières de la Maurétanie, en Espagne, dans les cités des Gaules, au fond de la Bretagne, où les armes romaines ne pénètrent pas, Sarmates et Daces, Scythes et Germains (1) ? » Entre ces deux textes qu'il ne faudrait pas trop presser, se place celui de l'évêque de Lyon, qui est plus celui d'un historien que d'un orateur ou d'un polémiste. « Si les langues diffèrent, dit-il, la tradition ne varie point, et les Églises fondées en Germanie n'ont pas d'autre loi ni d'autre enseignement que celles des Ibères et des Celtes, celles d'Égypte et de Lybie et les autres qui ont été établies au centre du monde (2). » Je ne crois pas dépasser la mesure de la pensée de saint Irénée, envoyant ici des communautés, sinon prospères — nous n'en savons rien — du moins à peu près hiérarchiquement constituées,ekklesiai, et ce témoignage nous reporte vers le milieu du IIe siècle.

Aucun document ne permet de dire comment le christianisme fut introduit en Germanie, et s'il fallait à tout prix adopter une opinion, je serais disposé à me ranger à celle qui y voit le résultat d'une infiltration lente des éléments chrétiens dispersés dans les légions romaines répandues ou groupées sur un grand nombre de points de la Germanie. Il en fut de la religion de Jésus, à

 

1. Adv. Judaeos, § 7.

2. Adv. haereses, l. I, c. 10.

 

LVII

 

certains points de vue, comme du culte de Mithra (1) : les légionnaires furent les missionnaires improvisés, les « enfants perdus », comme on disait il y a deux siècles, de cette conquête toute spontanée et individuelle qui n'a pas encore été scientifiquement racontée.

On s'est demandé comment des évêques s'étaient trouvés là pour fonder ces églises dont parle saint Irénée; mais il faut observer que saint Irénée ne dit rien de semblable. Faire appel, en outre, au texte célèbre du pape Innocent Ier, n'est pas très satisfaisant (2) ; peut-être, à la rigueur, et ceci à titre de pure conjecture ; pourrait-on penser à des périodeutes, sortes de « touristes » ecclésiastiques (3) dont l'institution fut régulière dans plusieurs pays et qui fonctionnèrent de très bonne heure — le nom d'ailleurs importe assez peu.

Sozomène s'explique l'existence des églises de Germanie par le sort de la guerre qui mit aux mains des barbares des prêtres et des évêques devenus captifs (4) : « Il montre ces serviteurs de Dieu étonnant leurs maîtres par une vie sainte, guérissant les malades, enchaînant à

 

1. F. CUMONT, Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, t. I, p. 248 suiv.

2. Epist. ad Decentium Engubinum, ap. MANSI, Conc. ampl. coll., t. III, col. 1028: « In omnem Italiam, Gallias, Hispaniani, Africain arque Siciliam et insulas interjacentes »... etc. « On comprenait alors dans les provinces d'Italie la Rhétie et la Norique, et, dans celles de Gaule les deux Germanies. » OZANAM, loc. cit.

3. Hégésippe est un type de ces touristes. Voyez beaucoup plus tard des détails dans l'Epistula Clementis ad Virgines (ed. BEELEN), Louvain, 1856, in-8°. L'institution n'allait pas sans abus, mais elles en ont toutes. Faut-il aller jusqu'à des périodeutes épiscopaux ? On peut en tout cas dans des questions de ce genre rapprocher le procédé employé en pleine période historique, par exemple avec les saints Cyrille et Méthode.

4. SOZOMÈNE, Hist. eccl., II, 6, cité et glosé par OZANAM.

 

 

LVIII

 

leurs discours les tribus entières qui venaient leur demander ce qu'il fallait croire et comment il fallait vivre. On aimerait à suivre de près les premiers pas d'un apostolat si beau, à se représenter les hymnes de la Rédemption troublant le silence de forêts païennes, et les barbares baptisés aux fontaines qu'adoraient leurs pères. Mais ces temps, plus occupés de faire de grandes choses que de les écrire, n'ont pas même sauvé les noms de ceux qui fondèrent les premières chrétientés. »

Quoi qu'il en soit, le témoignage de saint Irénée est d'autant plus précieux que « Mayence et Cologne, les deux sièges auxquels il fait allusion, ne possèdent que de vagues et lointains souvenirs de leurs premières années, et c'est l'histoire, cette fois, dont, par une exception assez rare, les affirmations suppléent au silence de la légende (1). »

Un document daté du milieu du IIIe siècle nous apporte quelques détails sur les débuts du christianisme dans les régions extrêmes de la Germanie (2).

On sait l'épilogue de la dernière campagne de Dèce contre les Goths, l'empereur, son fils, une partie de l'armée y périrent. Enveloppés par l'ennemi dans un marais de la Thrace, Gallus, commandant des légions de Mésie, fut élevé à l'empire et son premier soin fut de traiter avec l'ennemi, auquel il accorda un tribut annuel et le droit d'emmener ses prisonniers (3), parmi lesquels

 

1. G. KURTI, Clovis (Paris, 1901, in-8°), p. 129.

2. Sur la date de Commodien, cf. G. BOISSIER, Commodien, dans les Mélanges Renier (Paris,1886, in-8°) et pour la bibliographie, DONALDSON, The antenicene fathers, in-8°, Buffalo, 1887.

3. Zosime, Hist. rom., I, 23, 24; AURELIUS VICTOR, De Caesaribus ; JORNANDÈS, De rebus Geticis, I, 18.

 

LIX

 

se trouvaient des chrétiens qui furent traités par l'ennemi avec une bienveillance marquée :

 

Hi tamen Gentiles poscunt Christianos ubique,

Quos magis ut, fratres requirunt, gaudio pleni,

Quam luxuriosos et idola vana colentes (1).

 

Vers l'an 259, les Goths, après avoir pillé la Bithynie, le Pont et la Cappadoce, retournèrent dans leur pays, traînant avec eux, cette fois encore, des captifs et du butin. Ces captifs chrétiens furent le noyau d'une Église fondée entre le Danube et le Dniester (2) et dont le premier évêque, Ulfilas, naquit, en 311, d'une famille cappadocienne de Sadagoithina emmenée au delà du Danube, en 266.

Un peu après cette date on commence à saisir les traces de communautés, et dès lors les textes. nous fournissent des noms et des points de repère (3); mais je crois prématurée toute tentative faite, en l'état de nos connaissances, pour distinguer entre Églises germaine, gothique illyrienne, rhétique. Il est peu vraisemblable que ces distinctions tranchées aient existé dès ce temps ; c'est ce qu'on en peut dire de plus précis.

La soumission relative de la Germanie sous Tibère avait fait distribuer les pays alpins jusqu'au Danube en provinces de Rhétie, Norique et Pannonie. Les régions situées sur la rive occidentale du Rhin formaient la Haute et la Basse-Germanie. Dans la seconde moitié du

 

1. COMMODIEN, Carmen apologeticum, 310-312. Cf. TAFEL, De Thessalonica ejusque agro (1836), Proleg., p. XXXVII suiv., XL, suiv.

2. SOZOMÈNE, Hist. eccl., II, 6 ; PHILOSTORGE, H. e. II, 5.

3. ARNOBE, Adv. Gent., l. I : « Si Alamannos, Persas, Scythas idcirco voluerunt devinci quod habitarent in eorum finibus Christiani. »

 

LX

 

IIIe siècle, on peut pressentir l'existence de communautés dans les villes les plus florissantes des régions danubiennes, Windisch (Argovie) et Augsbourg, et du pays rhénan, Mayence, Cologne, Trèves.

En Pannonie nous trouvons des témoignages assurés : à Pettau, sur la Drave, l'évêque Victorin (1) , martyrisé sous Dioclétien ; à Sirmium, sur la rive gauche de la Drave, l'évêque Irénée (2), martyrisé vers 203 ; à Sciscia, saint Quirinus (3), martyrisé en 309.

La Norique (4) rendait un culte à saint Maximilien, qu'elle tenait pour son apôtre, et saint Florian (+ 304) était honoré à Lorsch.

Ce fut vers le même temps que les chrétiens commencèrent à se mêler aux populations gothiques ; néanmoins il faut attendre le milieu du IVe siècle pour que l'évêque Ulfilas commence à parcourir la Mésie, la Dacie, la Thrace (5).

Vers 313 et 314 nous trouvons les évêques Materne de Cologne, Agritius de Trèves, le diacre Macrinus et l'exorciste Félix au concile d'Arles (6).

 

1. Act. SS. Novembris 5e jour.

2. RUINART, Acta sincera (éd. 1689), p. 51. B. DUDI, Maehrens allgem. Geschichte (Brünn, 1860), in-8° t. I, p. 187 sqq.

3. RUINART, ibid., p. 552.

4. MUCHAR, Noricum. Cf. BR. KRUSCH, Passiones vitaeque sanctorum aevi merovingici, in-4°, Hannoverae, 1896, p. 65 sqq. Pour Lucius de Coire, ibid., p. 1 sqq.

5. WAITZ, Ueber das Leben und die Lehre des Ulfilas. Bruchstücke eines ungedruckten Werkes aus dem Ende des vierten Jahrhunderts, Hannover, 1840, in-8°. W. BESSELL, Ueber das Leben des Ulfilas, und die Bekehrung der Gothen zum Christenthum, Gottingen, 1860, in-8°. H. M. GWATKIN, Studies of Arianisns chiefly referring to the Character and chronology of the reaction which followed the council of Nicoea, London , 1882, in-8°.

6. Pour cette période et la suivante, cf. CL. FRANZ. Die Evangeliums Verkündigung in Deutschland vor Karl dem Grossen, Gotha, 1870, in-8°. M. GERBERT, Origo ac propagatio religionis christianae in Alemannia, dans sa Vetus Liturgia alemanica, S. Blasii, 1776, in-4°, t. 1, p. 1-56. K. HIEMER, Die Einführung des Christenthums in den deutschen Landen, Schaffhausen, 1857-61, 6 vol. in-8°. H. URSIMUS, Ecclesiarum Germanicarum origines et progressas ab ascensu Domini ad Carolum Magnum, Norimbergae, 1664, in-8°. A.-F. OZANAM, Du rétablissement du christianisme en Allemagne, dans le Correspondant, 1843-1844, t. III, p. 198-237; t. IV, p. 357-398 ; t. V, p. 166-209; t. VI, 411-412. W. L. KRAFFT, Die Kirchengeschichte der germanischen Völker. I. Die Anfänge der Christlichen Kirche beiden germanischen Völkern, Berlin, 1854, in-8°. E. LAVISSE, Etudes sur l'histoire d'Allemagne : la conquête de la Germanie par l'Eglise romaine, dans Revue des Deux-Mondes, 1897, t. LXXX, p. 878-902. MIGNET, la Germanie au VIIe et au IXe siècle, sa conversion au christianisme et son introduction dans la société civilisée de l'Europe occidentale, dans Notices et Mémoires historiques, Paris, 1843, in-8°, t II, p. 1-151.

 

LXI

 

La plupart de ces antiques Églises se glorifiaient de leurs martyrs . Cologne réclamait saint Géréon qui, au dire de Grégoire de Tours (1), faisait partie de la légion thébéenne et fut massacré à Cologne avec son détachement composé de cinquante soldats. Trèves revendiquait saint Tyrsus et ses compagnons, martyrs de la même légion (2).

A Lauriacum sur le Danube, les Actes de saint Florian rapportent que le gouverneur de la province inaugura la dernière persécution par le supplice de quarante fidèles (3). On vénérait à Xanten les saints Mallosus et Victor, soldats de la légion thébéenne (4).

Chez les Visigoths, le roi Athanaric attacha son nom à

 

1. Miraculor., 1, 62. Cf. RETTBERG, Kirchengech. Deutschlands (Gottingen, 1846-48, in-8°, t. I, p. 103).

2. Acta Sanct., 14 sept.

3. Acta S. Floriani, dans PEZ, Script. rerum Austriae, t. I. p. 1, 36 ; Acta Sanct., 4 mai. RETTBERG, loc. cit., t. I, p. 157. E. RUDHART, Aelteste Geschichte Bayerns bis 752 (Hamburg, 1841), p. 207. Cf. KRUSCH, loc. cit., p. 65. Anal. bolland., t. XVI, 1997, p. 84.

4. S. GRÉGOIRE DE TOURS, de Gloria Martyrum, c. 63.

 

LXII

 

une persécution. Il ordonna que l'idole nationale fût promenée sur un char triomphal parmi les tribus établies au bord du Dniester ; tous devaient participer aux viandes immolées dans les sacrifices offerts le long du passage de ce chariot; ceux qui s'y refusèrent furent brûlés dans leurs tentes. Plusieurs fidèles périrent ainsi avec le pavillon qui leur servait de lieu de réunions (1). Le récit de leur martyre fut fort célèbre, on le racontait jusqu'en Afrique.

L'invasion d'Attila fit probablement de nombreux martyrs ; mais les documents qui signalent son passage dans les deux Germanies ne parlent que de massacres, sans entrer dans les détails. La haine que les barbares, païens ou ariens, portaient à la puissance romaine donne lieu de penser que la distinction n'était pas bien précise à leurs yeux entre Romain et catholique. D'ailleurs, il faut se garder de voir dans ces vastes massacres qui terrifièrent Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, Tongres, Arras, autre chose que ce qu'ils furent souvent : le sac des villes prises de vive force. Dans cette foule de victimes tous n'étaient peut-être pas martyrs de Jésus-Christ : c'est là le secret de Dieu. A Mayence, plusieurs milliers de chrétiens réfugiés dans une église furent passés au fil de l'épée.

Cologne succomba au moment d'une orgie générale; les principaux citoyens n'étaient pas en état de se lever de table, lorsque les barbares, maîtres des remparts,

 

1. Acta sanct.,die 26 martii. Acta S. Nicetae, dans Acta sanct., 13 sept. Acta S. Sabae, dans Acta sanct. 12 avril. SOZOMÈNE, Hist. eccl., l. VI, c. 37. S. EPIPHANE, Haeres. 70. S. AMBROISE, in Lucam, 2. S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, l. XVIII, c. 52.

 

LXIII

 

envahirent la ville (1). « C'est au milieu de ces scènes sanglantes que la postérité encore émue plaça la belle légende de sainte Ursule. Ursule, fille d'un roi chrétien de la Grande-Bretagne, est demandée en mariage par un prince idolâtre ; elle donne son consentement afin de sauver son père, mais on lui accordera trois jours pour jouir de sa virginité, et, pour présent de fiançailles, dix jeunes filles de la plus pure noblesse des deux royaumes : chacune de ces dix vierges sera comme elle suivie de mille compagnes. Alors elle fait équiper onze galères, et chaque jour elle exerce sa jeune troupe à déployer les voiles, à soulever les rames. Les courses de la flotte virginale charment la multitude rassemblée sur le rivage ; ce sont les derniers jeux de ces filles des navigateurs. Un soir, le vent du nord s'élève, les onze galères fuient sur l'Océan, arrivent aux bouches du Rhin et le remontent jusqu'à Bâle. Là, averties par un ange, les voyageuses prennent terre, et passent les Alpes pour accomplir le pèlerinage de Rome. Elles revenaient joyeuses et descendaient le Rhin sur leurs navires ; déjà elles reconnaissaient les clochers de Cologne, quand elles aperçurent les tentes de Huns campés autour de la ville. Enveloppées de toutes parts, brebis parmi les loups, entre le déshonneur et la mort, elles moururent jusqu'à la dernière. Ursule, menée aux pieds d'Attila, refusa de partager son trône ; et, percée d'un trait, la reine de cette blanche armée rejoignit ses compagnes dans le ciel. Voilà le poétique récit du moyen âge. Ces légions de vierges entourées par les païens, et tombant sous les

 

1. SALVIEN, de Gubern. Dei, l. VI, p. 214.

 

LXIV

 

flèches, n'étaient-elles pas l'image des jeunes chrétientés de Germanie étouffées dans leur fleur par l'invasion (1) ? »

Ce récit, resté inconnu à Adon, à Raban-Maur et à Notker, n'apparaît qu'à partir du IXe siècle (2). Ce n'est pas ici le lieu de chercher le fondement historique de cette gracieuse légende ; elle pourrait néanmoins s'expliquer par cette mention d'un ancien missel: Ursulae et Undecimillae, et sociarum virginum et martyrum (3). Ozanam propose d'y voir onze vierges : XI. M. V., Undecim Martyres Virgines, et il cite à l'appui de cette opinion un calendrier de l'Église de Cologne au IXe siècle, publié par Binterim, qui contient les noms d'Ursule et de dix compagnes : Ursula, Sancia, Gregoria, Pinosa, Martha, Saula, Britula, Santina, Rabacia, Saturia, Palladia (4). Chr. -Th. de Murr, dans sa description des bibliothèques de Nuremberg et d'Altdorf (5), décrit un martyrologe du XIIIe siècle (6) à propos duquel il rappelle que le Père Pagi et les docteurs de Sorbonne avaient retenu la seule sainte Ursule parmi tant de martyres qu'on lui donnait pour compagnes ; c'était, en outre, l'opinion de Valois ( Valesiana, p. 48 et suiv.) et du jésuite

 

 

1. OZANAM, loc. cit., t. I, p. 55-56, qui résume la version de SIGEBERT DE GEMBLOUX, Chron., ad ann. 453.

2. L. D'ACHERY, Spicilegium, t. II, 54. Cf. EGBERT DELPY, Die Legende von der heiligen Ursula in der Kölner Malerschule. in-8°, Köln 1901. C'est dans le chapitre préliminaire (p. 1-20) que l'on trouvera des détails sur la légende hagiographique.

3. GRANDIDIER, Histoire de l'Eglise de Strasbourg, t. I, p. 147.

4. OZANAM, loc. cit., t. I, p. 56. Kölnische Rhein Cronik, V, 152 suiv.

RETTBERG, loc. cit., t. I, p. III, BINTERIM, Die alte und neue Erzdiözese Köln (Mainz, 1828), t. 1, p. 66.

5. Memorabilia bibliothecarum Norimbergensiuni et universitatis Altdorfinae, pars III, p. 72 suiv. (Norimbergae, 1791, in-12).

6. Cf.    NAGELIUS (Altdorfi Noricorum, 1763, in-4°). Cf POTTHAST, Bibliotheca, t. I, p. 917.

 

LXV

 

Sirmond. « Il y a eu une sainte Ursule martyre suivant la commune opinion, dit Valois. On ignore néanmoins de quel temps elle a été, mais je suis très humble serviteur des onze mille vierges. La fable est un peu trop manifeste pour pouvoir la souffrir. Voicy sur quoi cette erreur est fondée suivant la conjecture du savant Père Sirmond. Ceux qui ont forgé cette belle histoire, ayant trouvé dans quelques Martyrologes manuscrits : SS. VRSVLA ET VNDECIMILA V. M., c'est-à-dire : Sanctae Ursula et Undecimilia Virgines Martyres, et s'étant imaginez qu'Undecimilla avec l'V et l'M qui suivoient étoient un abrégé pour undecim millia Virginum Martyrum, ont fait là-dessus ce roman que nous avons ajourd'hui (1) ». Quoi qu'il en soit de la légende, Cologne vénérait, dès le IVe siècle, dans un oratoire aujourd'hui remplacé par l'église Sainte-Ursule, les vierges qui avaient versé leur sang pour le nom du Christ.

 

1. Pour la bibliographie du sujet, voyez POTTHAST (2e édition) et U. CREVALIER. Voyez l'inscription de Clematius dans E. LE BLANT, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 570. Sur cette inscription, voy. F.-X. KRAUS, Die christlichen Inschriften der Rheinlande (Friburg, 1890, in-4°), ne 294, et le n° 9 des Spuriae. KLINKENBERG la croit de la seconde moitié du IVe siècle, Studien zur Geschichte der Kölner Marterinen dans Jahrbücher des Vereins von Althertums freuden im Rheinlande,  t. LXXXVIII (1899),vp. 70-95; t. LXXXIX (1890), p. 105-134; t. LXXXXIII (1892), p. 130-1790 ; et H. DÜNTZER, dans les Jahrbücher cités, t. LXXXX (1891), p. 151-163. Cf. Anal. boll. (1891), t. X, p. 369 et 476, et (1897) t. XV, p. 97. Cette inscription a été récemment étudiée par un érudit qui « réunit les solides et les plus belles qualités du philologue et de l'historien », D. GERMAIN MORIN, l'Inscription de Clematius et la légende des onze mille vierges, dans les Mélanges Paul Fabre, in-8°, Paris, 1902, p. 51-64 ; cf. Anal. bolland., t. XXII, 1903, p. 110 ; on trouvera dans ce travail un « aperçu sommaire » sur l'histoire des vierges colonaises et la façon dont cette histoire s'est transformée en la légende que tout le monde connaît ». Le plus ancien document qui mentionne la légende est de 750 à 850. Cf. Acta Sanct., t. IX d'oct.; pp. 73-303.

 

LXVI

 

Je mentionne, à titre de curiosité, une opinion jadis en faveur et qui n'est pas encore tout à fait abandonnée (1), d'après laquelle les vierges martyres seraient les filles et les soeurs des martyrs thébéens de Cologne, mais « cette manière de voir ne repose sur aucun document bien convaincant (2)». Toute cette légende des onze mille vierges est remplie d'une grâce charmante, et on n'est pas surpris de l'attrait qu'elle a exercé sur la dévotion des peuples, l'imagination des écrivains et la pénétration

critique des érudits (3).

 

III. — Espagne.

 

La conquête romaine avait été lente en Espagne, mais, dès qu'elle fut achevée, ce pays devint en peu de temps une des provinces les plus civilisées de l'empire (4). Sa réputation était telle que l'apôtre Paul voulait l'évangéliser lui-même (5). Ce voyage d'Espagne paraît indiqué par deux documents fort graves : l'épître de saint Clément aux Corinthiens et le « canon de Muratori ». Clément écrit : « ... Paul, devenu le héraut de la vérité en Orient

 

 

1. MÜLLER, Das Marterthum der thebaïschen Jungfrauen in Köln (Köln, 1896, in-12).

2. Anal. boll. (1897), t. X, p. 98.

3. Voyez l'important prologue à l'Historia SS. Ursulae et sociarum ejus, dans Analecta bollandiana, t. III, p. 7 sq., et la notice préliminaire p. 5-6. Les données de ce prologue et tout ce qui a trait à la légende et au culte des vierges de Cologne a été traité avec une information et une critique consommées par MARY TOUT, The Legend of Saint Ursula and the Eleven thousand Virgins, extrait des Historical Essays by Members of the Owens College, Manchester published in commemoration of its Jubilee (1851-1901, in-8°, Longmans, 1902, p. 17-56.

4. MOMMSEN, Römische Geschichte, Berlin, t. V, 1885, in-8°, p. 68-70

5. Rom. XV, 24, 28.

 

 

LXVII

 

et en Occident, reçut la récompense de sa foi, et enseigna la justice à l'univers entier : parvenu au terme de l'Occident, to terma tes duseos — et ayant souffert le martyre (1)…» Il y a de solides raisons pour voir ici une allusion aux colonnes d'Hercule, qui marquaient, dans la pensée des hommes de ce temps, l'extrémité du monde. Ce voyage est affirmé par l'auteur du « canon de Muratori » ; profectionem Pauli ab Urbe in Spaniam proficiscentis (3). Les Pères de la seconde époque n'en n'ont pas douté (4)mais leur témoignage, dans les questions d'histoire concernant le siècle apostolique, doit être considéré comme presque nul. Quoi qu'il en soit, il faut s'en tenir, je pense, à l'avis de Tillemont: « Ce qu'on dit du voyage de saint Paul en Espagne [est] incertain (5). » Le Père Gams, qui a donné sur cette question une longue étude (6), conclut par une conjecture qui envoie l'Apôtre passer une année en Espagne et le ramène à Rome pour l'y faire décapiter

 

1. CLÉMENT, ad Corinth., 1, 5.

2. PEARSON, Annales Paulini (1688), p. 20. P. GAMS, Die Kirchengeschichte von Spanien, Regensburg, 1862, in-8°, t. I, p. 6 sq., § 2, Spanien « das Ende des Abendlandes. »

3. E. PREUSCHEN, Analecta (1893), p. 131, ligne 38-39.

4. S. ATHANASE, Epist. ad Draconi., 4 ; S. CYRILLE, Cateches., XVII, 26; S. EPIPHANE, Haeres., XXVII, 6; S. CHRYSOSTOME, in II Tim., homil, X, 3 ; S. JÉRÔME, in Amos, cap. V ; in Isaiam, cap. XI ; THÉODORET, in Philipp., 1 ; S. GRÉGOIRE LE GRAND, Moral. in Job, XXXI, 53, 106, Voyez les textes dans GAMS, Die Kirchengeschichte von Spanien, t. I, cap. VI, Für die Reise des Apostels nach Spanien, p. 40-75.

5. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., Paris, in-4°, 1693, t. I, notes sur saint Paul, note 73. Cf. NoëL ALEXANDRE, In histor. eccles. saec. I, dissert.XV, Paris, 1699, in-folio. De fidei propagatione in Hispaniis. SPIER, in Histor. critica de Hispanico Pauli itinere, Vitembergae, 1742, in-4°.

6. Loc. cit., p. 1-75. Cf. P. GAMS, Das Jahr der Martyrtodes der Apostel Petrus und Paulus (Regensburg, 1867, in-8°). RENAN, Saint Paul, croit à la réalité du voyage. P. ALLARD, les Persécutions en Espagne pendant les premiers siècles du christianisme, dans la Revue des Quest. histor. (1886), t. XXXIX, p. 1-51.

 

 

LXVIII

 

vers l'an 67. II eût été plus important de connaître sur quel point Paul exerça son ministère, mais nous n'en savons rien. Une inscription, célèbre par sa fausseté insigne, trouvée à Marquesia (Maravesar) en Lusitanie, fait honneur à Néron d'avoir « purgé la province des brigands, et de ceux qui inculquaient au genre humain une superstition nouvelle (1) : »

 

NERONI. CL. CAIS

AVG. PONT. MAX

OB. PROVINC. LATRONIB

ET. HIS. QVI. NOVAM

GENERI HVM. SVPER

STITION. INCVLCAB

PVRGATAM

 

Une autre indication sur les premiers fidèles d'Espagne nous est fournie par une notice martyrologique qu'il est permis de ne pas repousser absolument, mais qui n'a droit qu'à bien peu de confiance, puisqu'on n'en saisit aucune trace dans le martyrologe hiéronymien (2). D'après

 

 

1. IAN. GRUTER, Inscriptiones antiquae totius orbis Romani, in corpus absolutissimun, redactae, p. CCXXXVIII, 9, ex. STRADA (Cf. Corp. inscr. lat., II, prof., p. IX, n. 14), p. 170, 8 ; ADOLPHE Occo, Inscript. in Hispan. repert., p. XXVI, 8 ; SCALIGER, De emendat. tempor., l. V, p. 471 ; P. BAUDRY, Not. ad Lactant. de mort. persequutor., p. 38, dont on trouvera les variantes dans J.-E.-I. WALCH, Marmor Hispaniae antiquum vexationis christianorum neronianae insigne documentum (Jena, 1750), in-4°, p. cri ; Le même, Christianorum sub Diocletiano in Hispania persequutio quam ex antiquis inscriptionibus percensuit hasque illustravit (1752, in-12, p. 160), p. 5; Le même, Persequutionis christianorum neronianae in Hispania ex antiquis monumentis probandae uberior explanatio (1753, in-4°, pp. CLXVIII). Voyez le reste de la bibliographie dans HÜRNER, Corp. inscr. lat., t. II, p. 25*, n° 231* ; et y ajouter encore : J.-E.-I. WALCH, Commentarius in marmor Hispaniae antiquum, ap. DONATI, Adnovum thesaurum vett. inscriptt.; L.-A. MURATORI, Supplementum, Florentiae, 1765, in-folio.

2. Voy. S. ADONIS, Martyrologium op. et stud. Herib. Rosweydi, praecedit Vetus Romanum Martyrologium, operi suo ab ADONE praemissum (1613) — Ou DU SOLLIER, Prolegomena ad Usuarduni. Voyez les textes et la question entière discutée par P. GAMS, loc. cit., I, p. 76-117, livre 2e : Die Sendung und Thätitigkeit der sieben Apostelschuler in Spanien.

 

LXIX

 

cette notice, une mission de sept évêques aurait été envoyée de Rome en Espagne au ter siècle et se serait établie dans la Tarraconaise et la Bétique : Torquatus à Acci (Guadix) (1), Secundus à Abula (Avila), Indalecius à Urci, Ctésiphon à Vergium (Berja), Caecilius à Illiberis (Grenade), Hezychius à Carcesa (Cazorla), Euphrasius à Illiturgi (Andujar).

Vers la fin du IIe siècle, nous trouvons la mention de l'Eglise d'Espagne dans la phrase célèbre de saint Irénée : « Les Églises, fondées en Germanie n'ont pas d'autre loi ni d'autre enseignement que celles des Ibères : « Kai oute ai en Gernmaniais idumenai ekklesiai allos pepisteukasin, e allos paradidoasin oute en iberiaris (2). » Tertullien

dit que la foi s'était répandue dans l'Espagne entière : Hispaniarum omnes termini (3). Ce n'est que vers le milieu du IIIe siècle que nous pouvons prendre une idée plus précise de la conquête chrétienne en Espagne. Au moment de la persécution de Dèce, nous voyons un évêque apostat à Léon (Legio), un autre à Mérida (Emerita) (4) (250). Neuf années plus tard, l'évêque de Tarragone, Fructueux, et deux diacres furent mis à mort (259) (5) ; le

 

1. Voy. P. GAMS, loc. cit., t. I, p. 118 sq. et 138 sq. et toutes les discussions jusqu'à la page 227 concernant ces Églises.

2. S. IRÉNÉE, Adv. haeres., 1, 10 (ed. HARVEY , t. 1, p. 92).

3. TERTULLIEN, Adv. Jud., c. VII. Le passage ad Scapul., 4 : nam nunc a praeside Legionis... etc., demeure d'une interprétation trop douteuse. Voyez GAIS, loc. cit., I, 234 suiv.

4. S. CYPRIEN, Epist. 68.

5. RUINART, Acta sincera, Parisiis, 1689, in-4°, p. 221.

 

 

LXX

 

premier paraît avoir dirigé une communauté nombreuse. Pendant son martyre, l'évêque prononça une grave parole. Un chrétien, s'étant approché de lui, le supplia de ne pas l'oublier ; alors Fructueux répondit : « Il est nécessaire que j'aie présente à l'esprit l'Église catholique répandue de l'Orient jusqu'à l'Occident » (1) (259). Il faut probablement rapporter à cette persécution dix-huit martyrs de Saragosse dont les corps, nous apprend Prudence (IV, 53, 105-108, 145-164), avaient été réunis. La période de quarante années qui suit ne nous est pas connue (2) (260-304), Ce n'est qu'avec la persécution de Dioclétien que nous rentrons en pleine histoire. A cette époque nous trouvons des martyrs à Calahorra (Calagurris), au nord de la Tarraconaise (3), à Saragosse (Caesaraugusta) (4), où, dit Prudence, chaque persécution faisait des martyrs (5) (le célèbre diacre Vincent, dont la mère était une chrétienne de Huesca (Osca) ; à Mérida (6), à Girone (7), à Barcelone (Barcino) (8), à Alcala (Complutus) (9), à Cordoue (10).

Sur ces faits incontestables on a imaginé de renouveler la supercherie épigraphique faite à l'occasion de la persécution de Néron. Cette fois c'est trois exemplaires que nous rencontrons:

 

1. RUINART, ibid., p. 222.

2. Gants, loc. cit., I, 276-288.

3. Acta SS., mars, t. I, p. 231-232. Cf. P. ALLARD, loc. cit., p. 22-31.

4. Analecta bollandiana, t. I,1882. Peri Stephanôn, IV,145,164, 57, 58.

5. Peri Stephanôn, IV, 81-88; IV, 1, 2.

6. Ibid., III, 8.

7. Ibid., IV, 29, 30.

8. Ibid., IV, 34, 35.

9. Ibid., IV, 41-44.

10. Ibid., IV, 18-19.

 

LXXI

 

 

ET

NOMINE CHRISTIANORVM

DELETO. QVI. REMP. EVER

TEBANT (1)

 

SVPERS

TITIONE CHRIST

VBIQ. DELETA. ET. CVL

TV. DEOR. PROPAGATO (2)

 

OB CHRISTIANAM

EORVM. PIA. CVRA

SVPPRESSAM. EXTINCTAMQVE

SVPERSTITIONEM (3)

 

Si je donne ici ces textes sans valeur, c'est qu'on est exposé à trouver des écrivains qui en font encore état (4).

L'Église d'Espagne n'a pas échappé au désir de se faire une origine apostolique. Il semble que ce n'est guère avant le XIe siècle qu'est née cette préoccupation; car, antérieurement à cette époque, l'apostolat espagnol de saint Jacques n'apparaît que dans une version latine du catalogue des apôtres, pièce d'origine byzantine. Le plus ancien lectionnaire d'Espagne n'en fait aucune mention (5). Il fut même un temps où cet apostolat était repoussé, par exemple, par saint Julien de Tolède, qui

 

1. Corp. inscr. lat., t. II, 234*. Cf. J.-E.-I. WALCH, loc. supr. cit.

2. Ibid., t. II, 233*.

3. Ibid., t. II, 236. Sur les origines de l'Église d'Espagne et les fausses chroniques, voir aussi l'admirable ouvrage de D. JOSÉ GODOY ALCANTARA, Historia critica de los falsos cronicones, 1 vol., Madrid, 1868, in-8°.

4. WIETERSHEIM, Geschichte der Völkerwanderung (1859), 3, 481.

5. Dom G. MORIN, Anecdota Maredsolana, vol, 1, Liber Comicus, Maredsoli, 1893, in-8°.

 

 

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a eu connaissance du Breviarium apostolorum et en a écarté ce qui avait trait au voyage de saint Jacques en Espagne.

Une tombe antique découverte en 830 sur le territoire d'Amaea sert de fondement à la croyance des gens de la Galice, qui, de ce pays, se répandit dans toute l'Europe du moyen âge et attira au tombeau de Compostelle des milliers de pèlerins. En peu d'années la légende avait pris corps; car, dès 860, le martyrologe d'Adon enregistre le culte rendu au tombeau. Dès lors on rédigea un récit de la translation, et une lettre d'un pape Léon, contemporain de l'apôtre, enfin la tradition se trouva fixée dans l'Historia Compostellana, terminée en 1139 (1).

Il s'en faut d'ailleurs que le clergé espagnol ait adopté ce récit. Lors de la revision du Bréviaire romain par Pie V, on maintint la légende de saint Jacques le Majeur dans laquelle il était dit que l'apôtre avait « parcouru

 

 

1. L. DUCHESNE, Saint-Jacques en Galice, dans les Annales du Midi, t. XII (1900), p. 145-180. Pour les antiquités d'Espagne, voyez H. FLOREZ, Espana sagrada, theatro geografico-historico de la Iglesia de Espana : origen, divisions y limites de todas sus prouincias ; antiguedad, traslaciones y estado antiguo y presente de sus sillas en todos los dolninios de Espana y Portugal, con varias dissertaciones criticas para illustrer la historia ecclesiastica de Espana, contin. por Man. Risco, Fernandez, Ant. Merino, Jos. de la Canal, Fed. Sainz de Baranda, Cari. Ram. Fort y Vic. de la Fuente ; Madrid, 1747-1879, t. I-LI, in-4°.

En ce qui concerne la non-réalité de la mission de saint Jacques et la présence de son corps, l'étude que le Père F. Fita a faite de la question, en 1888, l'a amené à se prononcer en faveur de la présence du corps de l'apôtre, sans admettre cependant son apostolat en Espagne, et ce point seul nous intéresse ici. Cf. P. FIDEL FITA y D. AURELIANO FERNANDEZ-GUERRA, Recuerdos de un viaje a Santiago de Galicia (Madrid, 1880, in-4°).

A. CRIAPPELLI, Studii di antica letteratura cristiana (Torino, 1887, in-120), p. 149-219 et 235-238. La leggenda dell'apostoio Jacopo a Cons postella e la Critica storica.

 

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l'Espagne et y avait prêché l'Evangile, puis était revenu à Jérusalem ». Le cardinal Bellarmin réclama la suppression de cette phrase comme ne reposant, disait-il, sur aucun témoignage digne de foi. Baronius passa outre et fit insérer les paroles suivantes: « Jacques vint bientôt en Espagne et y fit des conversions, telle est la tradition des Églises de ce pays. » Ce fut à ce propos un tel toile dans le clergé espagnol que le pape Urbain VIII supprima les mots : « telle est la tradition des Églises de ce pays », qui paraissaient insupportables aux représentants et aux pasteurs de ces Églises (1).

Les antiquités d'Espagne sont; entre toutes, sujettes à caution. Mabillon rapporte que la dévotion populaire s'était adressée à un saint d'une merveilleuse antiquité qui eut nom quelque temps /////////// S. VIAR///////////, ce qu'on lisait : Saint Viar, jusqu'à ce qu'une revision plus minutieuse du marbre de ce personnage, entreprise par ordre du pape Urbain VIII, donnât occasion de lire :.... praefectu]S. VIAR [um.... (Un tel) agent voyer (2).

Heureusement nous rencontrons enfin quelques martyrs espagnols sur lesquels ne peut planer aucun doute, encore qu'ils ne se montrent pas à nous en pleine lumière historique.

C'est que les martyrs d'Espagne eurent un biographe espagnol, Prudence, et cette circonstance nous a valu un poème excellent et des indications relativement précises (3).

 

1. P. BATIFFOL, Histoire du Bréviaire romain, in-12, Paris, 1893, p . 257.

2. MABILLON, Museum italicum, in-4°, Parisiis, 1674, t. I, p. 143. TH. ITTIG, dans Acta eruditorum, nov. 1687, p. 593.

3. Voyez P. ALLARD, Prudence historien, dans la Revue des Questions historiques, 1er avril et 1er juillet 1884 ; et l'Hagiographie au IV° siècle; martyres de saint Hippolyte, de saint Laurent, de sainte Agnès, de saint Cassien, d'après les poèmes de Prudence, dans même revue, 1er avril 1885. En ce qui a trait au martyre de saint Hippolyte, cf. FICKER, Studien zur Hippolytfrage (Leipzig, 1893), p. 43-64. Voyez aussi Poncif, Prudence Paris, 1888, in-8°). MANITIUS, Geschichte der christlichlateinischen, poésie (Stuttgart, 1891). G. BOISSIER, La fin du Paganisme (Paris, 1898, in-12), t. II, p. 117 suiv. P. CHAVANNE, le Patriotisme de Prudence, dans la Revue d'hist. et de litt. religieuses, t. IV (1899), p. 332 et 385.

 

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Prudence aimait l'Espagne pour beaucoup de raisons, dont l'une était ses martyrs. Elle en avait eu tant (1) et de si grands ! Après Carthage et Rome, aucune ville du monde ne comptait plus de martyrs que Saragosse (2), et au IVe siècle le culte des saints prenait un développement inouï (3). Prudence partageait la dévotion générale, et son livre intitulé Peri Stephanôn : « A propos des couronnes », dut être dans sa pensée un « livre de dévotion ». Cette pensée inspiratrice se trahit dans la préoccupation soutenue chez le poète de ne changer que peu de chose aux mémoires originaux d'après lesquels il travaillait: Ses odes sont donc un peu monotones, mais cela tient à la nature de son sujet, qui ne lui fournit que des scènes toujours analogues ou peu s'en faut. L'accusation et la défense font usage de plusieurs lieux communs que l'on préférerait ne pas rencontrer. La scène du martyre résonne comme une fanfare héroïque. « Allons, dit sainte Eulalie au bourreau, brûle et coupe ; déchire ces membres faits de boue. Il est facile de détruire cet assemblage fragile. Quant à mon âme, tu peux redoubler tes tortures, tu ne l'atteindras pas (4). » « Voilà de quelle façon parlent

 

 

1. Peri Stephanôn, VI, v. 1 suiv.

2. Ibid., IV, v. 61, 64, cf. 71, 72.

3. A. DUFOURCQ, la Christianisation des foules, dans Rev. d'hist. et de litt. relig., t. IV (1899), p. 260 suiv. G. BOISSIERloc. cit., p. 117.

4. Peri Stephanôn, III, 90.

 

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les martyrs chez Prudence, dit M. Gaston Boissier ; quels que soient leur âge et leur sexe, il leur donne la même attitude d'intrépidité provocante. C'est peu de souffrir la mort, ils la bravent, ils la raillent. Ils y marchent si résolument qu'ils semblent traîner le bourreau à leur suite ; quand ils montent sur le bûcher, ils ont l'air de menacer les flammes et les font trembler devant eux. Ils nous rappellent certains personnages des tragédies de Sénèque qui, comme les gladiateurs, mettent leur vanité à bien recevoir le dernier coup. L'énergie du petit chrétien, qui sait si bien mourir, dans la passion de saint Romain, ressemble à celle du jeune Astyanax quand il se jette du haut d'une tour de Troie avec des vers de stoïcien. Sénèque et Prudence sont tous les deux Espagnols, et l'on sait que l'Espagne a toujours eu du goût pour les héros de théâtre. Elle ne déteste pas non plus l'extraordinaire et l'horrible, et c'est peut-être ce qui amène chez Prudence tant de peintures raffinées de supplices. On trouve, dans presque toutes ses hymnes, des détails de plaies saignantes, de chairs grillées, de tenailles et de croix de fer s'enfonçant dans des corps délicats, que le poète étale devant nous avec une satisfaction visible. C'est véritablement un goût du pays. Il y avait déjà des descriptions semblables chez Sénèque et Lucain ; et plus tard, les peintres espagnols ne nous les épargneront pas dans leurs tableaux.

« Prudence est donc, par quelques-uns de ses défauts, un véritable Espagnol : il l'est aussi par ses qualités, et l'on ne doit pas être surpris que l'Espagne ait eu sur lui une telle influence : il l'aimait avec passion ; elle lui semblait une terre bénie à laquelle Dieu témoigne une faveur particulière :

 

LXXVI

 

 

Hispanos Deus aspicit benignus (1).

 

« Il n'est jamais plus heureux que lorsqu'il peut célébrer des martyrs de son pays. L'Espagne est déjà ce qu'elle sera jusqu'à la fin, la dévote Espagne. Le culte des saints y a pris tout de suite une grande extension. Chaque ville a les siens, dont elle est fière, qu'elle comble d'hommages. Emerita, « la belle colonie romaine dont un fleuve lave «les murs », a donné naissance à sainte Eulalie ; c'est là qu'est morte la noble enfant en confessant sa foi. Tarragone est pour lui l'heureuse Tarragone, Felix Tarraco ! Elle est encore tout illuminée des flammes du bûcher de son évêque Fructuosus (2). Mais rien n'égale Caesaraugusta (Saragosse) : après Carthage et Rome [nous l'avons dit], c'est elle qui compte le plus de martyrs. Elle en possède un si grand nombre que toute la ville en est sanctifiée et que le Christ y règne en maître :

 

Christus in totis habitat plateis,

Christus ubique est (3) !

 

« Quelque nombreux qu'ils soient, elle tient à tous et n'en veut perdre aucun. Les habitants de Sagonte prétendent s'emparer de saint Vincent, sous prétexte qu'il a souffert le martyre chez eux : « Il est à nous, répondent ceux de Saragosse, quoiqu'il soit allé mourir dans une ville inconnue. Il est à nous ; c'est chez nous qu'il a passé sa jeunesse et qu'il a fait l'apprentissage de ses vertus (4). »

Au temps de Dioclétien, l'Espagne dut donner un

 

1. Peri Stephanôn, VI, 4.

2. Ibid., VI, 1.

3. Ibid., IV, 71.

4. G. BOISSIER, loc. cit., t. II, p. 122-123.

 

LXXVII

 

nombre considérable de martyrs, car nous savons que la recherche des chrétiens y fut conduite avec un acharnement inouï par un magistrat dont le nom est demeuré célèbre parmi ceux des plus féroces ennemis du christianisme. Datianus remplissait probablement les fonctions de vicaire du diocèse d'Espagne (1), ou bien celles de commissaire spécial délégué à la recherche des chrétiens. Nous le voyons parcourir la province entière et porter des condamnations contre les fidèles dans la Tarraconaise, la Lusitanie et la province de Carthagène, faire arrêter prêtres, évêques et, en général, tous les ministres du culte chrétien (2). Ce fut sans doute devant lui que l'évêque de Cordoue, Osius, destiné à une si grande illustration dans la suite, comparut et confessa le Christ (3) ; mais une partie des victimes destinées à assouvir la haine de Datianus lui fut enlevée par l'amnistie accordée à l'occasion des vicennales de Dioclétien (303), c'est-à-dire du vingtième anniversaire de son avènement à l'empire, amnistie qui rendit à la liberté d'innombrables chrétiens (4) ; cependant on retint quelques confesseurs plus signalés : le diacre Vincent était du nombre.

La persécution reprit l'année suivante (304). Prudence nous a conservé le souvenir de ceux qui moururent alors pour Jésus-Christ ; néanmoins rappelons quelques noms qu'il a oubliés : sainte Léocadie, morte sous Datianus,

 

1. J. MARQUARD, Römische Staatsverwaltung, t. I, p. 231; WILLEMS, le Droit public romain (Louvain, 1874, in-8°), p. 421.

2. RUINART, Acta sincera, p. 390. Passio S. Vincentii levitae, § 2.

3. S. ATHANASE, Hist. arianorum, 44 ; Apolog. de fuga. 7. EUSÈBE, de Vita Constantini, II, 63, 73. SOZOMÈNE, Hist. eccl., I, 16.

4. EUSÈBE, de Martyrib. Palaestinae, § 2, 4.

 

 

LXXVIII

 

dans la prison de Tolède (1), les saints Servand et Germain, martyrisés à Cadix (2), les saints Oronce et Victor à Girone (3).

« Dans une de ses plus belles hymnes (4), Prudence représente le jour terrible [du jugement]; il nous montre le juge suprême « porté sur une nuée en flamme ; il « se prépare à peser les nations dans sa juste balance », tandis que chaque cité réveillée de la mort s'apprête à comparaître devant lui, apportant avec elle, pour le désarmer, les restes des martyrs auxquels elle a donné naissance. Je demande la permission de citer quelques vers de ce début magnifique, qui me semble avoir l'ampleur et la pureté des chefs-d'œuvre classiques :

 

 

Quum Deus dextram quatiens coruscam

Nube subnixus veniet rubente

Gentibus justampositurus aequo

Pondere libram ;

 

Orbe de magno capot excitata

Obviam Christo properanter ibit

Civitas quaeque pretiosa portans

Dona canistris (5).

 

Cette procession des villes, qui s'avancent dans des attitudes variées, l'une pressant son trésor contre son sein (6), l'autre apportant son offrande sous la forme de couronnes éclatantes de pierreries (7), celle-ci décorant

 

 

1. ADON, USUARD, au 9 décembre.

2. Ibid., au 23 octobre.

3. Ibid., au 22 janvier. Cf. Acta Sanct., janvier, t. II, p. 389, et TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. V, note XXVI sur la persécution de Dioclétien.

4. Peri Stephôn., IV.

5. G. Bonnes, loc. cit., t. lI, p. 125.

6. Ibid., 7-8.

7. Ibid , 21-23.

 

LXXIX

 

son front d'olivier jaunissant, symbole de paix (1), celle-là jetant, d'un geste confiant, sur l'autel les cendres d'une jeune martyre (2), est une des plus grandioses conceptions de la poésie chrétienne. Le soin qu'ont pris les cités d'honorer la tombe des martyrs va leur ouvrir le ciel à la suite de ces restes sacrés que la trompette ranime, et c'est en vers enflammés que Prudence nous fait ce tableau :

 

Sterne te totam generosa sanctis

Civitas mecum tumulis ; deinde

Mox resurgentes animas et arius

Tota sequeris.

 

Saragosse conduit la marche héroïque ; elle rappelle les noms de Vincent, de Caius et de Crementius, qui « goûtèrent légèrement la saveur du martyre », car ils ne moururent point (3) ; de la vierge Eucratis, à qui le bourreau coupa les seins, déchira les membres, mais elle échappa à la mort. Elle résidait encore à Saragosse lorsque le poète la célébrait dans ses vers (4), on y montrait même une partie de son foie arraché avec des ongles de fer ; enfin une foule de chrétiens anonymes, martyrum turbas (5).

Girone apporte les reliques de saint Félix (6) ; Barcelone, celles de saint Cucufas (7) ; Alcala, celles des saints Juste et Pastor (8); Cordoue, celles d'Acisclus, de Zoellus

 

1. G. BOISSIER, ibid., 55-56.

2. Ibid., 37-40.

3. Ibid., 181-188.

4. Ibid., 109-140.

5. Ibid., 58.

6. Ibid., 29-30.

7. Ibid., 34-35.

8. Ibid., 41-44.

 

LXXXI

 

et les trois couronnes de Fauste, Janvier et Martial (1); enfin Mérida apporte les cendres de sainte Eulalie (2).

Je ne puis écrire ce dernier nom sans m'attarder quelques instants à l'aimable enfant qui le porta ; sa mort la fit sainte devant Dieu et illustre parmi les hommes. La jeune martyre a été célébrée dans deux ouvrages que je vais rappeler ici ; leur charme fera excuser cette digression.

 

HYMNE DE PRUDENCE A LA VIERGE EULALIE (3).

 

Elle comptait douze hivers, lorsque, sur un bûcher crépitant, farouche, elle épouvanta ses bourreaux.

Déjà elle avait fait pressentir qu'elle ne tendait qu'au trône de Dieu, quand elle maltraitait ses membres destinés au lit conjugal, — toute petite fille qui ne savait pas jouer

Qui dédaignait les douceurs, écartait avec larmes les roses, repoussait les bracelets d'or ; qui, le visage serein, la démarche modeste, avait le front méditatif des vieillards.

Au bruit qu'une tourmente furieuse se lève contre les serviteurs de Dieu, qu'on ordonne aux chrétiens de brûler l'encens trempé de sang et de sacrifier à ses dieux funestes le foie d'une bête,

L'esprit sacré d'Eulalie frémit, et fière, elle se prépare à se jeter dans le tourbillon de la guerre ; le coeur rude, haletante de Dieu, femme, elle défie les armes des hommes.

Mais la piété maternelle veille à ce que la généreuse enfant reste cachée à la maison, perdue dans la campagne, loin de la ville, de peur que, sauvage, elle ne se rue à la mort glorieuse.

Elle, ne pouvant plus supporter cette lâche attente, de nuit,

 

 

1. G. BOSSIER, ibid., 8-9.

2. Ibid., 37-40.

3. J'emprunte cette excellente traduction au livre très original de

M. ALFRED POIZAT, les Poètes chrétiens. Scènes de la vie littéraire du IV° au VII° siècle, in-8°, Lyon, 1902, p. 251-256.

 

LXXXI

 

sans témoin, pousse la porte, ouvre en fugitive la barrière du parc et, à travers champs, fait route.

Elle va, les pieds déchirés par des lieux escarpés, dans l'ombre, accompagnée du choeur des anges, et quoique l'horrible nuit se taise, elle a avec elle Celui qui conduit le jour.

Dans sa course hâtive, elle a fait plusieurs milles avant que le jour s'ouvre, et, le matin, superbe, elle entre au tribunal et se dresse au milieu des faisceaux,

En criant : « Quelle fureur vous pousse à précipiter dans la mort, à déchirer aux pointes des rochers des coeurs prodigues d'eux-mêmes et à renier Dieu, père de tout ?

« Vous recherchez, horde misérable, la race des chrétiens ? Me voici, moi, l'ennemie de vos mystères démoniaques, foulant aux pieds vos idoles, et du coeur et de la bouche confessant Dieu.

« Isis, Apollon, Vénus, néan ! Néant aussi votre Maximien ; néant, ces dieux, parce que faits de main d'homme ; néant, votre empereur, parce qu'il adore les ouvrages des hommes ; frivolité et néant, l'une et l'autre chose.

« Que votre puissant Maximien, qui se fait le client de ces pierres, prostitue, voue à ses dieux sa propre tête ; mais; pourquoi frappe-t-il des coeurs généreux ?

« Ce bon chef, ce rare arbitre se repaît du sang innocent, et, gueule béante contre les corps pieux, il déchire de sobres entrailles, il jouit à torturer la foi.

« Adonc, bourreau, brûle, coupe, partage ces membres coagulés de boue ; briser cette fragile chose est facile. Mais ce qui ne sera pas pénétré par la douleur, c'est mon âme profonde. »

Exaspéré par ces paroles, le préteur s'écrie : « Enlève, licteur, cette furieuse ; écrase-la de supplices ; qu'elle sente qu'il est des dieux de la patrie et que le pouvoir du prince est lourd.

« Je désirerais pourtant qu'avant ta mort, si c'est possible, tu reviennes de ta méchanceté, sombre petite fille ; regarde, tu moissonnes les joies que te promettait une origine illustre.

« Songe à ta maison, glissée dans les larmes, et combien gémit, anxieuse, la noblesse de ta race, parce que tu meurs dans ta tendre fleur, au seuil presque de tes noces.

« Elle ne t'émeut donc pas, la pompe dorée de l'hymen ?

 

LXXXII

 

Elle ne te touche pas, la douleur vénérable de tes vieux parents, que ta téméraire faiblesse va perdre ? Voici préparés les instruments de ton abominable mort.

« Ou le glaive te tranchera la tête, ou tu seras déchirée par les bêtes féroces, ou livrée au bûcher fumant ; déplorable enfant, au milieu du désespoir dont hurleront les tiens, en cendres tu t'écouleras, consumée.

« Dis-moi, c'est donc une si grosse affaire que de te dérober à tout cela ? un peu de sel, une pincée d'encens, que bien dis-

posée tu consentirais à toucher du bout de tes doigts, et voilà écarté le grave châtiment. »

La martyre ne répond rien, mais elle frémit et crache à la face

du tyran ; puis elle brise les statues d met le pied sur l'autel.

Aussitôt les deux bourreaux lacèrent sa poitrine, les ongles

de fer entrent dans son sein virginal qu'ils fendent jusqu'aux os ; Eulalie compte ses plaies.

            Sans pleurs ni gémissements, joyeuse et intrépide, elle chantait. La dure douleur est hors de son âme ; le sang frais qui s'écoule d'elle comme une chaude fontaine lave sa peau et teint de pourpre ses membres.

Mais voici la dernière invention du bourreau ; on allume des lampes dont la flamme mord ses flancs et ravage ses entrailles.

Sa chevelure odorante avait glissé sur ses seins ; elle voltigeait sur ses épaules, protégeant sa pudeur virginale.

Mais la flamme crépitante vole jusqu'à son visage et, se répandant par les cheveux, gagne la tête ; la vierge, avide de mourir, aspire et boit aux flammes.

Alors, de la bouche de la martyre, émerge en rampant, plus blanche que neige, une colombe qui paraît la quitter et suivre les astres ; c'était l'âme d'Eulalie, toute blanche, toute légère, tout innocente.

Le cou se penche, au départ de l'âme ; le feu du bûcher se meurt ; la paix est rendue aux pauvres membres inanimés ; l'oiseau semble applaudir, du battement de ses ailes, puis il gagne le sommet du temple.

Il a vu l'oiseau sortir de la bouche de la jeune fille, le satellite

du tyran. Stupéfait, épouvanté, il bondit, il s'enfuit de son ouvrage ; le licteur fuit aussi.

 

LXXXIII

 

Et voici que l'hiver glacé se met à répandre la neige ; il en couvre tout le forum, et. sur les membres d'Eulalie encore pendants à la roue refroidie, il étend son très pâle linceul.

 

Parmi les plus anciens monuments de la langue romane, au moment où, dans la barbarie croissante, on voit le latin achever de se décomposer et de périr, nous avons conservé une Cantilène ou Séquence de sainte Eulalie, décalque d'un chant d'église latin (1) qu'on peut dater de l'année 880 environ. C'est un petit poème de vingt-huit vers dont la langue et la versification sont intéressantes à étudier. J'en donne ici la traduction (2) :

 

Eulalie fut bonne pucelle,

elle avait beau corps, âme plus belle.

Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, voulurent la faire servir le diable.

5          Elle n'écoute les mauvais conseillers,

qu'elle renie Dieu, qui demeure sus au ciel.

Ni pour or, ni pour argent, ni parure,

ni menace de roi, ni prière

ni autre chose, on ne put jamais plier

10       la jeune fille qu'elle n'aimât pas le service de Dieu.

Et pour cela elle fut présentée à Maximien,

qui était en ces jours roi sur les païens.

Il l'exhorte, ce dont ne chaut à elle,

qu'elle fuie le nom chrétien

15       et que pour cela elle abandonne sa doctrine.

Plutôt elle supporterait les fers

que de perdre sa virginité.

Pour cela elle mourut à grande honnêteté.

Ils la jetèrent au feu, de façon qu'elle brûle tôt.

20       Elle n'avait aucune coulpe, aussi ne brûla-t-elle pas.

A cela le roi païen ne voulut se fier :

Il ordonna de lui ôter la tête avec l'épée.

La demoiselle n'y contredit.

Elle veut laisser le siècle, si Christ l'ordonne ;

 

1. Cf. E. KOSCHWITZ, les plus anciens Monuments de la langue française, 4e édit., Heilbronn, 1886. K. BARTSCH et HORNING, la Langue et la litt. fr. depuis le IXe siècle jusqu'au XIVe siècle, in-8°, Paris, 1887.

2. E. LITTRÉ, Histoire de la langue française, in-12, Paris,1882, t. II, p. 289.

 

LXXXIV

 

25       en figure de colombe elle vola au ciel.

Prions tous qu'elle daigne pour nous intercéder,

que Christ ait merci de nous

après la mort et nous laisse venir à lui

par sa clémence.

 

IV. — Afrique.

 

Les origines de l'Église d'Afrique sont tout à fait claires. Le bon sens des hommes de ce pays les a mis en garde d'un travers dont beaucoup d'autres n'ont pas su se préserver ; peut-être aussi la culture des esprits y était-elle trop avancée pour laisser prise aux fables. C'est en l'année 180 que cette Église entre dans l'histoire, et de la manière la plus honorable, avec deux groupes de martyrs, à Scillium et à Madaure. Les Actes des premiers se trouvent dans ce recueil (t. I) ; les autres s'appelaient Namphano, Miggin, Lucita, Sanaé (1). Quelques années plus tard, vers l'an 200, on voit par les écrits de Tertullien que le christianisme s'était fort répandu, tellement qu'il avait passé la frontière de l'empire et faisait ses conquêtes chez les Gétules et chez les Maures, qui étaient des peuples habitant vers l'Aurès, les Gétules au sud et au sud-est de l'Aurès, les Maures un peu plus à l'ouest (2).

Depuis l'année 180, l'Église d'Afrique jouissait d'une large tolérance. Les proconsuls s'étaient montrés indifférents ou bienveillants (3). Mais dans ce pays l'ardeur

 

1. MAXIME DE MADAURE, Epist. 16, inter Augustinianas.

2. L. DUCHESNE, les Eglises séparées, in-12, Paris, 1896, p. 286 sq.

3. TERTULLIEN, Ad Scapul. 4. Cf. Y. BAESTEN, l'Afrique et la civilisation chrétienne, dans Précis historiques, 1878, B. VII, 273-285, 374,

392 435-454,553-569,607-630, 676-698, 721-739.

 

LXXXV

 

des esprits débordait continuellement la modération romaine : les polémiques de Tertullien d'une part, les injures de la plus grossière partie du peuple d'autre part, envenimaient les relations quotidiennes et préparaient les excès. Pendant les années 198 à 200 (ou 201), de nombreux chrétiens furent mis en prison ; à Carthage (1), chaque jour, plusieurs étaient jugés et mis à mort ; c'étaient, en outre, des émeutes populaires, des attaques individuelles contre les fidèles isolés, des violences ouvertes contre leurs propriétés (2). Fréquemment quelque assemblée chrétienne était dénoncée par un traître, envahie aussitôt et pillée (3) ; enfin on viola même les cimetières, car la communauté possédait à Carthage des domaines funéraires à ciel ouvert (4). Tertullien, qui nous a donné ces détails, n'a ajouté aucun nom, aucun chiffre que nous aurions eu si grand intérêt à connaître, mais l'acharnement de la haine et la variété des souffrances laissent entrevoir une communauté puissante et nombreuse. On s'attend bien à trouver ici un texte célèbre : « Sans prendre les armes, sans nous révolter, nous pourrions vous combattre simplement en nous séparant de vous ; car si cette multitude d'hommes vous eût quittés pour se retirer dans quelque contrée éloignée, la perte de tant de citoyens de tout état aurait décrié votre gouvernement, et vous eût assez punis : vous auriez été effrayés du silence de votre solitude, du silence,

 

 

1. TERTULLIEN, Exhort. ad martyres. B. AUBÉ, l'Église d'Afrique et ses premières épreuves sous le règne de Septime-Sévère, dans Revue historique, 1879, t. XI, p. 241-297.

2. Apolog., 37.

3. Ibid., 7.

4. Ibid., 37.

 

LXXXVI

 

de l'étonnement du monde, qui aurait paru comme mort ; vous auriez cherché à qui commander ; il vous serait resté plus d'ennemis que de citoyens. A présent, la multitude des chrétiens fait que vos ennemis paraissent en petit nombre ». « Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos châteaux, vos bourgades, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum.» (Apol., 37.) Dans le Livre à Scapula, écrit en 211, nous trouvons des chiffres : « Que ferez-vous, demande Tertullien, de tant de milliers d'hommes de tout sexe, de tout âge, de tout rang, qui s'offriront à vos coups ? Qu'il faudra de bûchers et de glaives ! Que souffrira Carthage même, que vous devrez décimer (1) », et encore « dans chaque ville, plus de la moitié des habitants sont chrétiens (2) », et il y avait dans l'Afrique romaine plusieurs centaines de villes, quelques-unes fort peuplées. Ici, le témoignage de Tertullien est très recevable, puisqu'il écrit dans le pays même qui fait l'objet des évaluations ; en outre, en l'espèce, Tertullien a fait preuve de modération lorsqu'il parle de pays dans lesquels il ignore l'existence des Églises (3). Il suffit d'ailleurs d'utiliser les monuments encore subsistants de la littérature africaine pour constater ce que le mot de Tertullien renferme de' vérité historique. Il n'y a presque pas de ville qui n'ait fourni des épitaphes funéraires, dont un assez grand nombre doit être restitué avec certitude à la période préconstantinienne, et parmi

 

1. Ad Scapul., 2.

2. Ibid.

3. P. MURY, le Nombre des chrétiens de Néron à Commode, dans la Revue des Questions historiques (1877), t. XXII, p. 522. TERTULLIEN, Apolog., 60.

 

LXXXVII

 

tant d'autres fragments, il s'en trouve probablement un grand nombre ayant servi à des sépultures chrétiennes violées par les païens dans les jours où l'on donnait l'assaut aux cimetières des frères (1). Nous connaissons l'existence de ces cimetières à Carthage, à Aptonge, à Cirta, à Césarée de Maurétanie (2). Les Actes de sainte Perpétue et de sainte Félicité mentionnent plusieurs martyrs ; nous en connaissons quelques autres que l'on peut joindre à ces multi fratres martyres dont parlent les Actes que j'ai cités (3). On ne saurait tirer argument du petit nombre de ceux offerts par le calendrier carthaginois du vie siècle publié par Mabillon, car, entre les lacunes de cette pièce excellente, on doit marquer l'omission de certains martyrs qu'on se serait attendu à y rencontrer. On verra un autre témoignage du progrès des conversions dans l'édit de 202. Le texte en a été résumé ainsi par Spartien : « Pendant son voyage en Palestine, il promulgua plusieurs ordonnances. L'une défendait, sous menace de peine grave,. d'embrasser le judaïsme, une autre semblable concernait le christianisme :In itinere Palaestinis plurima jura fandavit. Judaeos fieri sub gravi poena vetuit, item etiam de christianis sanxit (4). » C'est donc la propagande, ou, si l'on

 

1. Apolog., 37.

2. Acta proconsularia S. Cypriani, dans RUINART, Acta sincera (Parisiis, 1689, in-4°) ; Passio SS. Montani, Leucii, etc., ibid. ; Gesta purgationis Felicis, dans BALUZE, Miscellanea, t. I, p. 20 ; Gesta purgationis Caeciliani, ibid., p. 24. Corp. inscr. lat., t. VIII, n° 9585.

3. Passio S. Perpetuae, § 13.

4. Severus, 17. Cf. CAHIER, Souvenirs de l'ancienne Eglise d'Afrique, trad. en part. de l'italien, Paris, 1862, in-8°. Ouvrage rédigé en partie d'après les travaux de C. CAVERONI, dans les Memorie di religione et scienza, Modène, IIe série, t. VIII, p. 305-365 ; t. IX, p. 5-51, 225-272 ; t. X, p. 5-30, 185-248.

 

LXXXVIII

 

veut, le prosélytisme et l'évangélisation, que l'on frappe; il semble que l'on ne puisse désormais envisager la lutte avec les chrétiens déjà convertis. Les lois sont faites d'après une situation donnée, et l'édit de 202 prouve la réelle inquiétude qui s'était emparée du législateur alors qu'il sentait l'état païen menacé : obsessam voci ferantur civitatem (1). Il faut donc faire dans la statistique une large place aux chrétiens de race, gen[ei] Khristianos (2). En Afrique, la persécution trouve à s'exercer dans toute l'étendue de la province ; en 209, le proconsul punit les chrétiens dans la Proconsulaire, pendant que le légat en Numidie et le procurateur en Maurétanie font de même. Les Actes de sainte Perpétue montrent une organisation ecclésiastique déjà bien complète. Un évêque, un prêtre catéchiste, des diacres, des fidèles, des catéchumènes, des services organisés pour les prisonniers, pour recueillir l'enfant nouveau-né de Félicité, enfin un peuple de fidèles fort turbulent et qui sort de l'église de la même manière scandaleuse que les païens sortent du cirque.

Ce fut vers 212, sous Caracalla, que Tertullien écrivit le traité Ad ScapuIam qui nous a fourni plusieurs indications positives qu'il faut toujours tenir rapprochées de cette date. Ici je ne puis me dispenser de citer : « Prenez, garde qu'à force de supplices vous ne nous fassiez lever en masse, non pour vous assaillir, mais pour vous prouver seulement que, loin de craindre votre tyrannie, nous l'invoquons. Lorsque Arrius Antoninus persécutait les chrétiens d'Asie, tous ceux de sa province se réunirent et se portèrent devant son tribunal. Il en fit emprisonner

 

1. TERTULLIEN, Apolog., 1.

2. C. BAYET, loc. cit., n° 75.

 

LXXXIX

 

quelques-uns et dit aux autres : « Insensés ! si vous voulez mourir, n'y a-t-il pas assez de cordes et de précipices ? « O deiloi, ei Thelete apothneskein, kremnous e brokhous ekhete. » Si nous allions en faire autant, que ferais-tu de tant de milliers d'hommes et de femmes de tout rang ? Que de bûchers, que d'épées ne te faudrait-il pas ? Quelles seront les souffrances de cette Carthage que tu veux décimer, quand tes soldats eux-mêmes ne trouveront sous le tranchant de leur glaive que des amis ou des parents ? quand ils y trouveront des chevaliers et des dames romaines, nobles comme toi, et peut-être tes plus proches parents et tes amis les plus intimes (1) ? » Cet appel finit par une indication que je ne dois pas négliger. « Bien des hommes, frappés de notre courageuse constance, se prennent à s'enquérir de la cause d'une si admirable patience, et sitôt qu'ils connaissent la vérité, ils sont des nôtres et marchent dans nos voies (2). » Je trouve un curieux commentaire de ces paroles dans un opuscule anonyme longtemps attribué à saint Cyprien : « Lorsque des mains cruelles torturaient les membres du saint, lorsque le bourreau lui déchirait les chairs, sans pouvoir abattre sa constance, j'ai entendu parler les assistants. L'un disait : C'est une grande chose et dont je me trouble fort que de voir maîtriser ainsi la douleur. D'autres reprenaient : Cet homme doit avoir des enfants, car une épouse est assise à son foyer, et cependant l'amour des siens est impuissant à le fléchir. Il faudra pénétrer et connaître le mystère qui fait sa force (3). »

 

1. Ad Scapul., 5.

2. Ibid.

3. Liber de laude martyrii, § 15,

 

 

XC

 

La littérature exceptionnellement conservée de l'Église d'Afrique nous fournit pour cette époque de nouveaux moyens d'évaluation. Le premier concile de Carthage, convoqué par Agrippinus, entre 218 et 222 (1), réunissait dix-huit évêques de Numidie ; au troisième concile de Carthage, saint Cyprien pourra grouper, pour la province proconsulaire la Numidie et la Maurétanie, quatre-vingt-sept évêques. Vers le milieu du me siècle, l'Église de Carthage nous est admirablement connue grâce à la correspondance et aux opuscules de son évêque saint Cyprien, autrefois avocat au barreau de cette ville, issu d'une famille de décurions et devenu évêque en 248 (2).

Tout ce que nous savons de la persécution de Dèce en Afrique nous montre que les paroles de Tertullien n'ont rien d'exagéré. Le nombre des apostats fut immense. Toutes les classes, tous les ordres eurent les leurs ; on vit à Saturnum une partie des fidèles, conduite par son évêque, se rendre au temple des dieux pour sacrifier (3). Cependant il demeurait assez de chrétiens fidèles pour soutenir l'honneur de l'Église. Il y eut des exécutions, des emprisonnements, et il restait encore des frères parmi ceux auxquels s'adressait la parole de saint Cyprien pour qu'il pût leur recommander de ne pas venir en foule visiter les prisonniers : tamen caute hoc et non glomeratim nec per multitudinem simul junctam (4).

 

1. C. HÉFÉLÉ, Conciliengeschichte nach den Quellen bearbeitet. 2

verm. und verbess. Auflage, Freiburg in Breisgaw, 1873, in-8°, t. I, p. 48 sq.

2. Voy. la Vita par Pontius le diacre, P. L., t. III, col. 1542-1558.

3. S. CYPRIEN, Epistolae, passim.

4. Id., Epist., 4.

 

XCI

 

Il faut compter enfin les bannis; nous en connaissons plusieurs groupes, l'un d'eux comptait 65 personnes, et les fugitifs, parmi lesquels fut l'évêque Cyprien, dont l'exil dura quatorze mois. Ce fut peu après son retour qu'eut lieu à Carthage une quête parmi les chrétiens afin de subvenir au rachat. des frères enlevés par les tribus numides. On recueillit cent mille sesterces (1), environ vingt-cinq mille francs de notre monnaie, chiffre qui laisse entrevoir une communauté très nombreuse si l'on tient compte des pertes matérielles qu'elle avait eu à subir du fait de la persécution de Dèce. Les années qui suivirent étaient propices au développement plus ou moins rapide des communautés, car la persécution de Valérien ne s'acharnait que sur les chefs des Églises et ne poursuivait les fidèles que dans le cas de réunion illicite. Ce fut la cause du martyre d'un groupe de chrétiens de l'Afrique proconsulaire, peut-être étaient-ils d'Utique. Ils ont gardé le surnom de Massa candida. Ils étaient plus de cent cinquante-trois, dit saint Augustin (2), trois cents, dit Prudence (3). Lors du martyre de saint Cyprien, nous retrouvons la communauté de Carthage formant une foule compacte (4). Ce grand homme laissait l'Église d'Afrique une des plus florissantes du monde romain.

Je ne mettrai à profit les Actes de martyrs de cette persécution que pour y relever deux indications précieuses pour mon sujet. Dans les Actes de Jacques et Marien,

 

1. S. CYPRIEN, Epist., 20.

2. Enarr. in Psalm. XCIX, et P. MONCEAUX, La Massa candida, dans la Revue archéologique (1900).

3. Peri Stephanôn, XIII, 83.

4. Acta proconsularia, § 5.

 

XCII

 

je vois que les chrétiens se rencontraient un peu partout. Deux évêques ramenés d'exil font halte à Muguas près de Cirta (1), ils mettent pied à terre dans une ferme où habitaient des chrétiens. Lors du martyre des saints, leurs compagnons étaient si nombreux que le bourreau embarrassé craignit que l'amoncellement de leurs cadavres sur un seul point de la rivière au bord de laquelle on devait les décapiter ne la fit sortir de son lit ; il ordonna aux condamnés de se ranger à la file le long de la rivière et il passa devant le rang, coupant les têtes.

Depuis ce temps, le christianisme était si répandu dans l'Afrique que les traces de son expansion deviennent difficilement saisissables ; les grandes divisions territoriales sont remplies d'Églises, on peut juger que dans la seconde moitié du nie siècle le progrès à faire se réduit à s'étendre autour des centres occupés. Grâce aux travaux anciens et à l'attention que les érudits de nos jours portent aux antiquités de l'Afrique, l'étude des origines chrétiennes de cette province sera bientôt une de celles qui pourront être essayées avec les renseignements les plus. nombreux et les plus sûrs (2).

Tertullien nous apprend que le premier persécuteur de

 

1. Rapprochement d'une inscription trouvée à Constantine et d'un passage des Actes des martyrs fournissant une nouvelle preuve de l'identité de Constantine et de Cirta, par E. CARETTE, capitaine du génie, membre de la commission scientifique d'Algérie, dans les Mémoires présentés par divers savants à l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres de l'Institut de France, 2e série, Antiquités de la France, t. I, p. 206 sq. (Paris, 1843, in-4°), S. GSELL, dans Rec. de la Société archéol. de la prov. de Constantine, 1895, t. XXX, p. 214-215, revendique le lieu du martyre à Lambèse.

2. Pour la bibliographie et la mise en oeuvre des principaux résultats acquis, cf. D. CABROL, Dict. d'arch. chrét. et de liturgie (1903), au mot Afrique.

 

XCIII

 

l'Église d'Afrique fut le proconsul Vigellius Saturninus, qui, dit-il, primus gladium in nos egit (1). Ce fut lui qui fit mourir Namphano de Madaure et ses compagnons Miggin, Lucita, Sanaé en 180. La persécution reprit en 198 ou 199; elle débuta par de nombreuses arrestations, puisque c'est aux chrétiens emprisonnés dans les cachots que Tertullien adressait son ouvrage sur l'Exhortation au martyre. Il leur donnait le titre de martyrs désignés, comme on appelait consul désigné celui qui était destiné au. consulat. Parmi ces prisonniers se trouvaient sans doute quelques-uns des « nombreux frères martyrs » dont parlent les Actes de sainte Perpétue (2), parmi lesquels elle nomme : Jucundus, Saturninus, Artaxius, brûlés vifs (3), Quintus, mort en prison (4), Celerina et ses deux fils Laurentius et Ignatius (5), peut-être aussi deux apostats repentants, Castus et Emilius : « Vaincus dans un premier combat, raconte saint Cyprien, Dieu les rendit victorieux au second. D'abord ils cédèrent aux flammes ; les flammes leur cédèrent ensuite. Ils terrassèrent l'ennemi par les mêmes armes qui avaient servi à les terrasser auparavant (6). » L'exorde de l'Apologétique de Tertullien montre la condition précaire des fidèles,dont quelques-uns comparaissaient chaque jour devant les tribunaux (7). La cause ne traînait pas en longueur : accusés, ils ne se défendaient pas ; interrogés, ils avouaient ; condamnés, ils s'en faisaient

 

1. TERTULLIEN, Ad Scapulam, § 3.

2. Passio S. Perpetuae, § 13.

3. Ibid., § 11.

4. Ibid.

5. S. CYPRIEN, Epist., 34.

6. De lapsis, § 13.

7. Apolog., 1.

 

 

XCIV

 

gloire (1). Plusieurs furent mis à la torture avant le jugement (2) ; il y en eut de relégués dans les îles (3), d'autres décapités (4), de déchirés par les bêtes (5) et par les crocs de fer (6), d'autres furent brûlés (7), d'autres crucifiés (8), une chrétienne fut violée (9), des fidèles firent poursuivis à coups de pierres dans les rues, et leurs maisons brûlées (10). Ce subit revirement d'une paix relative à une poursuite acharnée ne trouvait pas toutes les âmes préparées à l'épreuve ; beaucoup de chrétiens prenaient la fuite au début de la persécution, comme les y autorisait la condescendance de l'Église, qui leur disait « Mieux vaut encore, en temps de persécution, fuir de ville en ville que de renier le Christ dans la prison ou dans la torture. Plus heureux cependant ceux qui sortent de ce monde avec la gloire du martyre (11). » Mais les fugitifs trouvaient souvent tant de privations dans les lieux où ils s'étaient cachés que, n'y tenant plus, ils rentraient dans leurs foyers, escomptant une indulgence qu'ils ne rencontraient pas toujours (12). Un Africain nommé Rutilius avait fui et, craignant d'être découvert, il changeait souvent de retraite; cependant, ne se sentant pas en sûreté, il préféra payer rançon ; mais il fut arrêté quelques jours plus tard,

 

1. Ad nat., I, 1.

2. Apolog., 11.

3. Apolog., 12.

4. Apolog., 12.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Ibid.

9. Ibid. 50.

10. Ibid. 37.

11. TERTULLIEN, Ad Uxorem, I, 2.

12. Passio S. Theodoti Ancyrani.

 

XCV

 

mis à la torture et brûlé vif (1). Un nouvel écrit de Tertullien, daté de 202, nous montre les épreuves auxquelles les chrétiens étaient soumis : « Aujourd'hui, dit-il, nous sommes dans le feu même de la persécution. Ceux-ci ont attesté leur foi par le feu, ceux-là par le glaive, d'autres par la dent des bêtes. Il en est qui, ayant trouvé sous les fouets, dans la morsure des ongles de fer, un avant-goût du martyre, soupirent maintenant dans les cachots après sa consommation. Nous-mêmes, nous nous sentons traqués de loin, comme des lièvres destinés à tomber sous les coups du chasseur (2). »

En l'année qui suivit la mort de sainte Perpétue et de ses compagnons, fut immolée une jeune fille nommée Guddène (203), dont le martyrologe d'Adon mentionne ainsi la mémoire : « A Carthage, anniversaire de sainte Guddène, vierge, qui, sous le proconsulat de Plautianus et Géta, par ordre du proconsul Rufinus, fut quatre fois, en divers temps, étendue sur le chevalet, et, après avoir été déchirée avec des ongles de fer, et longtemps tourmentée par l'horreur du cachot, fut enfin mise à mort par le glaive (3). « Les martyrs dont nous savons ainsi quelques traits ne paraissent pas avoir donné lieu à une étrange accusation que Tertullien, devenu hérétique et ennemi fougueux du catholicisme, porte contre eux. Selon lui, il se serait trouvé des chrétiens qui, pour éviter

 

1. TERTULLIEN, De fuga, 5.

2. TERTULLIEN, Scorpiace, 1.

3. ADON, Martyrol., XV kal. aug. ; TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t III, art. V sur la perséc. de Sévère ; E. LE BLANT, les Actes des Martyrs, p. 5 ; B. AUBÉ , les Chrétiens dans l'empire romain, p. 215 ; P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 218 ; PILLET, les Martyres d'Afrique, improvise un entretien entre sainte Guddène et sainte Perpétue.

 

 

XCV

 

l'angoisse de la torture, auraient fait usage de narcotiques et se seraient même enivrés. Voici ses paroles : « L'un des vôtres, naguère, à l'heure qui précéda sa comparution, fut tellement frappé d'hébétement par le vin préparé que vous lui fîtes prendre, qu'il fut incapable de répondre aux questions du gouverneur. Sur le chevalet, à peine touché par les ongles de fer, qui, dans son ivresse, lui semblaient seulement le chatouiller, il n'eut que de confus balbutiements d'ivrogne, et, la torture continuant, mourut dans une abjuration entrecoupée de hoquets (1). » Il y a peu de cas à faire de ce texte, car la violence de l'expression semble n'y laisser que bien peu de place à l'énoncé de la vérité, et nous ne trouvons rien ailleurs qui confirme cette assertion.

Depuis l'année 198, la persécution ne s'apaisait plus guère en Afrique ; en 212, le proconsul Scapula Tertullus soumet les chrétiens au plus violent arbitraire. « Sous son gouvernement, dit M. Allard, la province est pleine de trouble et de souffrance : quiconque nourrissait contre un chrétien une haine particulière, un mauvais dessein intéressé se fait délateur et obtient la mort de son ennemi. Comme il arrive toujours en temps de proscription, d'innombrables vengeances privées se cachent sous le voile de la légalité ou de l'intérêt public. Aussi de toutes parts les bûchers s'allument, les amphithéâtres se remplissent de condamnés. « On nous brûle vifs pour le nom du vrai Dieu, écrit Tertullien [à cette date], ce qu'on ne fait ni aux véritables ennemis publics, ni aux criminels

 

1. De jejunio, 12.

 

XCVII

 

de lèse-majesté (1). » Mavilus d'Adrumète meurt sous la dent des bêtes (2).

            Il n'est pas de mon sujet de rappeler les apostats innombrables que la persécution de Dèce fit en Afrique, je ne veux que rechercher les traces des martyrs : eux aussi furent nombreux. Les prisons de Carthage regorgeaient de chrétiens ; il y avait là des clercs, des laïques, des femmes et jusqu'à de petits enfants (3) ; nous connaissons les noms de deux détenus, le vieux prêtre Rogatianus et le laïque Felicissimus (4), et ceux de plusieurs victimes, mortes de faim dans leurs cachots : c'étaient Fortunio, Victorinus, Victor, Herennius, Credula, Herena,Donatus, Firmus, Venustns, Fructus, Julia, Martial, Ariston (5), et celui qui mandait ce funèbre martyrologe ajoutait : « Nous les suivrons bientôt, car depuis huit jours nous venons d'être remis au cachot. Auparavant on nous donnait tous les cinq jours un peu de pain et de l'eau à volonté (6). » Cette épreuve de la faim était une de celles sur lesquelles on comptait le plus pour triompher des résistances, et lorsque, épuisé de corps et d'esprit, le malheureux était amené devant l'appareil effroyable de la

justice de ce temps, on parvenait quelquefois à le faire sacrifier. Néanmoins les frères pouvaient se réjouir de la constance d'un grand nombre d'entre eux. La fin de la persécution ouvrit la prison à un jeune homme nommé Aurélius, dont nulle épreuve n'avait triomphé ; d'autres,

 

 

1. Ad Scapulam, 4.

2. Loc. cit., t. II, p. 164-165.

3. S. CYPRIEN, Epist. 81.

4. Ibid.

5. Epist. Lucii ad Celerinum, Epist. 21, inter Cyprianicas.

6. Ibid.

 

 

XCVIII

 

ramenés le corps brisé après la torture, mouraient de faiblesse, comme Paul (1), Fortunion (2), Bassus (3), Mappalique et ses compagnons. Quand ceux-ci comparurent devant le proconsul, on reprit sur eux toute la série des tourments déjà subis, « torturant non plus les membres, mais les plaies vives » (4). Le sang des martyrs ruisselait, mais eux restaient debout (5) ; enfin ils dirent au proconsul : « Attends à demain, et tu verras (6). » Le lendemain ils furent mis en pièces (7). « Plus d'une fois la foule s'irrita des lenteurs calculées de la répression, et, incapable de comprendre ce qu'elles avaient d'insidieux et de redoutable, devança les sentences des magistrats. Carthage fut un jour témoin d'une horrible scène. Le peuple se rua sur un groupe de fidèles, les sommant d'abjurer. Soutenus par les exhortations d'un d'entre eux, Numidicus, ils refusèrent courageusement. Le fanatisme populaire les condamna et les exécuta sur-le-champ. Les uns furent lapidés, les autres brûlés : atteint par les pierres, les vêtements en feu, Numidicus continuait à prêcher la résistance, et, l'oeil brillant d'une joie surnaturelle, regardait sa femme brûlée vive à ses côtés. Laissé pour mort avec les autres, il fut, le lendemain, retrouvé par sa fille sous les pierres et les cadavres : il respirait encore ; on le ranima (8). Quelque temps après, saint Cyprien annonçait au clergé et au peuple, par une lettre triomphante,

 

1. Epistola Lucii ad Celerinum, Epist. 21, inter Cyprianicas.

2. Ibid.

3. Ibid.

4. Epist. 8.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Epist. 35.

 

XCIC

 

l'élévation de ce héros au sacerdoce (1). »

Il faut citer aussi les exilés que l'édit de Dèce plaçait hors du droit commun, puisqu'il décidait que la peine de la relegatio, quand elle s'appliquait au chrétien, entraînait pour lui la confiscation totale. Les magistrats avaient reçu le droit de la prononcer, et nous savons que le confesseur Aurelius fut leur victime (2) ; désormais on parle couramment des « exilés chassés de la patrie et privés de tous leurs biens » (3). Un groupe de bannis, au nombre de soixante-cinq personnes, parmi lesquelles Statius et Severianus, émigra à Rome (4) ; nous connaissons encore deux Carthaginois, Sophronius et Repostus (5); une femme Bona, coupable d'avoir protesté contre la violence de son mari pour la faire sacrifier (6); enfin un prêtre de Carthage, Félix, sa femme Victoria et le laie Lucius qui, ayant d'abord failli, furent soumis à une nouvelle épreuve, se rétractèrent courageusement et furent condamnés à la relégation avec confiscation de tous leurs biens (7).

Quant aux fugitifs, j'ai déjà signalé leur triste condition. Parmi ceux qui survécurent aux mauvais traitements, se trouvaient deux jeunes garçons, Aurelius et Celerinus ; celui-ci avait eu les ceps pendant dix-neuf jours et, rendu à la liberté, il gardait encore les cicatrices de sa confession (8).

 

1. P. ALLARD, loc. cit., t. II, p. 329.

2. S. CYPRIEN, Epist. 33.

3. Epist.13.

4. Epist. Celerini ad Lucium, Epist. 20, inter Cyprianicas.

5. Epist. Caldonii ad Cyprianum, Epist. 39, inter Cypr.

6. Epist. 18.

7. Ibid.

8. Epist. 34.

 

C

 

Gallus ayant continué la politique de Dèce, l'Afrique vit, en 252, de nouveaux martyrs. Une épître adressé par saint Cyprien (1) à Démétrianus, chargé de la poursuite des chrétiens, nous donne quelques détails sur cette persécution. « Prends garde, dit l'évêque, prends garde au sort qui t'attend, vieux comme tu l'es et déjà proche de ta fin.

« Car vous ne craignez pas d'insulter et d'opprimer

 

1. On me permettra de rapprocher de ce langage une autre épître qui est dans toutes les mémoires et qui, à l'insu de l'auteur probablement, en rappelle la fermeté : lettre du R. Père Général des Chartreux à M. Emile Combes :

 

Grande-Chartreuse, 12 avril.

 MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU CONSEIL,

 

« Les délais que les agents de votre administration ont cru pouvoir fixer à notre séjour à la Grande-Chartreuse vont expirer.

« Or, le premier, vous avez le droit d'apprendre que nous ne déserterons pas le poste de pénitence et d'intercession où il a plu à la Providence de nous placer.

« Notre mission est ici de souffrir et de prier pour notre cher pays ; la violence seule arrêtera la prière sur nos lèvres.

« Malheureusement, aux jours troublés où règne l'arbitraire, il faut prévoir les plus tristes éventualités.

« Et comme, en dépit de la justice de nos revendications, il est possible qu'un coup de force nous disperse brusquement et nous jette même hors de notre patrie, je tiens dès aujourd'hui à vous dire que je vous pardonne, en mon nom personnel et au nom de mes confrères, les divers procédés si peu dignes d'un chef de gouvernement que vous avez employés à notre égard.

« A d'autres époques, l'ostracisme ne dédaignait pas, comme aujourd'hui, les armes d'apparence loyale !

« Toutefois, je croirais manquer à un devoir de charité chrétienne si, au pardon que je vous accorde, je n'ajoutais un conseil salutaire en même temps qu'un avertissement sérieux.

« Mon double caractère de prêtre et de religieux m'autorise incontestablement à vous adresser l'un et l'autre, afin de vous arrêter, s'il vous reste encore quelque vestige de prudence, dans la guerre odieuse et inutile que vous menez contre l'Eglise de Dieu:

« Donc, sur votre pressante invitation, et sur la production d'un document dont vous ne deviez pas, ce semble, ignorer la fausseté manifeste, une Chambre française a condamné l'Ordre dont Notre-Seigneur m'a établi le chef.

« Je ne puis accepter cette sentence injuste; je ne l'accepte pas ; et malgré mon pardon sincère, j'en demande la revision, selon mon droit et mon devoir, par le tribunal infaillible de Celui qui est constitué notre juge souverain !

« En conséquence, — prêtez une attention particulière à mes paroles, Monsieur le Président du Conseil, et ne vous hâtez ni d'en sourire, ni de nie considérer comme un revenant d'un autre âge, — en conséquence, vous viendrez avec moi devant ce tribunal de Dieu.

« Là, plus de chantages, plus d'artifices d'éloquence ; plus d'effets de tribune, plus de manoeuvres parlementaires ; plus de faux documents ni de majorité complaisante ; niais un juge calme, juste et puissant, et une sentence sans appel, contre laquelle ni vous, ni moi, ne pourrons élever de protestation.

« A bientôt, Monsieur le Président du Conseil. Je ne suis plus jeune, et vous avez un pied dans la tombe.

« Préparez-vous, car la confrontation que je vous annonce vous réserve des émotions inattendues.

« Et pour cette heure solennelle, comptez plus sur une conversion sincère et une sérieuse pénitence que sur les habiletés et les sophismes qui ménagent vos triomphes passagers.

« Et comme mon devoir est de rendre le bien pour le mal, je vais prier, ou, pour mieux dire, nous, les Chartreux dont vous avez décrété la mort, nous allons continuer de prier le Dieu des miséricordes que vous persécutez si étrangement dans ses serviteurs, afin qu'il vous accorde le repentir et la grâce des réparations salutaires.

« Je suis, etc.

« F. MICHEL,

« Prieur des Chartreux.

 

CI

 

les disciples du Christ. Toi, en particulier, tu les chasses de leur demeure, tu les dépouilles de leur patrimoine, tu les charges de chaînes,tu les jettes en prison, tu les livres au glaive, aux bêtes, au feu. Non content de supplices rapides, tu prends plaisir à les faire périr en détail, à déchirer lentement leurs corps : ton ingénieuse cruauté invente de nouveaux tourments . »

Le principal héros de la persécution de Valérien en Afrique, saint Cyprien, nous apprend dans sa correspondance

 

1. S. CYPRIEN, Ad Demetrianum,12, cf. 13.

 

CII

 

les maux qui fondirent sur les chrétiens de cette province. Des évêques, des prêtres, des diacres, des laïques des deux sexes sans distinction d'âge, furent arrêtés, quelques-uns furent mis à mort (1), le plus grand nombre fut condamné aux mines (2). Parmi eux se trouvaient neuf évêques : Nemesianus, Félix, Lucius, un autre Félix, Litteus, Polianus, Victor, Jader, Dativus, des diacres et des fidèles dont les noms ne nous sont pas parvenus. Paul et l'évêque Successus, correspondant de saint Cyprien, furent massacrés vers le même temps (3). Le 24 août de l'année 258, périt un groupe de martyrs connus sous le nom de « Masse blanche », Massa candida. On leur a donné, dit saint Augustin, le nom de Massa à cause de leur grand nombre, et l'on a appelé celle-ci candida à cause de l'éclat de leur victoire (4). On croit qu'ils furent décapités cependant le poète Prudence donne une autre version : « On raconte, dit-il, qu'une fosse fut creusée au milieu d'un champ et remplie jusqu'au

 

1. Epist. 77.

2. Voyez la dissertation insérée dans le tome II°.

3. Passio SS. Montani et Lucii, § 21, et Epist. 82.

4. Sermo 306. P. MONCEAUX, les Martyrs d'Utique et la légende de la Massa candida, dans Revue archéol., 3e série, t. XXXVII, 1900, p. 404- 411. Cette légende est restée complètement inconnue en Afrique, saint Augustin ignore tout ce que raconte Prudence. D'après un sermon anonyme d'origine africaine (Patr. Lat., t. XXXIX, p. 2352), les 300 martyrs auraient péri par le fer. « Mais que faire de tant de cadavres qui devenaient un danger pour la santé publique et dont le spectacle pouvait exciter les chrétiens survivants ? Par mesure d'hygiène, comme après un combat, on jette les corps dans une fosse remplie de chaux. » Telle est la conjecture de M. P. MONCEAUX ; elle paraît d'autant plus raisonnable que ni saint Augustin ni le sermonaire africain que nous venons de citer n'ont connu l'étymologie de « Massa candida » que donne Prudence ; tous deux en donnent une autre.

5. Sermo 317.

 

CIII

 

bord avec de la chaux vive ; la pierre calcinée vomit le feu, la blanche poussière est ardente, son contact brûle, sa vapeur donne la mort. On dit qu'au bord de la fosse un autel avait été placé : cette alternative avait été imposée aux chrétiens, ou d'offrir un grain de sel et un morceau de foie de truie, ou de se précipiter dans la fosse. Aussitôt, d'une course rapide, trois cents hommes se jettent ensemble : plongés dans le gouffre poudreux, la liqueur ardente les dévore et recouvre le monceau de corps tombés au fond. La blancheur enveloppe leurs membres, la blancheur de l'innocence transporte leurs âmes au ciel ; depuis ce temps on leur a donné et on leur donnera toujours le nom de Masse blanche (1). » Ce martyre eut lieu à Utique, dans l'Afrique proconsulaire. La Numidie n'eut rien à envier à la province voisine, comme on en peut voir le tableau dans la Passion des saints Jacques et Marien (2), qui ne nous a conservé les noms que d'un très petit nombre des confesseurs.

L'édit de Dioclétien concernant la remise ou, comme on disait, la « tradition » des Livres saints et des vases sacrés des Églises fut en Afrique l'origine de nouvelles misères. Saint Augustin dit que dans la province de Numidie « beaucoup, arrêtés à cause de leur refus,souffrirent des maux de toute sorte, affrontèrent les plus cruels supplices, et furent mis à mort : aussi les honore-t-on à bon droit comme martyrs, et les loue-t-on de n'avoir pas donné leurs Bibles, imitant cette femme de Jéricho, qui ne voulut pas livrer à ceux qui les cherchaient les deux

 

1. Peri Stephanôn., XIII, 76-87.

2. Cf. tome II de ce recueil. Le P. CAHIER, loc. cit., p. 309, place en 292 le martyre de saint Patrice, évêque de Pertusa (?).

 

CIV

 

espions juifs, figures de l'Ancien et du Nouveau Testament (1) » . Parmi les chrétiens se trouvaient de petites gens, des célibataires, des pères de famille (2). Un groupe nombreux de chrétiens d'Abitène qui confessa le Christ a vu son martyre rapporté dans les Actes que nous avons donnés ; un autre groupe nous est indiqué par saint Augustin en ces termes : « Pendant la persécution, une maison privée avait servi à une congrégation de fidèles ; ceux-ci furent mis en prison ; des martyrs furent baptisés dans la prison même où ils étaient renfermés pour la foi du Christ et qui devint l'asile des sacrements du Seigneur (3). »

L'année 304 vit les dernières fureurs de la persécution païenne ; malheureusement nous ne possédons sur cette persécution que de très rares indices. Une inscription de l'ancien cimetière de Mastar, en Numidie, à moitié route entre Milève et Cirta, parle de martyrs mis à mort à Milève (4). Sur la voie de Cirta à Calama, deux cippes rappellent la mémoire des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus (5). Une pierre votive de la Maurétanie Sétifienne est ainsi conçue : « Colonicus et son épouse chérie remplissent avec joie le voeu fait aux saints martyrs. Ici repose Justus, ici repose avec lui Decurius, qui l'un et l'autre par une courageuse confession surmontèrent les armes ennemies et, victorieux, méritèrent en récompense les couronnes que donne le

 

1. Brev. coll. cum Donatistis, III, 25.

2. Ibid., 27.

3. Ad Donatistas post collationem, § 18.

4. Bull. di arch. crist., 1876, pI. III, no 2.

5. Ibid., 1875, p. xn.

6. Ibid., 1875, p. 173 et 176, p. 171, pl. III, n° 1.

 

CV

 

Christ (1). » Enfin, en Numidie, à Rusicade, nous trouvons la martyre Digna (2) ; à Thuburbo, trois femmes, Maxima, Donatilla et Secunda (3).

Il s'en faut que le martyrologe de l'Eglise d'Afrique soit épuisé. Le IVe siècle ne sera ni moins persécuté ni moins glorieux que les précédents, mais le récit très complet de Victor de Vite que je donne dans ce volume me dispensera d'entrer ici dans un plus long détail.

 

V. — Gaules.

 

L'introduction du christianisme dans les Gaules paraît avoir été assez tardive (4). Quelques textes très connus et d'une clarté suffisante pour le fait qu'ils signalent laissent

 

1. Bull. di arch. crist., 1886, p. 26 ; Cf. P. ALLARD, loc. cit., t. IV, p. 431, note 1.

2. Ephem. epigr., t. V, no 539.

3. Cf. CAHIER, loc. cit., p. 322 à 352.

4. Je me borne à noter ici les titres des quelques travaux parmi les principaux dans lesquels on traite cette question : L. DUCHESNE, les Origines du christianisme en Gaule, dans Annales de phil. chrét. (1883), t. VIII, p. 1-15. Mémoire sur l'origine des diocèses épiscopaux dans l'ancienne Gaule, dans Mém. de la Soc, des antiq. de France (1889-90), E.X, p. 337-416, et (Paris,1890, in-8°), 80 pp. Cf. J. HAVET, dans Bibi. de l'Ecole des Chartes, 1890, t. LI, p. 675 sq. A. PONCELET, dans la Science catholique, 1891, t. V, p. 669-672. W. D’OZOUVILLE, Origines chrétiennes de la Gaule, lettres en réponse aux objections contre l'introduction du christianisme dans les Gaules aux IIe et IIIe siècles (Paris, 1855-1856, in-8°). E. LE BLANT, Réponse à une lettre du 13 janvier 1680 (Paris, 1858, in-8°), et Inscriptions chrétiennes de la Gaule (Paris, 1856-1865, in-4°), t. I. p. XXXXIX. S. LAUNOIUS, Dispunctio Epistolae de tempore quo primum in Galliis suscepta est Christi fides (Parisiis, 1659, in-8°). Dissertationes tres : 1a de septem episcoporum missione in Gantas, 2a, de prima Galliae martyrum epocha, 3a de primis Cenomanorum praesulis epocha (Parisiis, 1670, in-8°). Voyez aussi la dissertation de A. HOUTIN, la Controverse de l'Apostolicité des Eglises de France au XIXe siècle, 2e édit. (Paris, 1901, in-8°). E. MOLINIER, les Sources de l'histoire de France, in 8°, Paris, 1902, t. I, p. 15-34.

 

CVI

 

peu de place à la dispute. D'après l'auteur des Actes de saint Saturnin, d'après Sulpice-Sévère, d'après sept évêques du Nord écrivant à sainte Radegonde, et d'après Grégoire de Tours, la foi ne se répandit dans les Gaules que vers le milieu du IIIe siècle (1) . Si l'on s'en tient aux textes « historiques », on ne peut savoir rien au delà, mais l'habile usage que l'on a fait de deux sources d'inégale valeur, l'épigraphie et les catalogues épiscopaux, a permis d'obtenir plus de détails et plus de précision. Dans leurs conclusions, ces deux sources ont confirmé pleinement celles que les critiques les plus qualifiés avaient depuis longtemps tirées des textes « historiques ». Si c'est toujours une heureuse fortune de découvrir une terre nouvelle, elle ne m'est pas échue. Edmond Le Blant et Mgr Duchesne ont, depuis des années déjà, exploré en tous sens leurs conquêtes, et il se trouve que, grâce à leurs travaux, ces terres qui paraissaient à quelques-uns très friables ont pris la solidité du roc.

Il a pu exister de très bonne heure en Gaule une diaspora chrétienne, et c'est tout ce qu'on en peut dire, car elle n'a pas laissé de traces ; mais elle est néanmoins indubitable, parce que le commerce gaulois d'unep art, l'administration romaine d'autre part, concouraient à introduire à l'intérieur des éléments syriens, asiates et italiotes en nombre considérable,vu l'importance des transactions commerciales et l'extension des corps administratifs et militaires. Mais de cette existence conclue à l'existence

 

1. RUINART, Acta sincera ; Acta S. Saturnini, § II. Cf. E. LE BLANT, les Actes des Martyrs (Paris, 1882, in-4°), p. 7, note 1. SULPICE SÉVÈRE, Hist. sacr., l. II, c. 32 ; Vita S. Martini, c. 13; cf. Dialog., II, c. 4. S. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., IX, 39 ; cf. 1, 28. L. DUCHESNE, Bull. crit. (1881), p. 6.

 

CVII

 

démontrée il y a une distance, elle n'a pas été franchie. Nous devons donc ne tenir pour historiquement certain que l'existence au IIe siècle de plusieurs groupes chrétiens en Gaule. Le groupement géographique des inscriptions répond à ce que la nature des choses tendrait à insinuer ; le christianisme se répand vers la seconde moitié du ne siècle le long de la côte de la Méditerranée, à Aubagne, à Marseille, à Maguelonne, à la Gaule. Ces premiers établissements, dont aucun indice ne nous permet d'évaluer l'importance, semblent avoir végété, puisque aucun témoignage ne vient révéler leur développement. Quoi qu'il en soit, une pointe sur l'intérieur fut poussée le long de la vallée du Rhône. La fondation d'une église à Lyon, au centre d'une colonie d'Asiates chrétiens, est connue par un document célèbre, et il est possible qu'on puisse trouver dans quelques épitaphes du puits de Trion et d'autres encore la matière de solides conjectures. A Lyon et à Vienne le christianisme ne paraît pas avoir fait de grands progrès ; en effet, une persécution aidée des dénonciations populaires n'arrive à faire qu'une quarantaine de victimes entre ces deux villes. Cependant la population chrétienne semble essaimer dans le pays d'alentour. Outre l'existence d'un groupe chrétien à Autun, nous voyons une chrétienne à Pierre-Encise, où elle vit très retirée.

Même dans les pays qui se trouvent sur la ligne d'opérations du christianisme, il y a des localités, vrais bourgs pourris du paganisme, oit il ne semble avoir pu pénétrer que fort tard, par exemple : Nîmes.

Si l'on fait appel à quelques textes anciens, il en résulte que:

L'Église de Lyon apparaît seule au IIe siècle;

 

CVIII

 

Vers l'an 250 apparaissent les Eglises de Toulouse, Vienne, Trèves, Reims ;

Vers la date 300, les Églises de Rouen, Bordeaux, Cologne, Bourges, Paris, Sens ;

Vers le règne de Constantin, les Églises de Tours, Auxerre, Soissons, Metz, Tongres, Clermont, Troyes, Châlons, Langres, Nantes, Chartres, Toul, Verdun, Noyon, Senlis, Beauvais, Viviers.

D'autres ont des attestations chronologiques : Arles, 300-350 ; Autun, 313 ; Apt, 314 ; Eauze, 314 ; Marseille, 314 ; Mende, 314 ; Nice, 314 ; Orange, 314; Vaison, 314 ; Die, 325 ; Poitiers, 355 ; Agen, 357 ; Périgueux, 361 ; Fréjus, 374 ; Valence, 374 ; Sion, 381 ; Nîmes, 396 ; Orléans, Angers, Grenoble, Embrun et Digne sont de la seconde moitié du IVe siècle.

Il résulte donc que ce sont les cités les plus importantes qui apparaissent les premières pourvues d'Église. « Reims et Trèves, les métropoles des deux Belgiques ; Cologne, chef-lieu de la Germanie inférieure ; Rouen, métropole de la deuxième Lyonnaise ; Bourges et Bordeaux, les métropoles aquitaniques ; Toulouse et Vienne, deux des principales villes de l'ancienne Gaule Narbonnaise ; Paris, Sens, Tours, localités considérables au IVe siècle. » On n'a aucune bonne raison de penser que les bourgades de la Gaule aient reçu avant ces importantes cités l'organisation ecclésiastique qui ne fut accordée à celles-ci que vers la seconde moitié et la fin du nie siècle ; mais ce qui est une source perpétuelle de malentendus, c'est la confusion que l'on fait entre l'introduction du christianisme en Gaule et l'établissement de la hiérarchie par les soins de l'Église de Rome. De cette introduction on ne peut rien dire de précis, car

 

CIX

 

qui peut songer à retracer l'itinéraire de chaque fidèle arpentant la Gaule pour ses affaires et pour son plaisir pendant deux siècles environ ? Quant à l'établissement de la hiérarchie, sa date n'est pas douteuse vers le milieu du IIIe siècle. Précisément à la même époque, saint Cyprien de Carthage décerne à l'Église de Rome ce titre qui semble éclairer vivement la question : Ecclesia principalis unde unitas SACERDOTALIS orta est (1): l'Église mère d'où est issue l'unité de la hiérarchie sacerdotale.

Nous n'avons plus qu'à recueillir maintenant quelques témoignages touchant les martyrs inconnus de la Gaule. A la persécution de 177 semblent se rattacher plusieurs victimes : Épipode et Alexandre, chrétiens de Lyon arrêtés à Pierre-Encise ; Marcel, autre Lyonnais fugitif, arrêté et mis à mort à Châlons ; Valentin, qui périt à Tournus, ville située entre Châlons et Mâcon. Grégoire de Tours nous dit que, peu après cette persécution, « le démon excita par les mains du tyran de telles guerres dans le pays, et l'on y égorgea une si grande multitude de personnes pour avoir confessé le nom du Seigneur, que le sang chrétien coulait en fleuve sur les places publiques. Nous n'avons pu, dit-il, en recueillir ni le nombre ni les noms ; mais le Seigneur les a inscrits au livre de vie. Le bourreau, ayant fait en sa présence souffrir divers tourments à saint Irénée, le consacra par le martyre à Notre-Seigneur Jésus-Christ (2). » Ce martyre, si le texte cité est recevable en l'absence de toute autre indication (3), aurait eu lieu en l'année 208. Ce n'est qu'un

 

1. S. CYPRIEN, Epist. LV, P. L., t. III, col. 845.

2. GRÉG. DE TOURS, Hist. Franc., L I, c. XXVII.

3. P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 155-157.

 

CX

 

demi-siècle plus tard que nous retrouvons des martyrs en Gaule, sous le règne de Valérien. Les Actes de Pontius à Cimiez (1), ceux de saint Patrocle décapité à Troyes (2).

Nous ne savons pas de détails sur les désastres amenés par l'invasion de Chrocus, roi des Alemans, qui, roulant avec ses hordes, renversa sur son passage la florissante Eglise de Clermont, fondée peu d'années auparavant par saint Austremoine. L'évêque de Javoulx, dans le Gévaudan, Didier de Langres et ses compagnons, Ausone d'Angoulême, sont massacrés par l'ennemi, et on a quelque sujet de croire que la haine du chrétien s'unissait chez leur juge à la haine du Romain.

Le passage d'Aurélien en Gaule, vers 274, coïncide avec le martyre de plusieurs chrétiens : les saints Friselis et Cottus, près d'Auxerre ; l'évêque Révérien, le prêtre Paul et ses compagnons à Autun ; sainte Julie et ses compagnons, sainte Sabine ; saint Sanctien ; sainte Colombe à Sens ; saint Vénérand à Troyes

« Malheureusement, les passions de ces saints manquent d'autorité. » La persécution de Dioclétien amène les martyres de saint Nicaise et de plusieurs autres tués sur les confins des Parisii et des Veliocasses, celui des jeunes Nantais Donatien et Rogatien, enfin les nombreuses victimes de Rictius Varus, Fuscien et Victoric, à Amiens ; Quentin, dans le Vermandois ; les saints Crépin et Crépinien, à Soissons ; Rufin et Valère dans la même ville à Reims de nombreux martyrs anonymes ; Macre, à Fismes ; Lucien, à Beauvais ; Platon, à Tournai ; il

 

1. Acta Sanct., mai, t. II, p. 274-279.

2. Acta Sanct., janv., t. II, p. 342.

 

CXI

 

semble qu'il y ait eu aussi des martyrs à Trèves, à Bâle, à Agen.

Je ne continuerai pas cette énumération pour l'époque barbare, les martyrs de cette période devant plus spécialement retenir notre attention dans les volumes suivants.

Quelques-uns seront surpris de ne pas retrouver ici des noms illustrés parla dévotion populaire ; si je m'abstiens de les transcrire, ce n'est pas que je nie l'existence de Bénigne de Dijon, d'Andoche et de Thyrse de Saulieu, d'Andéol de Viviers, de Symphorieu d'Autun, des Jumeaux cappadociens de Langres ; mais ces personnages et leurs actions n'étant pas encore complètement dégagés des lignes flottantes de la légende, il serait prématuré de vouloir donner d'eux le trait rigide de l'histoire.

VI. — Alexandrie et l'Égypte.

 

Au commencement du règne de Septime-Sévère, c'est-à-dire à la limite du rie et du me siècle, Clément d'Alexandrie écrit ce qui suit : « Chaque jour nous voyons de nos yeux couler à torrents le sang des martyrs décapités, mis en croix ou brûlés vifs (1) . » Presque à ce moment, l'empereur venait à Alexandrie, qui était le siège d'une école célèbre connue sous le nom de Didascalée

 

1. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Stromata, II, 125. Sur l'école d'Alexandrie, voy. H. E. F. GUERIKE, De schola quae Alexandriae floruit, in-8°, Halis, 1824, p. 8 sq; et toute la première partie ; E. DE FAYE, Clément d'Alexandrie, Etude sur les rapports du christianisme et de la philosophie grecque au IIe siècle, dans la Bibi. de l'Eeole des Hautes Études, in-8°, Paris, 1898, t. XII, p. 10.

 

CXII

 

et qui avec ces différences que les temps, les lieux et les races impriment aux oeuvres, représentait assez exactement ce qu'étaient les universités turbulentes et chicanières du moyen âge en Occident. Mais c'était pour l'époque un phénomène assez grave que dans cette académie les chefs fussent chrétiens; les élèves aussi et la doctrine qu'on y donnait. L'enseignement de Clément était fort suivi, si on peut ajouter foi aux indications fournies par les contemporains ; son auditoire était très mélangé et grossi de tous les auditoires des autres chaires ; c'était une fête de l'esprit dans laquelle les érudits et les philosophes se trouvaient rapprochés des jeunes gens et des femmes à prétentions littéraires. Quand Clément dut se cacher, Origène occupa sa chaire, et il y a lieu de croire que les conversions n'étaient pas rares, puisque Eusèbe raconte que ce grand homme faillit être tué par la foule, comme responsable du martyre de ses disciples (1). Origène, d'ailleurs, nous parle lui-même de ces accroissements de l'Église d'Alexandrie : « Beaucoup, dit-il, ont embrassé le christianisme comme malgré eux, leur coeur ayant été tellement changé par quelque apparition, soit de jour, soit de nuit, qu'au lieu de l'aversion qu'ils avaient pour notre doctrine, ils l'ont aimée jusqu'à mourir pour elle. Nous connaissons beaucoup de ces changements (2). » Eusèbe nommé des martyrs : Léonide, Plutarque, Sérénus, Héraclide, Héron, un autre Sérénus, Potamienne, Marcelle, Heraïs ; Potamienne était l'esclave d'un homme dont la violente passion avait été repoussée avec dégoût par la jeune Égyptienne ;

 

1.EUSÈBE, Hist. eccles., VI, 1, 2, 3.

2. Contr. Celsum, I, 68.

 

CXIII

 

celui-ci, furieux de se voir éconduit, dénonça la jeune fille et sa mère Marcelle au préfet, qui les fit comparaître devant lui. Suivant le récit que Pallade fait de l'interrogatoire, le préfet dit à Potamienne : « Allons, obéis au désir de ton maître, sinon je te fais jeter dans une chaudière de poix bouillante. »,L'esclave répondit : Comment peux-tu être assez malheureux pour me donner l'ordre de m'abandonner à la débauche et au libertinage d'un maître ? » Alors, dit Eusèbe, le préfet menaça la vierge de la livrer aux brutalités des gladiateurs ; nous ignorons si cette menace fut mise à exécution, mais il semble que cet outrage lui ait été épargné, car la réponse qu'elle fit à cette injure irrita si fort le préfet qu'il rendit aussitôt la sentence « par laquelle, raconte Tillemont, qui résume le récit d'Eusèbe, il ordonna qu'on dépouillerait la sainte et qu'on la jetteroit dans la chaudière. Tout luy parut doux dans cette sentence, hors ce qui blessoit sa modestie. C'est pourquoi elle dit au juge :

« Si vous avez résolu de me faire souffrir ce supplice; je vous conjure parla vie de l'Empereur,lequel je sçay que vous craignez, de ne point ordonner que l'on me dépouille ; mais de commander, plutost que l'on me descende peu à peu toute vestue comme je suis dans la poix bouillante, afin que vous voiez quelle est la patience que me donne Jésus-Christ, lequel vous n'êtes pas si heureux que de connoître. » Le juge ne voulut pas lui refuser une grâce de cette nature.

« Elle fut mise pour estre conduite au supplice en la garde d'un soldat ou archer nommé Basilide, qui, voyant l'insolence et l'effronterie avec laquelle le peuple insultoit à la sainte par des railleries qui offensoient sa pudeur, il en eut compassion, et chassoit ces insolents pour les

 

CXIV

 

empeseher d'approcher d'elle. Sainte Potamienne, se tenant obligée de la compassion qu'il avoit pour elle, l'assura qu'elle n'oublieroit point cette grâce, qu'elle demanderoit en mourant son salut à son Seigneur et que dans peu de tems elle le récompenseroit de sa charité.

« Après ces paroles, elle souffrit courageusement le supplice auquel elle avoit esté condamnée, et fut descendue peu à peu et insensiblement dans la poix toute bouillante depuis le piez jusques à la teste. Elle fut trois heures dans ce supplice, et mourut lorsqu'elle eust été plongée dans la poix jusques au cou. Sa mère Marcelle fut consumée par le feu aussi bien qu'elle.

« Sainte Potamienne accomplit bientost la promesse qu'elle avoit faite à Basilide. Car trois jours après son martyre elle luy apparut durant la nuit, luy mit une couronne sur la, teste, luy dit qu'elle avoit demandé sa grâce au Seigneur, qu'elle l'avoit obtenue et qu'il en recevroit l'effet dans peu de tems. La suite fit bien voir que cette vision n'estoit pas une imagination. Car Basilide s'estant rencontré peu après dans une occasion où ses compagnons le voulurent faire jurer, il leur dit qu'il ne luy estoit point du tout permis de jurer : qu'il estoit chrétien, et quil le déclaroit hautement. Ses compagnons crurent d'abord qu'il le disoit pour rire : mais voyant qu'il continuoit, ils le menèrent au juge, devant lequel persistant dans la confession de Jésus-Christ, il fut aussitost mis en prison. Les chrétiens l'y vinrent visiter, et luy demandèrent la cause d'un changement si subit et si extraordinaire. Il leur déclara la vision qu'il avoit eue, receut d'eux le sceau du Seigneur, et le lendemain, ayant rendu un glorieux témoignage à Jésus-Christ, il eut la teste tranchée. »

 

CXV

 

Vers la fin de la carrière d'Origène, nous rencontrons, parmi les fidèles d'Alexandrie, un personnage important nommé Ambroise, dont l'existence paraît avoir été brillante sous Caracalla ou Septime-Sévère. C'était une famille toute chrétienne, et Ambroise, qui se convertit en 212, devint dans la suite diacre de l'Église d'Alexandrie (1). En 249, éclata une émeute dont plusieurs chrétiens furent victimes ; tous les autres s'enfuirent ; la relation envoyée par l'évêque d'Antioche porterait à croire que les chrétiens se trouvaient en nombre assez considérable dans la ville, mais je préfère me borner à citer le texte : « Tous se jettent sur les maisons des chrétiens ; chacun entre chez ceux qu'il connaît, chez ses voisins, pille, dévaste ; ils emportent dans les plis de leurs vêtements tous les objets précieux, jettent ou brûlent dans la rue les choses sans valeur. On eût dit une ville prise et saccagée par l'ennemi (2). »

Le christianisme avait fait à Alexandrie les mêmes progrès que dans le reste de l'empire pendant la première moitié du ne siècle. Quand vint l'épreuve imposée par l'édit de Dèce, saint Denys d'Alexandrie raconte que parmi ceux qui se signalèrent entre tous par leur empressement à apostasier, furent les riches, polloi men entheos ton periphanesteron, et les magistrats, oi de demosieuontes upo ton predzeon egonto (3), dont l'exemple entraîna un grand nombre de chrétiens. Un piquant épisode nous montre saint Denys d'Alexandrie mis en liberté par l'intervention des chrétiens d'un village peu éloigné de la

 

1. ORIGÈNE, Exhort. ad martyres, passim.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 41.

3. EUSÈBE, ibid.

 

CXVI

 

ville, qui sont assez nombreux pour attaquer l'escorte, battre les soldats et les mettre en fuite (1). Quelques années plus tard, sous Valérien, Denys fut de nouveau envoyé en exil ; mais avant son départ, il s'entendit avec les prêtres de la ville pour que le culte ne fût pas interrompu ; ensuite il partit pour Képhro, sur la limite du désert. On nous dit que dans cet exil il vit accourir auprès de lui des chrétiens de toutes les parties de l'Égypte. A Képhro même, en Libye, il fonda une Église ; puis on l'emmena à Colluthion, dans la Maréote : ce fut une nouvelle fondation où « les condamnés ne cessèrent pas de célébrer régulièrement toutes les fêtes. L'endroit où chacun se trouvait, champ, désert, hôtellerie, prison, tenait lieu d'église (2) » Lors de la proclamation d'Émilien à Alexandrie, nous voyons le rôle joué par deux chrétiens dont l'un était fort célèbre et tenait une école fréquentée par beaucoup de disciples. Cet Anatolios, futur évêque de Laodicée, était alors chef du Sénat d'Alexandrie (3).

Les exils de l'évêque d'Alexandrie nous aident à vérifier une indication pour laquelle nous trouvons le témoignage concordantde plusieurs écrivains: Pline (4), Clément de Rome (5), Justin le Martyr (6), Origène (7), mentionnent l'existence de communautés répandues dans la campagne ; peut-être Celse faisait-il allusion à cette expansion lorsqu'il dit que les chrétiens, peu nombreux

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 40.

2. S. DENYS, dans EUSÈBE, Hist. eccl., VII, 22, 4.

3. EUSÈBE, Hist. eccl., VII, 32.

4. PLINE, Epist., X, 97.

5. CLÉMENT DE ROME, Epist. ad Cor., 1, 47.

6. S. JUSTIN, Apolog., II.

7. ORIGÈNE, Contr. Cels., III, 9.

 

CXVII

 

d'abord, s'étaient ensuite prodigieusement multipliés, es plethos sparentes (1); quoi qu'il en soit, le concile de Néo-Césarée paraît les avoir eus en vue lorsqu'il parle des epikorioi pesbuteroi (2). Au IIIe siècle nous trouvons des sièges épiscopaux à Péluse, Thmuis, Arsinoé, Nilopolis, Lycopolis et Hermopolis dans la Thébaïde ; à Bérénice dans la Libye pentapolitaine, à Ptolémaïs, à Cyrène probablement.

Alexandrie est une des villes où les chrétiens ont le plus souffert de la violence des païens. La population indigène et la population créole allaient de pair. Ce qui faisait le fond de la religion des Alexandrins, c'était un fanatisme irritable à l'excès dès qu'il s'agissait des superstitions locales et une licence sans frein. Une sorte de coalition, tantôt secrète, tantôt avouée, tournait contre les chrétiens les adorateurs de Jupiter, de Sérapis et de Jéhovah. La persécution de Dèce, qui vit tant de défaillances, connut aussi de nombreux martyrs. Ceux-ci étaient, dit saint Denys, les colonnes inébranlables qui soutenaient l'édifice chancelant (3). Un vieillard nommé Julien fut amené au préfet Sabinus. La goutte l'ayant rendu perclus au point de ne pouvoir marcher, on le fit porter sur les épaules de deux chrétiens, dont l'un apostasia, l'autre, Kronion, confessa le Christ ; alors le préfet fit mettre Julien et Kronion sur des chameaux, et on les promena par la ville ; de temps à autre le cortège s'arrêtait, on fouettait les martyrs et on repartait; pour finir,

 

1. ORIGÈNE, Contr. Cels., III, 10.

2. Can. X.

3. EUSÈEE, Hist. eccl., VI, 41.

 

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on les brûla (1). Un soldat de l'escorte ayant témoigné quelques attentions aux martyrs pendant le trajet, on l'arrêta et on le jugea : il était chrétien, on lui coupa le cou. Ce fut le supplice qu'un reste de décence ou d'humanité accorda à quelques femmes, les deux Ammonarium, Mercura, Dionysia. Le plus souvent les fidèles ne quittaient la vie qu'après de longues tortures : Macar et Némésion furent brûlés, Épimaque et Alexandre furent arrosés de chaux vive. Des soldats, Ammon, Zénon, Ptolémée, Ingenuus, furent décapités. Un homme libre, Ischyrion, reçut de celui qui louait son travail l'ordre de sacrifier; Ischyrion refusa, le maître l'injuria de toutes façons et se porta sur lui aux plus outrageantes voies de fait; alors, voyant Ischyrion intraitable, il prit un épieu et lui perça le ventre (2).

Pendant la dernière persécution, je trouve un témoignage de la persistance du christianisme dans tout le nord de l'Égypte (provinces Jovia et Herculia): « D'innombrables chrétiens, dit Eusèbe, avec leurs femmes et leurs enfants, souffrirent pour la foi (3).» Dans le sud (Thébaïde), des scènes de supplice se renouvelèrent, «non pendant quelques jours ou quelques mois, mais durant plusieurs années. Tantôt dix victimes et davantage, quelquefois vingt, une autre fois pas moins de trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu'à cent dans un jour, hommes, femmes et enfants, périssaient au milieu des supplices les plus variés » (4). L'Égypte garda en mémoire de

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 41.

2. Ibid., 42.

3. Ibid., VIII, 8.

4. Ibid. Ajouter les damnati ad metalla, les déportés.

 

CXIX

 

ce temps l'habitude de dater son ère du temps de Dioclétien, qu'elle appela l' « ère des martyrs » (1).

« Si la persécution de Dioclétien a esté glorieuse à toutes les Églises par les couronnes que divers martyrs y ont remportées, l'Égypte et la Thébaïde sont de celles qui ont eu le plus de part à cette gloire. Il semble même qu'on peut dire sans témérité qu'elles ont surpassé en cela toutes les autres provinces. Car si l'on considère la cruauté des tourmens qu'il a falu surmonter, il est difficile que la plus barbare inhumanité puisse rien ajouter à ce que l'on a fait endurer aux martyrs de ces deux provinces, selon le témoignage qu'en rend Eusèbe, après en avoir esté luy mesme témoin oculaire. Si l'on regarde avec quel courage ils ont souffert ces tourmens, ils l'ont fait non seulement avec patience, mais avec joie ; et avec une telle joie qu'ils chantoient à Dieu jusques au dernier soupir des cantiques de louanges. Pour ce qui est du nombre, on peut dire qu'il est infini. Car ils estoient couronnez non pas un à un, mais par troupes, tantost de dix, tantost de vingt, de trente, de soixante, quelquefois de cent en un mesme jour, en sorte qu'on les pouvoit conter par milliers. On voyoit mesme sortir de l'Égypte des colonies entières de martyrs, qui quelquefois au nombre de 97 personnes de toute sorte d'âge et de sexe, quelquefois se montant jusques à 130, alloient sanctifier les autres provinces (2). » Nous avons parlé longuement de ces martyrs en donnant le récit consacré par Eusèbe

 

1. Voyez E. AMELINEAU, les Actes des martyrs de l'Église Copte, Paris, 1890, in-8°, préface.

2. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., S. Pierre d'Alexandrie, § I (in-fol., Bruxelles, 1732), t. IV, p. 185.

 

CXX

 

à la persécution de Dioclétien. Quant à l'évêque Pierre d'Alexandrie, « nous pourrions faire un long narré de l'histoire de son martyre, et tant de ses persécutions que de plusieurs autres choses qu'on prétend l'avoir précédé, si nous n'aimions mieux nous contenter du peu que nous en avons de certain, que d'y mesler quantité de choses très incertaines.

« Zozomène dit seulement en général que la persécution obligeoit saint Pierre de s'enfuir et de se cacher. Du reste, nous ne pouvons rien dire de son martyre que ce que nous en apprenons d'Eusèbe, savoir qu'il fut pris sans aucun sujet apparent, lorsqu'on s'y attendoit le moins, et aussitost décapité sans autre forme ; ce qu'on disoit se faire par ordre exprès de Maximin (1). »

 

VII. — Palestine, Syrie, Arabie.

 

Le christianisme a eu son origine en des circonstances et des lieux trop connus de tous pour qu'il soit utile d'en faire mémoire ; mais avant toute expansion, toute prédication, il eut, dans ce petit pays où il apparaissait, ses martyrs, dont le nombre demeurera sans doute toujours ignoré. Malherbe a rendu en une forme exquise l'hymne de Prudence sur le massacre des saints Innocents :

 

Que je porte d'envie à la troupe innocente

De ceux qui, massacrés d'une main violente,

Virent dès le matin leur beau jour accourci!

Le fer qui les tua leur donna cette grâce

Que, si de faire bien ils n'eurent pas l'espace,

Ils n'eurent pas le tems de faire mal aussy.

 

De ces jeunes guerriers la troupe vagabonde

Allait courre fortune aux orages du monde,

 

1. TILLEMONT, etc., t. IV, p. 197.

 

CXXI

 

Et déjà pour voguer abandonnoit le bord,

Quant l'aguet d'un pirate arrêta leur voyage ;

Mais leur sort fut si bon que, d'un même naufrage,

Ils se virent sous l'onde et se virent au port.

 

Ce furent de beaux lys, qui, mieux que la nature,

Meslant à leur blancheur l'incarnate peinture

Que tira de leur sein le couteau criminel,

Devant que d'un hiver la tempête et l'orage

A leur teint délicat pussent faire dommage,

S'en allèrent fleurir au printemps éternel.

 

Le document qui nous rapporte les débuts de l'Église de Jérusalem nous retrace les violences dont furent victimes les fidèles tant dans la ville sainte durant les premières années qui suivirent la mort de Jésus et les premières conquêtes des hommes évangéliques. Nous savons que de très bonne heure la foi fut prêchée en Samarie, à Joppé, à Antioche, à Damas, recueillant des adhésions nombreuses et ferventes ; puis, sur les points déjà plus excentriques de Tyr, Sidon, Ptolémaïs, Béryte, Byblos, Tripolis, Césarée, Gaza, Palmyre, des communautés furent fondées. Leurs progrès sont malaisés à suivre à cause des désastres multipliés et des ruines de toute sorte accumulées pendant des siècles sur ces régions. Nous ne pouvons que pressentir un développement rapide de la population chrétienne à l'aide de quelques indices très rares. C'est, je pense, à une ville de ces parages que Porphyre fait allusion lorsqu'il écrit, à la fin du iue siècle : «Faut-il s'étonner maintenant si la maladie se soit emparée depuis tant d'années de la cité, lorsque ni Esculape, ni aucun dieu n'y a plus d'accès ? Depuis que Jésus est honoré, personne n'a ressenti un bienfait public des dieux (1). » Nous savons par ailleurs

 

1. Cf. THÉODORET, Graec. affect. curatio, l. VIII.

 

CXXII

 

qu'au temps de Constantin la ville d'Antioche comptait 100.000 chrétiens. Si on calcule la population de ces provinces d'après celle de l'Asie romaine à la même' époque, elle pouvait être en Syrie et Palestine d'une trentaine de millions d'âmes, parmi lesquelles on comptera sans exagération de cinq à sept millions de chrétiens. Nous avons une indication des accroissements de cette population chrétienne dans la construction, devenue nécessaire dans toutes les villes, d'églises nouvelles et plus

vastes que les anciennes : eureias eis platos ana pasas tas poleis ek themelion aniston ekklesias (1).

Je ne m'attarderai pas à des récits composés dans le but de doter l'Arabie de la visite des apôtres ; si ces sortes de pièces ont-un grand intérêt en Occident à cause des origines littéraires qu'elles aident à éclairer, il n'en est pas tout à fait de même en Orient, où des esprits n'ayant aucune idée de l'histoire ont accumulé parfois dans le même écrit des contradictions inextricables. Assemani faisait aller en Arabie presque tous les apôtres, mais il se pourrait qu'aucun d'entre eux n'y soit venu ; on sait que les voyages des apôtres sont un des problèmes les plus obscurs de l'histoire du christianisme, en l'état des documents, et, exception faite des écrits canoniques, on peut dire que nous n'en savons rien ; dès lors je ne me reconnais plus le droit d'en parler. Dès le me siècle, le christianisme comptait de nombreux fidèles dans le Haourân, particulièrement à Bostra. Cette ville eut dans le premier quart de ce siècle un évêque célèbre, Bérylle, engagé quelque temps dans l'hérésie modaliste, qu'il

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VIII, I.

 

CXXIII

 

abandonna à la parole d'Origène (1). Peut-être Bérylle servit-il d'intermédiaire entre le catéchiste alexandrin et le légat impérial en Arabie, dont le nom ne nous est pas connu, mais qui, pendant le règne d'Alexandre Sévère (222-235), entretint avec lui une correspondance sur des questions religieuses (2). Cet intérêt était une garantie de bienveillance, et la propagande chrétienne ne demandait rien de plus ; en outre, une large route reliait Damas en Syrie avec Bostra en Arabie à travers la Trachonitide ; ce fut la vraie ligne d'invasion suivie par les évangélistes. Le christianisme a dû pénétrer dans la Trachonitide au plus tard vers le commencement du me siècle, car ce fut là que naquit, au village de Chéchébé (3), le futur empereur Philippe l'Arabe, dont la vie peu édifiante ne semble laisser aucune place pour le grand acte d'une conversion (4).

Nous avons donné, dans les textes des deux premiers volumes de ce recueil, un grand nombre de récits et de traits ayant rapport aux martyrs de la Palestine et de la Syrie; nous n'y reviendrons pas.

 

VIII. — Perse, Mésopotamie, Édesse.

 

Il n'y a aucune raison qui indique qu'on doive faire plus d'état des récits concernant l'évangélisation des apôtres

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 33. Cf. M. DE VOGUÉ, Syrie centrale. Architecture civile et religieuse du ter au vine siècle, in-4°, Paris, 1867, ch. I.

2. EUSÉBE, loc. cit., VI, 19.

3. Comptes rendus de l'Acad. des inscr. (1865), p. 42-43.

4. B. AUBÉ, le Christianisme de l'empereur Philippe, dans la Revue archéologique, 1880, p. 140.

 

CXXIV

 

en Perse que partout ailleurs (1). J'ai repoussé, partout où je les ai rencontrés, ces récits, comme insuffisamment appuyés ; je ferai de même pour ce pays. Ce que nous savons avec certitude, c'est que le siège épiscopal de Séleucie-Ctésiphon est antérieur au IVe siècle et peut-être d'un assez grand nombre d'années. C'est principalement dans la population syrienne de la Perse antérieure que s'était développé le christianisme. L'hostilité séculaire des rois de Perse contre l'empire romain leur avait fait bien accueillir — attirer peut-être — les chrétiens persécutés par les empereurs ; mais nous ignorons tout à fait dans quelle mesure cette politique produisit de bons effets ; nous ne connaissons pas non plus dans quelle mesure la liberté fut laissée aux nouveaux sujets de se livrer au prosélytisme parmi la population indigène. Quoi qu'il en soit, la paix de l'Église amena un changement dans cette conduite, et bientôt après, à l'occasion des guerres avec les empereurs chrétiens, la méfiance fut telle que les rois de Perse firent massacrer un grand nombre de fidèles, sous prétexte de sympathies secrètes pour l'ennemi de la Perse. Nous pouvons donc, vers le milieu du IVe siècle, prendre une idée des accroissements de l'Église en Perse à l'aide des statistiques du martyrologe. La persécution, sauf de courts répits, dura un siècle (342-450). Sozomène comptait pour les premières années de Sapor II jusqu'à 16.000 martyrs.

En ce qui concerne l'ancien royaume d'Osrhoène et la ville d'Édesse, nous savons par les Actes du martyre de

 

1. J. LABOURT, le Christianisme dans l'empire des Perses, dans la Revue d'histoire et de littér. religieuse, 1902, t. VII, p. 97, 193.

 

CXXV

 

Scharbil et de Barsamya (1) (249-251 environ) que la persécution fit des victimes dans ces provinces annexées à l'empire romain depuis un peu plus de trente ans. Sous Dioclétien, Gouria et Schamoun, peu après Habib le diacre, furent mis à mort. Les Actes de ce dernier, qui ont une réelle valeur historique, nous apprennent qu'il dirigeait une active propagande autour d'Edesse ; mais s'étant livré, il fut mis à mort. a Les persécutions, dit M. Rubens Duval, furent un obstacle à l'extension du christianisme en Mésopotamie (2). »

 

IX. — Arménie.

 

L'histoire d'une « prédication de l'Évangile en Arménie dans les temps apostoliques (3) » ne reposant pas sur des documents recevables en bonne critique, il n'y a pas lieu de s'y attarder.

Le territoire qui porte le nom d'Arménie s'étend depuis la Mésopotamie et la Syrie du sud jusqu'aux montagnes du Caucase et à la Géorgie au nord, jusqu'à la Cappadoce et au Pont à l'ouest, jusqu'à la province

 

1. S. E. ASSEMANI, Acta sanctorum martyrum Orientalium et Occidentalium in duos partes distributa, Romae (1748), in-folio, 2 parties. UHLMANN, Die Verfolgungen in Persien in 4 and. 5 Jahrhund., dans la Niedners Zeitschrift (1861), p. 1-362. G. HOFFMANN, Auszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer, Leipsik, 1880, in-8°.

2. W. CURETON, Ancient syriac documents, in-4°, London, 1863, p. 41-72. Nous avons donné la traduction des actes de Habib dans le tome II de notre recueil.

3. C'est le titre du premier chapitre de l'Histoire, dogmes, traditions et liturgie de l'Eglise arménienne orientale, avec des notions additionnelles sur l'origine de cette liturgie, les sept sacrements, les observances, la hiérarchie ecclésiastique, les vêtements sacerdotaux et la forme intérieure des églises chez les Arméniens, par E. DULAURIER, Paris, 1859, in-18.

 

 

CXXVI

 

médique de Alberbaïdjan à l'est (1). La position géographique de l'Arménie suffit à faire soupçonner la présence ancienne de chrétiens venus de l'Asie Mineure ou de l'Osrhoène. Ajoutons que tout se réduit, historiquement parlant, à cette conjecture. J'inclinerais cependant à recevoir le fond de la légende de Hripsima dans la mesure suivante : dans les dernières années du IIIe siècle, une chrétienne fut martyrisée en Arménie avec plusieurs de ses compagnes. Quant à l'histoire d'une fuite depuis l'Italie jusqu'en Arménie, cela n'irait peut-être pas sans contestation (2).

L'histoire de l'introduction du christianisme en Arménie a été racontée par Agathange, historien du IVe siècle, qui fut secrétaire du roi Tiridate II. Son récit a malheureusement été remanié environ un siècle et demi plus tard, et cette seconde rédaction a prévalu, si bien qu'il ne nous reste pas de copie de la première. On ne peut donc recevoir les faits que sous réserve. Ce fut en l'année 301 que Grégoire l'Illuminateur baptisa le roi Tiridatè II et opéra avec un petit nombre de collègues la conversion du peuple arménien. Il semble que tout marcha assez vite, sauf dans le pays de Daron, où la résistance fut plus vive. Les circonstances de la conversion de Tiridate paraissent dépendre de sources peu dignes de confiance (3) ; mais le fait principal doit seul nous retenir. Grégoire entreprend une tournée apostolique, secondé du

 

1. J. DE SAINT-MARTIN, Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, Paris ,1818, in-8°, t. I.

2. LANGLOIS, Collection des historiens arméniens anciens et modernes, Paris, 1867-69, gr. 8e, t. I, p. 137 note.

3. Par exemple, l'histoire de la transformation de Tiridate en pourceau, avec les pieds fendus, le groin, les soies, etc.

 

CXXVII

 

pouvoir officiel, pour détruire les édifices de l'idolâtrie, à Vagharschabad, Ardaschad, Dîr ; dans le canton de Taranaghi (1), à Thortan, à Ani ; de là il passa dans la province d'Eghéghiatz, àErez et, à travers le Kali (Lycus), il parvint à Thil (2), puis dans le canton de Terdjan, à Mihr, à Vakak'n dans le canton de Daron. C'est pendant ces courses que Grégoire reçoit l'épiscopat, et Tigrane le baptême. Ces événements remplissent les premières années du IVe siècle. En 312, la conversion était assez avancée pour donner à l'Arménie la réputation d'un pays chrétien et lui attirer le mauvais vouloir de Maximien (3). Grégoire fut patriarche d'Arménie et institua plusieurs évêchés (4). Cette période ne nous conserve la trace que d'un petit nombre de martyrs ; nous avons donné le récit des persécutions endurées pour la foi par Grégoire, nous ne nous y arrêterons donc pas ici ; on trouvera dans l'appendice du tome II de ce recueil le récit du martyre de Hripsima.

 

X. — Asie Mineure.

 

Il n'y a pas de province romaine qui ait précédé l'Asie Mineure dans la connaissance et la conversion en masse au christianisme. Non que la presqu'île tout entière soit devenue chrétienne, mais en peu de temps la religion nouvelle y a eu ses établissements les plus nombreux et

 

1. PTOLÉMÉE, Géogr. V, 15, 14 : Daranissa.

2. Ibid., V, 13, 12, thalina.

3. EUSÈBE, Hist. eccl., IX, 8.

4. M. LACROZE, Histoire du christianisme d'Éthiopie et d'Arménie, La Haye, 1739, petit in-8°. EUG. BORÉ, Croyances primitives des Arméniens et histoire de leur conversion au christianisme, dans Ann. de Phil. chrét., (1836), B. XIII, 7-23. E. FONTESCUE, The Armenian Church founded by St Gregory the Illuminator being a sketch of the history, liturgy, doctrine and ceremonies of this ancient national Church, with an appendix by S. MALAN, London, 1873, in-8°. Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1902, au mot : Arménie.

 

CXXVIII

 

les plus importants. Les itinéraires de saint Paul sont dans toutes les mémoires ainsi que les noms d'Iconium, Lystres, Derbé, Thyatires, Colosses, etc.

Origène a observé que « la Providence avait réuni toutes les nations sous un seul empire dès le temps d'Auguste, pour faciliter la prédication de l’Evangile par la paix et la liberté du commerce (1) », et saint Irénée disait aussi : « Par les Romains le monde a la paix, et nous pouvons sans crainte voyager par terre et par mer dans tous les lieux où nous voulons (2). » La diffusion du christianisme suit en effet la direction générale des grandes lignes de communication tracées dans l'empire. La grande ligne d'invasion a eu son point initial à Antioche de Syrie, son point terminus à Rome par la Cilicie, la Lycaonie, Ephèse et Corinthe (3). Les principaux gîtes d'étape sont Philadelphie, Troas, Philippes, Brindes; une autre ligne passera par Tyane, Césarée de Cappadoce, Amisos dans le Pont.

Nous suivons moins aisément les itinéraires des disciples de saint Paul, de là des lacunes; cependant ce que nous en savons est déjà beaucoup. « L'Asie Mineure, dit Renan (4), était, après la Palestine, le pays le plus religieux du monde. Des régions entières, telles que la Phrygie, des villes telles que Tyane, Vénases, Comane,

 

1. In Josue, homil. III.

2. Adv. haeres., IV, 30.

3. Cf. S. IGNACE, Ephes., § 12 ; S. CLÉMENT, Epist. I ad Corinth., § 1.

4. RENAN, S. Paul, Paris, 1883, in-8°, p. 25.

 

CXXIX

 

Césarée de Cappadoce, étaient comme vouées à la mysticité. En plusieurs endroits (1), les prêtres étaient encore presque des souverains. » Ceci explique l'accroissement rapide — d'une rapidité d'incendie — du christianisme dans ces quartiers ; il ne faut pas oublier non plus la préparation lointaine de la diaspora (2).

A cette époque, les Juifs se rencontraient partout dans l'Asie Mineure, et souvent la colonie était riche et nombreuse. Dès la première mission, des Eglises furent fondées à Antioche de Pisidie, à Iconium, à Lystres, à Derbé, à Perge. A ce bilan d'une course apostolique, si l'on ajoute celui de tant d'autres, avec leurs détours, leurs circuits, leurs crochets et néanmoins leur direction générale maintenue vers un but marqué d'avance, on pourra se faire quelque idée de cette stratégie tout à la fois irrégulière mais irrésistible, qui fit tomber l'une après l'autre, en très peu d'années, toutes les provinces de la presqu'île d'Asie.

Entre tous les pays abordés par saint Paul, la Phrygie fut la plus solide et la plus complète de ses conquêtes. Elle demeura chrétienne pendant trois siècles, lorsqu'il y avait quelque mérite à l'être, et ne cessa d'en faire profession publique ; on y lisait sur des monuments

 

1. Par exemple, dans les deux Comanes, à Pessinonte, à Olba. Cf. STRABON, Géog., XII, II, 5-6 ; WADDINGTON, Mélanges de numismatique. 2° série, p. 121 et suiv.

2. Corp. inscr. gr. n° 3857 g. p, 3865 1. P. LE BAS, Inscriptions grecques et latines recueillies en Grèce par la commission de Morée, Paris, 1887, in-8°, III, nos 727, 783, 785; G. PERROT, Exploration archéologique de la Galatie et de la Bithynie, exécutée en 1861, Paris, in-folio, p. 126 ; F. CUMONT, Inscriptions chrétiennes de l'Asie Mineure, Paris, 1895, in-8, p. 165, 172, 199. Un autre élément très important fut la présence des Hypsistariens. Cf. Fa. CUMONT, Hypsistos, dans Revue de l'Instruction publique en Belgique, 1897.

 

CXXX

 

CHRESTIANOS (1) ; les épitaphes contiennent toute une théologie (2). Le pays avait parmi ses évêques quelques hommes dignes de cette haute condition. On recourait à leurs lumières pour confondre les hérétiques (3), à leur vertu pour obtenir des miracles.

On a justement observé que le christianisme en Phrygie présente un phénomène particulier (4). Les conversions s'étant opérées en peu de temps et presque sans déchet, dans la région entière, un fait que nous voyons se re-produire partout n'aurait pas sa place ici. Ailleurs, le souci d'isoler sa vie du contact pernicieux des gentils produisait des scissions ; en Phrygie, on écarta d'un commun accord et d'un seul coup tout ce qui était radicalement incompatible avec la foi et la morale chrétienne ; comme cela devait entraîner déjà bien du changement, on s'en tint là ; on conserva tout le reste (5).

Cette circonstance ajoute aux difficultés ordinaires de la recherche des origines chrétiennes, car il devient presque impossible de distinguer ce qui appartient à la statistique païenne et à la statistique chrétienne. Il y a cependant quelques moyens de se faire une idée de cette dernière, grâce aux épitaphes ; l'emploi de symboles ou

 

1. Voy. Monum. eccl. liturg., t. I, praef. De titulis liturgicis et les inscriptions correspondantes. Voyez les inscriptions chrétiennes recueillies dans W. RAMSAY, Cities and Bishoprics of Phrygia, Oxford, 1895, in-8°, n° 353-469 et 651-692.

2. EUSÉBE, Hist. eccl., V, 16.

3. Voy. la Vita Abercii. Cf. L. DUCHESNE, Avircius Marcellus et le christianisme en Phrygie au temps de Septime Sévère, dans la Revue des Questions historiques, t. XXXIV (1883), p. 26 sq.

4. F. CUMONT, les Inscriptions chrétiennes de l'Asie Mineure, Paris, 1895, in-8°.

5. W. RAMSAY, S. Paul the Traveller, p. 208, cité dans Cities and Bishoprics of Phrygia, t. II, p. 486.

 

CXXXI

 

d'expressions exclusivement en usage parmi les fidèles, de même que l'onomastique, permettent des identifications, mais en petit nombre.

Il semble probable que nous avons encore plusieurs épitaphes du IIe siècle ; elles proviennent principalement d'Euménie, de Hiéropolis et de Hiérapolis (1). Les actes de martyrs manquent complètement (2), car depuis l'époque des Antonins, l'État romain se résigna à laisser la liberté de conscience dans un pays où il se fût trouvé en conflit avec la majorité des habitants. Il en résulta une solide entente, et les chrétiens admis aux charges ne firent pas difficulté de les briguer. Dès le IIe siècle, à Euménie nous trouvons trois épitaphes de sénateurs dont le paganisme peut du moins être mis en doute (3) ; au IIIe siècle nous en trouvons six, certainement chrétiens (4).

La proportion des inscriptions chrétiennes avec les païennes montre que la ville était, dès la fin du IIe siècle, une ville chrétienne (5) ; peut-être Eusèbe avait-il en vue cette ville lorsqu'il parle d'une cité de la Phrygie dont toute la population était chrétienne vers l'année 303 ; on peut en induire que la région entière devait posséder une population chrétienne assez nombreuse. Cependant cette situation si florissante paraît changer tout d'un coup. A Euménie, au me siècle, nous trouvons vingt-six épitaphes certainement chrétiennes ; nous n'en trouvons plus que quatre au IVe siècle et pour les siècles suivants.

 

1. W. RAMSAY, ibid., p. 500, n° 353 suiv., 411.

2. NEUMANN, Der römische Staat und die allgem. Kirche, p. 283, n'en trouve pas après 184.

3. W. RAMSAY, loc. cit., nos 204, 210, 219.

4. Ibid., nos 359, 361, 364, 368, 371.

5. Ibid., t. II, p. 502.

 

CXXXII

 

Or nous savons que la persécution de Dioclétien (303-313) s'exerça avec une rigueur extrême en Phrygie ; une ville entière fut détruite (1). On a présumé avec quelque fondement que, si Apamée n'obtint jamais de l'État romain le rang que son importance lui eût dû mériter, ce fut à cause du soupçon qu'on gardait toujours à l'égard des communautés chrétiennes (2). Mais il ne semble pas que tout le pays ait vu une population chrétienne dans les mêmes proportions ; c'est du moins ce qui ressort de la proportion des inscriptions ;

 

Villes              avant Constantin                  après Constantin

Euménie                    26                                           4

Apamée                    12                                           3

District de Tchal       0                                             6

 

 

L'évangélisation tardive de ce district s'explique d'ailleurs par sa situation peu accessible et à l'écart des voies de communication. Dans le district de Banaz-Orva on ne rencontre que quatre inscriptions dans un quartier déterminé ; ici encore il est probable que le christianisme n'a pénétré qu'assez tard. Au contraire, la partie orientale du district, qui était en relation (Pepuze, Brie, Sébaste, Akmonia et la vallée du Glaukos) avec les villes de la vallée du Méandre, a connu la prospérité chrétienne avant Constantin. Il faut donc admettre l'existence de foyers chrétiens d'une intensité inégale.

Nous sommes moins au courant pour la vallée du Lycos, qui comprenait les villes d'Hiérapolis et de Colosses. Ici les traditions sont confuses et les actes des martyrs

 

1. W. RAMSAY, LACTANCE, Inst. Div., V, 11.

2. Ibid., loc. cit., ch. xi, § 19, et t. II, p. 509.

 

CXXXIII

 

n'apprennent que des noms (1). Les listes épiscopales donnent quelques noms assez rares. A Euménie, Thraséas kai martus apo Eumeneias os en Smurne kekoimetai (2) (vers 160) ; à Apamée, l'évêque Julien (3), qui eut un rôle au moment des querelles montanistes (vers 180-190) ; cette ville avait encore un évêque en 325, c'était Tharcisius ; dans la Pentapole, Avircius Marcellus à Hiéropolis, Zotique à Otrous ; Acace à Antioche de Pisidie, une communauté à Philomelium.

Dans la Phrygie centrale, le christianisme eut tout son éclat avant Constantin (7 inscriptions avant contre 2 après Constantin). Mais ici encore certaines régions à peine effleurées n'ont prospéré qu'après la persécution (district de Synnade, 8 inscriptions après Constantin contre 0 avant Constantin ; à Prymnessos, même proportion ; à Dokimion, 13 contre 0). Si l'inscription d'Abercius n'apprend que peu de chose sur la prospérité des Églises phrygiennes, elle montre du moins l'existence avouée des chrétientés ; mais à ce point de vue un fait plus important, et unique dans l'empire, est relevé à Apamée Kibotos, dont la monnaie porte dès le IIIe siècle un symbole chrétien (4). Peut-être faut-il rapporter à cette ville, à Euménie, ou à quelque autre de la Phrygie, le mot d'un gouverneur d'Asie qui vit venir à lui les chrétiens d'une ville, solidarisés soudain avec leurs frères menacés, et qui, devant

 

1. W. RAMSAY, loc. cit., p. 494.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 24 Cf. pour les martyrs de cette ville EUSÈBE, Hist. eccl., V, 15, 22, et Martyrologium hieronymianum, VI, Kal. nov. p. 136, éd. DE Rossl-DucHESNE, Bruxellis, 1894, in-folio.

3. Ibid, v, 16.

4. CH. LENORMANT, dans C. CAHIER et A. MARTIN, Mélanges d'Archéologie, t. III, p. 173 sq. — A Iconium, on représentait Hénoch.

 

 

CXXXIV

 

un pareil nombre , se refusa à sévir contre eux (1).

La Phrygie devait même avoir un excès de religion, si l'on peut ainsi dire : c'est de ce pays que sortit Montan, qui y trouva de nombreux partisans ; il en sera parlé ailleurs.

Tous ces faits concourent à nous montrer une évangélisation déjà avancée ; d'autres signes n'en laissent pas douter. Si les symboles n'apparaissent qu'assez tard (2), vers le IVe siècle, sauf de très rares exceptions (3), quelques formules spéciales montrent les Églises en possession d'une théologie et d'une liturgie. L'expression estai auto pros ton Theon, qui reparaît si fréquemment sur les tombes (4), est indubitablement chrétienne (5). Certaines épitaphes nous montrent par l'onomastique que les communautés avaient au moins un calendrier embryonnaire, où, si l'on le veut, certains personnages avaient été acceptés comme patrons, par exemple : Marie (6), Moïse (7)

 

1. TERTULLIEN, Ad Scapulam, in fine.

2. F. CUMONT, les Inscriptions chrétiennes de l'Asie Mineure, p. 11 et n° 181. Cf. BAYET, De titulis Atticae christianis, p. 58. Il ne faut guère se fier à la croix dans Corp. inscr. gr. 2445 b, 3897 d. e ; Journal of hellenic Studies, IV, 423. Celle de Mittheilungen des Deutschen archilologischen Instituts in Athen, t. XII, p. 181, est douteuse.

3. DE Rossi, Roma sotterranea, I, p. 107, et A. DUMONT, Mélanges d'archéologie (éd. HOMOLLE), p. 385, n° 72 1. F. CUMONT, loc. cit., n° 340 bis : elle remonte peut-être au me siècle. Cf. Corp. inscr. graec., n° 9282; Woon, Ephesus, London, 1890, in-8°, 21. Le cas le plus remarquable est dans Journal of Hellenic Studies, t. IV, p. 433.

4. F. CUMONT, loc. cit., nos 8, 121, 135, 145 bis, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 156, 157, 160, 161, 162, 163, 202, 204, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214.

5. L. DUCHESNE, dans la Revue des Questions historiques (1883), p. 31; W. RAMSAY, Journal of Hellenic Studies (1883), p. 400; F. CUMONT, les Inscrip. chrét. de l'Asie Mineure, p. 12.

6. F. CUMONT, loc. cit., 109, 132.

7. Ibid., 271, 300.

 

CXXXV

 

Sabbatius (1), Suzanne (2), Jean (3), dont les noms judaïques constituent un élément nouveau d'appréciation d'après la statistique totale des vocables grecs et asiatiques. Plus tard viendront les dénominations purement chrétiennes, comme Kuriakos (4), Theodoulos (5), Theoktistos (6), Neophutos (7), Anastasia (8).

La Pisidie n'a pas dû échapper au mouvement de conversion, et cependant il est très difficile aujourd'hui de dresser le bilan, même le plus vague, de son époque chrétienne. A Termessos « les traces de christianisme sont à peu près nulles : pas un temple ne paraît avoir été transformé en église, et on trouve tout au plus de simples croix, gravées dans des montants de portes ou peintes dans les chambres funéraires (9) ».

On a trouvé sur les côtes de la Carie et dans l'île voisine de Cos un grand nombre d'inscriptions tracées à la pointe — graffiti (10). L'origine chrétienne paraissait

 

1. CUMONT, 57, 331.

2. Ibid., 418.

3. Ibid., passim.

4. Ibid., 262, 390, 391.

5. Ibid., 169, 262.

6. Ibid., 400.

7. Ibid., 340 bis,

8. Ibid., 369.

9. LANCKORONSKI, les Villes de la Pamphylie et de la Pisidie, Paris, 1890, sq., gr. in-4°, t. II, p. 38; cf. p. 31 et inscr. n° 182.

10. G. HIRSCHFELd, dans Philologus (1891), p. 430 sq ; Greek inscriptions in the British Museum, London in-folio, t. IV, p. 87, ne 820; p. 80, nos 905 et 924; PATON et Hincks, Inscriptions of Cos, Berolini, (1891), p. 65, 69, 70, 71, 72 ; Revue des Études grecques, t. VI, p. 202 sq. ; Bulletin de correspondance hellénique, t. XVII, p. 24. Textes provenant d'Halicarnasse, de Mylasa, des Branchides, d'Iasos et de Cos.

 

CXXXVI

 

probable (1) et même certaine (2) à quelques savants surpris de rencontrer sur ces inscriptions les épithètes de philon ou adelpon ou encore adelphon kataphronetov à l'adresse des personnages qui y sont mentionnés et que l'on qualifie ailleurs de prêtres (ieron, upoiereon). Il y avait là, pensait-on, l'indice d'une communauté chrétienne au 11e ou au nie siècle. L'acclamation Nike tou deinos ou ton deinon, qui se lisait sur beaucoup de ces tituli, eût même désigné le martyre. Mais toute cette hypothèse paraît peu solide ; il est possible qu'il s'agisse ici des éphèbes de la région, dont le succès faisait l'objet de ces voeux (3).

L'épître de saint Pierre nous donne un dénombrement des premières conquêtes du christianisme lorsqu'il s'adresse aux élus expatriés de la dispersion du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l'Asie, de la Bithynie (4).

La Galatie était une dénomination administrative et comprenait la Galatie proprement dite, la Lycaonie, la Pisidie, l'Isaurie et la Phrygie montagneuse (5). Après le brillant début du christianisme en Galatie, nous n'avons que des renseignements vagues sur le progrès de la foi nouvelle et les luttes qu'elle eut à soutenir dans la province.

Cependant il semble qu'un ferme noyau se soit conservé à Ancyre, qui était comme la capitale de toute l'Asie

 

1. MM. COUSIN et DIEHL réfutés par L. DUCHESNE, dans le Bulletin

critique (1890), p. 138.

2. M. O. HIRSCHFELD réfuté par M. TH. REINACH, Revue des Études grecques, t. VI, p. 202 sq.

3. F. CUMONT, loc. cit., p. 16-18. Voyez cependant le Bulletin critique, 1893, p. 459.

4. I Petri, I. Cf. RENAN, l'Antechrist, p. 552; P. MARTIN, dans la Revue des Questions historiques, janv. 1873, janv 1874, juill. 1875.

5. RENAN, S. Paul, p. 49.

 

CXXXVII

 

Centrale (1) ; c'est là que nous trouvons [Théodote le cabaretier] et l'évêque Clément, qui y réunira un important concile présidé par l'évêque d'Antioche. La passion de Théodote garde-t-elle sa valeur pour tous les détails locaux, ceux qui nous intéressent le plus ici ? nous ne saurions le dire, mais on y trouve quelques indications sur l'expansion du christianisme qui suffiraient à donner une idée de son progrès (2). Nous apprenons par elle l'existence de chrétiens jusque dans les recoins les plus écartés de la province, et ces gens vivent autour d'un prêtre, véritable curé de campagne. Dans Ancyre il y a au moins un commencement de vie monastique parmi les femmes. L'Eglise nous apparaît organisée, on trouve des fidèles nombreux, et les canons d'Ancyre, qui ne peuvent manquer d'avoir une application particulière à la Galatie, complètent cette information.

Dans le Pont Polémiaque, subdivision de la Galatie (3), un homme, Grégoire, suffit pour convertir une ville entière. Il était disciple d'Origène (4) et de fort bonne maison ;

 

1. Corp. inscr. gr., n° 4011, 4020, 4030, 4032, 5896 ; G. MARINI, Atti e monumenti de fratelli Arvali, Roma, 1795, in-4°, p. 1766 ; G. PERROT, de Galatia provincia romana, p. 102; J. ECKH, Doctrina nummorum veterum, Vindobonae, 1792, in-4°, t. III, 177-178. Cf. G. PERROT, E. GUILLAUME, J. DELREC, Exploration archéologique de la Galatie et de la Bithynie, d'une partie de la Mysie, de la Phrygie, de la Cappadoce et du Pont. Paris, 1862-72, gr. in-4°, 80 pl., 7 cartes, passim.

2. RUINART, Acta sincera, Parisiis, 1689, in-4°, p. 350 ; PIO FRANCHI DI CAVALIERI, I Martiri di S. Theodoto di Ancira e di S. Ariadne, fascicul. 6e  des Studi e testi. — Publicazioni della Bibliotheca Vaticana, Roma, 1900. Sur la valeur historique de ce récit voir une étude capitale de H. DELEHAYS. dans les Analecta bollandiana, 1903, p. 319-328.

3. G. PERROT, De Galatia provincia romana, p. 53, note 2; J. MARQUARDT, Römische Stattsverwaltung, Leipsik, 1885, in-8°, t. I, p. 364.

4. S. GRÉGOIRE DE NYSSE, Vita S. Greg. Thaumat. dans Opp. (éd. 1680), t. III.

 

CXXXVIII

 

quand il vint en qualité d'évêque à Néocésarée, la communauté comptait dix-sept chrétiens, — et ce chiffre est à retenir pour bien entendre qu'alors la présence d'un évêque n'engage pas l'existence d'une chrétienté analogue à nos diocèses. — Quand il mourut, la proportion était renversée : il restait dix-sept païens, la ville avait des églises, elle n'avait plus de temples. Pendant la persécution de Dèce, les apostasies avaient été nombreuses ; pour sauver sa chrétienté encore fragile, l'évêque s'était enfui au désert, entraînant par son exemple une partie des fidèles. Cette chrétienté un peu hâtive ne paraît pas avoir mérité beaucoup d'admiration. Il se trouva des frères pour se joindre aux barbares qui envahissaient le Pont, la Cappadoce et la Bithynie (1), et , leur évêque, ce même Grégoire, eut à porter contre eux des peines canoniques, puisque, dit-il, « oubliant qu'ils sont citoyens du Pont et chrétiens, ils se sont enrôlés parmi les Barbares et se sont conduits à l'égard de leurs frères comme des Goths ou des Borans (2)».

Toute la région voisine de la Propontide participait au mouvement de conversion.

Nous trouvons vers ce temps, dans les actes de martyrs asiates, une indication statistique importante. En Lydie, à Thyatires, on demanda au diacre Papylos : « As-tu des enfants ? — Beaucoup. » Une voix dans l'auditoire : « Ce sont les chrétiens qu'il appelle ses. enfants. » Papylos répond : « Dans toute province, dans toute cité, j'ai en Dieu des enfants (3). »

 

1. ZOSIME, I, 31-35 ; JORNANDÈS, De rebus Geticis, 20.

2. S. GRÉGOIRE THAUMATURGE, Epist. canonica, 2-8.

3. AUBÉ, Revue archéologique (1881), p. 348-360.

 

CXXXIX

 

La Cappadoce était une des provinces que le christianisme avait le plus complètement pénétrées, aussi l'opposition y était-elle très vive de la part de ceux qui avaient résisté à la foi nouvelle. Au début du IIe siècle nous y connaissons quelques évêques, celui de Comane, Zotique (1), et Alexandre, disciple de Clément d'Alexandrie.

Le légat impérial qui gouvernait la province vit sa femme se convertir au christianisme et vengea cet acte par un redoublement dans la persécution; il mourut d'une manière horrible, et Tertullien prétend qu'il était alors presque converti (2). La persécution se prolongea plusieurs années (3), mais elle ne paraît pas avoir ralenti le mouvement croissant des adhésions au christianisme. En 235, une prophétesse parcourut la Cappadoce, traînant à sa suite des bandes d'exaltés qu'elle prétendait conduire à Jérusalem (4). L'évêque Firmilien vit alors arriver auprès de lui, à Césarée de Cappadoce, Origène fugitif, qui assista à un soulèvement populaire contre les chrétiens et nous a laissé à ce propos une indication qui doit être recueillie : « Ceux qui souffrent de grandes calamités aiment à en discuter les causes. Ils prétendent que les guerres, les famines, les pestes ont pour cause l'abandon par les hommes du culte des dieux et la multitude des chrétiens... Les églises ont alors subi la persécution, on les a brûlées (5). »

La persécution de Dèce dut être l'occasion d'une fuite assez générale des chrétiens, car les documents de cette

 

1. TILLEMONT, Mem. hist. eccl., Bruxelles, 1732, in-folio.

2. Ad Scapul., 3.

3. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 12.

4. Epist. FIRMILIANI, 75, inter Cyprianicas.

5. ORIGÈNE. Comm. series in Matth. — P. G., t. XIII, col. 1654.

 

CXL

 

époque ne nous donnent que de rares récits de martyrs dans ces régions. Sous Dioclétien, raconte Eusèbe, «peu après le commencement de la persécution, quand dans la région située autour de Mélitène et dans la Syrie il y eut des tentatives pour s'emparer de l'empire, une loi fut d'abord promulguée, ordonnant que tous les chefs des Églises seraient enchaînés et mis en prison. Le spectacle qui parut alors dépasse toute parole : on vit une multitude innombrable d'hommes jetés dans les prisons : celles-ci, autrefois réservées aux brigands ou aux violateurs de sépultures, étaient maintenant remplies d'évêques, de prêtres, de diacres, de lecteurs, d'exorcistes, tellement qu'il n'y avait plus de place pour les criminels de droit commun. Un autre édit survint d'après lequel tous ceux qui avaient été ainsi mis en prison seraient renvoyés libres s'ils consentaient à sacrifier : en cas de refus, ils seraient soumis aux plus cruels supplices ; aussi ne peut-on compter les martyrs qui souffrirent dans les diverses provinces (1).»

L'Église de Bithynie vit des disciples des apôtres, mais il ne paraît pas que saint Paul y ait pénétré et travaillé en personne ; dès le temps de Domitien la persécution y put sévir, elle recommença sous Trajan. Nous ne reviendrons pas ici sur les détails que nous avons donnés à ce sujet (2). Au IIe et au IIIe siècle, certaines Églises, celle d'Hadriani ad Olympium particulièrement, paraissent avoir joui d'une certaine prospérité et avoir été dotées d'une organisation assez complète (3).

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VIII, 6.

2. Tome Ier, p. 44 et 57.

3. G. PERROT, Explor. de la Galatie, in-4°, Paris, 1862-72, t. I, p. 62.

 

CXLI

 

A partir du IIIe siècle, nous pouvons suivre d'assez près les souffrances des Églises d'Asie Mineure. Il faut signaler à ce début du IIIe siècle l'hérésie montaniste, qui ayant pris naissance en Phrygie, étendit son influence jusqu'en Afrique et en Gaule ; elle nous intéresse principalement au titre de sa doctrine sur le martyre. Le montaniste ne recevait pas le martyre, il le provoquait ; loin de le fuir dans un sentiment d'humble défiance, il le bravait avec une intrépidité dans laquelle malheureusement l'orgueil avait plus de part que la charité. Il s'en faut d'ailleurs que ces fanfarons du martyre fussent de très bon aloi. L'un d'eux, Thémison, sortit de prison en corrompant ses gardiens, ce qui ne l'empêcha pas de se donner comme martyr ; un autre, nommé Alexandre, était un repris de justice ; les fidèles le firent délivrer par erreur, mais refusèrent ensuite de le recevoir dans leurs assemblées ; un troisième martyr, nommé Théodote, s'était fracassé les membres dans une chute et mourut de ses blessures (1). Ce n'étaient pas seulement les fidèles qui repoussaient le contact des frénétiques du martyre : nous voyons deux confesseurs d'Euménie, enfermés dans la prison d'Apamée en Phrygie, Caïus et Alexandre, refuser toute communication avec les montanistes.

La persécution de Sévère imposa de longues souffrances aux Églises. Commencée en 202, elle se prolongea au moins jusqu'en 211, car nous voyons à cette date un évêque cappadocien, Alexandre, encore détenu en prison, d'où il écrit aux fidèles d'Antioche pour les féliciter d'avoir élu évêque Asclépiade, comme lui confesseur de la

 

1. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. II, art. X.

 

CXLII

 

foi; cette nouvelle, ajoute-t-il, lui a rendu douces et légères les chaînes dont il est chargé (1).

La persécution de Dèce donna lieu à la légende célèbre des Sept dormants d'Ephése. La popularité de ce récit en Occident, où, acclimaté par Grégoire de Tours, il dut à Jacques de Voragine une célébrité nouvelle, nous paraît une raison suffisante pour interrompre notre recherche et en placer la traduction sous les yeux de nos lecteurs, d'après la version de M. Br. Krusch (2).

 

Sous le règne de l'empereur Dèce, la persécution fut entamée contre les chrétiens dans le monde entier et les sacrifices impies offerts aux idoles. Sept personnages attachés au palais royal et tous de bonne maison, Achillès, Diomède, Diogène, Probat, Etienne, Sambat, Cyriaque, voyant les crimes odieux et multipliés de l'empereur, qui faisait rendre à des idoles sourdes et muettes le culte dû au Dieu éternel, se sentirent touchés de la grâce et reçurent au baptême les noms de Maximilien, Malque, Martinien, Constantin, Denys, Jean, Sérapion. Sur ces entrefaites, Dèce arriva à Ephèse et ordonna une recherche exacte de tous les chrétiens, afin que, s'il était possible, leur nom même disparût. On prépare donc des sacrifices, l'empereur immole et à force de menaces ou de promesses, pousse

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 12.

2. Pour l'ancienne bibliographie, cf. CHEVALIER, Répertoire, au mot Maximien, à Ephèse. Voyez SEDAN, Acta martyrum et sanctorum, t. I, p. 301-25 ; GUIDI, dans Acta della Reale Academia dei Lincei, 1884-85 ; B. KRUSCH, Passio VII dormientium, dans Anal. boll., t. XII, 1893, p. 371 sq ; J. KOCH, Die Siebenschläfterlegende, ihr Ursprung und ihre Verbreitung, in-8°, Leipzig, 1883 ; RYSSEL, Syrische Quellen abendländischer Erzählungsstoffe, dans Archiv f. das Studium des neueren Sprachen und Litteraturen, t. XCIII, p. 1-22, 241-288; t. XCIV, p. 369-388; R PIETSCHMANN, les Inscriptions coptes du Faras, dans Recueil de travaux relatifs à la philol. et à l'archéol. égypt. et assyr., t. XXI, 1899, p. 133-136 ; cf. t. XX, p. 175-176 ; C. CLERMONT-GANNEAU, El Kahf et la caverne des sept Dormants, dans Comptes rendus de l'Acad. des inscr. 1899, p 564-576.

 

CXLIII

 

son entourage à l'imiter. Ce n'était que libations, et un nuage d'horribles vapeurs s'élevait de la ville. Voyant cela, les. sept athlètes du Christ se prosternèrent et répandirent des larmes, ils se couvrirent la tête de poussière, implorant la miséricorde de Dieu afin que, abaissant son regard du ciel, il n'abandonnât pas plus longtemps ce peuple dans son crime.

A cette nouvelle, les ennemis du nom chrétien s'en vinrent trouver l'empereur et lui dirent : « Sire, un décret émané de ton gouvernement s'adresse au monde entier, défendant à qui que ce soit d'enfreindre ton ordre ; tous offrent aux dieux un sacrifice quotidien, excepté ces sept individus que tu aimes particulièrement.

            — Qui voulez-vous dire ?

            — Maximien, le fils du préfet, et sa clique. »

Soudain l'empereur, irrité, se les fait amener enchaînés ; eux avaient encore le visage humide de larmes et la tête pleine de poussière, tels qu'ils avaient supplié le Seigneur. L'empereur les regarda et dit : « Vous avez donc eu l'esprit si mal fait que d'enfreindre mes ordres et de refuser aux dieux les sacrifices qui leur sont dus ? Par mon honneur, votre mépris vous sera rendu en tortures.

Eux répondirent : « Notre Dieu est unique et véritable, il a créé le ciel, la terre, la mer ; nous lui rendons chaque jour un sacrifice de louanges et nous sommes prêts à mourir pour lui. Ceux que tu nous ordonnes d'adorer en qualité de dieux ne sont rien, nous le savons ; les ouvriers les ont fabriqués pièce à pièce, ils ne sont susceptibles d'aucun honneur, et ceux qui les adorent seront damnés, ainsi que le prophète nous l'apprend, afin que les adorateurs ressemblent aux ouvriers. »

Tout le monde s'écarta, l'empereur cria : « Arrière, coquins, jusqu'à ce que vous ayez expié votre crime ; quand la bienveillance des dieux vous aura valu votre pardon, vous reviendrez au palais jouissez de votre jeunesse, il n'est pas possible que des corps si beaux périssent. » Et, écartant le fer de leur tête, il les fit mettre en liberté jusqu'à son retour à Éphèse. Tandis que l'empereur se rendait dans une autre ville, les jeunes hommes retournèrent dans leurs maisons, d'où ils enlevèrent l'or, l'argent, les vêtements et tout le mobilier qu'ils

 

CXLIV

 

distribuèrent aux pauvres, puis ils se rendirent dans une caverne du mont Achille (1) n'emportant que peu d'argent pour se procurer quelques vivres; ils désignèrent Malque pour se rendre à la ville en cachette.

Ainsi enfermés sous leur propre garde, ils priaient. L'empereur revint à Ephèse sur ces entrefaites et, faisant, selon son habitude, rechercher les chrétiens, il s'enquit de Maximien et ses compagnons. Leurs parents dirent qu'ils étaient retirés dans une grotte du mont Achille, d'où on les tirerait facilement s'il plaisait ainsi à l'empereur. A cette nouvelle que Malque leur apporta, les sept furent épouvantés et se prosternèrent sur la terre, mêlant les larmes à la prière, demandant à Dieu de les garder dans la foi et de les soustraire à la recherche de l'empereur. Tandis qu'ils priaient, Dieu les exauça et, sachant qu'ils lui rendraient d'autres services par la suite, il reçut leurs âmes. Eux reposaient à terre, ils semblaient plongés dans un doux sommeil.

L'empereur, tout ému de ce fait, ordonna de murer la caverne, afin que ces contempteurs des dieux ne pussent échapper. Tandis que le piquet commandé pour cette besogne se rendait sur les lieux, deux chrétiens, Théodose et Ruben, à qui la crainte de la persécution faisait dissimuler leur foi, prirent l'avance et déposèrent à l'entrée de la grotte, à l'intérieur, une lame de plomb sur laquelle était gravée toute la légende des saints, et ils se disaient : « Quand Dieu voudra révéler aux peuples les reliques de ses athlètes, on apprendra par ce moyen ce qu'ils ont souffert pour son nom. » Le piquet arriva, roula des blocs de pierre, obstrua l'entrée, et s'en retourna en disant : « Ils mourront de faim et s'entre-dévoreront pour avoir refusé les libations dues aux dieux. »

Dèce mourut et dans la suite des temps l'empire arriva aux mains de Théodose, fils d'Arcadius. Il existait alors une secte ignoble, dite des Sadducéens, qui prétendait ruiner la foi en la résurrection : « Les morts ne ressuscitent pas », disait-elle. La secte avait pour chefs Théodose et Gaius,tous deux évêques, qui s'efforcèrent d'entraîner l'empereur dans leur erreur; mais ce-

 

1. Pour l'identification, cf. Kocu, loc. cit., p. 59.

 

CXLV

 

celui-ci, prosterné devant Dieu,lui demandait de lui faire connaître la vérité. Il se trouvait pour lors à Ephèse un certain Dalie, fort riche en bestiaux, qui, parcourant un jour le mont Achille, appela ses serviteurs et leur dit : « Installez ici une bergerie pour nos brebis, voilà un excellent pâturage. » Il ne savait pas ce que renfermait la caverne. Les gens se mirent en devoir de faire rouler les blocs et, arrivant à l'entrée de la grotte, ils trouvèrent de larges dalles, mais ne pénétrèrent pas dans la caverne.

Dieu voulut que l'âme des martyrs revînt habiter leurs corps; ils se levèrent, se donnèrent la bienvenue, croyant qu'ils se réveillaient la nuit achevée, ils s'assirent et se trouvèrent tout à fait dispos. Leurs corps étaient beaux, leurs vêtements intacts, tels qu'ils les avaient revêtus jadis. Ils se tournèrent vers Malque : « Raconte-nous, lui dirent-ils, les nouvelles de cette nuit ; l'empereur nous a-t-il fait chercher? — On vous cherche pour sacrifier », répondit Malque. Alors Maximien prit la parole : « Nous sommes prêts à donner notre vie pour le Christ. Toi, prends de l'argent, va acheter de quoi manger, cache-toi bien, et rapporte-nous ce que tu auras entendu. » Malque prit l'argent et s'en fut.

Les pièces d'argent étaient à l'effigie de Dèce ; or, en arrivant aux portes de la ville, il vit une croix sur la porte ; stupéfait, il se dit : « Le coeur de Dèce aurait-il changé depuis hier soir que je sortis de la ville, à ce point qu'il fortifie les portes de la cité du signe de la croix ? » Il entra néanmoins, et voilà qu'il entend des individus jurer par le nom du Christ, puis il aperçoit une église, des clercs qui vont et viennent et des édifices nouveaux sortant de terre ; abasourdi de tout cela, il se disait : « Je suis peut-être dans une autre ville. » Il vint au marché, fit ses emplettes et paya.

Les marchands regardèrent la pièce : « Voilà, dirent-ils, un homme qui a découvert une cachette, il donne la monnaie du temps de Dèce. » Malque entendait et ruminait tout cela : « Mais que racontent-ils ? Est-ce que je rêve ? » Les marchands l'arrêtèrent et le conduisirent à l'évêque Marien et au préfet :

« D'où es-tu ? dit le préfet, d'où viens-tu?

 

CXLVI

 

— Je viens d'Éphèse, si c'est bien Ephèse que j'ai quitté hier soir.

            — D'où te vient cet argent ?

            — De chez mon père.

            — Et où est-il, ton père ? »

Il le nomma, personne ne le connaissait.

« Parle, d'où te vient cet argent ? Il porte l'effigie de Dèce, mort depuis tant d'années. Tu es venu pour te moquer des Éphésiens,on te mettra à la question jusqu'à ce que tu parles. » Malque se prit à pleurer : «Laissez-moi vous poser une seule question. Où est l'empereur Dèce, qui persécutait les chrétiens de cette ville ? »

L'évêque Marien répondit : « Il n'est pas dans toute cette

ville, mon fils, un seul homme qui se souvienne de Dèce, mort depuis tant d'années.

— Je croyais avec mes compagnons n'avoir dormi qu'une seule nuit ; mais si je comprends bien, notre sommeil a laissé fuir les années. Voilà que Dieu vient de nous ressusciter, afin que tous croient en la résurrection des morts. Venez avez moi, je vais vous conduire à mes compagnons ressuscités. »

L'évêque, le préfet, la foule, suivirent Malque jusqu'à la grotte. Tandis que Malque racontait aux siens son aventure, l'évêque entra et trouva l'écrit scellé de deux sceaux d'argent; il sortit de nouveau, rompit les sceaux et devant le peuple lut les deux tablettes de plomb qui contenaient l'histoire des martyrs.

On pénétra dans la grotte, et on y trouva les martyrs assis, dans un coin, le visage frais comme la rose, radieux comme le soleil, leurs corps et leurs vêtements intacts. L'évêque et le préfet s'agenouillèrent et honorèrent les saints, le peuple rendit gloire à Dieu d'un tel miracle fait en sa présence. Les saints répétèrent leur récit à l'évêque et à tout le peuple. Ils s'adressèrent à l'empereur Théodose, l'évêque et le préfet, en lui disant : « Hâte-toi, si tu veux voir un grand miracle que la miséricorde de Dieu fait sous ton règne. Si tu viens, tu apprendras la nécessité de croire à la résurrection d'après la promesse de l'Évangile. »

A ces mots, Théodose se leva et, levant les mains vers le ciel, dit : « Jésus-Christ, je te rends grâces, soleil de justice qui a

 

CXLVII

 

daigné baigner de lumière les ténèbres des mortels, je te rends grâces, toi qui n'as pas permis que le lumignon de ma croyance fût éteint par les ombres du mensonge. » Là-dessus, il monte à cheval et vient à Ephèse en grande hâte. L'évêque et le peuple ainsi que le préfet vinrent à sa rencontre. Tandis qu'on gravissait le mont Achille, les saints martyrs vinrent au-devant de l'empereur ; leurs figures étaient resplendissantes comme le soleil. L'empereur tomba à genoux et les adora, rendant gloire à Dieu. En se relevant, il donna la paix à chacun d'eux en pleurant. Il disait : « Il me semble, en vous regardant, que je vois Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même quand il tira Lazare du sépulcre; grâces lui soient rendues de ne m'avoir pas laissé perdre l'espérance de la résurrection ! »

Maximien prit alors la parole: « Sire, dit-il, tu sais maintenant que Dieu a permis notre résurrection pour fortifier ta foi. » Aie donc confiance en lui, et sache qu'il y aura une résurrection des morts, puisque tu nous vois nous entretenant avec toi après notre résurrection et redisant les merveilles de Dieu. » Ils parlèrent encore longtemps, puis, se recouchant à terre, ils s'endormirent et rendirent leurs âmes à Dieu tout-puissant. A cette vue, l'empereur se jeta sur leurs corps qu'il baisa en les mouillant de ses larmes, il retira ses propres vêtements et les en recouvrit, ensuite il ordonna de leur faire des sépulcres éblouissants d'or. La nuit même, les saints apparurent et dirent : «Laisse ce dessein, laisse nos corps reposer sur la terre ; au grand jour de la résurrection, le Seigneur les y relèvera de nouveau. » Alors l'empereur fit élever une basilique et bâtit un hôpital, dans lequel on nourrissait les pauvres avec les deniers publics. Une assemblée d'évêques célébra la fête des saints, et tous rendirent gloire à Dieu, à qui appartient, dans la Trinité parfaite, honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen. »

 

Les tournées du proconsul étaient signalées presque à chaque ville par de nouveaux martyres. A Lampsaque, un chrétien nommé Pierre mourut sur la roue ; à Troas, un fidèle apostasia pendant la torture, et presque aussitôt

 

CXLVIII

 

après avoir sacrifié, il expira dans les convulsions du désespoir ; alors une enfant de seize ans dit à haute voix : « Le malheureux ! pour gagner une heure de vie,il a perdu l'éternité ! » On l'entendit et on l'amena au proconsul : « Es-tu chrétienne ? — Oui, et je pleure sur ce malheureux qui n'a pu souffrir un instant pour gagner le repos éternel. — Mais il est dans le repos, dit le proconsul. Il a satisfait aux dieux en sacrifiant, puis, pour le soustraire à vos reproches, la grande Diane et Vénus l'ont daigné prendre avec elles. Toi, sacrifie, sinon tu seras violée puis brûlée. — Je ne crains pas tes menaces, mon Dieu est plus que toi, il me donnera la force de supporter tout ce que tu me feras souffrir. » On livra Denise à deux jeunes gens qui l'emmenèrent dans leur maison ; mais il paraît que l'innocence triompha de leurs mauvais desseins, car, au lieu de la souiller, les deux païens demandèrent pardon. Le lendemain, la foule entourait le tribunal du proconsul, qui condamna André et Paul, les compagnons de torture du malheureux apostat. Tandis que le peuple les lapidait hors de la ville, on entendit des cris et des pleurs, et Denise, échappée des mains de ceux qui la gardaient, se jeta sur les corps des martyrs, réclamant d'être tuée avec eux. Le proconsul la fit écarter, on l'emmena un peu plus loin et on lui coupa la tête (1). En Bithynie, nous voyons souffrir Tryphon et Respicius, martyrs à Nicée. Les actes rapportent qu'après leur avoir fait traverser la ville un jour d'hiver avec des clous enfoncés dans les pieds, on les attacha presque nus, pendant la durée d'une chasse, et que leurs pieds se

 

1. Acta sanct. mart. Petri, Andreae, Pauli et Dionysiae virginis, I, dans RUINART, Acta sincera, p. 147.

 

CXLIX

 

fendirent par l'effet du froid ; enfin il fallut les décapiter (1). Nous pouvons nommer encore Bassus, Thyrse, Lucius, Callinique. En Galatie, vers ce temps mourut saint Alexandre le charbonnier, devenu évêque de Comane dans le Pont Galatique (2), et le célèbre Polyeucte, officier dans la légion XII Fulminata, stationnée à Mélitène. « Tout le monde connaît, a su et sait par coeur Polyeucte », disait Sainte-Beuve (3) ; nous ne nous y arrêterons donc pas (4).

En Pamphylie, Nestor, évêque de Magydos, subit un glorieux martyre. L'instruction de la cause fut commencée par les magistrats municipaux ; elle offre un nouvel exemple de la courtoisie qui régnait dans les relations entre des hommes que des dissentiments si profonds séparaient jusqu'à la mort. On vint un jour chercher Nestor dans sa maison et on le pria de se rendre à l'agora. « L'irénarque et tout le conseil vous demandent », lui dit-on. Il y alla, mais sans se presser, comme il convient à un évêque. Les sénateurs l'attendaient; dès qu'il entra, tous se levèrent et lui firent leur salut. L'évêque s'en montra surpris et en demanda la raison. « Ta vie est digne d'éloges », lui fut-il répondu. Les membres de la boulé de Magydos siégeaient dans l'un des édifices qui s'ouvraient sur l'agora. Nestor s'y rendit,on lui avait préparé un siège couvert de riches étoffes.

 

1. Acta sanct. mart. Tryphonis et Respicii, dans Ruinart (in-8°,

Ratisbonnae, 1859), p. 207.

2. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. IV, art. VIII, sur S. Grégoire le

Thaumaturge.

3. Port-Royal, t. I, p. 132.

4. Cf. P. ALLARD, Polyeucte dans la poésie et dans l'histoire, dans le Contemporain, juin 1883, et réimprimé dans Hist. des perséc., t. II,

p. 479 sq.

 

CL

 

« Vous m'avez fait assez d'honneurs en m'appelant devant vous, dit l'évêque, maintenant dites-moi le sujet qui m'a fait mander. » Alors commença l'interrogatoire; quand il fut achevé, l'irénarque de la cité partit avec l'accusé et deux hommes d'escorte ; ils se rendaient à Perge, résidence temporaire du légat impérial. Ils y arrivèrent un mardi dans la soirée ; dès le lendemain matin, l'irénarque fit son rapport au légat. Celui-ci se rendit à son tribunal, on amena l'accusé, un greffier lut l'acte d'accusation rédigé par l'irénarque de Magydos. Le voici :

« Eupator, Socratès, et tout le conseil au très excellent seigneur président, salut.

« Lorsque Ta Grandeur reçut les divines lettres de notre seigneur l'empereur, par lesquelles il ordonnait que tous les chrétiens sacrifiassent et qu'on les fît renoncer aux idées dont ils sont imbus, ton humanité voulut exécuter ces ordres sans violence, sans dureté, avec mansuétude. Mais cette douceur n'a servi de rien. Ces hommes s'obstinent à mépriser l'édit impérial. Nestor, invité par nous et par tout le conseil, non seulement n'a pas voulu se rendre à nos avis, mais tous ceux qui sont sous sa direction, suivant l'exemple de leur chef, s'y sont également refusés. Nous avons insisté pour qu'il vînt au temple de Jupiter, suivant les ordres du très victorieux empereur. Mais il a répondu en chargeant d'outrages les dieux immortels. Il n'a pas épargné l'empereur. Toi-même n'as pas été ménagé. C'est pourquoi le conseil a jugé bon de le déférer à Ta Grandeur. »

L'interrogatoire recommença. Se voyant vaincu par le vieil évêque, le légat dit : « Qu'on attache à un poteau cet homme de fer et qu'on lui déchire les côtes. » Mais ce

 

CLI

 

supplice ne le fit pas branler, alors le légat l'interpella : « Dis-nous d'un mot et sans fausse honte ce que tu as résolu : veux-tu être avec nous ou avec ton Christ ? » « J'ai été, je suis, je serai toujours avec mon Christ. » On le crucifia. Nestor, de sa croix, prêchait à ceux qui l'entouraient ; cela dura bien quelques heures, puis il dit : « Amen » et rendit l'esprit (1).

En Lycie signalons le berger Thémistocle et le célèbre saint Christophe ; pendant la persécution de Valérien, le martyre du solitaire Léon ; voici en quelles circonstances. Il existait à Patare un lieu de pèlerinage fréquenté au tombeau du martyr Parégore ; l'ermite Léon, y étant venu un jour faire ses dévotions, se trouva à Patare un jour d'une des fêtes principales en l'honneur de Serapis, dont le temple était voisin du tombeau. On le vit faire ses dévotions, mais on le laissa aller ; le lendemain il revint de son ermitage au tombeau et tomba dans une nouvelle fête païenne près du temple de la Fortune. Des lampes et des cierges brûlaient devant le temple; Léon y alla et jeta tout par terre, puis marcha dessus ; ensuite il dit : « Si vos dieux sont forts, qu'ils se défendent ! » et il passa son chemin. Les prêtres ameutèrent le peuple ; quand l'ermite repassa par les lieux qu'il avait traversés, on l'arrêta et on le mena au procurateur Lollianus, qui le fit torturer ; finalement on le traîna à travers les rochers jusqu'au prochain torrent, mais le vieil ermite était mort pendant la torture (2).

 

1. Acta sanct., févr., t. III, p. 627. B. AUBÉ, dans Revue archéol., avril 1884, et réimprimés dans l'Eglise et l'Etat dans la seconde moitié du IIIe siècle, append. IIe, p. 507 sq. P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 424.

2. Certamen sanct. Leonis et Paregorii, dans RUINART, p. 610.

 

CLII

 

Sous le règne d'Aurélien nous trouvons quelques martyrs en Phrygie, Trophime et Sabbazius à Antioche de Pisidie, Dorymédon, chef du sénat de Synnade.

Il n'est pas possible de rappeler dans le détail les dix années qui pesèrent sur l'Asie Mineure depuis les débuts de la persécution de Dioclétien jusqu'à l'avènement de Constantin. C'est un livre entier qu'il faudrait y consacrer, et celui d'Eusèbe peut donner quelque idée de l'étendue et de l'horreur des massacres. Peut-être me sera-t-il Accordé de reprendre ce sujet avec le développement qu'il exige; mais le nombre de récits authentiques de la dernière persécution que j'ai donné dans le deuxième volume de ce recueil suffit à laisser juger de l'impossibilité de choisir désormais quelques noms plus assurés ou mieux connus. La même considération me porte à omettre également tout ce qui a trait aux martyrs d'Italie et de Rome. Ici, la difficulté se complique de l'obscurité souvent impénétrable des documents. Les Actes des martyrs romains subissent un premier travail de macération critique d'où il serait intempestif de tirer des conclusions que rien n'autorise et qu'à vrai dire on ne fait qu'entrevoir (1). Cette lacune est moins notre fait que celui des circonstances. Les esprits loyaux, uniquement préoccupés de vérité, applaudiront, je n'en doute pas, à ma réserve.

J'ai montré dans ce livre la religion chrétienne détruite en certains lieux par la persécution, et je me suis demandé si, persécutée, amoindrie, flétrie de tant de façons pendant plus d'un siècle, la religion ne périra pas, en

 

1. A. DUFOURCQ, Étude sur les Gesta martyrum romains, in-8°, Paris, 1900.

 

CLIII

 

France, sous nos yeux. « Un de nos écrivains célèbres, Renan, disait un jour à Déroulède, après l'avoir mélancoliquement écouté : Jeune homme, jeune homme, la France se meurt ; ne troublez pas son agonie (1) ! »

Ainsi la France pourrait mourir ? — Hélas oui ! — L'Eglise seule a les promesses.

Mais il ne faut pas désespérer. Si les méchants oppriment les saints dont la vie les offense, ils ne peuvent en réduire le nombre ni en tarir la source, et ceci tuera cela : Vince in bono malum.

Il y a quelqu'un qu'on ne peut tuer et qu'on ne proscrit pas, c'est le Christ qui aime les Francs.

Aux heures inquiètes où la menace s'élève, où la terre tremble et le ciel s'abaisse; quand les troupes sont sans chef et l'armée sans drapeau, la bataille perdue et la déroute prochaine, rappelons-nous alors que la France n'est pas d'hier. Prêtons l'oreille à ces voix désolées qui connurent en leur temps des heures d'angoisse et disons comme elles :

« Vive le Christ qui aime les Francs ! Qu'il garde leur royaume, qu'il remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce, qu'il protège leur armée, qu'il leur accorde l'énergie de la foi, qu'il leur concède par sa clémence, lui le Seigneur des seigneurs, les joies de la paix et des jours pleins de félicité ! Car cette nation est celle qui, brave et vaillante, a secoué de ses épaules le joug très dur des Romains, et ce sont eux, les Francs, qui, après avoir professé la foi et reçu le baptême, ont enchâssé dans l'or et

 

1. O. FALATEUF, Discours et Plaidoyers, in-8°, Paris, 1902, t, II. p. 377.

 

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dans les pierres précieuses les corps des saints martyrs, que les Romains avaient brûlés par le feu, mutilés par le fer ou livrés aux dents des bêtes féroces (1). »

 

1. M. O. DIPPE, Prolog. der Lex Salica, dans Historische Vierteljahrsschrift, 1899.

 

 

II — UNITÉ DU MOBILE SURNATUREL CHEZ TOUS LES MARTYRS

 

Un des sujets qui retiennent l'attention du critique, c'est les faits surnaturels que contiennent les Actes des martyrs. Tous ces faits n'ont pas une égale certitude historique, suivant qu'ils sont consignés dans des documents authentiques ou remaniés; en outre, les uns sont minutieusement décrits, d'autres sont simplement indiqués. Malgré les conditions désavantageuses dans lesquelles un certain nombre de ces faits nous ont été signalés, on ne saurait, dans beaucoup de cas, se dérober à l'évidente constatation d'une intervention surnaturelle, il ne faut pas faire difficulté de la reconnaître. Quant aux faits douteux, l'historien est en droit d'apporter à leur examen cette même critique rigoureuse qui est en usage dans les tribunaux romains chargés d'instruire les procès des saints personnages : il a le droit de suspendre son jugement à leur égard jusqu'à ce que le miracle apparaisse évident.

Malgré cette réserve, il reste dans les Actes des martyrs assez de miracles incontestables pour convaincre les uns et rassurer les autres ; c'est que, dans plusieurs circonstances, le texte est sans issue, il faut accepter le miracle. Vouloir l'ignorer ne servirait de rien et serait

 

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contraire à l'esprit philosophique ; l'expliquer naturellement est impossible; reste le surnaturel. Les Actes des martyrs en sont remplis, ainsi l'occasion est bonne pour s'en expliquer. Ce n'est pas cesser d'être historien que d'en venir à ce point, c'est plutôt l'être exclusivement et par-dessus tout.

« C'est qu'il paraît bien qu'il existe entre l'élan de la volonté et le terme humain de l'action une incurable disproportion. Pour remédier à la faillite de l'ordre naturel, des consciences délicates ont cherché l'achèvement de l'activité humaine dans l'ordre surnaturel ; des esprits dégagés de toute tradition ont suivi la même voie : les uns estimant qu'il est scientifique d'admettre le surnaturel, les autres jugeant qu'il n'est pas scientifique de l'exclure. Et les uns et les autres ont raison, car nous ne savons le tout de rien. Tout, en un sens, est surnaturel, et rien ne l'est, puisqu'en tout acte, bien plus, en tout phénomène, il subsiste, dans ce qui est connu, un irréductible mystère. Mystère, a-t-on dit, que l'expérience sensible; et tous y croient, et l'on construit une science sur l'autorité des sens, puisque l'on ne veut plus qu'il y ait d'autre mystère que celui-là, comme si, parce qu'on en connaît, on avait déterminé et limité ce qu'on en ignore (1) . »

A tout prendre, le miracle n'a rien qui répugne à l'expérience sensible. Il est, par définition théologique, un phénomène, et il appartient à un ordre de faits extérieurs d'une catégorie spéciale dont la loi est de déroger dans leur cause à la loi commune. Le miracle, chaque miracle, est lui-même une loi en exemplaire unique, il n'y a pas

 

1. M. BLONDEL, L'Action. — Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique (Paris, 1893, in-8°), p. 390-391.

 

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de répliques en fait de miracles ; c'est une erreur de faire donner au miracle un numéro de série, alors que chaque miracle est isolé, unique, définitif. Cela tient à ce que le miracle est une preuve ; et, la preuve faite, tous les miracles se valent en soi, ils ne se complètent pas les uns les autres. Si parfois quelques miracles paraissent semblables dans leur effet, c'est que, chaque miracle étant adapté à une circonstance particulière, il arrive que, dans la suite des âges, des cas identiques se sont représentés qui ont reçu des solutions semblables. « Que je hais ceux qui font les douteurs de miracles ! » disait Pascal Et c'était bien dit, car on ne peut rien faire au delà, sinon que d'en douter, ne pouvant les détruire; mais encore faut-il qu'il y ait miracle pour qu'on n'en doute pas.

Le cardinal Newman a établi une distinction assez originale entre les caractères des miracles rapportés par l'Écriture et des miracles rapportés par l'histoire ecclésiastique (2). Les premiers ont, d'après lui, « quelque chose de simple et de majestueux, les autres ont une allure romantique et heurtée ». Peut-être ce jugement mérite-t-il qu'on s'y arrête. Il se pourrait que Newman eût donné l'explication de sa pensée lorsqu'il ajoute une autre distinction, qui est que les miracles de l'Écriture sont tous vrais, tandis que l'histoire ecclésiastique en contient de vrais et de faux, moreover, in Ecclesiastical History true and false miracles are mixed ; encore qu'on puisse dire qu'il n'y a pas de faux miracles, mais seulement des illusions. Les Actes non historiques ou falsifiés

 

1. PASCAL, Pensées (édit. HAVET), art. XXV, n° 61.

2. J. H. CARDINAL NEWMAN, Two Essays on biblical and on ecclesiastical miracles (London, 10e édit. 1892, in 12), p. 116.

 

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renferment un grand nombre de ces faux miracles dont l'étrangeté surprend et indispose. Parmi ces miracles sur lesquels plane quelque doute, il s'en trouve un très souvent répété. On voit les martyrs, soustraits jusque-là par la protection divine aux flammes, aux flots, à la dent des bêtes, abandonnés soudain dès que le bourreau les frappe avec le fer. Le cas est si fréquent que plusieurs érudits s'en sont préoccupés. Delrio n'y trouvait d'autre raison sinon que le glaive est l'instrument ordinaire et régulier de la justice (1), Thomas Hurtado ne veut pas d'autre explication (2) et Baruffaldi s'y range à son tour (3), en ajoutant que pareil fait n'a pu se produire que par la volonté de Dieu, ce qui, lui répond Arevalo, est précisément le point en litige ; il restera donc à expliquer pourquoi Dieu en aurait décidé ainsi. « Peut-être, ajoute-t-il, que c'était dans le but de faire éclater la constance des saints et de montrer clairement qu'elle découlait d'une source divine (4). » De nos jours, MM. Edmond Le Blant et Ernest Hello s'en sont occupés. Observons d'abord que le glaive n'est pas le seul instrument dont l'emploi donne infailliblement la mort. Eusèbe raconte que le martyr saint Romain, jusqu'alors protégé dans les épreuves auxquelles on le soumettait, succombe à l'étranglement (5) ; ailleurs

 

1. DELRIO, Disquisit. magic., l. I, q. 21 (édit. 1604), t. I, p. 186, 187.

2. P. TH. HURTADO, Resolutiones orthodoxomorales de vero martyrio, p. 144, Resol. XXXV, sect. IX.

3. BARUFFALDI. Nuova raccoltà d'opuscoli scientifici e filologici (Venezia, 1757), p. 255-355.

4. E. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs (Paris, 1895, in-8°), ch. XXIII ; E. HELLO, Physionomies de saints (Paris, 1897, in-12), ch. XXXV.

5. De martyribus Palaestinae, c. II. PRUDENCE, Peri Steph., X, V, 846 suiv. Cf. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. V, p. 210.

 

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c'est saint Polycarpe de Smyrne, demeuré invulnérable à la flamme, qui meurt d'un coup de poignard (1). Le cas le plus fréquent est l'emploi du glaive ; il en est ainsi pour les saints Taraque, Firmus et Rusticus et, parmi les Actes de moindre mérite, pour saint Cyrille, sainte Agnès, saint Zénon (2). Il ne faut pas voir là, selon nous, une contradiction. Entre plusieurs témoignages de la protection miraculeuse, les écrivains notaient de préférence ceux qui répondaient à l'anxiété de leurs contemporains, et il semble que l'on doive ainsi s'expliquer l'attention qu'ils ont eue à énumérer les occasions dans lesquelles ils croyaient voir une intervention plus particulièrement miséricordieuse de Dieu à l'égard de ses serviteurs. On sait que les anciens considéraient l'anéantissement du corps comme un obstacle à la résurrection promise et à la béatitude, et certains chrétiens, malgré les enseignements de l'Évangile, partageaient trop souvent cette opinion. Les Juifs avaient éprouvé cette horreur ; Joachim et Jézabel, dévorés par les bêtes; avaient reçu le plus effroyable châtiment (3). La destruction du corps par le feu, sa manducation par les bêtes, étaient considérés comme d'irrémédiables désastres, opinion contre laquelle on s'efforçait de réagir (4). Lorsqu'il était déjà attaché au

 

 

1. RUINART, Acta sincera, p. 43 : Ecclesiae Smyrnensis epistola de martyrio S. Polycarpi, § 15 et 16.

2. RUINART, loc. cit., p. 446: Acta S. Taràchi, § 10 et 11 ; MAFFET, Istoria diplomatica, p. 309, 310 ; Anas, Martyrol. rom. 9 juill. ; Acta S. Agnetis, c. I, § 11, dans Acta SS., 21 janv. ; Acta S. Zenonis et Zenae, c. II, § 15, 16, dans Acta SS., 23 juin.

3. Jérémie, XXII, 8 ; XXXII, 30 ; IV Rois, IX, 10. Il n'est pas certain toutefois qu'ils tirassent de cette fin les mêmes conséquences que chez les païens.

4. H. LECLERCQ, la Sépulture dans l'antiquité chrétienne, dans la Revue catholique des Institutions et du Droit, 1902, mars, p. 222 suiv. ; avril, p. 332 suiv. ; juin, p. 542.

 

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poteau où il devait être brûlé, le prêtre Pione disait (1) : « Ce qui m'encourage le plus à mourir, c'est afin que le peuple comprenne qu'il y a une résurrection après la mort. » La fin des noyés était pour tous un objet d'épouvante ; quelques-uns pensaient que leur âme devait périr avec eux, d'autres préféraient s'enlever la vie d'un coup d'épée, afin que leur âme n'allât pas captive au fond de la mer (2), où, d'ailleurs, étant de feu, elle devait bientôt s'éteindre misérablement (3). Trop de chrétiens, vivant au milieu de la société païenne dont ils étaient sortis, partageaient ces angoisses. « Lorsqu'on nous gardait en prison, racontent les martyrs africains Montan et Lucius, nous sûmes que le gouverneur avait décidé de nous faire brûler vifs. Mais Dieu, qui seul peut délivrer ses serviteurs des flammes, Dieu, qui tient entre ses mains puissantes les paroles et les coeurs des rois, détourna dé nous cette rage cruelle. Nous priâmes sans relâche et nous fûmes exaucés. La rosée du Seigneur éteignit le feu déjà prêt pour anéantir notre chair ; il étouffa l'ardeur de la fournaise (4). » Au contraire, les prêtres et les évêques semblent tout préoccupés d'inculquer le mépris de tel ou tel genre de mort et d'affimer ainsi leur foi en la résurrection ; c'est le cas du prêtre Pione à Smyrne que nous venons de rappeler, c'est aussi celui de l'évêque de Tarragone, saint Fructueux, et de ses diacres qui montent sur

 

1. RUINART, Acta sincera (édit. 1689), p. 137.

2. SYNESIUS, Epist. IV, fratri Evoptio.

3. SERVIUS, In Aeneid., I, 98 ; cf. PROPEACE, III, VI, 9 ; Anthologia graeca, Sepulchralia, n° 265 et suiv.

4. RUINART, Acta sincera, p. 230. Passio SS. Montani, Lucii, § 3

 

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le bûcher joyeux et « confiants dans la résurrection »(1) ; tout le monde enfin connaît l'ardente apostrophe de saint Ignace de Smyrne : « J'exciterai les bêtes féroces, je les exciterai pour que leurs entrailles me servent de tombeau et pour que rien de mon corps ne subsiste. Quand j'aurai disparu tout entier, c'est alors que je serai vraiment le disciple du Christ (2). » Ces grands exemples portaient leur fruit. Pendant la dernière persécution nous entendons un soldat dire au juge : « Inflige-moi tous les supplices et fais ensuite de mon corps ce qu'il te plaira (3). » Cependant, vers ce même temps, Lactance s'explique fort nettement sur cette préoccupation persistante des chrétiens : « Si le Seigneur a accepté, dit-il, le supplice de la mise en croix, c'est que son corps devait rester entier et que la mort, sous cette forme, ne mettait pas obstacle à sa résurrection (4). » Ces quelques textes nous aident à comprendre l'arrière-pensée des écrivains si empressés à enregistrer le miracle dont Dieu favorisait ses fidèles, miracle d'autant plus digne de reconnaissance qu'il équivalait, croyait-on, pour les témoins du Christ à l'assurance de leur résurrection. Il ne faut pas s'étonner de rencontrer jusqu'à une époque assez tardive cette mention d'un secours divin pour épargner au martyr un genre de mort entraînant la destruction du corps. Nous voyons saint Augustin obligé d'intervenir dans ce débat qui durait encore au IVe et au Ve siècle. L'objection

 

1. Rummel., loc. cit., p. 222 (édit. 1688). Acta SS. Fructuosi, Eulogi,

§ 4.

2. S. IGNACE, Epist. ad Romanos, C. IV (édit. FUNK, 1887, in-8°),

p. 216.

3. RUINART, loc. cit., p. 436. Acta S. Tarachi, § 7.

4. LACTANCE, Instit. divin., l. IV, c. XXVI.

 

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principale allait toujours à l'impossibilité de la reconstitution des éléments d'un corps évanoui (1).

« Des os réduits en poudre, disait un prêtre gaulois à l'évêque de Tours, Grégoire, peuvent-ils donc reprendre l'existence et former un être vivant ?

— Certes, répond l'évêque, nous croyons que Dieu ressuscitera sans peine le cadavre tombé en poussière et jeté par le vent sur la terre et sur les eaux.

— Vous vous trompez, reprenait le prêtre incrédule, et vous soutenez une grande erreur avec des paroles séduisantes, lorsque vous dites que l'homme dévoré par les bêtes, englouti par les flots, mangé par les poissons, dispersé par le courant des eaux, détruit par la putréfaction dans le sein de la terre, sera ressuscité un jour (2). »

« C'est là, reprenait saint Augustin, c'est là ce qu'une foi pieuse ne saurait guère redouter, car il est écrit que pas un cheveu de notre tête ne périra, et les bêtes qui dévorent un cadavre ne sauraient l'empêcher de ressusciter La Vérité ne dirait pas : « Ceux-là qui tuent le corps sont impuissants à tuer l'âme », si ce que l'ennemi peut faire des restes de ses victimes était un empêchement à l'autre vie. Dieu nous garde de révoquer en doute ce qu'a dit la Vérité ! Le sol n'a point recouvert un grand nombre de chrétiens égorgés ; mais nul d'entre eux n'a pu être séparé du ciel et de la terre que remplit de sa présence Celui qui sait d'où la créature doit être rappelée pour la résurrection. Les gentils ne peuvent

 

1. TATIEN, Advers. Graec., § 6 ; S. AUGUSTIN, Sermo CXV, De diversis, § 12; Liber de promissionibus Dei, IV, XVIII, etc.

2. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., l. X, C. XIII.

 

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insulter aux chrétiens demeurés sans sépulture, car il nous est promis que non seulement la terre (1), mais tous les éléments dans le sein desquels le corps serait confondu, le rendront à la vie éternelle, quand viendra le jour fixé par le Très-Haut (2).»

Peut-être faut-il rattacher à la même préoccupation le soin qu'ont eu les rédacteurs des Actes des martyrs de mentionner que le feu épargna le corps de Pione, dont la chair semblait rajeunie (3); il en avait été de même pour saint Philippe d'Héraclée, saint Hermès (4), retrouvés dans les cendres éblouissants de fraîcheur et de jeunesse. L'Histoire ecclésiastique offre plusieurs prodiges semblables. Les restes de sainte Eulalie, de sainte Julitte, demeurent impénétrables à la flamme ; ceux de saint Vincent, de saint Apollonius, surnagent sur les flots et viennent échouer sur le rivage, où un oiseau de proie défend le corps de Vincent contre la voracité d'un loup ; les bêtes féroces s'abstiennent en Palestine de dévorer les restes des martyrs (5).

Ces faits nombreux répondent, on le voit, à ce prodige dont on s'est montré surpris de la protection du ciel accordée aux martyrs contre certaines formes de mort et retirée dans le cas de la décapitation. On s'explique

 

1. Apoc., XX, XIII : kai edoken e thalassa tous nekrous tous en aute…

2. S. AUGUSTIN, De Civit. Dei, 1. I, c. 12.

3. RUINART, Acta sinc., p. 151, Passio SS. Pionii et sociorum ejus, § 22.

4. RUINART, loc. cit., p. 419, Passio S. Philippi, § 14.

5. EUSÈBE, De martyrib. Palaest., XI ; RUFIN, De vitis Patrum, XIX ; S. BASILE, Homil. V : De sancta Julitta ; PRUDENCE, Peri Steph., Hymn. III, S. Eulal., v. 176-180; Hymn. V, S. Vincent., v. 405-416.

 

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mieux ainsi que les anciens aient rapporté de préférence les témoignages d'une protection qui était, à leurs yeux, comme doublement efficace, puisque les supplices demeurés sans effet étaient ceux dans lesquels le corps aurait été anéanti. « Sa disparition dans les flammes, dans les flots, sous l'assaut des bêtes féroces, pouvait être, aux yeux des anciens, un obstacle à la vie future ; la strangulation, le fer, auquel la main de Dieu abandonne les martyrs, laissaient subsister le cadavre et n'enlevaient pas l'espoir de la résurrection (1). » J'ai voulu montrer par cet exemple que, jusque dans les choses d'un lointain passé, il faut s'efforcer de comprendre la signification que peut prendre l'énoncé d'un fait surnaturel replacé dans les conditions historiques qui l'ont vu se produire. Tel miracle fréquent n'est pas exclusif de tel autre, il n'a même pas été peut-être en réalité plus fréquent que tel ou tel autre, mais il nous est mieux connu et plus souvent rapporté parce que, pour des raisons accidentelles, l'attention des contemporains se tournait particulièrement de ce côté.

Ainsi peut-on interroger les antiquités sous des aspects nouveaux. Ceux qui s'y appliquent sont souvent bien aises de suppléer à l'insuffisance des détails qui nous sont parvenus dans les vieilles histoires par un complément d'informations. Dans ces obscures et difficiles recherches où le surnaturel est toujours voisin et parfois confondu avec les phénomènes de l'ordre naturel, nous avons à notre disposition un procédé d'investigation très délicat mais très sûr. Il n'y a presque pas de document hagiographique de l'antiquité chrétienne dont on

 

1. E. LE BLANT, loc. cit., p. 269.

 

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n'ait mis en question l'authenticité. De cette suspicion générale il est sorti un groupe compact d'écrits sur la valeur desquels nous sommes pleinement assurés (1). Je voudrais montrer ce que le rapprochement de phénomènes analogues peut fournir de lumière sur les faits particuliers qu'une trop lointaine perspective semble mettre en dehors du champ de l'histoire et de l'investigation critique.

Les phénomènes surnaturels contenus dans les anciens Actes des martyrs semblent du reste appeler une comparaison avec les pièces plus récentes et contemporaines consacrées au récit de semblables épisodes. Tels gestes, tels cris, telles conduites se retrouvent identiques chez d'autres races, en d'autres temps, en d'autres lieux à propos de circonstances analogues. C'est ici un terrain commun à la critique, à l'histoire et à l'apologétique, et il ne faut donc pas s'étonner d'y rencontrer les traces de ce savant austère qui fut un admirable chrétien, M. Edmond Le Blant, que la perspicacité de sa science et l'ardeur de sa foi y avaient conduit avant nous (2).

Les régions lointaines où la persécution peut se rencontrer de nos jours encore d'une manière intermittente diffèrent sans doute profondément, parleurs lois et par la sanction qu'elles entraînent, des coutumes législatives et

 

1. Voyez pour la littérature antenicéenne l'inventaire de A. HARNACK, Geschichte des Altchristlichen Literatur (Leipzig, 1893, in-8°), t. I, 1re et 2e partie. Pour la période postérieure, O. BARDENHEWER, Patrologie (Freiburg,1894, in-4°). Pour l'hagiographie, les Analecta bollandiana (Bruxelles, 1892, et depuis 1892 le bulletin hagiographique), la Revue d'Histoire et de Littérature religieuse, le Nuovo Bullettino di Archeologia cristiana, la Römische Quartalschrift, les Echos d'Orient, la Revue épigraphique et quelques autres.

2. HÉRON DE VILLEFOSSE, Discours aux funérailles de Edm. Le Blant, dans les Mélanges de l'Ecole française de Rome (1897).

 

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pénales en usage dans le monde romain. On y pratique les raffinements de cruauté dont l'Orient a gardé la spécialité et, espérons-le, le secret ; mais on retrouve les mêmes passions ignorantes et cette haine folle que le monde antique témoigna contre le christianisme. L'accusation de magie reparaît redoutable, c'est par elle qu'on explique l'endurance des chrétiens dans la torture, et il est fort curieux de voir reparaître les accusations infâmes contemporaines de l'onokoites (1), c'est-à-dire la bestialité et les autres vices. Mais ce qui est plus digne d'attention, c'est que, « à côté des traits particuliers aux hommes de [l'Orient], se montre une étroite ressemblance entre les paroles, les actes des vieux polythéistes et ceux des nouveaux persécuteurs. Les accusations, les calomnies accumulées contre les missionnaires, contre leurs prosélytes, sont celles qu'on se plaisait à répandre contre les enfants de l'Église primitive. » (2) L'attrait des femmes pour la doctrine de l'Évangile est l'objet d'allusions obscènes et de prédictions menaçantes. Malheur à celui qui suit cette doctrine, la mort entrera chez lui avec le baptême (3), dit-on, comme le disait déjà Clovis à Clotilde après la mort de leur premier-né récemment baptisé (4). Des récits abominables circulent et trouvent créance, accusant les chrétiens de sacrifier dans leurs assemblées des victimes humaines (5), de vivre dans une

 

1. Cf. DE ROSSI, Roma sotteranea, t. III, p. 354, et D. CABROL et D. LECLERCQ, Monumenta Ecclesiae liturgica, t. 1, n° 3802.

2. E. LE BLANT, loc. cit., p. 351-352.

3. DOURINBOURE, Les Sauvages Bah-Nars, Paris, 1873, in-18, p. 80. Cf. Les Missions catholiques, 1874, p. 111.

4. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., VII, 29.

5. Comparez les textes de Mamelus FÉLIX, Octavius, c. VIII, IX ; TERTULLIEN, Apologet., c. VII ; EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 1 ; RUINART,

loc. cit., p. 75, Acta S. Epipodii, § 4, et p. 404. Acta S. Pollionis, § 2, dont on trouvera les principaux passages dans D. CABROL, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie (Paris, 1902), 1er fascicule, au mot : Accusations contre les chrétiens, avec : La Salle des martyrs du séminaire des Missions étrangères (Paris, 1866, in-12), et Libelles chinois [inédits] contre les chrétiens, communiqués à M. Edm. Le Riant par M. Guerrin, de la Société des Missions étrangères. Cf. E. La BLANT, loc. cit., p. 352 suiv., et les Missions catholiques, janvier 1872.

 

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crapuleuse débauche, de transformer leurs réunions nocturnes en orgies dans lesquelles règne une abominable promiscuité. La pratique du célibat et de la virginité est représentée comme une condamnation du mariage et un attentat à la société, aussi s'efforce-t-on d'atteindre ceux dont la vie donne l'exemple de ces vertus si rares ; ce sont d'ailleurs les « chefs de religion » (1), et à ce titre la loi les désigne et les pourchasse avec acharnement particulier : on croirait entendre ici les édits de Valérien (2).

On pourrait reconstituer presque trait pour trait les incidents des persécutions primitives avec d'autres incidents presque contemporains ; c'est ainsi que Domitien, au dire d'Hégésippe, prit ombrage de la famille de Notre-Seigneur et la fit comparaître devant lui ; il demanda alors : « Qu'est-ce que le règne du Christ ? Qu'entend-on par ce mot ? Quand ce règne viendra-t-il (3) ? » Un magistrat, ayant entendu les chrétiens parler du règne du Christ et de Jérusalem, flaire une conspiration et fait son rapport en conséquence; enfin saint Justin écrit: « Quand vous nous entendez dire que nous attendons le

 

1. Vie du vénérable serviteur de Dieu, P. Dumoulin-Barie, évêque d'Acanthe (Paris, 1846, in-12), passim.

2. La Salle des martyrs, p. 142, 170, 175, 242, 286, 312, 329, 332, 355 ; RUINART, Acta sincera, p. 217 (Acta S. Cypriani, § 4). Voy. Les Martyrs, t. I, préf., p. XLV et XLIX de la 1ère édition.

3. EUSÈBE, Hist. eccl.,  l. III, c. 19.

 

 

CLXVIII

 

règne, vous imaginez que nous rêvons quelque chose de terrestre et d'humain. Nous ne pensons qu'au royaume des cieux (1). » Le martyre d'un néophyte chinois, Joseph Y'uên, mort en 1817, nous montre la même pensée préoccupant les mandarins. « On m'a souvent interrogé, écrivait-il aux prêtres de la Mission, sur cette demande de l'Oraison dominicale : Que votre règne arrive ! Car le préfet soutenait que le sens de cette phrase était que les Européens viendraient pour s'emparer de la Chine, et, à cause de cet article, je reçus vingt soufflets appliqués avec la semelle de cuir. Une fois aussi, on me fit demeurer à genoux sur une chaîne tendue et trois fois sur des pierres. Mais constamment je niais l'interprétation insensée du préfet. Quand le juge criminel m'interrogea sur cette phrase, je répondis que cette interprétation était, non de moi, mais du préfet (2). »

Cette coïncidence frappante et bien d'autres sont fort instructives, aussi les Actes des martyrs de tous les siècles fourniraient une contribution singulièrement précieuse à l'histoire de la psychologie des foules. Lorsque nous arriverons au terme de ce recueil, il sera facile d'embrasser, au moins dans les pièces les plus précieuses, le contingent de faits de toute nature fourni par cette littérature si spéciale et si abondante.

Nous retrouvons sous des latitudes si différentes et à plus de quinze siècles de distance les mêmes sentiments provoqués par le même fait de l'introduction du christianisme. Les Livres saints et les livres liturgiques sont l'objet de recherches semblables à celles du temps de Dioclétien ;

 

1. S. JUSTIN, Apolog. I, § 4.

2. La Salle des martyrs, p. 103.

 

 

CLXIX

 

les vases sacrés, les images sont également saisis et détruits, les hosties sont considérées comme des philtres destinés à stupéfier le martyr pendant les angoisses du supplice, et ce trait rappelle le massacre du jeune Tharcisius, porteur de l'eucharistie que les païens avaient prise pour un charme. « Devant l'attitude des saints, dit M. Le Blant, une crainte secrète s'agite dans l'âme des idolâtres. Quels sont ces hommes au coeur impassible et dont le courage les étonne (1) ? Quelles sont ces étranges victimes qui, semblables aux héros des temps antiques, chantent et enseignent au milieu des tortures (2), rendent grâces au juge qui les fait supplicier et l'assignent hardiment devant le tribunal de Dieu (3)? Les criminels avec lesquels on affecte de les frapper, de les confondre, comme on a fait de Jésus-Christ, montrent-ils cette calme résolution, cette confiance en un Dieu vengeur ? Par deux fois au Tong-King, des mandarins, le jour même où ils viennent de faire exécuter des martyrs, leur offrent un sacrifice expiatoire pour apaiser leurs mânes irrités. « Vous n'êtes pas un homme ordinaire», dit à l'un d'eux un juge païen vaincu par la sagesse de sa réponse. Dans une lettre écrite à ses frères au sortir de la torture, un prêtre indigène a signé : « André Lac, inébranlable comme une montagne (4). » Ce n'est point là une vaine parole dictée par

 

1. La Salle des martyrs, p. 157 et 256 ; S. JUSTIN, Apolog. II, § 12.

2. MAMACHI, Origines et antiquit. eccl., t. II, p. 156 et 365; M. DE T… Histoire de  l’Église du Japon, 1689, p. 560; Acta S.Nestorii, § 8, 10: Acta SS. Cypriani et Justinae, § 2 ; Acta SS. Fidei Caprasii, § 8 (dans Acta SS. 26 febr., 26 sept., 26 oct.).

3. La Salle des martyrs, p. 84, 312, 417. Cf. Acta S. Marcelli centurionis, § 4 ; Acta SS. Perpetuae et Felicitatis, § 17 ; Acta S. Claudii, § 2, 5 (dans RUINANT, Acta sincera, p. 100, 267, 268).

4. La Salle des martyrs, p. 248.

 

CLXX

 

l'emphase de l'Orient; le saint meurt sans que rien en effet ait pu l'ébranler. L'impassibilité des martyrs au milieu des plus terribles tourments frappe et inquiète les idolâtres. A peine le bourreau arrache-t-il un frémissement à la chair. « Lorsque l'âme est toute dans le ciel, lisons-nous dans des Actes antiques, cette chair qui souffre n'est plus la nôtre; le corps reste insensible quand l'esprit est en Dieu » Ce miracle des temps anciens, les martyrs de nos jours le renouvellent. Missionnaires et néophytes reçoivent dans les angoisses de la torture une même grâce d'en-haut. Magie ! s'écriaient les vieux païens, et, pour rompre le charme qui, croyaient-ils, rendait insensible aux tourments, ils baignaient le martyr dans une eau fétide (1). Même étonnement, même croyance chez les barbares de l'Orient.

 

1. Acta SS. Perpetuae et Felicitatis, § 20 ; Acta Montani, § 21 (dans RUINART, loc. cit., p. 101 et 237).

2. Acta S. Luciae, § 6 ; SURIUS, Vitae Sanct., 13 déc.— On trouve cet usage étrange partout, à Rome, en Istrie, en Sicile, à Antioche, en Angleterre au XIIe siècle, en Italie au XVIe, et de nos jours en Chine. On fait enduire le martyr de graisse de porc (Martyrium SS. Pauli et Julianae, § 9, dans Acta SS., 17 août), ou bien d'un liquide infect (Acta SS. Julienae et Basilissae, § 25 ; Acta S. Zebelli, 8 ; Passio SS. Chrysanthi et Dariae, § 16, dans Acta S., 9 janv., 24 mai, 25 oct.) Cf. S. ADHELMUS, De laudibus virginitatis, c. XVIII. D'après JEAN De SALISBURY, Polycratius, lib. I, c. vus (édit. de 1595, p. 29), le procédé répugnant dont parlent ces textes s'employait encore au XIIe siècle pour rompre les enchantements. Le texte copte de l'histoire de saint Macaire d'Antioche, publié par HYVERNAT, les Actes des martyrs d'Égypte, t. I, p. 59, contient la mention suivante : « Le gouverneur Alexandre, viens combattre la magie de ce chrétien, car je ne puis venir à bout de lui, » Alexandre dit au gouverneur : « Que l'on m'apporte de la graisse du porc ; qu'on lui en frotte le corps et qu'on lui verse un vase d'urine sur la tête, et alors je prévaudrai contre  lui. Opération analogue sur sainte Martine (Alto, Martyrol., 4 janv.). Cf. Mizaldus redivivus, Norimbergae, 1681, p. 365, et E. LE BLANT, loc, cit., p. 77, et les Actes des martyrs, supplément aux Acta sincera (Paris, 1882, in-4°), § 38, p. 103,104.

 

CLXXI

 

En 1856, dans la province de Kouang-si, un missionnaire français, M. Chapdelaine, était soumis à d'effroyables tourments. « Pendant ces tortures, lisons-nous dans la relation de son martyre, il ne lui arriva pas de pousser un soupir ni de proférer la moindre plainte. Le mandarin, attribuant un silence si extraordinaire à quelque art magique, fit alors, pour éloigner le charme, égorger un chien et ordonna que de son sang on aspergeât le corps du martyr; puis on continua de le frapper sans compter désormais les coups, jusqu'à ce qu'on le vît incapable de se remuer (1). »

Toutes les vexations que nous avons rencontrées dans le passé se retrouvent sans changement. « Les églises sont abattues, les morts arrachés de leurs tombeaux (2) ; on poursuit Ies fidèles d'offres et de promesses pour les faire renoncer à la foi (3) ; comme aux temps antiques, on les somme de signer des billets d'apostasie (4); une simple démonstration d'obéissance, leur dit-on, satisfera le juge, et toute liberté de croyance leur sera ensuite concédée (5). On fait venir près d'eux leurs enfants pour que la vue de ces êtres chéris brise leur courage (6); les chrétiens

 

1. E. LE BLANT, les Persécuteurs et les Martyrs, p. 355 suiv. Cf. la Salle des martyrs, p. 367.

2. CHARLEVOIX, Histoire du Japon (édit. de 1736), t. II, p. 103 ; M. va T..., loc. cit., t. II, p. 519 ; EUSÈBE, Hist. eccl., I. VIII, c. 2 ; TERTULLIEN, Apolog., 37 ; ad Scap., III.

3. La Salle des martyrs, p, 78, 172, 255 ; Acta S. Tarachi, § 6 (dans RUINART, loc. cit., p. 441).

4. M. na T..., t. II, p. 524, 551 ; la Salle des martyrs, p. 79 ; Acta S. Agapes, § 4 (dans RUINART, Acta sincera, p. 394).

5. La Salle des martyrs, p. 295 ; EUSÈBE, Hist. eccl., I. VIII, c. 1.

6. La Salle des martyrs, p.180; Passio S. Irenei Sirmiensis, § 3 (dans RUINART, loc. cit., édit. 1689, p. 433) ; S. AUGUSTIN, Sermo 284, § 2.

 

CLXXII

 

sont jetés en prison, exécutés avec les malfaiteurs (1), on leur refuse des aliments pendant qu'ils sont retenus captifs et, comme celle de Carthage, les Églises d'Annam, de Chine et de Corée ont leurs listes de saints morts de faim dans les prisons (2). Parmi ceux qui, malgré mille efforts pour les détourner de la foi, persistent à confesser le Christ, il en est qu'on bâillonne pour étouffer leur voix et que l'on présente à la foule comme autant d'apostats (3). Ainsi que tant de martyres des anciens jours, des femmes traînées devant le tribunal sont brutalement dépouillées de leurs vêtements et jetées dans des maisons de débauche (4) ; on viole les tombes des chrétiens, et, parmi ceux que l'on met à mort, plusieurs sont privés de la sépulture (5); puis, comme les traditions de l'avarice doivent demeurer aussi vivaces que celles de la méchanceté humaine, le bourreau demande parfois à ses victimes une somme d'argent pour les tuer d'un seul coup (6), et les païens vendent aux fidèles les restes des chrétiens égorgés (7).

 

1. La Salle des martyrs, p. 124 ; Philosophumena, 1. IX, c. 2 ; EUSÈBE, De martyrib. Palaest., VI.

2. La Salle des martyrs, p. 11, 199, 450, 503; S. CYPRIEN, Epist., XXI, § 2.

3. CHARLEVOIX, Histoire du Japon (édit. 1736), t. II, p. 199; EUSÈBE, Hist. eccl., l. VIII, c. 3.

4. CHARLEVOIX, loc. cit., t. II, p. 188 ; TERTULLIEN, Apol. L. Le fait raconté par Charlevoix nous met en présence d'un acte d'héroïsme analogue à celui qu'une ancienne légende attribue à des religieuses menacées de viol. (REINAUD, Invasions des Sarrasins en France, p. 137. Cf. E. LE BLANT, Inscript. chrét. de la Gaule, t. II, n° 545, p. 301.)

5. CHARLEVOIX, loc. cit., t. II, p. 303 ; la Salle des martyrs, p. 429 ;

TERTULLIEN, Apolog. XXXVII; Ad Scapul., III ; EUSÈBE, Hist. eccl., 1. IV, c. 15.

6. La Salle des martyrs, p. 187 et 418.

7. Id., p. 8 et 109 ; Acta S. Bonifacii, § 15 (dans RUINART, loc. cit. p. 290).

 

CLXXIII

 

« Dans les outrages dont on accable ses enfants, le Christ a sa part d'injures. Comme les vieux païens, les Orientaux rient de ce Dieu mort dans un supplice infâme, qui n'a pu se sauver lui-même et qui, chaque jour, abandonne ses fidèles aux violences de leurs ennemis. Quel est, disent-ils, ce « Seigneur du ciel » qui laisse frapper, outrager ses statues (1)? Puis, comme si quelque mauvais génie renouvelait chez les païens de nos jours les inspirations de ceux d'autrefois, des crucifix grotesques sont publiquement exposés (2) ; on se dirait revenu au temps où la populace de Carthage (3) promenait, en blasphémant, l'effigie d'un Dieu à tête d'âne, au temps où une main sacrilège grava aux murs du Palatin l'image d'un monstre crucifié (4). »

Il serait facile de multiplier ces parallèles, mais j'ai hâte d'aborder un aspect plus grave de ces coïncidences. C'est ici un curieux chapitre de l'histoire réflexe des âmes. On y saisit sans contestation possible l'action de l'Esprit-Saint dans les âmes, et tous ces faits qui vont suivre semblent n'être que le commentaire simple et multiforme de la parole de Jésus : «On vous livrera aux juges, on vous fouettera dans les synagogues, on vous fera comparaître devant les gouverneurs et devant les rois , à cause de mon nom , afin que vous rendiez témoignage de moi devant eux. Lors donc que l'on vous

 

1. La Salle des martyrs, p. 89 ; Pamphlets chinois contre les chrétiens ; EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 1.

2. Vie et correspondance de Théophane Vénard, prêtre de la Société des Missions étrangères, décapité pour la foi (Paris, 1864, in-12), p. 290.

3. TERTULLIEN, Apolog., XVI ; R. CARRUCCI, Il Crocifisso graffita in casa dei Cesari (Roma, 1857).

4. E. LE BLANT, loc. cit. p. 357-359.

 

 

CLXXIV

 

mènera pour vous livrer aux magistrats, ne préméditez point ce que vous leur devez dire ; mais dites seulement ce qui vous sera inspiré sur l'heure, parce que ce ne sera pas vous qui parlerez, mais ce sera le Saint-Esprit (1). » On pourrait être tenté d'expliquer le retour de formules identiques, l'adoption d'une conduite semblable, par l'éducation donnée aux néophytes en vue des graves circonstances auxquelles on les prépare sans cesse ; il faut abandonner cet essai d'explication: indépendamment des invraisemblances psychologiques qu'elle présente, elle est en contradiction avec le jugement des missionnaires que leur expérience personnelle et leur culture intellectuelle met à même de juger avec la compétence et l'impartialité requises. Ceux-ci voient dans ces traits de ressemblance et l'effet d'un mouvement spontané plutôt que le fruit d'un ressouvenir. La forme orientale que présentent d'ordinaire les paroles des martyrs de l'Indo-Chine et de la Corée leur en paraît un sûr garant. Ces réponses, que l'on croirait calquées sur celles des saints des premiers siècles, et qui rappellent à chaque instant quelques traits des combats antiques, ne sont puisés, disent-ils, ni dans les instructions ni dans les livres. Les nouveaux soldats de Jésus-Christ ne les ont trouvées que dans leurs coeurs. L'inspiration des saints de tous les temps est une, comme l'est leur volonté de vaincre, et si, des sphères célestes où elles habitent, les victimes d'autrefois abaissent leurs regards sur les dignes continuateurs de leur oeuvre, elles peuvent s'écrier avec l'Apôtre : « Il n'est

 

1. Marc, XIII, 9, 11 (traduction da P. Amelotte, Carpentras, 1790).

 

CLXXV

 

« pour les chrétiens qu'un même esprit, comme il n'est qu'une même espérance (1). »

C'est parmi les chrétiens la même discipline que dans la primitive Église. Il est interdit d'affronter le martyre par une sorte de bravade héroïque que la grâce n'inspire pas ; aussi voit-on les chrétiens se résigner à une attitude aussi douloureuse pour leur honneur que pour leur bien-être; ils prennent la fuite. La situation de ces exilés volontaires était digne de pitié jadis. Beaucoup tombèrent aux mains des Bédouins, des Sarrasins, et disparurent pour toujours. On vivait à la belle étoile, pourchassé, exténué, affamé. Trois chrétiennes s'étaient enfuies dans les montagnes; elles furent plus tard arrêtées et interrogées :

« Où vous êtes-vous cachées ?

« — Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu dans les montagnes, en plein air .

« — Qui vous fournissait du pain ?

« — Dieu, qui donne à tous la nourriture (2). »

Un missionnaire mort pour la foi écrivait : « Nos pauvres chrétiens sont toujours sur le qui-vive ; ils ne veulent pas fouler aux pieds la croix, et, pour éviter ce malheur, ils préfèrent s'enfuir, hommes, femmes, enfants, se cachant dans les rizières et demeurant des journées, des nuits entières à demi couchés dans l'eau et dans la boue.

« Parfois on en a rapporté quelques-uns à demi morts de froid et de faim (3). »

 

1. E. Le BLANT, loc. cit., p. 350-361.

2. Acta SS. Agapes, Chioniae, Irenes, § 5 (dans RUINART, loc. cit., p. 423).

3. Vie de Th. Vénard, p. 295 ; Vie de P, Dumoulin-Borie, p. 240 ; la Salle des martyrs, p. 228.

 

CLXXVII

 

Vivant sous la menace perpétuelle de la persécution, on voit des chrétiens renouveler le conseil donné par Tertullien à celui qui veut s'accoutumer par une longue vie d'austérités à l'angoisse de la prison et à l'assaut de la torture (1). Le Père Charlevoix raconte à ce propos l'acte d'héroïsme d'une jeune Japonaise : « Sa soeur l'ayant un jour aperçue qui prenoit entre ses mains un fer tout rouge de feu, et lui en ayant demandé la raison, elle répondit qu'elle se disposoit au martyre ; qu'elle étoit déjà venue à bout de vaincre la faim et qu'elle espéroit en faire autant du feu (2). »

Comme dans l'Eglise naissante, ceux qui ont été condamnés sont un objet d'envie pour les fidèles restés libres; la prison est assiégée, la dernière conduite ressemble à une marche triomphale, on s'empresse autour de la victime, on se recommande à elle. « Souviens-toi de nous quand tu seras au ciel », lui dit-on, comme jadis aux confesseurs de la Palestine et de Tarragone (3). La même clameur s'élève à Carthage en 258, au Su-Tchuen, en 1815 autour de l'évêque qu'on va tuer : « Nous voulons mourir avec lui » (4), crie la foule.

Tous apportent le même entrain à mourir. A Carthage, le 17 juillet 180, le proconsul Saturninus dit aux chrétiens prisonniers venus de Scilli : « Voulez-vous un délai pour réfléchir ? — Dans une cause si juste,

 

 

1. TERTULLIEN, De jejunio, c. 12.

2. CHARLEVOIX, Histoire du Japon (édit. de 1736), t. II, p. 239.

3. CHARLEVOIX, loc. cit., t. II, p. 238 ; la Salle des martyrs, p. 156, 175 ; EUSÈBE, Mart. Palaest., VII ; Acta S. Fructuosi, § 3 (dans RUINART, loc. cit., p. 221).

4. La Salle des martyrs, p. 97 ; Acta S. Cypriani, § 5 (dans Rui-HART, Acta sincera, p. 218).

 

CLXXVII

 

répond leur chef, il n'y a pas lieu de réfléchir (1). »

En Chine, on offre à Jérôme Loâ et à Lucie Y un délai ; la femme répond : « Mon dernier mot est dit, inutile d'attendre, tuez-moi tout de suite (2). » Le seul délai qu'ils acceptent est un instant de répit pour prier avant de recevoir la mort (3). Quelquefois, trop souvent même, l'apostasie vient contrister les fidèles ; mais il n'est pas rare que, ressaisi par la grâce, le malheureux revienne braver le juge qui a, un instant, triomphé de la nature. Nous le voyons à Lyon (4), à Carthage (5), et nous le retrouvons de nos jours en Indo-Chine, où un enfant de quatorze ans, après avoir obtenu l'absolution du prêtre, se présente au mandarin et lui dit : « Tu as abusé de ma faiblesse ; mais mon coeur s'est relevé par la prière ; je suis chrétien et je te défie. »

On fit coucher l'enfant et on amena un éléphant qui lui écrasa la tête (6).

Les prisons offrent le même spectacle horrible et consolant. Dans ces réduits infects, il se trouve néanmoins des confesseurs qui ajoutent volontairement à leurs souffrances, comme cet Alcibiade qui, à Lyon, sous Marc-Aurèle, se réduisait à un peu de pain et d'eau (7). De même au Tong-King, en 1839, deux prêtres indigènes, André Lac, dont j'ai déjà parlé (8), et Pierre Thi, « trouvaient que

 

 

1. Acta SS. Scillitanorum (dans RUINART, loc. cit., p. 87). Cf. Acta S. Pionii, Acta S. Nicandri, ibid., p. 150-552.

2. La Salle des martyrs, p. 381-430.

3. Ibid., p. 118-121 ; EUSÈBE, de Mart. Palaest., VIII.

4. EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. I.

5. S. AUGUSTIN, Sermo 35, in natali Casti et Aemilii, § 3.

6. Vie de Th. Vénard, p. 277.

7. EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 3 ; Acta SS. Jacobi et Mariani, § 8 (dans RUINART, Acta sincera, p.226).

8. Voyez, p. CLXIX.

 

 

CLXXVIII

 

les rigueurs de la prison n'étaient pas encore assez grandes pour se préparer à la grâce du martyre, et ils y ajoutaient des jeûnes si fréquents, si rigoureux que M. Jeantet, missionnaire français, qui prenait soin d'eux, dut leur écrire pour les exhorter à ménager leurs forces pour le jour du combat ; mais ces généreux athlètes n'en continuèrent pas moins leur genre de vie jusqu'à la fin (1). » Pour les uns comme pour les autres, la prière est le secours qui fortifie ; mais on ne peut entreprendre de comparer des formules, des interjections nécessairement semblables puisqu'elles sont si souvent inspirées par une source liturgique traditionnelle.

Pendant la torture, on entend presque toujours ce sarcasme : « Eh bien !, où est ton Dieu? pourquoi ne t'aide-t-il pas ? » Le gouverneur de Cilicie dit à Tarachus : « Où est donc ton Dieu protecteur ? — Il m'assiste, répond le saint, puisqu'il me donne la constance et la force de te résister (2). » Saint Thyrse à Apamée, saint Conon à Icône, répondent de même, et au Su-Tchuen, lorsqu'un juge dit à un prêtre qu'il fait bâtonner : « Eh bien ! est-ce que ton Christ ne te protège pas ? — Il protège mon âme, répond le martyr, en m'accordant la force de te résister et de souffrir (3). »

Les femmes ont aussi leurs inspirations héroïques. A Kouy-Tchéou, on s'empare d'une vierge : « Abjure et marie-toi, ou meurs, dit le mandarin. — Non, non, dix mille fois non ! » dit-elle, et on lui coupe la tête. Ce

 

1. La Salle des martyrs, p. 248.

2. Acta S. Tarachi, § 2 (dans RUINART, Acta sincera, p. 425, 426). Voy. Acta S. Thyrsi, § 8, Acta S. Cononis, § 5 (dans Acta Sanct., 28 janv. et 29 mai).

3. La Salle des martyrs, p.89.

 

CLXXIX

 

fut ainsi, dit-on, que mourut sainte Agnès, sommée d'accepter un époux (1). Une vierge, Lucie Y, est dépouillée de ses vêtements sur l'ordre du mandarin, et s'écrie : « Vous ne respectez même pas le sexe qui vous a donné le jour ! Est-ce que vous n'avez pas une mère (2) ? »

A Egée, en Cilicie, sous Maximin, le président Lysias fit comparaître Théonilla, et dit : « Suspendez-la par les cheveux et souffletez-la. — Ne te suffit-il pas, répond la sainte, de m'avoir exposée nue ? Ce n'est pas moi seule, c'est ta mère, c'est ta femme que tu as couvertes de confusion en ma personne. Nous avons reçu toutes la même nature que tu déshonores (3). » Les Actes de sainte Perpétue nous fournissent un trait que nous retrouvons à notre époque. Lorsque la matrone eut été lancée en l'air par la vache furieuse, elle retomba étourdie et s'aperçut, en reprenant ses sens, que son vêtement déchiré découvrait ses jambes ; aussitôt elle le rapprocha, « plus attentive à la pudeur qu'à la douleur » (4). Le Père Charlevoix raconte qu'en 1624 une chrétienne, liée sans vêtement à un arbre et exposée longtemps ainsi, trouva la sauvage énergie de s'écorcher en se frottant contre l'écorce jusqu'à ce que le sang de ses plaies eût voilé sa nudité, plus soucieuse, elle aussi, de la pudeur que de la souffrance (5).

« La sentence capitale prononcée, le chrétien, marchant à la mort, va suivre la voie glorieuse qu'ont

 

1. La Salle des martyrs, p. 430 ; MAMACHI. Origines et Antiquitates

christianae, t. II, p. 405.

2. La Salle des martyrs, p. 431.

3. Acta SS. Claudii, Asterii et aliorum (dans RUINART, loc. cit.,

p. 279).

4. Passio SS. Perpetuae et Felicitatis, § 20 (dans RUINART, loc. cit.,

p. 101).

5. CHARLEVOIX, loc. cit., t. II; p. 304.

 

CLXXX

 

parcourue les héros des temps antiques. Extase qui ouvre par avance le royaume du ciel, force d'enseigner jusqu'à la dernière heure, reconnaissance pour le bourreau, dons offerts à cet homme dont le bras va procurer le bonheur éternel, joie d'avoir pu résister aux souffrances, d'avoir conquis la mort, énergie puisée dans le viatique, visage éclatant d'allégresse, consolations prodiguées à ceux qui vont survivre, toutes ces marques d'un courage, d'une foi inébranlable qui nous étonnent dans les récits d'autrefois, reparaissent chez les nouveaux martyrs (1). Pour eux, comme pour ceux des premiers siècles, c'est un honneur, c'est une joie s'ils peuvent rencontrer dans leur passion quelque trait qui rappelle celle du Christ. En 1602, une grande dame japonaise, condamnée à mourir, « demanda en grâce qu'on la clouât sur la croix, pour être, disait-elle, plus semblable à son divin Sauveur » (2).

« L'histoire des combats de l'Eglise primitive présente un trait digne de remarque, bien qu'il semble être resté inaperçu. Les sentences capitales par lesquelles les païens voulaient flétrir les chrétiens condamnés, devenaient pour les soldats du Christ d'incomparables titres d'honneur. » Qu'il montre donc, s'écriait saint Denys d'Alexandrie parlant d'un jaloux de sa gloire, qu'il montre donc ainsi que moi les jugements qui l'ont frappé ; qu'il nous dise ses biens vendus, la perte de sa dignité en ce monde, toutes ces peines que j'ai subies sous

 

1. Acta S. Perpet., § 20 ; Acta S. Nestorii, § 10 ; Acta S. Cypriani, § 5 ; Acta S. Maximiliani, § 3 ; Acta S. Jacobi, § 9. La Salle des martyrs, p. 121.

2. CHARLEVOIX, loc. cit., t. II. p. 92. — La Salle des martyrs, p. 124, 262, 322 ; Passio S. Perpetuae, § 18 ; Passio S. Montani, § 22 ; EUSÈBE, Hist. eccl., l. VI, c. 41 ; S. AUGUSTIN, Epist. LVII, Hilariano, § 36.

 

CLXXXI

 

Décius, par l'ordre des magistrats (1) » C'est aussi le souvenir d'un jugement prononcé contre lui comme chef des fidèles qu'invoque saint Cyprien, méchamment attaqué. « Ce n'est point, dit-il, que ma condamnation me donne de l'orgueil ; mais je m'afflige de voir mépriser, malgré la loi divine, l'homme auquel les païens eux-mêmes ont donné le titre d'évêque (2). »

Plus tard, lorsque l'illustre martyr est condamné, c'est le sacrilège, l'ennemi des dieux, le porte-enseigne des re-belles que l'on frappe, pour servir d'exemple ; son sang versé, ajoute le proconsul, affermira le respect de la loi. « Sentence glorieuse et digne d'un tel évêque, écrit le diacre Pontius, paroles divines, bien qu'elles viennent d'un païen (3). »

S'il est quelqu'un auquel ces souvenirs des siècles passés aient dû demeurer inconnus, c'est à coup sûr un pauvre fidèle de la Cochinchine, Matthieu Gâm, qui, arrêté avec deux missionnaires, fut condamné à périr. « Le chrétien, disait la sentence, a introduit des ministres de la religion d'Europe. Il ne veut pas renoncer à sa croyance. Le roi ordonne qu'il ait la tête tranchée. » Pendant qu'on le menait au supplice, Matthieu Gâm remarque que le crieur chargé, suivant l'usage, de proclamer la sentence, ne la lisait qu'à voix basse : « Parle haut, lui dit-il, pour que tout le monde t'entende (4) ! » L'âme des grands évêques d'autrefois, Denys, Cyprien, était passée en ce moment

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., l. VII, c. 11.

2. Epist. LXIX, ad Florentium, § 4.

3. PONTES, Vita S. Cypriani, § 17.

4. La Salle des martyrs, p. 322.

 

CLXXXII

 

dans le coeur de l'humble fidèle. La sentence d'ignominie qu'avaient voulu dicter les idolâtres devenait un titre de gloire qu'on ne pouvait trop hautement faire entendre (1). »

Saint Denys d'Alexandrie, dont je viens de rappeler le nom, se trouvant devant le juge, lui répondit : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes », et il raconta plus tard que ce mot lui était venu de lui-même à la bouche (2). On trouve de nos jours des martyrs qui ont eu aussi conscience de leur inspiration devant le tribunal. «Dans mes interrogatoires, écrivait M. Bonnard, j'ai éprouvé d'une manière très visible l'efficacité des paroles de Jésus-Christ à ses disciples : «Ne vous inquiétez pas « de ce que vous répondrez aux princes de ce monde ; « l'Esprit-Saint répondra par votre bouche. » En effet, je n'éprouvais devant le mandarin aucun étonnement, aucune crainte ; jamais je n'ai parlé annamite ni mieux ni si facilement (3). »

Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements ; tels quels, ils suffisent à mon dessein et jettent un jour très vif sur le sujet ; ce recueil devant servir, quand il sera achevé, à une démonstration par les faits de la divinité du christianisme.

 

1. E. LE BLANT, loc. cit., p. 368-370.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., l. VII, c. 11.

3. La Salle des martyrs, p. 343.

 

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III — DE QUELQUES SUPPLICES ET DE LEUR REPRÉSENTATION DANS L'ANTIQUITÉ

 

L'origine du culte rendu aux saints a été primitivement l'anniversaire d'un martyr indigène. Le souvenir se gardait dans l'église particulière qui célébrait le héros, ses actes étaient lus et sa mémoire conservée comme un bien patrimonial. Cependant quelques personnages jouissaient d'honneurs moins restreints, par exemple les papes de Rome ; mais les anciens ne paraissent pas avoir songé à les glorifier au moyen des arts plastiques. Les monuments que l'antiquité nous a laissés et qui représentent les scènes de martyre sont extrêmement rares, quoique les oeuvres de l'art primitif des chrétiens dans ses diverses manifestations nous soient parvenues en assez grand nombre : fresques, statues, graffites, bas-reliefs, médailles, pierres gravées, terre cuite, etc.; etc. Les catacombes de Rome, de Naples, de Syracuse, d'Alexandrie, de Meli, quelques chambres sépulcrales, des hypogées, nous ont rendu plusieurs fresques d'un intérêt d'autant plus vif que l'antiquité profane est à peine mieux partagée, eu égard aux facilités incomparablement plus grandes qu'elle avait de donner à ses décorations le nombre et la

 

CLXXXIV

 

solidité qui en eussent garanti la conservation, au moins en quantité et en qualité suffisantes pour en tirer une doctrine archéologique (1).

Un trait caractéristique des oeuvres d'art de toute nature de cette époque est une répugnance systématique pour la représentation des scènes de martyre. On peut citer deux lampes en terre cuite représentant un homme livré au lion (2); dans la plus récemment découverte , on voit en outre un venator , l'épée à la main, debout auprès du supplicié. Un médaillon également en terre cuite offre une scène très curieuse, mais qui n'a, je dois le dire, aucune intention symbolique du martyre. On y voit représenté l'appareil du supplice auquel est condamné l'Amour incendiaire. Le coupable est debout sur une estrade et attaché au poteau. Un autre Amour, représentant un valet du cirque, ouvre la fosse — cavea — d'où les bêtes féroces doivent s'élancer sur leur proie ; mais la trappe du repaire donne passage seulement à deux colombes (3). Une médaille de plomb représente saint Laurent brûlant sur un gril (4). Un sarcophage de la Gaule montre l'arrestation

 

1. Je m'occuperai ici principalement des peintures. Cf. BURGON’S Letters from Rome ; NORTHGOTE, Roma sotterranea ; LEFORT, Chronologie des peintures des catacombes romaines, 1885 ; P. ALLARD, dans les Lettres chrétiennes, 1881-82, p. 278 ; E. LE BLANT, les Persécuteurs et les Martyrs, ch. XXIV : De quelques monuments antiques relatifs à la suite des affaires criminelles. Voir l'énumération de ces monuments dans D. CABROL, Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie, au mot : Actes des martyrs.

2. DE ROSSI, Bullettino di arch. crist., 1879, p. 21 et pl. III, et Mélanges de Rossi, p. 243. Voir le frontispice de notre tome Ier.

3. LAFAYE, Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'Ecole française de Borne, 1890, p. 59.

4. VETTORI, Dissertatio philologica. Cf. DE ROSSI, Bull. di arch.  crist., 1869, p. 50 et pl. Cf. Liber Pontificalis, XXIV ; P. ALLARD, les Dernières Persécutions du IIIe siècle (Paris, 1897, in-8°), p. 333, note 1.

 

CLXXXV

 

de plusieurs personnages ; l'un d'entre eux, qui paraît être saint Paul, est tenu par un gardien, probablement un frumentaire prétorien (1) . Une fresque du cimetière de Calliste représente, croit-on, un martyr debout comparaissant devant le juge qui l'interroge(2). Mais cette attribution est contestée pour de bonnes raisons ; cependant on ne peut omettre de rappeler que M. de Rossi voyait, dans cette fresque et sa réplique de l'autre côté de l'arcosolium, le jugement des martyrs Partenius et Calocerus ; le Père Garrucci alla même jusqu'à reconnaître l'empereur Néron. Dans la basilique semi-souterraine du cimetière de Domitille on trouva deux colonnes sculptées sur chacune desquelles se voyait la décapitation d'un martyr. L'une d'elles est entière et on y lit en lettres du vie siècle : ACILLEVS (3).

Une intaille antérieure au règne de Théodose représente une chrétienne agenouillée et les mains jointes. Un bourreau lève sur elle son épée ; en exergue les lettres ANFT, peut-être : Anima Fortis — Ame forte (4). Une pierre trouvée en Andalousie représente des mineurs conduits au travail, et on croit y voir des condamnés chrétiens (5). Une fresque du Celius montre trois chrétiens condamnés à mort, à genoux et les yeux bandés ;

 

1. E. LE BLANT, les Sarcophages chrétiens de la Gaule (Paris, 1886, in-folio), pl. XI.

2. DE ROSSI, Roma sotterranea cristiana (Roma, 1867, in-folio), t. II,

pl. XXI.

3. DE ROSSI, Bull. di arch. crist., 1875, p. 7, 10 et pl. IV.

4. KING, Antiq. Gems. (London, 1960, in-8°), p. 352. Voir le frontispice de notre tome III.

5. A. DAUBRÉE, Bas-relief trouvé à Linarès, dans la Revue archéologique (1882), p. 192 et 1903, avril. Voir le frontispice de notre tome II.

 

CLXXXVI

 

derrière eux on voit les jambes d'un personnage qui ne peut être que l'exécuteur (1). Un verre gravé représente un jeune chrétien forçat, la corde au cou et le front marqué (2). Enfin, une pierre gnostique représente la crucifixion (3). Je pourrais ajouter à cette énumération les nombreuses représentations de sujets bibliques et principalement Abraham, les trois Hébreux, le jugement de Salomon, la mort d'Isaïe ; je me bornerai à signaler un sarcophage représentant Simon le Cyrénéen portant la croix et je rappellerai deux textes importants. Dans l'un d'eux saint Astère décrit un tombeau placé à Chalcédoine près du tombeau de sainte Euphémie, et qui retraçait les phases diverses du martyre. La sainte est vêtue d'une étoffe de couleur sombre et porte le pallium des philosophes. Son visage est joyeux et candide. Deux soldats la mènent devant le juge, l'un la traînant, l'autre la poussant. Dans le même tableau on voyait, à un autre plan, les bourreaux, vêtus d'une légère tunique, torturant la sainte pour la faire abjurer, et Euphémie, les bras en croix, priant au milieu d'un bûcher en flammes (4). Prudence parle avec admiration de la décoration qui rehaussait le tombeau de saint Hippolyte (5) : « Cette petite chapelle, dit-il, qui contient le

 

1. GERMANO DI SAN STANISLAO, Ausgrabungen im Hause der Martyrer Johannes und Paulus, dans la Römische Quartalschrift, 1888, et P. ALLARD, Polyeucte (édit. Marne, 1889).

2. DE ROSSI, Bullett. di arch. crist., VI, 1868, p. 25. Cf. dans ce volume la Note sur les chrétiens condamnés aux mines. Voir le frontispice de notre tome V. J'ai décrit ces monuments en détail dans le Dict d'Arch. et de Liturg. au mot Actes des Martyrs.

3. A. DE LONGPÉRIER, Pierre gravée basilidienne représentant le Christ en croix, dans Bull. de la Soc. des Antiq. de France, 1867, p. 111, fig.

4. COMBEFIS, Graeco-latinae Patrum bibliothecae novum Auctarium, p. 210.

5. PRUDENCE, Peri Stephanôn, XI, 183-188. Cf. P. ALLARD, les Dernières Persécutions du IIIe siècle (Paris, 1887), in-8°, p. 328.

 

CLXXXVII

 

vêtement périssable qu'a rejeté son âme, resplendit d'argent massif. Des mains riches et généreuses ont revêtu ses murs d'une surface brillante comme un miroir. Non contentes d'en avoir garni l'entrée de marbres de Paros, elles ont dépensé des sommes considérables pour les orner. » — « La muraille peinte nous offre, dit encore Prudence (1), retracé par des couleurs, le tableau de ce martyre. On le voit représenté au-dessus du tombeau : ses ombres transparentes donnent une apparence de vie à l'image de cet homme entraîné, les membres déchirés. J'ai vu les pointes ruisselantes des rochers, et les broussailles teintes de pourpre. Une main savante, en peignant les verts buissons, y avait figuré, avec de la couleur rouge, des taches de sang. On pouvait voir, dispersés çà et là, les membres rompus du martyr. Le peintre avait représenté ses amis qui suivaient, en pleurant, les sentiers tortueux tracés par une course désordonnée. Désolés et surpris, ils allaient, les regards attentifs, et recueillaient dans les plis de leurs vêtements les lambeaux d'entrailles. Celui-ci embrasse la tête blanchie du vénérable vieillard et l'emporte dans son sein ; celui-là ramasse ses mains coupées, ses bras, ses genoux, les fragments dépouillés de ses jambes. On étanche avec des linges le sang que les sables ont bu, afin que cette rosée ne demeure pas dans l'impure poussière; si quelques gouttes ont rejailli sur les broussailles, une éponge pressée les recueille toutes. L'épaisse forêt ne garde plus rien du corps sacré, que l'on a pu enterrer tout entier (2). » On peut noter encore : à Imola, une

 

1. PRUDENCE, loc.cit. XI, 123-152

2. Cf. P. ALLARD, loc. cit. p. 334 suiv. ; DÖLLINGER, Hippolytus und Callistus (Regensburg, 1853, in-8°), p. 57; F. X. KRAUS, Real Encyclopädie der christlichen Alterthümer, art. Hippolytus, t. I, p. 659.660 ; E. MUNTZ, Etudes sur I'histoire de la peinture et de l'iconographie chrétiennes (Paris, in-8°), p. 17 ; C. DE SMEDT, Dissertationes selectae in primam aetatem historiae ecclesiasticae, p. 136, note ; DE ROSSI, Bullettino, 1872, p. 72.

 

CLXXXVIII

 

fresque représentant le martyre de Cassien (1) ; à Constantinople, une fresque et une mosaïque représentant le martyre de saint Théodore (2) ; enfin rappelons que saint Basile invitait les peintres à représenter le martyre de saint Balaam (3).

Cette liste pourrait recevoir des accroissements, et il est fort probable que l'archéologie viendra ajouter de nouveaux sujets. Tous les monuments qui viennent d'être énumérés n'appartiennent pas à la même époque ; ils sont échelonnés entre la fin du ne siècle et celle du ive, plus nombreux incontestablement à partir de la paix de l'Église. On a vu dans ce fait un indice ou une confirmation d'une loi, dont il ne reste d'ailleurs aucune trace écrite, interdisant pendant l'époque des persécutions la représentation de sujets horribles empruntés à la torture et à la mort des martyrs, afin de ne pas mettre à l'épreuve la jeune vaillance des catéchumènes et des néophytes. C'est toujours une chose grave que de conclure de l'absence d'un phénomène à l'existence de lois, et je ne sais si ce n'est pas bien s'aventurer de dire qu'il était interdit aux artistes chrétiens de montrer à la foule les scènes de la Passion postérieures à la comparution

 

1. PRUDENCE, Peri Stephanôn, IX, 9 suiv.

2. GRÉGOIRE DE NYSSE, Oratio de magno martyre Theodoro.

3. S. BASILE, Homilia XIX. Cf. P. ALLARD, les Représentations de martyres dans l'ancien art chrétien, dans la Science catholique, t. II (1888), p. 184 suiv. LE MÊME, l'Art païen sous les empereurs chrétiens (Paris, 1879), et E. MUNTZ, dans Journal des Savants, octobre 1887.

 

CLXXXIX

 

devant Pilate (1); est-il plus admissible que « les sentiments d'allégresse spirituelle qui dominaient les âmes [des chrétiens] faisaient écarter toute figuration d'un aspect affligeant et lugubre (2)? » Je ferai observer d'abord qu'il eût été d'une bien étrange psychologie d'agir de la sorte. « Le martyre étant l'état naturel du chrétien », au dire de Tertullien, et la préparation de l'âme et du corps à cette suprême épreuve faisant l'objet des préoccupations des chefs de l'Église, on ne peut s'expliquer la rai-son de cette lacune préméditée à l'endroit d'un des moyens les plus efficaces de préparation. N'importait-il pas souverainement d'habituer les âmes un peu timides au spectacle troublant qui formait l'introduction et l'appareil obligé du martyre (3) ? Sans doute les hommes de ce temps étaient singulièrement blasés sur des représentations dont ils pouvaient contempler plusieurs fois l'année l'effrayante réalité ; mais les chrétiens évitaient systématiquement d'assister à ces fêtes païennes et à ces tueries qui eussent accoutumé leur regard à des horreurs qu'on allait renouveler, et cette fois, sur leur personne (4). En outre, la loi ne se vérifie pas en ce qui concerne la Passion du Christ. Il est assurément difficile de s'expliquer que les chrétiens aient évité de représenter la

 

1. E. LE BLANT, Inscriptions chrétiennes de la Gaule (Paris, 1856-65. in-4°), t. I, p. 156 ; Journal des Savants, oct. 1879, p. 636.

2. E. LE BLANT, les Persécuteurs et les Martyrs (Paris, 1893, in-8°), p. 281.

3. S. CYPRIEN, Epist. I, ad Donatum, § 10 ; PS.-CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthaeum, homil. XLIV, in cap. XXV (édit. Mont-faucon, t. VI, col. 224).

4. TAINE, De l'Intelligence (8e édition, 1897), t. I, p. 400. e En 1815, M. de Lavalette, mis en prison et condamné à mort, se fit raconter tous les détails du supplice, la toilette, etc , afin d'user d'avance ré motion et d'être plus ferme au dernier moment. »

 

CXC

 

Croix de leur Maître dans des lieux qu'eux seuls fréquentaient, alors qu'ils s'attendrissaient devant la jeune Blandine attachée au poteau, les bras étendus, sorte de Christ vivant sous leurs yeux (1); qu'ils se réjouissaient, comme Perpétue et ses compagnons, de recevoir la flagellation « qui les faisait ressembler au Christ (2), » ou comme Flavien, qui observait que la pluie qui tombait au moment où on allait lui couper la tête renouvellerait le souvenir de la Passion par le mélange d'eau et de sang (3).

Les scènes sanglantes de la Passion ne leur causaient donc pas cet embarras que l'on a cru observer : la flagellation, le crucifiement, le coup de lance étaient, s'il m'est permis d'employer cette expression, une glorieuse matière à des tableaux vivants, ce qui n'aide pas à comprendre qu'on s'abstînt obstinément de simuler en peinture des souvenirs qu'on reproduisait au vif. La loi restrictive portée contre ce genre de représentations ne nous est parvenue dans aucun texte, ni par voie d'allusion chez aucun auteur, et, si loi il y a, elle ne paraît pas avoir été très rigoureusement observée. En effet, un sarcophage romain, conservé au musée de Latran (4), représente le couronnement d'épines et la croix portée au Calvaire; il est vrai qu'on fait observer que la couronne d'épines est transformée en une couronne de fleurs, ce qui peut avoir un sens mystique, mais non pas la portée d'un conftrmatur sur un canon disciplinaire absent ; en outre, ce n'est pas Jésus, mais Simon de Cyrène, qui porte

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 1.

2. Passio SS. Perpetuae et Felicitatis, § 18.

3. Acta SS. Montani, Lucii et ciborium § 22.

4. ROLLER, les Catacombes de Rome, pl. LXXXVII, 2 ; NORTHCOTE and BROWNLOW, Christian Art, p. 253, fig. 102.

 

CXCI

 

la croix, et nous avons donc une des scènes de la Passion rigoureusement rendue et sans altération ni symbolisme (1). On cite en outre une fresque de la catacombe de Prétextat (2) qui représente aussi le couronnement d'épines (3). Un dernier trait me paraît pouvoir être invoqué, quoique avec réserve. Le crucifix blasphématoire du Palatin (4) le que soit la main qui l'ait tracé, celle d'un page païen ou d'un apostat, fournit une présomption en faveur de l'opinion que nous soutenons. Le chrétien Alexamène, qui est représenté dans l'attitude d'orant, se trouve en face d'un crucifix qu'il vénère ; voici le fait brutal (5) u sujet duquel on peut se demander si la main qui a tracé cette image improvisait le sujet ou

 

1. E. LE BLANT, Sarcophages chrétiens antiques de la ville d'Arles (Paris, 1878, in-folio), p. 18.

2. L. PERRET, les Catacombes de Rome (Paris, 1852, in-folio), t. I. pl. LXXX.

3. R. GARRUCCi, Storia dell' arte cristiana (Prato, 1873, in-folio), t. II, p. 46, pense qu'il y a erreur et que cette fresque représente le baptême du Christ. L. LEFORT, Études sur les monuments primitifs de la peinture chrétienne en Italie, p. 22-23, maintient dans son classement la désignation : « le couronnement d'épines » à laquelle il avait renoncé dans sa Chronologie des peintures des catacombes romaines. Cf. NORTHCOTE and BROWNLOW, Christian Art, p. 146, fig. 36, et DE ROSSI Bullettino, 1872, p. 64. A. DE LONGPÉRIER, Pierre gravée basilidienne représentant le Christ en croix dans Bull. de la Soc. des Antiq., 1867, p.111.

4. R. GARRUCCI, Un crocifisso graffito de mano pagana nella casa dei Cesari sul Palatino (Roma, 1856). Cf. KRAUS, Des Spott-crucifix vom Palatin, Wien, 1869, traduction C. DE LINAS (Arras, 1870), et Comptes rendus de l'Acad. des inscr. 1870, p. 32-36. J. BARD, Recherches sur les premières représentations du crucifix et les premières peintures hiératiques, dans Bull. monum. (1844), t. X, p. 130-135. P. ALLARD, dans la Science catholique, 1887, p. 459. G. CONTESTIN, la Croix et le Crucifix, dans la Controverse, mars 1887, p. 386-404, et avril 1887, p. 521-556.

5. Peut-être y verrait-on avec quelque fondement le rite liturgique de l'adoration de la croix au Vendredi saint dans ses premiers linéaments.

 

CXCII

 

reproduisait de mémoire en la déformant une semblable représentation vue chez les chrétiens. Enfin, en ce qui concerne le martyre des fidèles, cette opinion me paraît formellement contredite par plusieurs des monuments que j'ai énumérés. Les terres cuites représentant le condamné livré au lion sont irréductibles à la loi que l'on invoque, si, comme c'est possible, elles sont de fabrication chrétienne (1).

Je serais assez disposé à penser que l'abstention des artistes chrétiens touchant les sujets lugubres tient à un autre motif. Les sources principales de notre information sont italiennes, c'est-à-dire, pendant les trois premiers siècles de notre ère, gréco-latines et plus grecques que latines, et l'art des catacombes s'en ressent. On ne saurait dire qu'il soit apparenté à l'art grec pour cette raison qu'on n'institue pas une comparaison sur des fragments ; néanmoins on ne se figure pas qu'il ne le soit pas par l'inspiration et l'expression ; et le très petit nombre de sujets tristes serait une première invitation à juger de la sorte. L'art des catacombes rappelle dans une certaine mesure l'école alexandrine de peinture : c'est le même goût parce que ce sont les mêmes hommes, partant les mêmes caractères : græculi ; les décorateurs du cubicule d'Ampliatus ont pu fort bien, avant leur conversion, décorer la villa de Tibur. Ce qui est caractéristique du type grec se retrouve dans les oeuvres de goût qu'il influence. Rien d'énorme ; une nature précise, délicate, baignée dans une atmosphère transparente ; la vie et le geste sobres, la religion riante, la destinée aimable

 

1. Voy. D. CABROL, Dictionn. d'Arch. et de Liturg., au mot Ad bestias

 

 

 

CXCIII

 

et douce. Les productions de l'art reproduisent cette conception ; nulle tristesse ; la religion est une fête dont les spectacles variés jouent dans la vie sociale un rôle considérable. La mort elle-même, si triste pour eux, cette mort sans réveil ils la taisent, et ils s'efforcent d'orner le réduit funèbre de vives couleurs et de perspectives agréables, au lieu d'y représenter les scènes macabres de la vie des ombres comme ont fait les Égyptiens. La relation entre le nombre de représentations lugubres chez les artistes grecs et alexandrins et chez les artistes chrétiens pourrait seule fournir un argument positif; mais, en l'état des découvertes archéologiques, on né saurait rien entreprendre sur ce terrain. Je n'ai pas voulu préjuger des conclusions qu'elles autoriseraient ; j'ai simplement récusé une explication trop radicale à mon sens, trop dépourvue de preuves.

Ceci m'amène à relever quelques traits dispersés, soit dans les monuments figurés, soit dans les monuments écrits, sur les supplices infligés aux martyrs.

Plusieurs textes nous parlent du grand nombre de fugitifs que chaque persécution poussait dans les déserts (1). Ces malheureux manquaient de pain et d'abri, tandis que leurs biens étaient abandonnés à l'avidité des persécuteurs. Beaucoup, disent les Actes de saint Théodote, subissaient de telles privations qu'ils préféraient rentrer chez eux, escomptant l'indulgence des juges (2) :

 

 

1. Voyez plus haut et t. I, préface, p. Lxty.

2. Acta S. Theodoti (dans RUINART, Acta sincera, édit. Veron., p. 297). Cf. Acta SS. Agapes, Chioniæ et Irene, § 5 ; ce détail est contredit par le § 2, mais c'est ici les actes véritables, tandis que le § 2 est un prologue postérieur. Cf. P. ALLARD, Hist. des Persécutions, t. IV, p. 278, note 1.

 

 

CXCIV

 

c'étaient surtout les personnes habituées au bien-être, que cette alimentation faite de racines et d'herbes débilitait à l'excès (1). Beaucoup de ceux qui sortirent des villes n'y reparurent plus et allèrent mourir en captivité chez des peuplades barbares (2) ou tombèrent sous la dent des bêtes féroces. L'évêque de Nilopolis, un vieillard nommé Chérémon, s'était enfui avec sa femme, et avait cherché un refuge sur le mont Arabique; on ne sut jamais ce qu'ils étaient devenus. On disait que des fidèles étaient tombés aux mains de Sarrasins, que, paraît-il, la barrière de lions et de serpents placés par l'empereur Dèce sur la frontière des peuplades ne suffisait pas à contenir. Un de ces fugitifs trouva dans sa résolution le chemin de la sainteté et de l'illustration : c'était un tout jeune homme nommé Paul qui habitait la Thébaïde, où il vivait avec sa soeur et son beau-frère. Celui-ci, désireux de s'emparer de son bien, allait le dénoncer lorsque Paul le prévint et s'enfuit au désert. Il y trouva une caverne jadis habitée par de faux monnayeurs, où il vécut quatre-vingt-dix ans, à l'ombre d'un palmier et au bord d'une mare d'eau (3). Parfois un secours providentiel arrivait aux fugitifs : ce fut ce qui advint à l'évêque Maxime de Nole (4), réfugié dans une forêt voisine de sa ville épiscopale, où, privé de tout, exténué de fatigue et de besoin, il s'évanouit. Un prêtre de son Eglise, nommé Félix, alors en prison, fut merveilleusement mis en liberté par un ange de qui il reçut l'ordre d'aller aussitôt secourir

 

1. Acta S Theodoti, ibid.

2. S. DENIS D'ALEX. Epist. ad Fabium, dans EUSÈBE, Hist. eccl., t. VI, c. 42.

3. S. JÉRÔME, Vita sancti Pauli eremitæ.

4. S. PAULINUS, Natal. XIV S. Felicis. v,189.

 

CXCV

 

le vieil évêque. En l'apercevant, Félix se mit à pleurer ; il embrassa le vieillard, chercha à le réchauffer de son haleine, l'appela, lui disant de répondre ou de donner quelque signe s'il l'entendait ; mais c'était en vain. Il remarqua alors que parmi les buissons qui l'entouraient, l'un d'eux portait une grappe de raisin, bien que le terrain ne parût pas favorable à la vigne. Il la cueillit et en exprima le jus dans la bouche du vieillard, qui reprit connaissance, et Félix le rapporta sur les épaules jusqu'à son logis.

Les fidèles ne pouvaient pas toujours fuir au désert ou dans les montagnes; néanmoins, le séjour dans leurs maisons étant devenu impossible, ils se cachaient dans la campagne. Deux Lyonnais, Épipode et Alexandre, que le martyre attendait à peu de temps de là, voyant les vexations et les supplices prodigués aux fidèles (1), sortirent de la ville en tapinois et vinrent à Pierre-Encise, chez une pieuse femme qui les dissimula dans un recoin de son logis où ils finirent par être découverts (2). Si les portes des villes, étaient si bien gardées qu'on ne les pût franchir, on se blottissait dans des souterrains, des arénaires, comme on disait; mais là même on n'était pas en sûreté. « Chaque jour, dit Tertullien, nous sommes assiégés et trahis (3). » Une épitaphe qui pourrait dater de l'époque de Sévère Antonin gémit sur cette situation

« O temps déplorables que ceux où on ne peut trouver son salut même dans les cavernes (4) ! » Les paroles de

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 1.

2. Passio SS. Epipodii et Alexandri, § 3 (dans RUINART, édit. 1869,

p. 63).

3. Apologet., 7 ; Ad Nationes, I, 7.

4. D. CABROL et D. LECLERCQ, Monumenta Ecclesiæ liturgica, t. I,

n° 3364.

 

CXCVI

 

Tertullien ont reçu par deux fois un commentaire tragique. La surveillance dont les cimetières étaient l'objet sous le règne de Valérien fut l'occasion d'une exécution terrible. « Lors (1) du premier anniversaire de Chrysanthe et de Daria, martyrisés l'année précédente, des chrétiens s'assemblèrent pour aller prier dans l'arénaire de la voie Salaria nouvelle, près du caveau muré où reposaient les deux saints. Pendant l'oblation du saint sacrifice, des soldats apportèrent des pierres, du sable, bouchèrent à la hâte le souterrain les pèlerins furent enterrés vivants. Le lieu où reposaient tant de victimes finit par être oublié. Quand la tombe de Chrysanthe et de Daria eut été retrouvée après la paix de l'Église, on aperçut dans cette crypte deux fois vénérable non seulement les reliques des chrétiens qui y avaient péri, des squelettes d'hommes, de femmes, d'enfants étendus sur le sol, niais encore les vases d'argent apportés pour la célébration des saints mystères. Saint Damase, restaurant la catacombe, ne voulut point toucher à cette scène de martyre. Il s'abstint de faire des travaux dans la crypte et d'y mettre aucun ornement étranger ; il se contenta d'y poser une inscription et d'ouvrir dans la muraille une petite fenêtre, afin que tous pussent contempler les restes épars des pèlerins morts au milieu de leur prière. On les voyait encore au VIe siècle. »

Quelque temps. après ce massacre, les gens de la police furent prévenus que le pape Sixte offrait le saint sacrifice dans une chapelle souterraine du cimetière de Prétextat,

 

1. P. ALLARD, Hist. des Persécutions, t. III, p. 72.74. Cf. p. 46 et 314 suiv. S. GRÉGOIRE DE TOURS, de Gloria martyrum, I, 38. ARMELLINI, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p, 130.

 

CXCVII

 

de l'autre côté de la voie Appienne ; le cimetière fut envahi. Au moment où la troupe entrait, le pape, assis dans sa chaire, adressait la parole aux fidèles. Il fut emmené devant un des préfets (du prétoire ou de la ville) et condamné à mourir au lieu même où il avait été surpris. On l'y ramena avec quatre de ses diacres et on leur coupa la tête.

J'ai déjà parlé du régime des prisons, plus atroce souvent que. la mort ; j'ajouterai quelques mots sur la disposition des lieux. Les prisons romaines étaient divisées en trois étages. A l'étage inférieur, un réduit communiquant par un trou pratiqué dans le dallage de la chambre supérieure ; on nommait cette oubliette le « Tullianum », « la Force », le « gorguma » (1). Ses murs en pierre s'inclinent un peu vers le haut, pour supporter une voûte à peine cintrée, qui la recouvre en plafond. C'est une cave sans air, sans lumière, où. on descend avec des cordes le condamné pour lèse-majesté par une ouverture large comme son corps ; le bourreau l'y attend et l'y tue. L'étage du milieu est de niveau avec le sol et communique avec la cellule supérieure par une ouverture pratiquée dans le plafond. C'est là qu'on enfermait ceux, qui étaient condamnés aux fers. Là se trouvait un terrible instrument de torture, les ceps, que les anciens appelaient lignum ou nervus. On a retrouvé un de ces instruments dans la caverne des gladiateurs de Pompéi : c'est une longue pièce de fer munie de séparations dans lesquelles une barre mobile venait enserrer les pieds des

 

1. SALLUSTE, Catil., c. 54 (al. 58). Cf. CANCELLIERI, Notizia del carcere Tulliano ; Passio S. Pionii, § XI ; Passio S. Perpetuæ, § III. RUFIN, Hist. eccl., 1. VII, c. 10.

 

CXCVIII

 

captifs (1) ; plus fréquemment l'appareil consistait en une pièce de bois percée de trous dans lesquels on emboîtait les pieds des patients écartelés jusqu'à ce qu'une torture différente les relâchât de celle-ci. Eusèbe mentionne des martyrs ainsi écartelés jusqu'au quatrième et même au cinquième trou : de ce nombre furent Origène, les martyrs de Lyon, ceux de la Palestine et de la Cilicie (2).

Nous nous faisons à peine une idée de ces cloaques que décrivait très exactement un vieux jurisconsulte du XVIe siècle en dépeignant ce qu'il avait lui-même sous les yeux : « Au lieu de prisons humaines, dit-il, on fait des cachots, des tanières, cavernes, fosses et spelunques plus horribles, obscures et hideuses que celles des venimeuses et farouches bestes brutes ; où l'on fait roidir de froid, enrager de male-faim, biner de soif et pourrir de vermine et povreté (3). »

Le sol était un mélange de fange fétide et de pots ébréchés dont les pointes entraient dans la chair des victimes, brisées par le chevalet et hors d'état de se tenir debout (4). Ils y séjournent parfois des mois entiers (5), et longtemps après la victoire du christianisme on y

 

1. NICOLINI, Case e monumenti di Pompei, t. I, Casa dei giadiatori, tav. I.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1; VI, 39; VIII, 10 ; Acta SS. Tarachi, Probi, § 2.

3. JOACHIM DU CHALARD, Sommaire exposition des ordonnances de Charles IX sur les plaintes des trois Estats du Royaume tenuz à Orléans l'an MDLX, Paris, 1652, in-4°, p. 115. Cf. TRIERRET GRANDRÉ, Observations sur l'insalubrité et le mauvais état des prisons, Paris, De l'imprimerie de la République, in-4°, sans date. Cf. LE BLANT, loc, cit., p. 160.

4. S. DAMASE, Carmen XVII, de S. Entychio ; PRUDENCE, Hymn. V, v. 257 suiv.

5. Acta SS. Tarachi, Probi, Andronici, passim.

 

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voit encore plonger les fidèles. « L'inhumanité des hérétiques égale celle des idolâtres ; en Afrique les confesseurs du Christ sont enfermés dans un réduit étroit, entassés, dit Victor de Vite, « comme s'entassent les sauterelles » (1). Bientôt une odeur épouvantable se dégage de cette foule pressée ; et lorsqu'à prix d'or, en secret, des fidèles peuvent pénétrer jusqu'à leurs frères, c'est jusqu'aux genoux qu'il leur faut s'enfoncer dans le fumier humain (2). » Devant le souvenir des douleurs, des supplices, qu'acceptèrent les martyrs, un seul trait, dit E. Le Blant (3), repose nos regards. C'est le dévouement des fidèles à assister les saints prisonniers. A quel prix et devant quels dangers, les textes anciens nous le révèlent.

« Une Novelle de Théodose défend de confier aux juifs, samaritains et hérétiques, la garde des cachots, de peur que leur haine du nom chrétien n'aggrave le sort des détenus (4). Autrefois, en effet, les captifs devenaient, si l'on peut ainsi dire, la chose de leurs geôliers. Comme au temps où les méfaits de Verrès désolaient la Sicile et de longs siècles après, c'était à grand prix qu'il fallait acheter la permission de visiter les détenus et de leur porter des vivres (5). Pour pénétrer près de saint Paul, sainte Thècle avait donné aux gardes ses boucles d'oreilles et son miroir d'argent ; l'Église le rappelait à ses enfants et leur faisait une loi de s'imposer des

 

1. VICTOR DE VITE, Historia persecutionis vandalicæ, 1. II, c. 10.

2. E: LE BLANT, loc. cit., p. 160.

3. Ibid., loc. cit., p. 162 suiv.

4. Theodosii Aug. Novellæ, tit. III, De Judæis, Samaritanis.

5. CICÉRON, II Verr., V, 45 ; LISANIUS, Contra Tisamen, etc.

 

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sacrifices pour arriver jusqu'aux frères captifs (1). Aidés, dirigés par leurs pasteurs (2), les fidèles s'y empressaient, heureux de se jeter aux pieds des saints et de baiser leurs chaînes (3). Accomplir cette oeuvre bénie, c'était, enseignait-on, prendre sa part de martyre (4), car on y risquait parfois la tête. Au temps de Licinius, il était interdit sous peine de mort de visiter les chrétiens prisonniers (5), et plus d'une fois les juges avaient formulé la même défense (6). Ce n'était alors devant les cachots que scènes de violences et de larmes. Un texte donatiste du Ve siècle met sous nos yeux ce triste tableau : « On rouait de coups ceux qui venaient pour assister les détenus épuisés par la faim et la soif; les vases qu'on leur portait étaient brisés, les aliments jetés aux chiens. Empêchés de voir une dernière fois leurs enfants, les pères et les mères demeuraient éplorés, étendus sur le sol devant les portes qu'ils ne pouvaient franchir (7). » L'application de la torture comportait des raffinements de cruauté qui nous confondent, et l'on s'est demandé si la haine portée aux chrétiens avait seule provoqué ces atrocités. A la honte de l'humanité, il n'en est rien ; la haine religieuse n'a rien inventé, elle a simplement raffiné, aggravé ce qui existait depuis longtemps. C'est qu'il s'était établi entre le bourreau et la victime une

 

1. GRABE, Spicilegium veterum patrum, t. I, p. 102 ; S. CHRYSOSTOME, Homil. XXV in Acta Apost., § 4; Const. apost., V, 1.

2. S. CYPRIEN, Epist. XXXVII, ad clerum.

3. TERTULLIEN, Ad uxorem, II, 4.

4. Constit. apost., V, 1.

5. EUSÈBE, Hist. eccl., X, 8 ; Vita Constantini, I, 54.

6. EUSÈBE, Hist. eccl., VII, 11 ; Acta S. Tarachi, § 6.

7. Appendix ad Acta S. Saturnini, § XVI, dans S. OPTAT, Opera (édit. de 1700), p. 242.

 

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rivalité inouïe ; nous trouvons dans les anciens, chez Jamblique (1), chez Strabon (2), chez Cicéron (3), chez Josèphe (4), chez Tacite (5), la mention surprise ou indignée de cette force d'âme qui portait un esclave à braver les pires douleurs afin que le calme de son visage exaspérât celui qui voulait jouir du spectacle de sa souffrance. Le jurisconsulte Ulpien avoue que « la dureté des accusés et leur force à supporter les tourments rendent la torture inefficace (6) ». Les hérétiques menaient grand bruit lorsqu'un des leurs avait fait preuve de cette force d'âme qu'ils attribuaient à un secours surnaturel (7). Les Juifs eux-mêmes avaient parmi eux d'illustres exemples de cette endurance (8). C'était pour en triompher à tout prix que très vite la législation était devenue ce que nous la voyons : sans pitié et sans pudeur. La torture était donnée devant le tribunal dont saint Cyprien nous a conservé la description : « Regarde, écrit-il à son ami Donat, les lois des Douze tables s'y voient gravées sur des lames de bronze, mais le droit est violé en leur présence ; l'innocence succombe en ce lieu même où elle devrait trouver protection ; les adversaires y font rage, la guerre est enflammée parmi ces citoyens en toge, et le forum retentit de grandes clameurs. Voici la lance et l'épée, le bourreau prêt à donner la torture, les

 

1. JAMBLIQUE, De myster., sect. III, c. 4.

2. STRABON, 1. V, C. II, § 9.

3. CICÉRON, Pro Cluentio, 63.

4. FL. JOSÈPHE, Antiq. Jud., XIX, I, 5.

5. TACITE, Annales, IV, 45.

6. L. I De quæstionibus, § 23. (Digest., LXVIII, XVIII.)

7. Au sujet du donatiste Marculus, ch. IX, § 7, fol. 14 B.

8. Voir SCHWAB, Traité des Berakoth, p. 172, cité par E. LE BLANT, les Actes des Martyrs, p. 100.

 

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ongles de fer, le chevalet pour disloquer,déchirer, le feu pour brûler, plus d'instruments de supplice, en un mot, que le corps humain n'a de membres (1). »

Je crois pouvoir compter, dans l'énumération des tortures infligées aux martyrs, l'angoisse dans laquelle les plongeait la législation du temps par la lenteur de l'instruction criminelle. Le document que je vais citer ne concerne pas un martyr (2), mais un jeune garçon coupable d'un délit de droit commun et destiné à une haute illustration dans l'Église et à la sainteté.

« Les frères assemblés, saint Ephrem leur raconta pour le bien de leurs âmes ce trait de son histoire :

« Quand j'étais jeune, ma conduite était déréglée. Un certain jour, mes parents m'avaient envoyé dans un faubourg éloigné de la ville. En chemin, je vis dans un bois une vache qui paissait ; la bête, qui était pleine et près de mettre bas, appartenait à un homme pauvre. Je la poursuivis à coups de pierre, et si loin qu'elle tomba morte d'épuisement. La nuit venue, elle fut dévorée par les animaux sauvages. En m'éloignant, je rencontrai le malheureux auquel elle appartenait ; il la cherchait, et me dit : « Mon enfant, ne l'aurais-tu pas vue ? » Je ne

 

1. S. CYPRIEN, Epist. I ad. Donatium, § 10. Cf. Ps. CHRYSOSTOME, Opus imperfectum in Matthæum, Hom. XLIV, in cap. XXV (édit. Montfaucon, t. VI, col. 224). Ce traité est une production arienne anonyme du VIe siècle. Cf. G. SALMON, dans le Dictionary of Christian Biography, art. Pseudo-Chrysostomus, et BARDENHEWER, Patrologie (1893), p. 319.

2. ASSEMANI, S. Ephræmi opera graeca, t. III, p. XLII. Cf. FABRICIUS-HARLES, Bibliotheca græca, t. VIII, p. 235. Je cite la traduction de E. LE BLANT, les Actes des Martyrs, p. 170 suiv., et je rappelle que si la pièce en question n'est pas de la main de saint Ephrem, elle est contemporaine du saint. RUBENS DUVAL, la Littérature syriaque (Paris, 1899), in-12, p. 333 et 336.

 

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répondis point à cette question et, de plus, je le chargeai d'injures.

«J'eus à m'en repentir dans le mois même. Mes parents m'avaient de nouveau envoyé au faubourg, et, pendant que j'étais en route, la nuit survint. Des bergers me rencontrèrent dans le bois et me dirent : « Mon frère, où « vas-tu à cette heure ?» Je répondis : « Mes parents « m'ont envoyé au faubourg, et je m'y rends. » Ils poursuivirent : « Voici le soir ; demeure avec nous, et demain tu reprendras ta route. » Je restai parmi eux. Pendant la nuit, des bêtes sauvages entrèrent dans l'étable et dispersèrent les moutons dans le bois. Les maîtres du troupeau me saisirent en me disant : « Tu as introduit des voleurs qui ont fait le coup. » Je jurai que j'étais innocent, mais ils refusèrent de me croire et continuèrent de m'accuser. Ils me lièrent par les coudes et me livrèrent au gouverneur, qui ordonna de me conduire en prison. Je trouvai là deux détenus faussement accusés, l'un d'homicide, l'autre d'adultère. Quarante jours s'étaient écoulés, quand je vis apparaître en songe un jeune homme à l'aspect terrible : « Ephrem, me dit-il « d'une voix douce, pourquoi es-tu dans ce cachot ?» Je lui répondis : « Ta présence me glace d'épouvante  et je me sens défaillir. — Ne crains rien, reprit-il, et réponds-moi. » Sa bonté me rendit quelque courage, et je lui répondis en versant des larmes : « Maître, maître, mes parents m'avaient envoyé au faubourg; le jour tombant pendant que j'étais en route, des bergers que j'avais rencontrés m'engagèrent à demeurer avec eux. Dans la nuit, des bêtes sauvages se jetèrent dans l'étable et dispersèrent les moutons. Les bergers me

saisirent, prétendant que j'avais introduit des voleurs ;

 

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ils m'ont livré au juge. Mon maître, je suis innocent et injustement accusé. » Le jeune homme me dit en souriant : «Tu n'es pas coupable, je le sais, de ce crime que l'on t'impute, mais je sais aussi ce que tuas fait peu de jours auparavant, comment tu as poursuivi à coups de pierre et fait périr la vache d'un malheureux. Comprends donc que, devant le Seigneur, tu n'es pas victime d'une injustice. Tes compagnons de captivité sont également innocents des faits dont on les accuse ; interroge-les, tu apprendras qu'ils ne sont pas toutefois détenus sans l'avoir mérité, car le Seigneur est juste. » En disant ces mots, le jeune homme disparut. »

Ici, suivant la mode orientale, chacun des prisonniers raconte longuement son histoire. Tous deux confessent le méfait caché en punition duquel ils sont frappés par la justice divine : l'un avait laissé se noyer un homme qu'il pouvait sauver en lui tendant la main ; l'autre avait porté un faux témoignage. Ephrem leur avoue à son tour l'acte méchant dont il est coupable.

« Le surlendemain, poursuit le narrateur, le juge prit place au tribunal. On apporta devant lui les divers instruments de torture, et il ordonna de nous amener pour subir l'interrogatoire. Les appariteurs vinrent au cachot ; ils nous mirent des colliers de fer et nous présentèrent au gouverneur, tout chargés de liens. L'homme accusé de meurtre fut appelé le premier, dépouillé de ses vêtements et enchaîné. Le magistrat lui enjoignit d'avouer sans qu'on le mît à la torture et de dire comment il avait commis le meurtre. L'homme protesta de son innocence ; on le livra aux bourreaux. Après de longues épreuves il fut reconnu innocent et mis en liberté. On appela ensuite le prisonnier accusé d'adultère ; il fut dépouillé de ses habits, affublé comme il est d'usage et présenté au tribunal. Un grand effroi me saisit, car je savais que, comme ces malheureux, j'allais comparaître à mon tour. Les assistants, les appariteurs se riaient de mes terreurs et de mes larmes : « Pourquoi pleures-tu, garçon ? me disaient-ils. Tu ne tremblais pas ainsi à l'heure du  crime. Sois tranquille, ce sera bientôt ton tour. » Mon coeur se brisait à ces paroles. Le second accusé avait subi la torture ; on l'avait reconnu innocent et renvoyé absous. Pour moi, on me fit charger de fers et reconduire dans la prison, où je restai seul pendant quarante autres jours. Après ce temps, les appariteurs y amenèrent trois prisonniers, ils les mirent aux ceps et se retirèrent. Trente jours s'étaient passés encore, lorsque l'Ange m'apparut de nouveau pendant mon sommeil. « Eh bien, Ephrem, me dit-il, où en es-tu ? As-tu interrogé tes compagnons de captivité? — Oui, maître, » lui répondis-je, et je racontai ce que m'avaient dit ces hommes. Il ajouta : « Tu vois quelle est la justice de Dieu. » Puis il m'apprit de quoi les nouveaux venus étaient coupables : c'étaient les auteurs mêmes des crimes pour lesquels les premiers captifs avaient été saisis.

« Deux jours après, le juge prit place devant tous à son tribunal ; autour de lui étaient les engins de torture. Les agents vinrent au cachot, nous mirent des colliers de fer et nous entraînèrent par la ville pour nous présenter au magistrat. Tous les citoyens étaient contraints de venir assister au jugement. Les bourreaux firent avancer les deux premiers détenus, les dépouillèrent de leurs vêtements, et, les ayant affublés selon l'usage, ils les mirent devant nous à la torture. Je pleurai à ce terrible spectacle, et les appariteurs me disaient : « Crois-le bien,

 

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garçon, si tu l'as échappée l'autre fois, aujourd'hui tu n'auras pas cette chance, et il te faudra passer par les tourments ». A ces mots, à la vue des supplices, je me sentais défaillir. Sur l'ordre du juge, les deux hommes furent attachés à la roue. Torturés durant quelques heures, ils s'avouèrent coupables, et on les condamna à mourir sur la fourche, après qu'on leur aurait coupé la main droite.

« Le jugement rendu, on appela un autre prisonnier. Amené nu, attaché à la roue et rudement supplicié, cet homme avoua le meurtre dont il était coupable, et fut condamné à périr de même, après qu'on lui aurait coupé les deux mains.

« Le juge dit alors : « Dépouillez le jeune homme et amenez-le devant moi ». Les appariteurs m'enlevèrent mes vêtements, me couvrirent de haillons et me présentèrent au tribunal. Je pleurais et j'invoquais Dieu : « Seigneur, disais-je, sauve-moi de ce péril, afin que je puisse me « faire moine et me vouer à ton service. » Le gouverneur venait de commander aux agents de m'étendre avec des courroies par les quatre membres et de me frapper à coups de nerfs de boeuf ; en ce moment son assesseur lui dit : « Maître, faites, s'il vous plaît, garder celui-là pour une autre audience, car voici l'heure du repas. » On me chargea de fers et l'on me ramena au cachot, où je restai seul vingt-cinq jours encore.

« Pour la troisième fois, le jeune homme m'apparut en songe, et il me dit : « Eh bien, Éphrem, es-tu maintenant persuadé que la justice de Dieu gouverne le monde et que l'injustice n'est point en lui ? » Et je répondis: « Certes, mon maître, j'ai appris combien ses oeuvres sont merveilleuses, combien ses desseins

 

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nous sont insondables. Tu as fait une grande œuvre de justice avec ton serviteur, poursuivis-je, et ta présence a été la consolation de ma faiblesse. Aie pitié et délivre-moi de ce cachot pour que je puisse me vouer à la vie monastique et servir Jésus-Christ. » Il répondit en souriant : « Une fois encore tu comparaîtras devant le tribunal, mais pour ne plus rentrer dans cette prison. Ne crains rien, car tu n'auras pas à souffrir ; un autre juge viendra qui te fera mettre en liberté. » En disant ces mots, il disparut. Cinq jours après arriva un nouveau gouverneur, qui autrefois avait été reçu familièrement dans notre maison. Au bout de sept jours, il demanda au geôlier s'il y avait des détenus. On lui répondit qu'un jeune homme était au cachot, et, le huitième jour, il ordonna de me faire comparaître. Les appariteurs vinrent me prendre, m'enchaînèrent de nouveau par le cou, et me menèrent à l'audience. Sur l'ordre du juge, ils me dépouillèrent pour me couvrir de vêtements en lambeaux et me présentèrent ainsi au tribunal. Le gouverneur me reconnut ; il ne m'en interrogea pas moins avec la sévérité que la loi commande ; mais, voyant que j'étais innocent, il me fit mettre en liberté. Les appariteurs me détachèrent, me rendirent mes vêtements et me laissèrent aller. Ainsi sauvé contre tout espoir, je gravis la montagne et me rendis près du vénérable abbé; je me jetai à ses pieds, et, lorsqu'il eut appris ce qui était arrivé, il m'admit au nombre des religieux.

« Voilà, mes frères, ce que j'avais à vous raconter pour le bien de vos âmes. »

Il y avait pour les inculpés d'autres délais à subir. Les Actes de saint Tarachus nous le représentent traîné à la

 

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suite du gouverneur de Cilicie pendant la tournée judiciaire de ce dernier; à chaque étape on reprend l'interrogatoire et la torture, qui se renouvelle à Tarse, à Siscia, à Anazarbe, où enfin on le met à mort (1). Même traitement pour saint Nabor, saint Maxime, saint Janvier, les saints Serge et Bacchus, saint Césaire (2) ; ces saints confesseurs marchaient chargés de liens devant la voiture du gouverneur, allant de ville en ville et subissant à chaque station un interrogatoire et de nouvelles violences. On retrouve le souvenir de ce féroce traitement dans un sermon de saint Augustin (3) et dans deux homélies de saint Jean Chrysostome (4). Celui-ci s'exprime en ces termes à propos de saint Julien d'Anazarbe : « Le magistrat païen ne fit pas décapiter le fidèle dès qu'il l'eut entendu ; chaque jour il l'appelait devant le tribunal, multipliant les interrogatoires, les menaces de supplices sans nombre, les caresses et les flatteries, pour ébranler ce coeur impassible. Durant toute une année il traîna Julien à sa suite par toute la Cilicie, afin de lui faire outrage, mais il accroissait ainsi contre son gré la gloire du martyr (5).»

De retour dans leur cachot d'un jour, les martyrs y subissaient un nouveau supplice. Les Actes de saint Tatien Dulas, qui fut ainsi traîné de ville en ville, parlent d'une figure d'Hercule du poids de trois cents livres qui aurait

 

1. Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, § 1, 4, 7.

2. Acta S. Naboris, § 8 (12 juillet) ; Acta S. Maximi, § 2 et 8 (15 sept.). ; Acta S. Januarii, § 6 (19 sept.) ; Acta SS. Sergii et Bacchi, § 20, 23, 25 (7 octobre) ; Acta S. Caesarii, § 4 (1er novembre). Cf. Acta S. Tatiani Dulæ, § 13 (15 juin) ; cette dernière pièce procède visiblement des Actes de Tarachus.

3. Sermo II, in Psalm. Cl, § 2.

4. In Tit. Homil. VI, § 4.

5. Homil. in S. Johannen, Martyrem, § 2.

 

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été attachée au cou des prisonniers (1) ; c'est du moins la traduction la plus vraisemblable que l'on puisse donner d'un texte qui ne trouve pas d'éclaircissement dans le reste de la littérature.

Je ne prétends pas faire ici l'énumération lamentable des instruments de supplice en usage. Un ouvrage célèbre a essayé de les représenter, malheureusement la science archéologique n'y marche pas de pair avec la science des textes (2). Beaucoup de ces tortures amenaient la mort. La roue, sur les rayons de laquelle la victime était attachée, et qu'on faisait tourner rapidement jusqu'à ce que la mort s'ensuivît. La trochlea ou moufle, la flagellation, la pendaison parles cheveux, par les pouces ou par un pied, le pressoir, l'exposition du patient à la piqûre des insectes après qu'il avait été enduit de liquide sucré, ou bien enveloppé dans une peau de bête fraîchement tuée. Le chevalet, les ongles de fer, les lames rougies au feu, le travail à la chaîne, le carcan, puis encore le taureau embrasé, la chaise ardente, le casque et les brodequins rougis au feu, enfin la tunique de poix et la cuve remplie de plomb fondu, de cire ou de poix brûlante. Aux uns on coulait un liquide enflammé dans le nez, les yeux, les oreilles ou dans le ventre ouvert à l'instant, ou encore on arrachait la peau de la tête ou les dents ; d'autres étaient percés de flèches, foulés aux

 

1. Acta S. Tatiani Dulae, § 7 (15 juin).

2. GALLONIO, Trattato degli instrumenti di martirio, etc. (Roma, Donangeli, 1591, in-12) et de SS. Martyrum cruciatibus, Romae, 1594, in-4°, Cologne, 1612, in-8°, Paris, 1659, in-8°, Anvers, 1668 ; les planches de Tempesta sont reproduites dans MAMACHI, Origines et Antiquitates Ecclesiæ (Romæ, 1846, in-4°), t. III, dans MIGNE, Patrol. lat., t. LX, et dans BLANCHARD et BARRIÈRE, Atlas géographique et iconographique, Paris,1844, in-folio.

 

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pieds, broyés, enterrés vivants. Si épouvantables que fussent ces supplices et bien d'autres raffinements, les anciens admettaient quelques supplices principaux dont je parlerai brièvement.

Les plus beaux condamnés étaient réservés pour l'exposition aux bêtes. Saint Ignace d'Antioche avait été envoyé à Rome à cet effet, et nous entendons sainte Perpétue reprocher à l'intendant de sa prison son avarice qui aura pour résultat de flétrir les corps des condamnés aux bêtes. Les chrétiens destinés à ce supplice n'avaient pas, comme les gladiateurs, la ressource de se défendre le fer à la main : ils étaient liés à un poteau sur une estrade ; la bête venait, flairait, jouait à son aise.

Nous voyons que pour l'exposition aux bêtes les condamnés étaient nus ; deux textes célèbres nous apprennent que l'on se servait des chrétiens, des chrétiennes surtout, pour représenter des tableaux mythologiques. Saint Clément rapporte que, parmi les victimes de la persécution de Néron, plusieurs femmes furent martyrisées par des taureaux. « Les victimes étaient attachées nues aux cornes de l'animal et traînées dans l'arène. Ce spectacle rappelait aux assistants la fable de Dircé, attachée, elle aussi, aux cornes d'un taureau furieux, entraînée par lui, foulée et déchirée sur les rochers de Cithéron (1). » La Passion de sainte Perpétue rapporte qu'au moment où on amenait les martyrs à l'amphithéâtre, on voulut faire revêtir aux hommes le costume des prêtres de Saturne,

 

1. E. BEURLIER, dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France,1887. Cf. D. CABROL, Dict. d'Arch. chrét. et de Liturgie, au mot: Ad bestias.

 

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aux femmes celui des prêtresses de Cérès, mais ils refusèrent.

On faisait jouer un autre rôle encore aux fidèles. C'était l'usage d'employer dans les courses de taureaux, pour détourner la fureur de l'animal, « des mannequins bourrés de paille ou de chiffons et vêtus d'habits qui les faisaient ressembler à des hommes. Ces mannequins s'appelaient pilae. De là est venue l'expression : hommes de paille , homines feneos, pour désigner les personnages subalternes destinés à recevoir les coups aux lieu et place de personnages plus importants (1). »  Les Romains avaient bien vite pris l'habitude de remplacer les mannequins par des personnes vivantes. Les femmes condamnées pour adultère jouaient, entre autres, le rôle de pilae (2). « C'est aussi ce rôle, dit M. Beurlier, que remplissaient les chrétiennes exposées aux taureaux dans le cirque. La description du martyre de sainte Blandine à Lyon, telle que nous la trouvons dans Eusèbe, est très caractéristique. Après diverses tortures, Blandine fut enfermée dans un filet et exposée au taureau. L'animal se précipita sur elle et la lança en l'air avec ses cornes ; mais il ne lui donna pas la mort, et on fut obligé de l'achever par le glaive (3). Nous retrouvons le même supplice dans la Passion des saintes Perpétue et Félicité (4). Une vache furieuse fut amenée pour les déchirer. Elles furent enveloppées nues dans des filets. Le peuple eut horreur de ce spectacle,

 

1. E. BEURLIER, ibid.

2. PÉTRONE, Satyricon, 45.

3. EasÈEE, Hist. eccl., 1. V, c. 1.

4. Passio SS. Perpetuae et Felicitatis, dans RUINART, Acta sincera (édit. Ratisbonne), p. 145.

 

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et on les couvrit de quelques vêtements ; le féroce animal lança Perpétue en l'air, mais elle ne périt pas sous ses coups, et il fallut, comme pour sainte Blandine, avoir recours au glaive du bourreau. »

Il arrivait fréquemment que les bêtes féroces, soit lubie, soit satiété, dédaignassent cette pâture; nous en avons un exemple dans les martyrs de Lyon, mais ceux-ci ne paraissent pas avoir attribué cet incident à une protection surnaturelle ; ce n'est que plus tard, dans les récits de la fin du tue et du commencement du IVe siècle, que l'on voit apparaître cette interprétation (1). Le chrétien donné aux bêtes était achevé d'un coup d'épée par le venator ; ceci explique comment plusieurs récits nous disent que le taureau, se détournant des martyrs, prit pour pilæ des valets d'amphithéâtre et s'amusa à les lancer en l'air. Eusèbe avait été témoin d'un de ces faits (2).

J'ai parlé plus haut, et avec quelque développement, de la condamnation aux mines, je n'y reviendrai pas.

Parmi les grands supplices était la peine du feu. Afin de prolonger l'horreur du tourment, le condamné, lié ou cloué à un poteau, était entouré d'un cercle de sarments placé loin de la victime, afin qu'il mourût dans une atmosphère suffocante, au lieu de passer trop vite sous l'action mortelle de la flamme. Saint Polycarpe, saint Fructueux, saint Pionius, sainte Afra, furent condamnés au supplice du feu, et avant eux les chrétiens victimes de la fantaisie de Néron dans les jardins du Vatican.

Le crucifiement fut infligé à un grand nombre de

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., 1. V, c. 1, et 1. VIII, c. 7.

2. Ibid., 1. III, c. 7.

 

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fidèles, et le souvenir qui s'attachait à la croix en fit un des supplices préférés des saints. Il y avait bien des modes différents d'appliquer cette peine, outre celle qu'on adopta pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ; on crucifiait la tête en bas, ou bien les bras et les jambes écartés. Ceux qui devaient perdre la tête marchaient au supplice bâillonnés de cordes ou de chaînes et recevaient à genoux, les yeux bandés, le coup de la mort.

Tacite rapporte en ces termes la mort des enfants de Séjan : « On résolut de sévir centre les derniers enfants de Séjan, quoique la colère du peuple commençât à s'apaiser, et que les premiers supplices eussent calmé les esprits. On les porte à la prison : le fils prévoyait sa destinée ; la fille la soupçonnait si peu que souvent elle demanda quelle était sa faute, en quel lieu on la traînait, ajoutant qu'elle ne le ferait plus, qu'on pouvait la châtier comme on châtie les enfants. Les auteurs de ce temps rapportent que, l'usage semblant défendre qu'une vierge subit la peine des criminels, le bourreau la viola auprès. du lacet fatal. Puis il les étrangla l'un et l'autre, et les corps des deux enfants furent jetés aux gémonies (1). » L'atroce coutume que rapporte ici Tacite a été fréquemment employée à l'égard des vierges chrétiennes, et elle s'est prolongée bien après la paix de l'Église. Si, l'on s'en rapporte au jugement de Tillemont (2) et d'Edmond Le Blant (3), aucun règlement officiel, avant la dernière persécution, n'avait prescrit l'emploi d'une telle voie de contrainte ; elle aurait été abandonnée

 

1. ACITE, Annal., V. 9 ; SUÉTONE, Tiber.,LXI ; DION, LXVIII, 11.

2. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. V, p. 50 et 683.

3. E. LE BLANT, loc. cit., p. 206.

 

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jusqu'alors à la responsabilité des gouverneurs de province.

Tertullien insinue les outrages auxquels les chrétiennes étaient soumises (1) et parle d'une malheureuse condamnée sous Septime Sévère au meritorium (2). Dès le milieu du IIIe siècle, les cas se multiplient. Saint Cyprien fait observer à son peuple que l'épidémie qui sévit affranchit les « vierges qui meurent en paix, sans rien perdre de leur gloire : ne craignant ni la venue de l'Antechrist, ni les horreurs du lupanar (3) ». Dans les Actes de Didyme et Théodora nous lisons : « Les empereurs ont ordonné que les vierges sacrifient aux dieux ou qu'elles y soient forcées par la crainte des derniers outrages (4) », paroles dont il semble que saint Ambroise ait recueilli l'écho (5). Les Actes de saint Pierre de Lampsaque, la passion de Pionius et un trait recueilli par Eusèbe nous montrent, dès le règne de Dèce, des chrétiennes menacées de viol (6). Saint Cyprien, en 253, constate que ce moyen a été employé (7), et depuis lors, principalement au temps de Dioclétien, les documents se multiplient pour témoigner de ces attentats (8) ; il

 

1. Ad lenonem damnando christianam.

2. Apolog., c. L.

3. De mortalitate, XV.

4. Passio SS. Didymi et Theodorae, § 1 « Jusserunt imperatores vos quæ estis virgines aut diis sacrificare, aut injuria meritorii provocari. »

5. De offic. ministr., I, 41 : « Quid de S. Agnes quæ in duarum maximarum rerum posita periculo, castitatis et salutis, castitatem protexit, salutem cum immortalitate commutavit ? »

6. Acta SS. Petri, Andreae, § 3 (dans RUINART, p. 160) ; Passio S. Pionii, § 6 (ibid., p. 143); EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 5.

7. De mortalitate, XV.

8. EUSÈBE, De mart. Palaest., V, VIII ; S. BASIL., De vera virgin., LII; S. CHRYSOSTOME, Homil. XL, 11; S. AMBROISE, De export. virgin., XII, De virgin., III, 6 ; PRUDENCE, Peri Steph., XVI, Ste Agnès ; Passio S. Theodori, § 14 ; Acta S. Agapes, § 5 ; Acta S. Didymi, 1.

 

CCXV

 

semble que les vierges seules aient été soumises à ces violences, les femmes mariées sont mises à mort sans subir l'outrage: Saint Cyprien, Eusèbe, les Actes de saint Pierre Lampsaque et de saint Didyme paraissent autoriser cette distinction (1). Il n'est pas encore prouvé que toutes les vierges condamnées à mort aient été soumises à l'outrage avant d'être frappées, mais cette opinion a été discutée par le cardinal Baronius, le bénédictin Dom Martin, le jésuite de Buck, le dominicain Mamachi, E. Le Blant, et la question reste incertaine (2). Ces atrocités se retrouvent au vie siècle, sous les empereurs chrétiens (3).

En regard de ces détails désolants, il faut mettre le spectacle admirable de la résignation et de la vaillance des vierges chrétiennes. Saint Cyprien ne connaît pour ces malheureuses qu'un moyen de fuir la souillure, c'est la mort libératrice que la peste leur apporte (4). Eusèbe nous parle de chrétiennes que rien n'a pu soustraire à la brutalité des païens (5), aussi les Pères avaient dû envisager et résoudre cette douloureuse alternative. Leur doctrine sur ce point est que la pureté de l'âme ne peut recevoir aucune atteinte des souillures infligées

 

1. S. CYPRIEN, De mortalit., XV ; Acta SS. Petri, Andreae, § 3 ; Acta S. Didymi, § 1 ; EUSÈBE, loc. cit., VI, 5.

2. BARONIUS, Martyrol. roman., 3 sept. ; DOM MARTIN, Explication de plusieurs textes difficiles de l'Ecriture, Ire partie, p. 113 ; MAMACHI, Origines et antiquitates Ecclesiae, t. III, p. 367 ; V[ictor) D[e] B[uck]. De phialis rubricatis (in-8°, Bruxelles, 1855), c. XI ; E. LE BLANT, loc. cit., p. 208.

3. S. HILAIRE, Ad Constantium Aug., 1. I, c. vs ; THÉODORET, Hist. eccl., IV, 22 ; VICTOR DE VITE, Hist. persec. vandalicae, II, 7; c'est aussi la punition des femmes convaincues d'adultère. Cf. SOCRATE, Hist. eccl., V, 18.

4. De mortalitate, XV.

5. De martyr. Palaest., V.

 

CCXVI

 

au corps et que le Seigneur mesurera la récompense à l'horreur du supplice (1). Les invasions et les désordres inouïs qui attristèrent la fin du tic siècle donnèrent à cette question une importance si grande que saint Augustin fut obligé de l'éclairer des lumières de sa science théologique. Je rappelle ces faits parce que, comme nous le verrons dans les derniers volumes de ce recueil, cette question n'a pas cessé d'exister pour les nobles filles qui se dévouent aux missions lointaines. Puissent ces pages leur procurer, au jour de l'épreuve, le réconfort !

Trois documents nous montrent l'attitude des chrétiennes ainsi menacées.

« Où est le temple de ton Christ et quel sacrifice lui offres-tu ? demande-t-on à Sérapie.

— Ma pureté et mon zèle à faire croire en lui.

Ainsi tu es toi-même le temple de ton Dieu ?

— Si, par son secours, je demeure pure, je suis son temple, car il est écrit : Vous êtes les temples du Dieu vivant, et l'Esprit-Saint habite en vous.

— Donc si on te viole, tu cesseras d'être le temple de ton Dieu.

            — Il est écrit : Dieu perdra celui qui violera son temple 2. »

Sainte Seconde est aussi vaillante

Si on t'enlève la virginité par force, que feras-tu avec ton Christ ?

            — C'est l'innocence du coeur qui nous fait vierges, le

 

1. S. BASILE, De vera virginitate, LII ; S. AuGUSTIN, de Civitate Dei, I, 16, 28 ; Epist. CXI, § 9 (Victoriano), etc.

2. Passio SS. Serapiae et Sabinae, § 4 (29 août).

 

CCXVII

 

consentement au mal peut seul faire perdre la pureté. La violence implique le martyre, et le martyre nous prépare la palme (1). »

Sainte Lucie répond au juge qui menace de la faire taire :

« On n'arrête pas la parole de Dieu.

— Tu es donc Dieu ?

— Je suis sa servante, et ma parole a été la sienne, car il est écrit : Ce ne sera pas vous qui parlerez devant les magistrats ; mon Esprit-Saint s'exprimera par votre bouche.

— Alors, c'est l'Esprit-Saint qui parle en toi ?

— L'apôtre l'a dit : Ceux qui vivent chastement sont le temple du Seigneur, et l'Esprit divin habite en eux.

Je vais te faire jeter au lupanar, et lorsque tu auras été souillée, l'Esprit-Saint t'abandonnera (2). »

 

1. Passio SS. Rufinae et Secundae, § 5 (10 juillet).

2. Acta S. Luciae, § 6 (Surins, 13 déc.).

 

 

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CCXVIII

 

IV — CONCLUSION

 

Je ne finirai pas sans faire une remarque que je crois digne d'attention. Les documents retouchés au vie siècle et plus tard nous parlent sans cesse d'apparitions célestes qui viennent fortifier les martyrs : les textes authentiques sont, au contraire, très réservés sur ce point. Ils attribuent la constance des saints à la grandeur de leur foi, et Tertullien nous l'affirme en disant que dans l'horreur des cachots c'est la vertu de foi qui met au coeur du fidèle lumière et parfum (1). Le soldat du Christ n'attend pas la venue d'un envoyé étincelant, car il porte avec lui un éclatant flambeau (2); dès qu'il pénètre dans le cachot, celui-ci s'illumine, dit un confesseur, du rayonnement de l'Esprit-Saint qui règne dans le coeur du martyr (3).

Certains chrétiens de nos jours font trop peu de cas du rôle de la foi et attribueraient trop volontiers le secret de la force des martyrs à des secours surnaturels tels que des visions, des miracles, des extases. Un pareil état d'esprit est regrettable ; la foi, vertu théologale, don gratuit de Dieu, est aussi une vertu surnaturelle, il ne faut pas l'oublier. On peut être martyr sans être gratifié d'aucun miracle, on ne saurait être martyr sans la foi. Il ne faut donc pas hésiter à revendiquer pour la foi surnaturelle, dans le sacrifice des martyrs, le rôle

 

1. TERTULLIEN, Ad martyres, c. II.

2. Passio SS. Jacobi, Mariani, § 8 (dans Acta sincera, p. 227) .

3. Passio S. Montani, § 4 (ibid., p. 231).

 

CCXIX

 

prépondérant qui lui appartient. La foi qui les soutint et les illumina était de la même qualité que celle dont parle l'épître aux Hébreux (1) : « La foi est le soutien des choses que nous espérons et l'évidence de celles que nous ne voyons pas. Par cette foi ils ont vaincu des royaumes, rendu la justice, joui des promesses, fermé la gueule des lions, éteint l'ardeur des flammes, échappé au tranchant de l'épée, triomphé de leurs maladies, fait de grandes actions dans la guerre, mis en désordre le camp des étrangers, et ressuscité des enfants pour les rendre à leurs mères. Il y en a eu qui ont été tourmentés sur les chevalets, sans accepter leur délivrance, afin d'en obtenir une plus heureuse dans la résurrection. D'autres ont souffert les opprobres, les fouets, les liens et la prison ; ils ont été lapidés, sciés, tentés, passés parle fil de l'épée ; ils ont erré çà et là, vêtus de peaux de brebis et de chèvres, pauvres, affligés, maltraités ; eux de qui le monde n'était pas digne, ils se sont retirés dans les déserts, sur les montagnes, dans les antres et les cavernes de la terre. ».

C'est faute de comprendre ce rôle de la foi qu'on va chercher ailleurs des phénomènes sensibles au lieu d'envisager l'acte de foi des martyrs dans ce qu'il révèle de fécondité surnaturelle et de vigueur mentale. Sans doute, les martyrs ont été l'objet de secours extraordinaires, Dieu a fait des miracles en leur faveur, il suffit de lire leurs actes authentiques pour n'en plus douter ; mais s'ils sont assez évidents pour prouver la sainteté de la cause en faveur de laquelle ils sont accomplis, ils ne sont pas destinés cependant à amoindrir le mérite de

 

1. Hebr., XI, 1, 33 et suiv.

 

CXX

 

ceux à propos desquels ils sont faits, car c'est de ceux-ci, se livrant dans l'obscurité lumineuse de leur foi et avant tout prodige, qu'il a été dit : e Heureux ceux qui croient, quoiqu'ils n'aient point vu. » La foi dont parlait Jésus, cette foi ardente qui soulève les montagnes, nous introduit dans un pays nouveau : fide demoratus est in terra repromissionis, c'est une anticipation sur la vie de la gloire. Dieu vient en nous, il substitue en quelque sorte son action à la nôtre à force de resserrer son union, et, comme le disaient les martyrs de Lyon : « Le Christ souffre pour Sanctus (1). » La foi portée à ces hauteurs est l'achèvement de la destinée humaine.

La règle pratique de l'homme ne diffère pas sur ce point de la règle de la société agissante, elle est simple et ne varie pas : se donner soi et l'univers à ce qu'on croit le Bien. Il n'est pas question de rechercher quel est ce Bien, puisque la foi nous le fait connaître. Unus est bonus Deus. Et c'est précisément en conformité avec ce Bien — avec Dieu — que nous devons faire le bien dont nous sommes capables. Il s'agit moins pour nous de faire tout le bien que nous voulons, dans la mesure et de la manière où nous le voulons, que de le faire quand et comment il convient à Dieu que nous le fassions. L'essentiel n'est pas de faire vite et beaucoup, c'est de faire bien ce qu'on fait, et de le faire sans cesse avec cette perfection. L'essentiel et le pénible, c'est de bien faire, c'est-à-dire en esprit de soumission et de détachement et de le faire parce qu'on y sent l'ordre d'une volonté à laquelle la nôtre doit être subordonnée.

Nous ne pouvons mieux finir que par cette citation de

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., l. V, c. 1.

 

CCXXI

 

M. Blondel (1) qui vient à l'appui de tout ce que nous avons dit : « A consulter le témoignage immédiat de la conscience, l'action est bonne quand la volonté, pour l'accomplir, se soumet à une obligation qui exige d'elle un effort et comme une victoire sur elle-même. Et ce témoignage est fondé, parce qu'en effet il n'y a de bien véritable que là où nous substituons à tous les attraits, à tous; les intérêts, à toutes les préférences naturelles de la volonté, une loi, un ordre, une absolue autorité, là où nous: mettons dans notre acte une initiative autre que la nôtre.; Unus est bonus Deus. Le devoir n'est le devoir que dans la mesure où, d'intention, l'on y obéit à un commandement divine: soumission pratique qui d'ailleurs est indépendante des affirmations ou des négations métaphysiques. Il y a une manière de servir Dieu, sans le nommer ni le définir ; et c'est là ce qui est « le Bien ».

« L'action bonne est celle qui, dans l'homme même, dépasse et immole l'homme : chaque fois qu'on accomplit un devoir, il faut sentir qu'il emporte la vie, qu'il remplace la volonté propre et qu'il suscite en nous un être nouveau. Car il faudrait mourir plutôt que de ne le point accomplir ; et, en vivant pour nous en acquitter, c'est déjà un autre qui vit en nous.' Tout acte est comme un testament. Il faudra bien prendre le temps de mourir : c'est comme mourant qu'il faut vivre, avec cette simplicité qui va droit à l'essentiel et au vrai,

« Il n'y a donc d'absolument bon et voulu que ce que nous ne voulons pas de nous-mêmes, ce que Dieu veut en nous et de nous. Mais, si dans ce que nous voulons le mieux, dans l'action la plus conforme à notre voeu intime,

 

1. L'Action, in-8°, Paris, 1883, p. 377,

 

CCXII

 

il y a déjà une mortification, que sera-ce de tout ce qui contrarie, humilie, et meurtrit le vouloir ? Si, pour bien agir, il faut souffrir d'être supplanté par une volonté, conforme, il est vrai, mais supérieure à la nôtre, n'est-ce pas que, dans la souffrance même, dans tout ce qui répugne à notre nature, il est besoin d'une plus courageuse action, pour faire rentrer la douleur et la mort, elles également, dans le plan volontaire de la vie ? mais n'est-ce pas aussi que cette mortification est la véritable épreuve, la preuve et l'aliment de l'amour généreux? On n'aime point le bien si l'on n'aime pour, lui ce qu'il y a de moins aimable. Où il y a moins de nous, il y a plus de lui.

« S'il y a, à l'origine de l'action bonne, un principe de renoncement, de passion et de mort, il n'est pas surprenant que, dans tout le déploiement de la vie morale, l'on rencontre constamment la souffrance et le sacrifice. La souffrance, elle sert à stimuler le développement de la personne, elle est un moyen de formation, un signe et un instrument de réparation ou de progrès ; elle nous détrompe de vouloir le moins pour nous porter à vouloir le plus. Mais l'accepter elle-même, y consentir, la re-chercher, l'aimer, en faire la marque et l'objet même de l'amour généreux et détaché, placer l'action parfaite dans l'action douloureuse, être actif jusque dans le trépas, faire de chaque acte une mort et de la mort même l'acte par excellence, c'est ce triomphe de la volonté qui déconcerte encore la nature et qui, en effet, engendre dans l'homme une vie nouvelle et plus qu'humaine.

« Où se mesure le coeur de l'homme, c'est à l'accueil , qu'il fait à la souffrance : car elle est en lui l'empreinte d'un autre que lui... elle tue quelque chose en nous pour y mettre quelque chose qui n'est pas de nous. Ainsi la

 

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souffrance est en nous comme une semaille : par elle quelque chose entre nous, sans nous, malgré nous ; recevons-le donc, avant même de savoir ce que c'est... La douleur est comme la décomposition nécessaire à la naissance d'une oeuvre,plus pleine. Qui n'a pas souffert d'une chose ne la connaît ni ne l'aime. Et cet enseignement se résume d'un mot, mais il faut du coeur pour l'entendre : e sens de la douleur, c'est de nous révéler ce qui échappe à la connaissance et à la volonté égoïste ; c'est d'être la oie de l'amour effectif, parce qu'elle nous déprend de nous, pour nous donner autrui et pour nous solliciter à nous donner à autrui...

« Mais la souffrance n'est pas seulement une épreuve ; elle est une preuve d'amour et un renouvellement de la vie intérieure, comme un bain rajeunissant pour l'action. Elle nous empêche de nous acclimater en ce monde et nous y laisse comme en un malaise incurable... En face d'une douleur réelle, point de belles théories qui ne semblent vaines ou absurdes. Dès qu'on en approche quelque chose de vivant et de souffrant, les systèmes sonnent creux , les pensées restent inefficaces. La souffrance, c'est le nouveau, l'inexpliqué , l'inconnu, l'infini, qui traverse la vie comme un glaive révélateur.

« Ainsi se découvre-t-il une sorte de réciprocité ou, pour ainsi dire, d'identité entre l'amour vrai et la souffrance active. Car, sans l'éducation de la douleur, l'on n'arrive point à l'action désintéressée et courageuse. L'amour fait les mêmes effets en l'âme qu'au corps la mort : il transporte celui qui aime en ce qu'il aime et ce qui est aimé en ce qui est aimant. Aimer, c'est donc aimer à souffrir, parce que c'est aimer la joie et l'action d'autrui en nous...

« On n'acquiert pas l'infini comme une chose ; on ne

 

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lui donne accès en soi que par le vide et la mortification Et pour peu qu'on ait l'âme grande et avide, l'on jouit mieux de ce qu'on n'a pas que de ce qu'on a... La mortification est donc la véritable expérimentation métaphysique,celle qui porte sur l'être même. Ce qui meurt, c'est ce qui empêche de voir, de faire, de vivre ; et ce qui survit, c'est déjà ce qui renaît. Se survivre, là est l'épreuve de la bonne volonté. Être mort ne serait rien; mais se survivre, se sentir dépouillé de ses complaisances intimes et de ses goûts d'indépendance, être dans ce monde comme n'y étant pas, trouver pour toutes les tâches humaines plus d'ardeur dans le détachement qu’on ne saurait en puiser dans la passion, voilà le chef-d'oeuvre de l'homme. Tant de gens vivent comme s'ils ne devaient jamais mourir, c'est l'illusion ; il faut agir comme mort, c'est la réalité. Suivant qu'on met en ligne de compte cet infini de la mort, comme tout change de signe ! Et que la philosophie même de la mort est peu avancée ! C'est qu'aussi rien ne supplée à la pratique de cette méthode des suppressions volontaires : combien peu l'ont expérimentée ! combien voudraient arracher à ses prises juste ce qu'il faut lui livrer, sans songer que la mort peut et doit être l'acte par excellence ! C'est là le secret de la terreur sacrée qu'éprouve la conscience moderne, comme l'avait sentie l'âme antique, à l'approche, à la seule pensée du divin. Si nul n'aime Dieu sans souffrir, nul ne voit Dieu sans mourir. Rien ne touche à Lui qui ne soit ressuscité ; car aucune volonté n’est bonne si elle n’est sortie de soi pour laisser toute la place à l'invasion totale de la sienne. »

 

 

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SUR LES MORTS DES PERSÉCUTEURS

 

Ceux qui ont souffert ont aimé à rappeler le traitement lamentable que Dieu infligea à ceux qui les avaient fait souffrir. Cette vengeance divine a fourni la matière d'un grand nombre de démonstrations apologétiques ; encore que ce soit une question de savoir si le châtiment que Dieu prend des coupables est destiné à punir l'abus du pouvoir ou à prouver l'injustice de la cause, ou tous les deux à la fois. Si cette question se posa aux anciens chrétiens, ils paraissent l'avoir résolue dans le dernier sens. Le premier auteur, parmi ceux dont les ouvrages nous sont parvenus, qui ait développé ce point de vue est Lucius Caelius Firmianus Lactantius, rhéteur latin et, en son temps, précepteur de Crispus César, fils de Constantin le Grand (1). Son livre est intitulé : « de la Mort des Persécuteurs, ou bien peut-être, pour ne pas forcer sa pensée par la traduction : sur les Morts des Persécuteurs. L'authenticité de l'écrit et son attribution à Lactance ont été contestées (2) ; elles semblent pouvoir être admises

 

1. Cf. TILLEMONT, Mém. pour servir à l'hist. eccl., t. VI. Son article et les notes. A. HARNACK, Gesch. der altchr. Litteratur, t. I, p. 736.

2. Pour la première fois par D. LE NOURRY. Cf. A. EBERT, Geschichte der christl. latein. Litteratur, 2 Aufl, t. I, p. 85 suiv. Le traité est conservé dans le seul manuscrit : Paris, latin 2627, qui l'attribue à L. Cæcilius, dont l'identification avec L. Cælius (ou Cæeilius) Lactance, n'offre pas d'impossibilités. Cf. Besson, Ueber die Entstehungsverheltnisse der Prosaschriften des Lactanz und des Buches « de Mortibus Persecutorum », dans les Sitzungsb. der Akad. Wiss. in Wien, CXXV, VI ; 1891, 138 pp. in-8°. — Neue Jahrb. für Philol. und Paedag. 147 (1893), p. 121 suiv., 203. — Parmi les ouvrages plus anciens sur cette question, voyez : WEHNU, In welchen Punkten zeigen sich bei Lactantius — de Mortibus Persecutorum — d. durch d. lokalen Standort d. Verfassers bedingten Vorzüge in d. Berichten üb. d. letzten drei Regierungsjahre Diocletians, Progr. Saalfeld, 1885, in-4°. — Ueber d. Verfasser d. Buches : « de Mortibus Persecutorum », dans Berichte d. Sachs. Gesellsch. d. Wiss. Phil. Hist. Cl. XXII (1870), p. 115-138.—K. HALM, Zu Lactantius «de Mortibus Persecutorum ». A. d. Sitzungsbericht d. Kais. Akad. d. Wissensch. zu Wien. — Phil. Hist. Cl. (1865), p. 161-167, Wien, 1865, in-8°. — V. KEHREIN, Quis sdripserit libellum qui est Lucii Cæcila « de Mortibus Persecutorum ». Dissertat. inaugur. Monaster. Stuttgarti, 1877, in-8°. J. ROTHFUCHS, Qua historiae fide Lactantius usus sit in libro « de Mortibus Persecutorum » Disput. Gymn. Progr. Marburg, 1862, in-4°. — P. ALLARD, la Persécution de Dioclétien, t. I (1890), préf., p. XXXIX suiv. — Enfin MOMMSEN dans l'Hermès, XXXII (1897), p.538, et tout récemment, à propos de la thèse de BRANDT, loc. cit., les articles de BELSER dans la Theologische Quartalschrift (1892), pp. 426 et 439 (1898), p. 547. — Revue d'histoire et de littérature religieuses, t. V (1900), p. 281. Bibliographie dans O. BARDENHEWER, Gesch. der altkirchl. Litteratur, in-8°, Freiburg, 1903, t. II, p. 487 ; R. PICHON, Lactance, in-8°, Paris, 1901, p. 337 sg. ; P. ALLARD, dans la Revue des questions historiques, 1903, 1er octobre : Mélanges. Editions BALUZE, Paris, 1679, et BRANDT-LAUBMANN, Vienne, 1897.

 

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néanmoins ; quant à la date, elle ne peut être reculée après les années 322 ou 323, date de la rupture entre Constantin et Licinus ; elle se place vraisemblablement en décembre 314 ou en 315.

Le traité de Mortibus Persecutorum ne prend quelque développement qu'à partir de l'empereur Dèce, ce qui concerne Néron est fort écourté, Domitien est désigné sans être nommé ; Trajan, Antonin, Marc-Aurèle, Commode, Septime-Sévère, Maximin, sont à peine mentionnés. Il y a là une lacune que les documents contemporains nous permettent de combler. Ce qui est fait pour surprendre, c'est que Lactance, ou l'auteur, quel qu'il soit, du pamphlet, n'ait pas utilisé les faits concernant la mort de ces princes, faits qui fournissaient une éclatante confirmation de sa thèse, à moins que, ce qui est

 

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difficile à admettre, il n'ait songé qu'à réunir des traits historiques sur quelques princes dont le souvenir était encore vivant. Quoi qu'il en soit, le récit qui va suivre n'est destiné dans notre pensée qu'à compléter la lacune de l'éloquent petit livre qu'on lira ensuite.

L'histoire des successeurs d'Auguste est probablement la plus digne d'attention, à tous points de vue, parmi les histoires des souverains. Entre Auguste et Constantin se déroule une série divine qui offre tour à tour la beauté sereine des frises de l'art grec et les brutales laideurs des peintures secrètes de Pompe, l'Olympe romain a des aspects de cour des miracles. Ces hommes si divers que furent Néron et Marc-Aurèle, occupant la même place, faisant le même métier, nous donnent ce grave enseignement ; c'est que l'homme est un instrument achevé pour toute tyrannie comme pour toute servitude, et une forme quelconque de gouvernement lui fournit toujours quelque biais qui lui permet de se livrer ou de se soumettre, à son heure, aux plus terribles excès. Ce fut une des gloires et, ce qui est plus, une des forces des chrétiens de savoir « supporter et s'abstenir », aussi bien lorsqu'ils furent livrés à des fous furieux que lorsqu'ils furent gouvernés par des philosophes ; lorsqu'ils assistaient, tout haletants encore des fatigues de la lutte, aux funérailles de leurs persécuteurs, ils pouvaient s'appliquer le mot de leur grand Apôtre : Vince in bono malum : «Nous triomphons du mal par le bien. » S'ils ne se révoltèrent jamais, c'est que les exigeantes qu'on leur présenta n'étaient pas de nature politique ; toute la résistance qu'ils pouvaient faire allait à mourir, et ils ne s'y refusèrent pas ; mais de leur attitude religieuse nous ne pouvons rien conclure à leur attitude politique, les textes ne le permettent pas. Au contraire, le peu qu'ils apprennent tend à montrer dans les chrétiens des citoyens un peu échauffés en

 

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paroles, mais pacifiques en fait (1). Ces vastes tueries, dont ils fournissaient souvent les victimes, n'ont soulevé ni l'indignation de saint Paul, ni la verve de Tertullien, ni provoqué la colère des foules capables, en beaucoup de lieux, de s'opposer efficacement aux volontés terribles de l'empereur. Je ne sais si, à ce point de vue, ils sont aussi admirables citoyens qu'ils furent chrétiens admirables. L'empire romain, tel qu'en le subissant ils l'ont laissé être, fut-il un progrès ou un obstacle dans la marche de l'humanité ? Je laisse la réponse à d'autres temps et à d'autres études; il me suffit de faire remarquer la modération avec laquelle les hommes vivant peu après ces princes ont parlé d'eux ; c'est un procédé qui ne se retrouve pas au même degré dans tous les temps et principalement de nos jours, et cela tout seul suffirait déjà à rendre aimables ces hommes antiques qui surent résister à leurs maîtres, convaincre leurs adversaires et parler avec honnêteté à leurs contradicteurs.

 

*

**

 

La dernière année de Néron fut très remplie. L'empereur parcourut la Grèce en artiste (2) et rentra à Rome en triomphateur. Sur sa route on lui avait prodigué les honneurs : à Naples, à Antium, à Albe, il entra sur un char traîné par quatre chevaux blancs et, en sa qualité de vainqueur des jeux olympiques, par une brèche faite

 

1. Voy. t. II, Comment le christianisme fut envisagé dans l'empire romain, passim.

2. SUÉTONE, Néron, 20-25, 53-55 ; DION, Hist. rom., LXIII, 8-18 , EUSÈBE, Chron., an. 12 de Néron; Carmina sibyllina, V, 136 suiv., XII ; 90-92 ; PHILOSTRATE, Apoll., IV, 38; V, 7, 8, 22, 23. Cf. HERTZBERG, Histoire de la domination de la Grèce par les Romains, t. II.

 

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dans la muraille. A Rome, qu'il avait quittée depuis près d'un an (1), on avait préparé pour lui le char qui avait servi au triomphe d'Auguste, son trisaïeul. Il y monta, vêtu de pourpre, portant la chlamyde semée d'étoiles d'or; sur la tête, il avait la couronne olympique, dans sa main droite, la couronne pythique ; à côté de lui était assis le musicien Diodore. Devant le char marchaient des serviteurs portant sur des écriteaux l'indication des victoires, les noms des rivaux, les titres des pièces, les rôles qu'il avait tenus ; derrière le char venait la claque, cinq mille hommes, et les Augustans. On démolit, pour le faire passer, une arcade du cirque Maxime qu'il traversa pour se rendre par le Vélabre et le Forum au temple d'Apollon sur le mont Palatin. Partout sur son passage on immolait des victimes, on parfumait l'air avec de la poudre de safran ; la foule clamait en cadence : A Néron-Hercule ! (douze fois de suite) ; A Néron-Apollon ! (cinquante fois); A l'olympionice ! Au pythionice ! (douze fois) ; A Auguste ! A Auguste ! (vingt fois) ; O voix sacrée ! heureux qui peut  t'entendre ! (cent fois de suite) (2). On attacha dans le cirque Maxime, à l'obélisque d'Auguste, les mille huit cent huit couronnes que rapportait son petit-fils ; on frappa des médailles sur lesquelles l'empereur était représenté en joueur de flûte (3), on fit son buste, les cheveux frisés comme un acteur (4).

Cette mascarade inouïe dura peu de temps. Vers le

 

1. TILLEMONT, Hist. des emp., I, p. 320 ; DION, LXIII, 19-21.

2. Sur ces répétitions des acclamations suivant la manière antique, voyez les cantiques de la confrérie des Arvales et l'article Acclamation dans le Dictionnaire d'Archéologie et de Liturgie de Dom CABROL.

3. ECKHEL, Doctrina veterum nummorum, t. VI, p. 275-276 SUÉTONE,  Néron, 25.

4. Voyez au Louvre, Salle d'Auguste, le no 1225, et au British Museum, no 1887.

 

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15 mars de l'an 68, un Gaulois nommé Vindex, préfet des Gaules, souleva les légions ; le 3 avril, Galba se joignit à lui, et Néron commença à craindre sérieusement ; il manda les légions d'Illyrie, mais il apprit presque aussitôt la nouvelle de leur défection. Alors il imagina de former une troupe composée de tous les matelots de la flotte d'Ostie, parmi lesquels il encadrerait son corps de danseuses qu'il fit habiller en amazones, avec des pelles, des haches et les cheveux coupés ras. Il songea aussi à se retirer à Alexandrie et à s'y faire chanteur des rues (1); il rêva encore de faire massacrer ce qui restait du Sénat, de brûler Rome une seconde fois, de lâcher dans la ville la ménagerie de l'amphithéâtre ; entre temps il faisait des vers, il chantait et courait les théâtres incognito et se préparait à revêtir la stole des matrones pour aller, sans autres armes que sa beauté, son chant et ses larmes, demander la pitié des légions de Galba.

            Au milieu de ces bouffonneries il apprit, le 8 juin, la révolte de prétoriens. A ce coup, il se sentit perdu, demanda des habits de deuil et composa un discours dans lequel il demandait au peuple son appui, ou, du moins, le pardon du passé et la préfecture d'Égypte. On lui fit observer qu'il n'arriverait pas vivant au Forum et il se tint coi. Il se coucha : en pleine nuit il fut réveillé, on pillait sa chambre; il se sauva en chemise et courut frapper à diverses portes, elles restèrent fermées. Il revint, voulant mourir cette fois, et demanda le tueur à la mode de l'amphithéâtre, Spiculus. Personne ne l'alla chercher. Il sortit, se rendit au Tibre, mais quand il en approcha, il revint sur ses pas. Phaon, un de ses affranchis, lui offrit asile dans sa villa, située à une lieue et demie environ, et

 

1. AURÉLIUS Victor, De Coes., Nero, 14. Cf. SUÉTONE, Nero, 40, 42.

 

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ils partirent (1), lui quatrième, se couvrant tant bien que mal d'un manteau, car il avait été surpris dans son lit et s'était enfui à peine vêtu. Lorsqu'on rencontrait des gens, Néron ramenait un pan du manteau sur son visage; enfin il sortit de la ville par la porte Colline, et entendit les cris du camp des prétoriens qui acclamaient son successeur. Cependant il fut reconnu, mais on le laissa passer; il quitta la route et rampa dans un champ de cannes jusqu'à ce qu'il atteignît la villa de Phaon. Le maître lui proposa de se blottir dans un trou à pouzzolane : il refusa d'être, disait-il, enterré tout vivant; on fit à petit bruit une ouverture dans la muraille et on le tira dans une salle démeublée où il s'étendit sur une natte et but quelques gorgées d'eau tiède. Pendant ce temps il récitait des vers et les appliquait à sa situation ; il osa redire ceux-ci :

 

Ma femme, ma mère, mon père

Prononcent mon arrêt de mort (2).

 

Il entremêlait tout cela de réflexions qu'il s'efforçait de rendre tragiques : « Celui qui autrefois était fier de sa suite nombreuse n'a plus maintenant que trois affranchis » ; ou bien il devenait macabre : il voulut qu'on creusât sa fosse à la taille de son corps et fit apporter des marbres, de l'eau, du bois pour ses funérailles ; pendant ces apprêts il pleurait et disait : « Quel artiste va périr! » Qualis artifex pereo!

Un esclave de Phaon apporta de Rome le courrier contenant un décret du sénat. On y déclarait Néron

 

1. La villa de Phaon, dit Renan, devait être un peu au delà de l'Anio, entre le ponte Nomentano et le ponte Salaro, sur la via Patinaria. Cf. PLATNER et BUNSEN, Beschreibung der Stadi Rom, III, 2e partie, p. 455.

2. DION, LXIII, 28. Cf. SUÉTONE, Néron, 46.

 

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ennemi public et on le condamnait à être puni « suivant la vieille coutume ». — « Quelle coutume ? » demanda-t-il. On lui expliqua en quoi elle consistait. La tête du patient est engagée dans une fourche tandis qu'on le fouette de verges jusqu'à la mort ; on traîne alors le corps avecuncroc et on le jette dans le Tibre. Néron frissonna, prit deux poignards qu'il avait sur lui, les affûta, puis les posa : « L'heure fatale n'est pas venue », dit-il, et il demanda à Sporus de commencer sa complainte funèbre afin qu'il mourût dans cet exercice ; mais il se reprenait sans cesse, retrouvait des citations, faisait des vers ; maintenant il monologuait en grec ; il invita les assistants à le précéder dans la mort : « N'y aura-t-il personne ici, demanda-t-il, pour me donner l'exemple? » A ce moment on entendit le bruit du détachement de cavalerie envoyé pour le prendre.

 

Le pas des lourds chevaux me frappe les oreilles (1),

 

dit-il. Il avait le poignard sur la gorge. Epaphrodite appuya et le fit entrer. Le centurion se précipita, voulut arrêter le sang, c'était trop tard; le mourant regarda le centurion et dit : « Voilà donc votre fidélité 1 » puis il expira.

 

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La mort de Domitien offrit moins de péripéties (2). Sa femme Domitia apprit que Parthénius, Sigerius et Eutellus seraient mis à mort; elle le leur manda. Ceux-ci résolurent de prévenir le coup, mais ils ne savaient comment s'y prendre : serait-ce à table ou au bain? lorsqu'un affranchi de Domitille, devenu son intendant,

 

1. Iliade, X, 535.

2. SUÉTONE, Domit., 17 ; DION, LXVII, 15 et suiv.

 

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Stephanus, alors accusé de malversation, s'offrit pour faire le coup. Pour détourner les soupçons, il feignit une blessure au bras gauche et le porta plusieurs jours entouré de laine et de bandages ; le dernier jour, il y cacha un poignard. Ce jour-là, 18 septembre, vers onze heures du matin, Stephanus fit demander audience pour dénoncer à l'empereur une conspiration. Le chambellan Parthenius, qui était du complot, l'introduisit et ferma les portes. Tandis que l'empereur lisait, tout effrayé, l'écrit qu'il venait de lui remettre, Stephanus planta son couteau dans l'aine. Domitien cria à un jeune esclave chargé de l'entretien de l'autel des dieux lares de lui donner la lame qu'il avait sous son chevet et d'appeler les gardes ; l'enfant courut au chevet et ne trouva qu'une poignée; il courut à la porte des gardes: elle était fermée. Pendant ce temps Domitien avait renversé Stephanus et le tenait sous lui ; il essayait de ses doigts à moitié coupés de lui arracher son poignard ou de lui crever les yeux. Voyant que cela se prolongeait, Clodianus, légionnaire émérite, Maxime, affranchi de Parthenius, Saturius, décurion des valets de chambre, et quelques gladiateurs entrèrent dans la chambre et achevèrent l'empereur. Les gardes arrivèrent un moment après et tuèrent Stephanus.

 

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En l'année 116, l'empereur Trajan conquit l'Abiadène, passa le Tigre, traversa Babylone, Ctésiphon et atteignit le golfe Persique, dont le nom seul, jusqu'alors, était connu des Romains, puis il remonta à Babylone. Cependant,à la fin de cette. année la situation s'assombrit. Une révolte générale éclatait sur ses derrières. Les Juifs qui l'avaient soulevée tuaient tout sans rémission ; dans la

 

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Cyrénaïque on comptait, disait-on, deux cent vingt mille personnes égorgées, il en fut de même à Chypre — deux cent quarante mille égorgés, — en Egypte, où les meurtres dépassèrent de beaucoup ces chiffres. La position de Trajan en Babylonie devenait critique ; des partis

arabes inquiétaient ses avant-postes. Pour occuper ses troupes, il songea à prendre Hatra (1); après un long siège il dut s'éloigner, son armée mécontente et lui-même malade. La retraite fut difficile et parfois désastreuse : ce fut en cet équipage qu'il rentra à Antioche, vers le mois d'avril 117, aigri et souffrant. La révolte s'étendait, et il songeait à reprendre la campagne, lorsque l'hydropisie le força de s'arrêter à Sélinonte en Cilicie ; il avait pris les germes de la maladie devant Hatra, et son organisme, fatigué par son goût immodéré pour le vin et les femmes, ne put résister. Plotine, sa femme, et Matidie, sa nièce, le veillaient. Plusieurs historiens racontent que Plotine, dont l'amour coupable pour Adrien était bien connu, isola l'empereur afin d'obtenir de lui l'adoption d'Adrien ; d'autres disent que l'adoption ne fut qu'une feinte (2). Ce qu'il y a de certain, c'est que le cinquième des ides d'août (11 août) de l'année 117, Adrien annonça son adoption ; deux jours plus tard, le bruit de la mort de Trajan se répandit sans qu'on ait jamais su quelle en a

été la date précise.

 

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Quelques meurtres isolés —le plus célèbre fut celui de l'évêque Polycarpe — accompli sous le règne d'Antonin ne suffisent pas à attribuer à ce prince la qualification

 

1. Aujourd'hui El-Hadhr,

2. DION, L,XIX, 1.

 

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de persécuteur. Sa mort d'ailleurs fut sereine et elle donna l'empire à Marc-Aurèle.

Marc, imperator (1) pour la dixième fois, quitta Rome pour sa dernière campagne. Son quartier général semble avoir été à Vienne sur le Danube, ou à Sirmium, où la peste régnait à l'état endémique depuis plusieurs années (2). Le 10 mars 180, l'empereur tomba malade ; il comprit aussitôt qu'il allait mourir. Son fils, Commode, ne songeait qu'à fuir pour échapper à la contagion ; mais Dion Cassius affirme qu'il savait à quoi s'en tenir sur la mort de son père, à qui les médecins avaient, de sa part, donné du poison. Le sixième jour de sa maladie Marc présenta Commode aux légions, le septième jour il ne voulut voir que son fils « et il le congédia au bout de quelques instants, de peur de le voir contracter le mal dont il était atteint ; peut-être ne fut-ce là qu'un prétexte pour se délivrer de son odieuse présence, Puis il se couvrit la tête comme pour dormir. La nuit suivante il rendit l'âme ».

 

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Sévère se rendit dans l'île de Bretagne en l'année 208 avec ses deux fils, Caracalla et Géta. L'expédition coûta cinquante mille hommes, mais on reporta la frontière de l'empire jusqu'à la Clyde. Sévère, prématurément vieilli par les grands travaux qui avaient rempli sa vie, se sentit vaincu par les infirmités ; il confia alors le commandement des légions à Caracalla, et celui-ci, dans l'espoir d'exclure son frère du trône, chercha à séduire les troupes. Sévère fit mourir les complices

 

1. DION, LXXI, 33.

2. ORELLI-HENZEN, n° 5489.

 

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de Caracalla, niais l'épargna lui-même ; alors Caracalla songea, dit-on, à un parricide. Sévère souffrait d'une forte attaque de goutte quand il apprit ce projet, l'indignation qu'il en conçut hâta sa fin. Lorsqu'il se sentit mourir, il appela ses deux fils et les exhorta à se réconcilier. Le tribun de service vint prendre le mot d'ordre de l'empereur, celui qu'il donna fut : Laboremus, « Travaillons », et peu de temps après il expira (211).

 

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Au mois de mars 238, en Afrique, les deux Gordiens prirent la pourpre. Le sénat les reconnut aussitôt et déclara Maximin ennemi public ; la mort des deux Gordiens ne changea pas ses dispositions, il élut empereurs Balbinus et Maximus Pupianus. A ces nouvelles, Maxi-min entra dans une telle fureur « qu'on l'eût pris, dit Capitolin, non pour un homme, mais pour une bête féroce. Il se jetait contre les murs, il se roulait par terre, poussait des cris confus, saisissait son épée, comme s'il eût pu massacrer le sénat ; il déchirait ses vêtements royaux, frappait ceux qui l'entouraient. Il eût même, dit-on, arraché les yeux à son jeune fils si celui-ci ne se fût retiré. Cette fureur contre son fils venait de ce que, mal-gré l'ordre qu'il lui avait donné d'aller à Rome aussitôt après son avènement, le jeune prince avait préféré rester auprès de son père, et Maximin pensait que le sénat n'eût rien osé contre lui si son fils eût été à Rome ». Il se calma enfin, harangua ses troupes et les amena en Italie. Au débouché des Alpes Juliennes, il fut arrêté devant Aquilée, où s'étaient enfermés les consulaires Crispinus et Menophilus. Le siège traînant en longueur, Maximin fit tuer ses propres généraux ; niais vers le milieu du jour, des prétoriens, lassés de ces procédés,

 

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entrèrent dans la tente où l'empereur et son fils faisaient la sieste, ils les tuèrent tous deux et promenèrent leurs têtes autour des murs de la ville.

 

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A partir de cet empereur, les récits de Lactance deviennent plus circonstanciés ; c'est son écrit que l'on va lire.

 

I. — Enfin, mon cher Donat, le Seigneur s'est laissé toucher par tes prières et par celles des frères qui ont à jamais signalé leur foi par une confession glorieuse. La paix est rétablie en tous lieux, l'Eglise abattue se relève, et le temple ruiné par les impies va surpasser sa première splendeur. La Providence nous a donné des princes qui ont rapporté les édits sanguinaires des tyrans, et qui prennent soin de la vie de ces hommes qui, ayant dissipé les ténèbres des siècles passés, font briller pour nous la lumière de la paix. Après les ballottements d'une tempête effroyable, l'air se purifie et nous jouissons de la clarté désirée. Dieu tend une main secourable aux malheureux, il sèche les larmes des affligés, ses ennemis sont terrassés, ceux qui avaient détruit son temple sont détruits à leur tour ; ces misérables qui se sont enivrés tant de fois du sang. chrétien ont exhalé leurs âmes scélérates au milieu des supplices qu'ils avaient si justement mérités ; car le Tout-Puissant n'avait différé leur châtiment que pour laisser un témoignage évident qu'il n'y a qu'un Dieu, et que, par des morts terribles, il sait tirer vengeance de ses ennemis superbes et impies. Ce sont ces morts que j'ai le dessein de raconter. La perte des ennemis du nom de Dieu ne laissera per-sonne douter de sa majesté et de sa puissance. Je le montrerai par le récit des châtiments sévères dont le Juge céleste a usé contre les persécuteurs qui ont affligé l'Eglise depuis l'origine.

 

II. — L'histoire nous apprend que sur la fin de l'empire de Tibère, le vingt-troisième de mars, sous le consulat des deux Geninii, Notre-Seigneur Jésus-Christ fut mis en croix par les

 

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Juifs ; qu'après trois jours il sortit du tombeau, qu'il réunit ses disciples dispersés par la frayeur que son arrestation leur avait causée ; qu'il demeura quarante jours avec eux ; que pendant ce temps il leur ouvrit les yeux et leur éclaircit plusieurs passages obscurs des Ecritures ; qu'il leur donna des lois, les forma à la prédication de l'Evangile et régla toute la discipline du Nouveau Testament ; qu'ensuite un tourbillon l'enleva et le ravit dans le ciel. Les disciples, qui, après la trahison de Judas, se trouvèrent réduits à onze, s'étant associés Paul et Mathias, répandirent l'Evangile par le monde, ainsi que Jésus le leur avait ordonné, et durant vingt-cinq années, jusqu'au début du règne de Néron, ils jetèrent les fondements de l'Eglise dans toutes les provinces de l'empire romain. Néron régnait lorsque saint Pierre vint à Rome. Ce grand apôtre, par la vertu des miracles que Dieu lui donnait la force d'opérer, gagna plusieurs païens et éleva au Seigneur une demeure fidèle et durable. Néron, apprenant le progrès journalier de la nouvelle religion à Rome et dans les provinces et la décadence de l'ancienne, résolut de détruire cette demeure. Il fut donc le premier qui déclara la guerre aux serviteurs du vrai Dieu. Il fit mettre en croix saint Pierre et fit tuer saint Paul ; mais ce ne fut pas impunément, car le Seigneur regarda la désolation de son peuple. Néron, précipité de faite de sa grandeur, disparut soudain, en sorte que l'on ne put même découvrir le lieu de sa sépulture. Quelques rêveurs répandirent l'opinion que Dieu le conservait en vie pour servir

de précurseur à l'Antechrist et être le premier et le dernier persécuteur des fidèles, selon la prophétie de la Sibylle, qui dit que le fugitif, matricide, viendra des extrémités du monde.

 

III. — Peu après apparut un autre tyran, — Domitien, — aussi cruel que Néron. Quoique son règne fût odieux, il ne laissa pas d'opprimer longtemps et impunément ses sujets. Il osa enfin se prendre à Dieu même et suivre l'inspiration de Satan qui l'animait contre les justes ; mais il tomba aux mains de ses ennemis qui le châtièrent de tous ses crimes, Sa mort ne satisfit point leur vengeance ; elle s'attacha à faire abolir jusqu'à sa mémoire. Quoiqu'il eût fait construire plusieurs édifices d'une merveilleuse beauté, qu'il eût restauré le Capitole et un grand nombre d'autres monuments de la splendeur romaine, le Sénat

 

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décréta l'abolition de son souvenir, fit briser ses statues, effacer toutes ses inscriptions, et par de sévères décrets couvrit son nom d'un opprobre éternel. Tous les actes de ce déplorable empereur ayant été rapportés, l'Eglise non seulement recouvra son ancienne splendeur, mais encore elle brilla d'un nouvel éclat, et durant le règne des bons empereurs qui gouvernèrent l'empire, elle se répandit dans les provinces de l'Orient et de l'Occident, et il n'y eut pas de contrée où la vraie religion ne pénétrât, de nation si farouche qui ne s'adoucît par la prédication de l'Evangile. Mais cette longue paix ne dura pas.

 

IV. — Après plusieurs années de repos, l'exécrable Dèce attaqua l'Eglise ; car quel autre qu'un méchant se déclarerait contre la justice? Comme s'il ne fût parvenu à l'empire que pour persécuter les chrétiens, aussitôt qu'il fut le maître, sa fureur s'emporta contre le Christ. Ce fut ce qui hâta sa perte. Comme il faisait la guerre aux Carpes qui s'étaient emparés de la Dacie et de la Moesie, il fut cerné par ces barbares qui le tuèrent, ainsi qu'une partie de son armée. Son corps eut pour sépulture le ventre des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, ainsi qu'il convenait à un ennemi de Dieu.

 

V. — L'empereur Valérien agit de même, et son règne, quoique court, coûta beaucoup de sang aux fidèles. Mais Dieu lui réserva un châtiment tout nouveau, pour témoigner devant la postérité du sort qui attend les méchants en châtiment de leurs crimes... Fait prisonnier par les Perses, ce prince perdit non seulement l'empire dont il avait abusé, mais encore la liberté qu'il avait ravie à ses sujets. Lui-même passa le reste de ses jours en servitude, car toutes les fois que Sapor, roi de Perse, voulait monter à cheval, il commandait à ce malheureux de se courber et mettait le pied sur son dos. Il le raillait, et lui faisait observer que son esclavage était une réalité, tandis que les triomphes que l'on faisait peindre à Rome n'étaient que fables. Cet empereur vécut encore quelque temps afin que le nom romain fût plus longtemps le jouet de ces barbares. Le comble fut d'avoir un fils empereur et de n'avoir pas de vengeur, car personne ne tenta de le délivrer. Après qu'il fut mort dans cette ignominie, les barbares lui ôtèrent la peau qu'ils teignirent en

 

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rouge et la suspendirent dans un temple comme un trophée et pour avertir les Romains de ne pas trop se fier en leurs forces. Dieu ayant tiré une vengeance si sévère de ses ennemis, comment a-t-on encore osé insulter à la majesté du maître de l'univers ?

 

VI. — Aurélien, tempérament violent, ne tira aucun fruit de la captivité de Valérien, dont il méconnut le crime et le châtiment, et s'attira la colère de Dieu par de nouvelles cruautés. La mort, qui le surprit pendant ses premières fureurs, ne lui laissa pas le temps d'exécuter ses projets. Les provinces éloignées n'avaient pas encore reçu ses édits que déjà le cadavre d'Aurélien gisait sur la poussière. Ses amis, ayant commencé à le craindre, le tuèrent près de Coenofrurium, bourg de la Thrace. Ces grands exemples devaient servir aux empereurs qui suivirent ; mais, loin d'en être touchés, ils s'en élevèrent contre Dieu avec plus d'audace.

 

VII. — Dioclétien, mauvais empereur et auteur de nos souffrances, après avoir désolé l'empire, porta ses mains impies sur les serviteurs de Dieu. Son avarice et sa timidité faillirent perdre l'Etat. Il s'associa trois collègues et divisa l'empire en quatre parties. Il multiplia les armées, et chaque empereur mit sur pied plus de troupes qu'il n'y en avait lorsque tout n'obéissait qu'à un seul maître. On prenait alors plus qu'on ne donnait, les impôts étaient si lourds que les laboureurs désertèrent et les campagnes se changèrent en forêts. Les provinces ayant été subdivisées, chaque canton, presque chaque ville gémissait sous son gouverneur ou son intendant. On ne voyait que gens du fisc saisissant des biens abandonnés. Parmi tant de rapines, peu d'affaires civiles ; ce n'était que condamnations et proscriptions. Les continuels impôts sur toutes sortes de marchandises se levaient avec d'intolérables rigueurs. On acquittait avec moins de murmures l'impôt nécessaire à la subsistance des armées.

L'insatiable avarice de Dioclétien ne pouvait se résoudre à la diminution de ses trésors ; de tous côtés il amassait de l'argent pour n'avoir pas à entamer son épargne. Il en résulta une extrême cherté et il promulgua alors un tarif des denrées ; mais la modicité du maximum occasionna beaucoup de meurtres, en sorte que l'on n'osa plus rien mettre en vente, ce qui redoubla

 

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encore la cherté. L'impossibilité de l'exécution annula le tarif, mais ce n'est qu'après qu'il eut coûté la vie à plusieurs. A tant de vices, Dioclétien joignait la folie des bâtiments. Les provinces avaient à fournir entrepreneurs, maçons. charrois et tout le nécessaire pour bâtir. Il se bâtit un palais, un cirque, un hôtel des monnaies, un arsenal; il en éleva un autre pour sa femme, un autre pour sa fille. Tous ces bâtiments occupèrent la plus grande partie de Nicomédie, en sorte que l'on vit des troupes de bourgeois sortir avec leurs femmes et leurs enfants comme d'une ville conquise. Quand ces édifices, qui avaient ruiné les provinces, étaient achevés, s'ils n'étaient pas à son gré, il les faisait abattre et en commandait d'autres, au risque d'être encore démolis : ainsi sa manie ne connaissait pas de bornes. Mais quelle extravagance de vouloir égaler Nicomédie à la magnificence de Rome ? Je ne dis rien de ceux dont la richesse causa la perte. Cette violence est presque passée en coutume et l'usage l'autorise ; mais Dioclétien se signala en ce que sous lui une maison magnifique équivalait à l'arrêt de mort du propriétaire, comme s'il n'eût pu prendre le bien sans prendre la vie.

 

VIII. — Maximien, dit Hercule, son collègue, ne lui ressemblait-il pas ? Comment vivre dans un tel accord, s'il n'avait eu les mêmes inclinations, les mêmes pensées, les mêmes désirs ? Ils différaient en ceci : l'un était plus sordide, l'autre plus hardi, non pour le bien, mais pour le mal. Maximien régnant en Italie, maître de l'Afrique et de l'Espagne, provinces très riches, était plus libéral, parce qu'il était plus opulent que son collègue. Quand son épargne était épuisée, on accusait quelques riches sénateurs d'avoir brigué l'empire ; ainsi le fisc se gorgeait tous les jours d'injustes et sanglantes dépouilles Son incontinence lui faisait perdre tout respect pour les femmes et les filles de qualité, qu'on enlevait à leurs parents pour les faire servir à ses infamies. Il mettait son bonheur et la grandeur de sa fortune à satisfaire tous ses désirs. Je ne dis rien de Constance, bien différent de ces empereurs et digne de commander seul à tout l'univers.

 

IX. — Quant à Galère, gendre de Dioclétien, il dépassa en cruauté son beau-père et Maximien, et même les plus détestables

 

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princes qui furent jamais. Sa férocité avait quelque chose de bestial inconnu parmi les Romains. Cela c'est point pour surprendre ; sa mère était née sur l'autre rive du Danube et avait fui dans la nouvelle Dacie lorsque les Carpes envahirent son pays. L'aspect de Galère répondait à ce qu'il était. Une sorte de géant obèse dont la voix et l'allure avaient quelque chose de monstrueux. Son beau-père le redoutait fort, et voici pourquoi : Narsée, roi de Perse, poussé par Sapor, son aïeul, avait levé beaucoup de troupes pour envahir l'Orient. Dioclétien, timide dans ces occasions et hanté du souvenir de Valérien, n'osa faire tête à un tel ennemi. Il lui opposa Galère, qu'il envoya date l'Arménie, et attendit en Orient les suites de l'événement. Galère dressa une embuscade et surprit l'ennemi marchant en désordre, embarrassé de convois et de bagages, et en vint à bout facilement. Narsée prit la fuite. Galère rentra chargé de dépouilles dont il s'enorgueillit fort, ce qui effraya Dioclétien. Ce succès enfla tellement son auteur qu'il commença à dédaigner le titre de César. S'il lisait ce titre sur la suscription des lettres qu'on lui adressait : « Toujours César ! » grommelait-il. Il en vint à cette impertinence de se faire passer pour fils de Mars, tout comme Romulus, se composant une origine céleste aux dépens de Romain, sa mère. Mais je m'en tiens là, afin de ne pas confondre les temps, car, après avoir pris le nom d'empereur et dépouillé son beau-père de toute autorité, il s'abandonna sans réserve à ses emportements. Dioclès (c'était le nom de Dioclétien avant son élévation à l'empire) fit usage de tels conseils et de tels ministres pour ruiner l'Etat. Bien que ses actes le rendissent digne de tout châtiment, son règne fut heureux aussi longtemps qu'il ne trempa pas ses mains dans le sang des chrétiens. Voici quelle fut l'origine de la persécution.

 

X. — Dioclétien se trouvait en Orient, où il multipliait Ies sacrifices et les consultations afin d'apprendre l'avenir dans les entrailles des victimes, car sa timidité naturelle le tenait eu éveil sur les choses futures, lorsque plusieurs officiers chrétiens de sa maison présents à ces rites se signèrent au front, ce qui mit les démons en fuite et jeta quelque trouble dans la cérémonie. Les sacrificateurs surpris dirent qu'ils ne trouvaient pas les marques accoutumées dans les entrailles des bêtes. Ils eurent

 

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beau immoler, les dieux restaient indifférents. Enfin, l'augure Tagis, soit soupçon, soit autrement, dit que le dieu restait sourd à leurs prières, parce que la présence de quelques profanes souillait la pureté des sacrifices. Dioclétien ordonna à tous les assistants et à tous les gens du palais de sacrifier, et condamna au fouet ceux qui se refuseraient à le faire. Il écrivit même à ses généraux et enjoignit de contraindre les militaires sous peine d être cassés. Il s'en tint là et le culte de Dieu ne reçut pas d'autre atteinte. Sur ces entrefaites, il vint passer 1 hiver en Bithynie. Galère l'y rejoignit afin de rallumer la colère du vieil empereur contré les chrétiens. On donne cette raison de la haine de Galère contre les chrétiens.

 

XI. — Sa mère, superstitieuse à l'excès, était fort dévote aux dieux des montagnes. Il se passait peu de jours qu'elle ne fit de sacrifice à ces divinités fabuleuses, puis elle donnait des repas à ses domestiques, repas dont s'abstenaient les chrétiens, qui passaient dans la prière et le jeûne ces heures de ripaille. Irritée de cette attitude, les plaintes continuelles qu'elle en faisait amenèrent son fils à décider la perte de ces innocents. Pendant tout l'hiver, Galère et Dioclétien combinèrent l'exécution de ce dessein. Comme personne n'était admis, on pensait qu'il y allait du salut de l'Etat tout entier. Dioclétien résista longtemps au conseil perfide qu'on lui suggérait, il ne jugeait pas opportun de répandre tant de sang et de troubler la paix de l'empire. Les chrétiens, disait-il, ne meurent que trop volontiers, il suffit que les gens de ma maison et l'armée conservent l'ancienne religion. Toutes ces raisons ne pouvant fléchir l'opiniâtreté de Galère, ils consultèrent leurs amis, car Dioclétien avait coutume de faire le bien tout seul pour s'en attirer le . mérite, et le mal avec conseil pour se décharger de la haine. Ils consultèrent donc quelques gens de robe et d'épée. Les principaux ouvrirent la discussion. Quelques-uns, emportés par une animosité particulière contre les chrétiens, demandèrent l'extermination des ennemis des dieux et de la religion dominante. D'antres, ayant découvert l'opinion de l'empereur, s'y rangèrent, soit crainte, soit flatterie. Tout cela ne put entraîner Dioclétien a consentir à la ruine des fidèles. Il fallut consulter les dieux et envoyer à l'oracle d'Apollon Milésien, qui répondit en ennemi

 

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véritable du culte divin ; alors l'empereur céda. Ne pouvant résister à ses amis, à César, à Apollon, il voulut du moins que tout se passât sans effusion de sang, car Galère demandait qu'on brulât vifs les fidèles.

 

XII. — On fit donc choix d'un jour convenable et de bon augure. Ce fut la fête des Terminales — 23 janvier, — comme si ce jour dût marquer le terme de la religion chrétienne. Jour fatal, funeste aux empereurs et à toutes les nations. Enfin, sous le huitième consulat de Dioclétien et le septième de Maximien Hercule, à l'aube du jour de la fête des Terminales, le préfet et les tribuns avec leurs escortes respectives se rendent à l'église, enfoncent les portes et se mettent en devoir de chercher l’idole du Dieu. On brûle les livres saints, on pille tout. On vole, on pleure, on fuit. Les empereurs regardaient cette scène, — l'église de Nicomédie étant bâtie sur une éminence, on peut la voir du palais, — ils discutaient la question de savoir s'ils feraient mettre le feu. Dioclétien l'emporta ; on craignit que l'incendie ne gagnât plusieurs grandes maisons voisines et détruisît une partie de la ville. Les prétoriens, munis de haches et d’autres outils, se répandirent partout, et en quelques heures ce temple si élevé fut rasé au niveau du sol.

 

XIII. — Le lendemain on publia un édit qui déclarait infâmes les chrétiens. De quelque condition qu'ils fussent, ils étaient passibles de la torture ; il était permis à tous de les accuser. Les juges ne pouvaient recevoir leurs plaintes, ni pour violence, ni pour vol, ni pour adultère, enfin on leur retirait la liberté et le droit d'être entendus. Un particulier, avec autant de courage que de prudence, arracha l'édit et le mit en pièces, en se moquant des surnoms de Gothiques et de Sarmatiques donnés aux empereurs. Arrêté et traduit aussitôt, on le tortura, on le mit sur le gril, enfin on le brûla, ce qu'il endura avec une invincible patience.

 

XIV. — César ne fut pas satisfait, il s'apprêta à circonvenir Dioclétien d'une autre manière. Afin de le pousser à la persécution sanglante, il fit mettre le feu en secret à son palais. Une partie fut brûlée dont on accusa les chrétiens, ce fléau public. On les accusa encore d'avoir comploté avec les eunuques

 

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le meurtre des empereurs, et on dit qu'il s'en était fallu de rien que les princes ne périssent dans l'incendie. Dioclétien, soucieux de paraître perspicace et habile, ne flaira rien; dans son emportement, il fit mettre à mort sur-le-champ tous ses serviteurs. Assis sur une chaise, il les regarda brûler. Tous les juges, tous ceux qui détenaient une part du pouvoir, agissaient de même. C'était à qui découvrirait le premier un indice, mais en vain, puisqu'on épargnait la maison de César. Celui-ci, présent partout, ne laissait pas s'apaiser la colère du vieil empereur. A quinze jours de là, il machina un nouvel incendie qu'on prévint, mais sans en découvrir l'auteur. Quoiqu'on fût au coeur de l'hiver, César hâta son départ, prétextant la crainte d'être brûlé.

 

XV. — La colère de Dioclétien ne tombait pas seulement sur ses domestiques, mais sur tous. Sa fille Valérie et sa femme Prisque furent contraintes de se souiller par un sacrifice. Les puissants eunuques, par lesquels il voyait autrefois, étaient mis à mort. Prêtres et diacres, arrêtés et condamnés sans procès, étaient mis à mort avec leurs clercs. Ni le sexe ni l'âge ne faisaient éviter le bûcher ; les exécutions se faisaient en masse, on groupait les chrétiens et on mettait à l'entour des matières inflammables ; à d'autres, on attachait une pierre au cou, puis on les jetait à la mer. Nul n'échappait aux effets de la persécution ; les juges, siégeant dans les temples, forçaient tout le monde à sacrifier. Les prisons débordaient. On rêvait de nouveaux tourments, et dans la crainte de faire justice à quelque chrétien, on avait dressé des autels dans les greffes, à la place même du tribunal où les parties devaient sacrifiée avant qu'on plaidât leurs causes. On abordait donc les juges comme on eût fait des dieux. On avait mandé à Maximien et à Constance de procéder de même, quoiqu'ils n'eussent pas été pressentis sur cette résolution. Le vieux Maximien, naturellement cruel, ne fit que trop volontiers exécuter cet ordre par toute l'Italie. Quant à Constance, afin de ne pas paraître en dissentiment avec les empereurs, il permit de jeter à bas quelques églises, c'est-à-dire des murailles qui pourraient être rebâties quelque jour ; mais il ne souffrit pas qu'on touchât au vrai temple de Dieu, qui est l'homme.

 

XVI. — La persécution ravageait l'empire tout entier,

 

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hormis les Gaules. Depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, trois bêtes féroces étaient lâchées. Eussé-je cent langues et cent bouches et une voix de fer, comment dire les tourments dont les fidèles furent affligés ? Mais qu'est-il besoin de les redire, à toi surtout, cher Donat, qui as ressenti plus que personne les secousses de cette terrible tempête ! Tombé aux mains du préfet Flaccinus, cet assassin sans vergogne, ensuite entre celles de Hiéroclès, auteur et conseiller de tant de meurtres, et enfin de son successeur Priscillien, tu leur as fait voir une fermeté invincible. Torturé neuf fois, tu as triomphé neuf fois. En neuf combats avec le diable et ses ministres, tu as remporté neuf victoires sur le monde et ses terreurs. Ah l le beau spectacle pour Dieu de voir attaché à ton char non des chevaux blancs ou des éléphants monstrueux, mais les triomphateurs eux-mêmes ! Triompher des triomphateurs, voilà bien le vrai triomphe. Tu les as vaincus lorsque, méprisant leurs ordonnances scélérates, tu as mis en déroute tous les vains appareils d'une puissance tyrannique. Les coups, les ongles de fer, le fer, le feu, tous les tourments ont été inutiles contre ta foi et ta piété. Voilà le véritable disciple de Dieu, le vrai soldat du Christ, dont nul ennemi ne triomphe, que nul ravisseur ne dérobe, que nul piège ne trompe, nulle douleur ne terrasse, nul tourment ne désarme. Enfin, après ces neuf victoires sur Satan, celui-ci n'a plus osé s'attaquer à toi dont il avait reconnu par tant d'engagements ne pouvoir triompher. Lorsque la couronne du triomphe t'attendait, il refusa le combat, afin de te priver de la victoire. Si tu n'en jouis pas maintenant, Dieu te la réserve dans son royaume, telle que te l'ont value ta vaillance et tes mérites. Je reviens à mon récit.

 

XVII. — Cet attentat consommé, le bonheur s'éloigna de Dioclétien. Il vint célébrer à Rome ses Vicennales (1) qui tombaient le vingt de novembre. Les fêtes terminées et le consulat lui ayant été déféré pour la neuvième fois, il quitta la ville dont il ne pouvait souffrir les jugements trop libres sur sa conduite. Il ne put se résoudre à attendre treize jours encore, dans Rome,

 

1. Fêtes en l'honneur de la 20e année de règne de Dioclétien.

 

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le commencement de sa nouvelle charge, et se rendit à Ravenne ; mais on était au fort de l'hiver et il fut tellement incommodé du froid et des pluies qu'il tomba dans une indisposition qui lui dura toute sa vie. On le porta pourtant presque toujours dans une litière. A la fin de l'été, il se rendit à Nicomédie en passant par l'Italie, son incommodité étant beaucoup augmentée ; mais quoique son mal le pressât, il ne laissa pas toutefois, un an après la fête des Vicennales, de dédier le cirque qu'il avait fait bâtir. Il s affaiblit à tel point qu'on fit des prières publiques pour sa sauté ; mais le treize décembre on ne voyait dans le palais que tristesse et que larmes ; tout y était plein de frayeur et de silence. Le bruit de sa mort courait déjà dans toute la ville, il se dissipa le lendemain et on revit la satisfaction sur le visage de ses officiers et de ses ministres. Quelques-uns pensaient qu'on cachait sa mort jusqu'à l'arrivée de Galère, par crainte de quelque mouvement militaire. Personne n'en doutait plus, lorsque le premier mars l'empereur se montra en public, mais à peine reconnaissable, tant il était défiguré par une maladie d'une année. Le treize décembre, il avait ressenti une amélioration notable, mais ce n'était pas la guérison. II perdit la raison, bien qu'avec des intervalles lucides.

 

XVIII. — A quelques jours de là, Galère arriva, non pour féliciter son beau-père de son retour de santé, mais pour lui arracher son abdication. Peu auparavant il avait eu une altercation à ce sujet avec le vieux Maximien, et l'avait même menacé d'une guerre civile. Il entama donc le siège de Dioclétien,avec douceur dès l'abord ; il lui représenta son grand âge, sa fatigue qui le rendait impuissant à soutenir le fardeau du gouvernement, la nécessité du repos après tant de travaux. Il rappelait Nerva re-mettant l'empire à Trajan. A cela, Dioclétien objectait qu'après tant de grandeur il lui serait honteux de vieillir dans l'obscurité, et qu'il n'y serait pas eh sûreté à cause du grand nombre d'ennemis qu'il s'était fait pendant un si long règne. Nerva, ajoutait-il, n'ayant régné qu'une année, fit sagement de se dépouiller de l'empire et de retourner à la vie privée, son âge et le peu d'expérience qu'il avait des affaires lui ayant fait redouter une charge si lourde. Que si Galère souhaitait le titre d'Auguste, il le lui donnerait, ainsi qu'à Constance César. Galère, qui se

 

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tenait déjà pour l'empereur du monde et qui ne se contentait pas d'un titre, répondit qu'il fallait, ainsi que Dioclétien l'avait sagement réglé, qu'il y eût dans l'Etat deux maîtres qui se choisissent deux subordonnés ; car il est facile de s'entendre lorsqu'on n'est que deux, c'est chose impossible de se mettre quatre d'accord. Si l'empereur résistait, lui Galère ne prendrait plus conseil que de lui-même, il était las d'être au dernier rang. Depuis quinze ans on l'avait relégué en Illyrie ou sur les bords du Danube, pour escarmoucher sans cesse avec les barbares, tandis que les autres régnaient sur de grandes et paisibles provinces.

A ces mots, le vieillard, épuisé, informé par les messages de son vieux collègue Maximien des desseins de Galère, et averti qu'il grossissait son armée, lui dit en larmoyant : « Soit, si tu le veux ainsi : il reste à élire les Césars d'un commun accord.

— A quoi bon prendre avis (de Maximien et de Constance), puisqu'ils n'ont qu'à approuver ce que nous ferons ?

— C'est juste, mais il faut nommer leurs fils Césars. »

Maximien avait un fils nommé Maxence, gendre de Galère, homme si pervers qu'il n'honorait ni son père, ni son beau-père. Aussi en était-il haï. Constance avait également un fils. Celui-ci portait le nom de Constantin ; c'était un jeune homme de grande espérance, et digne de sa fortune ; il faisait la meilleure figure du monde, vaillant, réservé et extrêmement civil. Les soldats l'aimaient et tous le désiraient. Il se trouvait alors à la cour de Dioclétien, qui l'avait créé tribun du premier ordre.

« Que résoudre ? disait Dioclétien.

— Maxence, reprenait Galère, est indigne. S'il me méprise alors qu'il n'est qu'un particulier, que sera-ce lorsqu'il sera parvenu à l'empire ?

— Mais Constantin est aimable et digne de commander, ajoutait Dioclétien ; on dit qu'il surpassera son père en bonté et en clémence.

— Qu'il en soit ainsi, et je ne pourrai faire ma volonté. Il en faut nommer que je tienne en mon pouvoir, qui tremblent et ne fassent rien que par mon ordre.

— Qui prendre alors ? dit Dioclétien.

 

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— Sévère.

— Quoi ! ce danseur, cet ivrogne, qui fait de la nuit le jour et du jour la nuit ?

— Il est digne, conclut Galère ; je l'ai jugé à l'armée ; d'ailleurs, je l'ai envoyé à Maximien pour que celui-ci lui donne la pourpre.

— Soit, fit Dioclétien ; et l'autre ?

— Le voici, dit Galère, en montrant un adolescent demi-barbare, nommé Daïa, à qui depuis il avait fait prendre son nom de Maximin.

— Quel est-il ?

— Mon parent.

— Ces gens-là ne sont pas capables de recevoir le gouvernement de l'Etat , reprit Dioclétien en gémissant.

— J'en réponds.

— Cela te regarde, puisque tu prends le pouvoir. J'en ai assez fait, et j'ai veillé, pendant mon gouvernement, à la garde de la République. Si les choses tournent mal, je m'en lave les mains. »

 

XIX. — Tout étant prêt, le premier mai arriva. Tous les regards étaient tournés vers Constantin, car personne ne doutait de son élévation. Officiers, soldats et légionnaires, convoqués à la cérémonie, ne regardaient que Constantin ; leurs désirs, leurs vœux n'étaient que pour lui. A une lieue environ de Nicomédie se trouvait une éminence : c'était là que Galère avait reçu la pourpre, on y avait dressé une colonne portant la statue de Jupiter. C'était le rendez-vous, l'armée s'y rendit, Dioclétien prit la parole en larmoyant. Il rappela ses infirmités, la nécessité du repos pour lui-même,et de remettre l'empire à des mains fermes; il annonça qu'il avait choisi de nouveaux Césars. L'anxiété était à son comble, lorsque soudain il nomme Sévère et Maximin. Ce fut une stupéfaction générale. Constantin était debout et un peu plus haut que les autres ; on songea que peut-être on avait changé son nom, lorsque Galère, en présence de tous, repousse Constantin et, attirant Daia à lui, le dépouille de son vêtement de simple particulier et le présente à tous. On s'étonne, on interroge : « Qui est-il ? » Mais personne ne réclame, tant on est surpris. Dioclétien revêt Daïa de la pourpre dont il se dépouille et redevient Dioclès comme jadis. On descendit de la montagne,

 

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l'empereur vétéran monta dans un chariot qui l'emmenait dans sa patrie. Daïa enlevé à ses bois et à ses troupeaux, autrefois simple soldat, garde du corps, maître de camp, César, voit tout l'Orient soumis à son empire, ou plutôt à sa tyrannie. Qu'attendre, en effet, d'un bouvier, ne sachant rien de l'Etat, ni de la guerre, et placé soudain à la tête des armées ?

 

XX. — Après l'abdication de Dioclétien et du vieux Maximien, Galère se crut maître du monde, car, bien que Constance dût être considéré comme tenant le premier rang, il n'en faisait pas état, à cause de sa douceur et de son peu de santé. Il espérait qu'il mourrait bientôt, sinon, il ne serait pas difficile de lui enlever l'empire ; car que faire avec ces trois adversaires en tête? Il existait une ancienne amitié entre Licinius et Galère qui le consultait sur toutes choses. Il ne le fit pas César, ne voulant pas lui donner le nom de fils, mais celui de frère et d'Auguste après qu'il l'aurait mis à la place de Constance. Alors, maître de l'univers qu'il mènerait à sa fantaisie, il célébrerait les Vicennales, créerait César son fils, alors âgé de neuf ans, et, à son tour, abandonnerait la pourpre. Ainsi donc, l'empire aux mains de Licinius et de Sévère, Maximien et Candidianus étant Césars, il se croyait environné d'une forteresse inexpugnable et espérait jouir de la vieillesse dans la sécurité et le repos. Il le pensait ainsi ; mais Dieu, qu'il avait irrité, renversa tous ses projets.

 

XXI. — Galère, parvenu à l'apogée de la puissance, ne songea qu'à en abuser. A près sa victoire sur les Perses, il tenta d'introduire parmi les Romains la coutume de ces peuples qui renoncent à la liberté et que les rois traitent en esclaves. Galère avait l'impudence de louer cette coutume. Ne pouvant l'imposer par un édit, on voyait bien qu'il formait le dessein de réduire tous les Romains en servitude. Il dégradait les magistrats et faisait mettre à la question non seulement les décurions, mais les plus illustres citoyens des villes. Pour des affaires civiles et de peu d'importance,il y avait des croix préparées, ou tout au moins des chaînes. On enlevait des femmes de qualité pour le harem. Il y avait quatre pieux fichés en terre pour ceux que l'on frappait de verges, et on n'y attachait jamais les esclaves. Que dire de ses divertissements et ses jeux? Il entretenait des ours d'une taille et

 

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d'une férocité pareilles à la sienne et qu'il avait fait rechercher dans tout l'empire. Quand il voulait s'amuser, il désignait celui qu'il fallait amener, — car ces ours portaient un nom — et lui livrait des hommes, non à dévorer, mais à engloutir. La vue des membres déchirés le faisait pâmer de plaisir. C'était la distraction ordinaire de son repos. Le feu était réservé aux gens de rien, il ordonna qu'on les brûlerait lentement. Après qu'on les avait attachés au poteau, on allumait un peu de feu dont on leur brûlait la plante des pieds. Ensuite on appliquait des torches enflammées à tous leurs membres, afin que toutes les parties du corps prissent leur part du supplice, pendant lequel on leur jetait de l'eau sur le visage et on leur mouillait la bouche, de peur que, desséchés par l'ardeur du feu, ils ne mourussent trop vite. Enfin, après que, pendant de longues heures la flamme avait consumé toute leur chair, elle pénétrait jusqu'à l'intérieur du corps; alors on allumait un grand feu et on les y jetait. Leurs os broyés étaient jetés à la mer ou dans la rivière.

 

XXII. — Galère se servait d'ailleurs contre tous ses sujets indistinctement de la science qu'il avait acquise dans les supplices des chrétiens. Il ne voulait pas des peines qu'il trouvait légères : la déportation, le cachot, les mines ; il trouvait toute chose digne du feu, de la croix, des bêtes sauvages. Les officiers et les gens de sa maison étaient percés à coups de lance. Avoir la tête coupée était une grâce insigne, réservée à des services considérables rendus jadis à l'État. Et tout cela n'était rien encore. La tribune silencieuse, la défense proscrite, les juristes exilés ou morts. La culture des lettres tenue pour dangereuse et les hommes de lettres traités d'ennemis publics. Les juges s'abandonnant à une licence effrénée, plus de lois. Dans les provinces, on envoyait pour rendre la justice des militaires d'une ignorance crasse et on ne leur donnait pas d'assesseurs.

 

XXIII. — Le cens que l'on exigea des villes et des provinces causa une désolation générale. Les commis s'étaient répandus partout, furetaient partout ; on se fût cru en temps d'occupation et de captivité. On mesurait les terres, on ; comptait les vignes et les arbres, on recensait le bétail de toute sorte et les hommes eux-mêmes. On ne distinguait plus citadins et campagnards,

 

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chacun accourait avec ses enfants et ses esclaves. On n'entendait que le claquement du fouet. On forçait par les supplices les enfants à déposer contre leur père, les esclaves contre leur maître, les femmes contre leur mari ; si les preuves manquaient, on torturait les pères, les maîtres, les maris, pour les faire déposer contre eux-mêmes, et quand la douleur leur avait arraché quelque aveu, il passait pour véritable. Ni l'âge, ni la maladie n'excusaient ; on apportait les malades et les malingres, on fixait l'âge, on ajoutait des années aux enfants, on en retranchait aux vieillards ; ce n'était que gémissements et larmes. Le joug que, du droit de la guerre, les anciens Romains imposaient aux peuples vaincus, Galère l'imposa aux Romains eux-mêmes, peut-être en souvenir du cens imposé par Trajan à ces Daces sans cesse révoltés dont Galère était descendu. On payait enfin une certaine taille par tête, et la liberté de respirer s'achetait à prix d'argent. Mais on ne se fiait pas toujours aux mêmes commissaires, on en envoyait de nouveaux pour faire de nouvelles découvertes ; mais qu'ils en fissent ou non, ils doublaient toujours les taxes pour justifier leur mission. Cependant les animaux périssaient, les hommes mouraient ; mais le fisc n'y perdait rien, on les taxait après leur mort. Ainsi l'on ne pouvait ni vivre ni mourir gratuitement. Les seuls mendiants, par le malheur de leur condition, étaient à couvert de ces violences. Mais ce scélérat voulut les rendre à l'égalité de la persécution, et trouva un moyen de rémédier à leur misère : il les faisait embarquer et quand ils étaient en pleine mer, on les jetait à l'eau. Voici comment Galère s'y prit pour bannir la mendicité de son empire. Afin que, sous prétexte de mendicité, personne ne s'exemptât du cens, il fit périr une infinité de misérables.

 

XXIV. — Le temps de la justice de Dieu était proche, la fortune de Galère allait sombrer. Il ne songeait plus guère à détrôner Constance, dont il attendait la mort, sans la supposer si prochaine. Celui-ci, étant tombé gravement malade, demanda de revoir son fils Constantin. Ce n'était pas la première demande de ce genre, mais Galère n'appréhendait rien tant que ce départ. Il lui avait souvent tendu des pièges, parce qu'il n'osait l'attaquer à découvert, de crainte d'une guerre civile, et plus encore de la haine des soldats, qu'il redoutait extrêmement.

 

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Sous prétexte de divertissement et d'exercice, il avait exposé Constantin à des bêtes féroces, mais ce fut en vain. la main de Dieu le gardait et le sauva de la main de ses ennemis. Après diverses tentatives sans résultat, Galère donna un ordre de congé à Constantin, le scella de son sceau. C'était le soir, Galère lui donna permission de partir dès le lendemain après avoir reçu ses ordres. Il projetait, ou de le retenir sous quelque prétexte, ou d'envoyer un courrier à Sévère avec ordre de le retenir quand il traverserait l'Italie. Constantin, mis en défiance, sachant l'empereur couché, soupa et s'enfuit. Il brûlait la poste et à chaque relais commandait qu'on coupât les jarrets des chevaux (1).

Le lendemain Galère. feignit de s'éveiller très tard, vers le milieu du jour; il fit alors appeler Constantin. On lui dit qu'il était parti dès la veille après souper. Voilà Galère hors de lui. Il ordonne qu'on le poursuive ; on lui apprend que tous les chevaux de poste sont estropiés. Galère put à peine retenir ses larmes. Cependant Constantin, redoublant de vitesse, rejoignit son père mourant. Celui-ci le recommanda à l'armée, lui remit l'empire et expira doucement, selon son désir. Aussitôt que Constantin fut parvenu à l'empire, son premier soin fut de rendre aux chrétiens la liberté de leur culte. Ce fut son premier gage.

 

XXV. — Quelques jours plus tard, il envoya son image couronnée de lauriers à cette vilaine bête qu'était Galère. Celui-ci hésita longtemps à la recevoir. Il voulait la faire brûler, ainsi que celui qui l'avait apportée; mais ses conseillers l'en détournèrent, en lui faisant observer que, comme l'on avait créé des Césars inconnus et désagréables aux soldats, ceux-ci assurément passeraient au parti de Constantin dès qu'il prendrait les armes. Ii se rangea à leur avis, mais à regret, et reçut l'image. Il envoya la pourpre à Constantin, pour montrer que de son bon gré il l'associait à l'empire. Mais cet événement rompit ses mesures, car il ne pouvait nommer un troisième César ; il songea alors à donner le titre d'Auguste à Sévère, qui était le plus âgé, et celui de César à Constantin, qui, au lieu d'occuper le second rang, n'eut que le quatrième, après Maximien.

 

 

1. Ce détail est rapporté par Zosime.

 

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XXVI. — Les difficultés semblaient résolues, lorsqu'on rapporta à Galère de nouveaux sujets de crainte. Son gendre Maxence, disait-on, avait été proclamé empereur à Rome. Voici ce qui l'y amena. Galère ayant conçu le projet de ruiner l'empire par le cens, en vint à ce degré de folie, de ne pas épargner le peuple romain. Les commissaires étaient désignés pour faire le dénombrement à Rome. Vers le même temps, il avait extrêmement affaibli la milice prétorienne. Quelques soldats qui étaient encore à Rome, trouvant l'occasion favorable, firent main basse sur les magistrats et élevèrent Maxence sur le trône, avec le consentement du peuple. Galère, surpris et troublé, ne perdit pas courage. Il haïssait Maxence et ne pouvait créer trois Césars. Il lui suffisait d'en avoir subi un. Il fait venir Sévère, l'exhorte à recouvrer l'empire et l'envoie contre Maxence avec l'armée du vieux Maximien, dont les soldats, qui avaient goûté autrefois les plaisirs de Rome, souhaitaient non seule ment la conservation de cette ville, mais d'y tenir garnison le restant de leur vie. Maxence, comprenant la grandeur de son crime et bien qu’il pût espérer que l'armée, commandée si longtemps par son père, se rangerait à son parti, craignant que Galère, qui avait aussi sujet de s'en défier, ne la laissât dans l'Illyrie sous le commandement de Sévère, et qu'avec toutes ses troupes il ne marchât contre Rome, voulant se mettre à couvert d'un danger si imminent, envoya présenter sa pourpre à son propre père, le vieux Maximien, qui, après son abdication, avait établi sa résidence à la campagne, et le nomma Auguste pour la seconde fois. Ce prince, avide de nouveautés et qui avait renoncé à l'empire malgré lui, accepta l'offre. Cependant Sévère marchait sur Rome. Sur ces entrefaites, son armée l'abandonna et passa à l'ennemi. Il ne lui restait qu'à prendre la fuite, mais Maximien lui barrait la route ; il se jeta donc dans Ravenne avec quelques soldats. Voyant qu'on voulait le livrer à son ennemi, il se remit volontairement entre ses mains et lui rendit cette pourpre qu'il en avait reçue. On lui accorda le privilège d'une mort douce, il s'ouvrit les veines.

 

XXVII. — Maximien Hercule, sachant la fureur de Galère, ne douta pas qu'ayant appris la mort de Sévère il n'accourût avec une armée pour le venger et ne se joignît à Maximin Daïa.

 

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Comme il ne pouvait tenir tête à leurs forces combinées, il pourvut Rome du nécessaire et se rendit en Gaule pour engager Constantin dans ses intérêts par un mariage avec sa plus jeune fille. Pendant ce temps, Galère attaqua l'Italie, approcha de Rome, rêvant la ruine du Sénat, le carnage du peuple romain ; mais il trouvait tout en état de défense. Une entreprise de vive force était impossible, des sièges difficiles ; d'ailleurs les troupes n'étaient pas en nombre. N'ayant jamais vu Rome, il ne la jugeait guère plus étendue que les autres villes qu'il connaissait. Quelques légions, écoeurées de voir un beau-père attaquer son gendre et les troupes romaines assaillir Rome, se révoltèrent contre Galère. Le reste de l'armée allait suivre cet exemple, quand Galère, redoutant pour lui-même le sort de Sévère et oublieux de son propre orgueil, se jeta aux pieds des soldats, les suppliant de ne pas le livrer à ses ennemis. La grandeur de ses promesses en toucha quelques-uns qui escortèrent sa fuite, que quelques fourrageurs lancés derrière lui eussent suffi à arrêter. Il le craignit et commanda à ses soldats de se disperser et de faire du dégât partout, pour ôter le moyen de subsister à ceux qui voudraient le suivre. Les provinces d'Italie qui se trouvèrent sur le chemin de ces pillards furent entièrement saccagées. On pillait, on outrageait les femmes, on violait les jeunes filles, on torturait les pères et les maris, afin qu'ils livrassent leurs filles, leurs femmes, leur pécule. On enlevait les bestiaux comme en terre conquise. Ce fut en cet équipage que Galère, jadis empereur, maintenant fléau de l'Italie, regagna les terres de son obéissance. Dès qu'il avait pris le titre d'empereur, il avait déclaré sa haine du nom romain, il fut à l'instant de décider qu’à l'avenir l'Empire romain s'appellerait l'Empire dacique.

 

XXVIII. — Après la fuite de Galère, le vieux Maximien revint de la Gaule. Son fils et lui gouvernaient conjointement, mais l'autorité du fils l'emportait sur celle du père, car Maxence avait rendu l’empire à Maximien. Le vieillard supportait avec peine ce partage et enviait son fils, qu'il résolut de chasser afin de se remettre en possession de son ancienne puissance. Il croyait que cela se ferait sans difficulté, parce que son armée avait déjà abandonné Sévère pour lui. Il convoqua donc l'armée et le peuple comme pour les entretenir des malheurs présents de

 

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l'Etat, et après avoir longtemps parlé, tout à coup il mit la main sur Maxence qu'il désigna comme l'auteur des calamités publiques et lui arracha la pourpre. Maxence dépouillé se jeta au pied du tribunal et fut reçu par les soldats, dont la colère et le murmure étonnèrent l'ingrat vieillard qui, comme un autre Tarquin, fut ensuite chassé de Rome.

 

XXIX. — Il se retira dans les Gaules, d'où il rejoignit Galère en Pannonie, sous prétexte de conférer des affaires de l'empire, mais en réalité pour le tuer et s'emparer de ses provinces, maintenant qu'il avait perdu les siennes. Galère avait mandé depuis peu à sa cour Dioclès, son beau-père, — jadis Dioclétien, — afin d'autoriser par sa présence le choix qu'il avait fait de Licinius pour remplacer Sévère. Dioclétien et le vieux Maximien assistèrent à cette cérémonie. Il y eut donc alors six personnes portant le titre d'empereurs. Maximien, frustré de son espérance, se prépara à fuir pour la troisième fois. Il vint en Gaule avec de méchants desseins ; il voulait surprendre son gendre Constantin et pour le mieux tromper, il quitta les ornements impériaux. Les Francs avaient pris les armes. Maximien persuade Constantin de séparer son armée et de n'en prendre qu'une partie, parce que, dit-il, il n'est pas besoin de si grandes forces contre ces barbares. Il songeait par là à se rendre maître d'une armée et à faciliter aux Francs la défaite de Constantin. Celui-ci se rangea à l'avis d'un beau-père, d'un homme d'âge et d'expérience, et marcha contre les Francs avec une partie de ses troupes. A quelques jours de là, Maximien, jugeant que Constantin pouvait être en pays ennemi, prend la pourpre, puise sans compter dans le trésor de son gendre et répand mille faussetés contre Constantin. Celui-ci prévenu accourt avec son armée, surprend Maximien dont les soldats rentrent dans le devoir. Maximien s'était saisi de Marseille, dont il avait fait fermer les portes. Constantin eu approche ; Maximien l'attendait sur la muraille. Il lui demande avec douceur quel fut son dessein, le motif de son mécontentement, pourquoi il s'est engagé dans une entreprise qui lui fait honte. Maximien l'accable d'injures. En ce moment, les portes s'ouvrent et donnent passage à l'armée de Constantin. On traduit devant un empereur un autre empereur, père impie et beau-père perfide.

 

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On énumère ses crimes, on le dépouille de la pourpre et après une admonestation on lui laisse la vie.

 

XXX. - En cette condition, Maximien machine de nouvelles intrigues. Il circonvient par les prières, par les flatteries, sa fille Fausta et la dispose à trahir son mari Constantin, lui promettant un autre mari plus digne d'elle. Il la prie de laisser la porte de sa chambre ouverte et de veiller à ce que la garde en soit affaiblie. Elle promet ce qu'on désire et en donne avis à Constantin. On dispose tout pour surprendre le coupable en flagrant délit. On fait coucher un vil eunuque qui mourra pour l'empereur. Maximien se lève en pleine nuit et trouve toutes les circonstances favorables à son dessein. Peu de gardes et dispersés ; il leur dit qu'il a fait un songe qu'il veut raconter à l'empereur. Il pénètre armé dans la chambre, tue l'eunuque, sort radieux et se vante de ce coup. Soudain Constantin apparaît avec une troupe de gens armés. On tire de la chambre le cadavre de l'eunuque. A ce spectacle, le meurtrier demeure muet d'étonnement. On lui reproche son impiété et son crime, on lui laisse le choix du genre de mort. Il se pend. Ainsi ce grand empereur, vingt ans durant maître du monde, finit une vie scélérate par une mort ignominieuse.

 

XXXI. — Après que Dieu eut vengé sa religion et son peuple sur Maximien, il se tourna sur l'auteur meme de la persécution, Galère. Celui-ci songeait à célébrer ses Vicennales et, sous ce prétexte, quoique par ses exactions précédentes il eût épuisé l'or et l'argent des provinces, il établit de nouveaux impôts. Mais comment dire la rigueur avec laquelle il faisait lever ces tributs ? Des soldats, disons mieux, des bourreaux, exécutaient ses ordres. Ils n'épargnaient personne, on ne savait auquel entendre ; ils réclamaient ce qu'on n'avait pas, et tourmentaient ceux qui ne pouvaient les satisfaire. On ne pouvait échapper à tant de voleurs. Point de saison qui mît à l'abri de leurs violences, des altercations continuelles avec de tels juges, point de grange, point de cellier, point de récolte à l'abri des commis. Mais quoiqu'il y eût beaucoup d'inhumanité à ravir aux hommes le fruit de leurs travaux et de leurs peines, on les consolait par la perspective de l'avenir. Peut-on se passer de meubles ou d'habits ? N'est-ce pas

 

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par la vente du vin et du grain que l'on se pourvoit de toutes choses ? Mais comment les acheter si l'avarice du prince enlève tout le fruit des moissons et des vendanges?. Qui n'a pas été dépouillé de son bien pour fournir aux frais de ces Vicennales; que toutefois Galère n'eut pas la gloire de célébrer ?

 

XXXII. — Après que Galère eut nommé Licinius empereur, on eut grand'peine à apaiser Maximin, qui dédaignait le titre de César et la troisième place. Galère lui envoya souvent des ambassades pour le rappeler à l'obéissance, au respect des décisions prises, de l'âge et de la vieillesse. Maximin n'en fut que plus audacieux, invoqua l'ancienneté, prétendit que le premier élevé à la pourpre devait aussi occuper le premier rang, se moqua des prières et des ordres de Galère. Cette bête se repentit alors d'avoir tiré de l'ignominie celui dont il n'attendait en retour que l'obéissance et qui, après tant de bienfaits, méprisait ses commandements et ses supplications. Vaincu par l'insolence de Maximin, il supprime le nom de César, prend avec Licinius la qualité d'Auguste et donne celle de fils d'Auguste à Maxence et à Constantin. Peu après Maximin l'avertit par un courrier que son armée l'avait élu empereur. Galère en eut du chagrin et les créa tous quatre empereurs.

 

XXXIII. — En la dix-huitième année de son règne, Galère fut frappé de Dieu d'une plaie incurable. II se forma un abcès pernicieux dans les parties sexuelles. Les chirurgiens coupent, tranchent ; mais un nouvel ulcère perce la cicatrice, une veine se rompt et le sang coule avec une telle abondance qu'il en court risque de la vie. Enfin on l'arrête, il s'échappe encore une fois. La cicatrice se ferme pourtant. Survient un accident, et le sang coule cette fois en plus grande abondance que jamais. Galère pâlit, ses forces l'abandonnent ; enfin le ruisseau de sang tarit, mais le mal brave les remèdes. Un cancer gagne les parties voisines, plus on taille, plus il s'étend. On convoque les plus illustres médecins, mais la science humaine se récuse. On s'adresse aux idoles, on implore Apollon et Esculape. Apollon enseigne un remède; on s'en sert, le mal s'aggrave. La mort approchait, les parties inférieures en étaient saisies. Les entrailles étaient gâtées, le siège s'en allait en pourriture. Les médecins travaillaient

 

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sans espoir à vaincre le mal. L'opposition qu'on lui fait le repousse à l'intérieur. Il s'attache aux parties internes, les vers s'y engendrent ; l'infection s'en répand dans tout le palais et jusque dans la ville. Les conduits de l'urine et des excréments sont confondus. Les vers rongent ce corps qui se dissout dans une effroyable pourriture. Par intervalles il en sort des mugissements. On appliquait sur le siège en décomposition de la viande chaude ou des animaux, afin que la température attirât la vermine au dehors. Quand on avait nettoyé les plaies, il en ressortait une fourmilière, ses entrailles engendraient la peste. Les parties de son corps avaient perdu leur forme ordinaire. Le haut, jusqu'à son ulcère, n'était qu'un squelette. Les os collaient à la peau. Les pieds enflés étaient sans forme définissable. Cet état se prolongea une année entière. Enfin, vaincu par sa souffrance, il revint à Dieu et pendant les répits d'une douleur nouvelle, il promit de rétablir l'Eglise qu'il avait ruinée et d'en réparer le dommage. Il achevait de s'épuiser quand on publia, par son ordre, l'édit suivant.

 

XXXIV. — Edit de Galère. — Parmi tant de travaux que nous avons entrepris pour le bien et l'utilité de l'Etat, nous n'avons rien eu autant à coeur que de ramener toutes choses aux pratiques anciennes et de ramener les chrétiens à la religion de leurs pères dont ils s'étaient détachés. Non contents de mépriser les cérémonies de leurs ancêtres, ils en sont venus à cet excès de folie de se faire des lois à eux-mêmes et de tenir diverses assemblées dans les provinces, malgré notre défense et l'ordre que nous leur donnions de rentrer dans la bonne voie. Plusieurs ont déféré à ces ordres par crainte; plusieurs autres qui s'y sont refusés ont été punis. Mais ayant connaissance qu'il y a un fort grand nombre de chrétiens- qui persistent dans leur opiniâtreté et qui n'ont de respect ni pour la religion des dieux ni pour celle du Dieu des chrétiens lui-même, eu égard à notre très douce clémence et notre coutume éternelle de pardonner aux hommes, nous avons consenti à répandre sur eux les effets de notre bonté. Nous leur permettons donc l'exercice de la religion chrétienne, la tenue de leurs assemblées, pourvu qu'il ne s'y passe rien contre les lois. Par une autre déclaration nous ferons savoir à nos officiers de justice la conduite

 

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qu'ils doivent tenir envers eux. Profitant de notre indulgence, qu'ils prient donc Dieu pour notre santé, pour la prospérité de notre empire et pour leur conservation, afin que l'empire subsiste éternellement et uu'ils puissent vivre chez eux en repos.

 

XXXV. — On publia cet édit à Nicomédie le trente avril, qui était le huitième consulat de Galère et le second de Maximin Daïa. Les prisons furent ouvertes. Ce fut alors, mon cher Donat, que tu recouvras la liberté après six années de captivité. Dieu ne fut pourtant pas touché du repentir de Galère. Peu de jours après, ayant recommandé sa femme et ses enfants à Licinius, tout son corps acheva de se pourrir, et il expira. Le bruit de sa mort se répandit aussitôt dans Nicomédie, où il devait solenniser ses Vicennales le premier mars suivant.

 

XXXVI. — A cette nouvelle, Maximin dispersa des courriers, et se rendit en diligence dans l'Orient, comptant profiter de l'absence de Licinius et s'emparer de toute l'Asie jusqu'à la mer de Chalcédoine. Pour s'attirer l'amour des peuples, il remit, dès son entrée en Bithynie, l'impôt du cens. Les deux empereurs en vinrent presque â une rupture. Leurs troupes campaient sur les rives opposées; néanmoins ils s'accommodèrent et, la paix conclue sur le détroit du Bosphore, ils se tendirent la main. Maximin retourna plein de confiance, et sa conduite ne changea pas de celle qu'il avait tenue en Syrie et en Egypte. Tout d'abord, il retira toutes les concessions faites aux chrétiens. Il se fit députer par les villes des ambassades qui le suppliaient d'interdire les assemblées des chrétiens, afin qu'il parût faire par contrainte ce qu'il faisait de son libre choix. Déférant à ces députations, il inaugura la coutume de choisir les premiers citoyens des villes en qualité de souverains prêtres et de leur faire offrir chaque jour des sacrifices aux dieux. Assistés des anciens prêtres, ils devaient empêcher les chrétiens de bâtir des temples, leur interdire toute pratique, privée ou publique, de leur religion, les contraindre même à sacrifier aux idoles et signaler aux juges les délinquants. Cela ne lui suffit pas. Il établit en outre en chaque province deux pontifes chargés d'inspecter les autres et leur donna pour insigne la

 

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chlamyde blanche. Il se préparait à étendre ces mesures à l'Occident, où, par une fausse humanité, au lieu de condamner les chrétiens à mort, il les faisait mutiler. Aux uns on crevait les yeux, aux autres on coupait les mains, ou les pieds, ou le nez, ou les oreilles.

 

XXXVII. — Des lettres de Constantin lui interdirent ces cruautés. Maximin dissimula ; mais si un chrétien tombait entre ses mains, il le faisait noyer secrètement. Il se garda bien de rompre avec son habitude de faire périr quelque victime chaque jour dans son palais. Aussi, ses viandes étaient préparées non par des cuisiniers, mais par des prêtres, et comme elles servaient à des sacrifices profanes, on n'en pouvait goûter sans se souiller d'une impureté sacrilège. En tout il se modelait sur Galère. Si peu de chose qui eût échappé à la rapacité de Dioclétien et de Maximien, Maximin s'en empara sans pudeur. On fermait ses greniers, ses boutiques, on poursuivait le paiement des dettes avant que le terme fût échu. C'était la famine malgré le rendement de la terre. On réquisitionnait les troupeaux pour fournir aux sacrifices quotidiens (1)…

Il gorgeait d'argent les soldats et les barbares eux-mêmes ; car, pour ce qui est de ravir les biens et de les donner à ceux qui les lui demandaient, peut-être faut-il l'en louer, puisqu'il n'était en ce cas que simple voleur.

 

XXXVIII. — Son impudicité dépassa tout ce que l'on a jamais entendu raconter. Je ne sais qu'en dire, les mots sont impuissants à dépeindre de rut bestial, notre langue manque de termes pour en parler. Les eunuques, les rabatteurs cherchaient partout. Toute femme douée de quelque beauté était enlevée à son père ou à son mari. On arrachait les vêtements de ces malheureuses pour juger si elles étaient dignes de la couche impériale. Celles qui s'en défendaient étaient noyées comme coupables de lèse-majesté. Des maris, voyant l'outrage fait à celles dont la chasteté et la fidélité leur étaient si chères, se tuèrent de désespoir. Sous ce monstre, la difformité fut le seul asile de la pudeur. On en arriva à ce point que ce fut un usage

 

1. Le texte est corrompu en cet endroit.

 

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de n'épouser que celles qui avaient été soufflées par lui. Il abandonnait ensuite aux gens de son entourage les vierges violées dont ceux-ci faisaient leurs femmes. Ses favoris prenaient exemple sur lui et souillaient sans scrupule le lit des sujets. Car que faire, quelle vengeance en tirer ? Pour les filles de basse condition, les prenait qui voulait. Celles que leur naissance mettait à l'abri d'une violence, on les demandait pour récompense à l'empereur. Tout refus était impossible, l'empereur consentait ; ainsi il fallait mourir ou accepter un barbare en qualité de gendre ; car tous ses gardes étaient descendus de ces Goths qui, au temps des Vicennales, furent chassés de leur pays et se donnèrent à Maximin. Et ce fut pour le malheur du monde que ces barbares échappèrent à la servitude pour assujettir un jour les Romains. Gardé par ces bandits qui veillaient sur lui, Maximin insultait à tout l'Orient.

 

XXXIX. — Enfin, ne connaissant d'autre règle que sa volupté, il jeta les yeux sur l'Augusta elle-même que depuis peu il appelait sa mère. Après la mort de Galère, Valérie sa veuve, fille de Dioclétien, se retira auprès de Maximien, comme en un lieu de sûreté, puisque ce prince était marié. Mais cette bête dangereuse l'aima. Valérie portait encore le deuil de Galère que Maximin la fit demander en mariage, avec promesse de chasser sa femme si elle acceptait. Valérie répondit avec la liberté que sa condition lui permettait, Elle ne pouvait songer au mariage tant qu'elle portait le deuil du père adoptif de Maximin, dont les cendres n'étaient pas refroidies ; elle avait lieu en outre d'appréhender pour elle-même le traitement qu'on allait faire à cause d'elle à une épouse irréprochable ; enfin que le remariage d'une Augusta était un cas sans exemple (1). On porta cette audacieuse réponse à l'empereur. Sa passion se changea en frénésie. Il proscrivit Valérie, la dépouilla de son bien, la priva de ses officiers, fit mourir ses esclaves dans les tortures, l'envoya en exil avec sa mère Prisque, femme de Dioclétien, mais sans leur assigner de lieu, les chassant de-ci, de-là, à sa fantaisie, et fit mourir leurs amies sous prétexte d'adultères imaginaires.

 

1. Ceci est inexact.

 

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XL. — Valérie comptait parmi ses amies une dame de naissance illustre, mère et grand'mère, que cette princesse traitait comme une seconde mère et qu'on soupçonna avoir dicté sa réponse à Maximin. Celui-ci ordonna au président Eratineus de la faire mourir honteusement. On enveloppa dans son malheur deux autres femmes non moins nobles qu'elle, dont l'une avait sa fille dans le collège des Vestales, l'autre était mariée à un sénateur. La beauté et la vertu de ces dames les perdirent. Elles comparurent non devant un juge, mais devant un assassin. On ne les accusa même pas, mais on fit venir un Juif coupable d'autres crimes, à qui on promit sa grâce s'il rendait un faux témoignage contre ces malheureuses. Le juge avait eu soin de transporter son tribunal hors de la ville, afin de n'être pas lapidé par le peuple témoin d'un pareil procès, il avait en outre une escorte. Ceci se passait à Nicée. On mit le Juif à la question, tandis qu'il avouait ce dont on était convenu comme si la douleur le lui eût arraché. Les deux femmes furent condamnées à mort, les pleurs et les instances du mari qui assistait sa femme, et de tous les assistants, ne servant de rien. De crainte qu'un mouvement populaire ne délivrât ces dames, on les fit escorter au lieu du supplice parla troupe. Comme leurs domestiques avaient fui, leurs corps eussent été privés de sépulture sans la charité secrète de leurs amis qui prirent soin de les ensevelir. Le Juif qui s'était avoué leur complice ne jouit pas de l'impunité promise ; comme on l'allait pendre, il révéla toute l'intrigue, et au moment de rendre l'âme il déclara que l'on avait fait mourir des innocentes.

 

XLI. — L'Augusta Valérie, reléguée dans les déserts de Syrie, avertit Dioclétien de son infortune. Celui-ci fit redemander sa fille à Maximin, mais en vain. Il revint plusieurs fois à la charge sans rien obtenir. Enfin il dépêcha un de ses parents, homme considérable ; mais cette dernière ambassade n'obtint pas un meilleur succès que les précédentes.

XLII. — Vers la même époque on renversait, sur l'ordre de Constantin, les statues et les images du vieux Maximien ; mais comme il avait été souvent représenté avec Dioclétien, on détruisait du même coup les deux effigies. Ce prince, accablé d'un

 

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outrage qu'aucun autre empereur n'avait subi de son vivant, voulut mourir. Il n'était bien nulle part, l'inquiétude lui enlevait le sommeil et l'appétit. Il soupirait, gémissait, pleurait, se roulait à terre ou sur son lit. Après avoir été vingt ans le favori de la fortune, réduit à la condition privée, accablé d'opprobres, il mourut d'angoisse et de faim.

 

XLIII. — Il ne restait qu'un seul ennemi de Dieu, Maximin Daia. Je vais raconter sa fin. Jaloux de Licinius que Galère lui avait préféré, il s'était pourtant accommodé avec lui. Dès qu'il apprit que Licinius épousait la soeur de Constantin, il jugea que cette alliance tendait à sa propre ruine et rechercha en secret l'amitié de Maxence, à qui il écrivit avec beaucoup d'honnêteté. On reçut ses ambassadeurs, on accepta son amitié, on plaça dans le même lieu les images des deux princes. Maxence tenait cette alliance pour un secours envoyé du ciel ; car, sous prétexte de venger la mort de son père, le vieux Maximien, il avait déjà déclaré la guerre à Constantin, ce qui donnait lieu de soupçonner que Maximien n'avait feint d'être mal avec son fils que pour perdre plus facilement les autres empereurs et, après leur ruine, partager l'empire avec Maxence. Mais on se trompait. Son dessein était de perdre son fils avec les autres et de remonter sur le trône avec son collègue Dioclétien.

 

XLIV. — Les hostilités avaient commencé entre Maxence et Constantin. Maxence demeurait à Rome dont il ne pouvait sortir sous peine de périr, avait prononcé l'oracle. II abandonnait la guerre à ses lieutenants. Ses forces étaient supérieures à celles de l'ennemi, car, outre la vieille armée de Maximien qu'il avait débauchée du service de Sévère, la sienne, composée de barbares Maures et Gétules (1), l'avait rejoint. On en vint souvent aux mains et le parti de Maxence avait toujours l'avantage ; mais Constantin, décidé à en finir quoi qu'il arrivât, vint camper au pont Milvius — Ponte-Molle —. C'était le vingt-sept octobre, cinquième anniversaire du jour où Maxence avait pris la pourpre. Constantin, averti en songe de faire tracer sur les boucliers

 

1.       Leçons douteuses.

 

De ses soldats le signe céleste de Dieu avant le combat, obéit et les fit marquer d’un khi. Les troupes, fortifiées par cette armure divine, prirent les armes. L'armée ennemie, privée de son empereur, passe le pont. On se rencontre, on se choque avec une vigueur égale, personne ne fuit. La populace de Rome s'émeut et reproche à Maxence de trahir la cause publique ; soudain le bruit court que Constantin est invincible.

Epouvanté, Maxence convoque quelques sénateurs, on consulte les oracles des Sibylles ; on y lit qu'en ce jour l'ennemi du peuple romain doit périr. Maxence retrouve l'espoir de vaincre, il part et arrive sur le lieu du combat. Par son ordre on coupe le pont ; à cette vue le combat se ranime, mais Dieu veillait sur l'armée de Constantin. Maxence prend peur, court au pont qu'il avait rompu, il tombe dans la bousculade des fuyards et roule dans le Tibre.

Après un tel triomphe, Constantin entra dans Rome accueilli avec enthousiasme par le Sénat et le peuple. Il apprit la perfidie de Maximin, saisit ses lettres, vit ses images et ses statues. Le Sénat accorda à Constantin la prérogative d'honneur que lui avait méritée son courage et que Maximin s'était insolemment arrogée. A ces nouvelles, Maximin se tint déjà pour vaincu. Le décret du Sénat le mit en furie, il ne cacha plus sa haine à l'égard de Constantin et toujours il lui échappait quelque raillerie contre ce prince.

 

XLV. — Après avoir réglé l'état des affaires à Rome, Constantin se rendit à Milan. Licinius y célébrait ses noces et Maximin, le jugeant assez occupé de ce soin, partit de la Syrie pendant la plus grande rigueur de l'hiver et se rendit à marches forcées dans la Bithynie. La pluie, la neige, les boues, le froid avaient exténué ses troupes et presque ruiné ses équipages. La marche de ses colonnes était jalonnée de chevaux morts et de débris de toutes sortes de funèbre présage. Il franchit la limite des provinces de son obéissance et arriva sous Byzance, où Licinius avait mis une garnison dont Maximin tenta par présents et par promesses la fidélité. Il en fallut venir à la force, mais tout échouait. Le siège durait depuis onze jours, terme suffisant pour donner avis des événements à Licinius, lorsque la garnison, fidèle mais insuffisante, fut réduite à se rendre. De Byzance

 

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Maximin marcha sur Héraclée, qui tint bon et le retint plusieurs jours. Sur ces entrefaites, Licinius était accouru à Andrinople, mais avec une faible escorte, lorsque Maximin, maître d'Héraclée, se porta jusqu'à dix-huit milles de lui. Il ne pouvait aller plus loin, puisque Licinius se trouvait à deux étapes seulement avec un contingent destiné plutôt à retarder la marche de Maximin qu'à combattre, car il n'avait pas trente mille hommes contre soixante-dix mille. Les troupes de Licinius étant dispersées dans plusieurs provinces, on n'eut pas le temps de les réunir toutes.

 

XLVI. — Les armées avaient pris le contact, on n'attendait que l'instant d'engager le combat. Maximin fit un voeu à Jupiter; il lui promit, s'il était vainqueur, d'abolir à jamais le nom chrétien ; mais pendant la nuit qui précéda le combat, Licinius eut la vision d'un ange qui lui commandait de la part de Dieu, de se lever, de faire une prière, et lui promit la victoire s'il obéissait. Il lui sembla en effet qu'il se levait et faisait la prière. A son réveil, il appela un secrétaire et lui dicta cette prière : « Dieu tout-puissant, nous te prions ; Dieu saint, nous te prions; nous te recommandons la justice de notre cause, nous te recommandons notre empire, c'est par toi que nous vivons; c'est de toi que nous attendons la victoire. Dieu tout-puissant, Dieu saint, exauce-nous ; nous te tendons les mains ; exauce-nous, Dieu saint, Dieu tout-puissant. » On tira des copies de cette prière que l'on distribua aux tribuns et aux chefs des légions pour la faire apprendre aux soldats, dont le courage s'affermit lorsqu'ils pensèrent que le ciel leur promettait la victoire. L'empereur marqua que la bataille se donnerait le premier mai, qui était le huitième anniversaire de l'avènement de Maximin, afin que sa destinée fût pareille en cela à celle de Maxence. Maximin anticipa d'un jour ; dès l'aube il rangea son armée en bataille, afin de célébrer la fête du lendemain par une victoire. Licinius, averti des mouvements de l'ennemi, fait prendre les armes. La plaine stérile de Sérène séparait les armées. Dès qu'on fut en présence, les soldats de Licinius enlèvent leurs casques, couchent à terre leurs boucliers, lèvent les mains au ciel et répètent la prière après l'empereur et les chefs des légions. L'ennemi en pouvait entendre le murmure. On répéta trois fois la prière,

 

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ensuite on reprit casques et boucliers. Cependant on essaya d'une conférence, mais Maximin repoussa toutes les propositions de paix. Il méprisait Licinius dont l'avarice, pensait-il, avait détaché son armée et que ses prodigalités lui attireraient. Cette imagination l'avait poussé à la guerre qu'il espérait porter contre Constantin, après avoir embauché, sans combat, l'armée de Licinius.

 

XLVII. — Enfin on se toucha ; les soldats de Licinius se précipitent avec furie, tellement que l'ennemi ne peut ni tirer l'épée, ni lancer le javelot. Maximin tournait autour des corps ennemis qu'il sollicitait par ses prières et ses promesses ; mais on ne l'écoutait même pas. On le chargea et il dut retourner parmi les siens. On taillait impunément son armée en pièces et tant de légions succombaient sous l'effort d'une poignée de braves gens. Nul ne paraissait se souvenir de son nom, de ses armes, de ses anciens services ; on eût dit qu'ils n'étaient pas venus au combat, mais à la mort, tant Dieu avait donné d'ascendant sur eux à leurs ennemis. La plaine était jonchée de cadavres. Maximin, voyant ses espérances trompées, jette sa pourpre, et, sous l'habit d'un esclave, s'enfuit et passe la mer. Une partie de son armée est taillée en pièces, une partie se rend, le reste prend la fuite. On suivait sans honte l'exemple de l'empereur qui, en une nuit et un jour, gagna Nicomédie, distante eu lieu du combat de cent soixante milles. Là il prend sa femme et ses enfants et avec une petite suite gagne l'Orient. En Cappadoce, il rassemble quelques débris de son armée auxquels il joint des garnisons et reprend la pourpre.

 

XLVIII. — Licinius, après avoir reçu une partie des troupes ennemies et leur avoir donné des quartiers, se rendit en Bithynie peu de jours après la bataille. Il entra dans Nicomédie et rendit des actions de grâces à Dieu comme à l'auteur de sa victoire, et le treize juin, Constantin et lui étant consuls pour la troisième fois, on publia un édit pour le rétablissement de l'Eglise et on l'adressa au préfet de Nicomédie.

 

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Edit de Milan (313).

 

 

« Nous Constantin et Licinius, augustes, nous étant réunis à Milan pour traiter toutes les affaires qui concernent l'intérêt et la sécurité de l'empire, nous avons pensé que, parmi les sujets qui devaient nous occuper, rien ne serait plus utile à nos peuples que de régler d'abord ce qui regarde la façon d'honorer la Divinité. Nous avons résolu d'accorder aux chrétiens et à tous les autres la liberté de pratiquer la religion qu'ils préfèrent, afin que la Divinité, qui réside dans le ciel, soit propice et favorable aussi bien à nous qu'à tous ceux qui vivent sous notre domination. Il nous a paru que c'était un système très bon et très raisonnable de ne refuser à aucun de nos sujets, qu'il soit chrétien ou qu'il appartienne à un autre culte, le droit de suivre la religion qui lui convient le mieux. De cette manière la Divinité suprême, que chacun de nous honorera désormais librement, poufferions accorder sa faveur et sa bienveillance accoutumées. Il convient donc que Votre Excellence sache que nous supprimons toutes les restrictions contenues dans l'édit précédent que nous vous avons envoyé au sujet des chrétiens, et qu'à partir de ce moment nous leur permettons d'observer leur religion sans qu'ils puissent être inquiétés et molestés d'aucune manière. Nous avons tenu à vous le faire connaître de la façon la plus précise, pour que vous n'ignoriez pas que nous laissons aux chrétiens la liberté la plus complète, la plus absolue de pratiquer leur culte ; et puisque nous l'accordons aux chrétiens, Votre Excellence comprendra bien que les autres doivent posséder le même droit. Il est digne du siècle où nous vivons, il convient à la tranquillité dont jouit l'empire, que la liberté soit complète pour tous nos sujets d'adorer le Dieu qu'ils ont choisi et qu'aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. En ce qui concerne les chrétiens, nous voulons que si quelqu'un a acheté de nous ou de qui que ce soit les lieux autrefois destinés à leurs assemblées, il les leur rende promptement et sans délai et sans remboursement. Ceux à qui nos prédécesseurs en auraient fait don les rendront de même. Les uns et les autres se pourvoiront par-devant les vicaires pour être indemnisés par nous. Ceci

 

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s'exécutera au plus tôt. Outre ces lieux d'assemblée, ils en ont d'autres qui appartiennent à leurs églises ; nous voulons que vous les rendiez aux mêmes conditions, c'est-à-dire que ceux qui les auront restitués gratuitement en attendront le prix de notre munificence. En tout ce qui concerne les chrétiens, vous vous montrerez très diligents, afin que notre volonté ne souffre pas de retard et que par notre bonté la tranquillité publique soit assurée. Tout se passant suivant nos ordres, nous espérons que le ciel nous continuera les faveurs qu'il nous a prodiguées en tant de rencontres. Vous publierez les présentes afin que nul n'en ignore. »

Après cette ordonnance, il exhorta même les habitants de Nicomédie à remettre les églises en leur ancien état... Ainsi, depuis la ruine de l'Eglise jusqu'à son rétablissement, on compte environ dix ans et quatre mois.

 

XLIX. — Licinius poursuivant sa victoire, Maximin se sauva dans les détroits du mont Taurus et s'y retrancha, mais il fut forcé et contraint de fuir à Tarse. Là, assiégé par terre et par mer, sans espoir de secours, il songea à se donner la mort, seul remède, à ses yeux, aux maux dont Dieu l'accablait. Mais auparavant il s'accorda une suprême ripaille, puis il but le poison qui, trouvant l'estomac trop chargé, perdit une partie de sa force et se changea en une sorte de peste lente, afin que la prolongation de sa vie ne fût que la prolongation de ses douleurs. Le venin commençant à agir lui consumait les entrailles avec des tourments qui le portaient jusqu'à la fureur, à tel point que, pendant les quatre derniers jours de sa vie, il prenait la terre à poignée et la mangeait ; il se jetait la tête contre les murailles avec tant de violence que les yeux sortirent de l'orbite. Aveugle, il vit Dieu entouré de ses anges qui faisait son procès. Il hurlait comme font ceux qu'on torture : «Ce n'est pas moi, ce sont les autres » ; et puis : « C'est moi » ; alors il priait le Christ d'avoir pitié de lui. Il rendait son âme au milieu de ces fureurs qui semblaient celles d'un damné.

 

L. — C'est ainsi que Dieu se vengea de ses ennemis dont les enfants mêmes ne furent pas épargnés. Licinius fit mourir Valérie à qui Maximin avait pardonné dans sa colère et même dans

 

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son désespoir. Candidien, fils naturel de Galère, que Valérie, se voyant stérile, avait consenti à adopter, eut le même sort. Ayant appris que Candidien vivait, elle se déguisa et se mêla à sa suite pour voir l'issue de ses aventures ; mais comme on vit qu'on lui rendait de grands honneurs à Nicomédie, on le tua. En l'apprenant, Valérie se sauva. Licinius fit encore mourir Sévérien, fils de Sévère, qu'on accusa d'avoir brigué l'empire et qui avait suivi Maximin dans sa fuite. Tous ceux-ci s'étaient attachés à la fortune de Maximin parce que Licinius leur était suspect. Seule, Valérie s'était rangée de son parti et voulait lui céder tout ce qu'elle avait à prétendre de la succession du vieux Maximien, faveur qu'elle avait refusée à Maximin. Licinius fit mourir aussi le fils aîné de Maximin, un enfant de huit ans, et sa soeur âgée de sept ans, promise à Candidien. Auparavant on jeta leur mère dans l'Oronte, au lieu même où elle avait fait périr plusieurs femmes irréprochables. Ainsi, un juste jugement de Dieu rendit à ces impies ce qu'ils avaient fait.

 

LI. — Valérie, déguisée, errante pendant l'espace de quinze mois, fut reconnue et arrêtée avec sa mère Prisque, à Thessalonique, et toutes deux furent condamnées à mort. On les mena au supplice en grand appareil ; personne ne refusait ses larmes à une si grande infortune. On leur coupa la tête et on jeta leurs corps à la mer. Ainsi leur vertu et leur rang causèrent leur ruine.

 

LII. — Tout ce que je viens de rapporter est digne de foi. J'ai raconté les choses comme elles se sont passées, afin de conserver la mémoire de ces événements, pour qu'un futur historien ne puisse corrompre la vérité en passant sous silence les crimes de tant d'empereurs et la vengeance que Dieu en a tirée. Quelles actions de grâces ne devons-nous pas lui rendre d'avoir regardé son troupeau détruit ou dispersé par les loups ravissants, de l'avoir réuni et rassuré, d'avoir exterminé les bêtes malfaisantes qui avaient si longtemps désolé ses pâturages et ses bergeries. Où sont ces noms de Jovien et d'Hercule, jadis révérés des peuples, que; Dioclès et Maximin avaient pris avec tant d'insolence, et dont, après eux, leurs successeurs se sont parés ? Le Seigneur a purgé la terre de ces noms superbes. Célébrons donc le triomphe de Dieu avec joie; jour et nuit adressons-lui nos

 

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prières et nos louanges, afin qu'il affermisse à toujours la paix rendue après dix années de guerre.

Et toi, Donat, qui as mérité sa bienveillance par tes tourments, prie-le de répandre sa miséricorde sur ses serviteurs, de garantir son peuple des embûches et des insultes du démon, et de rendre son Eglise à jamais paisible et florissante.

 

 

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LES MARTYRS DE LA THÉONAS A ALEXANDRIE, LE 9 FÉVRIER 356

 

L'Apologie que saint Athanase composa pour justifier sa fuite doit avoir été écrite entre les années 357 et 358 I. Théodoret et Socrate ont connu cet écrit et l'ont même cité. Ce dernier auteur avance que saint Athanase lut cette pièce dans le concile d'Alexandrie en 362, mais il ajoute qu'elle était composée longtemps auparavant. Elle fut écrite par manière de justification contre les calomnies des chefs de l'arianisme, Léonce d'Antioche, Narcisse de Néroniade et Georges de Laodicée, qui voyaient avec un vif déplaisir saint Athanase échappé aux violences du duc Syrianus et l'accusaient de lâcheté parce qu'il s'était enfui.

Je n'ai pas à entrer dans le récit des intrigues que l'empereur Constance et ses officiers nouèrent autour de saint Athanase, il suffira d'un abrégé. Le duc Syrianus, représentant l'empereur Constance à Alexandrie, était entièrement livré aux ariens. Ce personnage résolut, pour complaire à son parti, de s'emparer de la personne d'Athanase tandis que celui-ci se trouvait avec les catholiques dans l'église de Saint-Théonas. Ce fut l'occasion d'une expédition militaire suivie de toute sorte de violences dont saint Athanase fait le récit dans l'écrit qu'on va lire. Depuis cet événement, l'évêque demeura

 

1. J. SARTORIUS. Dissertatio de Athanasio in persecutione fugiente, Thorunii, 1697, in 4°.

 

caché. « Et c'est pourquoi le peuple d'Alexandrie, qui fit aussitost une protestation publique de cette violence de Syrianus, déclare qu'il ne savoit ce que son saint pasteur estoit devenu. Il ajoute que le saint fut traîné et presque déchiré, et qu'estant tombé en défaillance, il fut emporte comme mort. Saint Athanase ne parle point de cela lorsqu'il décrit ce qui se passa alors ; et néanmoins il semble l'avouer en un autre endroit, puisqu'il renvoie aux attestations du peuple d'Alexandrie qu'il avoit insérées à la fin de sa lettre aux solitaires. » (TILLEMONT.)

 

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SAINT ATHANASE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE
APOLOGIE DE SA FUITE DEVANT LA PERSÉCUTION DU DUC SYRIANUS

(A. D. 357 ou 358)

 

J'entends dire que Léontius d'Antioche, Narcisse de Nérona, Georges de Laodicée et les ariens leurs comparses, murmurent contre moi, m'insultent et me traitent de timide, parce que je ne me suis pas spontanément offert à leurs coups, alors qu'ils voulaient me tuer. Au sujet de ces injures et de ces calomnies, je pourrais écrire bien des choses qu'ils seraient incapables de contredire. Mais ceux qui les ont entendues les connaissent déjà ; aussi me contenterai-je de leur rappeler la parole du Sauveur et celle de l'Apôtre : « Le mensonge vient du démon. Les calomniateurs n'auront point part au royaume de Dieu. » N'est-ce pas là une preuve suffisante qu'ils ne pensent ni n'agissent selon l'Evangile ? mais, persuadés que tout ce qui leur plaît est bon, ils le mettent en pratique.

Puisqu'en outre ils affectent de me reprocher ma lâcheté, je crois nécessaire de parler : je rendrai par là manifeste leur iniquité ; il apparaîtra de plus clairement qu'ils n'ont même pas lu la sainte Ecriture, ou que, s'ils

 

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l'ont lue, ils ne croient pas ses oracles inspirés de Dieu. Car, s'ils avaient la foi, ils n'oseraient pas s'afficher ainsi contre les saintes Lettres, et ils n'imiteraient pas, comme ils font, la perfidie des Juifs déicides. Dieu en effet leur avait donné ce précepte : « Honore ton père et ta mère », et encore : « Celui qui injurie son père et sa mère sera frappé de mort ». Malgré cela, les Juifs agissaient contre la loi, changeant l'honneur en l'insulte, les fils mettant à leur usage personnel les ressources pécuniaires dues à leurs parents ; ils connaissaient pour l'avoir lu l'exemple de David, mais ne le mettaient pas en pratique, car ils faisaient un crime à des gens innocents de ce qu'ils arrachaient des épis et les froissaient dans leurs mains le jour du Sabbat. Or ils n'avaient cure ni de la loi ni du Sabbat. Mais, méchants comme ils l'étaient, ils jalousaient les disciples qu'ils voyaient sauvés, et ne voulaient qu'une chose, le triomple de leurs idées. Aussi recueillirent-ils le fruit de leur iniquité en devenant un peuple profane et en se rendant dignes d'être appelés princes de Sodome, peuple de Gomorrhe.

Non moins qu'eux, ils me semblent avoir aussi reçu déjà leur châtiment, en ce qu'ils ignorent leur propre folie. Ils ne savent plus ce qu'ils disent et ils croient savoir ce qu'ils ne connaissent pas. Le seul talent qui leur reste est celui de faire le mal et de trouver chaque jour à faire quelque chose de pire. Ils me font un crime de ma fuite, car ils refusent d'admettre que j'ai agi en homme de coeur. D'où vient donc cette prétention chez des ennemis à l'égard de ceux qui ne veulent pas se prêter à leurs mauvais desseins? Dissimulés comme ils le sont, ils font beaucoup de bruit autour de cette fuite, leurs chefs croyant, dans leur réelle naïveté, me contraindre par injures à me livrer à eux. Ils le voudraient bien et pour l'obtenir ils courent partout ; ils se disent mes amis, mais ils me traquent en ennemis ; car, déjà enivrés de sang, ils

 

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veulent me faire disparaître moi aussi, et cela parce que j'ai toujours haï leur impiété comme je la hais encore aujourd'hui, et qu'après les avoir convaincus d'hérésie, je les cloue comme tels au pilori.

Pourrait-on citer quelqu'un qui, poursuivi et pris par eux, n'ait eu à subir leurs capricieuses avanies ? quelqu'un qui, recherché et enfin découvert, n'ait , été traité de façon qu'il pérît misérablement ou qu'il reçût de partout des outrages ? car ce que l'on croit fait par les juges est leur oeuvre propre ; bien plus, les juges mêmes sont les serviteurs de leur volonté, de leur perversité. Quel est donc le lieu qui n'ait conservé le souvenir de leur malice ?Quel est l'homme qui ait pu avoir un avis différent du leur, sans qu'ils l'aient entouré d'embûches, simulant de bonnes raisons. à la façon de Jézabel ? Quelle Eglise n'a pas à déplorer leurs mauvais procédés à l'égard de son pasteur'?

Antioche pleure son confesseur Eustathe, modèle de l'orthodoxie ; Balanée, l'admirable Euphration ; Paltos et Antarados gémissent sur le sort -le Cymatius et de Carterius ; Adrianopolis porte à la fois le deuil et de l'ami du Christ Eutrope, et de son évêque Lucius, qui mourut sous, le poids des chaînes dont ils le chargèrent à plusieurs reprises. Ancyre déplore la perte de Marcel, Bérée celle de Cyr, et Gaza celle d'Asclépias, que ces gens de mauvaise foi, après leur avoir fait subir toute sorte d'outrages, firent envoyer en exil ; ils nous firent aussi rechercher, Théodule, Olympe de Thrace et moi-même et mes prêtres, dans le dessein de nous faire périr dès qu'ils nous auraient trouvés. Nous aurions sans aucun doute trouvé la mort sans retard, si nous n'avions fui à leur insu, car tel était le sens des lettres envoyées au proconsul Donatus contre Olympe, et à Philagrius contre nous-même. Et ce fut le sort de Paul de Constantinople qu'ils cherchèrent aussi et parvinrent à trouver,

 

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et qu'ils firent étrangler publiquement à Gueuse de Cappadoce, par les mains de l'ex-préfet de la ville Philippe, un des défenseurs de leur hérésie, et exécuteur de leurs volontés perverses.

Du moins furent-ils rassasiés après ces exploits, et se tinrent-ils tranquilles ? Pas le moins du monde. Bien loin de s'arrêter, semblables à la sangsue dont parlent les Proverbes, ils puisaient dans le crime une nouvelle vigueur, en s'attaquant à des diocèses plus importants. Qui pourrait dire ce qu'ils commirent ou rap-peler tous leurs méfaits ? A ce moment, les Eglises étaient en paix et les fidèles pouvaient prier librement dans leurs assemblées : subitement l'évêque de Rome, Libère, le métropolitain des Gaules, Paulin, Denys, métropolitain d'Italie, Lucifer, métropolitain de Sardaigne, et Eusèbe, évêque d'Italie, furent enlevés et envoyés en exil : et cela pour cette seule raison qu'ils répudiaient l'hérésie arienne et qu'ils refusaient de souscrire aux calomnies et aux mensonges forgés contre moi.

Parler de l'illustre et très vénérable vieillard, et vraiment confesseur, Hosius, est chose bien superflue : car personne n'ignore qu'ils lui ont fait subir aussi la peine de l'exil. Bien loin d'être un inconnu, ce vieillard est l'homme le plus en vue de notre époque. Et en effet, combien de synodes n'a-t-il pas réunis ! La sûreté doctrinale de sa parole n'a-t-elle pas été pour tous un guide autorisé ? Quelle Eglise n'a pas gardé de son gouvernement le plus précieux souvenir ? Est-il un homme qui ait jamais été le trouver, l'âme dans la tristesse, et qui ne l'ait quitté tout consolé ? En est-il qui lui ait mendié ce dont il avait besoin et qui ne se soit retiré satisfait ? Contre ce saint homme, les ariens se sont permis toutes les indignités, parce que lui aussi, connaissant les calomnies que leur fait commettre leur perversité, a refusé de souscrire aux embûches qu'ils dressent contre moi. Et

 

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si par les coups sans nombre dont ils l'ont accablé, par les tracasseries qu'ils ont fait subir à ses proches, ils en ont eu raison un moment, vu son grand âge et la faiblesse de ses forces physiques, ils ont par là même montré leur méchanceté et le zèle qui les porte à prouver qu'ils ne sont même pas chrétiens.

Dans la suite, ils envahirent de nouveau Alexandrie, toujours dans le dessein de me tuer, en sorte qu'à partir de ce jour ma situation devint pire qu'auparavant. Un jour, des soldats cernèrent l'église à l'improviste ; le calme de la prière fit alors place au tumulte des armes. Bientôt après, durant le carême, l'agent des ariens, Georges de Cappadoce, entra dans la ville et renchérit encore sur le mal qu'ils lui avaient appris à faire.

Après la semaine de Pâques, en effet, les vierges furent incarcérées, les évêques chargés de chaînes et emmenés par les soldats, les orphelins et les veuves privés de leur pain et de leurs demeures. L'assaut était donné aux maisons des chrétiens ; en pleine nuit on les chassait de chez eux ; l'on désignait leurs demeures aux destructeurs, et ceux qui avaient des frères dans le clergé étaient en péril à cause d'eux. C'étaient déjà là choses horribles : les attentats qui suivirent furent plus atroces encore. La semaine après la Pentecôte, les jeûnes accomplis, les fidèles s'étaient réunis pour la prière dans le cimetière, car ils répugnaient tous à entrer en communion avec Georges ; mais ce criminel en eut connaissance ; aussitôt il lança contre eux le général Sébastien, un manichéen, qui, suivi d'une multitude de soldats armés de glaives, de flèches et de pieux, fit irruption dans l'église même : il n'y trouva que peu de personnes vaquant à la prière, car, à cette heure tardive, la plupart s'étaient retirées ; mais il y commit toutes les horreurs que l'on pouvait attendre d'un homme qui s'était fait l'instrument des ariens. Il fit allumer un immense brasier,

 

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puis, faisant amener les vierges devant le feu, il les somma de confesser la foi arienne. Lorsqu'il vit qu'elles ne se laissaient pas vaincre par ses menaces, ni intimider par le feu, il les fit dépouiller et frapper au visage, si bien que pendant quelque temps elles furent à peine reconnaissables.

Pour quarante hommes dont il s'était emparé, il inventa un supplice d'un nouveau genre : à l'aide de verges de palmier fraîchement coupées et encore toutes garnies de leurs piquants, il les fit frapper sur le dos, en sorte que plusieurs d'entre eux durent ensuite recourir au médecin, en raison des piquants qui leur étaient entrés dans les chairs ; certains même périrent dans ce tourment au-dessus de leurs forces. Tous les survivants furent ensuite envoyés en exil, en compagnie des vierges, dans la grande Oasis ; quant aux cadavres de ceux qui avaient succombé, les bourreaux refusèrent d'abord de les livrer, même aux familles des suppliciés ; mais ils les cachèrent soigneusement, croyant qu'en les privant de sépulture, ils pourraient dissimuler leur cruauté. Dans leur démence cependant, ils se trompaient grandement en agissant ainsi ; car la preuve de leur perversité et de leur cruauté fut rendue bien plus manifeste par l'attitude même des parents des victimes, qui, d'une part, célébraient avec joie le martyre des leurs, et, d'autre part, se lamentaient sur la perte des cadavres.

Bientôt après ils envoyèrent en exil plusieurs évêques d'Egypte et de Libye, Ammonius, Micus, Gains, Philon, Hermès, Menins, Psenosiris, Nelammon, Agathus, Anagamphus, Marc, Ammonius, un autre Marc, Dracontius, Adelphius et Athénagore ; et aussi les prêtres Hierax et Dioscore. Ils les traitèrent même si durement que plu-sieurs périrent, les uns sur la route, d'autres dans le lieu de leur exil. Ils firent en outre partir plus de trente évêques, animés qu'ils étaient, comme Achab, du zèle de

 

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supprimer la vérité s'ils le pouvaient. Tels furent tons les méfaits de ces impies !

A quelque temps de là les ariens marchaient avec les soldats pour les exciter et pour me désigner à eux, car je leur étais inconnu... Il faisait nuit ; quelques fidèles célébraient avec nous la vigile de la synaxe du lendemain. Le général Syrianus survint tout à coup, accompagné de plus de cinq mille hommes armés d'épées, de glaives nus, d'arcs, de flèches et de matraques, comme dans la première agression racontée plus haut. Il cerna de près l'église, disposant ses soldats tout autour, afin qu'aucun de ceux qui en sortiraient ne pût franchir leur cordon. Pour moi, il me parut peu raisonnable d'abandonner les fidèles au milieu de cette bagarre, et de ne pas m'exposer au danger en leur place ; je m'assis donc sur mon siège, je priai le diacre de lire à haute voix le psaume, à chaque verset duquel le peuple répondrait : « car sa miséricorde est éternelle ». J'intimai en même temps aux fidèles l'ordre de se retirer tous pendant ce chant et de rentrer chez eux. Mais subitement le général fit irruption dans l'église, et ses soldats vinrent cerner le sanctuaire pour se saisir de moi : alors les clercs présents et tous les assistants poussèrent des cris ; ils me conjurèrent de me retirer tout de suite. Mais je protestai que je ne me retirerais pas avant que chacun fût retourné chez lui. Je me levai, et, leur ayant indiqué une prière, je les suppliai à mon tour de se disperser les premiers, car, leur disais-je, je préfère me savoir exposé au péril, que de voir l'un de vous maltraité . Lorsque la plupart se furent donc retirés, suivis de près par tous les autres, les moines et les quelques clercs de mon entourage m'entraînèrent dans leur fuite : nous franchîmes ainsi (le fait est véridique) le double cordon de troupes qui cernait le sanctuaire et l'église ; conduit et gardé par Dieu, j'ai pu fuir

 

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ainsi à leur insu, en glorifiant grandement le Seigneur de ce que je n'avais pas abandonné mon peuple, et que d'autre part, après l'avoir fait échapper au danger, j'avais pu mettre ma propre vie en sûreté, et fuir ceux qui cherchaient à me prendre.

 

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APPENDICE RÉDACTIONS POSTÉRIEURES

 

NOTE. — Les documents que l'on va lire jouissent pour la plupart d'une autorité historique dont le degré resterait seul à établir. Nous les distinguons néanmoins par l'emploi d'un caractère différent ; il nous a semblé préférable de maintenir la distinction entre les pièces contemporaines des événements et celles qui ne le sont pas ou qui, comme c'est le cas pour l'histoire de la persécution vandale, sont écrites avec des préoccupations polémiques et une vivacité de ton peu conforme à l'austère gravité de l'histoire.

 

LA PASSION DE SAINTE SALSA A TIPASA, SOUS CONSTANTIN LE GRAND, LE 20 MAI

 

La pacification religieuse commencée par l'édit de Milan (313) ne laissa pas d'être souvent contrariée par l'attachement des païens à leurs divinités. La persécution officielle ne sanctionnait plus les mouvements populaires, ainsi que cela s'était vu dans les siècles précédents, mais il semble que l'administration si compliquée de l'empire laissait parfois une liberté bien absolue aux populations, vu surtout l'usage que celles-ci en faisaient. En Afrique, où la conquête romaine ne vint jamais à bout complètement des éléments autochtones, l'établissement du

 

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christianisme ne faisait plus, comme l'administration impériale, que des progrès assez lents. Un document composé peu après 372 et demeuré inédit jusqu'à ces dernières années nous a révélé un curieux épisode de l'histoire de la chute du paganisme à Tipasa, sur le littoral de Maurétanie. Assurément, il s'en faut de beaucoup que le récit que nous traduisons soit de tous points-historique. On se demande comment le rédacteur, venu longtemps après les événements, peut nous rapporter le monologue d'une martyre, monologue prononcé, dit-il, plutôt par son coeur que par ses lèvres. Mais ce défaut ne doit pas nous empêcher de reconnaître ce que la passion de sainte Salsa contient de détails précis, dont la topographie, l'histoire et l'hagiographie peuvent tirer un profit certain : tout ce qui a trait à la décadence du culte des idoles, à une orgie sacrée en l'honneur du dieu Python, la désaffectation d'un temple transformé en synagogue et sa reconstruction postérieure en église chrétienne.

La passion de sainte Salsa contient des détails d'un grand intérêt pour la topographie et l'histoire de ce point de la côte d'Afrique. La jeune sainte fut enterrée en dehors du rempart, sur l'emplacement où devait s'élever une basilique en son honneur, au point culminant de la colline, à 300 mètres des murailles de la ville, en face du port antique. Cette basilique mesure, par suite d'un allongement postérieur, 30 m. 60 de longueur sur 15 m. 06 de largeur ; mais elle était primitivement carrée, 15 m. 12X15 m. 06. Le premier édifice, élevé presque immédiatement après le martyre de sainte Salsa, est appelé par le rédacteur de la passion breve admodum tabernaculum. C'était une chapelle pourvue d'une abside à l'est avec une nef et deux bas côtés séparés par des piliers carrés, comme dans la basilique de Réparatus à Orléansville. Elle fut construite sur un emplacement occupé en partie par des citernes et des tombes ; l'une de celles-ci fut respectée et se trouva désormais presque au milieu de la nef centrale. C'était un sarcophage en pierre ; trois bornes sont placées derrière lui, et devant lui, un cippe en forme de caisson. Le socle rectangulaire a 2 m. 34 de longueur sur 1 m. 70 de largeur; il est revêtu de marbre et de décorations empruntées à un édifice plus ancien. On a trouvé dans le cippe des monnaies de Constantin le Grand et sur le cippe une inscription 

 

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qui paraît se rapporter à une tante de la martyre, morte avant elle et païenne. C'est, pense-t-on, dans le sarcophage de cette Fabia Salsa, qui n'est pas antérieur au début du ive siècle, que fut d'abord déposé le corps de sa jeune parente ; en tous cas on respecta la maçonnerie du tombeau en construisant l'église, mais on s'arrangea pour masquer celui-ci entièrement. Le sarcophage fut dans la suite pulvérisé avec une incroyable passion, les débris reposaient parfois, quand ils furent relevés, sur ceux dé la toiture et des claveaux des piliers, ce qui indique que le sarcophage n'était pas placé sur le sol, mais sur le socle de maçonnerie entouré d'une grille de métal.

De la chapelle primitive rien n'est assuré que les dimensions, car les aménagements peuvent dater de l'époque de la transformation en basilique. On dut alors supprimer le mur de la façade reportée à 15 m. 48 en avant ; celle-ci fut précédée d'un portique. L'ordonnance primitive fut respectée, une colonnade séparant les trois vaisseaux fut prolongée, ainsi que les rangées de piliers. On éleva des tribunes sur les bas côtés, à une hauteur de 4 m. 20 environ. Dans les flancs des piliers les plus rapprochés du fond, on voit, à une hauteur moyenne de 1 m. 80, des trous rectangulaires où entraient des barres qui ont pu servir de support à des rideaux, d'autres trous percés plus bas feraient croire à l'existence d'une balustrade isolant la nef. L'abside, qui appartient au plan primitif, n'offre aucune disposition particulière.

On hésite à préciser la place qu'occupait le tombeau de sainte Salsa et l'autel qui étaient réunis, à ce que nous apprend une inscription. L'auteur de la passion qu'on va lire parle de la scaena sepulcri que Firmus frappa d'un coup de lance vers 372; le mot scaena désigne le front du tombeau qui dépassait le sol. Il est probable qu'à l'époque où eut lieu l'agrandissement, on opéra une translation des restes de la martyre, et c'est sur le dernier emplacement qu'ils occupèrent qu'on éleva le socle de 2 m. 34 sur 1 m. 70 dont nous avons parlé. Ce socle est en effet postérieur au pavement en mosaïque sur lequel il a été simplement posé ; en outre, il est entouré d'une clôture qui mesure 5 m. 65 de long sur 4 m. 94 de large. Vers la hauteur des quatrièmes piliers à partir de l'abside, se trouvait dans la nef un

 

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cancel ajouré, en pierre, dont il reste des fragments. Le sol de l'église est occupé par un très grand nombre de tombes.

La basilique de Sainte-Salsa a subi plusieurs remaniements, Au Ve siècle l'évêque Potentius décora l'autel avec richesse et fit faire le pavement de mosaïque de la nef. Au siècle suivant et probablement sous le règne d'Hildéric, en 523, lorsque le culte catholique cessa d'être persécuté, on doubla l'église et devant la nouvelle façade on construisit un narthex. A l'époque de la domination byzantine, nouvelles transformations. Dans la nef centrale, on établit en avant des piliers une double colonnade absolument barbare, faite sans aucun souci de la mosaïque, ni des tombes antérieures, ni de la grille qui entourait le socle ; les colonnes ne sont pas même alignées. Plus tard encore, un incendie, dont les traces sont demeurées visibles, détruisit l'édifice ; on entoura alors la partie de la nef où se trouvent le socle et le sarcophage d'un mur grossier, dans la construction duquel on fit entrer des matériaux de toute sorte, la plupart enlevés à l'église elle-même. La première invasion arabe détruisit léglise, une seconde invasion en détruisit les ruines et des gourbis s'installèrent sur son emplacement.

 

 

Catalogus codicum hagiographicorum latinorum antiquiorum saeculo XVI, qui asservantur in bibliotheca nationali Parisiensi, ediderunt hagiographi Bollandiani, in-8°, Bruxellis, 1889, t. I, p. 344 sq. ; cf. p. 334, p. 12. — L. DUCHESNE, Sainte Salsa, vierge et martyre à Tipasa, en Algérie, lecture faite le 2 avril 1890 à la réunion trimestrielle des cinq Académies, dans les Comptes rendus de l'Acad. des inscr., 1890, p. 116 ; cf. Le Monde, 4 avril 1890 : Bulletin critique, 1890, p. 125 ; J. TOUTMN, Fouilles de M. Gsell à Tipasa. La basilique de Sainte-Salsa, dans les Mélanges d'archéol. et d'hist., 1891, t. XI, p. 179-185. — MOUCHEZ, Instructions nautiques sur les côtes de l'Algérie, in-8°, Paris. 1878, p. 109. — R. CAGNAT, l'Année épigraphique, dans la Revue archéologique, 1891, t. XVII, p. 416, no 99. — DESSAU, dans Archeologische Anzeiger, 1900, p. 153. — S. GSELL, Recherches archéologiques en Algérie, in-8°, Paris,1893, p. 1-76, pl. I-VII; LE MÊME, Guide archéologique des environs d'Alger, p. 127-144 ; LE MÊME, dans les Mélang. d'arch. et d'hist., 1891, t. XI, p. 182 sq. ; 1901, t. XXI, p. 233-235 ; LE MÊME, Monuments antiques de l'Algérie, in-8°, Paris, 1901, t. II, p. 323 sq.; LE MÊME, dans les Comptes rendus de l'Acad. des inscr., 1892, p. 242 sq.; L. DUCHESNE, dans les Précis historiques, in-8°, Bruxelles, 1890, p. 523, sq. — Fr.

 

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WIELAND. Ein Ausflug. in Afrika, in-8°, Stuttgart, 1900, p. 189-195. — DE ROSSI, Bull. di arch. crist., 1891, p. 26.

 

 

MARTYRE DE LA BIENHEUREUSE SAINTE SALSA, VIERGE ET MARTYRE DU CHRIST, QUI SOUFFRIT LE VI DES NONES DE MAI

 

Illustres sont les tituli élevés aux souffrances triomphantes des martyrs, glorieux sont les combats soutenus pour leur foi dans le Christ ; mais bien qu'ils reçoivent un lustre particulier du témoignage rendu par Dieu même, cependant nous aimons, nous aussi, à célébrer pour notre part la joie ineffable que nous procure le jour de leur victoire ; car, selon la parole de l'Ecriture : Les louanges données aux bienheureux sont la joie du peuple chrétien. La religion trouve, en effet, double profit à publier leurs mérites, à rappeler leurs miracles. D'abord ce ressouvenir de leurs actes de vertu est un enseignement pour les gens de notre âge, puis ce qu'on écrit est une instruction pleine de profits pour ceux qui viendront après nous. Instruire les ignorants, armer les doctes, célébrer les vainqueurs, c'est, par ces victoires mêmes, propager les trophées de l'Eglise et porter plus haut sa gloire. Il n'est jamais vaincu Celui qui triomphe toujours dans la personne des vainqueurs, et si, suivant qu'il est écrit, il faut louer le Seigneur dans ses saints, n'est-ce pas surtout dans ceux que l'ardeur de leur foi a poussés au mépris de la mort qu'Il a, pour mieux parler, combattu et vaincu lui-même ? Offrons donc nos voeux aux saints dont nous avons à célébrer la sainte et vénérable mémoire. Si l'infirmité de notre chair ne nous permet ni de les imiter, ni de mériter une vie semblable à la leur, du moins réjouissons-nous avec eux, chantons leurs victoires et disons par la bouche du Seigneur : « Dieu a exalté la force de son peuple ; gloire à tous ses saints !» Et le Tout-Puissant, voyant que le zèle pour sa foi nous met en main l'étendard des martyrs, nous donnera une récompense en rapport avec notre dévotion.

Parmi les saints qu'une constance admirable a élevés aux honneurs du triomphe, une place particulièrement glorieuse doit être réservée aux femmes. Ne semble-t-il pas, en effet, qu'il faut doublement louer dans les femmes ce que nous trouvons

 

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beau chez les hommes ? En effet, le martyr ne fait, semble-t-il, qu'un pas ; il surmonte les mouvements de la nature ; la femme, au contraire, doit triompher de son sexe et de ces mêmes mouvements. Hommes et femmes, tous ont doue des modèles dont l'imitation ne les fera pas rougir ; car ce qu'on loue chez les premiers double l'honneur des secondes et, par conséquent, chaque sexe a ses modèles qu'il peut admirer. — Si la femme, en effet, avait fourni tout d'abord au démon l'occasion d'apprendre à la vaincre, elle-même aujourd'hui triomphe du démon par le martyre. Nous allons donc parler de celui de sainte Salsa. C'est un peu tard, dira-t-on, mais ce silence n'est imputable ni à la nonchalance, ni à la paresse, mais au manque de documents. En effet, dès que la connaissance des faits est arrivée jusqu'à nous et a pris place dans notre coeur comme une semence de vertus, nous avons préféré encourir le reproche de témérité que celui de mutisme.

L'ignorance n'est pas coupable quand elle est involontaire; mais notre conscience crie contre nous quand nous connaissons pertinemment les faits que nous devons livrer au public. C'est pourquoi, tout ce que nous avons puisé à bonne source, ce que nous avons donné en nourriture à notre esprit, ce que nous avons conçu avec un amour pieux, 'nous ne le taisons plus ; espérant que, par la relation à la fois simple et glorieuse du martyre de notre compatriote, notre Eglise pourra être utile à quelque autre.

A Tipasa vivait une femme jeune encore (elle n'avait que quatorze ans), mais le glorieux martyre qu'elle y souffrit lui a donné le respect qu'entraîne la maturité de l'âge. Le courage qu'elle montra couvrit de gloire sa jeunesse, à ce point qu'elle parut née pour le martyre. Elle s'était donnée tout entière au Christ, avait foulé aux pieds toutes les séductions et tous les plaisirs de la terre, sachant qu'elle n'était pas née pour le siècle. Il faut d'ailleurs se souvenir qu'on se prépare au martyre par la pratique des vertus. La première palme à cueillir n'est-elle pas la victoire sur soi-même ? Les parents étaient païens, mais le soleil de la vérité avait lui à ses yeux, et, renonçant à tout ce que la nature pouvait lui offrir, elle s'attacha seulement à ce que lui donnait la grâce, afin de pouvoir vivre au ciel et mourir

 

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pour le Christ. Je ne parle pas de sa beauté reconnue de tous. Ceci après tout n'est pas motif à louanges ; car, dans les choses divines, ce n'est pas la beauté corporelle qui importe, mais la beauté morale.

A cette époque, la superstition païenne était commune, rare la foi ; elle n'en était que plus vive. Pour échapper aux trahisons perfides et ténébreuses, elle se cachait opprimée et brillait modeste dans quelques âmes. Un temple s'élevait sur une colline de rochers dominant la ville et baignant dans les flots sa base rocheuse. Ce lieu avait été consacré dès les temps les plus reculés du culte aux faux dieux, et pour ce motif, on lui avait donné le nom de colline des Temples. Entre tous les édicules élevés aux démons, que la vieillesse faisait tomber en ruines, on en distinguait un qui renfermait un dragon d'airain. La tête en était dorée et les yeux brillants comme des éclairs. C'est le démon qu'on adorait dans ce dragon ; c'est à lui qu'on offrait des libations et des sacrifices. Heureusement ce lieu a changé de destination.

Tout d'abord le temple des idoles avait été remplacé par une synagogue juive, niais un changement encore meilleur l'a fait passer au Christ ; et depuis lors, dans ce lieu où avaient régné les sacrilèges, s'élève une église triomphale en l'honneur de notre Dieu.

Un jour vint où les malheureux parents de cette martyre vénérable se réunirent à d'antres personnes pour vaquer à leur culte sacrilège. Ils emmenèrent avec eux leur fille, presque une enfant, mais dont la foi était celle d'un âge mûr. Elle marchait péniblement et, malgré elle, toute tremblante, anxieuse, l'esprit inquiet et plein d'épouvante, comme pressentant déjà son supplice. Au fond de son âme elle était cependant assurée de la victoire et elle repassait en secret les joies futures.

Dès leur arrivée, elle vit dans les édifices les danseurs en l'honneur des démons ; des rameaux de laurier tapissaient leurs murailles, le myrte et le peuplier verdissaient leurs colonnes, des courtines couraient dans les vestibules, des voiles peints pendaient le longs des portes, et les pontifes profanes, montrant sous le luxe de leur vêtements une joie malsaine, promenaient de tous côtés des regards méprisants. Mais la sainte,

 

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ayant vu des choses inconvenantes, frémit et poussa de profonds soupirs, maudissant le jour qui avait exposé à ses regards ces cérémonies d'impiété. Ici les autels puaient la chair brûlée, là des foyers, brûlant à petit feu, répandaient une odeur fétide. Elle détestait les divertissements dont elle était témoin, le mugissement des trompettes impures, les hurlements des choeurs et tout le fracas des instruments de musique. Elle voyait ceux-ci, affublés d'une hirsute peau de chèvre, danser en agitant des clochettes, et ceux-là, avec des gestes pleins de luxure, danser, d'un pas lubrique, les rythmes sacrés. Ici s'abattait un homme pris de vin, là un autre avait peine à se soutenir. Celui-ci grinçait des dents, celui-là écumait de folie, un autre se déchirait le corps avec un fer de lance, et un autre tournoyait d'une façon vertigineuse, la bouche et le corps pleins de sang.

Au milieu de ces écoeurantes cérémonies, l'esprit de l'enfant s'enflammait et passait à la colère, mais sa raison refrénait son impatience. Bientôt cependant, n'y tenant plus, elle interpelle ceux qui participent à cette fête sacrilège : « Ah ! malheureux parents,dit-elle,malheureux concitoyens, le démon vous trompe encore une fois ! Que faites-vous ? où courez-vous ? à quoi pensez-vous ? Dans quels précipices vous a poussés le tortueux serpent ! Ne voyez-vous point sous quel joug vous courbez vos têtes ? Cette bête que vous adorez, malheureux, n'est qu'un airain fondu. L'argile lui a servi de modèle, le plâtre l'a remplie, le marteau l'a façonnée, la lime l'a polie, finalement c'est la main d'un homme qui, guidée par l'esprit du mal, a fait votre dieu. Qu'il vous rende donc quelque oracle au milieu de tout ce tumulte ! Ecoutons ce que pourra dire ce dragon qui trompe d'ordinaire et n'ouvre la bouche que pour dire le mal. Il n'y a qu'un Dieu que nous devions prier et adorer sur les autels, celui qui a fait le ciel, établi les fondements de la terre, creusé le bassin des mers, trouvé la lumière, créé les animaux, disposé les éléments, ordonné les saisons, distribué les divers ordres de la nature et façonné l'homme pour qu'il s'applique toujours aux choses divines. Il faut, dis-je, adorer ce Dieu qui n'a pas eu de commencement et qui n'aura pas de fin. Ce que vous adorez, ce ne sont pas des dieux, car si vous ne veillez sur

 

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eux, ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes. Retirez-vous, calmez votre fureur insensée, mettez fin à vos cruautés, que votre frénésie s'apaise. Laissez-moi lutter avec votre dragon, et s'il est plus fort que moi, tenez-le pour dieu, mais si je l'emporte sur lui, reconnaissez qu'il n'est pas dieu, abandonnez les sentiers de l'erreur, convertissez-vous et rendez au vrai Dieu votre culte et vos adorations. »

Elle parla ainsi. Les impies trouvaient ses paroles ineptes et folles ; mais elle observait avec soin tout ce qui pourrait lui permettre de détruire l'idole. La cérémonie sacrilège terminée, chacun céda à l'ivresse du vin et de l'orgie. Bientôt ce ne fut plus qu'une foule de corps étendus de tout leur long, vomissant, ronflant, exhalant d'insupportables odeurs. Mais en ce moment veillait l'esprit de celle qui s'était conservée pure au milieu de ces solennités, celle dont l'âme n'avait pas quitté la compagnie des anges, celle qui rêvait du martyre. Dès qu'elle vit que tout concourait à son dessein, elle s'arma du zèle de la foi et de l'amour de Dieu. « Seigneur, dit-elle, voici le moment de donner à mon bras la force dont vous avez armé celui de sainte Judith. Venez à mon aide, Père tout-puissant et éternel, qui avez voulu que votre Fils unique Jésus-Christ naquît d'une vierge, souffrît, mourût et remontât s'asseoir à votre droite. Je vous en prie par l'Esprit-Saint, qui procède de vous, aidez ma jeunesse comme vous avez aidé votre serviteur Daniel, quand il tua le dragon de Babylone ; faites que je puisse également détruire ce dragon d'airain. Je croirai être arrivée au martyre si le puis le montrer décapité à ses adorateurs. »

Sa prière finie, elle s'introduisit courageusement dans le temple, elle enleva au dragon sa tête encore ornée de couronnes et l'envoya rouler à travers les rochers, jusque dans la mer. Les infidèles se réveillèrent cependant et constatèrent le sacrilège. A cette vue, saisis de douleur, ils se frappaient la poitrine et le visage, versaient des pleurs et déploraient le forfait « Hélas, disent-ils, malheureux que nous sommes, c'est parce que nous n'avons pas établi de garde que nous avons perdu la tête de notre dieu. Pour qui vivrons-nous dorénavant, nous qui avons perdu l'objet de nos adorations ? » Ils n'arrivaient pas, les malheureux, à conclure que leur dieu n'était rien, ne pouvait servir

 

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à rien ni à personne, puisqu'il n'avait pu se protéger lui-même. Le silence se rétablit à la fin et la foule tenta de découvrir l'auteur du sacrilège. Mais la jeune héroïne, qui maintenant avait bien droit au martyre, puisqu'elle avait coupé la tête du dragon, revient pour continuer son projet. Elle suppute les heures, épie les moments. Si elle a pu redouter la trahison, elle ne soupire maintenant qu'après le martyre. En elle la faiblesse du sexe et de l'âge combat l'ardeur de sa dévotion, mais celle-ci l'emporte.

Bientôt les portes du temple sont ouvertes, toutes les barrières enlevées et tonte facilité lui est donnée pour faire une nouvelle prise sur le démon. Alors, levant les yeux au ciel et de coeur plutôt que de bouche, la vierge dit : « Allons, le moment est venu d'achever ce que j'ai commencé. Prends des forces, mon âme, et lève-toi vaillamment. Aujourd'hui il te faut vaincre le diable et gagner le Christ. Que la perspective de la mort ne te fasse pas reculer. Sils ruine de l'idole te livre aux mains de ces nombreux et cruels blasphémateurs, ton audace aura sa récompense. Qui sait même si tu ne seras pas réservée pour une circonstance plus solennelle qui sera pour toi l'occasion de remporter non une victoire en quelque sorte furtive, mais éclatante ? Que si tu as le bonheur de mourir, ta récompense est certaine pour ce que tu as déjà fait. Du reste, n'est-ce pas vaincre que de mourir pour le Christ ? » Elle dit et s'efforce de renverser le tronc du dragon. Malgré sa faiblesse, elle pousse le tronc de l'idole et l'entraîne jusqu'au bord du précipice ; bientôt le bruit des flots annonce aux gardiens la ruine du détestable serpent.

On se jette sur elle, la foule entière pousse un cri de fureur et de mort, et comme tout sentiment d'humanité est éteint, on la prend, et après lui avoir attaché les pieds et les mains entre-croisés, on la frappe avec des pierres et des gourdins ; enfin on l'achève avec l'épée, puis on la jette secrètement dans la mer, ajoutant à la première cruauté celle de priver son corps de sépulture.

La mer reçoit ce corps et fait comme une molle couchette à ses membres meurtrir ; elle a garde de les briser contre les rochers ou de les laisser descendre jusqu'aux algues profondes ; au contraire,elle les pousse jusqu'au port comme doucement endormis,

 

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et lentement les laisse descendre près du lieu où doit s'élever son sépulcre.

Dieu ne voulut pas que son corps restât un seul jour sous les eaux. A ce moment-là même, par un temps magnifique, entrait dans le port un Gaulois ayant nom Saturnin. Son navire passe au-dessus du corps de la martyre et s'y arrête. Mais voilà que soudain le ciel se charge de nuages, et que se déchaîne une horrible tempête.

Saturnin, le patron du vaisseau, est averti une première fois en songe qu'il coulera avec son navire s'il ne fait retirer le corps au-dessus duquel il est arrêté ; se croyant le jouet d'une hallucination, il ne donne pas de suite à cet avertissement ; mais le même songe s'étant répété jusqu'à trois fois, il se décide d'agir. Il se jette à la mer et bientôt, Dieu guidant sa main, il saisit la ceinture de la bienheureuse martyre. Le corps suit sans difficulté et, dès qu'il est soulevé au-dessus des flots, la tempête cesse. On dépose le corps sous un petit pavillon, tandis que Saturnin et ses compagnons remercient Dieu et d'avoir échappé au naufrage et d'avoir été choisis pour être les révélateurs du martyre de sainte Salsa.

Mais voici encore un autre miracle important. C'était au temps oit la domination tyrannique des Arabes avait dévasté par le feu la province d'Antioche et l'avait couverte de ruines. Malgré leur origine barbàre, malgré leurs moeurs grossières et cruelles, les envahisseurs pensaient pouvoir s'emparer de l'empire romain. Ils vinrent attaquer de vive force la ville de Tipasa, dont ils n'avaient pu s'emparer par la ruse. Ils entourèrent la ville et se répandirent dans les environs, car ils étaient fort nombreux. Pendant huit jours durant on se battit, mais ils n'en purent venir à bout. Alors un impie imagina de s'affubler du masque de la dévotion et d'entrer dans le temple de la martyre sous le prétexte d'y accomplir un voeu, comme si la sainte pouvait passer au parti des païens. Il alluma des cierges, ils s'éteignirent; il offrit le pain et le vin,ils tombèrent à terre;; aucune substance ne se prêta à l'accomplissement de ses cérémonies impies. Dieu et la martyre firent que tout ce qu'il tenta fût vain. Pensant que cet échec était un pur hasard, il recommença une seconde et une troisième fois, mais il ne fut pas plus heureux. Alors, dans un

 

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mouvement de folie, sa dévotion se changea en blasphème et, comme pour se venger de Dieu, il frappa le sépulcre avec colère et sortit pâle, tremblant, les yeux injectés de bile et proférant des malédictions, comme si, insensé qu'il était, les coups portés au tombeau avaient pu atteindre la sainte. Mais le Dieu tout-puissant ne laissa pas cet acte impuni. A l'instant la colère divine frappa le blasphémateur. Dans le vestibule même du temple, il fut renversé de cheval et ses écuyers eurent grand'peine à le relever. Il ne comprit pas, le malheureux, que cette chute soudaine était le présage de sa prochaine ruine. On se battit enfin nuit et jour; mais grâce à la protection de Dieu et de la martyre, il fut obligé de partir avec tous ses compagnons d'armes. Il mourut peu de temps après, frappé par le jugement de Dieu et l'intervention puissante de notre sainte.

Nous lisons que la bienheureuse Rachel, mue plutôt par un sentiment de justice que de cupidité, vola les idoles de son père qui 'avait refusé de donner à Jacob les gages promis. Sainte Salsa, au contraire, prit la tête de l'idole et la jeta dans la mer. L'une cacha son larcin, l'autre brisa un objet sacrilège. A Babylone, Daniel, également par zèle pour la gloire de Dieu, tua le dragon. Sainte Salsa, en mettant en pièces l'idole sans vie de Tipasa, triompha par son martyre du dragon vivant, le démon. L'un et l'autre ont montré une égale force d'âme, une égale piété ; ils ont tous les deux vaincu le démon et nous ont laissé, à nous et à nos descendants, les preuves de leur victoire, Il est donc juste que nous célébrions le martyre de sainte Salsa avec dévotion à travers les âges, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec Dieu le Père et l'Esprit-Saint est honneur, vertu et gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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QUELQUES MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DE JULIEN

 

SAINT CYRILLE ET PLUSIEURS AUTRES

 

(THÉODORET, Hist. eccl., III, 7.)

 

Les païens se livrèrent alors à beaucoup de violences, il faudrait y consacrer un livre tout entier, mais je n'en dirai que peu de mots.

A Ascalon et à Gaza, villes de la Palestine, on éventra des prêtres et des vierges consacrées à Dieu, on remplit l'ouverture avec de l'orge qu'on fit manger par des porcs.

A Sébaste, dans la même province, on viola le tombeau de saint Jean-Baptiste, dont les os furent brûlés et la cendre jetée au vent.

Mais comment retenir ses larmes en rapportant ce qu'ils firent rem Phénicie ? A Héliopolis du Liban, vivait un diacre nommé Cyrille qui, au temps de l'empereur Constantin, emporté par son zèle, brisa un grand nombre d'idoles. très vénérées. Des scélérats se souvinrent de ce qu'il avait fait, ils le tuèrent, et, non contents de cela, lui ouvrirent le ventre et mangèrent son foie. Mais ils ne purent faire en sorte que la justice ignorât leur action et ils reçurent la peine de leur crime.

Tous ceux qui avait pris part à cette vengeance perdirent d'abord toutes les dents, ensuite la langue tomba en pourriture. Enfin ils devinrent aveugles et ils enseignèrent par la grandeur de leur châtiment la puissance de la religion.

A Dorostorum, ville importante de la Thrace, le vaillant athlète du Christ Émilien fut brûlé vif, par ordre de Capitolinus, gouverneur de la province.

 

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LES SAINTS EUSÈBE, NESTABE ET NESTOR.

 

(SOZOMÈNE, Hist. eccl., V, 9.)

 

Il faut maintenant rappeler la mémoire d'Eusèbe, Nestabe et Nestor, frères, que la haine du peuple de Gaza vint poursuivre jusque dans leur maison, où ils se cachaient. Ont les conduisit d'abord à la prison et on les battit. Tandis que le peuple était au théâtre, il commença à vociférer contre les prisonniers, violateurs des temples des dieux et destructeurs de la religion nationale qu'ils attaquaient et méprisaient à la faveur des anciens gouvernements. A force de hurler et de s'exciter mutuellement au massacre des prisonniers, ils montèrent, ainsi qu'il arrive à la populace, à un tel degré de fureur qu'on marcha sur la prison, d'où les saints furent extraits pour subir la mort la plus cruelle. On les traîna tantôt couchés, tantôt renversés, on les brisa sur le pavé et, suivant la fantaisie de chacun, on leur jeta des pierres, on leur donna des coups de bâton ou de tous autres instruments qu'on avait sous la main. J'ai entendu dire que deux femmes, quittant leur métier à tisser, sortirent de leurs maisons, piquèrent les saints de leurs navettes, et parmi les cuisiniers qui étaient sur le marché, les uns retirèrent des fourneaux leurs marmites d'eau bouillante et les répandirent sur les martyrs, les autres les percèrent de leurs broches. Après qu'on les eut mis en pièces et que leurs crânes défoncés laissèrent s'écouler la cervelle, on les traîna hors de la ville, à l'endroit où l'on enfouit les charognes. Les corps furent jetés sur un bûcher et les gros os que la flamme n'était pas venue à bout de consumer furent mélangés aux carcasses des chameaux et des ânes afin qu'on ne pût les reconnaître. Mais ils n'y demeurèrent pas longtemps. Une chrétienne qui habitait Gaza, mais qui n'y était pas née, recueillit les ossements des martyrs pendant la nuit, sur l'ordre même de Dieu, et les mit dans un chaudron dont elle abandonna la garde à Zénon, leur cousin. Dieu le lui avait ainsi commandé pendant son sommeil et avait indiqué à la femme le domicile. de Zénon, qu'il lui

 

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avait montré avant qu'elle le rencontrât, car elle ne l'avait jamais vu et il se tenait caché à cause de la persécution ; il s'en était même fallu de peu que les gens de Gaza ne s'emparassent de lui et le missent à mort ; mais, tandis que la populace n'avait d'attention que pour le massacre des deux frères, il saisit l'occasion et s'enfuit à Anthédon, port de mer situé à vingt stades de Gaza, et un des centres les plus fervents du paganisme.

Il fut dénoncé par plusieurs personnes comme chrétien ; on le flagella et ensuite on le bannit de la ville; il se rendit à Majuma et s'y cacha. C'est là que cette femme de Gaza lui apporta les reliques des saints qu'il garda quelque temps dans une cachette de sa maison. Devenu évêque de cette Eglise sous le règne de Théodose, il bâtit une basilique en dehors de la ville, éleva l'autel et y déposa les reliques des martyrs près de celles de Nestor, qui confessa lui aussi le Christ. Ce Nestor était l'ami intime d'Eusèbe et Nestabe ; il fut saisi en même temps qu'eux, emprisonné et battu avec eux ; mais, tandis qu'on les traînait par terre, ses bourreaux furent pris de compassion pour la beauté de ce jeune homme et ils le jetèrent hors de la ville ; il respirait encore, mais il espérait mourir bientôt. Des passants le relevèrent et le portèrent chez Zénon,entre les mains duquel il rendit l'âme, tandis qu'on pansait ses blessures (1).

 

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LES SAINTS MACÉDONIUS, THÉODULE ET TATIEN.

(SOCRATE, Hist. eccl., l. III, c. 15.)

 

Vers le même temps, le gouverneur de la Phrygie Amachius fit rouvrir le temple de la ville de Myr, déblayer les ordures que le temps y avait accumulées et remettre à neuf les statues. Cette décision causa beaucoup de peine aux chrétiens, et les nommés Macédonius, Théodule et Tatien, enflammés de zèle pour la religion chrétienne, ne purent s'y résigner. Embrasés d'une passion extraordinaire, ils s'introduisirent dans le temple pendant la nuit et mirent en pièces les statues. Le gouverneur,

 

1. P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 91.

 

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tout ému, s'apprêtait à faire retomber la fauté sur beaucoup de citoyens parfaitement innocents, lorsque les coupables se livrèrent, préférant se sacrifier au triomphe de la vérité plutôt que de se cacher en laissant mourir des innocents à leur place. Le juge les fit saisir et ordonna qu'ils effaçassent leur crime en offrant un sacrifice, sous peine de mort. Mais eux, dans leur vaillance, méprisèrent ses menaces et se montrèrent prêts à souffrir et à mourir, au lieu de se souiller par des sacrifices. Après les avoir soumis à toutes sortes de tourments, le juge les fit brûler sur un gril. Ce fut alors qu'ils donnèrent une dernière preuve de leur force d'âme en disant au gouverneur : « Si tu veux manger de la viande cuite, Amachius, tourne-nous de l'autre côté, de peur que nous ne soyons pas assez rôtis pour ton goût (1). » Ils moururent ainsi.

 

 

LES JEUNES GENS DE PESSINONTE

(S. GRÉG. DE NAZIANZE, Oratio V, § 40.)

 

L'un de ces jeunes gens (2), raconte saint Grégoire de Nazianze en s'adressant à Julien, pour avoir insulté la mère de tes dieux et jeté à terre son autel, comparut devant toi en accusé ; mais il entra comme s'il eût été un triomphateur, et, après avoir bravé ta pourpre, raillé tes vaines et inutiles paroles, il sortit, aussi libre et aussi confiant que s'il avait quitté la salle d'un festin.

L'autre fut battu avec des lanières de cuir, qui mettaient ses entrailles à nu : la torture le laissa presque expirant, et peu s'en fallut qu'il ne succombât sous les coupa. Telle était son intrépidité que, dès qu'il voyait quelque partie de son corps épargnée par les bourreaux, il lui reprochait de lui faire injure

 

 

1. PIO FRANCHI DI CAVALIERI, S. Lorenzo e il supplicie della graticola, dans la Römische Quartalschrift, t. XIV, 1900, p. 159-176. Cf. Anal. boll., t. XIX, 1900, p. 453. — SOZOMÈNE, Hist. eccl., III, 15 ; V, 10 ; SOCRATE, Hist. eccl., V, 11 ; P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 88.

2. P. ALLARD, Julien l'Apostat, 1902, t. Il, p. 336.

 

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en privant de la sainteté conférée par la souffrance les endroits

qu'ils n'avaient pas déchirés.

Leur présentant une jambe sur laquelle ils n'avaient point passé les ongles de fer, il les exhorta à ne pas l'oublier.

 

LE SUPPLICE DE PUBLIA, LA DIACONESSE

(THÉODORET, Hist. eccl., III, c. 14.)

 

Sous le règne de Julien, vivait Publia, que la réputation de sa vertu avait rendue illustre. Elle n'avait été mariée que peu de temps et pouvait offrir à Dieu un admirable fruit de son mariage, je veux dire ce prêtre Jean qui fut longtemps le plus signalé du collège presbytéral d'Antioche et souvent désigné pour occuper la chaire épiscopale de cette ville, ce à quoi il se refusa toujours. Publia dirigeait une communauté de vierges engagées par voeu à une perpétuelle chasteté, avec laquelle elle chantait régulièrement la louange divine. Un jour que l'empereur passait devant leur maison, les vierges psalmodiaient : Les idoles des païens sont d'or et d'argent, fabriquées de main d'homme, et ce qui suit. Elles dirent enfin : Que ceux qui les font leur soient semblables et aussi ceux qui les prient. Julien fut irrité de ce chant et leur fit donner l'ordre de se taire ; mais Publia, n'en tenant aucun compte, ne fit que donner plus d'ardeur à ses choeurs, et lorsque l'empereur repassa en ce lieu, elle fit chanter: Que Dieu se lève, et ses ennemis seront dispersés. L'empereur, furieux, se fit amener Publia et, sans respect pour son grand âge, ses cheveux blancs et son courage, il la fit souffleter par les gens de l'escorte jusqu'à ce que la diaconesse eût le visage couvert de sang. (P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 65.)

 

LES VIERGES DE HÉLIOPOLIS

(SOZOMÈNE, Hist. eccl., V, c. 10. — S. GRÉG. DE NAZIANZE, Orat. IV, p. 87.)

 

A Héliopolis du Liban, les habitants l'emportèrent en férocité. On ne le croirait pas si on n'en avait le témoignage des

 

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contemporains. En cette ville donc, des vierges consacrées à Dieu [et qu'à peine le regard d'un homme avait jamais rencontrées] furent exposées nues aux regards et aux plaisirs du peuple. Après qu'on leur eut prodigué tous les outrages, on les scalpa, on leur ouvrit le ventre et on jeta leurs intestins aux pourceaux, les mélangeant avec de l'orge, afin que ces animaux, trompés et poussés par leur gloutonnerie, n'épargnas-sent pas les tristes débris.

 

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LE MARTYRE DES SAINTS JEAN ET PAUL. ROME, LE 26 JUIN 362

 

Un même récit contient la vie des saints Jean et Paul et les actes de leur martyre. Nous n'avons pas à nous occuper de leur vie dans ce recueil, néanmoins nous résumerons le document qui nous la fait connaître. Le nom de famille des deux saints frères n'est pas connu, nous savons seulement que Jean et Paul étaient pourvus d'une charge de cour et avaient fait partie de la milice palatine sous les règnes de Constantin, de Constant et de Constance ; ils se retirèrent à Rome lors de l'avènement de Julien et vinrent habiter dans une maison du Célius qu'ils tenaient par héritage d'une chrétienne nommée Constantia. Leur retraite avait l'apparence d'une démonstration, aussi Julien invita à plusieurs reprises les deux frères à venir reprendre leurs fonctions, il les menaça même dans le cas où ils refuseraient ; mais ils s'obstinèrent et, prévoyant que leur conduite leur coûterait la vie, ils se préparèrent à la mort; en conséquence ils distribuèrent tout leur bien aux pauvres. Julien 'envoya un officier nommé Terentianus avec l'ordre de proposer aux frères d'accomplir sa volonté dans un délai de dix jours ; passé ce terme, comme ils persévéraient, on les tua dans un corridor de la maison qu'ils habitaient, on les enterra sur place et on fit répandre le bruit qu'ils étaient exilés.

Les Actes ajoutent que quelques personnes de l'entourage intime des martyrs, le prêtre Crispus, le clerc Crispinianus et une. dame nommée Benedicta découvrirent l'emplacement où les corps avaient été enfouis, y furent surpris et arrêtés pendant un pèlerinage qu'ils y faisaient ; ils furent décapités, et leurs corps, recueillis en secret par les prêtres Jean et Pigmenius et le sénateur Flavien, furent enterrés au Célius à côté de ceux des frères martyrs. Ce n'est pas tout ; Terentianus,

 

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l'officier qui avait exécuté le deuxième groupe de saints, avait un fils qui fut guéri miraculeusement au tombeau des martyrs ; il se convertit, son père l'imita, et tous deux furent mis à mort en même temps ; enfin Jean et Pigmenius, ayant voulu rendre les honneurs funèbres à ces nouvelles victimes, furent tués, et Flavien exilé.

Les Actes qui contiennent ce récit compliqué ne sont pas contemporains, et leur valeur est médiocre. Plusieurs traits dispersés au cours de cette longue pièce semblent montrer que le rédacteur a travaillé sur de bons mémoires, mais ce sont ces mémoires que nous voudrions connaître afin de savoir quelle réalité historique ont chacun des épisodes qui composent le récit. Le fait principal qu'il relate est indiscutable depuis qu'une circonstance matérielle, la découverte de la maison des martyrs au Célius et l'existence de leur tombeau là où les Actes l'indiquent, a fait de l'épisode de leur martyre un des faits les plus certains et les plus captivants de la science archéologique. Il y a plus encore : une série de peintures à fresque au nombre de six, que leur style ne permet pas de faire descendre plus bas que la fin du IVe siècle on le commencement du Ve , servent de commentaire à plusieurs détails avancés par la deuxième partie des Actes. Une de ces fresques offre un sens tout à fait clair. On y voit « une femme et deux hommes agenouillés. Us ont les mains liées derrière le dos, les yeux bandés, la tête inclinée dans l'attente du coup mortel. Le bourreau se tient debout derrière eux ; malheureusement, le stuc est détaché en cet endroit, et le bas de son corps, ses jambes nues, sa tunique retroussée, sont seuls visibles. A droite, un autre personnage, debout sur un tertre, semble présider au supplice. C'est là, sans aucun doute, une scène de martyre ; je n'hésite pas y reconnaître celui des trois amis de Jean et Paul : les saints Crispus, Crispinianus et Benedicta. L'importance de cette peinture est grande, puisqu'elle fait sortir des ombres de la légende, pour l'éclairer du plein soleil de l'histoire, un récit longtemps tenu pour suspect. Elle. vient, une fois de plus, faire comprendre l'aide apportée par l'archéologie à l'étude des antiquités ecclésiastiques. Par le plus clair et le plus concluant des exemples, nous apprenons à ne pas rejeter a priori une tradition,

 

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sous prétexte qu'elle est relatée seulement dans une pièce où tout n'est pas assuré. Beaucoup de documents de cette nature furent composés par des écrivains qui, à défaut même de mémoires écrits, avaient sous les yeux des monuments originaux, tombeaux, inscriptions ou peintures. La découverte de ces monuments peut venir, comme dans le cas présent, non sans doute justifier tous les détails de leur compilation, mais

au moins prouver que, sous les naïves inventions de rédacteurs de basse époque, il y avait un fonds de vérité. » (P. ALLARD.)

« C'est à l'époque de Symmaque (498-514) qu'il faut rapporter la rédaction des Gesta Johannis et Pauli. » (A. DUFOURCQ.)

L'édition donnée par Papebroch est assez peu satisfaisante, et nous avons hésité à en donner une traduction. Avant tout, un classement des nombreux manuscrits contenant le texte des notes s'impose ; une édition critique pourra seule donner la solution de plusieurs difficultés que renferme le texte actuel. Nous n'avons pas maintenu la coupure faite par Papebroch, suivant en cela les exigences de son plan, entre les Actes de Gallicanus (Bell., VII, 33-34) et ceux de Jean et Paul (VII, 141-142), car il paraît plus probable que les passions ne doivent pas être séparées. Plusieurs manuscrits les réunissent de manière à former un seul tout, et il semble bien que les deux Passions appartiennent au même cycle.

 

Boll., Acta SS. Jun., V, 161-3 (3a. VII, 141-2). — D. PAPEBROCHIUS, De SS. fratribus mart. Joanne et Paulo, Remae in propria domo, nunc ecclesia, item Terentiano et filin ejus ibidem, comment. praev. — A. BUDRIOULI, De santi Giovanni e Paolo fratelli, martiri Romani, ristretto istorico (Roma, 1728, in-8°), 102 pp, — P. Rimmel, De sanctis martyribus Johanne et Paulo eorumque basilica in urbe Roma, vetera monumenta. (Romae ; 1707, in-4°), figg. — P. GERSIANO nI S. SsemseAO, La casa cetimontana dei SS. martiri Giovanni e Paolo, scoperta ed illustrata dal P. Germano di S. Stanislao, passioniste (Roma, Cuggiani, 1894, in-8°), VII-536 et figg. — P. As-nu, Etudes d'histoire et d'archéologie (Paris, 1899, in-8°), p. 159-220. — A. DUFOURQ, Etude sur les « Gesta martyrum » romains (Paris, 1900, in-8°), p.309 suiv. et 144-152 avec cinq planches en phototypie représentant les peintures de la maison du Célius. — P. Ameute, Polyeucte (Marne, 1889), fig. — G. GATTI dans le Bullettino delle comm. archet. Communale

 

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di Roma (1887), p. 322 suiv. — R. P. GRISAR, dans la Civilta cattolica, 1895, t. I, p. 214-218. — E. LE BLANT, dans les Comptes-rendus de l'Acad. des inscript., séances des 2 décembre 1887 et 11 mai 1888. — Analecta bollandiana, 1895, p. 330-332. — Bibliotheca hagiographica latina, ediderunt Socii Bollandiani, fasc. III, p. 484 suiv. (Bruxelles, 1899, in-8°). — BATTIFOL, Bulletin critique (1887), p. 476. — J. BONNET, dans l'Univers, 16 décembre 1887.

 

LE MARTYRE DES SAINTS JEAN ET PAUL

 

Sous l'empereur Constantin, l'armée romaine commandée par Gallicanus défit les Perses, qui avaient envahi la Syrie. Gallicanus, ayant reçu les honneurs du triomphe, demanda la main de la fille de l'empereur, la vierge Constantia; il prit son temps pour présenter ses instances, lorsque les Scythes, déjà répandus dans la Dacie et la Thrace, menaçaient l'empire ; aussi, les personnages de l'État et le peuple entier, eu égard à sa puissance, appuyaient ses prétentions. Mais Constantin s'en affligeait et sa tristesse grandissait, car il n'ignorait pas que sa fille avait arrêté un plan de vie auquel, rien au monde, pas même la mort, ne la ferait renoncer.

Elle entreprit de rassurer son père et elle lui dit : « Si je n'étais absolument certaine de la protection de Dieu, mes craintes et tes alarmes ne seraient pas déplacées. Mais je ne doute pas de Dieu, laisse donc ton angoisse et consens à notre mariage ; dis-lui que, s'il est vainqueur des Scythes, il sera tout ensemble victorieux, consul et époux ; mais que, en reconnaissance de notre gracieuse promesse, il m'envoie jusqu'au jour de notre mariage, les deux jeunes filles qu'il a d'un premier lit, qu'il prenne par contre auprès de lui Jean et Paul, l'un comme intendant, l'autre comme primicier, afin qu'il apprenne à me connaître par ce que lui en diront les gens de mon service, et que moi je questionne ses filles sur ses habitudes, ses goûts et sa manière de vivre. » Tout se passa ainsi que Constantia le désirait, les deux frères eunuques furent auprès de la personne de Gallicanus comme les arrhes de la promesse, et les deux soeurs, filles du général, furent amenées au palais, où elles reçurent des leçons d'arts libéraux; elles en profitèrent tellement qu'on eût rencontré

 

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difficilement un homme qui les égalât ; ces jeunes filles avaient nom Attica et Artemia.

Lorsque Constantin apprit leur arrivée, il leva les mains au ciel et dit : « Seigneur Dieu tout-puissant, qui m'as guéri de la lèpre par l'intercession de ta martyre Agnès et qui m'as miséricordieusement montré la voie de la crainte divine ; qui as ouvert le lit nuptial de la Vierge, ta Mère, dans lequel tu t'es révélé époux et fils, tu as été engendré de Marie et tu engendres Marie; tu as été allaité par Marie, et toi qui nourris le monde, tu nourris aussi celle qui t'a allaité ; tu as grandi, petit enfant, à mesure que tu prenais de l'âge, toi qui accordes à l'univers sa croissance ; tu as progressé en sagesse, toi qui es la sagesse ; tu 'es si grand que rien n'est plus magnifique que toi, toi homme véritable né d'une femme dans le temps, et Dieu véritable engendré d'un père sans avoir eu de mère ; Dieu de Dieu, tu as fait ce qui n'était pas ; tu as été procréé par une mère sans avoir eu de père ; tu as relevé ceux qui étaient tombés, tu as l'éclat de la lumière, toi qui illumines tout homme venant en ce monde. Ainsi que tu l'as ordonné, c'est avec foi que je t'adresse ma prière, je t'en conjure, besogneux de ce que tu as promis par ces paroles : « Je vous dis, en vérité, tout ce que vous demanderez à mon père en mon nom vous sera donné. » Je te demande donc, Seigneur, de te gagner ces filles de Gallicanus et Gallicanus lui-même, qui s'efforce de m'arracher à ton service; engage-le à ta foi et à ta chasteté. Ouvre ma bouche, Seigneur, et ouvre leurs oreilles à mes discours, ouvre-moi l'entrée de

leur volonté, et donne à mes paroles une telle force de persuasion

qu'elles repoussent le plaisir charnel et désirent se consacrer à

toi ; enfin que ce désir même les enflamme d'amour pour ta

couche céleste, qu'elles y arrivent la lampe pleine d'huile et

embrasées des feux de la charité, afin que, ayant pris place parmi

les vierges sages, se glorifiant dans ta miséricorde, elles ne

souhaitent plus rien de terrestre et te désirent seul de toute

l'ardeur de leurs coeurs. »

Nous tenons cette prière du récit que nous fit Constantia; elle avait d'ailleurs pris la peine de l'écrire. Je passe sous silence ce qui a trait à la conversion d'Attica et Artemia, afin d'en venir sans retard à ce qui concerne Gallicanus- Rentré vainqueur, il

 

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avait été reçu par Constantin, Constant et Constance, ainsi que par toute la cour impériale et le sénat; mais il refusa de faire son entrée dans Rome avant d'avoir été se prosterner au tombeau de l'apôtre Pierre. Constantin lui dit alors : « A ton départ, tu visitais le Capitole, les temples et tu sacrifiais aux démons; à ton retour victorieux, tu adores le Christ et ses apôtres, qu'est-ce à dire ? explique-toi. »

Gallicanus adora l'empereur et lui dit : « Les Scythes m'ayant bloqué dans Philippolis, en Thrace, et s'étant couverts par de grands travaux de campagne, je craignis d'engager une affaire avec eux, vu le petit nombre de troupes dont je disposais en présence de leur multitude; je fis des sacrifices et j'offris à Mars des victimes. Que dirai-je de plus ? Le siège devint plus étroit, et tous mes tribuns et mes soldats capitulèrent. Comme je cherchais une issue par où fuir, Paul et Jean, l'un est intendant, l'autre primicier de ma noble dame, votre fille, Constantia Augusta, — Paul et Jean me dirent : « Promets au Dieu du ciel d'adorer « le Christ s'il te tire de ce péril, et tu seras plus complètement « vainqueur que tu ne le fus jamais. » J'avoue, très saint empereur, qu'à peine avais-je proféré ce voeu, un jeune homme d'une taille extraordinaire m'apparut : il portait une croix sur l'épaule et me dit : « Prends ton épée et viens. » Je le suivis, tandis que, à mes côtés, surgirent des gens en armes ; ils m'encourageaient et me disaient: « Nous te confions cette mission : pénètre dans « le camp ennemi, et portant l'épée nue dans tes mains, va sans « regarder jusqu'à ce que tu arrives à leur roi nommé Brada. » Quand j'arrivai, toujours escorté de mes compagnons, il me demanda pardon à genoux du sang qu'il avait répandu, mais j'ordonnai de ne frapper presque personne parmi eux. Mes compagnons me livrèrent alors Brada enchaîné ainsi que ses deux fils ; ce fut ainsi que la Thrace fut délivrée de l'invasion des Scythes et ceux-ci réduits à l'état de tributaires.

« Tous les tribuns avec leurs troupes voulurent revenir vers moi, mais je ne voulus accepter que ceux qui se feraient chrétiens; je donnai de l’avancement à ceux qui consentirent, je licenciai ceux qui refusèrent ; en ce qui me regarde personnellement, je me suis voué à Dieu, de telle sorte que j'entends désormais m'abstenir du mariage. Vois, tu as une armée quatre

 

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fois plus nombreuse, tu as les Scythes soumis et tributaires, la Thrace délivrée; donne-moi donc un successeur, afin que je puisse me livrer aux pratiques de la religion que j'ai commencé de connaître et persévérer dans la vérité que j'ai apprise. »

L'empereur se jeta à son cou, lui racontant tout ce qui s'était fait à l'égard de ses filles, la consécration de leur virginité, et comment Dieu avait daigné par leurs mérites recevoir deux autres vierges; comment enfin, en possession de la science, elles s'efforçaient d'atteindre à la perfection et à s'appliquer à tous les commencements de la vie parfaite Au moment où Gallicanus et l'empereur pénétraient dans le palais, Hélène accourut avec sa petite-fille Constantia et les filles de Gallicanus. Elles pleuraient de joie et elles ne laissèrent pas le général retourner chez lui, mais il eut un appartement au palais, comme gendre de l'empereur: Voyant ses filles grandir dans la louange de Dieu, il désirait se retirer seul; mais, sur la prière des princes, il accepta le titre de consul. Lorsqu'il eut les faisceaux, il affranchit cinq mille de ses esclaves, à qui il donna le droit de cité romaine, et, en outre, il leur partagea des terres, des maisons, enfin il distribua aux pauvres tout son bien, ne réservant que la fortune de ses filles. Il se retira alors à Ostie, dans la compagnie d'un certain Hilarinus, dont il agrandit la maison afin de pouvoir donner l'hospitalité à de nombreux pèlerins.

Beaucoup de ses serviteurs s'attachèrent à lui, il les fit libres et sa renommée s'étendit dans le monde entier, à tel point qu'on venait de l'Orient et de l'Occident se donner le spectacle de cet homme patrice, consul, et ami des empereurs, lavant les pieds, mettant la table, versant l'eau sur les mains, soignant les malades, pratiquant tous actes d'une vertu achevée. Il b&tit la première église qui s'éleva à Ostie et dota les clercs qui la desservaient. Saint Laurent le diacre lui apparut et l'exhorta à élever une église qui lui fût dédiée auprès de la porte qu'on appelle encore aujourd'hui la porte Laurentienne. Il refusa, malgré la demande qui lui en fut faite, la dignité épiscopale, mais il choisit celui qui devait la recevoir. Dieu lui avait donné Cette grâce particulière, que ceux qui étaient possédés du démon se trouvaient guéris par son seul regard, et il jouissait de beaucoup d'autres dons de guérison.

 

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Julien, ayant été nommé César par l'empereur Constance, porta une loi qui interdisait aux chrétiens de rien posséder. Gallicanus possédait dans le territoire d'Ostie quatre maisons qui servaient à ce que nous avons dit. Dieu s'y constitua le vengeur de leur propriétaire, en sorte que quiconque s'y introduisait pour en prendre possession au nom du fisc était aussitôt possédé du démon, et tout exacteur qui s'y présentait était frappé de la lèpre. Les démons interrogés, répondirent que, si l'on par-venait à faire sacrifier Gallicanus, tout accident fâcheux serait désormais écarté; mais comme personne n'osait lui proposer un pareil crime, Julien lui écrivit : « Sacrifie, ou bien quitte l'Italie. » Gallicanus abandonna tout à l'instant même et partit pour Alexandrie ; il y demeura une année entière parmi les confesseurs du Christ, puis il s'enfonça dans le désert ; là, sommé de sacrifier par le comte des temples Rautien, il refusa, et, frappé d'un coup d'épée, devint martyr de Jésus-Christ. Il se présenta joyeux devant Dieu, et on commença aussitôt à construire une basilique sous son vocable dans laquelle les miracles se multiplient depuis lors et de nos jours encore, et il en sera ainsi dans la suite des siècles. Amen.

Hilarmus, le compagnon de Gallicanus à Ostie, mis en demeure de sacrifier, fut, sur son refus, roué de coups et mis à mort; les frères ensevelirent son corps à Ostie.

Après la mort de Constantin et de Constantia sa fille, Julien fut créé César par Constance, petit-fils de Constantin. Ce prince avare confisquait le patrimoine des chrétiens en disant : «Votre Christ dit dans l'Evangile : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut pas être mon disciple. » Ayant appris que Jean et Paul nourrissaient chaque jour une foule de pauvres, grâce aux richesses que la vierge du Christ Constantia leur avait laissées, il leur envoya des gens chargés de les circonvenir et de leur dire : « Vous devez vous trouver auprès de notre personne. » Mais ils répondirent : « Nous nous faisions un devoir de servir les empereurs très chrétiens et d'illustre mémoire Constantin, Constant et Constance leur petit-fils, du temps où ils honoraient le sommet des grandeurs impériales et se glorifiaient du titre de chrétiens. Se rendant à l'église, déposant la couronne, ils adoraient Dieu et se prosternaient la face

 

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contre terre. Lorsque le monde cessa d'être digne de posséder de pareils princes, ils furent portés aux cieux par les anges. Le petit-fils de Constantin, Constance, de qui tu tiens l'empire, [étant mort], tu as abandonné une religion excellente et tu suis celle qui, tu le sais fort bien, est rejetée de Dieu. A cause de cela nous déclinons tes offres et nous nous dérobons à ta compagnie ; nous ne sommes pas de faux chrétiens, mais des chrétiens sincères. »

Julien leur fit dire : « Moi-même j'ai été d'Église et il n'eût dépendu que de moi d'arriver à la première place ; mais voyant la vanité d'une telle conduite qui consiste à négliger l'utile et le nécessaire pour embrasser la paresse et l'oisiveté, j'ai tourné mon activité vers les choses de la guerre et j'ai sacrifié aux dieux afin de parvenir à l'empire. Considérez donc que vous avez été élevés à la cour, et qu'ainsi vous ne devez pas vous éloigner de moi, mais être les premiers dans mon palais. Que si vous me méprisez, vous me forcerez à prendre des mesures qui vous empêcheront de le faire. » Paul et Jean répondirent : « Nous ne te faisons pas l'outrage de te préférer un autre que le Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent. Les hommes attachés à cette vie terrestre peuvent te craindre; nous ne craignons, nous, que d'encourir la colère de Dieu. Sache-le donc bien, jamais nous ne viendrons dans ton palais. — Je vous donne dix jours, répondit Julien, pour réfléchir,et venir de bon gré vous fixer auprès de moi. Si vous refusez, je saurai vous y contraindre. » Paul et Jean répondirent : « Tu peux regarder les dix jours comme écoulés ; ce que tu ferais alors, fais-le dès aujourd'hui. — Croyez-vous, demanda Julien, que les chrétiens vous tiendront pour des martyrs? »

A ces mots, il se leva en colère et dit : « Si dans dix jours vous venez à moi, vous serez mes amis ; sinon, je vous traiterai en ennemis publics. »

Jean et Paul mandèrent alors auprès d'eux le prêtre Crispus, le clerc Crispinien et une pieuse chrétienne nommée Benedicta; ils leur firent le récit de tout ce qui s'était passé ; on célébra le saint sacrifice dans leur maison, et, après avoir reçu la communion, ils convoquèrent autour d'eux les chrétiens et disposèrent de tout ce qu'ils possédaient. Ces dix ;ours furent employés à

 

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distribuer l'aumône jour et nuit ; le onzième jour, ils furent mis en arrestation dans leur propre maison. A cette nouvelle, le prêtre Crispus accourut avec Crispinien et Benedicta, afin d'encourager les saints ; mais ils ne purent ni leur parler, ni les voir, ni même entrer dans la maison. Au même moment on envoyait le campiductor Terentianus avec des soldats à la maison de Jean et Paul : c'était l'heure du repos, il les trouva en prières. Terentianus leur dit : « L'empereur Julien, notre maître, vous envoie cette statuette de Jupiter afin que vous l'adoriez et lui offriez de l'encens ; si vous refusez, vous aurez la tête coupée tous les deux ; il ne faut pas que, élevés à la cour, vous soyez mis à mort en public. »

Jean et Paul répondirent : « Si Julien est ton Dieu, arrange-toi avec lui ; nous n'avons pas, nous, d'autre Dieu que le Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit, qu'il ne craint pas, lui, de nier, et, se trouvant rejeté de devant la face de Dieu, il veut entraîner les autres dans sa perte. »

Terentianus les pressait, pendant qu'ils parlaient de la sorte, d'adorer Jupiter et de lui brûler de l'encens. Quand la troisième heure de nuit fut écoulée, Terentianus, afin de plaire à son maître et conformément aux ordres qu'il avait reçus, fit couper la tête en grand secret aux martyrs, et, sur son ordre, on creusa une fosse dans la maison même où on les déposa après les avoir ensevelis ; en même temps il fit répandre le bruit qu'un ordre de l'empereur les avait exilés, et il ne demeura aucun indice qui mît sur la trace de leur fin.

Le prêtre Crispus, Crispinien et Benedicta pleuraient dans leur maison et priaient Dieu de leur faire connaître par quelque signe le sort des martÿrs, lorsque Dieu le leur donna. Julien, irrité, les fit arrêter et on leur coupa la tête ; leurs corps furent enlevés par Jean et Pimenius, prêtres tous deux, et Flavien, sénateur, ancien préfet de la ville, qui les ensevelirent non loin du lieu où reposaient Jean et Paul.

Sur ces entrefaites, le fils unique de Terentianus, qui avait ordonné l'exécution nocturne, vint dans la maison de Jean et Paul, et à l'instant un démon commença à crier par la bouche de ce jeune homme que Jean et Paul le brûlaient. Terentius accourut et se prosterna la face contre terre, criant que lui, païen,

 

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avait accompli les ordres de l'empereur sans savoir ce qu'il faisait. Il s'inscrivit sur la matricule des catéchumènes et fut baptisé à la fête de Pâques. Regrettant son action, il passait son temps, après avoir reçu le baptême, à prier et à pleurer sur le lieu même où les corps avaient été enfouis, et il arriva que les saints obtinrent la guérison de son fils.

Le supplice des saints martyrs a été écrit d'après le récit qu'en fit Terentianus lui-même, qui fut décapité à quelques jours de là avec son fils par ordre de Julien. Leurs deux corps furent enlevés par les prêtres Jean et Pimenius et déposés dans la maison de Jean et Paul. Dans le même temps l'empereur partit pour la guerre de Perse, où il trouva la mort, et Jovien, fervent chrétien, jadis l'ami de Jean et Paul, fut proclamé à sa place ; Jovien fit rouvrir les églises, et la religion du Christ commença à connaître la joie. L'empereur fit alors mander auprès de lui le sénateur Bizantius, à qui il dit : « Je t'ai fait connaître, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce que je sais touchant le bienheureux Crispus, prêtre, Crispinien et Benedicta, que Julien fit mourir et qui reposent dans la maison de Jean et Paul. Je te donne commission de chercher diligemment les corps des saints Jean et Paul. » Bizantius et son fils Pammachius les ayant découverts, ils en rendirent grâces à Dieu et prévinrent l'empereur, qui les remercia et dit à Bizantius : « Dieu tout-puissant nous a fait un présent précieux ; écoute, rends-toi favorables ses saints et fais bâtir une église dans leur maison. » Bizantius commença, et les démons se mirent alors à révéler leurs souffrances, ce qui contribuait à la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DE SAINT THÉODORET A ANTIOCHE, LE 23 OCTOBRE 362

 

Saint Théodoret, prêtre d'Antioche, était trésorier de l'église dans laquelle se réunissaient les catholiques depuis que la principale leur avait été enlevée par les ariens. Julien, comte d'Orient et oncle de l'empereur Julien, « se chargea d'autant plus volontiers de prendre Théodoret, qu'il haïssoit son courage. Car lorsque les autres ecclésiastiques s'estoient enfuis, il estoit demeuré seul dans la ville. Il y rassembloit divers chrétiens. Il offroit sans cesse à Dieu avec eux des prières et des sacrifices qui lui estoient agréables. Il animoit ses frères par son éloquence sainte, qu'il avoit apprise, non à Athènes, ni dans les livres des orateurs, mais par l'étude de l'Écriture et dans l'école du Saint-Esprit.

« Sozomène dit que le comte le fit appliquer à une question très rigoureuse ; qu'il la souffrit avec une merveilleuse constance ; et qu'il soutint toujours très généreusement la foy qu'il avoit embrassée ; ce qui obligea le comte de lui faire enfin trancher la teste. C'est l'abrégé des actes de ce saint que le Père Mabillon nous a donnez depuis peu, écrits par des officiers mesmes du palais de Julien ; et on sera sans doute bien aise de voir ici quelque chose de ce qu'ils contiennent.

« Le Père Mabillon, dans le quatrième tome de ses Analectes (Luteciæ, 1685, p. 127), nous a donné des Actes de saint Théodoret, prestre d'Antioche sous Julien. La fin de ces Actes porte qu'ils ont esté écrits par des personnes qui estoient à Antioche dans le palais de Julien, et qui furent avec lui en Perse, in Persida, comme on lit dans le Père Mabillon, quoique dans Baronius on ait mis in perfidia. Nous ne voyons rien qui nous empesche de recevoir cette déclaration, et de regarder

 

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ces actes comme une pièce authentique et originale, hors quelques fautes que les copistes y ont faites, comme dans la date, et dans ce qui y est dit d'abord de Julien : confugiens ad Ecclesiam Antiochensem lectoris fungebatur officio. Le mot d'Antiochensem ne se peut soutenir : mais quelqu'un qui aura vu que tout le reste se rapporte à Antioche, l'aura pu mettre à la marge, et un autre dans le texte. Le Père Ruinait croit qu'il faut lire Nicomediensem. Il y faut aussi changer deux ou trois fois Constantinus en Constantius; et le Père Ruinart l'a corrigé dans son édition sur un manuscrit. Hors cela, tout y est conforme aux meilleurs historiens, et à ce que Sozomène nous apprend du saint ; en sorte que cet historien semble en avoir mesme copié le commencement. Toutes choses y sont fort particularisées ; la narration en est simple. Il n'y a qu'un seul miracle, et le reste de la pièce paroist assez bon pour autoriser cet endroit, aussi bien que quelques paroles un peu dures qui s'y rencontrent, diabolo patri tuo, etc... » (TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. VII, note XXIX. (Paris, 1706, in-4°). — T. RUINART, Acta sincera (Paris, 1689, in-4°), p. 657. — P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 75 sq.)

 

LE MARTYRE DE SAINT THÉODORET

 

Sous le règne de l'empereur Constance, d'heureuse mémoire, le jeune Julien, à qui il tenait rigueur, se réfugia dans l'Eglise d'Antioche, où il exerça la fonction de lecteur. Après la mort de Constance, Julien renia la foi et, devenu prévaricateur, adora les dieux de l'empire dont il prit le gouvernement. Il s'efforçait dès lors d'entraîner à sa secte les chrétiens, moins par contrainte et par menace que par des promesses et l'appât des honneurs. Son oncle Julien l'imita et sacrifia aux dieux; il reçut alors le droit de glaive, le titre de comte d'Orient, et il entreprit aussitôt de relever les idoles. Ayant entendu dire que l'Eglise d'Antioche possédait des richesses considérables, il réduisit le clergé à prendre la fuite et ferma alors l'Eglise de Dieu; quant aux fugitifs, ils exerçaient leur ministère où ils pouvaient. Saint Théodoret, prêtre de cette Eglise d'Antioche, ne quitta

 

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pas la ville ; il groupa quelques fidèles avec lesquels il priait sans cesse et offrait à Dieu d'agréables supplications.

Julien, ayant eu connaissance de ces assemblées,en prit occasion de faire sa cour à l'empereur ; il s'assit dans la chambre du conseil et se fit amener Théodoret, qu'on introduisit, les mains liées derrière le dos.

« C'est toi, Théodoret, qui, du temps de Constance, empêchais d'adorer les dieux, détruisais les temples et les autels, bâtissais des églises et des tombeaux aux morts ?

            — C'est moi ; j'ai bâti des églises et des basiliques en l'honneur des martyrs le plus que j'ai pu; j'ai renversé les idoles et les autels des démons, afin de délivrer les âmes des hommes égarés.

— Rends honneur aux dieux, puisque tu avoues tout cela.

            — Tu sais bien que j'ai fait cela du temps de Constance et qu'il ne l'a jamais défendu. Je suis surpris de te trouver main-tenant, toi, prévaricateur, devenu soudain défenseur des idoles.

            — Qu'on le frappe sous les pieds, puisqu'il nie l'existence des dieux.

            — Tu pèches, Julien ; tu as renoncé à la foi et tu cours à la mort éternelle.

            — Qu'on donne des soufflets sur la figure de cet imbécile, afin qu'il cesse de blasphémer.

            — Ne te trompes pas et ne prends pas mes vérités pour des injures.

— T'indigneras-tu si on te fustige ? Tu verras bien d'autres tourments auxquels tu ne penses pas, si tu refuses de sacrifier.

            — Je viens de te le dire, je te le répète : Ne pèche donc pas en donnant le nom de dieux aux productions de l'industrie, quitte ton orgueil et ressouviens-toi de ce que tu as perdu.

            — Inutile d'employer avec moi ces paroles habiles à l'aide desquelles tu trompes les gens du commun.

— Lorsque tu adorais le vrai Dieu, tu confessais la vérité et tu haïssais le mensonge, tandis que maintenant, enflé de superbe, tu nommes dieux les idoles et tu appelles mensonge la vérité.

            — Tu causes, sacrilège, comme si tu arrivais d'Athènes.

 

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— Je ne viens d'Athènes, ni de l'école d'éloquence, mais, rempli du Saint-Esprit, j'opposerai les Ecritures sacrées à tes questions, désirant te voir revenir à une voie meilleure. »

Julien, vexé, ordonna de tirer un peu plus sur les quatre pieux et, après qu'on l'eut fait à l'aide de cordes et de poulies, le corps du saint s'allongea tellement qu'il semblait être devenu un homme de huit pieds.

« Sens-tu la torture, Théodoret ? dit Julien. Laisse donc tes doctrines, sacrifie et vis. »

Théodoret haussa la voix et dit en riant :

« As-tu oublié ce que je t'ai dit? N'appelle pas du nom de dieux des produits industriels ; reconnais le Dieu qui a fait le ciel et la terre, et son Fils Jésus-Christ dont le sang précieux t'a sauvé.

— Tu dis que le créateur du monde a été crucifié, est mort, a été enseveli?

— Oui, je dis qu'il a été crucifié, qu'il est mort, qu'il a été enseveli, qu'il est ressuscité d'entre les morts, que tout a été fait par lui, qui est le Verbe et la Sagesse du Père, lui que, quand tu suivais la sagesse, tu adorais, parce que tu pensais juste, si toutefois tu as jamais été capable de sagesse.

— Crains les dieux et fais ce qu'a ordonné l'empereur, puis-qu'il est écrit : Le coeur du roi est dans la main de Dieu.

— Oui, il est écrit que le coeur du roi qui connaît Dieu est entre ses mains ; mais ceci n'est pas dit du coeur du tyran qui adore les idoles.

— Imbécile, tu appelles l'empereur un tyran !

— S'il ordonne ce que tu as dit, il est bien ce que j'ai dit ; non seulement c'est un tyran, mais c'est le plus misérable des hommes. »

Julien, fou de colère, le fit tourmenter. Comme on s'y appliquait depuis longtemps déjà et que des flots de sang coulaient de ses côtés, Théodoret ne cessait de rire.

« Sacrifie, maintenant que tu connais les dieux, dit Julien.

            — Je ne connais pas des dieux fabriqués à la main, mais un seul Dieu qui a fait le ciel et la terre. Toi qui espères en eux, tu deviendras leur compagnon.

            — Il me semble que tu sens la douleur ?

 

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— Non pas, parce que le Seigneur est avec moi. »

Julien commanda de recommencer la torture.

« On m'a dit que tu étais débiteur du fisc, ce qui te fait souhaiter la mort, afin d'éviter le paiement. Sacrifie et sois sans crainte, j'en parlerai à l'empereur, et on te remettra ta dette.

            — Que votre or et votre argent vous demeurent pour votre perte. Je ne dois rien à personne qu'à Dieu, à qui je présente une conscience pure et que je prie de me faire participer à ses promesses.

— Abandonne donc ta folie et sauve ta vie.

            — Reviens plutôt au Dieu dont tu t'es détourné, afin de sauver ton âme que tu as perdue. »

On reprit la torture.

« Tu as perdu le sens en obéissant à ton Crucifié plutôt qu'au prince.

            — Oh l grand malheureux, le Crucifié, comme tu le sais du reste, enverra au jour du jugement ton tyran au fond de l'enfer.

            — Entre temps, moi je te ferai brûler, ensuite nous verrons. »

Julien fit appliquer deux torches enflammées contre les côtes ; alors le martyr leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur Dieu tout-puissant, qui as fait le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, Sauveur du monde, daigne accorder à. ton serviteur qui souffre pour ton nom l'objet de son espérance; montre ta puissance aux méchants, afin que tous sachent que tu donnes ta grâce à ceux qui te craignent et les supplices à ceux qui te renoncent, afin que ton nom soit glorifié, ce nom qui est béni pendant Ies siècles. » A l'instant même les bourreaux tombèrent sur la figure avec leurs torches. Julien et les soldats de son escorte furent troublés ; il fit relever les bourreaux et leur dit : « Brûlez de nouveau les côtes. » Mais ils répondirent :

« Daigne ta noblesse en donner l'ordre à d'autres, nous ne pouvons le faire, car nous avons vu quatre anges vêtus de blanc se tenir auprès du martyr et lui parler, ce qui fait que nous sommes tombés la tête dans la poussière. » Julien les fit noyer en haute mer. Comme on les emmenait, Théodoret leur dit :

« Allez devant, mes frères ; pour moi, domptant l'ennemi, je vous suivrai près de Dieu qui a daigné m'accorder la palme de la victoire. »

 

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« Quel est cet ennemi ? qui est-ce qui te donnera la victoire ?

            — L'ennemi c'est le diable, qui se sert de toi pour faire ses oeuvres ; et la palme, c'est le Seigneur Jésus-Christ, Sauveur du monde, qui la donne.

            — Misérable, tu donnes le nom de créateur et de rémunérateur à celui que nous savons tous être né il y a trois cents ans environ.

            — Quoique tu sois indigne d'entendre la parole de Dieu, écoute cependant, bien que je parle principalement en vue des serviteurs de Dieu qui sont dans l'auditoire, afin qu'ils n'aillent pas croire que tu m'as réduit au silence. Dieu qui a fait toutes choses par son Verbe a eu pitié du genre humain. Le voyant détourné de la vérité et serviteur des idoles, il envoya son Verbe qui prit chair dans le sein d une Vierge, parce que la divinité ne peut être vue ; et ce fut ainsi qu'il a souffert volontairement et qu'il nous a procuré ce salut dont tu as perdu le bénéfice.

— Je vois que tu persévères dans tes idées. Ecoute-moi donc, et sacrifie, afin que je ne sois pas contraint de te faire couper le cou, puisque tu méprises les tourments.

            — J'ai renoncé à ton père le diable. Je prie Dieu d'achever ma course en présence du Seigneur et de ne pas provoquer la miséricorde du tyran.

            — Dis tout ce qu'il te plaira, mais je ne te ferai pas mourir.

— Toi, Julien, tu mourras dans ton lit au milieu d'atroces douleurs, car ton tyran qui espère procurer la victoire du paganisme ne pourra l'obtenir, mais il mourra lui-même de telle façon que nul ne saura qui l'a tué, et il ne reposera pas en terre romaine. »

Redoutant d'autres menaces, Julien rendit la sentence qui condamnait à mort Théodoret.

« Je rends, grâces à mon Dieu, dit celui-ci, qui a daigné marquer la fin de mes souffrances. »

On lui coupa la tête.

Le comte Julien passa une mauvaise nuit. Le lendemain il se rendit au palais et, après avoir rendu ses devoirs à l'empereur, il dit : « Daigne Ta Clémence se faire rendre compte de la somme d'or et d'argent trouvée dans l'église et remise au trésor.

 

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Sache aussi que ce gredin de prêtre nommé Théodoret, que tu faisais chercher à cause des assemblées religieuses qu'il tenait, a eu le cou coupé après avoir subi la torture. »

Julien, dont cette nouvelle contrariait les desseins, s'écria : « Tu as fait ce qui pouvait me porter le plus de préjudice. Tandis que je m'efforce de détruire par mes arguments la superstition des Galiléens, j'ai ordonné de n'user de violence avec aucun d'entre eux. Tu as mal fait, tu as fourni aux Galiléens l'occasion de clabauder contre moi, comme ils ont fait à l'égard de mes prédécesseurs, car ces gens-là donnent le titre de martyrs aux magiciens que nous faisons exécuter. — Désormais ne recommence pas et veille à ce qu'on fasse de même ailleurs. »

L'empereur, voyant Julien consterné et à demi mort, voulut le réconforter et lui dit : « Allons-nous-en sacrifier, afin que les éclaboussures te purifient. » Pendant la route, Julien était navré. Les prêtres offrirent des oiseaux sacrifiés et plusieurs autres choses qu'ils retirèrent du feu, qu'ils présentèrent à Julien qui en mangea et passa le reste à son cousin. Celui-ci, soit respect, soit crainte, mangea à peine et se retira chez lui, affecté de sa maladresse, ne se croyant pas rentré en grâce ; aussi ne voulut-il rien prendre. Le soir même, il fut saisi de coliques très douloureuses. Le sacrifice auquel il avait participé lui troublait les intestins, et il dut vomir le foie qu'il avait mangé. Comme il souffrait horriblement, il envoya demander à l'empereur l'ordre de rouvrir les églises.

« Je ne les ai pas fait fermer, je n'ai pas à les faire rouvrir, » dit l'empereur.

Julien lui fit dire encore : « Sire, je souffre tout ceci à cause de toi et je défaille.

— Tu n'as pas cru aux dieux, c'est pour cela que tu souffres ainsi, » lui fut-il répondu.

Le pauvre Julien, se nourrissant de diverses manières pendant assez longtemps, mourut, d'après la prédiction du martyr, mangé par les vers. L'empereur, qui en fut averti, se contenta de dire : « Il n'a souffert ainsi que parce qu'il n'a pas été fidèle aux dieux ».

Quelque temps après, Julien partit pour la guerre de Perse, et il ne put triompher. Alors qu'il croyait avoir tout fini, une

 

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multitude d'anges se lança contre lui. Epouvanté, il fit mettre l'armée sous les armes, ignorant, le malheureux, que c'était une troupe céleste qu'il avait vue. Une flèche sortit des nuées et le frappa au sein. Le sang ruisselait ; Julien regarda et crut voir le Seigneur Jésus ; il emplit sa main de son propre sang et le lança en l'air en disant : « Tu me poursuivras jusqu'à la guerre, Galiléen. Je te renierai quand même. Rassasie-toi, Christ, tu m'as vaincu (1). » Il entra dans une ville quelconque et y expira. Ainsi se réalisa toute la prophétie du martyr.

Moi qui étais au palais à Antioche et qui ai suivi l'empereur en Perse, j'ai raconté sincèrement ce qui arriva au serviteur de Dieu Théodoret le 10 des calendes d'avril, afin que ceux qui liront ceci daignent se souvenir de moi, et instruits par les exemples du martyr, méritent de participer à sa passion pour la louange et la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire et la puissance dans les siècles des siècles.

Amen.

 

1. Ce récit n'a aucune réalité historique,

 

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LE MARTYRE DES SAINTS JUVENTIN ET MAXIMIN.
A ANTIOCHE, LE 25 JANVIER 363

 

Boll. Act. SS. Janv. II, 618-619. — RUINART., Acta sincera (1689), p. 668. — TILLEMONT, Mém. hist. eccl. (1700), t. X, p. 386-388 et 733. — P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. III, p. 154.

 

Julien commençait à ne plus garder de mesure dans la guerre qu'il avait déclarée à Jésus-Christ; il l'attaquait avec plus d'audace, et s'il cachait encore ses mauvais desseins sous une apparence de douceur et sous une feinte modération, ce n'était que pour les faire réussir plus sûrement. En effet, il ne cherchait qu'à faire tomber les chrétiens dans les pièges qu'il leur dressait chaque jour, à les entraîner avec lui dans l'impiété, et ensuite dans le malheur éternel : car il fit souiller, par ses abominables sacrifices, les fontaines qui étaient dans Antioche et dans les faubourgs, et particulièrement dans celui de Daphné, afin que tous ceux qui viendraient y puiser de l'eau se souillassent eux-mêmes en buvant de cette eau impure. Il fit la même chose à l'égard des denrées qui se vendaient dans les marchés publics ; le pain, la viande de boucherie, les fruits et les légumes et devenaient une nourriture sacrilège, profanés qu'ils étaient par l'eau lustrale que les prêtres des faux dieux répandaient dessus. Cette oppression faisait gémir les chrétiens, et toute l'Eglise était dans la consternation. Les fidèles toutefois ne laissaient pas d'acheter ce qui leur était nécessaire, et ils en mangeaient sans se laisser gêner par un vain scrupule, se souvenant de l'avertissement que donne l'Apôtre : « Mangez de tout ce qui s'expose au marché, sans vous informer très curieusement d'où cela vient, pour ne pas jeter dans votre conscience le trouble et l'inquiétude. » Or il arriva un

 

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jour que deux officiers de distinction (ils étaient de la compagnie des gardes de l'empereur), se trouvant à un festin, se mirent à déplorer en termes un peu vifs la condition des chrétiens et la violence qu'on exerçait contre eux ; ils se servirent même fort à propos, pour exprimer leur douleur, des paroles dont s'étaient servis autrefois, à Babylone, dans une pareille conjoncture, les trois jeunes Hébreux, si connus dans l'histoire sainte. « Vous nous avez livrés (disaient-ils comme ces jeunes Juifs) à un prince infidèle, à un apostat qui est en horreur à toute la terre. » Cela fut rapporté par quelqu'un des convives à l'empereur, qui ne manqua pas de faire aussitôt comparaître devant lui ces deux gardes. Il les interrogea lui-même, et voulut apprendre de leur bouche ce qu'ils avaient dit de lui. Ces braves gens, loin de s'effrayer d'une telle demande, en prirent, au contraire, occasion de parler ,au prince avec plus de liberté. Se sentant animés d'un zèle généreux et vraiment chrétien, ils lui dirent : « Sire, ayant reçu l'un et l'autre dans le sein de l'Eglise une éducation toute sainte, et n'ayant jamais obéi qu'aux lois pleines de piété et de religion du grand Constantin et des empereurs ses enfants, nous ne pouvons voir qu'avec une douleur poignante que vous remplissez d'abominations tout l'empire, et que, par des sacrifices impies, vous souillez les biens que Dieu fait aux hommes, et les choses les plus nécessaires qu'il leur fournit pour le soutien de leur vie. C'est sur ces malheurs, Sire, que nous versons des larmes en secret depuis longtemps, et que nous prenons la liberté d'en répandre sous les yeux de Votre Majesté. » A ce discours, le plus doux et le plus modéré de tous les hommes (car c'est ainsi que ses flatteurs le nomment), ne se souvenant plus de son personnage de prince clément, se laissa voir, sans aucun déguisement, dans tout son naturel. Il les fit tourmenter si cruellement, qu'ils expirèrent dans les supplices. Mais les couronnes qu'ils reçurent en sortant de la vie les consolèrent bientôt de la perte qu'ils venaient d'en faire dans un temps si malheureux. Cependant Julien, pour colorer sa cruauté de quelque prétexte spécieux, reprenant aussitôt sa dissimulation ordinaire, publia que la religion n'avait aucune part à la mort de ces deux hommes, et qu'il n'avait puni en

 

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eux que le peu de respect qu'ils avaient eu pour sa personne et pour sa dignité, qu'ils avaient violées par l'insolent discours qu'ils lui avaient tenu. Il prétendait par là leur ravir la gloire du martyre. Il est juste de laisser à la postérité les noms de ces deux illustres guerriers. L'un se nommait Juventin, et l'autre Maximin. La ville d'Antioche, voulant rendre à leur mémoire les honneurs qui leur sont dus pour avoir défendu la vérité, au prix même de leur sang, leur éleva un superbe tombeau, où l'on voit se renouveler chaque jour la dévotion des peuples.

Plusieurs autres personnages considérables ou par leur charge ou par leur mérite, pour avoir parlé avec la même liberté, eurent presque le même sort et remportèrent de pareilles couronnes. De ce nombre fut Valentinien ,celui-là même qui régna peu de temps après. Ce grand homme, qui pour lors était tribun et commandait la garde du palais, ne put cacher le zèle qu'il avait pour la gloire de Dieu et pour l'honneur de sa religion. Car, un jour que Julien entrait comme triomphant dans le temple du Génie public, et que deux ministres subalternes rangés aux deux côtés de la porte purifiaient avec de l'eau lustrale tous ceux qui entraient avec l'empereur, Valentinien, qui le suivait immédiatement, ayant aperçu une goutte de cette eau sur sa manche, donna de toute sa force un soufflet à celui des deux qui la lui avait jetée, lui disant hautement qu'il l'avait sali et non pas purifié. Julien, qui fut témoin de l'action, le relégua dans un château bâti au milieu d'un désert. Mais, à peine un an et quelques mois s'étaient-ils écoulés, que Dieu lui donna l'empire pour récompense de cette généreuse confession.

 

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LE MARTYRE DE SAINT BONOSE ET DE SAINT MAXIMILIEN. A ANTIOCHE, AU MOIS DE JANVIER DE L'AN 363

 

Bonose et Maximilien étaient soldats ou officiers dans un corps d'élite de l'armée, nommé les Herculiens. Ils y étaient chargés de la garde du drapeau, lequel était orné du Chrismon qui est le monogramme du Christ. Ils reçurent l'ordre de remplacer ce signe par celui des idoles ; mais ils s'y refusèrent et animèrent tous leurs compagnons à ne rien faire de semblable. L'empereur, ayant appris cette résistance, donna permission à son oncle, le comte Julien, de se porter contre ces récalcitrants jusqu'aux dernières rigueurs. Les actes, dit Tillemont, « ont un grand air de vérité et d'antiquité ; et il y a des caractères qui semblent ne pouvoir venir que d'une personne du temps mesme, comme ce qui y est dit de S. Mélèce, et encore plus ce qu'on y dit d'Hormisdas et de Second. Ces actes méritent bien qu'on examine avec soin quelques difficultez qui s'y rencontrent, pour voir si elles sont telles qu'elles nous doivent faire perdre la bonne idée que le reste de la pièce nous donne ».

Je ne puis suivre ici ce savant homme dans son examen des actes qui leur est finalement favorable.

 

Boll. Act. SS. Aug., t. IV, p. 425-430. — RUINART, Acta sincera, Paris, 1689, in-4°, p. 663. — TILLEMONT, Mém. hist. eccl. ( Paris , 1700, in-4°), t. VII, p. 405-409, 739-740 suiv. — M. TAMAYO, Discursos apologéticos de las reliquias de S. Bonoso y Maximiliano, Baeza, 1632, in-4°. — P. ALLARD, Julien l'Apostat, t. Ill, p. 153 et note 4.

 

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PASSION DES SAINTS BONOSE ET MAXIMILIEN, SOLDATS DE LA TROUPE DES VIEUX HERCULIENS, SOUS L'EMPEREUR JULIEN ET LE COMTE JULIEN, LE 12 DES CALENDES D'OCTOBRE.

 

Le comte Julien dit à Bonose et Maximilien : « Notre seigneur l'empereur a ordonné d'enlever le symbole que vous avez sur l'étendard.

            — C'est impossible.

            — L'empereur ordonne que vous honoriez les dieux que lui et moi adorons.

            — Nous ne pouvons pas, dit Bonose, adorer les dieux fabriqués.

            — Obéissez sous peine d'être mis à la torture.

            — Nous sommes prêts à rendre témoignage au Christ. » Le comte dit : « Que Bonose s'assoie. » Quand il fut assis, le comte lui dit :

« Adore les dieux que l'empereur et moi adorons.

            — Nous gardons la loi que nous tenons de nos parents et

nous la vénérons ; nous ne connaissons pas ces dieux-là.

— J'ai le pouvoir de vous torturer et de vous faire brûler vifs.

            — Nous ne craignons pas tes moyens d'intimidation.

            — Qu'on lui donne le fouet plombé. »

Tandis qu'on le battait, — il reçut plus de trois cents coups, — Julien lui dit :

« Epargne-toi et obéis. »

Bonose rit et ne répondit pas.

« Que dis-tu, Bonose ?

— Nous adorons le Dieu vivant et ne servons que lui seul nous ignorons quels sont les dieux autres que lui. »

Julien dit : « Que Maximilien s'assoie. » Après qu'il fut assis, Julien lui dit :

« Adorez les dieux que nous adorons et changez le symbole de votre étendard.

            — Que tes dieux t'écoutent et qu'ils te parlent ; quand ils t'auront parlé, nous pourrons les adorer. Mais comment servez-vous et adorez-vous des dieux qui n'ont ni parole ni aucun

 

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sens? Notre Dieu a une grande puissance, nous espérons en lui et nous nous hâtons de lui rendre témoignage, parce que notre espérance est dans le martyre. Tu sais bien et ton empereur aussi, qu'il nous est ordonné de ne pas adorer des idoles sourdes et muettes.

— Qu'on suspende Bonose et Maximilien au chevalet.

Quand ce fut fait, Julien dit : « Reposez-les. » On les reposa, et Julien leur dit :

« Vous vous voyez dans les grands supplices. Obéissez et ne détournez pas vos camarades par vos discours séditieux ; mais, ainsi qu'il convient, faites ce qui est ordonné, changez le symbole de votre étendard et placez-y l'image des dieux immortels.

— Nous ne faisons pas ce que tu commandes ; cela est contraire à Dieu. Nous avons un Dieu vivant, invisible et immortel, en qui nous espérons.

— Frappez-les. »

Comme on les frappait du fouet plombé, pour la troisième fois, et qu'ils ne sentaient rien, Julien dit :

« Si je n'ai pu jusqu'à ce moment triompher de votre entêtement, j'ai d'autres supplices à ma disposition. Qu'on apporte de la poix brûlante, qu'on en remplisse la piscine et qu'on les y plonge. Où est-il le Dieu en qui leur aberration les fait croire? Voyons s'il pourra les délivrer. » Ils se rendirent au lieu où on devait les submerger, sans frayeur et tout joyeux ; et voilà que, soudain, ils furent comme couverts de rosée, la flamme vacilla, la poix refroidit, et tout ce que les démons cruels avaient préparé pour les tourmenter fut éteint, en sorte qu'ils n'éprouvèrent pas la moindre incommodité. Mais pour que le témoignage d'une si glorieuse confession persistât, les traces des supplices demeurèrent sur leurs corps, quelques ampoules en prouvaient la réalité. Comme ils continuaient tranquillement leur prière pendant ce supplice, les Juifs et les Gentils qui étaient accourus pour insulter à leur mort se mirent à crier : « Ce sont des magiciens et des sorciers. Leur Christ jetait des sorts S. Quand on prévint le préfet Secundus, il accourut voir ce qui se passait. Après qu'il eut vu, il dit : « Qu'on m'amène les prêtres des dieux, je vais leur faire la même chose , et nous verrons

 

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bien s'ils s'en tirent comme ceux-ci. Ces prêtres vinrent, firent des encensements suivant leurs rites, et quand ils eurent tout fini, on les jeta dans la poix bouillante; ils y restèrent.

Quand on vit qu'ils y avaient péri, le comte Julien demeura confus, et fit sur-le-champ écrouer Bonose et Maximilien jusqu'au moment où le préfet pourrait les entendre. Le cachot ayant été fermé pendant sept jours, les chaînes tombèrent à tous ceux qui croyaient au Christ. Le comte envoya alors aux prisonniers du pain marqué de son cachet, afin que, par ce moyen au moins, ils mangeassent des nourritures profanées.

Le jour de l'audience, Bonose et Maximilien dirent à Julien :

« Voici les pains que tu nous as envoyés, nous ne les avons pas mangés. Celui en qui nous croyons nous a rassasiés, aussi ne craignons-nous pas tes menaces. Jésus-Christ notre Dieu vous demandera compte de nos souffrances. »

Le préfet Secundus, contrarié, dit à Julien :

« Interrogeons-les aujourd'hui même. »

Ils s'assirent pour les entendre, et leur méchanceté ne trouvait rien ; alors Julien dit:

« Qu'on m'apporte de la chaux vive, je les y enfermerai et la chaux sera éteinte sur eux, et nous verrons bien où est leur Dieu et s'il peut les délivrer ».

On les plongea dans la chaux vive qu'on éteignit. Alors ils s'écrièrent : « Sois béni, Seigneur Dieu de nos pères, Dieu d'Abraham et Dieu d'Isaac, et Dieu de Jacob, qui as daigné nous délivrer des mains de nos ennemis; sois loué et glorifié dans les siècles. »

Lorsque la chaux fut éteinte sans leur avoir nui en aucune manière, Julien les fit reconduire en prison ; on mit les scellés sur la porte et on déposa les clefs au palais. Le douzième jour, quand on ouvrit la prison, on les trouva avec des flambeaux très brillants qu'on ne pouvait éteindre; on leur présenta, comme à des affamés, des pains offerts en sacrifice, afin que, poussés par la faim, ils fussent souillés par ces offrandes; mais eux qui étaient nourris par le Saint-Esprit persévérèrent sans souillure et sans contact avec les choses sacrifiées. Alors le comte Hormisdas, qui fut chrétien, vint à la prison et se fit ouvrir le cachot. Quand il fut ouvert et qu'il vit les chrétiens

 

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sains et joyeux et rendant grâces à Dieu, il leur dit : « Priez le Seigneur pour moi, pécheur, afin que je sois sauvé. »

Julien, en apprenant tout cela, ordonnait des supplices, parce qu'il était vaincu par la puissance du Seigneur et qu'il se voyait méprisé par ses serviteurs. Tandis qu'il roulait ces pensées en lui-même, il gémit et dit : « Qu'on me les amène au Bain-Vieux, je les y entendrai. Ce qui fut fait. Julien adressa la parole à Bonose.

« Quelle vertu de ton Dieu montres-tu pour que, étant chrétien, tu échappes de mes mains ?

            — Le Dieu en qui nous croyons est puissant, il peut agréer notre martyre vers lequel nous courons, afin que nous sortions, chrétiens, de tes mains.

            — Je vais vous livrer aux bêtes.

            — Le Dieu des chrétiens peut se trouver là pour nous délivrer, et nous recevrons de lui la couronne que nous espérons. Nous ne craignons pas les bêtes, ni ce que tu nous promets ; nous avons Dieu le Père et Jésus-Christ son fils et le Saint-Esprit par qui nous surmontons tout cela.

— Je vous replongerai de nouveau dans une fournaise ardente, et vous obéirez alors. »

Tous ceux qui avaient été choisis lui résistèrent et dirent : « Voyant le combat de nos frères qui sont prêts au martyre, nous aussi nous y marchons, afin d'adorer un Dieu unique qui montre toute sa puissance par ses serviteurs Bonose et Maximilien.

Secundus dit à cela : « Je ne puis les interroger par la torture. Tu sais, Julien, quand tu vois les vers sortir de ta bouche. »

Il se tourna vers Bonose : « Je t'adjure au nom de Dieu, saint homme de Bonose, pense à moi dans tes prières. »

Le comte Julien dit alors à Jovien et à Herculien : « Changez le symbole que vous avez sur l'étendard et mettez-y l'image des dieux ; pourquoi défendez-vous le symbole des chrétiens ?

— Nous sommes chrétiens, dirent-Ils, depuis le temps de notre père Constantin, lorsqu'il reçut le baptême à Achyron près de Nicomédie, peu avant de mourir. Il nous obligea par

 

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serment à tous ses ordres, afin que nous ne tentassions rien contre le trône de ses fils et contre l'Eglise. »

Là-dessus Julien ordonna de couper la tête à Bonose à Maximilien et à tous leurs compagnons de prison, qui, joyeux et fiers, marchèrent au supplice. L'évêque Mélèce avec ses frères les co-évêques les accompagnèrent pleins de joie ; toute la cité était heureuse de fournir ses martyrs. Enfin Bonose et Maximilien terminèrent leur long témoignage par la mort. Trois jours après, le comte Julien commença de rendre des vers par la bouche sans discontinuer ; il dit alors à sa femme : « Va, malheureuse, adresse-toi à l'Eglise et prie en ma faveur, afin que tu ne deviennes pas veuve; demande aux chrétiens de prier pour moi afin que cette infection intolérable s'éloigne de ma bouche. » Sa femme lui répondit : « Ne te l'ai-je pas dit : Ne poursuis pas les saints de Dieu ; et tu ne voulais pas m'écouter? Tu vois maintenant que tu es dans ces souffrances. — Cours donc, malheureuse, hâte-toi d'aller à l'église, si tu ne veux pas devenir veuve. — Je suis veuve depuis le jour où tu as commencé à persécuter les chrétiens. Tu meurs rongé par les vers à cause de ce que tu as fait.Je n'oserai pas prier pour toi, de peur que le malheur ne tombe sur moi et que la colère de Dieu ne me foudroie. » Julien se tut et gémit; il dit enfin : a Dieu des chrétiens, aie pitié de moi, parce que ma femme a oublié ta miséricorde et ne m'écoute pas. Dieu des vivants, aide-moi et reçois bientôt mon esprit. » Et il expira, tombant en pourriture, comme sa vie le lui méritait.

Les saints martyrs Bonose et Maximilien reposent en paix, dans la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit, pendant les siècles des siècles. Amen.

 

NOTE SUR QUELQUES SOLDATS CONFESSEURS DE LA FOI

 

Julien employait volontiers la ruse pour faire abjurer les chrétiens. Un jour qu'il célébrait une fête militaire dans laquelle il était d'usage que l'empereur fit un don d'argent aux soldats, ce prince fit placer auprès du tribunal où il était assis un autel sur lequel un feu était allumé. On prévint les soldats que chacun devait jeter un grain d'encens dans le feu avant

 

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de tendre la main recouverte du pan de la chlamyde vers l'empereur; on leur expliqua que c'était un vieil usage romain qu'on ressuscitait. Quelques soldats virent le piège et refusèrent de se soumettre aux ordres donnés ; d'autres passèrent outre, quelques-uns se dirent malades ; et il y en eut enfin qui. ne soupçonnant pas le piège, jetèrent leur grain d'encens et reçurent la haute paie.

A l'heure du repas, ces derniers,dînant avec des chrétiens,firent, selon leur coutume, le signe de la croix; mais ils furent surpris de s'entendre dire par leurs camarades : « Comment pouvez-vous encore invoquer Jésus-Christ ? vous n'êtes plus chrétiens. — Comment cela ? » firent-ils. — « En jetant de l'encens sur l'autel, leur répondit-on, vous avez fait acte de paganisme et renié le Christ. » Là-dessus, ces soldats bondissent,courent au forum et crient : « Nous sommes chrétiens ; nous voulons que tout le monde le sache et que Dieu l'entende. Nous n'avons pas renié Jésus-Christ et renié notre baptême. Si notre main a failli, la volonté n'y était pour rien. L'empereur nous a trompés. » Ils entrèrent dans le palais, arrivèrent jusqu'à Julien et lui jetèrent l'argent des hautes paies : « Tue-nous pour le Christ notre roi, lui disent-ils, celui qui nous est tout au monde. »

Théodoret dit qu'on coupa la tête à ces soldats. Au montent de mourir, le plus âgé demanda au bourreau de commencer par le plus jeune, afin de lui épargner l'horreur de cette scène. On banda les yeux de ce jeune homme, lorsque survint une commutation de peine. « Hélas 1 disait le soldat en se relevant, je n'étais pas digne d'être nommé martyr. » Ces soldats, ajoute Théodoret, furent relégués à l'une des extrémités de l'empire, avec défense d'entrer dans les villes (1).

 

 

(1) THÉODORET, Hist. eccl., I. III, C. XII. S. Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 84, et Sozomène, Hist. eccl., 1. V, c. XVII, ne s'accordent pas avec Théodoret. Cf. PAUL. ALLARD, Julien l'Apostat, t. II, p. 326 sqq.

 

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LE MARTYRE DE SAINT BASILE D'ANCYRE.
ANCYRE, LE 28 JUIN 363

 

 

Lors du passage de Julien à Ancyre, on lui dénonça un prêtre que sa constance dans la foi au plus fort de la persécution arienne avait signalé comme un séditieux. Dès qu'il connut les desseins de Julien, il n'hésita pas  à exhorter publiquement les chrétiens à mépriser les promesses de l'empereur, les assurant que cette tempête ne durerait guère. Ce fut sur ces entrefaites qu'il fut arrêté. « Les actes, dit Tillemont, sont assez mal composez. Le texte en est souvent fort obscur par la faute ou de l'auteur qui parlait mal la langue grecque, ou de ses copistes. Les harangues en sont assez longues, et bien pleines d'injures. Mais parmi tout cela, il y a un certain caractère d'antiquité et de vérité, qui fait que non seulement Bollandus, mais encore d'antres personnes très judicieuses, les croient entièrement légitimes, et écrits par un auteur contemporain. Ils s'accordent fort bien avec l'histoire du temps, et avec Sozomène qui parle assez amplement de ce saint, quoiqu'il ne dise rien de ce qui se passa, selon les actes, entre l'empereur et luy. La longueur des discours se peut excuser sur ce que le saint était accoutumé à parler. Mais je pense qu'il vaut mieux avouer qu'ils sont de l'auteur des actes, qui aura mis en sa manière ce qu'il avait entendu dire au saint. Car il y en a plusieurs qui n'ont point assurément été écrits sur-le-champ.

« Saint Basile y prédit à Julien que son corps ne serait point enterré, ges ou me tukhe. Cela paroist contraire à ce que nous trouvons dans l'histoire, qu'il fut enterré à Tarse. Mais saint Grégoire de Nazianze dit avoir appris d'une personne, que la terre l'avait rejetté du tombeau ; et ainsi la prophétie du saint aura été accomplie. »

 

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BOLL. Acta SS. Mart. III, 379-80. — RUINART, Acta sincera (1689), p. 650. — TILLEMONT, Mém. hist. eccl. (1700), t. VII, p. 375-9 et 728-730. — P. ALLARD, [Julien l'Apostat, t, II, p. 339 sq. — Cf. CHEVALIER, POTTHAST.

 

ACTES DE SAINT BASILE D'ANCYRE

 

Basile, appliqué sans relâche à enseigner aux hommes les vérités chrétiennes et à les détromper de l'erreur et du mensonge, s'efforçait de les conduire dans les voies de Jésus-Christ et de les détourner de celles du démon. Il leur prêchait sans cesse que des jours mauvais approchaient; que les principaux chefs de la milice des enfers en étaient sortis, et semaient partout des pièges, des périls et des scandales ; que parmi les ministres de Jésus-Christ il se trouvait des ministres du démon revêtus de peaux de brebis, mais qui n'étaient que des loups cruels et ravissants, avides de se rassasier d'âmes, et qu'il ne fallait marcher qu'avec de grandes précautions. Il criait de toute sa force et avec toute l'intrépidité et toute l'assurance d'un prophète :

« Suivez-moi, vous tous qui voulez arriver au bonheur éternel, je vous montrerai la voie qui y conduit, et je vous marquerai en même temps celle qui mène à un malheur éternel. Je vous ferai voir dans quel abîme se précipitent ceux qui abandonnent le Dieu vivant pour courir après des idoles sourdes, muettes et aveugles.

« Quel avantage pensez-vous qu'ils tirent d'un changement si peu sensé ? de brûler dans un feu qui ne s'éteindra jamais. C'est pourquoi, tous autant que nous sommes, qui désirons conserver le trésor inestimable de la foi, ne craignons pas de fouler aux pieds toute cette pompe vaine et ridicule avec laquelle le démon amuse, surprend et engage les esprits qu'il a séduits ; méprisons ces niaiseries dont il occupe les yeux et le coeur de ses misérables esclaves ; que la difficulté de l'entreprise ne nous rebute point. Jésus-Christ sera avec nous ; il nous soutiendra, il nous défendra, il nous récompensera. »

Basile parcourait chaque jour toute la ville d'Ancyre, semant de pareils discours, exhortant, pressant, menaçant chacun, encourageant les uns par l'espérance des biens à venir, intimidant

 

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les autres par la crainte des peines futures, inspirant à tous le mépris des tourments et de la mort. Cependant Eudoxe (1), Macaire, Eugène et quelques autres évêques ariens, assemblés à Constantinople, lui défendirent de prêcher ainsi au peuple des vérités qui leur déplaisaient ; mais en même temps deux cent trente évêques, qui tenaient un concile dans la Palestine, l'exhortaient à continuer, à ne rien craindre, à agir toujours avec confiance, et enfin à se ressouvenir qu'étant un des principaux officiers du palais de l'empereur, il devait donner l'exemple d'une plus parfaite fidélité envers Jésus-Christ. Ainsi ce saint homme, marchant en la présence de Dieu, annonçait hardiment la doctrine irrépréhensible de la foi, et la régularité de sa vie, jointe à la force de ses paroles, retirait chaque jour de l'erreur plusieurs chrétiens qui s'y étaient malheureusement laissés engager. L'Eglise était alors dans une horrible agitation. On déféra Basile à l'empereur Constance comme un homme inquiet, séditieux, et qui par ses prédications emportées fo-mentait le trouble et la division.

Le prince l'interrogea lui-même ; mais il fut toujours invariable dans ses réponses, toujours ferme et inébranlable dans la foi et dans la tradition des Pères, défendant avec beaucoup de talent et de zèle la croyance orthodoxe. Ce qui enleva bien des sujets à l'hérésie.

Après la mort de Constance, Julien étant parvenu à l'empire, et ayant renoncé ouvertement au christianisme, il entreprit de gagner à ses dieux le plus grand nombre d'âmes qu'il pourrait. Il se fit le docteur de l'idolâtrie, il publia ses dogmes impies touchant le culte qu'il voulait qu'on rendît à ces divinités inanimées et insensibles, et il l'établit dans la Galatie où l'on vit, durant quinze mois, fumer les autels des dieux de Julien. Basile, sensiblement affligé du malheur de l'Eglise, et craignant pour Ancyre sa patrie, fit publiquement cette prière à Jésus-Christ : « Sauveur du monde, lumière qui ne peut être obscurcie, soleil qui dissipez les ténèbres de l'erreur, trésor immense des richesses infinies de la divinité : Seigneur tout-

 

1. Evêque arien de Germanicie, puis d'Antioche, et enfin de Constantinople, l'an 360.

 

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puissant, jetez les yeux, je dis ces yeux qui sont quelquefois allumés d'une sainte et redoutable colère, ces yeux qui lancent sur les pécheurs la foudre et la mort, jetez-les sur ces cérémonies abominables, et dissipez-les avec ceux qui les pratiquent. Ne permettez pas qu'elles prévalent sur la vérité que vous nous avez enseignée : renversez ces autels et leurs ministres. Rendez leurs projets inutiles, qu'ils ne puissent jamais séduire les âmes de ceux qui croient en vous. » Cette prière fut entendue de quelques adorateurs des idoles. Ils frémirent de rage contre son auteur, à tel point que l'un d'eux, nommé Macaire, se jeta sur Basile et le maltraita. « Méchant homme, lui dit-il, tu mets toute la ville en rumeur par tes discours séditieux ; as-tu bien l'audace d'attaquer une religion que l'empereur a si sagement rétablie ? » Basile lui répondit : « Que le Seigneur t'arrache cette langue, misérable esclave du démon. Ce n'est pas moi qui détruis ta religion, mais ce sera celui qui règne dans le ciel, celui-là même qui l'a déjà renversée ; celui-là, dis-je, saura bien encore le moyen de l'exterminer une seconde fois. Il saura bien faire évanouir tous les desseins chimériques de ton empereur, jusqu'à ce qu'il le réduise aux dernières extrémités, où il ne trouvera plus que la mort seule, qui lui sera alors donnée comme la juste punition de son insolente révolte contre Dieu. »

Cette réponse ne fit qu'irriter encore davantage les esprits. On entraîna Basile chez le proconsul. [Saturnin] « Cet homme, s'écriaient cent personnes à la fois, met le trouble et la confusion dans toute la ville. Il enseigne au peuple une doctrine dangereuse ; il dit qu'il faut renverser les autels des dieux, et il parle d'eux et de l'empereur en de fort méchants termes : le peuple l'écoute, et il en a déjà perverti plusieurs. Le proconsul lui demanda son nom et comment il avait la hardiesse d'agir

de la sorte.

« Je suis chrétien, » répondit Basile.

Le proconsul : «Puisque tu es chrétien, que ne fais-tu donc ce qu'un chrétien doit faire ?

— Je le fais ; car un chrétien doit faire toutes ses actions à la vue de tout le monde.

— Pourquoi excites-tu le tumulte dans la ville, en parlant de

 

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l'empereur avec impertinence, et en le faisant passer pour un prince qui viole impunément les lois les plus saintes, en blasphémant contre sa personne sacrée et contre sa religion ?

— Tout cela est faux. Je n'ai blasphémé ni contre l'empereur ni contre sa religion. Mais cet empereur dont je parle est le Dieu du ciel et de la terre, qui règne souverainement sur tous les hommes, et que nos pères ont adoré. C'est lui qui peut en un moment vous confondre, vous et vos dieux.

— A votre compte, elle ne serait pas véritable, la religion que notre prince a rétablie ?

— Comment le serait-elle ? Toi-même, seigneur gouverneur, la crois-tu véritable ? Une religion qui, plus vorace que ne sont des chiens affamés, va dévorant des chairs à demi crues, pousse comme ces animaux des hurlements devant les autels des démons, et répand le sang autour de ces mêmes autels, est-ce là une religion pour des hommes ? La raison peut-elle supporter un pareil culte ?

— Tu ne dis que des sottises, Basile ; tais-toi et obéis à l'empereur.

— J'ai obéi jusqu'à présent à l'empereur du ciel, je ne lui manquerai jamais de fidélité.

— De quel empereur parles-tu ?

— De celui qui réside dans le ciel, et qui voit et considère toutes choses. Pour cet autre dont tu veux m'obliger de recevoir les ordres, il ne commande que dans un coin de la terre, et bientôt il n'y commandera plus, n'étant qu'un homme, il tombera à son tour comme les autres hommes au pouvoir du grand roi, qui lui fera rendre compte de ses actions.

Le proconsul, mécontent de ces réponses, fit mettre le saint sur le chevalet. Pendant qu'on le tourmentait, il disait : « Seigneur, Dieu de tous les siècles, je te rends grâces de ce que tu m'as jugé digne de marcher dans le chemin des souffrances ; en le suivant, je suis sûr, Seigneur, d'arriver à la vie, et de me trouver dans la compagnie de ceux que tu as faits héritiers de tes promesses et qui en jouissent déjà. »

— Que t'en semble-t-il ? interrompit le proconsul ; crois-tu maintenant que l'empereur de la terre peut, quand il lui plaît, punir ceux qui refusent d'obéir à ses ordres? Si tu l'ignores,l'expérience est une grande maîtresse, elle pourra te l'apprendre. Veux-tu m'en croire, sacrifie, Basile.

— Je ne t'en croirai pas, répliqua Basile, je ne sacrifierai pas ». Le proconsul l'envoya en prison. Comme on l'y conduisait, il rencontra un certain Félix, un débauché de profession, qui lui dit : « Où vas-tu te perdre, mon pauvre Basile ! que ne te fais-tu plutôt ami des dieux, tu le serais bientôt de César ? Autrement tu peux t'attendre à souffrir terriblement, et l'on peut dire que ce sera avec justice. » Basile, lui jetant un regard foudroyant, lui répondit : « Ne m'approche pas, misérable, homme pétri de vices, esprit impur ; c'est bien à toi de pénétrer les motifs qui me font agir ! comment, environné de ténèbres, pourrais-tu entrevoir le moindre rayon de vérité? »

Et disant cela, il entra dans la prison.

Cependant le proconsul ayant informé Julien de toute cette affaire, le prince envoya sur les lieux Elpidius et Pégase, ses deux âmes damnées, pour perdre d'autres âmes : ils prirent en passant à Nicomédie un autre scélérat nommé Asclépius, qui était prêtre d'Esculape. Etant donc arrivés tous trois à Ancyre, ils se firent d'abord rendre compte de l'affaire qui les y amenait. Ils apprirent que Basile était en prison, où il ne cessait de louer et de glorifier Dieu. Le lendemain de leur arrivée, Pégase s'y rendit seul, dans le dessein de conférer avec lui. Dès qu'il l'aperçut, il lui cria : « Je suis très humble serviteur de Basile ». Le saint répondit : « Et Basile n'est pas le tien, méchant prévaricateur, infâme déserteur de la milice de Jésus-Christ. Te souvient-il, traître, de tes premières années, de ces heureux temps où tu puisais dans les sources toujours pures, toujours claires de la parole divine ? Et maintenant tu ne te remplis que d'eaux bourbeuses. Alors tu participais aux mystères sacrés de la table de Jésus-Christ, aujourd'hui tu manges à celles des démons. Dans ces jours heureux, tu étais le docteur et le maître de la vérité, et tu es devenu le chef des persécuteurs de la vérité. Tu célébrais avec des saints des fêtes toutes saintes, et tu n'en connais plus que de profanes que tu solennises avec les ministres de Satan. Misérable ! comment t'es-tu laissé enlever de si grandes richesses ? Comment as-tu renoncé à de si beaux droits ! Que feras-tu, que répondras-tu lorsque tu paraîtras

 

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devant le tribunal de Dieu ? » Il se mit ensuite à prier tout haut : « Seigneur, disait-il, soyez glorifié ; vous qui aimez à vous découvrir à vos serviteurs, à ceux qui désirent sincèrement vous connaître ; vous qui répandez une partie de votre gloire sur ceux qui espèrent en vous, et couvrez de confusion ceux qui méprisent vos saintes lois ; vous enfin qui êtes glorifié dans le ciel et adoré sur la terre, ne permettez pas, ô Dieu tout bon, que votre serviteur tombe dans les pièges du démon ; accordez-lui toujours la grâce de haïr ceux qui haïssent la sainteté de votre loi, de résister à leurs attaques, de mépriser leurs menaces, de triompher de leurs forces. »

Pégase, outré au dernier point d'un discours qui le ménageait si peu, sortit de la prison, jurant par tous ses dieux qu'il s'en vengerait. Il redit la chose à 'ses deux compagnons, et il n'eut pas de peine à les faire entrer dans son ressentiment. Ils allèrent tous trois trouver le proconsul, et lui portèrent leur plainte contre Basile. Le proconsul, voulant satisfaire Pégase qui faisait le plus de bruit, commanda qu'on lui amenât le saint. Lorsqu'il fut arrivé, il se signa, et dit au proconsul sans s'émouvoir : « Vous pouvez maintenant faire ce qu'il vous plaira. » Elpidius, l'entendant parler de la sorte, dit au proconsul: «Cet homme-là est un franc scélérat, ou un fou achevé. Je suis d'avis qu'on lui donne la question extraordinaire; s'il se rend, à la bonne heure, sinon on renverra l'affaire à l'empereur. » Le proconsul ;le fit étendre par les pieds et par les mains ; en sorte que les nerfs, les muscles et les tendons s'allongeaient à mesure que les roues de la machine tiraient les cordes avec lesquelles il était attaché. Mais lui, cria au proconsul : «Je te défie avec toute ton impiété, et tes trois compagnons avec toute leur puissance. Ni toi ni eux ne pourrez rien contre moi, parce que Jésus-Christ est pour moi. » Alors le proconsul dit:

« Qu'on apporte les fers les plus pesants qu'on pourra trouver, qu'on les lui mette au cou et aux mains, afin que je l'envoie à l'empereur. Qu'on l'enferme cependant jusqu'à ce que je le fasse partir. »

Sur ces entrefaites, Julien vint à Ancyre. Les prêtres d'Hécate allèrent au-devant de lui, portant leur déesse sur un brancard : il leur fit de grandes largesses. Le lendemain, comme il assistait

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aux spectacles, Elpidius lui parla de Basile ; l'empereur le voulut voir au sortir de l'amphithéâtre. Le saint parut devant lui avec un air tout plein de majesté.

« Qui es-tu ? lui dit Julien, ton nom ?

— Je vais te l'apprendre, répondit Basile : premièrement je m'appelle chrétien : ce nom est grand, et il est glorieux de le porter. Car celui de Jésus-Christ est un nom éternel, qui ne périra jamais, que la suite des siècles ne pourra jamais effacer, un nom qui surpasse toute la grandeur, toute la gloire, toute l'intelligence humaine. Outre ce nom de chrétien, je porte encore celui de Basile ; et c'est sous celui-là que je suis connu dans le monde. Mais si je conserve sans tache le premier, je recevrai de Jésus-Christ l'immortalité bienheureuse pour récompense.

            — Tu te trompes, Basile, répliqua Julien ; tu sais que j'ai quelque connaissance de vos mystères ; je te dis que celui en qui tu mets ton espérance n'est pas tel que tu penses ; il est mort, crois-moi, et bien mort. Pilate était alors gouverneur de la Judée.

            — Je ne me trompe pas, Sire, repartit Basile ; c'est toi qui t'abuses, toi qui as renoncé Jésus-Christ, dans le moment même qu'il te donnait l'empire ; mais je t'avertis qu'il te l'ôtera sous peu avec la vie ; et tu connaîtras alors, mais trop tard, quel est celui que tu as abandonné.

            — Tu en auras menti, faux prophète, dit Julien ; la chose n'arrivera pas ainsi.

            — Je dis vrai, reprit Basile: saches que comme tu as bien voulu perdre la mémoire des bienfaits que tu as reçus de lui, de même il oubliera sa bonté quand il voudra te punir. Tu n'as eu aucun respect pour ses autels, tu les as renversés : il te renversera du trône ; tu as pris plaisir à violer sa loi, cette loi que tu as tant de fois annoncée au peuple ; tu l'as foulée aux pieds, ton corps restera sans sépulture, il sera foulé aux pieds, après que ton âme en sera sortie par l'effort des plus violentes douleurs.

            — Je voulais te sauver, reprit Julien ; mais puisque, sans aucun respect pour mon rang, non seulement tu rejettes les conseils que je te donne, mais aussi tu ne crains pas de me parler avec la dernière insolence, je dois venger la majesté de

 

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l'empire si horriblement outragée en ma personne. Je veux donc que chaque jour on lève sur ton corps sept aiguillettes de chair.

Il commit à cette exécution le comte Frumentin, chef des écuyers du palais. Après que le saint eut enduré avec une patience admirable ces cruelles incisions : « Je voudrais, dit-il, parler à l'empereur, » Frumentin, ravi de joie, et s'imaginant que Basile était enfin résolu de sacrifier aux dieux, courut chez l'empereur : « Seigneur, lui dit-il tout hors d'haleine, Basile se rend : il demande à avoir l'honneur de parler à Votre Majesté. » Julien sortit aussitôt de son palais et se rendit au temple d'Esculape, où il fit venir le saint.

Dès qu'il fut devant l'empereur : « Où sont, lui dit-il, tes sacrificateurs et tes devins? T'ont-ils dit ce qui m'a fait te demander audience ?

— J'ai cru, répondit Julien, que c'était pour m'assurer que tu étais prêt à reconnaître les dieux, et à te joindre à moi dans les sacrifices que je leur offre,

— Je n'y songe même pas, reprit Basile. Ceux que tu appelles des dieux ne sont rien moins que des idoles sourdes et aveugles. » En disant cela, il prit un des morceaux de chair qu'on lui avait coupés ce jour-là, et le jetant au visage de Julien : o Tiens, Julien, lui dit-il, manges-en, puisque tu l'aimes ! Je te déclare, au reste, que la mort est pour moi un gain, que c'est pour Jésus-Christ que je souffre, qu'il est mon refuge, mon appui, ma vie. » Quand le récit de cette entrevue se répandit parmi les chrétiens, on n'hésita pas à qualifier de saint le héros d'une telle confession.

Le comte Frumentin, craignant l'indignation de l'empereur, que cette action de Basile rendait furieux, se déroba prompte-ment. Cependant il songeait de quelle mort il punirait un si sanglant outrage fait à son maître, qui s'en prenait à lui, et semblait l'en vouloir rendre responsable. Il monta sur son tribunal et ordonna qu'on redoublât les tourments du saint, qu'on lui fit de plus profondes incisions, jusqu'à ce qu'on vît les entrailles. Pendant qu'on obéissait à Frumentin, Basile priait. « Seigneur, disait-il, sois béni, toi l'espérance des chrétiens, qui relèves ceux qui tombent, et qui soutiens ceux qui chancellent, qui préserves

 

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de toute corruption ceux qui espèrent en toi, et qui guéris les blessures que nous nous sommes faites par imprudence ou par malice. Dieu tout bon, Dieu tout miséricordieux, qui souffres avec nous, qui souffres en nous, abaisse tes yeux du haut de ta gloire sur ton serviteur. Accorde-moi la grâce, ô mon Dieu, d'achever heureusement ma course, de persévérer dans la foi de mes pères et de mériter par cette fidèle persévérance d'être reçu dans ton royaume. » Le soir, étant venu, le comte renvoya le saint en prison. Julien partit le lendemain d'Antioche sans vouloir voir le comte. Cet officier, craignant donc pour sa fortune et pour sa propre personne, fit les derniers efforts pour obliger Basile à se soumettre à faire la volonté de l'empereur. « Lequel aimes-tu mieux enfin, lui dit-il, ou de sacrifier ou de mourir ? — Tu sais, répondit Basile, combien tu fis lever hier de morceaux de chair de dessus mon corps ; il n'y avait pas un des assistants qui ne donnât des larmes à mes souffrances. Regarde aujourd'hui mes épaules, vois mes côtés, et dis-moi s'il y paraît. Sache que Jésus-Christ m'a guéri cette nuit ; tu peux le mander à ton Julien ; oui, tu peux lui faire savoir quel est le pouvoir du Dieu qu'il a quitté pour se donner au démon qui le séduit et le trompe. L'ingrat qu'il est, il ne se souvient plus que les prêtres de ce Dieu lui sauvèrent autrefois la vie en le cachant sous l'autel, eet autel qu’il a depuis renversé. Mais mon Dieu me fait connaître qu'il sera dans peu renversé à son tour, et sa tyrannie éteinte dans son sang.

— Tu déraisonnes, imbécile, reprit Frumentin ; l'invincible Julien, le maître du monde, n est pas un tyran. Coquin, n'as-tu pas éprouvé toi-même sa douceur, sa clémence, son humanité et son incroyable patience ? Lui, au contraire, n'a-t-il pas essuyé de ta part un affront sensible, et qu'on ne peut assez punir ? Ne m'as-tu pas aussi voulu engager dans ton crime ? ne me trouvé je pas à cause de toi dans la disgrâce du prince ? Tu peux donc t'attendre à recevoir le châtiment que tu mérites. Je vais, pour te guérir de ta folie, te faire enfoncer par tout le corps des pointes de fer rougies au feu. »

Basile lui répondit froidement : « Ton empereur ne m'a pas fait peur, crois-tu me faire trembler ? » Frumentin donna ses ordres pour qu'on piquât le corps de Basile avec des lames

 

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brûlantes, et pendant ce temps le saint, étendu à terre, priait à haute voix, et disait : « Jésus ma lumière, Jésus mon espérance, je te rends grâces, Dieu de mes pères, de ce que tu retires enfin mon âme du séjour de mort. Ne permets pas que je profane ton nom sacré que je porte, afin que, vainqueur et achevant ma course en toi, j'entre en possession du repos éternel promis à mes pères par le pontife suprême Jésus-Christ Notre-Seigneur. Reçois en son nom l'esprit de celui qui meurt en te confessant, parce que tu es patient, miséricordieux, toi qui vis et règnes dans les siècles des siècles. Amen.» Comme il finissait de parler, Basile parut s'assoupir et son corps transpercé rendit l'esprit.

Basile est mort sous Julien, apostat, le 28e jour du mois de juin. Que son martyre nous fortifie dans la foi de Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui la gloire et l'empire soient rendus au Père dans tous les siècles: Amen.

 

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SAINT THÉODORE

RUPIN, Hist. eccl., X, 35.

 

Julien donna upe preuve nouvelle de sa méchanceté et de sa légèreté. Un jour qu'il était allé sacrifier à Apollon dans son sanctuaire de Daphné, dans la banlieue d'Antioche, tout près de la fontaine de Castalie, et qu'il ne pouvait obtenir de réponse à ses questions, il demanda à ses prêtres la raison de ce silence. Ceux-ci répondirent : « Le tombeau du martyr Babylas est tout proche, ceci nous empêche de répondre.» L'empereur fit venir des Galiléens — c'était le nom sous lequel il désignait les chrétiens — et leur ordonna d'exhumer le corps du martyr. Toute l'Eglise s'y trouva réunie ; les hommes, les femmes, les adolescents, les jeunes filles, le coeur inondé de joie, s'attelèrent en une longue bande au chariot qui portait le cercueil du saint, et il§ chantaient à toute voix : « Que ceux qui adorent les statues et que ceux qui se fient aux simulacres soient confondus. » Ces paroles retentirent aux oreilles du prince impie sur un parcours de six mille pas, clamées avec tant de joie par tous les fidèles qu'on eût pu croire que leurs cris montaient jusqu'au ciel. Ceci mit Julien dans une rage telle qu'il ordonna le lendemain de saisir des chrétiens de côté et d'autre, de les mettre en prison où on leur infligera divers supplices. Le préfet Salluste désapprouvait ces mesures, quoique païen lui-même, mais il les exécuta néanmoins, et ayant fait arrêter le premier venu, un tout jeune homme nommé Théodore, il le fit tourmenter avec tant de cruauté depuis l'aube du jour jusqu'à la onzième heure, et fatigua après lui tant d'équipes de bourreaux, que pareille chose ne s'était jamais vue. Enfin, ayant été élevé sur le chevalet avec un bourreau à droite et à gauche, il ne fit que chanter le psaume que l'on avait chanté la veille, et son visage était calme et joyeux. Salluste, à bout de voies, fit ramener l'adolescent en prison et alla rendre compte

 

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à l'empereur de ce qu'il avait fait, en même temps qu'il l'engageait à ne plus rien ordonner de semblable s'il ne voulait couvrir de gloire ses victimes et lui-même de honte. J'ai vu dans la suite à Antioche ce martyr Théodore, et comme je lui demandais s'il avait beaucoup souffert, il disait qu'il n'avait éprouvé que des douleurs modérées, mais qu'il avait auprès de lui un jeune homme qui l'épongeait avec un linge blanc et l'aspergeait fréquemment d'eau fraîche, ce qui lui procurait une telle jouissance qu'il se vit à regret détacher du chevalet.

 

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LE MARTYRE DE SAINT SABAS LE GOTH ET DE SES COMPAGNONS.
EN CAPPADOCE, LE 12 AVRIL 372

 

Les origines du christianisme chez les Goths sont fort obscures ; il est à présumer que ces peuplades reçurent l'Evangile vers le troisième siècle par le moyen des prisonniers de guerre chrétiens ramenés d'Asie Mineure et de Macédoine ; en tous cas, saint Basile parle de la prédication au delà du Danube comme d'une chose déjà ancienne de son temps. En l'année 347, saint Cyrille de Jérusalem mettait les Goths et les Sarmates parmi les peuples qui avaient reçu la religion chrétienne, qui avaient des évêques, des prêtres, des diacres, des moines et des vierges. En 325, Théophile, évêque des Goths, siégea à Nicée ; il y signa comme évêque de la métropole de Gothie, ce qui donne à entendre qu'il avait des suffragants. Les persécutions ne manquèrent pas à cette Eglise. Dès le temps de Constantin, les chrétiens furent chassés de la Gothie et se réfugièrent dans la Mésie. En 365, Athanaric devint prince ou «juge » des Goths, sur lesquels il régna quinze ans (380). C'était un païen, mais la religion fut moins que la politique le motif qui l'inspira de persécuter les chrétiens, qu'il haïssait à cause des Romains et des empereurs, chrétiens, eux aussi. Saint Jérôme marque le commencement de la persécution à l'année 369, et les actes de saint Sabas nous apprennent que lors du martyre de ce saint (12 avril 372) la persécution s'était déjà renouvelée jusqu'à trois fois. Saint Epiphane, qui écrivait coutre les Audiens, établis en Gothie, dit, en 376 ou peu après, qu'il y avait quatre ans qu'on les avait chassés du pays avec les autres chrétiens.

Athanaric persécuta avec beaucoup de cruauté. Il « fit mourir les uns après les avoir fait interroger par les juges, et avoir

 

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reçu de leur bouche une généreuse confession de leur foy, et les autres sans leur avoir seulement donné le loisir d'ouvrir la bouche. Car on dit qu'on portoit par son ordre une statue sur un chariot par tous les logements où l'on disoit qu'il y avoit des chrétiens, pour leur faire commandement de l'adorer et de sacrifier, et quand ils refusoient on les brûloit aussitost avec leurs tentes. On ajoute mesure que beaucoup de personnes, hommes, et femmes, dont quelques-unes trainoient après elles de petits enfans, et d'autres en portoient entre leurs bras qui estoient encore à la mammelle, s'estant enfuis dans une tente, où estoit l'église, pour éviter les violences qu'on leur faisoit pour sacrifier, les payens y mirent le feu et les y consumèrent tous. »

De tous les martyrs de cette persécution, il n'y en eut pas de plus célèbres que saint Nicetas et saint Sabas, dont il nous reste le récit de la mort dans un monument assuré, qui est la lettre que l'Eglise de Gothie écrivit sur son martyre à tous les catholiques, et nommément à I'Eglise de Cappadoce, dont saint Basile était alors le chef. Il y a bien de l'apparence que ce fut Ascole, célèbre archevêque de Thessalonique, qui, estant en Gotthie, fit cette belle lettre au nom de l'Eglise du pays. » (Tillemont, loc. infr. cit.)

 

LETTRE DE L'ÉGLISE DE GOTHIE SUR LE MARTYRE DE SAINT SIBAS

 

L'Église de Dieu, en Gothie, à l'Église de Dieu en Cappadoce et d tous les membres de l'Église catholique répandus en tous lieux, que la miséricorde, la paix et la charité de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ s'accomplissent en vous.

Nous voyons s'accomplir la parole de Pierre : « A quelque nation qu'appartienne celui qui craint Dieu et se conduit suivant la justice, il Lui est agréable. » Sabas, le martyr de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous en a fourni la preuve. Né de race gothique et vivant en Gothie dans un milieu corrompu, il a tellement su ressembler aux saints et il a comme eux honoré le Christ par la pratique de toutes les vertus qu'il a brillé dans le monde comme un astre. Ayant embrassé le christianisme dès l'enfance, il s'imposa un idéal de perfection et voulut

 

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le réaliser au moyen de la science du Christ. Comme tout concourt à l'avantage de ceux qui aiment Dieu, il obtint la récompense due à sa vocation sublime par une lutte vaillante contre l'ennemi, sa force contre les traverses de cette vie et la paix qu'il sut conserver avec tout le monde. Il n'est pas permis de le taire, maintenant qu'il est allé se reposer en Dieu, afin d'en garder la mémoire et de réconforter les âmes pieuses ; nous devons donc entreprendre le récit de ses hauts faits. Il fut donc orthodoxe dans la foi, empressé à remplir les devoirs de la justice, doux, pieux, plus savant que disert, pacifique à l'égard de tous, véridique, ennemi de l'idolâtrie, modeste et — ce qui convient bien aux humbles — soumis, parlant sans jactance, doux, incliné à tout ce qui était bon ; psalmodiant à l'église, dont il prenait grand soin, méprisant la fortune et les biens, dont il n'usait que dans la mesure du nécessaire, sobre, réservé en toute occasion, particulièrement dans le commerce avec les femmes, jeûnant et priant chaque jour, étranger à la vaine gloire, stimulant tout le monde à l'adoption d'une vie pure, pratiquant les vertus de son état, évitant les contradictions, observant enfin une foi sans compromis, celle qui fait ses oeuvres par la charité, et s'entretenant toujours familièrement avec Dieu. Il se montra, non en passant, mais souvent, avant son martyre, le vigoureux défenseur de la piété.

Les princes et les juges de Gothie ayant commencé à poursuivre les chrétiens qu'ils voulaient contraindre à manger les mets offerts aux idoles, quelques païens s'entendirent pour qu'on présentât aux chrétiens qui étaient de leur parenté des viandes qui passeraient pour avoir été immolées aux idoles, quoiqu'il n'en fût rien ; ce stratagème sauverait leurs parents et bernerait les persécuteurs. A cette nouvelle, le bienheureux Sabas refusa non seulement de prendre sa part de ces mets défendus, mais il s'avança au milieu de l'assemblée et dit : « Celui qui mange de ces viandes cesse d'être chrétien », et ainsi il mit eu garde afin que tous ne tombassent dans le piège du démon ; mais ceux qui avaient imaginé la ruse en prirent occasion de le faire expulser de la ville ; ils le rappelèrent plus tard. Une nouvelle persécution étant déclarée, plusieurs païens de la ville qui offraient des sacrifices voulurent jurer que leur cité De contenait

 

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aucun chrétien; mais cette fois encore Sabas vint tranquillement au milieu de l'assemblée et dit : « Que personne ne jure en ce qui me concerne, car je suis chrétien. » Lorsque le persécuteur fut sur les lieux, les susdits païens mirent leurs parents à l'abri et jurèrent que la ville ne renfermait qu'un seul chrétien. Le prince impie se le fit amener ; c'était Sabas. Quand il fut présent, le prince questionna les assistants sur la fortune de Sabas. « Il n'a, dit-on, que ses habits », ce qui lui valut le mépris du juge : « Celui qui est en pareil équipage, dit-il, ne peut être ni utile ni dangereux, » et il le fit relâcher.

Une grande persécution fut ensuite provoquée en Gothie par les méchants, et comme la fête de Pâques était proche, Sabas voulut se rendre dans une autre ville chez le prêtre Gatthica, afin de célébrer ce saint jour. Sur la route il vit un homme de haute taille et d'un aspect magnifique et vénérable qui lui dit : « Retourne sur tes pas et rends-toi chez le prêtre Sansala.

— Mais Sansala est absent, » dit Sabas.

Il s'était enfui en effet devant la persécution et s'était réfugié sur le territoire romain ; cependant la fête de Pâques l'avait ramené chez lui, ce que Sabas ignorait et qui explique sa réponse ; il continua donc sa route vers la demeure de Gatthica. Comme il ne se conformait pas à l'indication donnée par le grand inconnu, soudain, quoiqu'il fit beau temps alors, il tomba une telle tempête de neige que la route devenait impraticable, et Sabas ne put continuer. Il comprit à l'instant que Dieu s'opposait à son voyage et le voulait voir retourner auprès du prêtre Sansala. Il rendit grâces et rebroussa chemin ; arrivé chez San-sala, il lui raconta, ainsi qu'à d'autres, son aventure. Ils célébrèrent ensemble la Pâque. Dans le cours de la troisième nuit qui suivait la fête, Atharid, fils de Roth est, conformément à l'édit des méchants, envahit la ville avec une grande troupe de gens sans aveu et, saisissant le prêtre endormi dans sa maison, il le fit garrotter, ainsi que Sabas, qu'on avait arrêté tout nu dans son lit ; on mit le prêtre dans un chariot ; quant à Sabas, on l'emmena parmi les buissons d'épines récemment brûlés, nu comme lorsqu'il sortit du ventre de sa mère ; on le lia et on flagella avec des verges et des hâtons, ce qui montre à quel point ils étaient cruels et féroce à l'égard des serviteurs de Dieu.

 

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Mais la patience et la foi du juste triomphèrent de la brutalité de ses ennemis. A l'aube, il rendit grâces à Dieu et dit à ses bourreaux : «Ne m'avez-vous pas conduit nu et sans chaussures dans des terrains difficiles et semés de ronces? Regardez si mes pieds sont blessés et si mon corps porte la trace des coups que vous m'avez donnés. » Ils ne virent en effet aucune ecchymose ; alors, enlevant l'essieu du chariot, ils le lui mirent sur les épaules et attachèrent ses mains aux extrémités ; ils attachèrent de même ses pieds à un autre essieu et, le jetant par-dessus les essieux, ils l'étendirent sur le dos ; enfin ils ne le laissèrent pas que la plus grande partie de la nuit fût écoulée ; mais pendant que les surveillants dormaient, une femme qui s'était levée de nuit afin de préparer à manger aux ouvriers, coupa ses liens. Une fois délivré, il demeura sur place sans inquiétude, avec cette femme, et il l'aidait de son mieux. Quand le jour parut, le cruel Atharid, mis au courant de ce qui s'était passé, lui fit lier les mains et suspendre à la poutre de la maison.

Peu de temps après arrivèrent des envoyés d'Atharid, apportant des mets offerts aux idoles, qui dirent à Sabas et au prêtre : « L'illustre Atharid vous envoie ceci afin que vous mangiez et' vous sauviez de la mort.

— Nous n'en mangerons pas, dit le prêtre. Cela nous est dé-fendu. Engagez Atharid à nous faire plutôt crucifier ou tuer de toute autre façon.

— Qui envoie cela ? dit Sabas.

— Le seigneur Atharid.

— Il n'y a qu'un seul Seigneur, c'est Dieu, qui est dans le ciel. Ces mets de perdition sont impurs et profanes, comme Atharid lui-même qui les a envoyés. »

Un des serviteurs, mis en colère par cette réponse, tordit sur le saint la pointe de son javelot avec tant de fureur que tous les assistants crurent qu'il allait mourir sur le coup. Mais Sabas, dominant la douleur par la sainteté, lui dit : « Croiras-tu maintenant que j'ai soutenu ton choc? Mais sache que tu ne m'as pas plus endolori que si tu m'avais jeté un peloton de laine. » Ce qui confirma ses paroles fut son attitude, car il ne cria pas, ni même, ainsi qu'on fait lorsqu'on souffre, il ne gémit pas et on ne vit nulle trace de violence sur son corps.

 

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Sur le rapport qui fut fait de tout cela à Atharid, il donna l'ordre de mettre à mort Sabas. Les bourreaux, ayant renvoyé le prêtre Sansala, amenèrent Sabas sur la berge du Mussovo, afin de l'y noyer. Le bienheureux, se rappelant l'ordre du Seigneur et n'aimant pas son prochain moins que lui-même, demanda : « Pourquoi ne pas tuer le prêtre avec moi, quel péché a-t-il donc commis ? — Cela ne te regarde pas », lui répondit-on. Alors Sabas s'écria dans la joie de l'Esprit-Saint : « Tu es béni, Seigneur, et le nom de ton Fils soit loué pendant les siècles. Amen. Atharid s'est condamné et livré lui-même à la mort éternelle, mais il m'a envoyé à la vie qui n'a pas de fin. Telle est ta volonté dans tes serviteurs, Seigneur Dieu. »

Tandis qu'on le conduisait mourir, il ne cessa de louer Dieu, ne jugeant pas comparables les misères de cette vie avec la gloire future qui est révélée aux saints. En arrivant sur la rive, les bourreaux se dirent entre eux : « Pourquoi ne renvoyons-nous pas cet innocent ? Atharid en saura-t-il jamais rien ? » Mais Sabas leur dit : « Vous badinez ; faites ce qui vous est commandé. Je vois ce qui vous est caché. Voici que m'attendent ceux qui doivent m'introduire dans la gloire. »

Alors on le mena jusqu'au fleuve ; lui louait Dieu et rendait grâces (ce qu'il ne cessa de faire jusqu'à la fin), on lui attacha une pierre au cou et on le précipita. Sa mort par l'eau et le bois fut ainsi un symbole exact du salut. Sabas avait trente-huit ans ; il mourut le cinquième jour de la semaine pascale, c'est-à-dire la veille des ides d'avril, sous le règne de Valens et Valentinien, et sous le consulat de Modeste et Arintheus. Les bourreaux retirèrent de l'eau son cadavre et le laissèrent sans sépulture. Mais ni les bêtes féroces, ni les oiseaux de proie n'y touchèrent; des fidèles le gardèrent, et le glorieux gouverneur de la Scythie, Junius Soranus, adorateur du vrai Dieu, ayant envoyé des gens sûrs, le fit transporter en terre romaine et, voulant faire bénéficier sa patrie de ce trésor, de ce fruit illustre par sa foi, l'envoya en Cappadoce, conformément au désir des prêtres et à la volonté de Dieu, qui donne sa grâce à ceux qui le craignent. C'est pour cela que, le jour où le martyr fut couronné, offrez le sacrifice et rappelez tout ceci aux frères, afin que, se réjouissant dans

 

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toute l'Eglise catholique et apostolique, ils louent le Seigneur, qui se choisit ses serviteurs.

Saluez tous les saints. Tous ceux qui souffrent persécution avec nous vous saluent. Gloire, honneur, puissance, majesté à Celui qui peut nous conduire tous par sa bonté dans son royaume céleste, à lui, à son Fils unique et au Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES MARTYRS DE LA PERSE.
AU QUATRIÈME SIÈCLE

 

Nous manquons de données précises sur l'introduction du christianisme dans l'empire des Arsacides. Du texte bien connu des Actes des Apôtres qui nous montre parmi les spectateurs du miracle de la Pentecôte, des Parthes, des Mèdes, des Elamites, on a conclu que, de très bonne heure, par l'intermédiaire de ces voyageurs, la prédication évangélique avait atteint la vallée du Tigre et les plateaux qui la dominent. Rien d'ailleurs de plus naturel. Les Juifs avaient en Babylonie une colonie considérable. Dans bien des districts, ils formaient la majeure partie de la population. Ils se considéraient comme moins mélangés que les Juifs palestiniens. Leur richesse et leur culture scientifique leur assuraient une grande autorité dans la Chaldée. L'attente messianique leur était commune avec leurs coreligionnaires d'Occident. Leurs rapports avec Jérusalem étaient fréquents; les pèlerins, nombreux; on fut vite mis au courant des nouveautés qui divisaient les Palestiniens. Une tradition qui n'est pas sans antiquité ni sans valeur attribue à saint Thomas l'évangélisation de la région orientale.

« Nous voudrions connaître le succès de cette prédication, et parmi les Juifs, et parmi les païens adorateurs des astres, si toutefois la persécution primitive sortit des cercles juifs et s'étendit jusqu'à eux. Malheureusement nous l'ignorons absolument. Probablement cette première mission ne fut pas féconde. Les «Nazaréens » se résorbèrent dans les communautés juives ; ou s'ils en furent excommuniés, leur doctrine ne fit qu'apporter un élément nouveau aux tentatives de syncrétisme religieux dont la Chaldée est la patrie par excellence. Toujours est-il que dans la première moitié du troisième siècle les évangélistes partis

 

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d'Édesse ne rencontrent pas dans l'empire des Perses des chrétientés organisées. Seulement, dans la basse Chaldée, Mani et les Manitéens se réclameront de quelques vagues traditions historiques très déformées, unique produit peut-être de l'évangélisation judéo-chrétienne primitive.

« Nous pouvons placer vers 230-260 la grande mission des deux disciples d'Addaï : Aggaï et Mari. Le premier semble n'avoir pas poussé très loin ses courses apostoliques. Son champ d'action, d'ailleurs mal connu, ne dut pas dépasser l'Arzanène et le sud de ce qu'on a appelé depuis la Persarménie. Mais Mari est vraiment l'apôtre de l'Eglise Orientale. Son activité missionnaire dut s'exercer pendant de longues années, et si les limites territoriales que lui assignent les Acta Maris sont manifestement reculées par la piété d'un panégyriste, il est néanmoins incontestable que Mari évangélisa toute la vallée du Tigre, la basse Chaldée et les provinces environnantes. Il conquit à la foi chrétienne l'agglomération urbaine de Séleucie-Ctésiphon et y fonda la résidence de Dar-Qoni et la « grande église de Kokhë (1) » qui fut bientôt considérée comme le siège primatial de l'Eglise d'Orient (2).

« Vers 270, apparaît le successeur (?) de Mari, Papa, évêque de Séleucie-Ctésiphon. Les chronographes disent qu'il fut consacré ou par Mari, ou par l'évêque de Kaskar. Ces données tardives s'expliquent par le souci bien naturel de faire remonter aux origines de l'Eglise orientale des institutions canoniques de date plus récente. Toujours est-il que cet évêque indigène prit à tâche de rendre incontestée la primauté du siège épiscopal établi dans la résidence royale. Primauté toute relative d'ailleurs, et si je puis m'exprimer ainsi, primauté déléguée, sous le haut contrôle unanimement reconnu des « Pères occidentaux », c'est-à-dire des évêques groupés autour du siège d'Antioche. Papa revendiquait le titre et l'autorité du catholicos (je ne crois pas que ce terme soit tout à fait aussi ancien), c'est-à-dire de délégué général pour les provinces de l'empire Sassanide. Enldépit du prestige de son

 

 

1. Nom ancien de Séleucie.

2. C'est le nom officiel de l'Église syrienne orientale, comprenant toutes les communautés répandues dans l'empire des Perses.

 

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siège, de son habileté personnelle, et peut-être du concours officieux du Roi des rois, il n'y réussit pas sans peine.

« D'autres missionnaires propageaient l'Évangile en même temps que Mari, ou peu d'années après sa mort, dans les diverses provinces de l'empire. Les rois Sassanides, pleins d'ardeur et enivrés de leurs victoires successives sur les dynastes locaux, forts d'ailleurs du sentiment national et religieux ravivé par l'avènement d'une famille d'extraction purement iranienne, avaient repris avec une vigueur nouvelle la guerre contre les aigles romaines. Les audacieuses incursions de Sapor Ier  furent couronnées de succès. Des files innombrables de captifs descendaient l'Euphrate et le Tigre. Les généraux persans déportaient des cités entières. En 270, Antioche vit sa population presque entière prendre le chemin de l'exil. L'évêque Demetrianos accompagnait ses fidèles, et fonda avec eux la ville nouvelle de Gundesabur (Beth-Lapat), dans la province de Huzistan. Ainsi s'explique ce fait qu'au frontispice des fastes épiscopaux de certaines métropoles, par exemple celle de la province de Beth-Carmaï, nous trouvons des noms d'origine grecque. Les évêques déportés purent être assez nombreux, car les sièges épiscopaux étaient très multipliés dès cette époque dans la Syrie Euphratésienne et dans l'Osrhoène, et, tout naturellement, ils continuèrent d'exercer leurs fonctions dans le lieu de leur exil. On conçoit qu'ils aient éprouvé quelque répugnance à se rattacher à un trône épiscopal qui n'était pas d'origine beaucoup plus ancienne que ceux qu'ils occupaient, et que recommandait seule l'importance de l'agglomération urbaine où s'était fondé le mo-

nastère de Dar-Qoni. Mais d'autres villes pouvaient disputer à Séleucie-Ctésiphon la prééminence, en particulier Gundesabur, résidence royale d'été, ville libre, et enrichie de privilèges par les Sassanides qui l'avaient créée. Les annalistes nous ont transmis un souvenir assez vague des contestations de Papa et de Demetrianos.

« Une crise plus importante, malheureusement assez mal connue, éclata vers 330 entre Papa et les chefs des grandes églises de la région orientale. Ceux-ci se concertèrent pour convoquer un synode où les adversaires de Papa, et, à leur tête, Milis, évêque de Suse, qui mourut martyr dans la

 

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persécution de Sapor II, développèrent leurs griefs contre le vieil évêque de Séleucie. A la suite d'une altercation violente, Papa, prenant à témoin le livre des Evangiles, fut soudain frappé d'apoplexie. La majorité du concile y vit un avertissement divin et déposa Papa, à qui on donna pour successeur Siméon Bar-Sabbâé (334 ?). Papa ne se tint pas pour battu et en appela aux « Pères occidentaux ». Les Pères intervinrent, condamnèrent quelques factieux, rétablirent Papa sur son trône, et lui donnèrent comme archidiacre Siméon cum iure successionis.

« Ces faits indiquent que la seconde évangélisation avait pleinement réussi. Toutes les grandes villes situées dans les plaines de Mésopotamie, de Chaldée et de Susiane, ou sur les pentes occidentales et méridionales du plateau iranien, possédaient dès l'époque du concile de Nicée des chrétientés florissantes et solidement organisées. Dans les provinces du nord (Atur, Adiabène, Arzanène), les chrétiens étaient particulièrement nombreux, et peut-être en majorité dans quelques districts. Les communautés d'hommes et de femmes, antérieures à l'importation des méthodes égyptiennes, étaient assez nombreuses et assez anciennes pour s'être déjà relâchées de la ferveur primitive. L'impression que donne la lecture des annalistes, et surtout celle des homélies du mystérieux Afraat, est celle d'une Église riche, puissante, considérée. On ne s'étonnera pas que de nombreux abus s'y fussent déjà introduits. L'ambition des évêques, le luxe et l'orgueil du clergé n'étaient pas les moindres. La persécution violente ou prolongée vint y mettre bon ordre.

«Dans un empire comme celui des Sassanides, où le bon plaisir du roi, des grands vassaux gouverneurs de province, ou même des autorités locales, religieuses ou judiciaires, tenait lieu de loi, on imagine aisément que les chrétiens furent en tous temps exposés aux vexations et aux persécutions. Mais il était réservé à Sapor II d'instituer en Orient la persécution systématique, à la suite d'une lettre assez agressive de Constantin et de la re-prise plus ardente des hostilités. Conseillé par les mages et les Juifs, Sapor II voulut anéantir le christianisme. Il ne se souciait pas du reste, tandis qu'il guerroyait contre Rome, de laisser à l'empire chrétien de l'Occident des alliés éventuels dans les provinces les plus riches du royaume Sassanide, et jusque dans sa

 

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capitale. En 340, ses soldats se saisirent de l'évêque de Séleucie, Siméon Bar-Sabbâé, l'emmenèrent à la résidence de Beth-Lapat. A la suite de son interrogatoire, le catholicos fut mis à mort avec ses compagnons et un eunuque du nom de Güstahazad qui occupait une charge importante à la cour. Sapor II publia un édit qui ordonnait la destruction de tous les lieux de culte et invitait les gouverneurs à donner aux chrétiens le choix entre l'apostasie et la mort. L'exécution de l'édit semble avoir été confiée aux représentants du sacerdoce zoroastrien, les mobeds, qui se chargèrent de stimuler le zèle des gouverneurs. Le roi se réserva le jugement des personnages les plus en vue. Jusqu'à la mort de Sapor II (379) la persécution fut très intense, elle ne s'apaisa guère que sous Yezdegerd I, vers 408. Elle dura donc environ soixante-dix ans. Trois évêques de Séleucie trouvèrent la mort en moins de dix ans, et l'on dut renoncer à pourvoir un siège aussi périlleux jusqu'à la mort de Sapor. Dans les autres métropoles, il en fut de même, et les actes des martyrs de cette époque, très nombreux et d'une bonne antiquité, nous donnent sur l'exécution de l'édit des détails terrifiants. Il paraît que dans les provinces du nord, les chrétiens firent quelque résistance et qu'ils encouragèrent la rébellion d'un dynaste local : Qardogh. C'est du moins ce qui semble se dégager des actes fabuleux de ce martyr.

« La persécution de Sapor offre beaucoup de rapports avec celle de Dioclétien. C'était à peu près la même méthode. Les persécuteurs visèrent à la tête et parvinrent à détruire presque entièrement la hiérarchie ecclésiastique. Les résultats furent identiques, et plus pleinement atteints. Lorsque, grâce à l'intervention de Marna, évêque de Maipherqat (Martyropolis), et de l'empereur Théodore II, Yezdegerd Ier permit à l'Eglise d'Orient de se reconstituer, il fallut que l'envoyé des évêques occidentaux donnât à son collègue de Séleucie un code canonique fait de toutes pièces. Les Eglises si longtemps persécutées ne possédaient plus ni tradition hiérarchique ni annales ecclésiastiques. Les fastes épiscopaux des époques antérieures à la paix sont problématiques, et c'est miracle que l'oeuvre si intéressante d'Afraat nous soit parvenue, seul témoin incontestablement contemporain d'une époque que nous regrettons

 

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de ne pas mieux connaître. » (J. LABOURT, loc. infr. cit.)

« Les actes syriaques des martyrs de la Perse, dit M. Rubens

Duval, renferment de précieuses données sur l'histoire et la

géographie de la Perse à l'époque des Sassanides », mais leur

valeur historique est assez inégale.

 

1° Les premiers de ces actes rapportent le martyre de deux frères, Adourpariva et Mihrnarsé, et de leur soeur Mandoukt. Ils furent mis à mort dans la montagne de Berain, non loin de la ville de Beth-Slok (aujourd'hui Xerkouk), capitale du Beth-Garmai, en l'année 31,8 de notre ère. Ces actes que nous omettons à cause de leur rédaction tardive sont dus à un moine du couvent de Beth-Abé, nommé Rabban Gabriel (650-700) ; « ils rapportent, dit M. Duval, de nombreuses légendes qui recouvrent la tradition primitive. »

2° Les actes de Zebina, Lazare, Marout, Narsai, Elia, Mahri, Habib, Saba, _Schembaiteh, Yonan et Berikjesu nous conduisent à l'année 327, si, comme on a de bonnes raisons pour le faire, on préfère la date indiquée par les actes syriaques à celle des écrivains grecs et latins. L'auteur de ces actes est Isaïe d'Arzoun, fils de Hadabou, homme de cour et témoin oculaire.

« La scène est l'Arzanène, dit M. Duval, la frontière septentrionale des deux empires rivaux ; cette province n'est pas nommée, mais son indication résulte du contexte. Nous n'avons aucune raison pour douter que les actes aient été écrits peu de temps après les événements qu'ils relatent. Ils rappellent de très près, par leur forme littéraire, les actes des martyrs d'Edesse rédigés par Théophile ; il est vraisemblable qu'ils datent, comme ceux-ci, du milieu du           siècle. »

3° « Les actes de Sapor, évêque de Nicator, d'Isaac, évêque de Beth-Slok, de Mané, d'Abraham et de Simon nous ramènent dans le Beth-Garmai, dit M. Duval. La rédaction syriaque que nous possédons semble être sortie d'Edesse ; on y lit, en effet, que les martyrs reposent maintenant à Edesse dans le nouveau martyrium, à l'intérieur de la ville. Mais elle est certainement basée sur des documents anciens ; les chrétiens y sont désignés sous le nom de Nazaréens, comme on les nommait autrefois en Perse. Cependant, en comparant l'Histoire de la ville de Beth-Slok, on trouve de graves contradictions. Dans cette histoire, l'évêque Isaac qui subit le martyre est le prédécesseur de Yobannan qui assista au concile des 318 évêques, c'est-à-dire au concile de Nicée en 325 ; d'un autre côté, Mané, Abraham et Simon furent- confesseurs, non pas sous Sapor II, mais sous Yezdegerd II, la huitième année de ce roi qui correspond à 407 de notre ère. L'Histoire donne, pour l'époque des martyrs, des détails précis, puisés à des sources anciennes.

«L'auteur des actes syriaques, s'il a écrit à Edesse après le transfert dans cette ville des reliques des saints, aura confondu les dates des événements. L'anachronisme qui fait de l'évêque Isaac un contemporain de Mané Abraham et Simon, s'explique parce qu'il y eu un

 

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prêtre Isaac qui fut supplicié avec ces martyrs, et parce que l'exécution eut lieu dans le même endroit, dans la ville de Kénar, du district de Nicator. »

4° L'édit qui déchaîna la grande persécution de Sapor, laquelle devait durer, avec de courts relâches, trente-neuf ans (340-379), fut promulgué en 339, mais ne fut mis en vigueur que l'année suivante. Le récit de cette persécution a été fait par Maroutha, évêque de Maipherkat (fin IVe-commencement Ve siècle), prélat instruit et occupant en Perse une situation considérable qui le mettait à même d'être bien renseigné. Il  est possible qu'une partie de l'histoire qui nous est parvenue sous le nom de Marontha soit due au patriarche Isaac (418). Le recueil de Maroutha s'ouvre par deux homélies sur les martyrs de la Perse qui sont de tous points excellentes.

C'est le patriarche Siméon Bar-Sabbâé qui ouvre ce catalogue des martyrs (341). On prit prétexte pour le poursuivre du refus du patriarche de percevoir le double impôt de capitation décreté contre les chrétiens par le roi à l'instigation des Juifs. tout puissants sur la reine mère, qui jouissait elle-même d'une grande influence sur l'esprit de son fils. « Les églises, dit M. Duval, sont détruites de fond en comble, et Siméon est dirigé avec quelques prêtres vers Karka de Lédan en Susiane, où le roi résidait en ce moment-là. On conduit également devant Sapor plusieurs évêques : Gadyab et Sabina, évêques de Beth-Lapat, Yohannan, d'Hormizd-Ardaschir, Bolida, évêque de Forath, Yohannan, évêque de Karka de Maison, ainsi que quatre-vingt-dix-sept prêtres et diacres. Ces nombreuses victimes eurent la tête tranchée; leur supplice avait été précédé, la veille (le 13 de pisan, le jeudi de la semaine sainte), de celui de Gouschtazad, le chef des eunuques du roi, qui s'était converti et avait confessé publiquement le Christ, Les chrétiens de Karka de Lédan ne furent pas inquiétés, parce que la ville, nouvellement construite, ne payait pas d'impôt. Maroutha déclare qu'il a rédigé ces actes d'après les récits beaucoup plus détaillés d'écrivains antérieurs. »

Le lendemain on exécuta Possi, le chef des artisans (samedi saint), et la fille de Possi, qui était religieuse, mourut le surlendemain (dimanche de Pâques).

5° Les jours qui suivirent furent signalés par des massacres en masse dans la Susiane (jeudi saint au dimanche Quasimodo). « Les noms des victimes ne sc sont pas conservés parce que la plupart de celles-ci étaient amenées de provinces éloignées et étaient inconnues en Susiane ; on cite : Amria et Mekima, évêques de Beth-Lapat, et le prêtre IIormizd, de Schouster. » Parmi ces victimes se trouvait Azad, l'ennuque favori de Sapor, qui, affecté de cette mort, ordonna qu'à l'avenir on agît avec moins de précipitation. Ce dernier édit, daté du dimanche Quasimodo, apporta un peu de répit.

6° Les actes des deux soeurs de Siméon Bar-Sabbâé, Tarbo, sa soeur, et leur servante, religieuses.

7° Les actes de Miles, évêque de Suse, importants pour l'histoire ecclésiastique de la Perse.

 

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8° Le successeur de Siméon Bar-Sabbâé sur le siège patriarcal de Séleucie-Ctésiphon fut arrêté avec cent vingt-huit membres du clergé, prêtres, diacres, moines et nonnes. Schadhost mourut le 20 février 342.

9° Le martyre de Bar-Sabbâé (juin 342).

10° Narsès, évêque de Schargerd, ancien siège métropolitain du Beit-Garmai, fut mis à mort avec son disciple Joseph, le 10 novembre 344, pendant que le roi Sapor était de passage à Schargerd.

11° Le martyre de cent vingt personnes, à Séleucie, le 6 avril 345.

12° Les actes de Barbascemin, successeur de Schadhost sur le siège archiépiscopal de Séleucie. Il fut mis à mort le 9 janvier 346, avec des prêtres, des diacres et des moines.

13° Les actes de la religieuse Técla et de quatre de ses compagnes, le 6 juin 347.

14° Les actes de Barbadbeschaba, diacre d'Arbèle, le 20 juillet 355.

15° La frontière des empires romain et perse était formée par la province de Beth-Zabdé, sur la rive droite du Tigre supérieur. La place forte de ce pays s'appelait Castra de Beth-Zabdé, ou bien Phének. Après plusieurs tentatives inutiles, Sapor s'empara de cette place pendant l'été ou l'automne de 360. «Suivant l'habitude des Perses, la prise de la ville fut suivie d'une transportation en masse des habitants dans les provinces perses et de l'exécution des principaux membres du clergé. Nous possédons sur ce sujet plusieurs documents dont le plus important est intitulé Confession des captifs. Dans ce document, la date de la déportation et de la persécution des habitants de Beth-Zabdé est indiquée à la cinquante-troisième année de Sapor ou 362 de notre ère. Comme cette date se trouve la même dans plusieurs actes des martyrs, nous devons la tenir pour exacte et admettre que la déportation eut lieu deux ans après la prise de Phének, sans doute après une révolte des habitants qui comptaient sur le secours des troupes romaines. La tradition relative au massacre des chrétiens du Beth-Zabdé est encore vivante chez les habitants actuels du pays, qui montrent le lieu où Sapor mit à mort six mille chrétiens à cause de leur religion et à cause de la conversion de son fils.» (R. Duval. Cf. TALOR, Journal of geogr. Society, London , 1865, vol. XXXV, p. 51.) « Il a dû exister un recueil complet des actes des martyrs du Beth-Zabdé quelques-uns seulement de ces actes nous sont parvenus. »

16° A l'année 376 se rapporte le martyre de quarante membres du clergé de la province de Kaschkar, parmi lesquels deux évêques, Abdas et Ebedjesa.

17° La même année, le martyre de Badma, supérieur du monastère de Beth-Lapat, qu'il avait fondé.

18° Enfin les actes d'Akebschema, évêque de Henaita, du prêtre Joseph et du diacre Aitallaha, sont les derniers qu'ait rédigés Maroutha, qui déclare en terminant son livre qu'il a une connaissance personnelle des derniers événements qu'il rapporte ; quant aux autres, il en

 

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tient le détail de vieillards dignes de foi qui en avaient été les té-moins.

19° Un autre martyr persan, niais qui ne se rattache à aucune persécution, est Abdul Masich, à Schingar. C'était un petit Juif de onze ans qui fut tué par son père, lorsque celui-ci apprit que l'enfant s'était fait baptiser. L'éditeur des Actes s'est demandé si nous avions affaire à un catholique ou bien à un nestorien ou à un monophysite ? La mort ayant suivi à quelques mois le baptême administré par de petits compagnons, il est assez probable que l'enfant n'avait pas été mis au fait des dissentiments qui éloignaient alors les sectes hérétiques de l'Eglise du Christ. (27 juillet 390.) (CORLUY, Anal. boll. V, 1886, p. 5 à 52.)

 

E. ASSEMANI, Acta Sanctorum martyrum, Rome, 1748. — P. BEDJAN, Acta martyrum et sanctorum. Parisiis, 1890, in-8° suiv. — G. BICKELL, Conspectus rei Syrorum litterariae additis notis bibliographicis, etc., excerptis anecdotis, Munster, 1871, p. 21-22. — G. HOFFMANN, Auszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer, Leipzig, 1880, dans Abhandlungen für die Kunde der Morgenlaudes, t. VII, n° 3. —KHAVVATH, Syri orientales, Rome, 1870, p. 164-165. — NOELDEKE, Geschichte der Perser... aus Tabari, Leide, 1879, passim.— CHADOT, La légende de Mar-Basses, Paris,1893.—RUBENS DUVAL, La littérature syriaque, Paris, 1799, in-12, p. 129-147, et Journal asiatique, nov.-déc. 1893, p. 537.— CORLUY, S. J. Analecta bollandiana, 1886. — JÉRÔME LABOURT, Le christianisme dans l'empire des Perses, dans la Revue d'histoire et de littérature religieuses, Paris, 1902, p. 100-106. Sur le ms. d'Amida, ci. ABBELOOS, dans Analecta bollandiana, t. IX, p. 5 à 7.

Voyez sur les actes inédits publiés par BEDJAN, les Anal. boll. t. XII, (1893), p. 77-79 ; t. XIII (1894), p. 298-299 ; t. XIV (1895), p. 207-208. Voyez les textes donnés par RUINART, Acta sincera, Paris, 1689, in-4°,p. 632-644, et TILLEMONT, Mém. hist. eccl. Paris, 1700, in-4°, t. VII, p. 76-101.

 

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ACTES DES SAINTS MARTYRS JONAN, BERIKJESU, ZÉBINA, LAZARE, MAROUT, NARSAI, ÉLIA, MAHRI, HABIB, SABA ET SCHEMBAITCH. L'AN DU CHRIST 327, LE 29 DÉCEMBRE

 

La dix-huitième année de son règne, Sapor, croyant qu'il était de sa politique de persécuter l'Église du Christ, renversa les églises et les autels, brûla les monastères, et accabla de vexations les chrétiens. Il voulait leur faire renier le culte du Dieu créateur pour celui du feu, du soleil et de l'eau : quiconque refusait d'adorer ces divinités était torturé.

Il y avait dans la ville de Beth-Asa deux frères également vertueux et chers à tous les chrétiens ; ils se nommaient Jonan et Berikjesu. Connaissant les tourments qu'on faisait subir, en divers lieux, aux chrétiens, pour les forcer à renier, ils résolurent de s'y rendre incontinent. Arrivés à la ville de Hubaham, et désirant tout voir par eux-mêmes, ils pénétrèrent jusqu'à la prison publique, pour y visiter les chrétiens. Ils en trouvèrent un grand nombre qui avaient résisté à plusieurs épreuves; ils les animèrent à persévérer, leur apprirent à trouver dans les Écritures des réponses pour confondre les juges; et le succès de leurs exhortations fut tel que, parmi ces chrétiens, les uns confessèrent devant les tyrans et les autres cueillirent la palme du martyre ; ces derniers furent au nombre de neuf : Zébinas, Lazare, Marout, Narsai, Elia, Mahri, Habile, Saba et Schembaitch.

Quand ces neuf martyrs furent couronnés, Ies deux frères Jonan et Berikjesu les remplacèrent : on les accusait d'avoir poussé à la mort, par leurs exhortations, les chrétiens qui venaient de mourir. Le juge, dissimulant, leur adressa d'abord de douces paroles : « Par la fortune du roi des rois, dit-il, ne rendez pas inutile la bienveillance dont je veux user envers vous ; soumettez-vous

 

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au roi, et adorez, selon les rites nationaux, le soleil, la lune, le feu et l'eau.

Les martyrs : « Toi que le roi a établi pour rendre la justice, prends garde à ne pas te rendre criminel par d'iniques arrêts. Tu dois respecter le roi de qui tu tiens la puissance, mais bien plus encore Celui qui t'a donné l'intelligence et la raison. Il te faut donc, avant tout, chercher qui est ce Roi des rois, ce maître suprême du ciel et de la terre, qui fixe les temps et les change à son gré, qui dispense aux hommes la sagesse, qui fait les juges et leur donne la puissance pour défendre la vérité. Et, nous le demandons à toi-même, à qui devons-nous plutôt obéir, nous autres mortels, à ce créateur et maître des choses, ou bien à ce roi que la mort enlèvera bientôt pour le réunir à ses pères ? »

Les princes des mages s'indignèrent de leur entendre dire que le roi n'était pas immortel. Ils firent préparer des verges, faites de branches d'arbres encore garnies de leurs épines ; puis ils séparèrent les deux frères. Berikjesu fut mis au secret dans une prison obscure. Jonan fut traduit devant les juges. « Choisis, lui dit-on : brûle de l'encens en l'honneur du feu, du soleil et de l'eau, ou bien attends-toi aux plus affreux supplices. Sache qu'il n'y a qu'un moyen pour toi d'y échapper, c'est l'obéissance. » Jonan répondit : «Je fais trop de cas de mon âme, et de la vie éternelle qui nous attend dans le sein de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour renier sou nom, ma seule espérance. Quiconque s'est confié en lui n'a jamais été confondu ; il a scellé ses promesses du sceau du serment, il a dit: En vérité, je vous le dis, celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ; et celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux, et devant ses anges. Car le Fils de l'homme viendra sur les nuées du ciel, dans la gloire du Père et dans la gloire de ses saints anges, pour rendre à chacun selon ses oeuvres. —Faites votre métier, hâtez-vous, que je ne vous retarde pas. Ne nous faites pas l'injure de nous croire capables de violer la foi promise à Dieu, et de déshonorer l'Eglise qui nous a jugés dignes d'être ses ministres (1) et qui nous a dit : Vous êtes

 

1. Ce passage indique que les deux frères étaient prêtres.

 

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la lumière du monde ; vous êtes le sel de la terre : si le sel s'affadit, avec quoi salera-t-on ? Si nous écoutions tes conseils et si nous obéissions au roi, nous nous perdrions nous-mêmes, et notre troupeau avec nous. »

Alors le chef des mages fit ôter les habits du martyr, qu'on attacha à un pieu, qui lui fut placé au milieu du ventre, et ordonna de le battre avec les verges épineuses dont nous avons parlé; on le frappa jusqu'à ce que ses côtes fussent à nu. Pendant ce temps Jonan ne dit que cette prière : «Je te bénis, Dieu d'Abraham, toi qui, le prévenant de ta grâce, l'a autrefois appelé de ces lieux, et nous as rendus dignes d'apprendre par lui les mystères de notre foi. Maintenant, Seigneur, je te prie d'accomplir ce que le Saint-Esprit annonçait par la bouche du prophète David : Je t'offrirai des holocaustes, je t'immolerai des victimes. Voilà mon seul désir. »

A la fin, élevant la voix, il cria : « Je renonce à un roi idolâtre et à tous ses sectateurs; je les déclare ministres du démon ; je renie le soleil, la lune, les étoiles, le feu et l'eau ; mais je confesse et j'adore le Père, le Fils et le Saint-Esprit.»

Les juges le firent traîner, une corde aux pieds, sur un étang glacé et l'y laissèrent toute une nuit, avec des gardes pour l'empêcher d'en sortir. Pour eux, ils allèrent se mettre à table, et, après avoir pris un peu de sommeil, ils se hâtèrent le lendemain de poursuivre la cause. Berikjesu comparut devant les princes des mages, qui lui dirent : « Ton frère a embrassé notre religion ; veux-tu l'imiter, pour éviter la honte du dernier supplice ? — Si mon Dieu, comme vous me le dites, a été outragé par la honteuse apostasie de mon frère, répondit le martyr, je veux d'autant plus lui rendre gloire. Mais cela n'est pas, et vous voulez m'en imposer ; car, à moins d'être aussi aveugle que vous, qui croirait que des corps matériels, destinés au service de l'homme, sont des divinités ? Comment peut-on, sans folie, adorer le feu, que le Créateur a fait pour les besoins de l'homme ? car nous voyons tous les hommes, sans distinction, s'en servir,  pauvres et riches. Pourquoi nous contraindre à adorer des choses créées pour notre usage, soumises par Dieu à notre empire ; et comment pouvez-vous nous commander de renier le Dieu qui a créé et le ciel, et la terre, et la mer; le Dieu dont la providence

 

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s'étend sur tous, les plus petits comme les plus grands ; qui mérite par conséquent les respects et le culte des chefs d'empire? Il a tout créé, non qu'il eût besoin de rien, mais pour manifester sa puissance et sa majesté, et il a proscrit sévèrement le culte des idoles ; écoutez sa parole : Ne faites aucune image, aucune statue pour les adorer. Je suis le premier et le dernier. Je suis, et il n'y a pas d'autre Dieu que moi, et je ne donnerai pas ma gloire à un autre, ni mon culte aux idoles : c'est moi qui donne la mort, et c'est moi qui donne la vie. Personne ne peut se soustraire à mon empire. »

Les mages, confondus, se dirent : « Ne permettons plus qu'il défende sa religion ; autrement les adorateurs mêmes du soleil abandonneront notre culte et nous traiteront d'impies, comme ses compagnons le faisaient naguère. » Ils ne l'interrogèrent plus que la nuit. Ils firent rougir au feu des lames de fer, et les appliquèrent sur les bras du martyr, en disant : « Par la fortune du roi des rois, si tu fais tomber une de ces lames, tu renonces à la foi chrétienne. — Démons, répondit le martyr, ministres d'un roi impie, non, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, je ne crains pas votre feu, et pas une de vos lames ne tombera ! Ou plutôt, je vous en prie, choisissez parmi les plus terribles tourments et que j'en fasse l'épreuve. Car celui qui combat pour Dieu doit combattre héroïquement, surtout si Dieu l'a honoré de quelque faveur et l'a élevé à quelque dignité. » Alors les juges lui firent verser dans le nez et dans les yeux du plomb fondu ; après quoi on le ramena en prison, où il fut pendu par un pied.

Le lendemain, les mages, s'étant fait présenter Jonan : « Eh bien ! lui dirent-ils, comment vas-tu ? As-tu souffert un peu la nuit, sur l'étang ?

— Je vous jure, répondit Jonan, par le vrai Dieu que j'espère voir bientôt, que depuis que ma mère m'a mis au monde je n'ai jamais passé une nuit si délicieuse. Le souvenir du Christ souffrant m'était une ineffable consolation. »

Les mages reprirent : « Ton compagnon a renoncé.

            — Je le sais, répondit Jonan, il a depuis longtemps renoncé au démon et à ses anges.

            — Jonan, dirent les mages, prends garde de périr misérablement, abandonné de Dieu et des hommes.

 

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— Je m'étonne qu'aveuglés comme vous l'êtes, vous parliez encore de votre sagesse; mais, dites-moi donc, si vous êtes si sages, lequel vaut mieux, ou de garder son blé dans son grenier, sous prétexte de le préserver de la pluie et de l'orage, ou de le semer à pleines mains, le coeur content et confiant en Dieu, dans l'espérance d'une moisson future, qui rendra au centuple? Il est clair que si le blé reste dans le grenier, non seulement il ne se multiplie pas, mais encore il germe peu à peu et finit par se perdre. Il en est du blé comme de la vie. Celui qui la jette au* nom du Christ, et en mettant dans le Christ son espérance, la re-trouvera un jour, quand le Christ apparaîtra dans sa gloire, trans formée en immortalité. Mais les rebelles, les impies, les:contempteurs des lois de Dieu seront la proie des feux éternels, selon les paroles des saintes Lettres.

            — Prends garde, lui dirent les mages, que tes livres ne t'abusent, comme ils en ont déjà abusé tant d'autres.

            — Oui, ils en ont déjà détrompé beaucoup des voluptés du siècle, après leur avoir fait goûter les douleurs du Christ souffrant. Supposez qu'un prince a invité ses amis à un festin ; ceux-ci, en quittant leur demeure, n'ignorent pas qu'ils vont dîner chez un ami ; mais à peine assis à table, un vin généreux les enivre, et ils ne sauraient plus regagner leur maison, il faut que leurs domestiques les y ramènent. Ainsi le serviteur du Christ, quand il est traîné par vos soldats, n'ignore pas qu'on va le juger ; mais à peine arrivé au tribunal, a-t-il puisé l'amour de la croix du Christ, qu'aussitôt, enivré par ce breuvage, il oublie et le patrimoine que lui ont laissé ses ancêtres, et les grands biens qu'il a acquis, et l'or et l'argent, et toutes les choses de la vie mortelle ; il oublie les rois, les princes, les grands, les puissants, et ne désire plus que la vue du seul Roi véritable, dont le royaume est éternel et la puissance s'étend de génération en génération. »

Les juges, voyant son inébranlable constance, lui firent couper, phalange par phalange, les doigts des pieds et des mains, et les semèrent de tous côtés. Puis, s'adressant à lui, ils lui dirent avec ironie : «Vois-tu, nous avons semé tes doigts, et maintenant tu peux espérer qu'à la moisson tu récolteras des mains, en grand nombre.

 

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— Je ne demande pas plusieurs mains, mais le Dieu qui m'a créé saura bien me rendre les membres que vous m'enlevez. »

Alors on lui arracha la peau de la tête, on lui coupa la langue et on le plongea en cet état dans une chaudière remplie de poix bouillante. Mais soudain la poix s'enflamma et déborda de la chaudière sans faire aucun mal au martyr. Les juges, voyant cela, l'étendirent sur une presse de bois, écrasant et brisant tous ses membres ; puis ils le scièrent par morceaux et jetèrent ces lambeaux sanglants dans une citerne desséchée, qu'ils firent garder pour qu'on ne les enlevât pas.

En ayant fini de cette manière avec le frère de Berikjesu, ils se firent amener Berikjesu lui-même, et l'exhortèrent à prendre pitié de lui-même et à sauver sa vie. Il répondit : « Je ne me suis pas donné ce corps que vous m'engagez à conserver, et je ne; puis le perdre ; le Dieu qui l'a créé, si vous le détruisez, saura` bien lui rendre sa forme perdue. Mais il vous rendra tous les maux que vous me faites, à vous et à votre roi, qui, sans connaître son Créateur et son Seigneur, s'efforce de faire exécuter contre sa volonté des lois impies. »

Alors Hormisdascirus, le prince des mages, se tournant vers Maharnarsai : « Nos délais, dit-il, sont injurieux au roi ; on ne gagne rien avec ces entêtés, ni par paroles, ni par supplices.» Il fit donc battre le martyr avec des roseaux à la pointe affilée, puis on couvrit son corps des éclats de ces roseaux que l'on fit entrer dans la chair avec des cordes fortement serrées, et on le roula par terre en cet état. Quand ce fut fait, on lui arracha, les uns après les autres, tous ces éclats de roseau, en emportant en même temps la chair et en lui causant d'affreuses douleurs. Après quoi, on lui versa dans la bouche de la poix fondue et du soufre enflammé. Le martyr succomba à ce dernier supplice, et alla rejoindre son frère.

Quand Abstusciatas sut la mort de ces deux martyrs, il racheta leurs corps pour cinq cents drachmes et trois vêtements de soie, mais en s'engageant par serment à n'en rien dire.

Ce livre, écrit sur la relation de témoins oculaires, contient les actes des saint Jonan, Berikjesu, Zébina, Lazare, Marout, Narsai, Elia, Habib, Saha et Schembaitch, martyrs du Christ,

 

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qui, après les avoir soutenus par sa force dans le combat, les couronna vainqueurs. Qu'Isaïe, fils d'Abad, d'Arzeroun, cavalier aux gardes du roi, qui assista aux interrogatoires des martyrs et se chargea d'écrire leur triomphe, ait part à leurs prières.

Les glorieux martyrs recueillirent la palme le vingt-neuvième jour du mois de décembre.

 

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ACTES DES SAINTS SAPOR, ÉVÊQUE DE NICATOR ; ISAAC, ÉVÊQUE DE BETH-SLOI; MANE, ABRAHAM ET SIMON, QUI SOUFFRIRENT LE MARTYRE SOUS LE ROI DES PERSES SAPOR; LEURS CORPS REPOSENT A EDESSE, DANS LA NOUVELLE ÉGLISE DES MARTYRS, DANS L'INTÉRIEUR DE LA VILLE.
L'AN DU CHRIST 339

 

La troisième année du règne de Sapor, les mages accusèrent les Nazaréens (1) « Nous ne pouvons plus, dirent-ils, adorer le soleil et l'air, qui nous donnent des jours sereins, ni l'eau, qui nous purifie, ni la terre, qui sert à nos expiations ; voilà où nous ont réduits ces Nazaréens, qui blasphèment contre le soleil, qui méprisent le feu, qui ne rendent aucun honneur à l'eau. » Le roi, vexé, ajourna son voyage à Aspharèse, et publia un édit pour arrêter les Nazaréens. Sur-le-champ trois d'entre eux furent saisis par les soldats, Mané, Abraham et Simon.

Le lendemain, les mages revinrent vers le roi, et lui dirent : « Sapor, évêque de Nicator, et Simon, évêque de Beth-Séleucie, bâtissent des oratoires et des églises, et séduisent le peuple par des discours artificieux. — Qu'on recherche lés coupables par tout mon empire, dit le roi, et qu'on les juge avant trois jours. » Des cavaliers partirent aussitôt, et parcoururent jour et nuit toutes les provinces de la Perse. Tous les Nazaréens découverts furent amenés au roi, qui les fit emprisonner là où étaient déjà leurs frères.

Le lendemain, le roi appela quelques personnages de marque et leur demanda s'ils connaissaient Sapor et Isaac les Nazaréens.

 

1. C'était le nom des chrétiens en Perse.

 

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Sur leur réponse affirmative, il fit comparaître les coupables et leur dit : « Ignorez-vous que moi, fils du ciel, je sacrifie cependant au soleil, et rends au feu les honneurs divins ? et vous, qui êtes-vous donc pour outrager le soleil et mépriser le feu?»

Les martyrs répondirent ensemble : « Nous ne connaissons qu'un Dieu, et n'adorons que lui.

— Est-il un Dieu, répliqua le roi, meilleur qu'Hormisdate, ou plus fort qui Ahriman irrité ? Et qui peut ignorer que le soleil mérite qu'on l'adore ? »

L'évêque Sapor lui répondit : « Nous ne connaissons d'autre Dieu que celui qui a créé le ciel et la terre, et par conséquent la lune et le soleil, et tout ce que nos yeux contemplent, et tout ce que notre esprit conçoit ; et nous croyons, en outre, que Jésus de Nazareth est son Fils. »

Le roi fit frapper le saint évêque sur la bouche, et si brutalement qu'on lui brisa toutes les dents ; mais il disait : « Jésus m'a donné quelque chose que tu ignores, qu'il te serait impossible d'obtenir...

— Pourquoi ?

— Parce que, répondit le martyr, tu es un impie. »

Le roi, irrité, le fit frapper sans pitié avec le bâton ; ce qui fut

fait jusqu'à ce qu'on lui eût rompu les os ; on le. releva à demi

mort, et on le reconduisit enchaîné en prison.

Isaac comparut, et le roi, après lui avoir fait quitter son manteau, lui dit : « Es-tu aussi fou que Sapor, faut-il que je mêle ton sang au sien ?

— Cette folie, répondit Isaac, est une grande sagesse, dont tu es bien loin, sire.

— Tu parles avec bien de l'assurance ; si je te faisais couper la langue ?

— Il est écrit, répliqua Isaac : Je parlerai le langage de la justice en présence des rois, et je ne serai pas confondu.

— Comment, dit le roi, as-tu osé bâtir des églises ?

— Je l'ai fait, et je n'ai rien épargné pour le faire. »

Le roi, tout en colère, appela sur-le-champ les principaux de la ville, et leur dit : « Vous savez que quiconque conspire contre moi est coupable de lèse-majesté et mérite la mort. Comment donc avez-vous si peu ressenti mes injures, que vous ayez fait

 

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alliance avec Isaac et soyez passés dans son camp ? J'en jure par le soleil et par le feu qui ne peut s'éteindre, vous mourrez tous avant moi.» Aussitôt tous ces grands, qui jusque-là s'étaient dits chrétiens, tremblent et se jettent la face contre terre ; puis, saisissant Isaac, ils l'entraînent et le lapident, tant la frayeur les avait égarés.

L'évêque Sapor, ayant appris dans sa prison la mort du courageux martyr, en fut comblé de joie, et bénit le Seigneur d'avoir couronné son athlète. Lui-même mourut deux jours après, dans son cachot, des suites de ses blessures et sous le poids de ses chaînes. Le roi se fit apporter sa tête, car il avait refusé de croire qu'il était mort.

Après qu'Isaac eut été lapidé et que Sapor fut mort en prison, le roi fit comparaître devant lui Mané, Abraham et Simon, et les pressa de sacrifier au soleil et d'adorer le feu. Ils répondirent : « Dieu nous préserve d'un pareil crime ; c'est Jésus que nous adorons et que nous confessons. » Le roi ordonna de les faire mourir en divers supplices. Mané fut écorché vif depuis le sommet de la tête jusqu'au milieu du ventre, et expira dans ce tourment ; Abraham eut les yeux crevés avec un fer rouge, et mourut deux jours après ; Simon fut plongé jusqu'à la poitrine dans une fosse profonde et percé à coups de flèches. Les chrétiens enlevèrent secrètement leurs corps et les ensevelirent.

 

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MARTYRE DE SAINT SIMÉON, BAR-SABBAÉ, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE SES COMPAGNONS ARDHAICLAS ET HANANIAS, PRÊTRES, ET DE CENT AUTRES CHRÉTIENS DE DIVERS ORDRES, AINSI QUE DE L'EUNUQUE GOUSCHTAZAD, QUI AVAIT ÉLEVÉ LE ROI, DE PRUSIKIUS, GRAND CHAMBELLAN, ET DE SA FILLE, VIERGE CONSACRÉE A DIEU.
EN L'ANNÉE 341

 

INTRODUCTION

 

Je vais dire l'origine de l'asservissement de notre Église, et la cause des malheurs que Dieu nous envoya comme châtiment et comme épreuve. L'orage qui fondit sur nous ne peut être comparé qu'à l'horrible persécution du temps des Machabées : ces temps-là, en effet, étaient vraiment les jours de la vengeance divine que le prophète avait annoncés par cet oracle : « Malheur à qui vivra dans ces jours de la colère de Dieu ! Des légions viendront des régions de l'Occident, et désoleront la terre. » Ces paroles désignaient les Grecs, dont les Machabées essuyèrent la

fureur.

En la cent quarante-troisième année de l'empire des Grecs, et la sixième de son règne, Antiochus ayant pris Jérusalem, pilla la table d'or et tous les instruments du culte, souilla le temple, dont il chassa les prêtres, y érigea des autels et y introduisit des étrangers ; non content de ces impiétés, il ensanglanta la terre sainte et exposa aux bêtes et aux oiseaux de proie les corps des saints. Vaincus par tant de maux, plusieurs cédèrent au roi, et, abjurant la loi de Dieu, se souillèrent par d'impies sacrifices ; d'autres, au contraire, des hommes, des femmes, d'une haute naissance, confessèrent leur foi, et

 

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moururent. Mille d'entre eux périrent le même jour pour l'observation du sabbat. Nous mourons, disaient-ils, forts de leur innocence, nous mourons dans la simplicité de notre coeur; mais nous prenons le ciel et la terre à témoin de notre innocence et de votre injustice. Des femmes furent tuées pour avoir circoncis leurs enfants, et ces petits enfants furent attachés au cou de leurs mères. D'autres encore mouraient pour avoir refusé de manger, contrairement aux défenses de la loi, une nourriture immonde. Et il y eut un grand deuil dans Israël, et les princes, les anciens, les jeunes gens et les vierges gémirent, et la beauté des femmes se voila dans les pleurs, et l'épouse pleura sur la couche nuptiale, et toute la maison de Jacob fut remplie d'affliction et de confusion, et Matathias gémit et s'écria : « Hélas ! hélas ! malheur à nous ! Pourquoi nous a-t-il été donné de voir les maux de notre peuple, et la désolation de la ville sainte et de son temple livré aux mains des étrangers ! Notre gloire et notre force sont perdues : pourquoi vivons-nous encore ? » Toutefois reprenant courage : « Pensez, disait-il, que ceux qui ont mis en ,Dieu leur confiance ne seront pas confondus. Ne tremblez pas aux paroles d'un pécheur, car sa gloire tombera en poussière, et il sera mangé par les vers ; aujourd'hui il est élevé ; demain il ne sera plus ; il retournera dans la terre, et toutes ses pensées périront. » Et Matathias, qui parlait ainsi, donna l'exemple du courage. Ayant vu un concitoyen, un Juif, abjurer sa religion et sacrifier publiquement aux idoles, devant l'outrage fait à Dieu, cet homme si zélé pour la loi, enflammé d'une sainte colère, se jeta sur le coupable, et l'immola, au milieu de son impie sacrifice, et au pied des autels; il tua celui qui se livrait au culte des faux dieux ; il le renversa sur le corps de la victime ; il souilla, par le contact d'un sang impur, celui qui souillait la sainte loi. Et sur-le-champ, se jetant sur le ministre du roi, qui contraignait le peuple à d'impies sacrifices, il le tua aussi. Matathias fut donc le pontife pur qui, par le sang d'une victime impure, apaisa la colère du ciel et rendit Dieu propice à son peuple.

Dans ces jours malheureux, dans ces jours d'anxiété et de terreur, au milieu du bruit des armes, la joie, la sécurité, le repos, disparurent : partout le glaive, la solitude et la mort ; le

 

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tombeau dilata ses entrailles pour engloutir les victimes, et reçut les justes confondus avec les pécheurs ; les justes reposèrent doucement, les pécheurs furent engloutis dans les ténébreux abîmes, parce qu'ils avaient induit Jacob dans l'iniquité, et plongé Israël dans l'apostasie.

Mais enfin, les trésors des miséricordes du Seigneur étant depuis trop longtemps fermés, quand sa vengeance eut répandu assez de colère, quand le glaive eut été rassasié et l'épée enivrée, alors tomba la pluie des grâces, la miséricorde coula à flots ; un brillant soleil parut qui fondit à ses rayons les glaces de la superstition païenne, tarit la source de l'infidélité, dessécha les eaux de l'idolâtrie, dissipa la fange impure, essuya les plaies fétides, et fit briller de nouveau la pureté et la sainteté dans le temple, Judas Machabée fut cet astre. Judas, comme un jeune lion, rugit contre les bêtes malfaisantes, et son rugissement les mit en fuite. Judas étendit la gloire du peuple, il exalta sa nation. Prêtre et guerrier, il revêtit l'éphod sacré pour se rendre Dieu propice ; il endossa la cuirasse terrible pour donner la mort comme un géant. Sa force l'a égalé au lion : il s'est couché sur les nations immolées, il a dévoré les chairs des princes ; dans sa colère, il a recherché les restes des pécheurs ; la terreur de son nom a fait trembler les superbes, et les puissants sont tombés de frayeur ; sa main a donné le salut, et il a désolé bien des rois. Il a tué des milliers d'ennemis dans les montagnes, et des myriades dans la plaine ; ses exploits réjouirent Juda, ses hauts ,faits firent tressaillir Israël ; la terre sauvée par lui se reposa et se délassa de la servitude. Son nom vola aux extrémités du monde ; mais lui tomba avec gloire, en soldat, pour Dieu et pour son peuple : son nom soit béni à jamais !

Cette persécution d'Antiochus est l'image de la nôtre. En effet, le peuple chrétien fut écrasé par d'excessifs impôts, et les prêtres accablés de vexations ; l'on vit les superbes insulter les humbles, les impies piétiner les saints, la calomnie opprimer l'innocence. La plus dure servitude remplaça la sainte liberté donnée par le Christ à son Eglise, et tous les efforts furent tentés, tous les moyens mis en oeuvre pour empêcher l'observance de la loi de Dieu, pour arrêter par la ruse, par la violence, par

 

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toutes les voies, ou même pour égarer complètement ceux qui marchaient dans le droit chemin de la vérité.

Ce fut la cent dix-septième année de l'empire des Perses, et la trente et unième année du régne de Sapor, roi des rois, que cette calamité tomba sur notre Eglise. Siméon Bar-Sabbâé, (fils du Foulon), nom qu'il justifia parfaitement, était alors évêque de Séleucie-Ctésiphon ; si son père teignait la pourpre qui orne les rois impies, lui-même il rougit de son sang celle qu'il porta dans le ciel. Siméon donna volontairement sa vie pour Dieu et pour son peuple ; et, révolté des attentats de l'impiété contre l'Eglise, il imita Judas Machabée, qui, lui aussi, dans des temps non moins malheureux, chercha la mort. O couple illustre de pontifes, Judas, Siméon ! Tous deux reconquirent la liberté de leur peuple, l'un par ses armes, l'autre par son martyre. L'un fut vainqueur et s'illustra par sa victoire ; l'autre triompha en succombant. Judas, en versant le sang de l'étranger, éleva son pays au faîte de la puissance et de la gloire ; Siméon, en versant son propre sang, brisa le joug de la servitude qui pesait sur son Eglise. Tous deux avaient reçu le souverain sacerdoce, tous deux portaient l'éphod sacré, tous deux servirent dignement à l'autel et honorèrent leur ministère auguste par leurs vertus ; tous deux, pieux et fervents, se purifiaient dans les eaux saintes et présentaient à Dieu le sang de la vigne ; tous deux portaient le peuple à la vertu par des paroles brûlantes ; tous deux, terribles dans le combat, volèrent au-devant de la mort, provoquèrent les bourreaux, se jetèrent tête baissée sur le glaive ; tous deux enfin lavèrent leur âme dans leur sang. Fidèles à la parole du Maître, ils l'accomplirent avec amour ; ils se dévouèrent à la pratique et à la défense de la loi divine. L'un remplit le précepte du Seigneur comme un juge, rendant la mort pour la mort, mourant lui-même pour le salut des siens ; et l'autre, comme un obéissant serviteur, selon la parole évangélique : «Si l'on vous frappe sur la joue droite, présentez encore la joue gauche, » tendit sa tête au glaive du bourreau. Par les expiations de son sacerdoce; l'un soulageait les âmes captives dans les limbes ; l'autre rappelait à la vie ceux qui dormaient de la mort du péché. L'un mourut en soldat en massacrant les ennemis ; l'autre accomplit obscurément son sacrifice. Oh ! qu'elle

 

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est belle et glorieuse la mort des saints, surtout après la victoire du Sauveur sur le péché ! Judas, fort de la force de Dieu, souverain Seigneur, délivra sa nation des tributs qu'elle payait aux rois grecs et syriens ; Siméon, triomphant avec le secours du Fils de Dieu, du Sauveur Jésus, affranchit' son peuple accablé par d'intolérables exactions, et gémissant sous le joug des rois de Perse. Vrais pasteurs, ils sont morts pour préserver leurs brebis de la ruine ; ils se sont dévoués avec amour, pour écarter leur troupeau des pâturages empoisonnés, des eaux troublées par les pieds des infidèles ; ils périrent pour que Ces brebis, sauvées par la mort et ramenées au bercail, goûtassent les fruits de leur victoire.

 

LE MARTYRE

 

Ainsi donc, Siméon, le pontife illustre, plaçant toute sa confiance en Dieu, fit répondre au roi : « Le Christ a racheté son Eglise par sa mort, et acquis la liberté à son peuple par son sang; il a fait tomber de nos têtes le joug de la servitude, et nous a délivrés des lourds fardeaux. De plus, en nous promettant de magnifiques récompenses pour la vie future, il a enflammé nos espérances : car son empire est éternel et ne périra jamais. Donc, tant que Jésus sera le Roi des rois, nous sommes résolus à ne pas courber la tête sous ton joug : Dieu nous garde de renoncer à la liberté qu'il nous a donnée pour devenir tes esclaves ! Le Seigneur à qui nous avons juré obéissance et fidélité est l'auteur et le modérateur de ta puissance : nous ne souffrirons pas l'injuste domination de ceux qui ne sont, comme nous, que ses serviteurs. Sache-le encore, notre Dieu est le créateur des choses que tu adores à sa place, et selon nous ce serait une impiété et un crime d'égaler au Dieu suprême les choses qu'il a créées, et qui., te sont semblables. Et puis, tu nous demandes de l'or ; sache que le Seigneur nous a défendu d'avoir ni or ni argent, enfin l'Apôtre nous a dit : « Vous avez été achetés un grand prix, ne vous faites pas les esclaves des hommes. » Ainsi parla Siméon.

On le rapporta sur-le-champ au roi, qui s'indigna et fit répondre à l'évêque : « Tues fou, d'exposer par ton audace téméraire ta vie et celle de ton peuple, et d'attirer sur toi et sur lui une

 

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mort certaine. Ton incroyable orgueil te pousse à l'entraîner dans la désobéissance. Eh bien ! je vais sur-le-champ rompre ce pernicieux complot, et vous bannir à jamais de la société et de la mémoire des hommes. » Ainsi parla le roi.

Siméon, nullement troublé, répondit : « Jésus s'est offert à la mort la plus cruelle pour racheter le monde, et moi, néant, je craindrais de donner ma vie pour ce peuple, quand je me suis dévoué volontairement à son salut ! Sache bien, sire, que Siméon mourra plutôt que de livrer son troupeau à tes exacteurs. Je ne tiens pas à la vie si je ne puis que vivre criminel, et pour la prolonger de quelques jours, je ne laisserai pas accabler des misères de la servitude ceux que mon Dieu a affranchis. Oserais-je rechercher l'oisiveté et les délices ? Dieu me garde d'assurer ma sécurité en perdant ceux qu'il a rachetés de son sang, d'acheter les commodités de la vie au prix des âmes que le Christ a aimées, de m'assurer des jouissances par l'affliction de ceux que la mort du Sauveur a délivrés de l'esclavage. Non, je ne suis pas tellement lâche, je n'ai pas aux pieds ide telles entraves, que je n'ose marcher sur les traces de Jésus, que je tremble de suivre la voie de sa passion, que je frémisse de m'associer au sacrifice par lequel ce véritable pontife s'est immolé. Je veux tendre ma tête au glaive; et mourir pour mon peuple. Et que mon sacrifice est peu de chose comparé à celui de mon maître ! Quant à la ruine dont tu menaces mes fidèles, c'est ton impiété qui en sera cause, et non mon dévouement pour Dieu et son peuple ; et par conséquent ton sang et non le mien devra laver ce crime ; mon peuple et moi en serons innocents. Mon peuple est prêt comme moi à donner sa vie au salut de son âme : tu le sauras bientôt. »

Alors le roi, pareil au lion qui, ayant flairé le sang humain, ne respire plus que le carnage, se livra à une colère folle, et l'agitation de son âme se manifesta par le trouble de tout son corps. Il grinçait des dents, frémissait, menaçait de tout renverser, de tout détruire; il cédait aux mouvements les plus désordonnés de la fureur, impatient de boire le sang innocent et de dévorer les chairs des saints. Enfin il fit entendre un rugissement effroyable, et publia un édit terrible, qui ordonnait de poursuivre aussitôt les prêtres et les lévites, de renverser les églises de fond

 

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en comble, de souiller et de faire profaner les instruments du culte divin. « Siméon, disait le roi, Siméon, ce chef de magiciens, méprise la majesté royale ; il n'obéit qu'à César, n'adore que le Dieu de César, il insulte et outrage le mien : qu'on me l'amène et qu'on instruise son procès en ma présence. »

L'occasion était belle pour les Juifs, ces constants ennemis des chrétiens ; ils mirent tout en œuvre pour animer encore la colère du prince, et assurer la perte de Siméon et de son Eglise ; on les retrouve toujours, dans les temps de persécution, fidèles à leur haine implacable, et ne reculant devant aucune accusation calomnieuse. C'est ainsi qu'autrefois leurs clameurs forcenées contraignirent Pilate à condamner Jésus-Christ. Voici, dans la circonstance présente, ce qu'ils osaient dire : « Sire, si tu écrivais à César les lettres les plus magnifiques, accompagnées des plus beaux présents, César n'en ferait aucun cas. Que Siméon, au contraire, lui écrive un billet, quelques mots seulement, aussitôt César se lève, il adore cette misérable page, il la prend respectueusement dans ses deux mains, et commande que sur-le-champ on y satisfasse. » Combien ces délateurs de Siméon ressemblent à ces témoins menteurs qui se levèrent contre le Seigneur ! Pauvres Juifs, provocateurs de la mort du Sauveur, de quel degré d'honneur et dans quel abîme d'ignominie ils sont tombés ! Les voilà, chargés de leur déicide, exilés, fugitifs, vagabonds par toute la terre ! Quant aux accusateurs de Siméon, l'infamie, le mépris, la malédiction universelle furent leur juste châtiment ; et le saint évêque fut assez vengé par ce glaive qui en fit périr soudain un si grand nombre, lorsque, entraînés par un imposteur, ils accouraient en foule pour rebâtir Jérusalem.

Siméon fut enchaîné et conduit au pays des Huzites, avec deux des douze prêtres de son église, qui se nommaient Ardhaïclas et Hananias. En traversant Suse, sa patrie, une église chrétienne se trouva sur son passage ; il pria ses gardes de faire un détour, parce que peu de jours auparavant les mages avaient livré cette église aux Juifs, qui en avaient fait une synagogue. « Je crains, disait l'évêque, que la vue d'une église ruinée n'ébranle mon courage, réservé à des épreuves plus rudes encore.»

 

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Ses gardes se hâtèrent, et, en peu de jours, Siméon arriva à Lédan. Dès que le grand préfet l'apprit, il annonça au roi l'arrivée du chef des chrétiens ; aussitôt Siméon fut introduit ; mais il ne se prosterna pas devant le roi, qui s'en indigna. « Je vois, dit-il, la vérité de tout ce que l'on m'a rapporté contre toi. Autrefois, vil esclave, tu te prosternais sans difficulté en ma présence : pourquoi aujourd'hui me refuses-tu cet honneur ? — C'est, répondit Siméon, qu'autrefois je ne paraissais pas devant toi enchaîné, ni pour être forcé, comme aujourd'hui, à renier le vrai Dieu. »

Les mages, présents en grand nombre, disaient au roi : « Sire, il conspire contre l'empire et contre toi, il refuse de payer les impôts ; qui doutera qu'il mérite la mort ? — Misérables, s'écriait Siméon, n'est-ce point assez pour vous d'avoir abandonné Dieu et perdu ce royaume ? faut-il encore que vous cherchiez à nous faire partager le même crime et le même malheur ? »

Le roi, adoucissant alors son visage, lui dit : « Assez, Siméon. Crois-moi, je te veux du bien. Adore le soleil, et tu te sauves, toi et les tiens. »

SIMÉON : « Je ne peux pas t'adorer, sire, quoique tu sois bien supérieur au soleil, puisque tu as esprit et sagesse, et je serais assez fou pour adorer un dieu sans âme, sans intelligence, incapable de nous discerner toi et moi, ni de te récompenser toi qui le sers, et de me punir moi qui lui insulte ! Tu disais qu'en t'écoutant je sauverais mon peuple ; mais apprends que nous, chrétiens, nous n'avons qu'un seul Sauveur, le Christ, attaché à la croix ; et moi, le dernier de ses serviteurs, je mourrai pour lui, pour mon peuple, pour moi-même. Arrière la frayeur ; je me sens invincible, j'éviterai la bassesse et le déshonneur, je mériterai la gloire. Je ne suis pas un enfant qu'on gagne par des bagatelles ; je suis vieux et je garderai la dignité de mon caractère, j'achèverai fidèlement, saintement, mon oeuvre. Au reste, ce m'est pas à moi, qu'une lumière supérieure et divine éclaire, à en disputer avec toi. »

LE ROI : « Si au moins tu adorais un Dieu vivant, ta folie serait excusable ; mais tu dis que ton Dieu est mort supplicié. Laisse ces chimères, Siméon, et adore le soleil, par qui tout ce

 

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qui est subsiste ; si tu y consens, je te promets richesses, honneurs, dignités, tout ce que tu voudras. »

SIMÉON : « Jésus est le créateur du soleil et du genre humain : quand il expira entre les mains de ses ennemis, le soleil, comme un serviteur qui prend le deuil à la mort de sons maître, s'éclipsa ; pour lui, il ressuscita des morts après trois jours, et monta aux cieux au milieu des concerts des anges. En vain tu espères me séduire par tes présents, tes dignités, tes honneurs ; j'en attends de bien plus magnifiques, et si grands, que tu n'en as pas l'idée ; mais moi, ma religion et ma foi me l'apprennent.

LE ROI : « Siméon, que tu es sot ! Pour un fol attachement à tes idées, à tes rêvés, tu vas faire périr tout un peuple. Siméon, épargne la vie, épargne le sang d'une multitude que je punirai à cause de toi, avec rigueur. »

SIMÉON : « Si tu verses le sang des chrétiens, tu sentiras l'énormité de ton crime au jour où tes oeuvres seront examinées à la face de tout l'univers, en ce jour, sire, où tu rendras compte de ta vie. Des chrétiens ne font qu'échanger la jouissance d'une vie qui passe contre un royaume éternel. Quant à moi, rien ne nie fera renoncer à la vie qui m'est réservée dans le Christ ; pour cette vie fragile et mortelle, je te l'abandonne ; elle est dans tes mains ; elle est à toi ; prends-la donc, si tu la veux, hâte-toi de la prendre. »

LE ROI : « Quelle audace ! Il méprise sa vie. Mais j'aurai pitié de tes sectateurs, et j'espère, par la sévérité de ton châtiment, les guérir d'une pareille folie. »

SIMÉON : « Essaie, et tu verras si les chrétiens sacrifieront la vie qui les attend dans le sein de Dieu, pour celle qu'ils partageraient avec toi ici-bas. Allume la flamme de tes bûchers, jettes-y cet or, et tu reconnaîtras que la fermeté des chrétiens est invincible, et que tes cruautés n'en triompheront jamais. Nous avons tous de la vérité de notre foi une persuasion intime et profonde, et à cause de cela nous souffrirons tous les tourments plutôt que de la trahir. Je ne veux te dire que ce mot, sire : notre nom de chrétien, ce nom auguste et immortel chi nous vient du Christ notre Sauveur, nous ne consentirions jamais à l'échanger contre ton grand nom lui-même. »

 

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LE ROI : «Eh bien, si tu ne me rends en présence de ma cour les honneurs accoutumés, ou si tu refuses de m'adorer avec le soleil, divinité de tout l'Orient, dés demain, je défigure ta face si belle, je mets en sang tout ton corps, d'un aspect si vénérable et si auguste. »

SIMÉON : « Tu dis que le soleil est Dieu, et tu l'égales à toi, qui es un homme ; car tu réclamais tout à l'heure le même culte que lui. En réalité cependant, tu es plus grand que lui. Ensuite tu me fais des menaces, tu veux défigurer je ne sais quelle beauté de mon corps. Qu'importe ? Ce corps a un réparateur qui le ressuscitera un jour, et lui rendra avec usure cet éclat de beauté d'ailleurs bien méprisable : c'est lui qui l'a créé de rien, c'est lui aussi qui l'a orné. »

A la fin, le roi fit mettre aux fers Siméon, et on le garda dans, un cachot jusqu'au lendemain ; il ne doutait pas que la réflexion le changerait.

Il y avait à la porte du palais par où devait passer Siméon un vieil eunuque qui avait élevé le roi, et qui exerçait la charge d'arzabade, ou grand chambellan ; c'était un homme très considéré dans le royaume ; il s'appelait Gouschtazad. Par crainte de la persécution, il avait abjuré la foi, et adoré publiquement le soleil. Quand Siméon passa devant lui, il s'agenouilla et le salua. Mais le saint évêque, pour ne pas voir l'apostat, détourna les yeux avec horreur. Ce reproche toucha l'eunuque, il se rappela son apostasie, gémit, pleura et se dit à lui-même : « Si Siméon, qui a été mon ami, a conçu une telle indignation contre moi, que fera Dieu, que j'ai trahi ? » Là-dessus, il court à sa maison, quitte ses habits somptueux, prend ses vêtements noirs, et avec ces marques de deuil revient s'asseoir dans le palais, à la même place.

Cette action étonna tout le monde ; le roi lui-même en eut connaissance, et il envoya demander à l'eunuque le motif d'une conduite si étrange. « Pourquoi, quand le roi est en bonne santé, et porte sa couronne, t'imagines-tu de prendre des habits de deuil, et de paraître ainsi en public? As-tu perdu ton fils? ton épouse repose-t-elle dans ta maison, attendant- la sépulture? S'il n'en peut être ainsi, pourquoi avoir pris le deuil, comme si tu avais essuyé ces malheurs? » Voilà ce que le roi fit dire à l'eunuque.

 

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L'eunuque lui fit répondre : « Je suis coupable, je l'avoue ; punis-moi du dernier supplice, je le mérite.»

Le roi, ne comprenant rien à cette réponse, se le fit amener, afin de lui demander à lui-même la raison de ces étrangetés. Quand on le lui eut amené, il lui dit : « Il faut que quelque malin esprit te possède, pour menacer mon règne de ce funeste présage.

— Non, répondit Gouschtazad, aucun malin esprit ne me possède, je suis tout à fait maître de moi, et mes pensées conviennent parfaitement à un vieillard.

— Pourquoi donc alors, dit le roi, as-tu paru tout à coup avec ces habits de deuil, comme un furieux ? Pourquoi as-tu répondu à mon envoyé que tu étais indigne de vivre.

— J'ai pris le deuil, répondit Gouschtazad, à cause de ma double perfidie envers mon Dieu et envers toi : envers mon Dieu, car j'ai violé la foi que je lui avais jurée ; j'ai préféré à sa vérité ta faveur ; envers toi, car, contraint d'adorer le soleil, je l'ai fait avec feinte et hypocrisie ; mon coeur intérieurement protestait contre ma conduite.

            — Est-ce là, vieil imbécile, la cause de ta douleur? Je t'aurai bientôt guéri si tu persistes.

            — J'atteste le Dieu du ciel et de la terre que désormais je n'obéirai plus à tes ordres, et qu'on ne me verra plus faire ce que je gémis d'avoir fait. Je suis chrétien, et je ne sacrifierai plus le vrai Dieu à un perfide.

            — J'ai pitié de ta vieillesse ; il m'en coûte de te voir perdre le prix de tes longs services envers mon père et envers moi. Je t'en prie, abandonne les rêveries de ces imposteurs, si tu ne veux périr misérablement avec eux.

            — Sire, ni toi, ni tous les grands de ton empire, ne me persuaderez jamais de préférer la créature au Créateur, et d'outrager le Dieu suprême en adorant les œuvres de ses mains.

            — Coquin, est-ce donc que j'adore des créatures ?

            — Si au moins tu adorais des créatures vivantes et animées ! Mais, c'est honteux, tu adores des êtres privés de vie et de raison, une matière destinée au service de l'homme. »

La fureur du roi ne connut plus de bornes, et sur-le-champ il

 

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condamna à mort Gouschtazad. Les officiers insistaient pour l'exécution immédiate. « Donnez-moi une heure, leur dit Gouschtazad, j'ai encore quelques mots à faire dire au roi. » Il appela un eunuque, et le pria de porter au roi ces paroles : e Tu as toi-même tout à l'heure rendu témoignage à mon zèle et à mon dévouement ; tu sais combien fidèlement j'ai servi toi et ton père. Pour récompense, je ne te demande qu'une grâce, c'est de faire annoncer par la voix du crieur public que Gouschtazad est conduit au supplice, non pour avoir trahi les secrets du roi, non pour avoir comploté, mais parce qu'il est chrétien et qu'il a refusé de renier son Dieu. » Mon apostasie, se disait-il, a été connue de tous, et peut-être ma lâcheté en a-t-elle ébranlé plusieurs. Si l'on apprend maintenant mon supplice, et qu'on en ignore la cause, il ne sera d'aucun exemple aux fidèles. Je les fortifierai, au contraire, si je leur fais savoir ma pénitence, et s'ils me voient mourir pour Jésus-Christ. Mon martyre sera pour les chrétiens un éternel exemple de courage, qui raffermira leurs âmes et rallumera leur ardeur. Il avait bien raison, ce sage vieillard. La voix du crieur public, qui fit connaître à tous son sacrifice, fut comme une trompette guerrière qui donna aux athlètes de la justice le signal du combat, et les avertit de préparer leurs armes.

Le roi accéda au désir de Gouschtazad, et fit proclamer par un crieur tout ce qu'il avait souhaité. Il crut que cet exemple effraierait la multitude et lui ferait abandonner la foi chrétienne, et il ne comprit pas, l'insensé tyran, que ce courageux repentir serait l'aiguillon qui pousserait les fidèles à la mort, et que les brebis accourent où les cris de leurs compagnes mourantes les appellent.

Le saint vieillard mourut pour Jésus-Christ le treizième jour de la lune d'avril, la cinquième férie de la semaine des azymes (le jeudi saint). O Siméon, tu me rappelles Simon Pierre le pêcheur ! Car c'est toi qui fis subitement cette pêche miraculeuse.

Le saint évêque apprit dans sa prison ce merveilleux et heureux événement, et il en fut tout réjoui. Dans son ravissement, il s'écriait : « Qu'elle est grande ta charité, ô Christ ! qu'elle est ineffable ta bonté, ô notre Dieu ! qu'elle est forte ta grâce, ô 

 

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Jésus ! qu'elle est puissante ta droite, ô notre Sauveur ! Tu rappelles les morts du tombeau, tu relèves ceux qui sont tombés ; tu convertis les pécheurs, tu rends l'espérance aux désespérés. Celui que je tenais pour le dernier, le voilà, selon mon désir, le premier. Celui qui marchait dans des voies contraires aux miennes, le voilà devenu le compagnon de mon sacrifice. Celui qui s'était écarté de la vérité, le voilà revenu à ma foi. Celui qui était tombé dans les ténèbres, le voilà convive du festin céleste. Son apostasie l'avait éloigné de moi, sa confession généreuse me le ramène ; je le précédais, et il me précède ; j'allais passer devant lui, et il me devance. Il a franchi le seuil redoutable de la mort, il m'a montré le chemin de la vie, il m'a rempli de joie et de force. Il s'est fait mon guide dans la voie étroite, il dirige mes pas dans le sentier de la tribulation. Et moi, que tardé-je à le suivre ? qui peut m'arrêter ? son exemple me crie : « Allons, hâte-toi » ; sa voix m'appelle et me presse. Je vois sa face rayonnante se tourner vers moi, je l'entends me crier : « Siméon, tu ne me feras plus de reproches maintenant ; ta vue ne me causera plus de honte ni de remords. A ton tour, Siméon, viens dans la demeure que tu m'as montrée, dans le repos que tu m'as fait trouver. Là nous goûterons ensemble une félicité éternelle et immuable, au lieu du bonheur fragile et passager que nous partagions ici-bas. » C'est donc ma faute si quelque chose encore m'empêche de le suivre, si ce bonheur se fait attendre plus longtemps, si je ne romps pas tout de suite tous les retards. O l'heureux jour que celui de mon supplice ! ce jour me délivrera de tous les maux que j'endure ! ce jour dissipera tous les ennuis qui m'accablent ! » Puis le saint évêque adressait à Dieu cette prière : « Cette couronne, l'objet de tous mes voeux, cette couronne après laquelle, tu le sais, depuis si longtemps je soupire, daigne me l'accorder, ô mon Dieu ! et si pendant tout le cours de ma vie je t'ai aimé, Seigneur, et tu sais que je t'ai aimé de toute mon âme, je ne te demande maintenant qu'une seule grâce : c'est de te voir, c'est de jouir de toi, c'est de me reposer dans ton sein; c'est de ne pas être retenu plus longtemps sur cette terre, témoin des calamités de mon peuple, de la ruine de tes églises, du renversement de tes autels, de la profanation de ta sainte loi. Prends-moi, que je ne voie pas la chute des

 

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faibles, l'apostasie des lâches, la crainte d'un tyran dispersant mon troupeau, et ces faux amis qui cachent sous un visage riant une haine mortelle, ces faux amis qui s'enfuient et nous délaissent au jour du malheur ; épargne-moi le spectacle du triomphe insultant des ennemis du nom chrétien, et de leurs cruautés contre l'Église. Je suis prêt, Seigneur, à remplir toute l'étendue de mes devoirs, à achever généreusement mon sacrifice, à donner à tout l'Orient l'exemple du courage ; assis le premier à la table sacrée, je tomberai le premier sous le glaive, pour m'en aller, de là, parmi les bienheureux, qui ne connaissent ni les ennuis, ni les angoisses, ni les douleurs ; où nul ne persécute, nul n'est persécuté ; nul ne tyrannise, nul n'est tyrannisé ; rien ne chagrine, rien ne fait peine. Là on ne redoute plus les menaces des rois ou le visage irrité des ministres ; personne ne vous repousse ou ne vous frappe, personne n'inquiète ou ne fait trembler. Là, ô Christ, tu délasseras nos pieds meurtris par ]les aspérités du chemin ; tu ranimeras, onction céleste, nos membres fatigués par les labeurs ; tu noieras, coupe de vie, toutes nos douleurs ; tu essuieras, source de joie, de nos yeux toute larme. »

Le bienheureux Siméon tenait, en faisant cette prière, ses mains élevées vers le ciel. Les deux vieillards pris et emprisonnés avec lui, comme nous l'avons raconté, contemplaient avec admiration son visage tout illuminé d'une joie céleste : on eût dit une rose épanouie, une fleur fraîche et toute belle.

C'était la nuit qui précède le jour de la mort du Sauveur : Siméon, résistant au besoin du sommeil, et chassant toute distraction, priait ; « Tout indigne que j'en suis, Seigneur, exauce ma prière : fais que ce soit au jour même, à l'heure même de ta mort que je boive aussi le calice. Que les siècles à venir publient que j'ai été mis à mort le même jour que mon Sauveur ; que les pères répètent à leurs enfants : Siméon a écouté l'appel de son Dieu, et, comme son maître, il fut martyr, le quatorzième jour, la sixième férie. »

Et en effet, le jour même du vendredi saint, à la troisième heure, le roi fit prendre par ses gardes et amener devant le tribunal Siméon, qui, cette fois encore, ne se prosterna pas devant le roi. « Eh bien, entêté, lui dit le prince, as-tu réfléchi

 

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cette nuit? Vas-tu profiter de ma bienveillance, qui t'offre la vie? Ou veux-tu demeurer rebelle et mourir?

            — Oui, oui, je persévère, et toute cette nuit la pensée de mon salut a éloigné de moi le sommeil, et j'ai compris combien ton inimitié est plus précieuse pour moi que ta bienveillance.

            — Adore le soleil une fois, une fois seulement, et je me déclare ton protecteur contre tous tes ennemis.

— A Dieu ne plaise que je donne à ceux qui me poursuivent d'une haine injuste ce sujet de triomphe, et que mes ennemis puissent dire jamais : Siméon est un lâche, qui, par peur de la mort, a sacrifié son Dieu à une vaine idole.

— Le souvenir de notre ancienne amitié m'avait porté à la douceur, à t'aider de mes conseils, à chercher à te sauver ; mais, puisque tous mes efforts ont été inutiles, les suites te regardent.

— Peines perdues. Que tardes-tu à me faire mourir ! L'heure a sonné : hâte-toi donc, un repas céleste m'attend, la table est servie, et on me demande pourquoi je tarde encore. »

Cependant le roi, en présence même de Siméon, dit aux satrapes et aux officiers qui l'entouraient : « Voyez-vous, quel beau visage, quel port majestueux ! J'ai voyagé au loin et dans tout mon royaume, et nulle part je n'ai vu tant de grâce unie à tant de dignité. Imaginez maintenant la folie de cet homme qui se sacrifie à des chimères !

            — Il ne serait pas sage, sire, répondirent unanimement les satrapes, de t'arrêter à la beauté d'un seul homme, et de fermer les yeux au grand nombre des victimes qu'il a séduites et entraînées dans l'erreur. »

Siméon fut condamné à mort et conduit immédiatement au supplice.

Il y avait aussi dans les prisons cent autres chrétiens, parmi lesquels des évêques, des prêtres, des diacres ou des clercs. Ils furent tous tirés de prison en même temps, et conduits à la mort. Quand le grand juge leur lut l'édit du roi, conçu en ces termes : « Que celui qui veut sauver sa vie adore le soleil », ils répondirent tous ensemble : « Nous croyons au seul Dieu véritable, et notre foi se moque de vos supplices ; nous aimons le

 

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Christ, et notre amour se fait un jeu de la mort ; vos glaives ne sont encore pas assez tranchants pour enlever de nos coeurs l'espérance de notre future résurrection. Nous l'avons tous juré, nous n'adorerons pas le soleil, nous ne suivrons pas vos conseils impies. Bourreau, fais ton métier. »

Le roi avait commandé de frapper cette troupe de saints sous les yeux de Siméon : il espérait que l'horreur de leur supplice l'ébranlerait. Mais pendant que ces glorieux martyrs tombaient sous le glaive, Siméon, debout devant eux, leur criait : « Courage, mes frères, et confiance en Dieu. Votre résurrection descendra avec vous dans la tombe, et quand la trompette de l'ange réveillera les morts, vous l'entendrez, et vous vous lèverez. Le Christ aussi a été immolé, et il est vivant : par votre mort vous trouverez la vie en lui. Souvenez-vous de ses paroles : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l'âme. Quiconque perd sa vie pour moi la retrouvera dans la vie éternelle. La marque du vrai amour, c'est de mourir pour celui qu'on aime. » Et puisque vous mourez par amour, vous recevrez la récompense des amis. Ecoutez l'Apôtre qui vous crie : « Rappelez-vous que Jésus-Christ est ressuscité des morts. Par conséquent, si nous mourons avec lui, nous vivrons aussi avec lui. Et si nous partageons sa passion, nous partagerons aussi sa gloire. Et si nous donnons notre vie pour Jésus, la vie de Jésus se manifestera aussi un jour dans notre corps mortel. Il semble maintenant que la mort est en nous, et la vie en vous ; mais sachez, très chers frères, qu'à notre mort succédera une vie éternelle, et à votre vie une éternelle mort ; car celui qui nie Dieu n'aura pas la vie. Et si maintenant nous souffrons un peu, une gloire immense, un éternel bonheur seront le prix de ces souffrances. Au dehors, notre corps tombe en poussière ; mais au dedans, notre âme se renouvelle ; car celui qui a rappelé Notre-Seigneur Jésus-Christ des morts, nous ressuscitera aussi pour régner avec lui. Si, pendant notre séjour ici-bas, nous sommes morts pour le Seigneur, en quittant cette terre nous irons avec le Seigneur dans la gloire. » A nous d'aimer, à lui de nous sauver; à nous d'être fidèles, à lui d'être généreux; à nous de travailler, à lui de nous récompenser ; à nous de souffrir, à lui de nous ressusciter ; à nous de verser notre sang,

 

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à lui de nous donner la couronne, le repos, la joie, les délices, et de nous nous dire : Venez, bons serviteurs, entrez dans la joie de votre maître ; vous avez fait fructifier les talents que je vous avais confiés. »

Quand les martyrs furent décapités, et couronnés de leurs cent couronnes, une triple palme fut encore offerte à la très sainte Trinité par Siméon et les deux vieillards ses compagnons, qui furent immolés les derniers.

Au moment du supplice, un des compagnons de Siméon pendant qu'il ôtait ses habits et que les bourreaux l'attachaient, fut tout à coup saisi d'une crainte involontaire, et se mit à trembler de tout son corps ; son coeur toutefois demeurait inébranlable. A cette vue, Possi, personnage considérable, nommé tout récemment intendant des travaux publics, encouragea le tremblant vieillard. « Courage, Hananias , lui cria-t-il, ferme un instant les yeux, et tu les ouvriras à la lumière du Christ. » Il fut conduit sur-le-champ au roi pour rendre compte de cette parole. Le roi lui dit : « Ingrat, voilà le cas que tu fais de mes bienfaits 1 Elevé par moi à une haute dignité, tu en négliges les devoirs, pour aller voir mourir des coquins !

— Cette négligence, répondit Possi, c'était mon devoir, et je voudrais échanger ma vie pour leur mort. La dignité dont vous m'avez décoré est pleine de troubles et de peines, et j'en fais volontiers le sacrifice ; mais leur mort est à mes yeux le comble du bonheur, je la désire et la demande.

— Tu es assez fou de préférer leur supplice à ton emploi, et de vouloir partager leur sort ?

— Oui, oui. Je suis chrétien, et mon espérance au Dieu des chrétiens est si ferme et si sûre, que j'attache infiniment plus de prix au supplice des martyrs qu'à tous les honneurs.

Le roi, furieux, dit aux bourreaux : « Pour celui-ci, il ne faut pas un supplice ordinaire. Puisqu'il a eu l'audace de fouler aux pieds les dignités dont je l'avais honoré, puisqu'il a insulté ma majesté royale, percez-lui le cou et arrachez-lui sa langue insolente ; que l'atrocité de son supplice épouvante tous ceux qui en seront témoins. » Les bourreaux exécutèrent cet

 

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ordre avec une cruauté barbare, et Possi mourut dans cette horrible torture.

            Il avait une fille, qui avait consacré à Dieu sa virginité. Accusée aussi d'être chrétienne, elle mourut pour Jésus-Christ, son espérance et son Sauveur.

 

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COMBAT DE PLUSIEURS MARTYRS, ET D'AZAD, EUNUQUE DU ROI. L'AN 341 DE JÉSUS-CHRIST

 

Le jour même du martyre du bienheureux Siméon, la trente-deuxième année de son règne, Sapor tira son glaive terrible et publia le plus sanglant édit : droit fut donné à tous d'enchaîner et de réduire en esclavage quiconque s'avouerait chrétien. Le tyran ne manqua pas de satellites pour le servir : aussitôt une armée de bourreaux, le glaive à la main, attaqua le troupeau des saints. Le meurtre d'un chrétien fut regardé comme une faveur insigne ; le soin de les exécuter fut un gage des bonnes grâces du roi. Mais aussi, des âmes dignes de Dieu, des âmes fortes, prêtes à tout souffrir, coururent elles-mêmes au-devant de la mort. L'épée s'enivra du sang des forts ; mais I'épée fut vaincue ; le glaive émoussé tomba des mains tremblantes des bourreaux, et les martyrs lui insultèrent. Ceux qui l'aiguisaient se lassèrent, ceux qui le maniaient défaillirent. Mais ceux qui combattaient pour la vérité ne succombèrent pas, ne faiblirent pas. La charité alluma ses feux, l'espérance attisa sa flamme. Les brebis elles-mêmes appelèrent le couteau. La croix germa dans des ruisseaux de sang : fortifiés à son aspect, les saints tressaillirent d'allégresse et soufflèrent partout autour d'eux l'ardeur que leur inspirait au coeur la vue de ce signe de victoire.

Depuis la publication de l'édit, c'est-à-dire depuis la sixième heure du Vendredi saint jusqu'au dimanche de la seconde semaine de la Pentecôte, le carnage n'arrêta pas. Heureux jours que ces jours du martyre ! Alors les époux du Christ, régénérés dans un second baptême, n'eurent plus à craindre pour l'avenir les souillures du péché : ceux qui s'étaient humiliés pendant quarante jours dans le jeûne et les larmes s'assirent sur des trônes de gloire, et se reposèrent dans une félicité sans

 

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fin ! Jour heureux, où les prêtres de Dieu, purifiés dans leur sang, n'eurent plus besoin des eaux de la pénitence ni du bain des larmes 1 Jour heureux, où ceux qui étaient battus par la tempête entrèrent dans un port tranquille, à l'abri des vents et des orages ! Jour heureux, où les hommes s'affranchirent des biens de ce monde et des soins domestiques, où les femmes chrétiennes se virent délivrées enfin de ces travaux qui les occupent, et de toutes les sollicitudes de cette vie !

Dès qu'on eut appris la persécution, les chrétiens accoururent de toutes parts, réclamant l'honneur du martyre. On les égorgeait par troupes : les satrapes des provinces les plus éloignées en avaient rempli les prisons, en attendant l'édit qui permettrait de les mettre à mort. Le glaive, enivré du sang des saints, en était plus altéré encore ; l'épée, rassasiée de leurs chairs, en était plus avide. Les bourreaux et les martyrs étaient également altérés et affamés : le sang coulait à flots pour étancher cette soif, une table abondante était dressée pour apaiser cette faim. Et les bourreaux et les martyrs se jetaient avec une égale avidité sur ce breuvage et sur ces mets ; ceux-ci tendaient la tête au glaive, ceux-là aiguisaient le fer ; les corps des saints tombaient de tous côtés, la mort rugissait, le sang couvrait la terre, l'enfer tressaillait de joie dans ses abîmes.

On se hâtait tellement dans ces affreuses exécutions, qu'on égorgeait, sans aucun examen préalable, sur le seul nom de chrétien. C'est ainsi qu'un eunuque chéri du roi, nommé Azad, périt dans la foule des martyrs, après avoir confessé Jésus-Christ. Quand le roi l'apprit, il s'en désola et publia sur-le-champ un édit pour arrêter ces exécutions en masse, et prescrire d'informer seulement contre les chefs de la religion de Jésus-Christ.

Cette persécution moissonna une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants dont les noms ne nous sont pas parvenus, excepté ceux qui souffrirent le martyre dans la ville royale. Beaucoup aussi étaient étrangers à la Perse et originaires d'autres pays.

Beaucoup de soldats des armées du roi, qui confessèrent glorieusement Jésus-Christ, grossirent aussi le nombre des martyrs.

 

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MARTYRE DE SAINTE TARBO ET DE SA SŒUR, VIERGES, ET DE LEUR SERVANTE.
AU MOIS DE MAI DE L'AN 341 DE JÉSUS-CHRIST

 

La femme de Sapor tomba dangereusement malade. Les éternels ennemis de la croix, les Juifs, qui avaient toute sa confiance, n'eurent pas de peine à lui persuader que les soeurs de l'évêque Siméon, pour venger la mort de leur frère, lui avaient attiré cette maladie par des pratiques magiques. Aussitôt on en réfère au roi, et la vierge Tarbo et sa sœur, comme elle consacrée à Dieu, ainsi que leur servante, également vierge,

sont arrêtées. Conduites au vestibule du gynécée du palais, elles comparaissent devant trois juges. Tarbo était d'une éblouissante beauté ; sa vue gagna soudain le cœur de ses juges, et chacun d'eux songea, à l'insu des autres, aux moyens de l'arracher aux périls qui la menaçaient. Toutefois, se composant un visage sévère, ils dirent aux trois vierges :

« Vous avez, par vos enchantements, rendu malade la reine, la souveraine de tout l'Orient ; vous méritez la mort. »

Tarbo répondit tranquillement : « Pouvez-vous accuser des chrétiennes d'une telle chose? Rien n'est plus contraire aux pratiques de notre sainte religion que la magie. Vous ne pouvez pas trouver en nous l'ombre d'un crime : mais, si vous avez soif de notre sang, qui vous empêche de le boire ? Si vous vous plaisez tant à torturer chaque jour des chrétiens, que ne vous donnez-vous encore ce spectacle ? Nous sommes chrétiennes, nous mourrons telles, et nous garderons notre foi. Savez-vous ce qu'elle nous prescrit, cette foi ? d'adorer un seul Dieu, et de ne lui égaler rien de ce qu'il y a au ciel et sur la terre ; et, quant aux enchanteurs et aux magiciens, de les punir de mort par l'autorité publique ? Pouvez-vous donc encore nous croire

 

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coupables de pratiques qui seraient la violation la plus criminelle de notre foi ? »

Mais Tarbo prouvait en vain son innocence : elle et ses compagnes furent condamnées à mort. Cette sentence, si elle contentait l'impiété des juges, contrariait singulièrement leur dessein. Chacun d'eux, en considérant la beauté de Tarbo, et son esprit égal à sa beauté, avait, conçu secrètement le projet de l'épouser, et se flattait d'y parvenir facilement s'il la sauvait de la mort. Le président dit donc aux trois vierges : « N'alléguez pas les lois de votre religion ; nous savons bien que vous auriez préféré la vengeance ; c'est vous qui, par vos enchantements, avez attiré la maladie de la reine, au mépris de toutes les défenses de votre foi.

— Et pourquoi venger notre frère ? répondit la généreuse Tarbo. Vous ne lui avez rien fait qui puisse nous affliger et nous faire offenser notre Dieu si grièvement. Il est vrai, vous l'avez fait mourir ; mais il n'a pas cessé de vivre, sachez-le ; il vit dans ce royaume éternel dont dépend le vôtre ici-bas, si puissant qu'il soit, et par qui il sera renversé un jour. »

Les vierges furent reconduites en prison. Le lendemain, le président fit demander à Tarbo si elle voudrait lui accorder sa main, avec promesse, si elle y consentait, d'obtenir du roi sa liberté et celle de ses compagnes. La vierge eut horreur de cette proposition. « Misérable, tais-toi ! Ne reparle jamais de cette infamie ! Que mes chastes oreilles ne les entendent plus, et que la pureté de mon coeur n'en soit pas souillée ! Je suis l'épouse de Jésus-Christ, je lui garderai une fidélité inviolable : à lui, l'auteur de ma foi et de mon salut, je confie ma vie ; à lui j'irai sans passer par vos mains, sans avoir souillé ma robe virginale. Je ne crains ni la mort ni les supplices ; c'est la voie pour aller retrouver mon frère, et me reposer avec lui dans le séjour de la paix et du bonheur. »

Les deux autres juges firent faire secrètement les mêmes propositions à la vierge, qui les repoussa avec la même horreur. Alors ils conspirèrent unanimement la perte des trois chrétiennes et les déclarèrent, par la plus inique de toutes les sentences, coupables d'enchantements. Le roi ne put croire que des femmes fussent adonnées à ces pratiques, et il ordonna de

 

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les mettre en liberté si elles consentaient à adorer le soleil.

Elles refusèrent. « Dieu, dirent-elles, ne doit être comparé à aucune créature ; nous ne rendrons pas aux oeuvres de ses mains le culte qui n'est dû qu'à lui seul. Ni les menaces ni les supplices ne nous feront abandonner Jésus-Christ, notre Sauveur. »

A peine avaient-elles parlé, que les mages s'écrièrent : «Périssent ces misérables, dont les enchantements font depuis si longtemps languir la reine ! »

Le roi leur permit de choisir eux-mêmes le genre du supplice. Ils ordonnèrent de les scier en deux ; car ils avaient annoncé que si la reine passait entre deux rangées de corps coupés par morceaux, elle recouvrerait la santé.

Pendant qu'on les conduisait au supplice, le président fit encore proposer à Tarbo de l'épouser, en lui promettant en même temps sa grâce. La vierge ne put contenir son indignation : « Scélérat, s'écria-t-elle, tu n'as pas honte de nourrir encore de telles pensées ! Apprends donc que la mort, pour moi, c'est la vie, mais qu'une vie achetée au prix de l'infidélité me serait plus dure que la mort. »

Arrivées au lieu du supplice, on les, attacha chacune à deux pieux, et on les scia par le milieu du corps ; puis on les coupa en six morceaux, qu'on plaça dans six corbeilles, et on suspendit ces corbeilles à des poteaux sur deux rangs. Ces poteaux ainsi disposés, avec un espace au milieu, ressemblaient aux deux branches d'une croix, et les morceaux des corps des saintes étaient les fruits de ces deux branches de l'arbre divin, fruits d'agréable odeur pour Dieu, mais bien amers pour les persécuteurs!

Spectacle affreux et lamentable ! En vit-on jamais de pareil? Vous qui aimez à pleurer, venez, mouillez vos yeux de pieuses larmes ; elles couleront abondantes au souvenir de ce jour funeste où de saintes vierges, qui se cachaient avec tant de soin à tous les yeux, au fond de leur demeure inaccessible, se virent donner en spectacle aux regards d'un peuple immense : elles subirent avec joie pour Jésus-Christ cet affront public. Admirez cependant, au milieu des excès de la perversité humaine, le silence de la justice divine. Elle se tait et dissimule, parce que sa vengeance, quand le jour en sera venu, sera sans

 

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miséricorde. Admirez aussi l'étonnante audace de l'orgueil humain ; mais quand il aura été une fois réprimé et abattu, ce sera sans retour.

Quant aux hommes atroces qui ont coupé par morceaux ces saintes vierges et en ont attaché à des poteaux les lambeaux sanglants, ils ont réalisé ce que disent les saintes Lettres : « Les hommes qui se sont levés contre nous nous auraient peut-être dévorés tout vivants ! » Qui a pu trouver du plaisir à cet affreux spectacle? Qui a pu le regarder sans détourner les yeux? Qui a pu s'en assouvir et s'en repaître ?

Cependant la reine, conduite par les mages, passa au milieu des deux rangs de poteaux auxquels pendaient les membres de ces saintes ; et toute l'armée passa après elle. Ces martyres remportèrent leur couronne le cinq de la lune du mois de mai.

 

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MARTYRE DES SAINTS MILÈS, ÉVÊQUE DE SUSE ; ABROSIME, PRÊTRE, ET SINA, DIACRE. LE 31 NOVEMBRE DE L'ANNÉE 341 DE J.-C.

 

Saint Milés naquit au pays des Razichites. Il passa sa jeunesse à la cour ; mais Dieu ne voulait pas laisser plus longtemps dans la fange ce vase d'élection, et le fit entrer dans les rangs de la milice du Roi du ciel. Purifié par le baptême, et rempli de l'effusion du Saint-Esprit, Milés apprit à se préserver des souillures du corps, à se conserver chaste et pur, à dompter sa chair par les jeûnes et les veilles, à marcher avec fidélité sur les traces de Jésus-Christ.

Telle était la sainte vie du bienheureux Milés, quand la Providence le choisit pour l'accomplissement des plus grandes oeuvres. Dévoré du feu sacré, et n'en pouvant contenir l'ardeur, il résolut de quitter son pays, et de suivre l'attrait divin qui le poussait à travailler au salut des âmes. Dans ce but il quitta Lapeta, sa patrie, et vint à Elam, ville peu éloignée de Suse. Là, par des entretiens particuliers, par des discours publics, il s'appliquait à porter les âmes à la vertu, et à les détourner des vices. Qui croirait combien de fatigues il essuya, combien de persécutions il souffrit dans ces exercices de zèle ? Cependant, dans le but d'être plus utile à l'Église, il se laissa promouvoir à la dignité épiscopale, après avoir reçu les ordres inférieurs, et Gadiales, évêque de Lapeta, qui devint martyr, lui imposa les mains. Il passa trois années entières dans d'immenses travaux et toutes sortes de privations, et, loin de réussir selon ses désirs à procurer la gloire de Dieu, il fut cent fois traîné par les rues et les places publiques, et enfin jeté à demi mort hors de la ville. Le saint homme

 

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soufflait avec un courage admirable ces indignités ; cependant, voyant tous les habitants adonnés à l'idolâtrie et aux superstitions des mages, et désespérant de les éclairer, il résolut d'abandonner cette ville, et d'exercer son zèle ailleurs. On dit que le saint évêque, en sortant de Suse, lui annonça la vengeance divine. « Malheureuse cité,, dit-il, la bonté de Dieu t'offrait l'occasion de changer ton sort, et de t'élever à la plus haute prospérité ; tu ne l'as pas voulu ! tu as foulé aux pieds cette grâce! Le jour approche ! un ennemi cruel te détruira, tes superbes édifices seront renversés, tes habitants fugitifs iront demander à la terre étrangère un asile incertain. »

Il y avait trois mois à peine qu'il avait menacé de la sorte, quand, pour punir une conspiration des principaux citoyens de Suse, le roi Sapor y envoya une armée avec trois cents éléphants : les édifices furent rasés, les habitants égorgés, toute la ville dévastée ; on y fit passer la charrue, et maintenant c'est une plaine qu'on laboure et qu'on ensemence.

Cependant saint Miles, n'ayant rien de plus que le livre des Evangiles, se rendit à Jérusalem ; de là à Alexandrie pour voir Ammonius, disciple d'Antoine, chef des Pleureurs, ou solitaires. Il y passa deux ans à visiter les moines du désert ; puis il retourna en Perse, d'où il passa à Nisibe.

Saint Jacques, évêque de cette ville, y faisait alors bâtir une église. Miles, également charmé et du grand esprit de l'évêque, et de la beauté de l'édifice, demeura quelque temps avec lui ; et, étant passé de là dans la province d'Habiade, il envoya à Jacques en présent une grande quantité de soie, pour contribuer aux frais de la construction de son église.

Quelque temps après, il alla en Syrie, et trouva l'Église de Séleucie-Ctésiphon déchirée par un schisme. Papas, son évêque, était cause de cette déplorable division. Homme fier et arrogant, il regardait avec hauteur les évêques assemblés pour juger sa cause, et traitait durement les prêtres et les diacres de son Église. Milés le reprocha publiquement à cet homme odieux : « Qu'ont donc fait tes frères, lui dit-il, pour agir ainsi à lent égard, pour les traiter avec tant de mépris, de haine et de violence ? Te crois-tu un dieu ? N'est-il pas écrit : Que le premier parmi vous soit votre serviteur? » Papas lui répondit :

 

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« Est-ce à toi, insensé, de me faire la leçon, et penses-tu m'apprendre quelque chose ? » Alors Miles, tirant d'un étui le livre des saints Evangiles, le posa sur un coussin, et regardant Papas : « Si tu dédaignes mes leçons, car je ne suis qu'un homme, n'aie pas honte au moins d'en recevoir de l'Évangile du Seigneur, que je mets sous tes yeux, puisque l'oeil intérieur de ton âme est aveugle sur ses commandements. » Papas, transporté de colère, osa porter une main impie sur le saint livre, en disant : « Parle, parle donc, Évangile. » Miles, effrayé de ces paroles, accourt, prend l'Evangile dans ses mains, le baise avec respect, et le porte à ses yeux ; puis, en présence de tout le peuple, il dit à haute voix à Papas : « Puisque, insolent, tu t'es porté à de tels excès contre les paroles de vie de Notre-Seigneur, à l'instant même son ange, qui est ici, va te dessécher la moitié du corps pour inspirer une terreur salutaire à tous ; tu ne mourras pas cependant, tu vivras, comme un effrayant exemple des châtiments célestes. » Au même moment Papas, frappé de pieu, fut paralysé d'une moitié de son corps, et, tombant sur l'autre côté, il resta dans d'incroyables douleurs jusqu'à sa mort, qui eut lieu douze ans après. Cet événement frappa tout le peuple de terreur.

Saint Milès se retira ensuite dans le pays de Maïsan, et alla demeurer avec un ermite. Le seigneur du lieu, qui depuis deux ans était gravement malade, l'ayant appris, envoya un de ses serviteurs prier le saint évêque de daigner le venir voir. « Retournez, répondit le saint homme au serviteur, entrez dans la chambre de votre maître. et dites à haute voix : Voici ce qu'a dit Miles : Au nom de Jésus de Nazareth, soyez guéri ; levez-vous et marchez. » Le serviteur obéit, et le malade à l'instant même obtint une guérison parfaite et il alla trouver le saint évêque avec tous les gens du pays, pour en rendre à Dieu db solennelles actions de grâces. Ce miracle convertit plusieurs païens.

Il y avait dans le même pays un jeune homme qui, depuis son enfance, était possédé d'un malin esprit : Miles pria et, ayant fait sur le possédé le signe de la croix, le délivra. Il opéra en ces lieux plusieurs miracles pour la gloire de Dieu.

Quelque temps après, il retourna dans la province des Razichites,

 

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son pays natal. Une dame noble, qui depuis neuf ans souffrait d'une cruelle infirmité et avait perdu l'usage de tous ses membres, apprenant la présence en ces lieux du grand serviteur de Dieu, se fit porter par ses esclaves à sa demeure. Milès la regarda, et vit qu'elle osait à peine demander sa guérison, n'espérant pas pouvoir être délivrée de son mal. « Voulez-vous, lui dit-il, croire au seul vrai Dieu, et espérer de lui votre guérison ? — Oui, dit-elle, je crois au seul et unique Dieu. » Alors saint Milès fit une courte prière, prit la main de la dame, et lui dit : « Au nom du Dieu en qui vous avez cru, levez-vous et marchez, et bénissez-le de votre guérison. » Aussitôt la dame fut guérie ; les forces revinrent, la paralysie cessa, et elle retourna toute seule à la maison, sans le secours de ses esclaves. Ce miracle excita, parmi les habitants de cet endroit, une admiration et une joie universelles.

Racontons encore un prodige non moins éclatant opéré par le saint dans le même lieu. Deux hommes vinrent le trouver. L'un d'eux accusait l'autre de vol, et lui demandait de prouver son innocence par le serment; celui-ci avait accepté la condition. Milès l'avertit de ne pas commettre de parjure. « Gardez-vous, mon fils, lui disait-il, de tromper votre frère, et de prendre Dieu à témoin d'un mensonge. » Mais l'impie, se souciant peu de l'avertissement du saint évêque, ne craignit pas de faire un faux serment. Alors Milès, le regardant fixement : « Si tu as pris Dieu à témoin de la vérité, lui dit-il, retourne sain et sauf à ta maison ; mais si tu es parjure, sois, comme Giézi, frappé de lèpre, et publiquement confondu. » Et aussitôt le parjure fut couvert d'une lèpre si affreuse, que tous les habitants en furent épouvantés, et qu'un grand nombre, abjurant l'idolâtrie, se fit instruire dans la religion chrétienne.

L'évêque fugitif passa en d'autres pays. Deux moines l'accompagnèrent. Après qu'ils eurent fait assez de chemin, un torrent leur barra le passage. Ils attendirent tout un jour pour voir si les eaux n'allaient pas décroître, ou s'ils ne trouveraient pas un gué ; mais ce fut en vain. Alors saint Milès conseilla à ses deux compagnons de s'en retourner à leur monastère et leur dit adieu. Ceux-ci firent semblant de partir et se tinrent cachés, pour observer ce que le saint allait faire, et comment il

 

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passerait le torrent : ils le virent d'abord prier debout avec ferveur, et puis, sans ôter sa chaussure, se confier au courant, et, marchant avec confiance sur les eaux, gagner sain et sauf l'autre rive.

Arrivé au village prochain, il se trouva qu'on y accusait un diacre d'un crime énorme. Saint Milès lui adressa, au milieu même de l'église, une charitable exhortation : ;« Si tu es coupable de cette faute, mon fils, avoue-le, et mets-toi en devoir d'apaiser Dieu par la pénitence : Dieu est miséricordieux, et il te pardonnera ; mais garde-toi, si tu n'es pas pur, de le servir a l'autel : tu provoquerais sa juste colère. — Seigneur, répondit le diacre avec assurance, prends garde de ne pas te rendre criminel toi-même, en te faisant complice d'une accusation qui n'est qu'un impudent mensonge et une odieuse. calomnie contre moi. » Ayant dit cela, il prit hardiment le livre des Psaumes, et monta à l'ambon pour chanter. Mais tout à coup ait vit sortir du sanctuaire une main qui vint frapper la bouche du diacre impur : le malheureux tomba raide mort. Tous les spectateurs furent terrifiés.

Le saint fit un autre miracle. On lui amena un pauvre jeune homme qui avait, depuis son enfance, les jambes et les pieds tellement tordus, qu'il ne marchait pas, mais rampait sur les genoux. Le saint évêque le prit par la main, et le guérit en disant : « Au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche. » Et sur-le-champ les pieds et les jambes reprirent leur forme naturelle. Ce jeune homme avait vingt ans.

Nous ne pouvons raconter toutes les guérisons merveilleuses, tous les prodiges manifestement divins opérés par le saint. Ceux mêmes dont nous avons parlé, nous n'avons fait que les rappeler sans nous y étendre. Hâtons-nous d'arriver au plus illustre de ses miracles, à celui qui les couronna tous, le miracle de son martyre, le glorieux témoignage du sang qu'il rendit à Jésus-Christ.

Tandis que le bienheureux Milès procurait ainsi la gloire de Dieu, Hormisdas, gouverneur de la province, homme orgueilleux et violent, irrité d'apprendre que l'apôtre faisait des disciples, le fit arrêter et conduire à Maheldagdar, capitale de la satrapie. On arrêta avec lui deux de ses disciples, le prêtre Abrosime et

 

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le diacre Sina. Tous trois furent emprisonnés, on les flagella deux fois jusqu'au sang, et on voulut les forcer de sacrifier au soleil. Ils se moquèrent du tyran, montrèrent dans les tourments une constance inébranlable, et ne cessèrent de louer Dieu.

Tandis qu'on les tenait en prison en attendant le jour du supplice, on ordonna à Hormisdas, pour le premier jour de l'année, les préparatifs d'une grande chasse dans les montagnes. Hormisdas, ravi, fit amener les trois martyrs chargés de chaînes. Quand ils furent devant lui, le tyran demanda, d'un ton moqueur, à saint Milès : « Qui es-tu, toi? un dieu, ou un homme ? Quelle est ta religion ? Quelles sont tes croyances ? Voyons, expose-les devant nous, rends-nous témoins de ta sagesse, afin que nous devenions aussi tes disciples. Autrement, si tu veux nous cacher ta secte, sois sûr d'être tué ici même et sur-le-champ, comme ces bêtes. »

Le saint évêque, comprenant ses intentions, répondit : « Je suis un homme, et non un dieu ; quant aux vérités de ma religion, on n'en parle qu'avec un respect profond, et on n'en confie pas à des oreilles impures les saints mystères. Ecoute cependant le seul mot que je vais te dire : Malheur à toi, tyran impie et cruel, et à ceux qui, comme toi, sont les ennemis de Dieu et de son Eglise ! Ce Dieu, dans le siècle à venir, vous jugera, et il vous prépare le feu, les ténèbres éternelles, et des grincements de dents, parce que, tenant de sa bonté vos biens et vos richesses, loin de vous en montrer reconnaissants, vous vous servez de ces biens mêmes pour l'outrager. »

A ces mots, Hormisdas, hors de lui, saute de son tribunal, et, tirant le poignard qu'il portait à sa ceinture, il l'enfonce dans le flanc du martyr. Narsai, frère du tyran, transporté de la même fureur, lui perce aussi de son poignard l'autre côté. Le martyr du Christ tombe mourant ; mais, avant d'expirer, il annonça aux deux frères leur destin : « Puisque votre amour fraternel, vous unissant pour le même crime, vous a fait répandre à tous deux le sang innocent, demain, à la même heure, en ce même lieu, votre sang coulera de vos propres mains, les chiens lécheront ce sang, les oiseaux de proie mangeront vos chairs, et le même jour votre mère pleurera deux enfants, et vos deux épouses seront veuves. »

 

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Pendant qu'on traitait ainsi saint Milès, Abrosime et Sina étaient conduits sur le haut de deux collines, et placés l'un en face de l'autre, et ils furent lapidés.

Hormisdas passa la nuit en ce lieu, et le lendemain, au point du jour, les bêtes s'étant montrées très nombreuses, il les poursuivit avec ardeur, sans se souvenir des menaces du saint. Et à l'heure même où le martyr avait été frappé, la vengeance divine atteignait les deux frères. Excellents chasseurs, également habiles à manier l'arc et le javelot, ils s'élancèrent l'un et l'antre des deux côtés opposés de la montagne à la poursuite d'un cerf échappé des rets, et, lançant leurs traits à la fois, ils se percèrent mutuellement ; ils tombèrent donc tous deux au lieu même où ils avaient tué saint Milès. Ce châtiment épouvanta toute la contrée. Les corps des deux frères devinrent la proie des oiseaux et des bêtes sauvages ; car c'est la coutume en Perse de laisser les cadavres sans sépulture jusqu'à la consomption des chairs, et de n'ensevelir que les os.

Les corps des trois martyrs furent recueillis la nuit suivante et portés au château de Malcan, où on leur éleva un tombeau. Ce tombeau fut illustré par un grand miracle. Les Arabes sabéens, qui pillaient souvent ces terres, ne purent jamais, dans la suite, parvenir à piller le château : ce que les habitants attribuèrent, avec raison, à la protection des saintes reliques.

Saint Miles et ses compagnons furent mis à mort le treizième de la lune de novembre.

 

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MARTYRE DE SAINT SCHADHOST, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE CENT VINGT-HUIT AUTRES MARTYRS, SES COMPAGNONS. LE 20 FÉVRIER AN 342 DE JÉSUS-CHRIST

 

Schadhost succéda à Siméon dans l'épiscopat de Séleucie-Ctésiphon. Une nuit, il eut une vision. A son réveil, il assembla ceux de ses prétres et de ses diacres les plus versés dans les mystères de Dieu, et leur raconta sa vision : « Il me semblait voir une échelle merveilleuse qui touchait au ciel. Siméon, radieux, était au sommet ; il me regardait et me disait : « Allons, Schadhost, monte, ne tremble pas ; je montai hier, à ton tour aujourd'hui. » Eveillé par cette vision, je crus comprendre, je me persuadai même que la volonté divine était que je suivisse le bienheureux Siméon dans son martyre. Quant à cette parole : « Je montai hier, à ton tour aujourd'hui », il me semble que comme Siméon a souffert le martyre l'année dernière, je dois le souffrir cette année. » Ensuite, pour animer ses compagnons, il leur rappela ces paroles de l'Apôtre : « Fortifiez-vous dans le Seigneur et dans la vertu de sa puissance ; revêtez vous des armes de Dieu » ; et ces autres : « En faisant ainsi, vous brillerez parmi les hommes, comme des lumières ; vous garderez en vous le verbe de vie. » Il ajoutait encore : « Quelle honte de s'effrayer aux approches de la mort, et de trembler à son aspect ! Il est beau de s'exposer en combattant; ceux qui veulent se tenir hors de la portée du trait courent risque de passer pour lâches. Nous sommes persécutés pour Jésus-Christ et notre sainte foi. Ainsi donc, pendant qu'on nous prépare la guerre, pendant qu'on aiguise le glaive qui nous doit égorger; soyons prêts à gagner notre couronne, et tandis que le jour fuit encore dans l'horreur de cette nuit, pressons le pas, hâtons-nous

 

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d'arriver au royaume céleste, à l'éternelle félicité. Je vous supplie, je vous conjure de m'aider dans cette difficile affaire par vos instantes prières auprès de Dieu, afin qu'il me soit donné d'obtenir cette bienheureuse couronne qu'une vision vient de m'annoncer. »

Quelle ardeur, quelle allégresse pour mourir chez ceux que l'Esprit de Dieu poussait ! Au contraire, quelle anxiété dans ceux qui n'écoutaient que l'instinct de la nature ! Les uns couraient au-devant de la mort, qui devait, c'était leur espérance, faire place à la bienheureuse vie; les autres, faibles et lâches, l'évitaient, tremblaient, se cachaient, pour prolonger leurs jours. Ceux que consumait le saint amour de Dieu se hâtaient de quitter cette prison du corps, pour s'envoler au plus tôt vers Dieu ; ceux que le fol amour de cette vie enchaînait ne cherchaient qu'à la conserver. Ainsi, ceux-là choisissaient les délices de l'éternelle vie, ceux-ci les misères de la vie mortelle.

La seconde année de la persécution, Sapor, pendant son séjour à Séleucie, fit arrêter Schadhost, homme d'une gravité et d'une pureté de moeurs remarquables, et non moins vénérable par sa foi et sa piété. Son nom signifiait l'ami du roi, et c'était bien dit ; car il aimait de toute son âme le Roi, le Roi du ciel. On arrêta en même temps à Séleucie, et dans les lieux voisins, cent vingt-huit chrétiens, prêtres, diacres, simples clercs, et vierges consacrées à Dieu. Ils furent tous jetés en prison, et gardés cinq mois entiers, jusqu'au jour du supplice. Pendant ce temps, on les tira trois fois de la prison pour les mettre à la question ; on les suspendit au chevalet, on les roua de coups, on leur fit souffrir toute espèce de maux ; ils refusèrent toujours d'adorer le soleil. Les juges, au nom du roi, leur promettaient leur grâce et leur liberté, s'ils y consentaient. Schadhost, au nom de tous, répondit : « Va dire ceci à ton maître, que nous avons tous une même foi et une même inébranlable résolution. Nous proclamons un seul Dieu, que nous servons de tout notre coeur ; mais le soleil et le feu, ces choses qu'il a créées pour notre usage, n'espère pas nous les faire adorer jamais, n'espère pas nous t faire trahir notre loi sainte. Tes menaces sont inutiles ; tu ne nous réduiras pas par la peur. Aiguise tes épées, voilà nos têtes ; multiplie tes tortures, nous te livrons notre vie : hâte-toi

 

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de la prendre, c'est notre désir. Un jour, une heure semblent longs à notre impatience. »

Le roi répondit : « Si sur-le-champ vous n’obéissez à mes ordres, ce sera votre dernière Eure. » Les martyrs s'écrièrent : « La vie qui nous attend en Dieu et dans le Christ, vous ne pouvez nous l'arracher. Le Christ, après notre mort, nous rendra la vie, et, de mortels que nous sommes, nous rendra immortels. Préparez vos supplices les plus affreux ; nous serons toujours pleins d'allégresse quand il faudra mourir pour Jésus-Christ. Au reste, nous l'avons dit cent fois, vous ne nous ferez jamais adorer le soleil. »

Le roi les condamna tous à la mort. Quand les martyrs connurent cette sentence et se virent aux mains des bourreaux, pleins d'une sainte allégresse, ils se mirent à chanter ce cantique: «Jugez notre cause, Seigneur, et vengez-nous de ce peuple cruel ; arrachez-nous des mains de ces hommes de sang. » Arrivés au lieu de l'exécution, hors de la ville, ils s'exhortaient les uns les autres: « Gloire à Dieu, disaient-ils, qui nous fait la grâce du martyre, qui nous accorde cette couronne si désirée ! Gloire à Jésus-Christ, qui nous tire des misères de ce siècle pour nous tirer à lui, qui nous purifie dans notre sang pour nous rendre dignes de sa présence ! » Leurs chants ne cessèrent de se faire entendre que quand le glaive les eut tous frappés.

Ces saints martyrs reçurent leur couronne le vingtième de la lune de février. Schadhost ne mourut pas avec eux. On le conduisit, enchaîné, à Lapeta, dans la province des Huzites : c'est là qu'il eut le bonheur d'avoir la tête tranchée pour Jésus-Christ.

 

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MARTYRE DE SAINT BAR-SABAS, ABBÉ, DE DIX DE SES COMPAGNONS, ET D'UN MAGE. AU MOIS DE JUIN DE L'ANNÉE 342 DE JÉSUS-CHRIST

 

Vers le temps où saint Milès cueillait la palme du martyre, on dénonça au préteur de la ville d'Astakara Bar-Sabas, abbé d'un monastère en Perse, qui avait dix moines sous sa conduite. « Cet homme, disait-on, en a entraîné un grand nombre dans l'erreur. C'est un magicien, qui veut substituer ses pratiques à la religion des mages. Le préteur se le fit amener, lui et ses disciples, enchaînés. On leur fit souffrir tout ce que les tortures ont de plus horrible ; on leur broya les genoux, on leur cassa les

jambes, on leur coupa les bras, le nez et les oreilles, et on les frappa rudement sur le visage et sur les yeux. Le juge, furieux de voir que les martyrs non seulement n'avaient pas succombé à ces affreux tourments, et n'avaient pas renié leur Dieu, mais qu'ils n'avaient pas même changé de visage, les fit conduire hors de la ville et mettre à mort. Ils furent traînés au lieu du supplice, suivis d'une multitude immense, et au milieu des soldats et des bourreaux ils ne cessèrent de chanter des hymnes et

des cantiques.

Comme on commençait l'exécution, un mage, qui sortait de la ville avec sa femme, ses deux enfants et plusieurs domestiques, vint à passer non loin de là. Apercevant le peuple attroupé, il arrêta sa suite, pour voir ce qui se passait. Il s'avance à cheval, précédé d'un serviteur, fend la presse, et pénètre tout près des martyrs. Le saint abbé chantait doucement, et encourageait ses compagnons à mourir, les prenant par la main, et les présentant lui-même au bourreau. Ce spectacle frappa d'admiration le mage ; Dieu lui ayant alors ouvert les yeux, il vit plus merveilleux encore : une croix lumineuse

 

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brillait sur le front de chacun des martyrs immolés. A cette vue, le mage, soudainement converti, saute à bas de son cheval, change d'habits avec le serviteur qui l'avait suivi, et, s'approchant de Bar-Sabas, lui raconte à l'oreille ce qu'il a vu, et ajoute : « Ton Dieu, sans doute, a voulu me choisir pour rendre aussi témoignage à ta foi. Je le confesse, ce Dieu, j'y crois de toute mon âme. Personne ici ne sait si je suis ou non de tes disciples. Prends-moi donc aussi par la main, et présente-moi aux bourreaux. Je sens le plus ardent désir de donner ma vie avec vous, qui êtes vraiment le peuple saint et fidèle. » Bar-Sabas, frappé du signe miraculeux que Dieu avait montré au mage, le prend par la main, et le présente après le dixième de ses compagnons aux bourreaux, qui lui coupèrent la tête sans le connaître. Le saint abbé fut décapité le dernier. Ainsi, par l'adjonction du mage, douze martyrs furent couronnés ce jour-là. Leurs têtes furent suspendues dans le temple de Nahitis, ou Vénus, pour inspirer de la terreur au peuple ; leurs corps furent abandonnés aux oiseaux et aux bêtes.

La belle action du mage ne tarda pas à être connue, et se répandit rapidement dans toute la province ; elle excita la plus vive admiration, et convertit à la religion chrétienne un grand nombre de païens, et d'abord la femme du mage, ses enfants et ses domestiques, qui se hâtèrent de se faire instruire, reçurent le baptême, et demeurèrent toute leur vie fidèles à Dieu.

Ce martyre eut lieu le dix-septième jour de la lune de juin.

 

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MARTYRE DE SAINT NARSÈS, ÉVÊQUE, ET DE SAINT JOSEPH SON DISCIPLE, DE LA VILLE DE SCHARGERD, PROVINCE DE BETH-GARMAI, AINSI QUE DE VINGT AUTRES MARTYRS. LE 10 NOVEMBRE DE L'ANNÉE 344

 

La quatrième année de la persécution, Sapor étant venu à Schargerd, fit arrêter Narsès, évêque de cette ville, avec Joseph son disciple. Quand ils furent devant lui, le roi dit à Narsès d'un air de compassion : « Vénérable vieillard, qui pourrait contempler sans respect et sans attendrissement tes cheveux blancs, et la brillante jeunesse de ton disciple ? Je me sens ému en pensant que tant de grâce et de beauté va être perdu, et qu'une mort affreuse va tous les deux vous détruire. Ainsi donc, croyez-moi, je suis votre ami, rendez-vous à mes conseils ; je vous promets, si vous adorez le soleil, les plus grandes récompenses. Vous m'inspirez, je vous l'avoue, le plus tendre intérêt.

— Tes flatteuses paroles, répondit Narsès, sont loin de nous être agréables : par cet insidieux langage, tu voudrais nous séduire, et nous faire échanger les biens que nous avons acquis dans le Seigneur pour les biens fragiles et périssables de ce siècle. Tu mets toute ta gloire et toutes tes espérances dans ces biens, et tu ne sais pas que tout cela n'est que songe qui se dissipe au réveil, rosée qui s'évanouit au matin ; pour moi, j'ai plus de quatre-vingts ans, j'ai passé toute ma vie au service de mon Dieu, et la suprême prière que je lui adresse, c'est de persévérer jusqu'à mon dernier soupir dans son amour, et de n'avoir jamais le malheur d'abandonner son saint culte pour adorer le 5 soleil sa créature.

— Si vous n'obéissez pas, je vous ferai mettre à mort.

— Sire, dit Narsès, écoute. Si, après nous avoir arraché la vie,

 

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tu pouvais nous la rendre et nous l'arracher encore, et cela jusqu'à sept fois sept fois, nous choisirions la mort plutôt que l'apostasie. » A ces mots, le roi les condamna à mort, et les fit conduire au supplice, hors de la ville. Une multitude immense les suivit, pour assister à leur martyre. Arrivés au lieu de l'exécution, Narsès promenait tranquillement ses regards sur la foule, et Joseph, son disciple, lui disait : « Pourquoi, père, regardes-tu cette multitude ? Vois aussi comme elle te regarde ! On dirait qu'elle attend que tu lui donnes, comme de coutume, le signal de se retirer, pendant que tu vas regagner toi-même ta demeure. »

Le saint vieillard, radieux, regardait son cher disciple et lui disait en l'embrassant : « Que tu es heureux, pieux et innocent Joseph, d'avoir échappé à tous les pièges de ce monde ! Aujourd'hui tu peux t'en aller joyeux frapper à la porte du royaume céleste ! » Comme il parlait, Joseph présenta sa tête au glaive. Le saint vieillard eut aussitôt après le même sort. C'était le dixième jour de la lune de novembre.

Jean, évêque de Beth-Séleucie, fut également mis à mort par Ardascir, gouverneur de la province d'Adiabène.

Un autre martyr, Sapor, aussi évêque dans le pays de Beth-Séleucie, mourut en prison par suite des privations et des souffrances. Quand les gardiens de la prison l'annoncèrent à Ardascir, celui-ci, craignant une tromperie, leur commanda de lui apporter sa tête, ce qui fut fait.

Isaac, évêque de la même contrée, fut lapidé à Nicator ; des habitants, qui n'avaient de chrétien que le nom, se laissèrent contraindre par le même Ardascir à cette barbarie.

Isaac, prêtre d'un bourg nommé Hulsar, périt de même, hors de la ville de Beth-Séleucie, par les ordres du préfet Adargusnasaph.

Papa, prêtre d'un village appelé Helminum, fut mis à mort par le gouverneur de la province.

Uhanam, un jeune clerc, fut lapidé par les femme de Beth-Séleucie, sa ville natale. L'impie Ardascir les y avait forcées.

Ajoutez à ces saints martyrs Gouschtazad, aussi de Beth-Séleucie, et eunuque du satrape de l'Adiabène. Ayant refusé d'obéir à l'édit du roi qui ordonnait d'adorer le soleil, il fut

 

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condamné à mort, et on confia l'exécution à Vartranes, prêtre apostat. Quand ce malheureux s'approcha, le martyr, saisi à son aspect, s'écria : « Quoi, un prêtre ! c'est un prêtre qui va me frapper ! » Mais se reprenant au même instant : « Je me trompe, dit-il, ce n'est pas un prêtre, c'est un apostat ! Achève, malheureux, toi à qui le sacerdoce a servi comme à Judas son apostolat. On voit bien que tu appartiens à Satan, puisqu'il se sert de toi pour ses oeuvres. » Ainsi périt Gouschtazad de la main criminelle d'un prêtre apostat.

D'autres martyrs étaient laïques, Sasannès, Mares, Timée et Zaron, de la petite ville de Lasciuma. Conduits enchaînés dans la province des Huzites, ils scellèrent tous de leur sang leur glorieux témoignage à la foi chrétienne.

Une dame noble de la ville de Beth-Séleucie, Bahutha, fut mise à mort dans le même temps par l'ordre du préfet Adargusnasaph, et après elle les vierges Thécla et Dunacha ; le gouverneur fit encore périr hors des murs de Beit-Séleucie, dans un camp appelé Hévara, Tatona, Mania, Mazachia et Anna, toutes vierges consacrées au Seigneur. La terre, arrosée de leur sang, produisit miraculeusement un figuier, qui fut dans la suite une occasion de salut pour plusieurs ; longtemps après, les manichéens, à qui la mémoire de ces saintes vierges était odieuse, arrachèrent cet arbre. Cette impiété fut châtiée ; elle attira une maladie contagieuse qui emporta un grand nombre de sectaires; et le prodige fut si manifeste, que les manichéens eux-mêmes n'attribuèrent le fléau qu'à cette profanation d'un lieu saint et vénérable.

D'autres vierges de la province de Beth-Garmai, Abiatha, Hatés et Mamlacha, furent mises à mort par ordre de Sapor, après avoir généreusement confessé la foi.

 

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LES ACTES DE CENT VINGT MARTYRS, DONT CENT ONZE PRÊTRES, DIACRES ET MOINES, ET NEUF VIERGES CONSACRÉES A DIEU. LE 6 AVRIL DE L'ANNÉE 345

 

La persécution durait depuis cinq ans. Sapor, qui résidait à Séleucie, fit arrêter cent vingt chrétiens, parmi lesquels se trouvaient neuf vierges consacrées à Dieu ; les autres étaient prêtres, diacres et clercs de différents ordres. On les jeta dans des cachots obscurs et fétides, où ils demeurèrent jusqu'à la fin de l'hiver, c'est-à-dire pendant six mois entiers, dans une situation plus pénible que la mort. Cependant, dans leur dénuement et: leur détresse, une dame noble de la ville d'Arbelle, nommée Yazdândocht, ou fille de Dieu, vint à leur aide. Cette dame, qui était fort riche, nourrit les saints martyrs pendant tout le temps de leur captivité, et avec tant de générosité et de zèle, que non seulement elle ne les laissa manquer de rien, mais encore ne voulut partager avec personne ce pieux devoir.

Pendant ce temps, les martyrs furent souvent mis à la question par les mages, et torturés de toutes manières. Leur visage rayonnait au milieu des supplices, et quand on les menaçait de les faire expirer dans les tourments s'ils n'adoraient le soleil, ils s'écriaient : « Serviteurs du vrai Dieu, du souverain Créateur et Maître de toutes choses, nous adorerions le soleil, une 'oeuvre de ses mains, jamais ! Faites-nous mourir, ce sera le comble de notre joie. La mort nous délivrera de vos insultes et de vos tortures, et nous conduira à l'éternel repos. »

Le jour fixé pour leur supplice approchait. Yazdândocht, l'ayant su, se rendit la veille à la prison, lava les pieds des saints martyrs, leur fit quitter leurs habits en lambeaux, et leur donna à chacun une robe blanche, comme pour un jour de

 

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noces. Pais elle leur offrit un festin, et les servit elle-même à table; pendant le repas, elle les animait au martyre. « Courage, disait-elle ; que la confiance en Dieu vous soutienne ;, que ses promesses, consacrées dans chaque page des saints Evangiles, vous animent ; que les exemples du Sauveur vous encouragent. Le Christ a voulu souffrir sur la terre les plus durs tourments ; c'est lui qui a ouvert les portes du martyre ; regardez son divin visage, mettez son image dans votre coeur, et vous ne craindrez pas les menaces des ennemis de son saint nom. Pendant toute cette nuit, ne pensez qu'à cette grande affaire ; veillez, priez, chantez des cantiques. Ainsi vous obtiendrez de mourir glorieusement pour Jésus-Christ, votre seul amour ; vous mériterez la palme du martyre. » Elle disait cela sans avoir cependant l'intention de leur déclarer qu'ils seraient mis à mort le lendemain. Mais eux, que son arrivée subite et ses soins tout particuliers avaient surpris, voulurent en savoir la cause. « Pourquoi, dirent-ils, nous avez-vous fait servir aujourd'hui un si beau repas, et insistez-vous tellement à nous rappeler notre devoir ? » La dame dissimula. « Laissez, dit-elle, je n'ai fait que remplir à votre égard un devoir bien doux. » Après cette réponse évasive, elle se retira. Le lendemain, au point du jour, elle était à la prison, et leur disait sans plus chercher de détours : « Vous n'avez plus qu'une chose à faire, c'est de lever au ciel vos mains suppliantes et d'implorer de tout votre coeur la grâce de Dieu. Voilà le jour heureux qui doit vous donner la couronne, et vous introduire dans le ciel. Mais il vous faut auparavant livrer un rude combat sur la terre, et triompher de l'ennemi. Et puisque vous allez bientôt paraître devant Dieu, préparez-vous à subir pour lui une mort glorieuse, et à lui donner jusqu'à la dernière goutte de votre sang. Quant à moi, je ne vous demande qu'une chose, mais je vous la demande aussi ardemment qu'on peut la demander, c'est que vous m'obteniez d'aller vous retrouver un jour auprès de Dieu ; car, si vous, qui l'avez aimé seul sur la terre, et qui allez mourir aujourd'hui pour son amour, vous lui demandez qu'il me soit permis à la fin des temps d'habiter avec vous près de lui, vous m'aurez témoigné la plus grande reconnaissance qu'il soit possible. J'ai beaucoup péché, ma conscience me le dit assez ; mais si vous

 

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voulez être mes intercesseurs auprès de Dieu, j'ai confiance qu'il me fera miséricorde. »

Les prêtres dirent : « Oui, nous espérons de la clémence et de la bonté de notre Dieu qu'il exaucera nos prières pour vous, et qu'il vous réservera une magnifique récompense en retour de tous vos bons soins ; oui, il vous les rendra avec usure, et comblera vos saintes espérances. »

Le roi ordonna que l'exécution des martyrs eût lieu de très bonne heure. Quand ils sortirent de la prison, Yazdândocht, qui était à la porte, se prosterna à leurs pieds, et leur baisa respectueusement les mains. Ils traversèrent rapidement la ville. Arrivés au lieu du supplice, l'officier qui présidait leur promit leur grâce s'ils consentaient enfin à adorer le soleil.

Les martyrs répondirent : « Tu es doublement aveugle si tu ne vois pas ceci : les coupables qu'on mène au supplice pâlissent et tremblent, et se revêtent d'habits lugubres ; mais nous, nous sourions à la mort, comme la fleur au matin, et nous prenons, non des habits de deuil, mais des habits de fête. Va, bourreau, fais-nous souffrir tout ce que tu voudras, et aussi longtemps que tu voudras ;.nous confesserons toujours le nom auguste du Créateur ; nous n'adorerons jamais le soleil. La crainte ne peut rien sur nous : nous ne reconnaissons pas les ordres de ton maître, nous serions criminels en les suivant. Nous désirons la mort ; par elle nous arriverons à une vie immortelle, et que vous ne nous ravirez jamais. » Alors les bourreaux reçurent ordre de les frapper ; les martyrs présentèrent gaiement leur tête au glaive, et reçurent tous la couronne.

A l'entrée de la nuit, Yazdândocht eut soin de faire recueillir leurs corps, et, pour éviter la colère des mages, elle les fit transporter à une assez grande distance de la ville, et enterrer cinq par cinq dans des fosses profondes.

Ils furent mis à mort le sixième jour de la lune d'avril.

 

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LE MARTYRE DE SAINT BARBASCEMIN, ÉVÊQUE DE SÉLEUCIE-CTÉSIPHON, ET DE SEIZE AUTRES. LE 9 JANVIER DE L'ANNÉE 346

 

Au commencement de la sixième année dé la persécution, Barbascemin, évêque de Séleucie-Ctésiphon, fut accusé devant le roi. « Il existe, disait-on, un homme orgueilleux et impie, qui ne cherche qu'à détourner de nos pratiques et à ruiner notre culte, et qui pousse l'audace jusqu'à blasphémer l'eau et le feu que nous adorons. — Le nom et la profession de ce téméraire ? dit le roi. — C'est le fils de la soeur de Siméon Bar-Sabbâé, chef des chrétiens à sa place. » Le prince, frémissant de colère, or-donna de l'amener ; on l'arrêta avec seize chrétiens, dont quelques prêtres, les autres diacres et clercs que la persécution avait rassemblés de différents lieux autour de leur évêque. Le roi re-garda d'un air sombre Barbascemin et lui dit : « Homme audacieux et digne du supplice, tu as eu l'impudence, au mépris de mes édits, de te faire chef d'un peuple que j'abhorre, et qui est l'ennemi de nos dieux! Tu savais bien que c'est pour cela même que j'ai fait mettre à mort Siméon, qui m'était si cher.

— Sire, répondit Barbascemin, nous ne pouvons, nous chrétiens, nous soumettre à tes édits, quand ils sont directement contraires à notre religion. Nous qui ne voudrions pas transgresser une seule lettre de notre loi, comment pourrions-nous l'enfreindre dans ce qu'elle a de capital ?

— Ton âge, je le vois bien, dit le roi, t'a rendu imbécile, puisque tu cours volontairement à la mort. Eh bien, puisque tu la cherches, tu la trouveras, et aujourd'hui même le neveu périra comme son oncle, et en entraînera un grand nombre dans sa perte.

— Non, répondit Barbascemiu, je ne hais pas la vie, je ne

 

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cherche pas la mort ; je veux seulement professer librement ma religion, et vivre conformément à ma croyance. Mais quand tu abuses de ta puissance pour nous contraindre à embrasser tes erreurs, à une telle condition je préfère la mort. Car cette mort n'est pas la fin de la vie, mais le commencement d'une vie meilleure, et, loin d'être un malheur pour moi, elle changera mes joies éphémères d'ici-bas en délices éternelles. Dieu donc me préserve d'abandonner jamais ma foi sainte, et de m'écarter d'un seul pas des voies du bienheureux Siméon mon maître ! »

Le roi ne put se contenir, et prenant à témoin le soleil, son dieu, il s'écria : « Je détruirai votre secte, j'en ferai disparaître les dernières traces l » Barbascemin, souriant, répondit : « Tu attestais tout à l'heure le soleil, mais tu n'aurais pas dû oublier l'eau et le feu, puisqu'ils sont dieux aussi bien que cet astre ; et tu aurais dû aussi implorer leur secours pour nous anéantir. » La fureur du roi fut au comble, en voyant un homme si calme, qu'il osait le railler. « Tu as donc bien envie de mourir, lui dit-il, que tu cherches à m'irriter pour avoir une mort plus prompte ? Mais tu te trompes ! Tu veux la fin de ta peine, moi je veux ta peine elle-même. Tu auras, avant de mourir, à lutter longtemps avec toutes les horreurs de la prison, afin que tes partisans, en voyant tes maux et ta fin misérable, fléchissent et redoutent la vengeance des lois. »

Après cela, il fit mettre aux fers et jeter les confesseurs dans une étroite prison. Ils y restèrent depuis février jusqu'aux ides de décembre, presque une année. Pendant ce temps ils souffrirent, de la part des mages, mille vexations, des coups de bâton, des flagellations fréquentes, toutes les horreurs de la faim et de la soif. Le séjour de cette prison, leurs privations de toute espèce, et leurs tourments répétés, les avaient si horriblement défigurés, que leur visage était devenu pâle et livide comme celui des morts, et leurs corps d'une maigreur effrayante.

C'est dans ce triste état que, vers la fin de l'année, Barbascemin et ses compagnons furent amenés chargés de chaînes devant le roi, à Lédan, dans la province des Huzites, et mis de nouveau à la torture. Le roi présidait et les interrogea lui-même. «Insensés, leur dit-il, qui courez sciemment à la mort, après tout ce que vous avez souffert, serez-vous encore aussi audacieux ? Ouvrez les

 

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yeux, vous le pouvez encore ; considérez la fin misérable des hommes de votre secte qui ont péri les premiers entre les mains des bourreaux ; ils espéraient, ces fous, vivre éternellement et arriver à je ne sais quel empire éternel. Vous voyez combien leur espérance était vaine : sont-ils revenus à la vie ? Ayez honte d'imiter une pareille folie et de vous attirer une mort certaine; examinez, et prenez le seul parti raisonnable. Si vous vous soumettez aux édits, comptez sur les plus hautes récompenses ; toi es particulier, Barbascemin, si tu adores le soleil, tu t'élèveras aux plus grands honneurs, et je t'en donne dès aujourd'hui un gage. » En disant cela, il tendit à Barbascemin mille pièces d'or dune magnifique coupe aussi en or, et il ajouta : « Reçois ces présents que j'ai voulu te faire ici, en présence de tout le monde pour qu'on apprenne à t'imiter ; mais ce n'est qu'en attendant les emplois publics. et une satrapie que je te réserve. »

L'évêque répondit : « Quels sentiments as-tu de moi, pour avoir pu te flatter que ces misérables hochets, ces honneurs, ces fleurs d'un jour me feraient abandonner le Dieu immortel, dont la puissance a créé toutes choses, et, quand elle le voudra, anéantira toutes choses ? Ce n'était pas cela qu'il fallait m'offrir, Sire, c'était tout ton empire, et tout ton empire ne m'aurait pas plus tenté.

— Prends garde, par pitié pour toi et pour tes compagnons, prends garde ; si tu ajoutes l'insolence au refus de mes bontés, tu n'aboutiras qu'à me faire remplir ton désir et le mien, en te faisant mourir d'abord, ensuite en exterminant toute la race odieuse et exécrable des chrétiens.

— Le Dieu vengeur, au dernier jour du monde, quand tous les morts paraîtront tremblants devant lui, me le reprocherait. Insensé, me dirait-il, des bagatelles t'ont séduit ! Tu as couru après des vanités ! Tu m'as préféré l'or que le roi Sapor ne tenait que de moi ! Au surplus, Sire, sache que ma foi m'offre un refuge assuré contre ta colère. Mais toi, prince injuste et tyrannique, consomme ton crime, déploie ces instincts féroces que tant de meurtres n'ont pu assouvir! Assez de paroles, torture maintenant.

— Jusqu'ici je t'avais cru sage, et dans mes paroles et dans tous mes procédés j'observais des égards : je vois maintenant,

 

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mais trop tard, que tu es bien différent de ce que je croyais ; tu es un aveugle, un fou, un fanatique ; je vois qu'on essaie en vain la douceur auprès des chrétiens ; qu'il faut apporter à des maux si profonds des remèdes violents, et vous apprendre, par des châtiments terribles, comment on gouverne les hommes et comment on les fait obéir.

— Ou plutôt, Sire, juge de la sagesse des chrétiens par leur courage à mourir pour leur Dieu, et par l'obstination qu'ils opposent à leurs tyrans ; car nous sommes humbles, mais fiers t quand il le faut. Tout à l'heure, quand nous rappelions à la foule la caducité et le néant des choses humaines, et à toi, grand ,roi, que tu étais mortel comme le reste des hommes, tu semblais goûter nos paroles, tu te flattais peut-être que, pris à ces appâts, nous oublierions la vie éternelle, notre seule espérance, et que, rejetant le vrai bien dont nous sommes en possession, nous tendrions la main à tes présents qui périront demain, ainsi que ce que tu appelles tes dieux : tu t'es trompé. »

Le roi irrité dit : « Il faut que je commande à tous mes préfets d'employer les armes contre les chrétiens, et de conspirer tous ensemble à leur complète destruction.

— Dans ce combat, répondit le martyr, la force invincible qui nous vient du Christ, notre Dieu, triomphera sans peine de toi et de tes soldats. Mais si tu crois pouvoir noyer dans son sang la race des chrétiens, que ton espérance est vaine ! Jamais elle n'est plus féconde, cette race choisie, que quand le fer la moissonne. Elle puise de nouvelles forces dans ses blessures, elle se multiplie sans mesure sous les coups de ceux qui veulent la détruire. Tu verras qu'à cette guerre que tu entreprends contre nous, tes forces ni ton courage ne suffiront. Chasse-nous de ton empire : une nouvelle patrie nous accueillera, où nous trouverons des hommes qui nous ressemblent et qui ont la même foi que nous. Toi, un jour, tu voudras laver tes mains teintes de notre sang, mais tu ne le pourras pas. Nos frères, les chrétiens que tu as fait mourir, sont maintenant dans le paradis des délices ; les enfants, les vierges que tu as immolés, règnent maintenant dans la gloire ; mais toi,- un autre sort t'est réservé, des pleurs, des grincements de dents, et des supplices dont tu ne verras jamais la fin. »

 

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Ces paroles mirent le roi dans la plus violente colère, et il l'exhala sur-le-champ dans un édit de proscription universelle. Tel l'aspic que gonfle sa rage, assiège tous les chemins, cherche sa proie les yeux étincelants, et répand partout, sur son passage, les flots d'un poison brûlant.

Voici la teneur de cet édit : « Quiconque m'est fidèle et s'intéresse au salut de mon empire, qu'il ne souffre sur le territoire de la Perse aucun chrétien sans le forcer à adorer le soleil, à 'honorer l'eau et le feu, et à se nourrir du sang des animaux. S'il refuse, qu'on le livre aux préfets pour être par eux torturé et mis à mort. »

Saint Barbascemin et ses compagnons souffrirent le martyre la neuvième lune du mois de janvier. Après sa mort, le siège de Séleucie-Ctésiphon resta vacant pendant vingt ans ; la violence de la persécution et la crainte empêchèrent les chrétiens de faire une nouvelle élection.

 

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ACTES DES MARTYRS QUI FURENT MIS A MORT EN DIVERS LIEUX PAR LES PRÉFETS, OUTRE CEUX QUI FURENT CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DU ROI. L'AN 346 DE JÉSUS-CHRIST

 

Vers le temps où l'évêque Barbascemin fut martyrisé, la persécution redoubla : l'Eglise fut désolée, les temples détruits, les saints mystères profanés. Alors les âmes fortes et généreuses s'animèrent encore, mais les âmes faibles et lâches fléchirent et apostasièrent ; ceux qui chancelaient tombèrent ; ceux qui étaient fermes résistèrent; les fervents poursuivirent leur oeuvre avec plus d'allégresse ; les tièdes ne cherchèrent qu'un honteux repos. Les bourreaux tirèrent le glaive contre les chrétiens fidèles, et se jetèrent sur leurs biens, comme sur une proie, croyant, par ces rapines, augmenter leurs richesses. Mais un jour la voix qui réveillera les morts les dépouillera, rendra aux martyrs leur patrimoine ravi, et les vengera des persécuteurs.

Cette recrudescence de la persécution fit dans tout l'empire une multitude de martyrs ; toutefois très peu d'entre eux sont connus par leur nom, c'est pourquoi il serait superflu de vouloir donner leurs actes en détail. Je sens d'ailleurs que tout ce que je pourrais dire serait bien court, eu égard à ce qu'ils ont souffert : tout récit serait insuffisant ; car leurs tortures surpassent toute mesure. Comment d'ailleurs exposer en détail des martyres dont je n'ai pu être témoin oculaire, et dont je n'ai pu consulter les actes ? On ne peut raconter ce qu'on n'a pu apprendre, on n'écrit pas une histoire sans des témoignages. Cependant je ne puis me taire sur ces glorieux soldats de Jésus-

 

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Christ, à qui il a été donné en même temps de combattre et de vaincre ; car le martyre est une victoire, la fin des maux et des combats.

Mais que dire qui soit digne d'eux ? quelles images assez nobles pour les peindre? Je comparerais le livre qui contiendrait leur histoire à une belle plaine couronnée de grands cèdres, ou n une prairie émaillée de fleurs odorantes ; car leurs noms sont des fleurs d'un parfum suave pour les âmes pures, et les lettres ide leurs noms des lis embaumés. Leur sang a coulé sur nos campagnes comme une rosée céleste ; il nous a apporté la joie et le deuil, de beaux jours mêlés à des jours sombres. Leurs reliques ont fécondé nos terres, leurs ossements sont devenus un fertile jardin. Leur champ a produit une moisson ;abondante, dont les gerbes ont enrichi les autels ; leur troupeau fécond et nombreux a donné des agneaux pour l'holocauste. Le prêtre, c'était leur coeur ; la victime, eux-mêmes ; et le sacrifice, leur martyre.

Voyez leurs cruelles souffrances, et leurs douces et suaves paroles ; leurs supplices épouvantables, et leur récompense attrayante ; leur fin fut affreuse, et leur mémoire vénérée. Le tombeau ne nous offre que du sang, le seuil de la mort que le carnage : ainsi le sujet de mes hymnes, c'est le sang coulant à flots sous le fer des tyrans, c'est le trépas glorieux des martyrs succombant au milieu des plus affreux tourments : c'est le sang et la mort que je chante.

Venez, vous tous dont le coeur est oppressé à la fois par l'amour et par la douleur, venez, pleurez ; venez, vous tous dont l'âme est sensible aux saintes affections, soulagez votre âme en laissant doucement couler vos pleurs. Venez, donnez des eaux à votre tête, et à vos yeux une source de larmes. Ouvrez vos oreilles, préparez vos coeurs, parcourez les noms des martyrs, et songez à tous les maux qui tombèrent sur eux. Dilatez votre esprit dans la charité, et songez à tous leurs tourments que je n'ai pu vous décrire, puisqu'ils dépassaient à la fois ma conception et ma parole. Mesurez, pesez attentivement la passion de ces généreux soldats de Jésus-Christ, les uns décapités, les autres écrasés, et vous resterez saisis d'étonnement : jamais vous ne pourrez concevoir ni la rage de la multitude effrénée qui

 

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lapidait les saints, ni la barbarie inouïe des bourreaux qui les tourmentaient !

Mais gardez-vous bien, après avoir arrêté vos yeux sur les tourments des bienheureux martyrs, de vous retirer indifférents et insensibles ; après avoir médité sur ce spectacle, ne l'oubliez jamais. Pleurez, mais que votre coeur soit plein de joie et de confiance, à la vue de ces morts vivants, de ces victimes triomphantes.

Ils s'en vont, ils nous abandonnent : voilà un sujet de deuil ; mais ils vont se réunir au Seigneur : voilà un sujet de joie. De ce deuil et de cette joie vous retirerez deux avantages : vous laverez vos souillures dans vos larmes, vous renouvellerez votre âme par l'espérance de la résurrection. C'est cette résurrection qu'il faut attendre, c'est au ciel qu'il faut tourner vos regards : les choses d'ici-bas sont temporaires ; les choses du ciel sont éternelles.

 

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LE MARTYRE DES SAINTES TÉCLA, MARIE, MARTHE, MARIE ET AMA, FILLES DE L'ALLIANCE, C'EST-A-DIRE VIERGES CONSACRÉES A DIEU. LE 6 JUIN DE L'ANNÉE 347

 

Un prêtre impie de la ville de Casciaze, nommé Paul, fut dénoncé vers le même temps à Narsès Tamsapor. Ses richesses, qu'on disait immenses, avaient servi de prétexte aux délateurs. Sa maison fut cernée par des soldats, afin qu'il n'échappât personne, et ensuite pillée ; le prêtre fut emmené en prison, et des trésors considérables furent saisis chez lui. Des vierges consacrées à Dieu, Técla, Marie, Marthe et une autre Marie et Ama, tombèrent également aux mains des soldats. Elles furent toutes enchaînées et enfermées avec le prêtre dans une forteresse. Paul comparut le premier devant le tribunal de Tamsapor, qui lui dit : « Si tu fais ce que le roi ordonne, si tu adores le soleil, et manges du sang, tu ne perdras rien : ton argent te sera sur-le-champ rendu. » Séduit par cette promesse, ce malheureux, ce fils de l'enfer, promit tout ce qu'on voulut, et fit plus qu'il n'avait promis, tant il aimait, le misérable, cet argent qui ne devait lui rapporter que le feu éternel t Cette apostasie du prêtre Paul contrista Tamsapor, qui l'avait accusé pour avoir son argent. Après avoir réfléchi, il lui commanda d'égorger de sa propre main les vierges, croyant qu'il ne se résoudrait jamais à cette action honteuse et abominable, et fournirait par cette désobéissance un nouveau prétexte de ne pas lui rendre ce qu'on lui avait pris. Il fait donc amener les vierges, et il leur dit d'un air farouche : « Si vous n'obéissez pas à l'édit du roi, savoir : d'adorer le soleil et de vous marier, vous allez subir la plus affreuse torture et la mort. Je vais exécuter sans délai mes

 

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ordres, et sévir contre les rebelles. Personne ne vous tirera de mes mains. » Les vierges répondirent : « C'est en vain que tu voudrais nous épouvanter ou nous flatter. Obéis à tes ordres. Pour tout au monde nous ne voudrions t'écouter et renier Dieu, notre créateur. »

Le juge fit retirer les vierges de son tribunal et commanda de les battre de verges : chacune en reçut cent coups, mais avec tant de courage, qu'au milieu de ce cruel supplice elles s'écriaient : « Non, jamais nous ne préférerons le soleil à Dieu ; jamais nous ne serons aussi insensées que vous qui adorez la créature au lieu du créateur ! »

Le tyran les condamna à mort, et chargea de l'exécution le prêtre apostat « Egorge ces vierges, lui dit-il, et je te rends tout. »

Qui pouvait faire reculer cet homme, pris au coeur de la même passion que Judas, de la même sordide avarice ? L'or et l'argent l'avaient tellement ébloui, qu'il ne craignit pas de perdre son âme. Coupable du même crime que Judas, il eut le même sort : comme le traître il se pendit. Je ne sais si son corps creva et si ses entrailles se répandirent :. peut-être Judas lui transmit-il cet héritage. Ce traître tua le Sauveur ; l'apostat tua aussi Jésus-Christ, qui habitait dans ces vierges; car « quiconque a été baptisé en Jésus-Christ a revêtu Jésus-Christ ». De tous les deux quel fut le châtiment ? qui souffrit la peine la plus grande ? Comme leur crime à tous les deux est égal et énorme, il ne faut pas douter que la justice divine ne leur réserve dans l'éternité les plus terribles supplices.

Le prêtre avare, aveuglé par cet or qu'il ne devait plus ressaisir, trompé par les promesses du tyran, se fait un front d'airain, un coeur de fer ; et, l'épée nue à la main, il s'avance contre les vierges saintes. En le voyant venir elles crièrent : « Lâche pasteur, c'est ainsi que tu te lèves contre ton troupeau, et que tu égorges tes brebis ! Rapace, te voilà changé en loup, et ta ravages le bercail ! Est-ce là le sacrement qui rend Dieu propice, et que naguère nous recevions de tes mains ? Est-ce là le sang de vie que tu nous faisais boire ? Ce fer que tu as tiré contre nous va nous faire trouver la vie. Si nous te précédons au tribunal du juge suprême, ce sera pour lui soumettre notre cause,

 

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et lui demander vengeance : ce jour viendra bientôt, aujourd'hui même t'attend un juste châtiment. Tu nous immoles, parce que nous restons fidèles à Dieu ; il est impossible que tu vives plus longtemps après un tel forfait. Malheur à notre assassin ! Mais, va, misérable, mets par notre mort le comble à tes crimes. La mort que tu mérites va tomber sur toi. Que tardes-tu ? bâte-toi de nous ôter la vie, hâte notre délivrance, épargne-nous le funeste spectacle que tu vas étaler bientôt, quand, pendu à une poutre fatale, et luttant en vain contre la corde, on te verra, dans un affreux désespoir, agiter en l'air tes mains et tes pieds, jusqu'à ce que tu tombes dans l'abîme. »

L'apostat, le fils de la perdition, qui avait dépouillé tout sentiment et toute pudeur, demeure impassible ; il lève le glaive, instrument de l'enfer, et, sans émotion, sans tremblement, il fait tomber la tête des vierges, semblant même rechercher la gloire de paraître habile bourreau. Son bras, quoique non exercé au meurtre, ne fut pas fatigué ; son glaive, dans sa main novice, ne fut pas émoussé : sans doute il en avait aiguisé la ,pointe, et la passion de l'or empêcha sa main de trembler. Il ne donna pas un signe de crainte, bien qu'il n'eût jamais versé le sang : on ne le vit pas rougir, bien que la foule immense le traitât de bourreau. Sans doute il fut instruit au meurtre par celui qui fit boire à la terre, par la main de Caïn, le premier sang de l'homme, celui dont le Seigneur a dit « qu'il est homicide dès le commencement ».

Ainsi de saintes vierges moururent pour Jésus-Christ. Hosties d'agréable odeur, elles furent présentées chastes, et pures à celui qui devait récompenser leurs vertus et leur sacrifice. Elles turent comptées au nombre des martyrs le sixième jour de la lune de juin.

La fin du prêtre apostat fut différente. Peut-être n'avait-il jamais lu ni entendu ces paroles que l'Écriture met dans la bouche du riche, qui, après avoir recueilli les fruits de son champ, se disait en se félicitant : « Maintenant, mon âme, mange, bois, fais des réjouissances » ; et qui entendit bientôt cette réponse : « Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme ; et que deviendront toutes tes richesses » ? Il en arriva de même à l'assassin des vierges. Il croyait qu'on allait lui rendre

 

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ces richesses d'iniquité, pour lesquelles il avait perdu son âme, et cette nuit-là même fut sa dernière nuit. Car le gouverneur, craignant qu'un homme capable de tout oser pour son argent, n'en appelât au roi pour le reprendre, ordonna à ses satellites de le mettre à mort. Ceux-ci, pour cacher ce crime, l'étranglèrent la nuit dans sa prison. Quel rapport entre la fin de Judas et celle du prêtre Paul ! Mais Judas peut-être était moins coupable ; car au moins il montra du repentir, et c'est même par horreur de son crime qu'il se pendit ; tandis que lui, il n'eut ni honte ni repentir, et ne s'en punit pas lui-même, mais périt d'une main étrangère. Cette mort était-elle toute la peine qu'il méritait? Tout supplice paraîtra léger en comparaison de son crime.

 

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LE MARTYRE DE SAINT BARHADBESCHABA, DIACRE. LE 20 JUILLET DE L'ANNÉE 355

 

La quinzième année de la persécution, Sapor Tamsapor fit arrêter à Arbelle le diacre Barhadbeschaba. Pendant qu'on le torturait, le tyran lui disait : « Adore le feu et l'eau, mange du sang des animaux, et sur-le-champ tes tourments cessent, et tu es libre. » Mais le martyr, trop heureux de souffrir pour son Dieu, souriait et insultait au tyran : « Qui es-tu, lui criait-il, pour me forcer à abjurer la religion de mon enfance? J'en jure par le Dieu que j'aime de toute mon âme et par son Christ, en qui j'ai mis mon espoir, ni toi, ni ce roi dont tu vantes la puissance, ni les tourments, rien ne pourra me séparer de la charité de mon Jésus, que j'ai aimé par-dessus toutes choses depuis ma plus tendre enfance jusqu'à ma vieillesse. » Alors le tyran condamna le diacre à avoir la tête tranchée. Il y avait alors dans les prisons un chrétien d'une haute naissance, nommé Aghée, qui, dans une première épreuve, avait eu l'honneur d'être emprisonné pour avoir généreusement confessé la foi, mais depuis il n'avait plus de chrétien que le nom. Le gouverneur fit ôter ses chaînes à ce lâche apostat, et le condamna à remplir à l'égard du saint diacre l'office de bourreau. Il voulait sans doute, en lui commandant ce nouveau crime, le punir de sa première résistance.

On conduit donc Barhadbeschaba en dehors des murs d'Hazan, sur une colline ; là, les gardes l'attachèrent à un poteau, et il attendit le coup fatal ; on présenta un glaive à Aghée, et on lui commanda de le tirer et de remplir son office ; il obéit, l'infâme, mais il trembla ; hors de lui, ne sachant ce qu'il faisait, il ne porta que des coups mal assurés ; sept fois il frappa le

 

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martyr sans faire tomber sa tête; alors il jeta son glaive, mais les spectateurs indignés le forcèrent de le reprendre et d'achever la victime. Il ramassa donc son épée sanglante, l'essuyant sur le corps du saint martyr, et la plongea dans ses entrailles ; le martyr expira sur-le-champ.

Dieu punit bientôt l'apostat ; je dois raconter ici ce prodige. Au moment où le diacre expirait, il fut frappé d'une épouvantable maladie qui fit enfler comme une poutre sa main sacrilège. Aussi était-il forcé de rester toujours au lit afin d'appuyer sa main, qui enfin tomba de pourriture, et le malheureux mourut quelques jours après de cette maladie extraordinaire, abandonné de tout le monde.

Deux soldats, par les ordres du tyran, gardèrent le corps du martyr. Mais deux clercs se concertèrent, et se cachèrent pendant la nuit dans un lieu voisin, afin d'enlever les saintes reliques pendant que les gardes dormiraient. Ils essayèrent d'abord de les gagner par de l'argent ; mais, n'y ayant pas réussi, ils les attaquèrent au milieu de la nuit pendant qu'ils étaient plongés dans un profond sommeil, les garrottèrent, emportèrent le corps, et l'enterrèrent, à la faveur des ténèbres, où ils voulurent.

 

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CONFESSION DES CAPTIFS DE BEIT-ZABDÉ. L'AN 362

 

La cinquante-troisième année de son règne, Sapor envahit les terres des Romains, assiégea et prit un château fort, nommé Beit-Zabdé, dont il ruina les fortifications, tua la plus grande partie des défenseurs et emmena les autres en servitude. Le nombre des captifs dépassa neuf mille ; les principaux d'entre eux étaient l'évêque Héliodore, ses assesseurs Dansas et Mariabus, prêtres avancés en âge, et quelques autres, tant prêtres que diacres, clercs, et un grand nombre de femmes. Ordre fut donné de conduire toute la troupe dans le pays des Huzites à la suite du roi qui s'y rendait.

Chemin faisant, dans un lieu que les habitants nomment Stacarta, Héliodore tomba malade. Appelant près de lui Dausas, il le sacra évêque par l'imposition des mains, et le donna pour chef aux chrétiens qui survivaient aux désastres de sa ville. Il lui remit un autel qu'il avait emporté, et lui confia son saint ministère. Ayant ainsi tout réglé, Héliodore mourut, et fut enterré dans le lieu même avec les honneurs ordinaires.

Les captifs continuèrent leur route, et chemin faisant, quand les circonstances le permirent, ils commencèrent à se réunir, alternant le chant des psaumes et célébrant le saint sacrifice.

Comme ces réunions avaient lieu tous les jours, les Mages, race d'hommes fort méchants, en conçurent des soupçons. Chaque jour leur fureur augmentait ; ils inventèrent contre les chrétiens d'atroces calomnies, et les portèrent au prince des préfets nommé Adarpharès. Le sang d'un grand nombre de martyrs avait coulé en Orient, par les ordres et sous les yeux de ce fonctionnaire. Ce chef des préfets, ayant obtenu audience du roi, accusa les chrétiens devant lui, à peu près en ces termes : « Sire, il se trouve parmi les captifs un certain Dausas, qui

 

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passe pour être chef des chrétiens ; à ce titre il se fait autour de lui un immense concours des chrétiens des deux sexes. Dès qu'ils sont réunis, ils entrent en fureur, et deviennent comme fous, se répandent en imprécations contre ta majesté royale, la chargent d'injures les plus dégoûtantes, et de malédictions. Cela recommence chaque jour comme une tâche qu'ils se seraient imposée. Ayant découvert ce crime, j'ai envoyé à plusieurs reprises des gens pour les avertir. Bien loin d'en être détruite, leur audace n'a fait que s'accroître, au point qu'ils ont enveloppé dans leurs malédictions avec ta majesté les dieux mêmes de la Perse. »

Le roi, qui séjournait dans la province de Darensium, à Darsacum, tint conseil avec le préfet calomniateur et un autre satrape, son compagnon, nommé Harsapht, et leur dit de traiter cette affaire de la manière suivante : « Faites en sorte, en dissimulant vos desseins, de vous emparer du chef des chrétiens et de ceux qui se réunissent à lui, et parlez-leur en ces termes : « Comme le roi ne désire rien tant que ce qui peut vous être bon et agréable, il vous donne les plateaux de cette montagne voisine, pour que vous les cultiviez et les habitiez. Cette région est très fertile, fort riche, arrosée de sources et de ruisseaux nombreux ; vous y jouirez d'une existence heureuse, vous avez le droit de l'espérer. » En les alléchant par ces promesses, il ne vous sera pas difficile de réunir dans un même lieu tous ces hommes que vous avez surpris s'assemblant à jour dit contre nous et contre nos dieux ; alors conduisez-les à la montagne désignée. Vous les interrogerez. Tous ceux qui, renonçant à la religion de César (Sapor ignorait sans doute l'apostasie de Julien), adoreront avec nous le soleil et la lune, jouiront par mon ordre de toutes les richesses de ce pays fertile. Vous livrerez aux supplices les plus rigoureux que marquent les lois, ceux qui seront récalcitrants et rebelles à nos ordres. » Ayant ainsi parlé, le roi renvoya les satrapes, qui se firent suivre, pour exécuter ses ordres, de cent cavaliers et de deux cents fantassins.

Sur ces entrefaites, l'évêque Dansas, Mariabus chorévêque, plusieurs prêtres, diacres, clercs inférieurs, avec des laïcs tous chrétiens, s'étaient assemblés au nombre d'environ trois cents. Les envoyés du roi, feignant l'affection et la bienveillance, leur

 

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exposèrent les ordres du souverain, et trompant ainsi ces hommes qui ne soupçonnaient pas la fraude, les conduisirent à la montagne de Masebdanum, que le roi avait désignée. Tous, joyeux, se rendirent en toute hâte à la ville de Gaphetum. Comme ils en approchaient, le sanguinaire Adarpharès, les ayant fait s'arrêter un peu, et quittant l'air bienveillant qu'il avait affecté, commença à leur parler comme le roi le lui avait dit : « Convenez, leur dit-il, qu'étant coupables de lèse-majesté, vous avez été arrêtés bien tard. N'avez-vous pas honte de vomir comme vous le faites l'injure contre le roi, et d'outrager nos dieux ! Le roi ordonne que, coupables d'un si grand crime, vous en subissiez en ce lieu même le châtiment. Cependant, si devant nous, qui vous le conseillons, vous voulez abjurer votre folie criminelle, vous pouvez sortir d'ici sains et saufs.

« Voyez donc si, voulant obéir aux ordres du roi, vous adorerez le soleil et la lune, et abjurerez la religion de César, pour adopter celle de Sapor, roi des rois. Je vous commande donc de réfléchir à votre position, et de peser dans votre esprit s'il vous convient d'être réfractaires aux ordres de mon souverain, qui vous tient en sa puissance. Je vous promets, si vous êtes obéissants à mes volontés, de vous en récompenser largement. Car sachez que le roi m'a donné pouvoir de vous concéder cette ville pour demeure, de vous donner ces terres que vous voyez si riches et couvertes de vignes, d'oliviers, de palmiers. J'ajouterai à tout cela en vous accordant ma bienveillance et en mettant ma protection à votre disposition. Si vous bravez les ordres du roi, sachez que ce jour sera pour vous le dernier et que pas un de vous n'échappera à la peine de sa désobéissance. Telle est la sentence du roi. »

Dausas, qui avait entendu ce discours sans émotion, répondit au préfet : « O race cruelle, qui, toute fumante du sang de ses concitoyens, as soif du sang des étrangers ; après le carnage de tes frères, il te faut donc celui de tes hôtes ? A peine les habitants de ce pays ont-ils péri dans les supplices, qu'il vous faut immoler les étrangers. Que voulez-vous donc, sinon ne laisser derrière vous aucune cruauté que vous n'ayez commise ? La vengeance de Dieu n'est pas loin, elle est à vos talons, elle vous menace du supplice éternel. Quand vos mains sont encore

 

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dégouttantes du sang des martyrs d'Orient, vous voulez immoler les chrétiens qui habitent l'Occident ; c'est sans doute afin que notre sang, mêlé au sang de ces innocentes victimes, serve à écrire en caractères ineffaçables l'arrêt de votre damnation. Tout ce que votre trahison a fait auparavant contre nous, tout ce que votre discours vient de nous révéler, tout cela, loin de nous contrister, nous remplit de joie et d'une volupté suprême. Bientôt vous allez nous renvoyer joyeux dans le sol de notre patrie, en brisant pour nous le joug de la servitude. C'est pourquoi nous n'accepterons ni un honteux exil, ni la mort tranquille des esclaves. Quant à vous, bourreaux, que tardez-vous ? exécutez vos ordres dans toute leur rigueur. Qu'il vienne, celui qui va nous tuer, nous l'implorons, qu'il ne diminue rien de sa cruauté, qu'il n'adoucisse en rien la sentence. Le Dieu unique que nous adorons nous éprouve justement ; il nous a livrés à vous, mais maintenant sa miséricorde nous prend en pitié, c'est elle qui veut que nous mourions aujourd'hui sous votre glaive. Nous le supplions de ne pas permettre qu'un seul de nous adore le soleil et la lune, ouvrages de ses mains, et obéisse à votre roi, ce phénomène de cruauté. Rien n'est plus stable que notre constance religieuse, que notre résolution de tout souffrir pour le vrai Dieu que César adore, et dans lequel il met toute sa confiance, qu'il implore par ses prières et par un culte pur. Nous ne démériterons pas de ce Dieu. Nous n'irons donc pas par contrainte vers cette demeure que nous voulons atteindre. Malheur à vous, qui vous rendez coupables de ces hontes, et qui entraînez de force tout l'Orient dans vos impiétés en l'arrachant au culte du vrai Dieu ! Il existe un Dieu vengeur du crime, qui détruira votre superstition et vous avec elle, et saura délivrer de vos impiétés toutes les provinces de l'Orient.

« Pour finir, sachez que moi et tous ces chrétiens assemblés sommes invariablement fixés dans les principes que je viens d'exposer. Exécutez donc immédiatement et sans hésitation les ordres que vous avez reçus. »

Quand Dausas eut fini, les satellites, au nombre de cinquante, sur l'ordre du préfet, saisirent les chrétiens, hommes et femmes, pour les conduire au supplice et les immoler sur-le-champ. Déjà deux cent soixante-quinze avaient courageusement

 

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souffert la mort, quand les autres, frappés d'horreur et de crainte, eurent l'infamie et la lâcheté de se livrer aux persécuteurs pour se faire initier au culte du soleil. Ainsi donc, il y en eut vingt-cinq qui, trahissant leur religion, reçurent en récompense des habitations sur la montagne, où ils sont encore depuis ce temps-là.

Il arriva que les bourreaux laissèrent pour mort, quoique légèrement blessé, un diacre. On le nommait Ebedjesu. Après le coucher du soleil, quand il fut remis de sa commotion, il se sauva dans un château voisin, où il rencontra un pauvre homme qui le conduisit dans sa demeure, l'y reçut fort bien, lava ses blessures et les pansa. Le jour d'après, de grand matin, le diacre, avec son hôte et les deux fils de cet homme, se rendit au lieu du carnage, et leur montra le cadavre de Dansas, celui de Mariabus et des autres prêtres. Chacun d'eux se chargeant d'un corps, ils les portèrent, par des sentiers détournés de la montagne, jusqu'à une caverne. Là, ils cachèrent les restes des martyrs, et fermèrent avec des pierres l'entrée de ces sépulcres. Revenus au lieu du supplice, et y ayant retrouvé le diacre prosterné et priant, ils l'y laissèrent.

Des bergers de la Carmanite, étant venus, suivant l'habitude, faire paître leurs troupeaux dans les pâturages, certifièrent qu'ils avaient eu une vision miraculeuse. Ils avaient vu des cohortes d'anges descendant des cieux et chantant à Dieu des hymnes, au-dessus du lieu où avaient été immolés les saints martyrs. Effrayés par ce spectacle, ils racontèrent partout ce qu'ils venaient de voir, et se firent instruire de la foi chrétienne.

Plus tard, Ebedjesu, qui, comme je l'ai dit, avait survécu à ses blessures, s'attacha à convertir ces pauvres âmes qui avaient bu le poison du péché. Puis il se voua à habiter perpétuellement ce lieu, pour y veiller sur les corps des saints et leur rendre les devoirs qui leur étaient dus. Après qu'il y eut passé trente jours, occupé à convertir les habitants, le maître du château dont j'ai parlé plus haut, craignant que le saint ne les portât à quitter la religion de leurs pères pour embrasser la foi chrétienne, poussé par l'esprit malin qui depuis longtemps le dominait, prit le saint diacre, le fit cruellement frapper, et le tint

 

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enchaîné pendant quatre jours et lui ordonna de quitter ses serres. « Si tu refuses de t'en aller, lui dit-il, tu peux rester, mais abstiens-toi de l'exercice de ta religion : sans cela tu partiras. »

Le diacre répondit promptement : « Je suis décidé à ne jamais m'en aller d'ici... » Le reste manque.

 

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LES ACTES DE QUARANTE MARTYRS, DEUX ÉVÊQUES, ABDA ET EBEDJESU; SEIZE PRÊTRES, ABDALLAHA, SIMÉON, ABRAHAM, ABA, AJABEL, JOSEPH, RANI, EBEDJESU, ABDALLAHA, JEAN, EBEDJESU, MARIS, BARAHADBESCIABAS, ROZICHÉÉE, ABDALLAHA ET EBEDJESU ;NEUF DIACRES, ELIAS, EBEDJESU, RANI, MARJABE; MARIS, ABDIAS, BARAHADBESCIAS, SIMÉON ET MARIS ; SIX MOINES, PAPA, EVOLÈSE, EBEDJESU, PHAZIDE, SAMUEL ET EBEDJESU; SEPT VIERGES, MARIE, TATHE, EMA, ADRANES, MAMA, MARIE ET MARACHIE. EN L'ANNÉE 376

 

Quand je songe à raconter les combats des martyrs, la conscience de mes péchés m'épouvante ; mais l'espérance des fruits que je dois produire m'encourage. La crainte arrête mes efforts et 'engage au silence ; mais l'amour me stimule et me pousse à parler. Une voix accusatrice me crie : « Ne l'ose pas ! » Une autre voix me reproche ma lâcheté, et me dit : « Garde-toi de ne pas le faire ! » La première, me rappelant mon passé, m'invite à pleurer ; la seconde, me rappelant les miséricordes de Dieu, m'invite à chanter. L'une me remet sous les yeux les jugements du juste juge, l'autre me parle du Dieu très bon. L'une m'ordonne la pénitence et les larmes, l'autre me ravive par l'espérance des bontés du Seigneur. L'une me dit : « Laisse ces choses, regarde-toi, considère tes péchés » ; et l'autre répond : « Applique ici ton âme, et, fort du divin secours, commence hardiment. » La crainte me dit : « Pleure, malheureux ; cherche en toi-même tes raisons de pleurer ; » l'amour, au contraire, veut que je retienne mes larmes, et que j'écrive. Coulez

 

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donc, pleurs du repentir ; mes yeux, fondez en larmes ; déchire-

toi, mon coeur, et reviens sans réserve et sans retour à ce Dieu,

ton Créateur et ton Seigneur, qui reçoit avec bonté les pécheurs pénitents, lorsqu'ils sont résolus à changer leur vie passée

et à travailler à leur salut. Je cède à l'amour, je vais célébrer la

gloire des martyrs. Mais l'oeuvre que j'entreprends est grande,

elle demande un style sublime. Si mes talents me trahissent, les choses parleront assez haut. Je peindrai des guerriers, armés du casque et de la cuirasse, du bouclier et de la lance le choc des armes, la lueur des glaives, la plaine ruisselant de sang, le son de la trompette, l'horreur de la mêlée et du combat. Combat véritablement admirable, où ceux qui tombent sont les vainqueurs, où ceux qui échappent sont les vaincus. Dans cette lutte, tout l'effort des combattants va à périr. Ils sont debout, ceux que vous voyez tomber ; ils sont tombés, ceux que vous voyez debout. Ceux que vous croyez morts sont vivants, ceux que vous croyez vivants sont morts (1). O puissance de la foi, qui conduis à une mort volontaire des hommes qui possèdent le bien suprême de la vie ! O beau, et glorieux, et puissant Jésus! Quiconque en connaît les douceurs, quiconque en a goûté l'amour, ne désire plus rien désormais. Qui pourrait arrêter dans son dévouement le martyr ? Rien, ni cette terre avec ses magnificences et ses richesses, son étendue et les beautés variées de ses climats divers ; ni ce brillant soleil et cette voûte étoilée étincelant de flambeaux sans nombre : car il sait qu'au lever du soleil de justice toutes ces splendeurs pâliront ; ni l'éclat trompeur de l'argent et de l'or : il sait que la convoitise est la racine de tous les maux ; ni l'amour d'un père, d'une épouse, d'un enfant : les saintes lettres lui ont appris que ceux qui sont arrêtés par l'amour immodéré des parents, Dieu les juge indignes de son amour; ni le monde avec ses plaisirs et ses voluptés : son coeur, brûlant pour Dieu, a des aspirations plus nobles et de plus hautes espérances ; il sait que dans la paix profonde, dans la pleine et entière félicité qui lui est réservée,

 

(1) Il y a ici dans les actes un long éloge du jeûne quadragésimal, que nous avons cru pouvoir omettre.

 

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il n'y a plus de peines, de fatigues, de travaux ; que lui importent donc les combats de la vie présente, et ses douleurs, et ses tourments? Il sait que les habitants de ces heureuses demeures ne connaissent plus, dans la pure lumière où ils sont plongés, les alternatives de veille et de sommeil d'ici-bas, et il aspire à s'enfoncer au plus tôt dans cette clarté sans ombre et sans déclin. Il sait que loin de ce séjour de paix sont bannies toute crainte, toute menace, toute tyrannie, et il brave avec vaillance toutes les terreurs et tous les dangers d'ici-bas. Il sait que les saints, dans la gloire, n'ont pas besoin d'ornements ni du luxe des vêtements, et il dépose sans efforts ces parures d'un corps mortel, ces insignes de la douleur et de la mort. Il sait que dans cette patrie du bonheur la maladie ne peut rien, et il se fait un coeur de fer contre les pierres, les glaives et les blessures. Il voit d'ici-bas briller au ciel, sur la tête des saints, la couronne, et tout son être y est ravi ; et, songeant que là l'attend une vie immortelle, il se rit de la mort et l'accueille avec joie. Il regarde le sang généreux qu'a versé le Christ, et il désire verser aussi son sang ; il pense que dans la cité des saints rien de souillé ne peut entrer, et il brûle de descendre dans l'arène pour trouver datas le baptême du sang une pureté sans tache ; enfin il voudrait des ailes pour suivre, dans leur vol à travers les espaces, les esprits célestes. Ah ! l'Apôtre avait bien raison de le dire : a Ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni l'élévation, ni la profondeur, ni aucune créature, rien ne pourra me séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

Voici l'histoire des quarante martyrs.

Ebedjesu était évêque d'une ville du pays des Kaschkaréniens, digne évêque par ses moeurs et la sainteté de sa vie. Il avait un neveu, fils de son frère, qu'il avait lui-même instruit dans les saintes lettres, puis l'avait fait entrer dans les rangs des clercs, et enfin l'avait ordonné diacre par l'imposition des mains. Il le croyait vertueux ; mais il n'avait que le masque de la vertu, et, comme Giézi, il avait su cacher ses vices sous les dehors de la piété et avait trompé son maître. La justice de Dieu déchira le voile qui couvrait ses crimes, et l'hypocrite fut enfin publiquement confondu. Il se laissa prendre au coeur d'une passion

 

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ardente pour une femme et tomba dans un crime honteux. Le saint et chaste évêque en eut connaissance ; il manda le jeune homme, lui reprocha publiquement sa conduite, lui imposa un châtiment proportionné à sa faute, et lui interdit les fonctions de son ordre.

Mais le malheureux avait résolu en lui-même de persévérer dans son crime sans abandonner le ministère des autels : le saint évêque ne pouvait le tolérer. Alors Satan, qui depuis longtemps possédait ce malheureux diacre, égara complètement son coeur, le remplit de l'esprit d'orgueil, et en fit un transfuge de l'enfer, un apostat. Il s'en alla trouver le roi, et lui parla en ces termes : « Il y a, Sire, dans le pays des Kaschkarénieus, un homme dangereux. qu'on appelle Ebedjesu ; c'est, dit-on, le chef des chrétiens, et il a pour complice un prêtre, Abdallaha. Ils reçoivent, dit-on, les espions romains, et leur livrent les secrets de l'empire ; en outre, ils sont en communication active avec César, et lui apprennent tout ce qui se passe en Orient. Ils se rient de tes édits, et foulent aux pieds tes lois ; et au lieu d'adorer comme des dieux le soleil, la lune et le feu, ils s'en moquent, et leur insultent avec audace. »

Le roi accueillit le délateur, et donna ordre à Artascir, gouverneur d'Adiabène, de se saisir des coupables, et de les soumettre à la question, jusqu'à ce qu'ils eussent avoué leurs crimes; puis de les contraindre à abjurer leur religion et leur Dieu. Artascir, qui avait soif du sang chrétien, envoya des satellites, pour prendre les saints martyrs, et les conduire, enchaînés, à son palais, dans une campagne proche de Lapeta.

Voici leur interrogatoire :

« Qui êtes-vous ?

— Chrétiens.

— Si vous êtes chrétiens, vous êtes les ennemis du roi des rois.

— Nous ne sommes pas les ennemis du roi; c'est lui qui est l'ennemi de Dieu, puisqu'il tourmente ceux qui le servent.

— Qu'avez-vous fait ? avouez-le, sinon attendez-vous aux plus affreux supplices.

— Nous aimons la vérité, et nous avons horreur du mensonge ; n'en aurions-nous pas encore horreur en ce moment ?

 

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Mais toi, qui t'entends en ruse et en finesse, prépare, comme tu fais toujours, des pièges à notre bonne foi. Si tu veux, essaie contre nous tous les genres de tortures, tu nous trouveras prêts à tout souffrir pour notre Dieu.

— Pourquoi, impies, outragez-vous l'eau et le feu, et refusez-vous d'adorer le soleil et la lune ? Vous êtes de plus les alliés des Romains, vous vous êtes vendus aux ennemis de l'État ; vous accueillez leurs espions, et livrez à César les secrets du roi.

Quelles inepties tu allègues contre nous ! Tu nous dis d'intelligence avec les Romains ; tu nous accuses en outre de rejeter le culte du soleil et de la lune. Ceci est vrai, j'en conviens, mais tu ne peux nous en faire un crime. Quant à la trahison, elle est et sera toujours, je l'espère, étrangère aux chrétiens. Je m'étonne, au reste, que toi qu'on dit si sage, toi qui as vieilli dans le forum, et qui depuis tant de temps que tu juges les chrétiens, en as envoyé un si grand nombre à la mort, je m'étonne que tu ne sois pas encore convaincu de leur innocence et de leur fidélité. Tu prêtes l'oreille à tout délateur, et verses sans discernement aucun, en aveugle, et à flots, le sang des chrétiens : mais ce sang écrit notre victoire, et témoignera à jamais contre vous. Nous mourons innocents, et notre mort place sur notre front une couronne immortelle : tu es, toi, un parricide, dévoué au supplice éternel. »

Le tyran frémissait. Il appela ses soldats, et leur ordonna de prendre chacun des martyrs, de leur attacher les côtes, les cuisses et les jambes avec des cordes, de passer des bâtons dans ces cordes pour les serrer, et de leur lier les bras derrière le dos. Les soldats se mettent à l'oeuvre et compriment avec tant de force, en tournant les cordes avec les bâtons, tous les membres des martyrs, que leurs os craquaient comme du bois sec que l'on brise.

Quand les bourreaux furent fatigués, le tyran, pendant qu'ils se reposaient, disait aux martyrs : « Malheureux, adorez le soleil, le dieu de Sapor, roi des rois. Avouez tout ce que vous avez fait contre la foi jurée au prince, et vous échapperez aux tortures et à la mort. »

Les saints martyrs alors crièrent : « Nous persistons ; le soleil n'est qu'une créature de Dieu, et nous ne lui offrirons pas

 

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les hommages dus au Créateur. Nous ne mentirons pas à notre conscience, en avouant des intelligences avec les Romains, avec qui nous n'avons jamais eu aucun rapport. »

On renouvela sept fois contre les martyrs les mêmes tortures ; mais leur fermeté fut inébranlable. Enfin, on leur donna quelque relâche pour ne pas les voir expirer dans les tourments ; mais telle avait été la cruauté de leur supplice, que tous leurs membres étaient disloqués ; leurs côtes brisées se posaient les unes sur les autres, leurs os étaient sortis de leurs jointures. On les transporta en cet état dans une prison, où on les tint renfermés, avec défense aux chrétiens de leur porter du pain ou de l'eau ; ils n'avaient à manger qu'une nourriture souillée par des sacrifices païens, et en si petite quantité, que c'était à peine de quoi les empêcher de mourir de faim. Les martyrs la refusèrent obstinément et à plusieurs reprises, ils restèrent huit jours entiers sans manger. Cette abstinence, jointe à leurs souffrances, les avait réduits à un tel état d'abattement et de faiblesse, qu'ils ne pouvaient plus se soutenir. Aidés de la grâce de Dieu, ils supportèrent avec la plus admirable patience toutes ces épreuves.

Les martyrs allaient rendre l'âme, lorsqu'une veuve chrétienne, dont la maison, contiguë à la prison, permettait d'établir quelque communication avec les prisonniers, au moyen d'une petite fenêtre, profita de cette circonstance, et envoya pendant la nuit aux saints martyrs de l'eau et du pain dans une corbeille. Ceux-ci reçurent cette nourriture avec actions de grâces, comme envoyée du ciel même, et reprirent leurs forces. Cette pieuse veuve pourvut ainsi aux nécessités des saints tant que dura leur détention. Honneur à toi, pieuse veuve ; honneur à toi, dont la charité ingénieuse et touchante soutint les saints de Dieu dans leur défaillance !

Ceci se faisait en cachette, et les gardiens de la prison ne pouvaient deviner où les martyrs trouvaient de la nourriture, et comment ils pouvaient soutenir leur vie. Le gouverneur d'Adiabéne fut obligé d'écrire à Sapor, le roi des rois, qu'on n'arracherait rien à ces chrétiens, et que, loin d'être disposés à avouer aucun crime, ils supportaient les plus affreuses tortures sans donner le plus léger signe de douleur. Le roi différa

 

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le jugement définitif de leur cause ; cependant il appela le traître qui les avait dénoncés, et lui demanda s'il ne connaissait pas encore d'autres chrétiens. L'hypocrite lui répondit : « Oui, il y a encore un évêque, des prêtres et plusieurs diacres ; mais si vous le voulez, Sire, je me charge moi-même de les prendre et de vous les amener. » Le roi y consentit, et lui donna dix cavaliers et vingt soldats de pied : il partit aussitôt avec cette troupe.

Pendant ce temps Abdas, évêque de Kaschkar, avec les prêtres et les diacres de son église, s'était rendu dans les villages qui avoir Binaient sa ville épiscopale, pour traiter quelques affaires : il était loin de se douter de ce qui se tramait contre lui. Une nuit, il eut pendant son sommeil une vision étrange ; étonné et ému, il se leva, réveilla ses compagnons, et leur fit part, non sans frayeur, de ce qu'il avait vu. « J'ai vu, dit-il, un serpent hideux et horrible : sorti de son antre, il s'avançait en rampant, et poussait des sifflements qui faisaient tout fuir devant lui. Mais opiei qu'une troupe de passereaux, j'en comptai quarante, passa au-dessus de lui ; le monstre, les ayant aperçus, dressa contre eux sa tête horrible, et, les fascinant de son regard, les attira tous et les dévora jusqu'au dernier. » Frappés de terreur à ce récit, les compagnons d'Abdas se mettent en prière, et, après quelques instants, retournent se coucher.

En ce moment une autre vision, plus claire encore, fut envoyée à Abdas, qui appela de nouveau ses compagnons, et la leur raconta en ces termes : « Je m'étais recouché, et, les yeux fixés au ciel, j'admirais en silence les merveilles de Dieu ; songeant à ma première vision, je me demandais à moi-même ce qu'elle pouvait signifier, si par hasard elle ne nous annonçait pas le martyre. Tout à coup une extase me ravit, et je ne sus plus où j'étais. Au milieu d'une brillante lumière je voyais Siméon Bar-Sabbâé qui planait dans l'air au-dessus de moi. J'admirais son visage radieux comme un astre : à sa splendeur surhumaine, on eût dit un ange. Je conçus un vif désir de parler au martyr, et il me faisait signe de m'approcher de lui. Cependant, remarquant qu'il s'élevait toujours vers le ciel, et qu'il s'éloignait peu à peu de moi, tremblant je m'écriai : « Oh ! que ne puis-je m'envoler vers vous ! — Pas maintenant, me

 

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dit-il, mais bientôt ; bientôt vous pourrez me voir et me parler, et me raconter librement vos peines. »

Pendant qu'Abdas parlait, tous cherchaient avec inquiétude ce que cette vision signifiait. Ils firent la seule chose qu'il y avait à faire dans cette circonstance, ils implorèrent le secours de Dieu, et déjà ils avaient commencé matines, quand soudain ils se virent enveloppés par la troupe impie des satellites du roi. Ceux-ci commencèrent par se saisir du saint; évêque Abdas, ils arrêtèrent ensuite vingt-huit chrétiens, ses compagnons, et sept vierges ; ils leur mirent à tous des fers, et les conduisirent, au milieu d'outrages et de vexations intolérables, dans la province des Huzites, à Lédan, où le roi s'était rendu en quittant Beit-Lapeta.

Quand ils furent arrivés aux portes du palais, le roi confia au magistrat de la ville le soin de les mettre à la question, et lui adjoignit deux mages. Le magistrat dit aux martyrs : « Je ne comprends pas pourquoi, séduits et trompés, vous voulez aussi séduire et tromper les autres, en insinuant à des insensés vos folles doctrines. »

Abdas lui répondit : « Nous ne sommes pas séduits, et ceux qui nous suivent ne sont pas des fous ; ils marchent, au contraire, aux clartés de la lumière divine, ils ont abjuré l'erreur, pour embrasser une religion sainte et d'immortelles espérances.

— Le roi vous ordonne d'adorer le soleil ; sinon, ce sera les tourments et la mort ; j'ai tout pouvoir sur vous.

— Ni le roi, ni toi, ni ton pouvoir, ni tes tourments ne pourront nous séparer de l'amour de notre Dieu, et nous faire renoncer à Jésus-Christ. Jamais nous ne mettrons le soleil, une créature, au-dessus du Créateur de l'univers, ni un roi mortel et injuste au-dessus du très grand et très saint Roi des cieux. »

Cette réponse exaspéra le tyran, qui ordonna à ses satellites d'étendre à terre les martyrs, et de leur donner à tous cent coups de fouet. Abdas fut traité plus cruellement que les autres, parce qu'il avait porté la parole au nom de tous. Les martyrs furent soumis ensuite à un nouvel interrogatoire.

« Pourquoi ne rendez-vous pas hommage à Sapor, le roi

 

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des rois, le dieu suprême, qui gouverne le monde par l'éternelle puissance qui lui appartient ?

 — Sapor est un homme e non pas un dieu, dit Abdas. Comme tous les hommes, il est soumis aux nécessités de la vie, il boit, mange, il s'habille. Il est sujet comme nous aux fatigues et à la peine, à la tristesse et à la joie, aux maladies et à la mort ; la puissance qu'il exerce, il la tient de Dieu, souverain Seigneur et maître des choses, et il doit l'exercer avec justice.

Les mages frémissaient à ces paroles, et plusieurs fois ils cherchèrent à l'interrompre en lui donnant des coups au visage : « Tais-toi, malheureux, lui criaient-ils, n'insulte pas le roi des rois. »

Le magistrat qui avait interrogé Abdas ayant été admis à l'audience du roi avec les mages, le prince lui demanda ce qu'il i semblait de ces misérables, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils pensaient, ce qu'ils disaient.

« J'aurais honte, répondit le magistrat, de répéter en ta présence toutes les horreurs qu'ils vomissent contre ta royale majesté.

— Parle sans crainte, lui dit le roi, parle, tu ne m'offenseras pas en me rapportant les outrages que d'autres ont vomis contre moi.»

Alors le magistrat, encouragé par ces paroles : « Sire, dit-il, vis à jamais, porte éternellement sur ton front le diadème. Tu m'as ordonné de mettre ces chrétiens à la question, j'ai rempli tes ordres, j'ai essayé de les forcer par un traitement rigoureux à adorer le soleil ; mais c'est en vain. Ils ont refusé obstinément d'obéir à tes édits. Je leur rappelais que le roi des rois, dont ils enfreignaient les lois, était le Dieu éternel, le maître du monde ; ils l'ont nié avec impudence, et, sans respect pour ta majesté auguste, ils ont soutenu que Sapor n'était pas un dieu, mais un homme, un simple mortel, sujet par la condition de sa nature aux maladies et à la mort. » Le roi, éclatant de rire à ces dernières paroles : « Mais c'est le seul point peut-être, dit-il à celui qui lui parlait, sur lequel ces hommes aient raison. Je suis bien un homme, et non pas un dieu, soumis comme tout homme aux conditions de l'humanité. Vous vous trompiez si vous croyiez que ce qu'ils ont dit à ce sujet m'offense ; au contraire, cela m'amuse. » En même temps il fit appeler Thusighius, chef des

 

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eunuques, commandant des éléphants de l'armée, et lui recommanda l'affaire des chrétiens : « Je veux que vous fassiez, au sujet des chrétiens précédemment arrêtés, une enquête juste et sincère, et si vous les trouvez soumis aux lois, et adorant comme nous le soleil, renvoyez-les ; car je vois que les mages sont leurs ennemis jurés, et qu'ils ne cherchent que des prétextes pour les faire condamner à mort. »

L'eunuque sortit de la ville en grande pompe : le généralissime l'accompagnait ; le magistrat de la ville et les deux mages qui avaient assisté au premier interrogatoire le suivirent, ainsi que la foule. Les saints martyrs furent amenés, chargés de chaînes, dans cette partie de la ville qui regarde le midi : ils étaient vingt-huit, avec l'évêque Abdas. On étala sous leurs yeux tout ce qui pouvait les glacer de terreur et d'épouvante ; puis le juge, avec un visage farouche et d'un ton menaçant, se mit à les interroger.

« Qui êtes-vous donc, vous qui méprisez les édits, qui enfreignez les ordres du roi des rois?

— Serviteurs du Dieu qui gouverne le monde, et nous résistons avec justice à d'injustes lois.

— Le roi, qui voudrait vous sauver, m'a ordonné de vous faire comparaître de nouveau, pour vous engager encore une fois à adorer le soleil, afin d'éviter la sentence de mort prononcée déjà contre vous.

— Si tu es si zélé pour les intérêts du roi, hâte-toi de nous faire mourir. Tes conseils, pas plus que ses ordres, ne nous Iferont adorer le soleil, créature de Dieu. Vraiment vous nous faites pitié, quand nous vous voyons suivre comme des troupeaux les erreurs des mages. Pour nous, nous adorons le Dieu unique, et nous sommes prêts à donner notre vie pour lui, pour en recevoir en échange une vie immortelle. »

Le juge, entendant cela, les condamna tous à périr par le glaive. Alors tous les grands qui étaient présents s'approchèrent des martyrs et leur ôtèrent d'abord leurs chaînes, puis les livrèrent aux bourreaux, comme des agneaux qu'on mène à la boucherie. Tels, en effet, étaient les martyrs, qu'on voyait tendre gaiement leur tête au glaive, aussi joyeux que si on les eût mis en liberté.

 

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Cependant deux frères, dont l'un s'appelait Barahadbeschabas et l'autre Samuel, ne s'étaient pas trouvés au lieu du supplice. Ils s'étaient faits tous deux compagnons des martyrs, quand ceux-ci avaient été amenés de leur patrie, afin de les soulager comme ils pourraient en mendiant. C'est pourquoi ils n'avaient pas été pris et mis dans les fers avec les autres : ils étaient partis le matin même pour la ville, afin d'en rapporter le repas des martyrs, et ceux-ci avaient été tirés de prison et mis à mort vers la troisième heure. Les deux frères, l'ayant appris, furent saisis d'une vive douleur, et, ne pouvant la contenir, ils accourent désolés au lieu où avaient été égorgés leurs frères. Ils voient le corps d'Abdas étendu à terre, et aussitôt, se jetant dessus, ils le couvrent de leurs baisers, puis recueillent le sang des martyrs, et se teignent de ce sang précieux, conjurant les bourreaux de ne pas leur refuser la couronne de leurs frères. « Tuez-nous comme eux, disaient-ils ; car leur mort, c'est la vie, et une vie bien meilleure, bien plus heureuse que cette vie misérable. » Puis ils se répandaient en paroles contre le roi, espérant que les soldats irrités les mettraient à mort ; mais les trois juges (le chef des eunuques, le général en chef et le magistrat) qui présidaient à ce jugement, en ayant délibéré entre eux, résolurent de. ne rien faire sans avoir auparavant consulté le roi, parce que les noms de ces deux chrétiens n'étaient pas compris dans la liste qui leur avait été donnée. Ils envoyèrent donc donner avis au roi de ce qui venait d'arriver, et savoir quelles étaient ses volontés. Les deux frères cependant ne cessaient de s'écrier : « Nous sommes chrétiens; nous adorons le même Dieu que ceux que vous venez de mettre à mort, et nous abjurons vos dieux, vaines inventions des hommes. » La peine de mort fut portée contre eux presque à la même heure et au même lieu où leurs compagnons avaient été immolés, et leur sang se mêla au leur.

Ces glorieux martyrs remportèrent la couronne la sixième férie, le quinzième jour de la lune de mai.

Le lendemain, le roi s'étant ressouvenu de l'évêque Ebedjesu et du prêtre Abdallaha, demanda : « Sont-ils encore en prison, leurs deux compagnons qui ont déjà été appliqués à la torture? » Les gardes ayant répondu affirmativement, le roi ordonna de les faire mourir, s'ils persévéraient dans leur refus obstiné. On

 

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les fit donc sortir de prison ; mais ils étaient tellement affaiblis et défigurés par la souffrance, qu'il ne leur restait plus réellement que la peau, les nerfs et les cheveux. Ils n'avaient plus la forme humaine ; leurs côtes et tous leurs os, fracturés par la torture et déboîtés, ne maintenaient plus leurs chairs, et ne faisaient plus de leurs corps qu'une masse informe. Les soldats les portèrent sur leurs épaules au lieu où étaient tombés leurs compagnons. Là, le juge leur parla ainsi :

« Si vous obéissez aux édits du roi, on vous fera grâce de la vie ; si vous refusez d'obéir, vous allez mourir. »

Les généreux martyrs lui répondirent : « Insensé, tu n'as pas honte de nous adresser un tel conseil ? Pour sauver des corps défaillants, tu crois que nous allons perdre notre âme ! Tu te trompes. Nous avons adoré jusqu'ici et confessé un seul Dieu, nous persistons. Mais vous, ne croyez pas avoir rempli vos ordres en vous contentant de nous faire comparaître ; prononcez et exécutez la sentence, n'ayez pas peur ; hâtez-vous de nous envoyer où nous attendent nos frères, que vous avez tués au mépris de toute justice ; car nous les avions précédés au combat, bien qu'ils nous aient précédés à la couronne. »

Comprenant par ces paroles la constance inébranlable des martyrs, le juge les condamna à mort. Ils reçurent leur couronne au lieu même où étaient tombés leurs frères.

Il y avait par hasard dans la ville voisine quelques esclaves romains qui étaient chrétiens. Ces pieux fidèles prirent d'eux-mêmes le soin d'ensevelir les saints martyrs. Ils dérobèrent leurs corps et les enterrèrent dans des lieux secrets. En s'acquittant de ce pieux devoir, foi vive et piété touchante! ils re-cueillirent la terre qui avait bu le sang des martyrs, et jusqu'aujourd'hui les chrétiens la conservent précieusement, et s'en servent avec succès pour la guérison de leurs malades.

Restaient encore les sept vierges dont nous avons parlé: Le roi les fit conduire à Lapeta, et ordonna de les mettre à mort pour effrayer les habitants, Quand elles passèrent, enchaînées, à travers la ville, ce fut une émotion, une rumeur universelle, et on criait dans les rues qu'elles étaient innocentes, que c'était infâme de les faire mourir. Mais le juge, la sixième férie qui suivit la mort des martyrs dont nous avons parlé, fit conduire

 

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les saintes vierges en dehors des murs, à l'orient de la ville, et les interrogea :

« Si vous voulez obéir aux édits du roi et prendre des époux, vous éviterez les supplices, et vous serez mises en liberté. Voici les conditions, les acceptez-vous ?

— Non, dirent-elles. Nous adorons le Dieu unique, et nous n'en reconnaissons pas d'autres. Exécutez vos ordres, nous sommes prêtes. Nous n'obéirons pas à un roi impie, nous n'embrasserons pas le culte du soleil, nous n'accepterons jamais d'époux. »

Après cette réponse, le juge leur fit trancher la tête. Cette troupe de saintes vierges souffrit le martyre avec une force et un courage qui ne pouvait leur venir que du Christ, par qui elles espéraient que leurs corps leur seraient rendus un jour.

Elles gagnèrent leur couronne le 22 de la lune du même mois de mai. Leurs corps furent recueillis la nuit, et enterrés par les chrétiens de Lapeta.

 

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ACTES DU MARTYRE DE SAINT BADMA. EN L'ANNÉE 376.

 

En l'année de Jésus-Christ 376, par ordre du roi, on arrêta et on enchaîna Badma, cénobite, né dans la ville de Beit-Lapeta, de parents nobles et fort riches. Après s'être converti à Jésus-Christ, il distribua son bien aux pauvres, et peu après, quittant la ville, construisit dans les environs un monastère, où il se retira pour mener la vie contemplative, occupé d'une seule pensée, celle de suivre en tout la loi divine en vivant saintement. De là il donnait ses soins au salut de ses proches, prodiguait les soins admirables de sa charité aux pauvres et aux malheureux qui venaient en tout temps vers lui, consolait et fortifiait les affligés par l'amour qu'il leur témoignait. Il pratiquait l'abstinence d'une manière admirable, prolongeant ses jeûnes quelquefois pendant une semaine, n'usant que d'eau pour étancher sa soif et de pain grossier pour apaiser sa faim. Il veillait la plupart des nuits avec autant de rigueur qu'il jeûnait, et faisait plus que ne peuvent d'ordinaire les forces humaines, en passant des nuits entières en prières, les mains levées vers le ciel. Celui-là, à cause de la pureté de son coeur, habitera dans la maison du Très-Haut et montera sur la montagne sainte du Seigneur ; qui a reçu la bénédiction de Dieu ; qui a vu la face du Dieu de Jacob ; qui a été, comme un pur levain, tiré de la masse impure de l'humanité, et conservé pour guérir la corruption de notre âge. Son sang, placé dans la balance en regard de nos moeurs lâches et dissolues, les accuse et les condamne. Il est cette pierre choisie, arrachée à la montagne de la foi, taillée dans le roc de la vérité. Il mit en fuite tous les vices : à sa vue, la sensualité, la volupté, la cupidité,

 

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la sordide avarice, jetèrent leurs armes et coururent se cacher

dans les ténèbres. Le hasard de la naissance avait fait tomber sur lui l'opulence, le luxe et le faste ; il les abattit et les foula à ses pieds. Alors, tous les vices s'étant enfuis, la pauvreté chrétienne et l'humilité s'attachèrent à ses pas ; la foi, voyant briller en lui la justice, s'éprit de lui ; la charité, la paix, la compassion, l'amour, l'honorèrent de leurs embrassements, et, ravies par ses vertus, firent en lui leur demeure, et s'y reposèrent comme sur un arbre dont les fruits et la suave odeur les charmèrent.

L'illustre et incomparable Badma passa quatre mois en prison avec sept de ses frères. Dans cet intervalle ils furent trois fois amenés à l'interrogatoire, frappés à coups de bâtons, et confessèrent leur foi d'une manière invincible. Victimes, ils vainquirent leurs bourreaux. Dans la même prison était détenu un nommé Narsès, qui appartenait à la première noblesse. On le surnommait Marajas, et il était de la ville d'Arnuna, seigneur de la province de Beit-Garmai. Il avait refusé d'adorer le soleil et pour cette raison avait été emprisonné. Mais le malheureux, plus tard déserteur de la religion, avait commencé à s'affaiblir, à montrer une piété moins ardente, et enfin, oublieux de sa sainte résolution, n'avait pas terminé sa course comme les commencements l'avaient promis : car, enchaîné aux désirs des voluptés de ce monde, pris de l'amour des choses périssables, et préférant la faveur du roi terrestre à la gloire du souverain Maître des cieux, il avait abjuré et avait promis que, quoi qu'on lui commandât, il le ferait sans hésiter.

Le roi ordonna que Badma fût amené, libre d'entraves, dans la ville de Lapeta, et conduit dans le lieu de la ville nommé Narfacta, où était le palais royal ; et qu'au contraire Narsès, enchaîné, y fût amené avec lui, à la condition que, s'il voulait recouvrer sa liberté perdue, il tuerait Badma de sa main. Deux officiers du roi furent envoyés pour surveiller ce qui se passerait. Quand ce lâche eut accepté cette condition, et qu'il eut tiré l'épée sur Badma, celui-ci, le regardant d'un visage sévère, lui dit : « Quoi, Narsès, ta vieillesse t'a donc affaibli l'esprit à ce point, que tu n'aies pas horreur de verser le sang des saints ? Ah ! que tu es misérable ! Que penses-tu? crois-tu échapper

 

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au jugement terrible que Dieu prononcera sur toi ? Quant à moi, il m'est doux et délicieux de mourir en témoignage de la foi du Christ ; mais j'aurais voulu mourir d'une autre main que de la tienne. » Quant à Narsès, pris d'une terreur subite, il pâlit, et cependant, ne renonçant pas à son forfait, n'éprouvait pas de pitié, mais, levant audacieusement son glaive, il en frappa quatre fois la tête du saint. Enfin la tête tomba, au dernier coup seulement, parce que le trouble du coeur faisait trembler la main du bourreau. Ce qui procura à notre saint une mort lente et cruelle. Ce fut ainsi que Badma arriva à la gloire du martyre. Le lâche meurtrier demeura en horreur aux païens eux-mêmes et quelque temps après ils le tuèrent.

Le bienheureux Badma reçut la couronne du martyre le dix de la lune du mois d'avril ; et son corps, enlevé durant les ténèbres de la nuit, reçut une sépulture honorable.

Quant aux sept frères qui avaient été emprisonnés avec Badma, après avoir passé quatre années environ en prison, ils furent, à la mort du roi Sapor, délivrés de leurs chaînes et mis en liberté.

 

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ACTES DU MARTYRE DES SAINTS AKEBSCHEMA, JOSEPH ET AITALLAHA.

 

En la trente-septième année de notre persécution, un édit cruel fut porté contre tous les chrétiens. On ordonna aux préfets de sévir contre les disciples de Jésus-Christ, à l'aide des supplices les plus inusités, de les accabler de coups de bâton, de les lapider, de les abreuver d'outrages et de misères. Les magnanimes pasteurs, qui dans cette persécution ,avaient eu le courage de ne pas craindre ceux qui la dirigeaient et de ne pas fuir dans les cavernes pour les éviter, furent accusés. Leurs accusateurs disaient : « Juges, les chrétiens qui enseignent le culte d'un seul Dieu mettent tous leurs soins à détruire notre religion. Ils n'adorent ni le soleil ni le feu. Ils font servir l'eau à des lotions obscènes. Ils défendent aux hommes le commerce de leurs femmes, de crainte qu'ils élèvent des enfants qui entrent dans les armées du roi et tuent quelqu'un. Mais ils permettent de tuer indistinctement tous les animaux, et d'enterrer les cadavres. Ils disent, en outre, que les animaux rampants ont été faits non par les démons, mais par Dieu, sans en excepter les serpents et les scorpions. Ils ont détourné beaucoup de ceux qui ont des devoirs publics à remplir, pour les porter à étudier leurs livres empoisonnés, qu'ils nomment les Ecritures. » Quand les délateurs, trouvant les oreilles des juges disposées, leur eurent dit bien souvent des choses semblables, ceux-ci entrèrent en colère et s'enflammèrent comme du bois qui brûle au feu.

Or, dans ces jours mêmes, un vénérable vieillard, né dans le bourg de Phacaa, et évêque de la ville d'Honite, fut arrêté par leurs satellites. Il était plus qu'octogénaire, cependant d'une bonne et forte santé. Il avait un air et une tenue agréables. Il était, comme le voulaient les usages d'alors, issu de parents

 

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nobles. C'était un homme né pour les oeuvres de charité; il était le refuge des pauvres et des voyageurs, plus touché des misères du voisin que des siennes propres. Par la prédication de la parole divine, il avait attiré plusieurs païens à la religion chrétienne. Il jeûnait fort souvent, et tous les jours il vaquait si continuellement à la contemplation et à la prière, que le lieu où il se prosternait pour prier était sans cesse humide de ses larmes. Peu avant qu'il fût arrêté par les satellites, un prêtre, de ses frères, qui avait le don de prophétie, lui peignant par hasard les cheveux, chose que lui-même ne pouvait faire, tant il était obèse et gras, lui embrassa le sommet de la tête en disant : O bienheureuse tête qui dois mourir martyre de Jésus-Christ ! Akebschema embrassant le prêtre : « Puisse ta prédiction s'accomplir, mon fils ; puisse Dieu avoir pour agréable de m'accorder le sort que tu m'annonces ! » II y avait un autre évêque assis auprès d'Akebschema ; celui-ci dit comme en plaisantant au prêtre : « Voyons, pendant que vous êtes en train de prophétiser sur nous, ne craignez pas de me dire quel sort m'est réservé. » Le prêtre lui dit : « Vous vous mettrez en chemin pour la terre d'Aran et vous mourrez pendant le voyage. » Le genre de mort des deux évêques prouva la vérité des prédictions du prêtre. Car Akebschema mourut entre les mains des

bourreaux, martyr de Jésus-Christ ; et l'autre évêque, étant

parti pour la province d'Aran, mourut en route.

Les satellites qui conduisaient Akebschema l'avaient chargé de chaînes pesantes qui le serraient très fort. Comme par hasard il passait devant sa maison, un chrétien, qui l'accompagnait, lui dit de confier le soin de cette maison à quelqu'un, de peur qu'étant déserte elle ne se détériorât. Saint Akebschema, la montrant du doigt, dit : « Cette maison a en effet été la mienne ; mais je renonce à elle comme à tout ce que j'ai possédé jusqu'ici. Désormais, le Christ me tiendra lieu de tout, en lui je place tous mes désirs. »

Arrivé enfin à la ville d'Arbelles, il fut amené devant le préfet Adarcurkasciarus, qui lui demanda s'il était chrétien, et auquel il répondit d'une voix élevée : « Je suis chrétien et j'adore le vrai Dieu.

— Tout ce qu'on m'a rapporté de toi dernièrement est donc

 

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vrai : c'est par toi qu'en cette province est dirigée la secte qui refuse d'obéir aux édits du roi des rois ?

— Tout ce qu'on t'a dit de moi à cet égard est à peu près vrai ; car je prêche un seul Dieu à tous les mortels, et je les engage à aller à lui de tout leur coeur ; à corriger leurs moeurs dépravées par les vices et à vivre suivant les règles du bien qui sont tracées dans nos livres saints.

« Le préfet lui répondit : « On m'a dit depuis longtemps que tu étais un sage, et je vois que tes travaux t'ont amené presque à la vieillesse. C'est pourquoi je m'étonne que tu sois si loin de la vraie religion, que tu n'adores pas le soleil, qui est l'objet du culte de presque tous les peuples qui sont à l'Orient, et que tu le juges indigne de ton hommage.

— Tout l'Orient se trompe assurément, car celui qui préfère les créatures au Créateur ne lui rend aucun culte et les vénère, arrive à cette superstition stupide, à cette corruption du sens humain qui existe chez vous et chez ceux qui ont embrassé les idées de cette fausse religion ; il croit que toutes les choses qui procèdent de la volonté et de l'esprit de Dieu, participent de la nature de Dieu, qui par sa puissance éternelle a créé dès le commencement l'univers et toutes ses parties, et le gouverne toujours.

— Ainsi, malheureux que le supplice attend, toutes les choses que le roi regarde comme vraies et comme raisonnables, toi, tu les nommes fausses et insensées ?

— Que puis-je voir de vrai et de raisonnable dans vos dogmes qui nient la vérité elle-même, et qui enseignent que les choses faites et créées sont par leur nature dignes de recevoir un culte religieux ?

— Renonce à tout cela, suivant l'édit du roi ; adore le soleil, si tu veux échapper aux supplices qui te menacent. Quant à moi, j'ai pitié de ta vieillesse, et je répugne à t'envoyer aux enfers par un supplice sanglant.

— Cesse ce langage d'une bouche impie et coupable, n'afflige pas plus longtemps mes oreilles par ce discours. La piété dont mon jeune âge s'est imprégné, je ne l'abandonnerai pas, lorsque je suis à cet âge de la vie où il me convient le mieux de garder un nom jusqu'ici sans tache et d'acquérir, par mon

 

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courage, la couronne qui m'est promise. Quant à ce que tu me conseilles, je le regarde comme impie et je le méprise. »

Sur l'ordre du tyran, le bienheureux Akebschema fut couché par terre, les pieds attachés ave de lourdes chaînes, et frappé avec une telle cruauté, qu'à tous les coups qu'on lui donnait la chair déchirée laissait jaillir le sang.

Pendant ce temps, le préfet lui dit : «Dans quel lieu de la terre est donc maintenant ton Dieu ? que ne se hâte-t-il de venir t'arracher de mes mains ?

— Certes, mon Dieu pourrait m'arracher de tes mains impures ; ne te laisse pas aller à des discours extravagants, reconnais plutôt que tu es une plante débile et qui va bientôt mourir. Bien plus, regarde-toi comme déjà mort, puisque cette vie que tu as reçue en Dieu, notre Créateur, tu n'en jouiras jamais, puisque la mort va t'arracher bientôt cette vie d'un jour dont tu jouis, et que suivra nécessairement, quand ton corps descendra dans le cercueil, une mort éternelle au milieu des feux de l'enfer. Et ce feu lui-même que tu crois digne des honneurs divins, te saturera de douleurs, lorsque, ministre des justes châtiments du Dieu que tu outrages, il fera subir à ton corps et à ton âme les plus cruels supplices. »

Enfin Akebschema, par l'ordre du préfet, fut jeté enchaîné dans une prison obscure.

A la même époque, Joseph, prêtre du bourg de Beit Cathuba, vieillard septuagénaire, à cheveux blancs, plein de ferveur pour la gloire de Dieu et rempli de sa crainte, respectable par son caractère sacré et par la pureté de ses mœurs, d'ailleurs plein de savoir et de courage, était tombé entre les mains des satellites.

Aitallaha, diacre du pays de Bethnuhadra, fut pris aussi ; c'était un vieillard plus que sexagénaire, très éloquent et maniant très bien la controverse ; du reste, très aimable à cause de son extrême modestie et agréable à tout le monde par sa gaîté égale et constante. Il était enflammé de l'amour de Dieu, et aimait Jésus-Christ du plus profond de son coeur.

Quand les satellites eurent conduit ces saints martyrs à la ville d'Arbelles, ils les amenèrent devant le préfet Adarcurkasciarus, qui leur dit : « Vous êtes coupables et destinés aux

 

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plus cruels supplices ; jusques à quand empoisonnerez-vous de votre doctrine le vulgaire ignorant et grossier ? »

Le bienheureux Joseph : « Chrétiens, nous haïssons les maléfices, nous ne sommes pas empoisonneurs, nous enseignons aux hommes de saintes doctrines, afin que, renonçant au culte des simulacres morts, ils commencent à se servir de la vie. »

Le préfet : « Dis-moi donc, espèce d'insolent, laquelle de ces deux religions crois-tu la vraie, de celle que le roi, le maître de toutes choses, les grands du royaume et les riches professent, ou bien de celle que vous autres hommes de rien, pauvres et manquant de tout, pratiquez ?

— En effet, notre Dieu n'est pas un Dieu qui préfère les richesses et le faste ; par conséquent, pour lui être agréable, nous préférons la misère, la pauvreté et la privation de toute fortune et de tout luxe, afin de mériter, par cette pieuse disposition de nos âmes, la gloire du siècle à venir qui succédera, en l'anéantissant, à celui dans lequel maintenant nous vivons.

— En effet, vous faites bien voir le peu que vous valez, en méprisant les richesses, les utiles travaux qui les acquièrent, et en prêchant la pauvreté comme préférable.

— Quant à ce qui regarde notre pauvreté, que tu nous reprochais tout à l'heure en nous appelant pauvres, cherches-en la cause, et tu trouveras que nous serions beaucoup plus riches que vous, s'il nous était donné de recevoir et d'accumuler le prix du travail de nos mains. Ce que vous possédez vous vient de vos rapines et de vos exactions. Mais nous, nous donnons nos richesses aux pauvres ; vous, vous les leur extorquez.

— Le propre des richesses, c'est d'attirer fortement les convoitises des hommes ; n'importe quel mortel les désire. Qui donc croira celui qui vient dire : Nous, chrétiens, détestons les richesses ?

— Nous savons qu'elles sont passagères, et qu'elles ne restent pas à ceux qui les ont ; c'est pourquoi nous pensons qu'elles ne sont pas désirables : et vous-mêmes qui les aimez tant, ne les posséderez pas longtemps. Les richesses et les honneurs des cours échappent aux riches et aux superbes ; tout cela devient poussière qu'on foule aux pieds, sous les coups du sort commun à tous les mortels.

 

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— Assez ; je n'ai pas envie de t'entendre davantage. Réponds en peu de mots à mes questions. Dis, te convient-il d'adorer le soleil ou non ? Si tu le fais, je promets de te délivrer des tourments qui te sont destinés.

— Il faut que tu sois aveugle pour croire que je sacrifierai jamais au soleil, moi qui ai enseigné à tant de monde que le soleil est une vaine créature, n'ayant rien de la divinité. »

Alors le préfet se mit dans une grande colère et ordonna que Joseph, couché par terre, serait frappé alternativement par dix licteurs armés de branches de grenadier, auxquelles préalablement on aurait enlevé les épines. Cet ordre fut exécuté avec une si grande cruauté, qu'on crut que le saint martyr était mort entre les mains des bourreaux. Mais lui, levant les yeux au ciel, implorait tacitement de Dieu la grâce et le courage : et voyant le sang qui coulait de toutes les parties de son corps, il dit à haute voix : «Je vous rends grâces, Jésus-Christ, Fils de Dieu, autant que je le puis, de ce que vous m'avez jugé digne d'un tel bienfait, qui me permet de laver dans un second baptême les souillures de mon âme et les taches de mes péchés. » Ces paroles ne faisaient qu'animer davantage la fureur des bourreaux qui le brutalisaient plus furieusement encore. Aussi, pas une place de son corps ne demeura intègre et sans blessure. Enfin, brisé par les tourments, il fut chargé de chaînes et jeté dans la prison où saint Akebsehema était détenu.

Le courageux Aitallaha fut ensuite interrogé. Le préfet lui dit : « En peu de mots, voici ce que je veux : adore le soleil, mange du sang, marie-toi et obéis au roi, tu n'encourras aucune peine, tu échapperas aux supplices et à la mort cruelle que les fois décrètent contre les chrétiens. »

 

 

Aitallaha lui répondit à haute voix : « Je préfère mourir pour vivre éternellement, que de vivre pour mourir éternellement. Cette détermination est irrévocable chez moi. Mange du sang situ veux, chien vorace, adore le soleil, stupide que tu es, qui fermes les yeux à l'éclatante lumière qui depuis déjà longtemps éclaire le monde, et dont le nom et la renommée sont parvenus dans les pays divers jusqu'aux confins de l'univers. »

Le préfet, contenant la colère qui bouillonnait en lui et dissimulant, lui dit avec tranquillité : « Malheureux qui cherches la

 

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mort comme si elle était préférable à la vie, quelqu'un peut-il te croire quand tu lui dis de détester la vie et d'aimer la mort, à moins qu'il ne soit aussi fou que tu l'es ? » — Aitallaha lui dit : Tu te reconnais insensé ainsi que tes coreligionnaires. en avouant que vous ne connaissez pas la vérité. Notre Maître nous a enseigné des préceptes contraires aux vôtres : il veut que nous aimions cette vie que vous nommez la mort, et que nous détestions cette mort que vous nommez la vie. »

Le tyran, qui s'était contenu jusque-là, laissa déborder sa colère et commanda aux bourreaux d'attacher au martyr les mains sous les genoux et qu'ensuite on lui mît sur les épaules un gros madrier sous lequel douze hommes le presseraient en appuyant successivement aux deux extrémités. Ce cruel supplice disloquait d'une manière étrange le corps et tous les membres du saint vieillard. On en vint ensuite aux coups de branches d'arbre. Le corps du saint martyr fut déchiré par une longue flagellation, durant laquelle, insultant au préfet avec une constance étonnante, il le traitait de chien impur, qui se délectait à boire du sang, de corbeau vorace qui se jetait sur n'importe quelle victime. Le préfet, grinçant des dents, et frémissant, reprochait aux bourreaux leur mollesse, parce qu'ils n'avaient pas encore pu faire taire cet homme et briser son courage. Le saint martyr, dans cette torture, perdit l'usage de ses membres; ses jointures étaient luxées ou rompues, au point qu'on fut obligé de le porter dans la prison avec ses compagnons.

Cinq jours après, le préfet fit de nouveau comparaître les saints martyrs, qu'à cet effet on tira de la prison pour les amener, dans un jardin qui était proche. Il leur dit : « Eh bien, misérables empoisonneurs, avez-vous renoncé à votre erreur détestable ? avez-vous enfin résolu d'obéir aux édits du roi ? »

Les bienheureux martyrs lui répondirent d'une voix unanime : « Une même et sainte pensée nous unit tous trois ; un même esprit de vérité nous anime et une même foi qui ne variera pas. Toutes les fois que tu nous adresseras la même question, toutes les fois tu nous trouveras constants et fermes dans le même sentiment, car nous avons résolu de ne point obéir à l'édit injuste du roi. Quant à toi, emploie contre nous, au gré de ta haine, les moyens que tu voudras ou que tu pourras. »

 

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Alors, à l'ordre du préfet, les bourreaux, jetant par terre les saints personnages, les attachent avec des cordes de lin, qu'avec des bâtons, pour les tourner, ils leur serraient tellement fort aux jambes, aux cuisses, aux côtés, qu'on entendait le bruit des os qui se rompaient. Ceux qui présidaient à la question, au milieu des atroces douleurs qu'enduraient les martyrs, les exhortaient à conserver leur vie en obéissant aux édits du roi ; mais eux répondaient avec une constance que prouvaient leurs paroles et leurs gestes: «Nous mettons notre espérance en Dieu seul, nous n'obéirons pas aux ordres du roi. » C'est ainsi que pendant tout le temps que dura ce supplice atroce, la gloire et le triomphe des saints martyrs recevaient à chaque instant un nouvel éclat. Chaque jour, leurs exécrables bourreaux inventaient contre eux quelque supplice plus effroyable ; les coups, la faim, la soif, tout fut employé pour les tourmenter. Pendant ce temps-là, nul ne pouvait leur porter de vêtements, de lits, de pain, d'aliments. Le préfet l'avait défendu par un édit terrible, qui portait que quiconque serait pris en flagrant délit recevrait cent coups de bâton et de plus aurait les mains et le nez coupés. Or, ceux qui étaient dans la même prison tâchaient d'aller de porte en porte mendier des vivres qu'ils leur apportaient, et cela avec l'aide des gardiens de la prison, qui ne pouvaient voir sans pitié les souffrances des saints martyrs dans un âge si avancé.

C'est ainsi qu'au milieu de ces souffrances, ils passèrent trois années en prison. On annonça que le roi venait en Médie. Pour la circonstance, le préfet les fit sortir de la prison publique. On n'eût plus dit des hommes, mais des fantômes, de sorte qu'ils attiraient la compassion même des gens les moins miséricordieux, et faisaient couler leurs larmes, par le spectacle de leur misère et des témoignages de leurs douleurs. Ils furent amenés de la prison au palais du roi, devant Adarsapor, prince des préfets de toutes les provinces d'Orient. Ils refusèrent de l'adorer. Là ils furent ainsi interrogés, en présence d'une grande quantité de préfets et de grands de la cour : « Dites, n'êtes-vous pas chrétiens ? » Alors les saints martyrs : « Oui, nous sommes chrétiens et nous adorons un seul Dieu et Seigneur, créateur de tout l'univers. — Vous êtes des vieillards, dit le préfet, et je vois sur votre visage les traces des souffrances que vous avez endurées.

 

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Je vous avertis de ne pas courir à une mort certaine ; adorez le soleil, obéissez au roi, vous agirez dans l'intérêt de votre salut. Car la peine capitale est portée contre ceux de votre religion qui refusent de sortir de leur erreur. » Alors Akebschema : « Vous aurez beaucoup de mal, si ne renonçant pas à ce dessein, vous espérez, à l'aide de cette puissance dont vous faites un sacrilège usage, amener qui que ce soit d'entre nous à adopter cette erreur que vous vous efforcez de faire prévaloir. Que ne nous laissez-vous en paix ? Que n'employez-vous les supplices? Hâtez-vous de nous y conduire. Vos menaces ne nous effraient pas, aucune crainte ne nous amènera à abjurer honteusement la foi du vrai Dieu pour obéir aux ordres du roi, soit qu'on nous laisse la vie, soit qu'on nous mène à la mort. » Le préfet leur dit : « La mort délivre les coupables. Je ne suis pas étonné que vous la demandiez. Aussi ne veux-je pas vous tuer, mais vous faire souffrir; et ne vous ferai-je mourir que quand, à force de supplices, je vous aurai rendu la vie plus insupportable que la mort même. Mais déjà, malheureux, quelle existence traînez-vous ? Je veux par votre supplice glacer d'horreur ceux qui font partie de votre secte d'empoisonneurs. » Akebschema lui dit : «Tu insistes en vain, nous ne craignons pi menaces, ni tourments, ni glaives ; nous espérons en Dieu que nous posséderons un jour et qui nous a rendus, par sa propre force et par sa grâce, invincibles et parfaitement indifférents aux supplices terribles que déjà avant toi tes collègues nous ont fait endurer. Nous avons l'espoir de nous montrer plus forts que vos supplices. Fais donc subir à ce corps chargé d'ans, mais non pas encore dépourvu d'énergie, les tortures les plus cruelles que tu pourras imaginer. Eprouve notre patience qui a sa force dans l'espérance certaine que nous avons. Tu trouveras toujours en nous un courage invincible, et notre constance te révélera l'erreur honteuse qui te domine. »

Alors le tyran dit en montrant quatorze cordes neuves qu'il avait fait apporter à dessein en ce lieu : « J'en jure par le dieu soleil et par la vertu du roi Sapor, si vous n'obéissez promptement, je détruirai vos corps, je rougirai de sang vos cheveux blancs, je n'aurai aucun respect pour vos restes, et je les ferai broyer jusqu'à ce qu'ils soient réduits en poussière. » Akebschema

 

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lui dit : « Comme tu as engagé ta foi à un témoin qui n'est pas Dieu et juré par la fortune d'un nom vide, je doute que tu fasses ce que tu as dit. Quant à nous, nous aurons la même foi en Dieu, soit que tu nous laisses la vie, soit que tu nous fasses mourir. Nos corps sont à toi, nos âmes à Dieu ; hâte-toi donc d'exécuter ce que tu as décidé : crois que nous ne désirons rien plus ardemment. »

Le préfet fit écarteler le bienheureux Akebschema par trente hommes : quinze tiraient de chaque côté. Pendant ce temps-là, deux licteurs le frappaient à coups redoublés sur le dos et la poitrine. Ce supplice fut exécuté avec tarit de cruauté que, la peau enlevée, chaque coup faisait voler avec le sang des lambeaux de chair. Comme quelqu'un par derrière, pour lui sauver la vie, l'engageait à obéir, il put encore parler et dit à haute voix : « Ce que je vais dire. est ma volonté formelle : les édits iniques du roi ne sont rien pour moi, je ne veux que demeurer fermement attaché à la foi sainte de mon Dieu. » Lorsqu'à bout de force, il ne put plus articuler une seule parole, et qu'il ne pouvait plus contredire par ses réponses ses adversaires qui l'engageaient encore à se désister de sa résolution, et qui lui promettaient la vie sauve, s'il voulait obéir aux ordres du roi, il éleva la tête, et fit signe qu'il improuvait tout ce qu'on lui disait. Ce fut en montrant ce courage invincible que le saint martyr succomba ; et cependant ceux qui le frappaient ne s'arrêtèrent pas, ceux qui tiraient sur son corps pour l'écarteler, ne cessèrent pas leurs efforts, et bien que le saint eût rendu l'âme, ils s'acharnèrent sur ses membres, et tirèrent avec tant de violence, qu'ils lui désarticulèrent les épaules. Ce ne fut qu'au bout d'un moment, que, voyant que le saint martyr était mort, les bourreaux se retirèrent. Et on vit s'affaisser sur son corps la tête que ne supportaient plus que les vertèbres dénudées et disloquées du cou. On traîna le cadavre hors de la ville et on mit des gardes auprès du lieu où on l'avait jeté. Cependant, au bout de trois jours, il fut enlevé clandestinement par les soins de la fille du roi d'Arménie, qui était retenue comme otage dans une des citadelles de la Médie. L'illustre Akebschema fut couronné le dix de la lune d'octobre.

Après Akebschema, ce fut au bienheureux Joseph d'être

 

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interrogé. Le préfet Adarsapor lui dit : « As-tu vu comment ton collègue a péri misérablement ? Il a porté la peine de son crime envers le roi. Quant à toi, cesse de te tromper ainsi, écoute nos conseils : adore le soleil, obéis aux édits du roi ; ainsi tu sauveras ta vie et échapperas à une mort terrible.

— Je n'adore pas le soleil, parce qu'il n'est pas Dieu ; je n'obéis pas aux édits du roi, parce qu'ils sont injustes. Car il n'est pas permis d'enlever à Dieu, souverain créateur de l'univers, l'hommage qu'on lui doit, pour le transporter aux créatures. Fais ce que tu as dessein de faire, et comme il te conviendra. »

Alors le préfet ordonna que lui aussi fût écartelé par trente hommes et frappé pendant ce temps-là par des bourreaux jusqu'à ce que, la peau étant enlevée de toutes parts, son corps ne parût plus qu'une plaie. Aux spectateurs de cette boucherie qui suppliaient le saint martyr de racheter sa vie et sa liberté en obéissant aux ordres du roi, il répondait : « Il n'y a qu'un seul Dieu ; hors celui-là point. Il n'y a qu'une seule foi, une seule vérité ; nous les connaissons et les confessons. Nous sommes trois compagnons unis dans une même volonté, dans un même courage. » Comme les tourments n'avaient pas de relâche, et que les bourreaux précipitaient leurs coups, la respiration et la circulation furent momentanément suspendues par suffocation, et on crut que le saint avait rendu l'âme. Les bourreaux s'approchant, il s'affaissa comme un cadavre. Enlevé de ce lieu, il fut jeté hors des murs ; peu après, comme on s'aperçut qu'il respirait encore, on mit auprès de lui des gardes qui durent veiller.

Pendant ce temps-là, l'intrépide Aitallaha fut amené devant le préfet. Celui-ci ayant regardé le saint vieillard, lui dit : « A moins que tu n'aimes encore bien ta croyance coupable qui a causé la mort de tes deux compagnons, adore le soleil et obéis aux ordres du roi. Si tu le fais, tu éviteras la mort qui te menace. »

Aitallaha lui dit : « J'admire vraiment que ton esprit soit aveuglé et dépourvu de raison à ce point que tu puisses te montrer à moi aussi privé de sens et d'intelligence qu'un animal stupide. Comment, après que ceux qui, plus âgés que moi, plus

 

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faibles par conséquent, n'en ont pas moins vaincu tes tourments et conquis une gloire immortelle par la mort que tu leur as procurée, et qu'ils ont volontairement acceptée, je n'aurais pas honte d'agir moins courageusement, et de perdre par une ignoble lâcheté le titre glorieux et la couronne immortelle qu'ils ont su gagner ? Au reste, voici ma volonté irrévocable : Je ne trahirai ni ma foi, ni mon Dieu, je n'obéirai pas aux édits du roi, qui depuis longtemps fait une guerre honteuse à la vertu et à l'honnêteté. » A cette réponse, le préfet, pensant que la majesté royale avait été outragée, ordonna que le saint fût tiré en sens contraire par quarante hommes divisés en deux bandes, et pendant ce temps-là cruellement frappé par les bourreaux armés de lanières neuves. Cet ordre fut exécuté avec tant d'inhumanité, que, frappant sur le saint martyr comme si t'eût été une pierre ou un tronc d'arbre, les bourreaux en un instant mutilèrent, déchirèrent tout son corps. Pendant ce temps l'infatigable athlète interpellant à haute voix le préfet : « Tyran sans vigueur, lui disait-il, tes supplices sont trop doux et trop légers. Si tu en connais de plus terribles, ordonne qu'on les emploie, car mon âme devient plus forte par la douleur et mon corps prend de l'énergie dans les plaies qu'on lui fait. »

Alors le préfet, regardant les assesseurs : « Comment se fait-il que ces empoisonneurs aiment la mort et les tourments, comme si c'étaient des festins ? »

Ils dirent : « C'est que leurs dogmes leur promettent une autre vie, que les yeux d'ici-bas ne peuvent connaître. »

A la fin de cet horrible supplice, pas une place du corps du saint martyr ne resta intacte : tous ses membres furent disloqués, et parurent comme arrachés de leurs places naturelles. Ses os étaient luxés, leurs ligaments rompus par cette épouvantable et cruelle distension de tout le corps. On aurait cru que les membres n'adhéraient plus, ne tenaient plus qu'à la peau. Les deux licteurs l'ayant ramené an préfet, il fut de nouveau sollicité à abjurer la religion chrétienne.

« Si tu obéis aux ordres du roi. je te donnerai des médecins qui panseront tes plaies, et qui certainement te rendront à la santé.

 

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— Bagatelles, dit le saint vieillard, que promesses et médecins ; mais quand bien même tu pourrais réparer tout le mal que tu m'as fait, et me rendre mes forces perdues, jamais je n'abjurerais devant toi ma foi ; jamais je n'abjurerais le Seigneur Dieu, créateur de l'univers, et n'adorerais le soleil qu'il a fait pour l'usage du monde. »

Le préfet lui dit : « Tes membres te restent, disloqués mais non rompus, tu peux encore nous obéir et tu refuses de vivre? Je ferai par ton supplice un horrible exemple, terrifiant pour ceux qui te ressemblent et qui ont ta témérité et ton arrogance.

— Tu rends de vrais oracles, imprudent que tu es, car j'espère que nous resterons un excellent exemple et que nous laisserons à imiter à ceux qui nous suivront un triomphe qui ne sera pas sans gloire'; enfin par notre courage dans le combat et par notre égalité d'âme dans les souffrances, nous aurons conquis dans notre vieillesse des palmes verdoyantes et une couronne formée de fleurs qui ne périront pas, et dont la verdeur parfumant nos corps cassés de vieillesse, leur communiquera, au dernier jour du monde, une force toute juvénile, et les rendra bien portants pour l'éternité. »

Alors Adarsapor ayant appelé Adarcurkasciarus, préfet de l'Adiabène, lui parla en ces termes : « Si ces misérables survivent, je veux qu'ils soient ramenés dans leur patrie, et que là ils meurent lapidés par les gens de la même secte qu'eux. C'est pourquoi je n'ai pas voulu qu'ils fussent tués en ce lieu. » On fit venir deux chevaux sur lesquels on hissa les martyrs comme deux corps inertes, au point qu'il fallut les attacher avec des cordes sur le dos de ces animaux, de peur que les secousses de la marche ne les fissent tomber : cela fût arrivé, tant leurs corps avaient été disloqués par les tortures, leurs os luxés, leurs articulations rompues, et leurs membres déchirés. Quand on fut arrivé au lieu où on devait s'arrêter et que les chevaux durent être soulagés de leurs fardeaux, les satellites, qui étaient ennemis des martyrs et qui étaient encore animés de colère contre eux, les jetèrent à terre, où ils restèrent gisants comme eussent fait des pierres ou des madriers. Ce fut ainsi qu'ils allèrent jus-qu'à Arbelles, où on les jeta en prison. Les saints vieillards, étendus comme de froids cadavres, étaient, à cause de leurs

 

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plaies, mouillés de sanie sanguinolente. Les gardiens avaient

ordre de ne laisser pénétrer auprès d'eux aucun chrétien.

Il y avait dans la ville d'Arbelles une femme illustre qui était

chrétienne, dont la mémoire est restée en vénération et dont le nom est cité avec éloge dans un ancien discours. Elle avait en grande vénération les martyrs du Seigneur. On rapporte, en outre, qu'elle fournissait à ses frais des aliments aux chrétiens qui étaient détenus dans la prison publique de la ville d'Arbelles, pour le nom de Jésus-Christ. Cette noble femme, ayant donc appris les souffrances et les infirmités des bienheureux martyrs, fit venir le geôlier de la prison et obtint de lui, par ses prières et en lui donnant une forte somme d'argent, de les emmener de la prison chez elle, de sorte qu'elle jouit quelque temps de leur présence. Cela ne lui fut accordé qu'avec peine et avec crainte par ce geôlier. Ce fut pendant la nuit qu'elle envoya ses serviteurs pour les apporter chez elle. Elle pansa elle-même leurs plaies, embrassant leurs membres disloqués par les tortures, contemplant l'état déplorable dans lequel on les avait mis, elle ne pouvait retenir ses larmes et ses gémissements. Ils étaient couchés comme exsangues et complètement privés de sensibilité. Mais le bienheureux Joseph la voyant pleurer : a Ce ne serait pas de la vertu, lui dit-il, que de verser sur notre mort des pleurs inopportuns. — Ce n'est pas votre mort que je pleure, répondit-elle ; bien au contraire, je vous féliciterais si vous eussiez été tués aussitôt que condamnés ; mais mon chagrin violent vient de voir qu'on vous ait laissés dans l'état où vous êtes... » Le bienheureux Joseph : « La persécution des méchants procure la tranquillité à ceux qui se souviennent des paroles du Seigneur : « Combien est étroit et difficile le chemin qui conduit à la vie éternelle, et combien peu y arriveront ! » et ailleurs : « Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, sera sauvé. » L'Apôtre a dit de lui-même : « Trois fois j'ai été flagellé, une fois lapidé, et encore les tribulations ont été de la part des hommes de qui le monde n'était pas digne. » C'est pourquoi, étant chrétienne, il est convenable que vous vous réjouissiez, quand des chrétiens soutiennent de longs combats ; plus ils auront souffert de supplices cruels, plus leur récompense sera grande, plus leurs couronnes illustres. »

 

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A l'aurore du jour suivant, ils furent ramenés en prison, où pendant six mois, jusqu'en avril, ce qu'ils eurent à souffrir de la puanteur du lieu et des autres incommodités ne saurait se rendre. Pendant ce temps-là, le préfet qui avait assisté à l'interrogatoire des martyrs, s'en alla et eut pour successeur un certain Zarusciates, beaucoup plus méchant que lui, plus méchant même que les bêtes sauvages. Le roi lui avait donné des ordres furibonds contre les chrétiens. Entre autres choses, il avait commandé aux préfets de forcer, par toutes sortes de supplices, les laïques qui professaient la religion chrétienne à lapider leurs pasteurs. Cet édit jeta un grand trouble parmi les chrétiens, et fit que beaucoup d'hommes et de femmes nobles, bien qu'indigènes, quittèrent les villes pour se réfugier dans les montagnes et dans les cavernes, de peur d'être forcés à verser

le sang innocent.

Or il arriva que le nouveau préfet Zarusciates vint dans la ville, et entra dans le temple, pour y adorer le feu. Les gardiens du temple en prirent occasion pour accuser devant lui les saints martyrs : « Il y a ici, disaient-ils, deux hommes de cette secte d'empoisonneurs qu'on nomme des chrétiens ; ils ont déjà passé trois ans et demi en prison, et le préfet Adarcurkasciarus leur a fait subir divers supplices pour les amener à sa religion. » A ces mots, le préfet ordonna qu'on lui amenât les saints martyrs. Quand ils furent présents, les regardant d'un air terrible et cruel, il dit : « O race d'entêtés, pleine d'insolente constance ! quoi ! rien ne vous émeut, ni les lois sévères, ni les édits publics de Sapor roi des rois, seigneur de toutes choses, qui a renversé le plus grand des royaumes, pris d'assaut tant de villes si bien fortifiées, et vaincu toutes les nations du monde ? Ainsi donc, vous qui demeurez dans son royaume et dans ses villes, vous méprisez ses édits et ses lois ? » Le bienheureux Joseph lui répondit d'une voix haute et assurée en ces termes : « Si nous conspirons, comme tu le dis, contre le roi, pourquoi ne fait-il pas la guerre aux rebelles ? Pourquoi n'a-t-il pas une armée choisie? Pourquoi ne conduit-il pas contre nous des soldats

armés d'arcs et de lances pour nous forcer à faire ce qu'il commande, comme il a fait à l'égard des nations que toi et lui

avez subjuguées ? Oh ! non, pour cette campagne c'est toi qu'il

 

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a choisi; toi le plus lâche des hommes qu'un frémissement de feuilles ferait trembler. Homme sans énergie, au lieu d'aller chasser dans les forêts avec les hommes, tu te livres à un repos honteux, ici, an milieu des femmes. Rougis, misérable, aie honte de ton inique emploi, car tu n'es pas venu comme un brave général pour combattre des peuples rebelles à ton roi, mais pour encourager à renier leur Dieu, quelques chrétiens

encore moins courageux qu'il ne le faudrait, moins intrépides qu'ils ne devraient l'être. Mais tu perds tes efforts, si tu crois pouvoir faire entrer dans nos oreilles ce fiel mortel, car notre volonté insurmontable est de rester fidèles à notre Dieu. »

Alors le préfet : « Empoisonneur, dit-il, discoureur impie, je supporterai patiemment tes injures et tes malédictions ; tu espères que je vais te faire bien vite couper la tête, et échapper par ce supplice aux longs tourments qui t'attendent ; mais je ne le veux pas faire ainsi, j'attendrai une meilleure occasion. Pour le moment, je m'en tiendrai à ce qu'on m'a ordonné de faire. » Le saint martyr lui répondit : « Je vois la guerre que tu veux nous faire ; semblable à une vipère sourde, tu dissimules à l'instant de mordre. Je le vois à ta couleur livide, semblable à celle des vipères quand elles se préparent à mal faire. Que ne te sers-tu de ta science, inventeur de tortures ? Que ne montres-tu ton autorité et ta puissance ? Tire ton fer mortel et rassasie dans notre sang innocent les cruelles passions de ton coeur. O toi qui es dévoué aux supplices et aux peines éternelles, je t'en prie, envoie-moi à la mort que j'aime, envoie-moi, chargé de riches dépouilles, à ce séjour que nous autres chrétiens désirons, comme tous aussi nous désirons ce royaume, dont la puissance brisera celle du vôtre qui de toutes parts déjà voit ses forces chanceler. » Alors le préfet commanda de suspendre le saint martyr la tête en bas, par les gros orteils ; puis il ordonna que ses membres, labourés par les tortures précédentes, fussent frappés à coups de cordes neuves par les bourreaux, jusqu'à ce que le dos, les côtés et la poitrine du saint martyr fussent couverts de sang et de sanie, ce qui fit couler abondamment les larmes des spectateurs. Pendant ce temps-là, les mages lui disaient tout bas : « Si au milieu de cette grande assemblée tu as honte de te soumettre en abjurant, nous allons te porter

 

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immédiatement au temple du feu, et là, en adorant le soleil sans témoins, tu conquerras la liberté. » Le saint martyr repoussa énergiquement les auteurs d'un si mauvais conseil, en criant à haute voix : « Allez-vous-en d'ici, adorateurs du feu, qui l'aimez ; allez l'alimenter ce feu qui vous dévorera ; rendez-lui votre culte, pendant que vous avez le temps encore. »

Après que le bienheureux vieillard eut été suspendu, comme nous l'avons dit, pendant deux heures, au milieu des plus cruels supplices, le préfet ordonna qu'on le détachât, et s'adressant à lui de nouveau : « Est-ce que tu ne fléchiras pas ton esprit à l'obéissance, en prenant conseil de tes intérêts, espèce d'effronté? » Le saint martyr lui dit : « Non, certainement, la grâce et le salut qui me viendraient de toi ne me seraient ni agréables, ni utiles. » Alors le préfet : « Et la mort que je te ferai subir ne te sera donc pas pénible ? » Joseph répondit : « La mort que tu me donneras, c'est pour moi la vie ; au contraire, si tu me donnais la vie, j'estimerais alors recevoir la mort. » Le préfet reprenant : « Tu vois en quel état j'ai mis ton corps, il ne peut plus être utile à rien pour les besoins de la vie. Mais l'âme qui te reste, je vais la détruire et la perdre certainement par les supplices répétés que tu vas endurer. » Joseph lui dit : « Tu ne peux certes détruire mon âme, car nous avons l'Ecriture qui nous dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l'âme ; mais plutôt craignez celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans l'enfer ». Tu as pu torturer mon corps qui est en ton pouvoir, mais tu ne peux arracher à mon âme l'espérance qui fait ses délices ; c'est celle que nous avons, nous chrétiens, de la résurrection future des corps, hors de laquelle, vous autres ennemis de la vraie piété, aurez pour part les gémissements éternels et les grincements de dents. » Alors le tyran, se moquant du saint vieillard : « Si cela arrive comme tu le dis, à quelle peine serai-je exposé de votre part ? » Mais le saint lui répondit : « Notre-Seigneur, le Dieu de miséricorde, nous a dit : « Priez pour vos ennemis, bénisse ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent et qui vous persécutent. « Alors le préfet, poursuivant sa moquerie : « Là je serai donc muni de la grâce que vous m'accordez, pour tous les maux que je vous fais endurer? » — « Il n'y

 

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aura plus alors de grâce à espérer, dit le saint. Mais dans ce monde actuel je prierai mon Dieu de t'envoyer sa grâce, demandant qu'il te prenne en pitié, et qu'il tourne ton esprit à le reconnaître, et à comprendre qu'il n'y a pas d'autre Dieu que lui. » Alors le préfet lui dit sérieusement : « Tu t'occuperas de cela dans ce monde que tu désires et vers lequel je vais t'envoyer. En attendant, obéis au roi. » Le saint vieillard lui dit : « La mort dont tu me menaces fut toujours l'objet de mes désirs; car c'est pour ce siècle à venir que j'endure tous ces tourments. » Le préfet ajouta : « Je te ferai endurer des tourments tels que tu ne les imagines pas, tes semblables en auront peur et céderont à mes ordres. » Alors le saint martyr : « Les tourments que jusqu'ici vous m'avez fait souffrir, je les ai supportés, je supporterai courageusement ceux que tu pourras m'infliger, laissant un bel exemple aux jeunes gens témoins de ces combats de ma vieillesse. Les chrétiens plus jeunes apprendront par là à ne pas craindre ta vaine puissance, quand ils verront que moi, pauvre et faible vieillard, je t'aurai vaincu avec la grâce de Dieu, qui met une si grande force dans mon âme que non seulement je n'ai pas succombé devant toi, mais que j'arriverai à la mort sans succomber. »

Le préfet ordonna d'emmener le vieillard, et comme il ne pouvait marcher, des soldats le portèrent à la prison.

Le préfet s'adressa alors au bienheureux Aitallaha : « Toi aussi, tu persistes dans cette croyance d'hommes perdus, et tu refuses d'adorer avec moi le soleil, afin de te sauver ?

— Tant que vivra le Christ Fils de Dieu et mon unique espérance, jamais je n'abandonnerai cette croyance qui est la seule vraie : mais j'y resterai attaché avec autant de fidélité et de constance qu'il soit possible à un homme. Jamais je ne préférerai les créatures au Créateur de toutes choses, et ne rendrai point aux oeuvres l'honneur qui n'est dû qu'à l'ouvrier. »

Alors, sur l'ordre du préfet, les satellites suspendirent égale-ment le saint martyr la tête en bas, et il criait à haute voix durant ce supplice : « Je suis chrétien, je suis chrétien, sachez tous que je suis chrétien, et que c'est pour cela que je souffre. »

Dans la même prison, était détenu un homme de la secte des Manichéens, qui, amené à la question, fit ce que les Manichéens

 

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ont coutume de faire, parce que ce sont des hommes lâches et versatiles ; sans aucune hésitation, il renia les dogmes de sa vaine croyance. Saint Aitallaha fut détaché afin de voir cet homme ; et les païens lui disaient : « Vois cet homme, comme il nous a immédiatement obéi ». Mais, voyant que le manichéen avait abjuré sa religion, et tuait des fourmis que ceux de la secte croient avoir une âme, il ne put contenir la joie qu'il éprouvait ; mais il la fit voir sur son visage qui se colora d'un reflet rose, et se mit à rire. Ses bras en furent remués, quoiqu'ils eussent perdu tout mouvement par suite des tourments, et qu'ils fussent appendus à son corps comme des masses inertes. En même temps il fit éclater sa joie par ses paroles en disant : « Malheur à toi, Manès ! malheur ! car, vaincu, tu viens de succomber, et ta chute a entraîné celle de ton dieu, qui n'en est pas un. Moi, bienheureux au contraire, j'ai vaincu ; et en moi le Christ saint, fils de la Vierge Marie, a vaincu, lui qui 'sera toujours et a toujours été. » Ces paroles mirent le tyran en si grande colère, qu'il fit immédiatement apporter des verges et fit de nouveau frapper le saint si cruellement qu'il se trouva mal. On l'emporta évanoui, et on le jeta nu dans un lieu éloigné, et il fût resté nu ainsi, car, privé de l'usage de ses mains, il ne pouvait mettre un vêtement, si un mage, ému d'un sentiment de pitié et d'humanité, en le couvrant de son propre manteau, ne l'eût soustrait à cette honte et aux insultes de la populace.

Quelques mages fort méchants, irrités de cela, accusèrent leur collègue devant le préfet. Celui-ci ordonna que le coupable fût soumis à la traction, et flagellé pendant ce temps-là. Le bon mage reçut deux cents coups qui furent comptés. Alors il tomba sans connaissance. Il est probable qu'il fut, à cause de cela, l'objet de quelque grâce spéciale de la part de Dieu. Bientôt saint Aitallaha fut emporté en prison.

Cinq jours après, on annonça que Thamsapor était arrivé dans son château de Beit-Thabaha. Or ce mot, qu'on peut traduire par maison du boucher, avait une signification bien adaptée. Ce fut dans ce château qu’en ce temps-là furent fabriquées les lanières qui servirent à faire périr un grand nombre de chrétiens. Les deux martyrs, par l'ordre du préfet, furent amenés devant Thamsapor. Il leur dit : « Mangez du sang, et

 

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je vous rendrai la liberté ; ayez pitié de votre vieillesse.

— Mange du sang toi-même, dirent les saints martyrs, toi qui en particulier comme en public te délectes dans des festins sanguinaires. » — Comme le tyran insistait, et que les martyrs refusaient, on en vint aux coups. Pendant que le bourreau apprêtait les verges, plusieurs assistants, qui avaient dessein de sauver les saints martyrs, leur suggéraient un subterfuge. « Nous prendrons, disaient-ils, du jus de raisin noir, nous ferons qu'il se fige comme du sang, vous le mangerez et échapperez ainsi au supplice. » Les saints vieillards leur dirent : « Dieu vous garde de couvrir notre vieillesse d'une telle infamie; nous ne dissimulerons pas notre foi, vaincus parla crainte d'hommes méchants ut audacieux. » Après cette réponse, ils reçurent chacun quarante coups de verges. Malgré cela, l'interrogatoire ne fut pas interrompu, mais le tyran, les pressant de nouveau, ordonna d'apporter de la chair d'un animal étouffé : « Mangez au moins celle-là, et je vous renverrai. » Les martyrs lui dirent : « Toute chair qui vient de vous, nous la tenons pour impure ; car obéir à vos conseils, c'est assurément commettre une impiété et se faire une souillure. Ne vous arrêtez pas à ces puérilités, et pensez quel genre de mort doit nous être infligé. Cela ne vous sera pas difficile à vous qui êtes habitués à inventer des tortures. »

Ayant délibéré entre eux, le préfet et Thamsapor rendirent enfin une sentence, qui portait que les chrétiens nobles de la ville d'Arbelles et ceux du peuple des environs seraient réunis et forcés de lapider l'un et l'autre martyrs. C'est pourquoi, une grande multitude d'hommes, de femmes et d'enfants, pris par les soldats, vint au lieu du supplice, pour que cette exécution eût lieu. Cette femme si sainte et si digne de laquelle il a été question, Yazdândocht, tomba entre les mains des soldats, et on voulait la contraindre à lapider les saints. Or il arriva que, pendant ce temps-là, saint Joseph comparut de nouveau devant Thamsapor, qu'environnaient les grands. Il avança au milieu d'eux, semblable à un animal, car le séjour de la prison et les tourments avaient tellement changé son visage, qu'il ne ressemblait plus â un homme. Au milieu de cette cruelle assemblée privée de sens et de pitié, le préfet, les grands, les nobles, les mages

 

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étaient assis. Un esclave soutenait avec peine Joseph, que ses pieds ne pouvaient porter. Alors le bienheureux vieillard pria le préfet de s'approcher, comme s'il eût voulu lui dire quelque chose à l'oreille. Sans hésiter le préfet se leva, impatient de savoir ce qui allait arriver et croyant que Joseph voulait lui dire secrètement qu'il avait changé d'avis. Il mit bien près son oreille ; alors Joseph, toussant fortement, lui envoya au milieu du visage un crachat qui le lui couvrit entièrement : « Va, lui dit-il, homme impur et cruel ! tu n'as pas honte de me ramener presque mourant à l'interrogatoire ? Il ne te suffisait donc pas des précédentes questions, pour être bien sûr, bien convaincu, qu'aucune violence, qu'aucun danger ne pourraient me faire abandonner ma religion ? » Cela fit que Thamsapor et tous les grands qui étaient présents, partirent d'éclats de rire immodérés, et se moquèrent de l'empressement inconsidéré du préfet, qui demeura fort confus. « Qui vous a engagé, disaient-ils, à aller près de lui? vous l'avez bien voulu. »

On ordonna que le saint vieillard fût emmené au lieu du supplice, pour y être accablé de pierres, et on entraîna au même lieu, de force, environ cinq cents chrétiens qui devaient exécuter la sentence. Quand on fut arrivé au lieu de l'exécution, on mit le saint vieillard enchaîné dans une fosse préparée à l'avance et on l'y enterra jusqu'aux épaules. Alors les soldats, se tournant vers les assistants : « Lapide-le », disaient-ils. Dans cette circonstance, la constance généreuse de Yazdândocht fut mise à l'épreuve. On voulait qu'elle se joignît aux autres pour lapider le martyr. Mais elle persista dans son refus avec un courage tout viril, et parlant à haute voix à ceux qui lui donnaient ce conseil : « Jamais, dit-elle, on n'en est encore venu à ce point, de vouloir que des femmes remplissent contre des hommes l'office de bourreaux, ainsi que vous le voulez aujourd'hui. Ainsi la guerre qu'on doit faire aux ennemis, vous la faites à vos concitoyens ; vos armes, vous les tournez contre eux ; vous troublez, vous ensanglantez une province qui jouissait d'une paix profonde. » Alors les soldats, présentant à cette sainte femme une plume taillée en pointe : « Si ta religion, lui dirent-ils, te défend de jeter des pierres à cet homme, étends seulement la main, pique-le avec cette plume, afin de paraître

 

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obéir aux ordres du roi. » Mais elle leur répondit avec gémissement et à haute voix : « J'aimerais mieux qu'on m'enfonçât toute cette lance dans le corps, que de commettre un tel crime sur cet athlète du Seigneur. Dans tous les cas, si vous êtes autorisés à m'ôter la vie, rien ne m'arrête ; je mourrai plutôt avec lui que de sembler vouloir tremper avec vous dans cette effusion du sang d'un innocent. » Pendant ce temps-là, les pierres volaient, et déjà elles formaient un monceau, au centre duquel tout le corps étant couvert apparaissait seulement la tête du saint martyr, de laquelle coulaient du sang et la matière cérébrale. Un des assistants les plus considérables, voyant qu'il laissait aller sa tête dans un sens, puis un autre, et qu'il avait ainsi peine à mourir, obtint d'un soldat comme une grâce qu'il lui brisât complètement la tête avec une pierre moins cruelle que les autres. Le saint martyr rendit l'âme. On mit pendant deux jours des gardes autour de la fosse ; mais, dans la nuit du troisième jour, une tempête horrible s'éleva. Le ciel commença à gronder d'une façon terrible et entre les coups de tonnerre, la grêle, les éclairs et les tourbillons d'ouragan. Tout le pays fut terrifié de cette colère des cieux. Le feu et le soufre qui pleuvaient durant la tempête, étouffèrent et consumèrent les gardes. Dans cette confusion de toutes choses, le corps du saint martyr fut enlevé, cela est certain ; fut-il inhumé par Dieu ou par les hommes ? on l'ignore. Jusqu'à présent on n'a pu découvrir le lieu de sa sépulture. Le bienheureux Joseph reçut la couronne du martyre le sixième jour de la première semaine de la Pentecôte.

Saint Joseph étant mort comme nous l'avons dit, Thamsapor ordonna de conduire Aitallaha dans la ville populeuse de Dastgarar, en la province de Beit-Nuhadra. On rassembla les hommes et les femmes nobles parmi les chrétiens, le seigneur même du lieu qui s'était converti au Christ ; ils conduisirent le saint martyr hors des murs de la ville, et l'ayant enchaîné, ils le firent mourir sous une grêle de pierres, au lieu qu'on leur avait désigné. Ils exécutèrent cela avec une souveraine impiété et accablèrent le bienheureux Aitallaha sous un monceau de pierres Des gardes furent mis auprès de son corps. Après deux jours, pendant une nuit orageuse, les chrétiens

 

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enlevèrent clandestinement son corps, et l'ensevelirent en toute hâte et tremblants, profitant de l'occasion, au premier endroit qui leur parut convenable. Dans le même temps et au même lieu, arriva un grand miracle. Là où saint Aitallaha avait été accablé sous les pierres, crut un myrte qui poussa de nombreux rameaux, qui, recueillis par les gens du pays et employés avec foi par eux, guérissaient les malades. Cela dura cinq ans. Au bout de ce temps, une main coupable arracha le myrte. Eu outre, plusieurs témoins dignes de foi affirmaient avoir vu plusieurs nuits durant, au lieu où le saint martyr avait été lapidé, une cohorte d'anges descendant des cieux et ensuite y remontant en faisant entendre d'ineffables concerts. Saint Aitallaha reçut la couronne du martyre le quatrième jour de la dernière semaine de la Pentecôte.

 

CONCLUSION

 

Voilà l'histoire des combats de nos martyrs, à commencer par ceux qui se sont levés les premiers pour cette guerre jusqu'à ceux qui sont entrés les derniers dans la lice : tous généreux et magnanimes, couverts d'armes invincibles, ils luttèrent avec gloire, et comme de vaillants guerriers, ils tombèrent blessés par devant, et le visage tourné vers l'ennemi. A nous qui venons après eux ils ont laissé, au prix de leur sang, honneur et gloire, repos et prospérité.

Armés des armes de la foi, de la cuirasse de la vérité, de l'épée de là parole de vie, de la lance des saintes Ecritures, ils ont vaincu les tyrans. Siméon ouvrit la carrière, glorieusement fermée par les trois vénérables vieillards dont nous venons de raconter le martyre. Après quarante années d'une atroce persécution, le glaive qui s'enivrait du sang des saints a cessé enfin de luire sur nos têtes : les martyrs qu'il a immolés brillent d'une splendeur nouvelle, tandis que le tyran est couché dans son tombeau. Ceux qu'il a écrasés sous la pierre se sont relevés, et lui il est renversé dans la poussière ; au contraire ils vivent, ils vivent glorieux ceux qui furent ses victimes. Il commença la persécution la trente et unième année de son règne, et la soixante-dixième il cessa de vivre.

 

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Il grandit dans le sang, il parvint à la vieillesse à travers les massacres. Son glaive, aiguisé contre Siméon Bar-Sabâé, s'émoussa enfin contre Acepsimas et ses compagnons ; main-tenant il attend son jugement, et eux leur résurrection ; il attend ! enfer, et eux le ciel ; il attend la damnation, et eux l'éternel royaume.

Quant à moi, homme impuissant, homme de néant, si j'ai osé, malgré ma faiblesse, raconter leur histoire, oh ! ce n'est pas présomption ni audace ; mais je voulais entrer en communion avec ces saints martyrs, et j'espérais de leur mémoire le pardon de mes péchés ; je voulais répondre aussi à un désir ardent de quelques âmes pieuses qui brûlent d'entendre le récit des combats et des triomphes des saints, de ceux surtout qui ont illustré nos provinces d'Orient. Si mon style est pâle et décoloré, leur sang, mêlé à ma parole, lui donnera, je l'espère, assez d'éclat, d'éloquence et de beauté.

Au reste, tout ce que j'ai raconté des martyrs, de leurs tortures, de leurs flagellations ; de leurs différents genres de mort, soit par le glaive, soit par la lapidation ; de leur patience, de leurs magnanimes réponses devant les juges, tout cela m'a été raconté par des vieillards ; j'ai eu aussi entre les mains une histoire écrite avec simplicité, mais sans aucun ordre.

On dira peut-être : Tout ce que vous avez raconté de la cruauté des tyrans contre les martyrs de Dieu est incroyable ; il est impossible qu'on ait imaginé contre eux de tels supplices, et qu'on leur ait fait souffrir de si affreuses morts. Je répondrai que je n'ai pas dit la centième partie de;la vérité. Ceux qui étaient condamnés par le roi lui-même périssaient par le glaive ; mais ceux que les gouverneurs faisaient mourir, et dont on ne connaît ni les noms ni le nombre, étaient tourmentés de la manière que j'ai rapportée. Quant à ceux dont j'ai retracé le martyre et les actes judiciaires, quelques-uns étaient mes contemporains, et j'ai été témoin oculaire de leur martyre ; pour les autres, je n'en ai rien dit que sur le témoignage d'évêques, de prêtres et de témoins très dignes de foi, qui m'avaient raconté des choses arrivées

 

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de leur temps et sous leurs yeux. Je prie donc le lecteur, au nom de notre amour commun pour les martyrs, de demander et pour celui qui le premier a rassemblé les matériaux de cette histoire, et pour celui qui l'a rédigée après lui, la grâce et la miséricorde de Dieu, et la puissante intercession des martyrs, dont ils ont dévoilé les glorieux combats ensevelis dans l'ombre de leur prison.

 

Haut du document

 

 

LE MARTYRE DE MAR-BASSUS

Le document syriaque dont on va lire la traduction appartient à un genre littéraire auquel on a fait jusqu'ici peu d'emprunts pour ce recueil. Il est écrit en vers « sur le rythme de Jacques de Saroug », c'est-à-dire en vers de douze syllabes. Son savant éditeur, M. J. -B. Chabot, tient ce document pour ancien. « Il est, dit-il, d'un style plus élégant et plus soigné, d'une recherche poétique beaucoup plus délicate, d'une plus grande variété d'expressions, il présente enfin un ensemble de caractères qui ne permettent pas de l'attribuer au même auteur que les deux autres [textes publiés avec celui-ci], et on doit le reporter à une époque où la littérature syriaque était encore très florissante, au huitième ou au neuvième siècle, semble-t-il. Cela est d'ailleurs confirmé par l'absence presque totale de mots grecs usuels dans cette composition. Il est bien certain, cependant, que nous n'avons point affaire à un document dont l'origine remonterait jusque vers l'époque du martyre de Mar-Bassus. Les erreurs chronologiques et les notions fausses de l'auteur sur la religion des Perses, auxquels il prête des idoles sculptées, laissent suffisamment voir que l'écrivain n'a pas craint de faire appel à son imagination pour orner son sujet. Au reste, par le seul fait que notre histoire est composée « sur le rythme de Jacques de Saroug (+ 29 sept. 521), elle doit être nécessairement postérieure au VIe siècle. »

« En ce qui concerne la traduction, ajoute M. Chabot, je me suis efforcé de rendre très exactement le texte que j'avais entre les mains. Le génie de notre langue, si différent de celui de l'idiome syriaque, ne m'a pas permis de le faire aussi littéralement que je l'eusse désiré. Les répétitions, les changements de

 

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personne, les brusques transitions du discours direct au discours indirect, les phrases redondantes, les jeux de mots, qui passent chez nous pour des défauts de style, constituent l'élégance et les ressources de la poésie dans les dialectes sémitiques. En présence de certaines difficultés, je n'ai point hésité à sacrifier l'élégance à la fidélité. »

J'ai exposé dans la préface du tome, premier de ce recueil une opinion différente sur les conditions d'une traduction, je m'y tiendrai ici, en laissant au lecteur toute liberté de préférer à la méthode littéraire que j'ai adoptée, la méthode littérale que M. Chabot a jugée préférable.

 

J.-B. CHABOT, La légende de Mar-Bossus, martyr persan, suivie de l'histoire de la fondation de son couvent à Apamée, d'après un manuscrit de la Bibliothèque nationale. Texte syriaque, traduit et annoté, publié pour la première fois (Paris, 1903, in-8°), XVI-72 pages. — R. DUVAL, Journal asiatique, nov.- déc. 1893, p. 537. — La littérature syriaque (Paris, 1899, in-8°), p. 140 suiv.

 

AU NOM DE DIEU NOUS TRANSCRIVONS LB DISCOURS SUR LE MARTYR MAR-BASSUS, SUZANNE, SA SŒUR, MAR-ÉTIENNE ET MARLONGIN, SES MAITRES, QUI FURENT COURONNÉS DANS LA VALLÉE DE GÉHENNE.

 

(Sur le rythme de Mar-Jacques le Docteur de Batna-Saroug.)

 

Grande lumière, envoyée d'auprès du Père, qui as lui sur la terre et illuminé l'univers de tes rayons ;

Splendeur du Père qui habitas dans le sein de la Bienheureuse (Vierge) et vins sur la terre chasser les ténèbres de l'idolâtrie ;

Rejeton de vie qui fus enfanté par la fille de David et, sur le Golgotha, donnas tes fruits à ceux qui avaient faim ;

Source abondante ouverte par la lance, à laquelle le peuple

altéré s'est abreuvé et dans laquelle il a étanché sa soif ; Premier Martyr dont le sang fut versé sur la croix d'ignominie et qui tuas la mort qui avait tué notre père Adam ; Hostie vivante qui t'immolas au Père caché, et qui délivras de la captivité le troupeau (des créatures) raisonnables ;

 

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Agneau pur et sans tache qui pris sur toi, pour l'effacer, le péché du monde que tu as, sanctifié et purifié sur le sommet de la croix;

Victime agréable qui t'es offerte toi-même en sacrifice à ton Père, et qui as, par ton sacerdoce, réconcilié le Père avec les créatures ;

Porte spacieuse qui t'es ouverte spontanément devant ceux qui entrent, afin qu'ils prennent sans crainte les richesses de la maison paternelle;

Soleil radieux qui as chassé en tous lieux les ténèbres et dissipé dans les âmes la tristesse de la mort ;

Symbole de paix qui t'es exalté sur le Golgotha et qui as réuni et rassemblé toutes les nations auprès de toi;

Grand Roi qui as foulé aux pieds la mort, qui as renversé sa couronne, détruit, dissous et réduit à néant son empire ;

Chasseur intrépide qui t'élevas de la région des morts, sauvas et délivras les captifs que la mort tenait emprisonnés ;

Vaillant soldat qui donnas la victoire à l'humanité et humilias le diable, oppresseur de toutes les générations ;

Fils du Riche qui, étant riche toi-même, t'appauvris volontairement et, pour donner tes biens aux pauvres, vécus dans le besoin ;

Fils éternel qui, sur ton char, resplendissais de gloire dans le sein du Père, et t'es anéanti toi-même pour nous élever;

Eternel qui pris naissance dans le temps d'une fille du temps afin de faire des (créatures) temporelles les enfants de l'Eternel ;

Océan immense dont les flots de miséricorde sont incommensurables;

Trésor sublime, jamais amoindri par ceux qui y puisent ;

Je t'en prie, Seigneur, répands sur moi tes miséricordes et donne-moi une petite parcelle de ton souffle, afin que je te célèbre.

Verbe du Père, fait homme de la fille de l'homme, afin de rendre la parole au genre humain privé de la parole (divine), donne-moi la parole afin que je t'exprime par la parole, toi qui es la Parole, car ce n'est que par le Verbe que l'on peut parler du Verbe.

Ce n'est pas pour définir, sonder et scruter ta divinité que

 

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j'ai tenté de prendre la parole, tu le sais. Ton amour m'a aiguillonné (en me disant :) Ne méprise pas la vérité pour les louanges.

Je tresserai une couronne par laquelle ton saint nom sera glorifié : envoie-moi de ton paradis les fleurs variées de ton amour. Ornes-en le discours de ton serviteur, et il ne sera point un objet de dérision.

Fils de Dieu qui t'es abaissé à notre petitesse, qui t'es revêtu de chair et as pris un corps de la Fille de David ; qui as souffert les douleurs, les fouets cruels des pervers ; qui as supporté les crachats et les soufflets des Juifs ; qui as opéré des miracles, des guérisons, toute sorte de prodiges, et qui as accompli dans le monde l'oeuvre de la Rédemption ; qui, dans ton amour, t'immolas toi-même pour nous et indiquas la route aux martyrs bénis afin qu'ils marchassent à ta suite ; dispensateur et distributeur de tous les biens, enrichis ma lyre de tes dons vivifiants pour que je proclame et raconte l'histoire de Bassus le martyr béni, que je le fasse connaître et que je le révèle à quiconque professe la foi.

Ecoutez attentivement, auditeurs, l'histoire de cet élu. Soyez tout oreilles et voyez-en avec complaisance la resplendissante beauté. Son histoire est un sujet d'admiration et pour ceux qui la racontent et pour ceux qui l'écoutent ; elle ne peut être définie ni par ceux qui sont près, ni par ceux qui sont éloignés.

Celui qui a abandonné la maison de ses pères et son royaume, qui a renié et délaissé sa famille, ses parents, sa fortune ; celui qui a méprisé l'idolâtrie et le magisme et, sans craindre le feu ni le glaive, a adoré la croix ; celui qui a regardé et aperçu le lieu de repos dont le Roi a fait hériter le peuple immense qu'il a délivré par son sang ; ce martyr qui contempla la hauteur céleste fut transporté de l'amour de Notre-Seigneur et courut à sa suite ; ce martyr, dès l'origine, naquit dans la région appelée Beth-Zabdé.

Son père était un des officiers du roi de Perse ; il vint habiter dans la région bénie des bords du Tigre.

Mais le moment est venu de raconter publiquement son histoire, dont mes auditeurs désirent se délecter.

L'an six cent quatre-vingt-dix-neuf des Macédoniens, a

 

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soixante-seizième de Sapor le Grand, roi de Perse (1), le magisme et l'idolâtrie triomphaient avec les idoles et les statues sculptées, œuvres des mains (de l'homme). C'était principalement en. Orient et dans la région de la Perse que le magisme avait dressé la tête et s'enorgueillissait.

Il y avait alors, dans une ville de l'Orient, un homme célèbre, et de grand renom chez les Perses, que ceux de sa tribu et de sa religion écoutaient, et qui les surpassait tous en cruauté. Sa bouche vociférait et blasphémait contre Dieu, le roi Jésus et tout son troupeau.

Abouzard était son nom. Il était orgueilleux et se glorifiait au-dessus de tous. Sapor régnait alors sur ces pays. Il rassembla ses troupes et alla combattre les Romains. Il s'empara de captifs sans nombre parmi les chrétiens et les fit conduire en captivité dans son territoire. Les loups, (c'est-à-dire) les mages de la Perse, tombaient alors sur les brebis du Fils de Dieu, et, sans pitié, les mettaient cruellement en pièces. Aux uns ils brisaient les membres, sans qu'ils eussent commis de faute ; ils torturaient les autres comme s'ils étaient les fauteurs de tous les vices. Ils en firent descendre d'autres dans la terre et les enfouirent vivants. Ils en envoyèrent et firent conduire en Perse enchaînés. En un seul jour, le roi Sapor massacra neuf mille d'entre ceux qui portaient le nom de chrétiens. Des femmes et des hommes, des jeunes gens et des vieillards, même des enfants furent couronnés (de gloire) et obtinrent la palme du martyre.

Sapor, après être demeuré quelque temps en repos dans le Beth-Arabâyé et le Beth-Zabdé, fut rappelé en Perse par un messager. Il remit le gouvernement de Nisibe et des pays qui en dépendent à son frère, avec ordre de surveiller toute la frontière de l'empire romain et de maintenir soigneusement la paix entre les peuples. Celui-ci ordonna à Abouzard de se rendre dans le Beth-Arabâyé et le Beth-Zabdé. A la réception de cet ordre transmis par Zamasaf, Abouzard se mit en route, parcourut le pays et fut très satisfait. Ce Mobed établit sa résidence d'hiver dans les faubourgs qu'avait construits Zamasaf, frère de

 

(1) Erreur. C'est la 530 année du règne.

 

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Sapor, et sa résidence d'été à Pirrin, château fort dans le Beth-Zabdé, afin de pouvoir surveiller de près les frontières.

Abouzard exerçait ce commandement depuis quelque temps, lorsqu’il lui naquit, d'une seule couche, deux enfants jumeaux. Il en fut transporté de joie et donna un festin aux nobles et aux guerriers du royaume. On appela le garçon, dès sa naissance, du nom de Bassus, et la fille semblablement, selon la coutume.

A cause de l'amour maternel qui ne connaissait pas de limites, on surnomma encore le fils, Fruit désiré, Fleur (Abolo), et la fille, remarquable par ses charmes divins, Chouchaneta, ce qui signifie : Lis miraculeux.

Après avoir grandi sous la discipline paternelle, ils parvinrent à l'âge de quatre ans et cinq mois. On les fit alors étudier la doctrine du magisme et ils devinrent particulièrement chers à leur maître. Or ils avaient comme serviteur dans leur maison un captif originaire de l'Arzanène, qui avait été emmené en Captivité par les Perses. C'était un homme solidement éprouvé dans la foi. qui avait reçu au baptême le nom d'Etienne. Son office consistait à demeurer auprès de ces enfants chéris pour les servir, selon l'ordre qu'il avait reçu de leur père. Ils avaient déjà appris un peu la doctrine du magisme, lorsque Etienne les détourna de cette étude. Il leur dit : a Ecoutez-moi et quittez l'erreur à laquelle vous êtes attachés » ; et il récita devant eux le symbole de la foi orthodoxe des trois cent dix-huit Pères. Il dirigea ces agneaux, les retira de l'erreur et les fit entrer dans le troupeau du Fils de Marie. Il les perfectionna dans la voie du Seigneur et leur enseigna tous les mystères de l'Eglise. Dieu répandit sur eux ses miséricordes et ils furent éclairés sur tous les mystères de la sainte Eglise. Au lieu des paroles, des incantations et du magisme, Etienne leur apprit les chants du fils d'Isaïe (— les Psaumes —). Ils méditaient les paroles vivifiantes et ils étaient constamment appliqués aux oraisons et aux veilles prolongées, au jeûne pur et au nazirat de la sagesse. Ils attendaient le moment de revêtir l'armure du baptême. Parce qu'ils étaient tout embrasés et enflammés de l'amour du Seigneur, ils avaient été choisis pour devenir les vases de l'Esprit-Saint ; c'est pourquoi ils montèrent, s'élevèrent au

 

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degré supérieur à grands pas et se mêlèrent spirituellement aux anges.

Ces enfants dirent (un jour) : « Nous embrassons cette doctrine ; dès maintenant nous n'avons plus d'autre maître que le Christ. Nous abjurons nos parents, leurs dieux et leurs sacrifices, nous n'adorerons plus leurs statues muettes, oeuvres des mains (de l'homme). Voici le moment de recevoir le baptême : Mar-Etienne, il y a de l'eau, qu'attends-tu ? Nous sommes prêts. » Mar-Etienne leur répondit : « Il n'en est point ainsi, ô fidèles ! Vous désirez le baptême et vous en avez soif, je le sais, mais Notre-Seigneur a voulu que le baptême fût donné par les prêtres, et quiconque n'est pas baptisé par la main d'un prêtre n'est point parfait (1). Le Seigneur a donné à Simon Pierre les clefs du royaume des cieux, il a aussi remis entre ses mains la puissance souveraine. Simon Pierre la communiqua aux prêtres, et maintenant elle se transmet entre leurs mains jus-qu'à la fin du monde. Comment est-il possible que celui qui ne possède point ce pouvoir, ni les clefs pour ouvrir, reçoive la vertu de l'Esprit-Saint ? Comment celui qui a besoin d'être consacré pourrait-il consacrer ce qui ne peut être consacré que par l'Esprit-Saint ? Attendons donc l'arrivée d'un prêtre en ces parages. Nous lui demanderons le baptême, et il sera fait selon votre désir. » Bassus reprit : « Mais l'église n'est pas près d'ici, le prêtre est éloigné, et il ne nous est pas possible d'aller près de lui. La crainte de nos parents ne nous le permet pas, et nous ne trouverons pas l'occasion d'aller près des saints (chrétiens). »

Pendant que ces saints (jeunes gens) étaient ainsi embrasés du désir d'être baptisés, le moment arriva pour eux de revêtir l'armure du baptême et de descendre avec elle au milieu du combat. Il leur vint la pensée, certes noble, d'aller voir leurs troupeaux et leurs pasteurs. Arrivés presque au milieu des montagnes, dans un endroit célèbre désigné par un nom propre, — car on l'appelle la vallée de Géhenne, — et situé

 

(1) Il va sans dire que cet enseignement ne saurait infirmer la discipline de l'Eglise.

 

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près des villages de leur père, ils descendirent humblement de leurs chevaux et montèrent tranquillement sur les montagnes dont ils firent l'ascension. Ils gagnèrent le sommet d'une roche escarpée en face de la montagne où les pasteurs faisaient paître. Ces jeunes gens étaient montés en ce lieu pour y être tranquilles, et, par la volonté de Dieu Notre-Seigneur, leur esprit fut éclairé.

Tandis qu'ils s'amusaient çà et là sur le sommet, un chamois rapide se mit à fuir devant eux. Ces illustres enfants s'appelèrent mutuellement et lui donnèrent la chasse à travers les montagnes. Comme ils couraient de tous côtés pour le débusquer, ils aperçurent une petite caverne dans le flanc de la montagne ; ils approchèrent, entrèrent avec empressement et trouvèrent un vieillard illustre et très pur. Il était vêtu du grossier (habille-ment de) poil des prêtres et était solitaire de sa profession. Il s'était exercé longuement aux pratiques de l'ascétisme qu'il supportait depuis vingt-sept ans. Pendant ce long espace de temps, ses yeux n'avaient point vu visage d'homme ; son regard était constamment fixé sur l'amour de Notre-Seigneur.

Ces enfants lui étaient envoyés par Dieu pour qu'il les revêtit du baptême divin. Dès que l'ascète les vit, Dieu l'instruisit à leur sujet.

Ces innocents agneaux avaient été troublés et effrayés en apercevant ce vénérable vieillard paré de la victoire. Sa couleur était noire, sa chair desséchée, son aspect effrayant, car son corps était émacié par les exercices de l'ascétisme. Comme ces beaux enfants étaient retenus par leur frayeur, le Seigneur changea l'aspect du vieillard qui devint resplendissant comme le soleil. Aussitôt il s'empressa de se lever, les encouragea et leur montra qu'il était un homme séparé du monde. Quand ces nobles enfants connurent ce qu'était ce vieillard, ils se précipitèrent vers lui et le saluèrent. Il les bénit, et quand ils eurent reçu la bénédiction de l'homme de Dieu, celui-ci les interrogea soigneusement sur leur conduite. Les innocents agneaux joignirent les mains et, se prosternant devant lui, révélèrent leur secret et firent connaître à l'homme juste tout ce qui leur était arrivé, leur conduite et l'humilité à laquelle ils étaient parvenus.

Le vieillard reconnut qu'ils étaient les temples de la Divinité

 

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et que pour l'amour du Fils de Dieu ils avaient préparé leur âme et même leur corps aux flagellations cruelles et aux supplices ; qu'ils ne seraient point lâches dans leurs combats, mais qu'ils s'y conduiraient comme des héros, parce que l'amour du Seigneur s'était fixé avec délices dans leurs âmes. Ils demandèrent à ce vieillard illustre et très pur de leur donner le signe vivifiant du baptême, de les adjoindre aux agneaux élus de la maison de Dieu et de les faire héritiers bénis du royaume céleste. Dès que cet ascète vit la foi de ces enfants, il fut rempli d'une grande et ineffable joie. Il se mit à prier avec ferveur et les baptisa. Ils reçurent de lui le vêtement glorieux du baptême, et il les fit participer au corps et au sang du Fils de Dieu, afin qu'il fût, pour eux, le gage de la vie (éternelle) au jour du jugement. Alors Dieu leur envoya le don de vie et par lui ils furent solidement armés contre l'erreur.

Ils revinrent dans une grande allégresse près de leur famille, se réjouissant avec leur maître Etienne qui, depuis qu'ils avaient reçu le baptême vivifiant, les exhortait constamment à ne point faiblir. Les enfants se mirent à aller et venir régulièrement près de ce très chaste vieillard Longin.

Alors le jeune Etienne vint, plein de respect, trouver Longin, l'élu (de Dieu) paré de la victoire. Il s'entretint avec lui dans une joie mêlée de crainte, car il était fort inquiet au sujet des enfants.

« Je t'en prie, seigneur, » disait-il à Longin, exhorte et confirme les agneaux que tu as baptisés, afin qu'ils n'abandonnent point lâchement le bouclier qu'ils ont reçu de tes mains. Je sais, en effet, qu'un dur jugement a été prononcé contre eux par les Perses qui sont méchants et cruels.

Dès lors ce glorieux vieillard Longin fortifia ces innocents agneaux comme des héros. Il les avertissait constamment et sans trêve de leur martyre et des supplices qui leur étaient réservés.

« Ecoutez, maintenant, leur disait-il, et apprenez de moi ce que j'ai à vous dire : n'ayez pas de rapport avec les Perses à partir de ce moment. Vous êtes des agneaux, séparez-vous des loups et demeurez fidèlement dans le troupeau du Fils de Marie. Faites en sorte, mes bien-aimés, que vos esprits ne défaillent pas. Préparez-vous aux mauvais traitements et aux injures. Souffrez la mort pour le Maître au nom duquel vous avez été baptisés ; tendez sans crainte votre cou au glaive. Petite est la porte et étroite est la route, a dit Notre-Seigneur, et le courage est nécessaire à celui qui y marche ».

Mar-Bassus, le martyr béni, et la chaste Susanne, revêtus de l'armure du Saint-Esprit, répondirent et s'écrièrent : « O nos docteurs, nos maîtres et nos frères dans la vérité, soyez sans inquiétude ; nous ne faiblirons pas, non ! (nous le jurons par) Celui qui, étant grand, s'est abaissé lui-même pour notre salut : non ! (par) Celui qui s'est anéanti lui-même pour nous enrichir de sa divinité ; non ! (par) cet Esprit qui a revêtu un corps, s'est fait homme et a souffert la Passion sur le Golgotha à cause de nous ; non ! (par) ce (Maître) suprême qui a abaissé sa nature divine, est mort sur la croix, fut enseveli, ressuscita et tua la mort : non l (par) Celui qui descendit des demeures mystérieuses de son Père et vécut parmi les êtres terrestres pour grandir l'homme : nous ne renierons point le baptême dont vous nous avez revêtus, et nous ne mentirons point à la parole que nous avons donnée devant votre majesté. Nous ne reconnaissons plus aujourd'hui d'autre maître que le Christ, son Père et son Esprit, de qui dépend toute créature. Et si on nous prépare le glaive et la mort à cause de lui, nous ne fuirons pas les tourments et les supplices à venir. Nous affronterons tous les combats pour Notre-Seigneur, car la vie hors du sein de son Eglise, c'est la mort. De plus, ils amenaient continuellement des païens, des adorateurs du feu et des idoles muettes, au baptême vivifiant et divin, de sorte qu'ils se multiplièrent et devinrent un peuple innombrable.

Ces nobles enfants persévérèrent dans cette voie pendant tout l'été de cette année, car l'impie Abouzard, leur père, était descendu en Perse pour y vénérer le temple du feu. Il avait été retenu par le roi, l'insensé Sapor, pendant environ neuf mois. Après avoir été congédié par Sapor, il revint dans Beth-Arabâyé, (et arriva) à Beth-Kélat.

Quand ses serviteurs connurent son retour, ils sortirent à sa rencontre afin de recevoir leur maître selon leur coutume. Abouzard arriva à Pirrin, le château-fort qui est dans le Beth-

 

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Zabdé, et entra dans sa maison plein de joie et de contentement. Il prit ses enfants avec un empressement paternel, les embrassa, et son âme fut délicieusement transportée d'allégresse.

Bientôt vint le jour de faire une solennité en l'honneur des idoles. Il se rendit au temple des faux dieux, disposa et offrit de l'encens à ses (statues) muettes, puis il ordonna d'appeler ses nobles enfants, ainsi que leur maître, pour adorer avec lui les idoles, oeuvres des mains (de l'homme). Quand Bassus, l'élu (de Dieu), la chaste Susanne, et Etienne leur maître et directeur furent réunis, Abouzard leur parla avec douceur et leur demanda de sacrifier. Alors ces vaillants retournèrent tranquillement à la maison sans répondre à Abouzard une seule parole inutile. L'esprit du païen en fut troublé. Il s'enquit chez lui du motif du mépris dont il avait été l'objet. Sa femme le lui fit connaître sur-le-champ : « Mon seigneur et maître tout-puissant, lui dit-elle, écoute-moi. Depuis que tu es parti pour aller en Perse dans la capitale, ils vont continuellement à la montagne près du troupeau. Et quand je m'informais de leurs intentions, ils me répondaient : Nous apprenons là le magisme. Comme l'administration de nos villages nous occupe et nous donne du travail, nous aimons avec passion la tranquillité de la montagne ».

Aussitôt ce païen maudit pour son impudence se mit à s'informer diligemment de cette affaire. Le malheureux, exaspéré, fit saisir un de ses serviteurs et le tortura longuement dans de cruels supplices. Celui-ci, vaincu par la douleur, révéla ce qui s'était passé : « O Mobed, puissant guerrier, notre maître ! laisse-moi respirer et je t'éclairerai sur l'histoire de tes enfants. Les enfants de Ton Altesse sont devenus chrétiens (en vivant) avec Etienne, ce captif à qui ils étaient confiés. Ils ont reçu le baptême et la foi, et je connais même le vieillard qui les a baptisés ; crois, seigneur, à ma véracité, et n'en doute pas. Ce vieillard habite là, sur le sommet de la montagne, dans une caverne. Si tu veux examiner avec soin mes faibles paroles, tu trouveras qu'elles sont l'expression de la vérité. »

Dès que le maudit païen Abouzard eut tout appris, il entra dans une violente colère (et devint) semblable à un lion. Le loup cruel s'apprêtait à dévorer les agneaux innocents. Mais le

 

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jeune Bassus avait revêtu l'armure de l'Esprit-Saint, et il répondit à son père, en face, sans trouble : « Ecoute, ô vieillard, lui dit-il, et ne sois point ému (par mes paroles). Maintenant, je suis inscrit comme serviteur de Jésus, le Fils de Marie. » Quand son père entendit (ces mots), il entra en fureur, commença à le frapper, à le mettre en pièces et à le fouler aux pieds en présence de toute l'assemblée. — Ceux qui étaient présents se mirent à dire à ce vieillard insensé : « Calme-toi, frère, laisse-le, car c'est aujourd'hui grande fête ; que notre solennité ne soit pas troublée à cause de lui; nous t'en supplions, que la réjouissance pour laquelle nous sommes venus ici ne se change pas en deuil. C'est un enfant auquel l'erreur a fait perdre l'esprit ; laisse-le donc, pour qu'il n'ait point à s'affliger pendant la fête. » Puis ils s'assirent et invitèrent (le jeune homme) à adorer avec eux ; ils le cajolaient et essayaient de le séduire par des paroles persuasives. « Ne vous faites point illusion, leur répondait le jeune Bassus, je suis maintenant chrétien et même naziréen, et

je ne me mêlerai plus jamais avec les Perses, car ils sont impurs, parce qu'ils sont idolâtres. » Quand son père l'entendit, il fut exaspéré et se leva pour le frapper.

Les mages de la Perse ne le lui permirent : « Lève-toi, enfant, lui disaient-ils, nous passons sous silence (tes injures), laisse-toi maintenant persuader, adore avec nous, ne résiste plus. » L'enfant leur répondait avec courage : « C'est à Jésus de Nazareth que j'offrirai mon adoration. »

Les mages de la Perse étaient stupéfaits de cette résistance de l'enfant. Ils pensaient qu'il avait eu une vision : « Viens chez lui, dirent-ils, raconte-nous donc ce que tu as vu, comment était ta vision et ce qui t'a été dit. »

Son père, en entendant ces paroles, s'était arrêté en silence et sans mot dire, pour voir comment tout cela finirait ; (les mages) ajoutèrent : « Enfant, fais-nous connaître ta profession de foi ; que nous écoutions ton discours, nous ne connaissons pas ce qui est caché, révèle et explique-le-nous. » Le saint répondit et, par la vertu de l'Esprit-Saint, il leur parla avec une animation inexprimable : « Il m'a été donné de voir que celui que les Juifs ont traité avec insolence, qu'ils ont crucifié en Judée, était le Seigneur de toutes choses. C'est lui l'Agneau vivant de la

 

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divinité qui a effacé le péché du monde, qu'il a délivré de l'erreur. Tous ceux qui croient et sont baptisés en son nom adorable ont la vie et posséderont le bonheur dans son royaume ; tous ceux qui demeurent dans l'erreur de l'idolâtrie s'exposent au châtiment et au supplice éternel. Et vous, maintenant que j'ai placé les paroles de vérité dans vos coeurs, croyez et faites-vous baptiser, sinon vous serez poursuivis (comme responsables) de son sang (versé).

Quand les mages entendirent (ces paroles), tous ensemble grincèrent des dents et se mirent à exciter le père insensé pour qu'il fît périr l'enfant. Les serviteurs, voyant sa perte résolue, lâchèrent la main et lui donnèrent le moyen de fuir. Le père, ayant saisi son épée, s'élança à sa poursuite, semblable à un loup qui a soif du sang d'un pur agneau.

L'enfant courait dans le chemin du crucifiement, et parce qu'il y avait vu son maître (souffrir) il se rendit semblable à lui par les tourments qu'il supporta. Il appela sa soeur pour qu'elle entrât avec lui dans le paradis de la lumière, ainsi qu'Etienne, qui lui avait enseigné la foi. II parvint près du vénérable prêtre de qui il avait reçu le signe vivant du baptême divin, et le conduisit au vrai martyre, afin que tous ses compagnons entrassent avec lui dans la salle du festin. Il appela sa soeur, il appela son serviteur, il appela son maître, afin de les inviter au repas de vie. Il appela son père, ce bourreau, pour les conduire rapidement au banquet qui les attendait.

Lorsque le serpent maudit sentit (venir) les martyrs du Fils (de Dieu), "il chercha dans sa haine à les faire périr d'une manière cruelle. Le ravisseur enragé poursuivit les agneaux et les déchira sans pitié. Le bourreau courait détruire leurs corps purs et chastes parce qu'ils avaient confessé le Fils de Dieu devant les idolâtres.

Le tyran, dans sa fureur, tira le glaive contre les saints, et les mouvements de sa colère étaient ardents comme (ceux) d'un dragon. Il brandit entre les montagnes, en la faisant étinceler, l'épée avec laquelle il devait verser le sang opprimé des serviteurs du Seigneur. Les serviteurs de Dieu tendirent le cou et affrontèrent la mort. Ils livrèrent leur corps au bourreau, la joie dans le coeur.

 

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Le loup maudit était sorti à la recherche des agneaux innocents pour déchirer les corps purs des amis de Dieu. Il atteignit d'abord le captif son serviteur qui s'était réfugié contre la paroi de la montagne élevée. Le méchant tyran rugissait contre l'agneau innocent. Les genoux (du serviteur) tremblèrent de frayeur, et il tomba devant son maître. Celui-ci frappa du glaive le cou du martyr Etienne et coupa sans pitié son corps en morceaux. Ce tyran teignit de sang le captif Etienne et le revêtit comme d'une tunique du pourpre du sang qui coulait de son cou.

Bassus et sa soeur avaient tourné leurs regards vers celui qui les avait baptisés et dirigés, l'illustre vieillard Longin. L'agneau et la brebis, l'aigle et la colombe fuyaient ensemble de devant le loup, le maudit oiseau de proie Abouzard.

Ces tendres enfants avaient été élevés au milieu des plaisirs et des délices dans le royaume terrestre. Les Perses excitèrent contre eux une violente persécution parce qu'ils n'avaient pas adoré leurs statues muettes, oeuvres des mains (de l'homme).

Tandis que les frères innocents étaient poursuivis à travers la montagne, la jeune colombe avait faibli dans sa course. A cause de l'aspérité de la montagne et de son escarpement, les pieds de cette brebis pure étaient ensanglantés. Vaincue par la douleur, la chaste brebis tomba sans pouvoir se relever.

Faible colombe ! ses ailes agiles lui avaient été coupées et elle n'avait point jusqu'alors été accoutumée à marcher pieds nus. Chaste et pudique, sur le modèle de Thècle et de Febronie, elle avait pris le vêtement de la force et du courage.

Le cruel Abouzard, leur père, volait vers eux, enflammé par l'ardeur de sa colère.

Quand l'innocent agneau vit le loup venir avec impétuosité, il commença à exhorter la brebis sur la foi : « Le moment est venu de recevoir la couronne du martyre et d'entrer en possession de la vie avec les vierges sages. »

Le jeune homme alerte laissa sa soeur au milieu des rochers, profondément affligé sur son sort. L'enfant vigoureux gravit les pentes de la montagne en priant, profondément troublé : Dieu de l'univers, disait-il, viens au secours de ta servante ; ne l'abandonne point aux mains du pervers qui a soif de sa perte. »

 

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Quand le maudit oiseau de proie eut rejoint la tendre colombe il la prit dans ses mains et la flatta avec astuce. Le misérable lui demandait d'abjurer le Seigneur et de confesser ses idoles ; mais elle n'abandonna pas sa foi. Le malheureux insensé essayait de détourner cette âme droite et de la séduire par des paroles impies. Mais la sainte lui répondait sans rougir : « Je n'abjurerai pas le Dieu créateur. C'est lui que je confesse. J'adore son nom dans la foi, et il me délivrera de l'enfer qui t'est réservé. On doit abjurer tes dieux, idoles muettes et inanimées, oeuvres de la main des hommes terrestres. Je ne vénérerai jamais des pierres inertes ; je n'adorerai pas le feu; dont la puissance est détruite par l'eau. J'adore, comme il convient, le Père éternel, je suis baptisée et je vis en son Fils qui n'a pas eu de commencement ; man âme est marquée du sceau de l'Esprit-Saint Consolateur : la Trinité des personnes qui ne forment qu'un seul Dieu. Celui qui est descendu des demeures élevées de son Père et a supporté les douleurs et les soufflets de la part des Juifs, me délivrera du lieu de supplices qui t'est réservé, et me comblera de délices parmi les vierges sages. »

Dès que le détestable et maudit Abouzard comprit qu'il ne pourrait vaincre son courage et l'amener à adorer les idoles muettes, il brandit le glaive qu'il tenait à la main et lui trancha la tête. Son corps sacré tomba sur le rocher. Le maudit oiseau de proie frappa l'hirondelle de son bec et dissémina son plumage parmi les pierres de la vallée.

Les corbeaux, (c'est-à-dire) les mages de la Perse étaient venus se joindre au vieillard insensé et l'exciter à la perte et à la mort de ses enfants. Ces loups enragés entouraient la bienheureuse, la tournant en dérision et la molestant à l'envi. Ces oiseaux de mauvais augure excitaient le père : « Atteins promptement le misérable qui a tourné en ridicule Ton Altesse, qui a fait de toi un sujet de dérision et de fable pour les générations futures, qui a méprisé nos dieux et qui s'est surtout moqué de leurs fêtes. »

Et ainsi, peu à peu, il fut enflammé de colère, et il s'avançait sur le versant de la montagne à la poursuite du jeune homme.

Il gravissait le rocher près de l'endroit où se trouvait Longin. Avant qu'il entrât dans l'intérieur de la caverne, le vieillard

 

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se présenta au-devant de lui sur le seuil de la porte. Le tyran furieux, avec le glaive qu'il tenait à la main, trancha la tête du religieux, sans l'interroger, ni le questionner. Le cadavre du saint tomba en bas du rocher, et cette colline fut sanctifiée par le martyre de l'élu de Dieu. Quand l'aspic Abouzard pénétra à l'intérieur de la caverne pour mettre son fils à mort par le glaive, comme ses compagnons, le Seigneur opéra un prodige extraordinaire : la pierre se fendit depuis le haut jusqu'en bas et il ordonna à l'enfant de s'y placer ; semblable à un grain de froment semé (sous la terre), il germa, poussa et monta sur le sommet de la montagne comme un palmier.

Agenouillé en prière sur le bord de la crevasse, il suppliait Dieu pour l'instant du couronnement. Il était humble, patient, pur, magnifique, fort, placide, calme et tranquille, noble et serein, chaste et pudique. Décoré de tous les ornements de la sainteté, il allait recevoir une autre parure, celle du martyre.

Abouzard leva les yeux et vit des bergers sur le sommet de la montagne. Il monta près d'eux et les questionna insolemment au sujet de l'enfant dont il voulait verser le sang comme celui de ses compagnons. L'un des bergers s'avança et lui jura avec assurance qu'il n'avait pas vu son fils depuis un intervalle de vingt jours. Mais un autre berger (digne) d'un vilain nom, flamine stupide et insensé, renseigne Abouzard et lui dit : « J'ai vu à l'instant ton fils dans la crevasse du rocher. Si tu ne m'en crois pas, approche-toi de cet endroit et tu verras. » Aussitôt Bassus maudit le berger qui était du territoire de Qâgouna, qui est proche de cet endroit. A l'instant même la chevelure de ce pervers tomba, son corps fut couvert de lèpre, et il devint l'objet de la risée de tous ceux qui le connaissaient. Quant au berger qui avait fait le serment et avait caché Bassus, le martyr le bénit, lui et son village, et pria pour lui.

Lorsque le cruel maudit vit Bassus qui se tenait sous la crevasse du rocher, il se précipita vers lui avec fureur. Le martyr choisi entra dans le combat des tourments de la chair, l'âme réjouie et le corps content en face de la mort. Le bourreau courait saisi d'une vive agitation. L'assassin leva la main contre l'innocent. Alors l'enfant commença à pleurer amèrement. Il suppliait vivement son père ; « Je t'en prie, disait-il,

 

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calme ta haine et ta fureur contre moi. Ne t'égare pas dans les sacrifices impurs de l'idolâtrie. » — Le tyran menaçait : l'enfant livra son corps à la mort. Abouzard s'empressa d'offrir l'agneau en sacrifice. Arrivé à l'autel sur lequel il acheva son combat, l'enfant pria le Seigneur, et le glaive mit fin à sa prière. Cet enfant s'engageait courageusement dans la lutte et invitait ses maîtres à venir à son secours : « Où êtes-vous, ô mes docteurs et mes guides ? Venez, assurez-vous que je n'ai jamais transgressé vos préceptes. Puisse-t-on vous faire connaître la pénible lutte que je soutiens ! Puisse-t-on vous dire le terrible combat dans lequel je suis engagé ! Voici le moment pour les vrais amis de montrer leur affection, car le véritable ami montre son amitié dans le temps de l'épreuve. Venez, mes maîtres, soyez mes paranymphes en ce jour de mon festin nuptial. Réjouissez-vous avec moi dans les noces qui me sont préparées. Le jour qui se lève n'amène point la tristesse, et l'angoisse n'en sortira pas pour tout le monde, car c'est le gué qui fait passer les peines de la vie, et le pont qui conduit des ténèbres à la pleine lumière. Un jour de festin ne s'accomplit pas sans perte et, si celui qui m'aime n'éprouve pas de perte, celui-là n'aura jamais de jouissance. Et moi, maintenant que mon Sauveur m'appelle dans son royaume, si j'épargnais mou sang pour qu'il ne coulât pas, je serais coupable. Si je méprise une petite perte corporelle, je posséderai, avec les saints, les biens promis ; c'est donc vrai et parfaitement exact ce que je dis que ce jour me prépare la vie et la royauté. »

Tandis que Bassus s'entretenait dans ces pensées, son père l'atteignit, semblable à un lion qui répand sa bile ; (le jeune homme) inclina sa tête contre le rocher d'où il était sorti et, élevant fortement la voix, il s'écria : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit et garde-le par ton nom, car j'ai espéré en toi et je meurs maintenant pour toi. »

Il étendait les mains vers Dieu en suppliant ; il ouvrit la bouche pour glorifier le Seigneur avant de mourir « O toi qui connais les choses cachées et les choses manifestes, fortifie ton serviteur qui marche à ta suite avec confiance. Seigneur Jésus, par la grâce qui t'a envoyé pour notre salut, exauce ma faiblesse et réponds favorablement à ma supplication, Guéris les maladies.

 

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Panse les blessures. Console les affligés. Chasse les démons. Répands l'amour. Pardonne les fautes. Sanctifie les corps. Purifie les esprits et les âmes. Fais cesser les guerres. Apaise les tempêtes. Empêche les persécutions. Ecoute favorablement, Seigneur, tous ceux qui célébreront ma mémoire avec foi et recourront à moi dans leurs peines. Entends ma faiblesse qui t'implore, ô (Dieu) miséricordieux. Ouvre les yeux des aveugles et accorde la lumière à leurs prunelles, car pour toi j'ai livré mon âme à l'immolation ; j'ai abandonné mes parents, ma famille tout entière, et j'ai marché à ta suite. » L'enfant persévérait depuis quelques instants dans cette prière, lorsque le tyran s'approcha avec cruauté et sans pitié. Il brandit le glaive, coupa les deux mains, et ensuite trancha la tête du jeune homme qui s'en alla dans le paradis ; puis il jeta le cadavre sacré dans la crevasse du rocher sur le bord de laquelle le saint se tenait en prière devant Dieu.

Quel est le coeur qui ne serait pas saisi d'une vive douleur en voyant ce père cruel massacrer ses enfants ? O prodige souverainement admirable pour tout homme sensé, que dans une si tendre jeunesse il ait été immolé ! On s'étonne de dire, mes amis, on tremble en entendant combien ce père cruel était privé de toute affection. Que les cieux tressaillent, que la terre frémisse devant un père tellement cruel et un tel manque de pitié pour ses enfants. Qui n'admirera le lutteur, le prince des athlètes qui grandit, s'enrichit et possède les ornements de la sainteté ? Qu'il fut beau, vaillant et courageux contre le tyran dont il humilia la force par la force qu'il avait reçue de Dieu ! Qui n'admirerait un enfant qui engage le combat et censure sans crainte le peuple païen ? Qui ne s'étonnerait en le voyant jugé avec iniquité, tandis que lui, comme une brebis devant le tondeur, se tenait calme et silencieux ? Qui ne l'admirerait se tenant en face de son père? Le glaive s'avance et ne l'émeut pas. Qui n'admirerait la constance du courageux martyr, joyeux et serein en face des tourments et des supplices ? Qui ne serait dans l'admiration en voyant les Mages de la Perse réunis pour contempler l'aspect effrayant du sang répandu? Ils sont coupés et jetés à terre ces rameaux chéris qui avaient été nourris dans le même sein et étaient parvenus à la fleur de la jeunesse ! Qui

 

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ne pleurerait sur ces tendres agneaux persécutés et torturés cruellement par les Mages de la Perse ? Quine laisserait couler de ses yeux des larmes abondantes et amères en voyant leurs corps jetés à terre, comme si c'étaient des bêtes ? Qui ne pleurerait avec gémissements ces frères chéris ? Qui n'inonderait ses paupières de larmes au milieu de ses soupirs ? Ces martyrs étaient enflammés de l'amour du Fils (de Dieu), ils ont engagé le combat sans crainte, ils ont vaincu et triomphé ! Que toutes les bouches se répandent en gémissements sur le meurtre (commis) par Abouzard, le cruel tyran qui massacra ses enfants ! Que tous les enfants de la sainte Eglise glorifient le Fils premier-né qui embrasa les martyrs de la ferveur de son amour !

L'insensé Abouzard s'en retourna à sa maison et entra dans le temple de ses idoles pour y sacrifier et comme pour les apaiser par (l'offrande du) meurtre de ses enfants. Et le Seigneur Sabaoth, celui qui couronna les martyrs bénis, pour la glorification des chrétiens qui s'étaient approchés, envoya sur ces (païens) de devant son trône, des charbons embrasés ; il consuma le temple des idoles, dans lequel ils offraient de l'encens, et tous les mages qui s'y trouvaient. L'impie fut ainsi puni par un cruel châtiment en ce monde, et l'enfer lui est réservé dans le monde futur. Les fidèles, ayant vu ce qui s'était passé, glorifièrent le Seigneur pour le prodige qu'il venait d'opérer en ce lieu. Le berger qui avait caché Bassus â son père s'en alla à son village et raconta ce qui était arrivé. Aussitôt les habitants de ce lieu s'assemblèrent en foule et allèrent en grande pompe re-cueillir les corps des martyrs. Ils placèrent le corps du solitaire Longin, l'illustre vieillard couvert de triomphe et ayant revêtu Dieu, avec celui de madame Susanne, la brebis glorieuse, la courageuse martyre, sous le rocher dans lequel habitait ce religieux. Ils déposèrent le corps du martyr Bassus dans un lieu voisin du sommet le plus élevé de la montagne, et ils bâtirent là avec empressement une grande basilique qu'ils mirent à tout jamais sous le vocable du martyr Bassus. Quant aux mains du martyr choisi, ces hommes de Hidil les emportèrent dans leur région. Elles opèrent des miracles et des prodiges merveilleux en faveur de quiconque recourt avec foi au martyr Bassus.

Le jour dans lequel les martyrs bénis ont été couronnés

 

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était le vendredi onze du mois de Yar, dans l'année six cent quatre-vingt-dix-neuf des Grecs, selon leur manière de compter depuis le commencement du règne du fils de Philippe. Le saint martyr Bassus était âgé de douze ans et trois mois en chiffres ronds.

C'est pourquoi, mes frères, il convient de louer le martyr dans nos chants et nos cantiques. Disons donc :

Gloire à toi, Bassus ! car tu as méprisé le monde et la gloire du temps, tu as aimé les tourments, en échange desquels tu as hérité du paradis.

Gloire à toi, Bassus ! car tu as renié le monde qui ressemble

à un songe, pour aimer le monde véritable qui ne périt point.

Gloire à toi, Bassus ! car par toi les mages de la Perse ont été humiliés ; tu as vaincu dans ton combat toutes les doctrines de l'idolâtrie .

Gloire à toi, Bassus ! car par toi le démon a été confondu et est devenu à jamais un objet de dérision pour traites les générations.

Gloire à toi. Bassus ! car les mages de la Perse n'ont pu te vaincre partout où ils ont combattu contre toi.

Gloire à toi, Bassus ! au moment où la couronne est placée sur ta tête, parce que tu l'as inclinée devant ton Seigneur dans les prières.

Gloire à toi, Bassus ! car les mages de la Perse ne t'ont point ébranlé lorsque leur puissance tyrannique a engagé le combat avec ta jeunesse.

Gloire à toi, Susanne ! car ton chaste corps n'a pas été souillé par les passions de la chair et les désirs passagers.

Gloire à toi. Susanne ! car tu n'as point été dépouillée de ta perle par l'aspic rusé qui veille dans l'air.

Gloire à toi, Susanne ! car ton âme resplendissante n'a point été ternie par la souillure de ce monde plein de tristesses.

Gloire à toi, Susanne ! car tu as paré ton âme comme une fleur aux jours du printemps, et ton parfum est agréable comme (celui de) la rose.

Gloire à toi, Susanne ! car, par amour pour ton frère Bassus, tu as souffert la mort pour jouir avec lui dans le paradis de lumière.

 

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Gloire à toi, Susanne ! virile martyre ! car, dans ton enfance, tu as foulé aux pieds la tête de l'adversaire qui combattait contre toi.

Gloire à toi, Susanne ! de qui s'exhale le parfum de la myrrhe, car tu as conservé ta sainte virginité.

Gloire à toi, Bassus ! car le jour de ta fête est maintenant et pour toujours célébré dans les églises et les monastères.

Gloire à toi, Bassus ! quand le Fils du Roi apparaîtra dans sa gloire pour rendre la justice et donner à tous les saints leur récompense.

Gloire à toi, Bassus ! au temps où tu reçois de Dieu, pour récompense de tes labeurs, le royaume des cieux.

En ce moment prie pour nous, martyr choisi, afin que par tes prières Notre-Seigneur nous juge dignes du pardon de nos fautes.

Maintenant, mes frères, venez. Approchons-nous et réfugions-nous près de lui. Implorons-le par nos prières et disons :

Etends ta main droite et bénis le monastère de ceux qui t'honorent, dans lequel repose la relique de ton corps sacré.

Que la croix de ton Maître soit un mur en dehors de son mur : qu'elle en éloigne les fléaux et les verges de colère !

Que la croix de ton Maître le protège et que tous ceux qui habitent dans ce monastère où repose le tabernacle de ton corps soient délivrés par elle !

Que la croix de ton Maître soit pour nous tous un compagnon fidèle qui nous conduise au paradis de lumière rempli de joie ! Que la croix de ton Maître, que tu as aimée dès ton enfance, nous rende dignes de courir à sa rencontre le jour où il nous apparaîtra ! Supplions-le et disons : Seigneur ! Seigneur ! Qu'avec toi nous nous rendions vers celui qui t'a envoyé, si tu le permets. Quant aux défunts morts dans la foi, en espérant en toi, comble-les de joie dans l'Eglise des premiers-nés qui est dans les cieux ; comble-les de joie dans l'Eden, séjour de tous les saints, car la sainte Eglise les a élevés, et ils sont devenus tiens. Comble-les de joie, Seigneur, dans le lieu où ta volonté est connue, car ils ont reçu le gage véritable de ton corps et de ton sang. Que nous et eux poussions avec confiance ce cri de joie : Béni le Christ qui par sa grâce nous fait entrer dans

 

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son royaume. Et là, d'une voix forte, nous ferons monter une nouvelle louange vers toi, Seigneur, vers ton Père et l'Esprit-Saint, pendant toute l'éternité. Amen. Amen.

 

Fin du discours sur Mar-Bassus, et sur Susanne sa soeur, Mar-Etienne, son maître, Mar-Longin qui l'a baptisé, et qui furent mis à mort et couronnés avec lui. Que leur prière soit avec nous.

 

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LE MARTYRE DE SAINT NERSÉS, CATHOLICOS D'ARMÉNIE A EHAKH, CANTON D'ÉGÉGHIATZ, AVANT L'ANNÉE 374

 

On ne saurait mettre en doute l'introduction du christianisme en Arménie avant le temps de la prédication de saint Grégoire l'Illuminateur. Il était sorti de la race royale des Arsacides et après beaucoup de traverses il vint en Arménie lors de la restauration du royaume sous Tiridate II (264). Son éducation avait été faite à Césarée, et, à son retour dans sa patrie, il commença à prêcher la foi chrétienne, 'il baptisa même une grande partie de la nation et le roi lui-même. Lorsqu'il eut été consacré évêque, il fixa son siège à Achtichat, dans la province de Tarôn, et y fonda une Eglise. Les anciens chrétiens du pays, ayant été évangélisés par des missionnaires venus de Syrie, avaient reçu d'eux une liturgie syriaque ; Grégoire y substitua la langue indigène. e Pour s'attacher les prêtres païens convertis, il éleva leurs fils dans une sorte de séminaire, et c'est parmi eux qu'il choisit les titulaires des douze sièges épiscopaux créés par lui. Enfin, détail caractéristique, les hautes dignités ecclésiastiques devinrent, comme autrefois chez les Juifs, l'apanage des familles sacerdotales ; c'est dans la propre famille de Grégoire que se perpétua la dignité suprême de catholicos ou archevêque. n Le fils de Grégoire, Aristakès, lui succéda ; il fut au nombre des Pères du concile de Nicée ; un autre fils de Grégoire, Verthanès, ordonné évêque des Ibériens et des Albanais, succéda à Aristakès et réunit l'Église d'Ibérie à celle d'Arménie. L'hérédité du catholicat dura peu ; après Iousik et Chahak ou Isaac, nous voyons Nersès occuper le trône patriarcal. Celui-ci, témoin des institutions établies par saint

 

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Basile à Césarée, résolut de les introduire en Arménie. e Au synode d'Achtichat (vers 365), il rendit obligatoires les canons apostoliques, promulgua bon nombre de lois sur le mariage et le jeûne, organisa des oeuvres charitables, comme les hospices et les hôpitaux, et donna un grand essor à la vie monastique. Ces réformes importées des pays grecs indisposèrent contre lui le roi et les grands. Le roi Archak lui opposa même un anticatholicos. Une fois Archak tombé entre les mains des Perses, Nersès reprit sans conteste la direction de son Eglise ; mais son langage apostolique irrita le nouveau roi Bab (367-374), qui le fit empoisonner, avant 374. » Nous donnons ici le récit de Faustus de Byzance (Bibliothèque historique, l. V, chap. XXI; XXIII, XXIV, XXX, XXXI), dont l'histoire, qui s'étend de l'année 344 à 392, est contemporaine des événements qu'elle rapporte.

 

V. LANGLOIS, Collection des historiens de l'Arménie, Paris, 1867, in-4°, t. I, p. 289 suiv. ; t. II, p. 21-44, et t. I, p. 203-207. — H. GELZER, Die Anfänge der armen. Kirche, dans les Berichten der Königliche Säch. Gesellschaft der Wissensch. hist. phil. Classe, 1891. — ARSAK TERMIKÉLIAN, Die armenische Kirche in ihren Beziehungen zur byzantinischen vom IV bis zum XIII Iahrhundert. Leipzig,1892, in-8°. — L. PETIT, dans le Dictionnaire de Théologie catholique, au mot Arménie. En ce qui concerne les actes de saint Grégoire l'Illuminateur et des saintes Rhipsimiennes, ce sont des rapsodies où l'histoire paraît n'entrer que pour peu de chose. Cf. A. VON GUTSCHMIDT, Kleine Schriften, t. III (Leipzig, 1892, in-8°), p. 339-420.

 

LE MARTYRE DE SAINT NERSÉS

 

Le pontife des Arméniens, Nersès, renouvela tout ce qui était détruit dans le pays des Arméniens. Se chargeant de consoler, de nourrir et de surveiller les pauvres, il accueillait en même temps les lépreux. Il construisit partout des églises, restaurant celles qui avaient été démolies, en y rétablissant l'ordre renversé. Ici, il édifiait [le peuple] et l'affermissait [dans la foi] ; là il le reprenait et le châtiait. Il accomplit beaucoup de miracles, de grands prodiges et des guérisons merveilleuses. Sévère dans tout ce qui concernait la religion, quand il bénissait quelqu'un, sa bénédiction produisait son effet ; quand il maudissait quelqu'un,

 

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il était maudit. Il multiplia le nombre des serviteurs [de Dieu] sur tous les points du territoire d'Arménie, en instituant des évêques dans chaque canton, et en se réservant pour lui la surveillance générale et la juridiction, qu'il exerça jusqu'à ses derniers jours.

Saint Nersès, pontife des Arméniens, ne cessait de réprimander souvent le roi Bab, en présence même de témoins. A cause de la multitude de ses péchés, il lui interdit non seulement l'entrée de l'église, mais aussi l'approche du vestibule. Il lui adressait des reproches continuels et lui infligeait des pénitences. Nersès croyait, par ce moyen, mettre un terme aux actes abominables du roi, et pensait le faire rentrer dans la voie de son propre salut ; aussi ne cessait-il de lui inspirer la pensée du repentir. Il lui faisait des citations de l'Ecriture sainte, lui rappelant les châtiments éternels qui l'attendaient au jugement dernier, afin qu'il se rendît sage et meilleur, en vue de progresser dans les voies de la justice et de prendre quelque soin des oeuvres saintes.

Le roi Bab, non seulement ne prêta pas l'oreille à ces exhortations, mais au contraire il s'arma contre Nersès d'une haine implacable, et il n'attendait que le moment favorable pour le tuer, et cela sans déguiser ses projets. Par crainte de l'empereur des Grecs (1), il n'osa pas exécuter ce meurtre contre Nersès, ni même se permettre de l'injurier publiquement. [Du reste] aucun habitant de son royaume, et aucun soldat de son armée n'aurait consenti à accomplir un tel forfait, car Nersés était un homme sur qui les regards de tous les Arméniens étaient tournés, à cause de ses oeuvres équitables, de sa vie sainte, de son administration animée d'un esprit de paix, et surtout à cause des prodiges qu'il accomplissait en face de tous, ce qui le faisait regarder comme un ange du ciel. Cependant, le roi nourrissait [toujours] une haine implacable contre lui et cherchait tous les moyens de le faire périr, quoiqu'il n'osât point en parler, attendu que ses troupes l'auraient massacré. Tout le monde recourait aux prières de Nersès, qui était aimé généralement des grands et des petits, des

 

1. Morse DE KHORÈNE (liv. III, ch. XXXVIII) dit que l'empereur des Grecs était Théodose [le Grand].

 

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personnes notables et des hommes de basse extraction, des nobles et des gens du peuple.

Cependant, le roi Bab s'était déclaré l'ennemi irréconciliable du grand pontife Nersès, de cet homme de Dieu, qui le reprenait toujours sur l'énormité de ses péchés. Il ne voulait ni se corriger, ni marcher dans le sentier droit; mais comme il était fatigué de s'entendre réprimander sans cesse par Nersès, il conçut le projet de faire mourir le grand pontife de Dieu. Ne pouvant le faire ouvertement, il feignit de se repentir, en priant le saint homme de lui imposer une pénitence. Il l'invita à venir dans son palais situé dans le bourg de Khalch, dans le canton d'Egéghiatz, où il prépara un souper à l'homme de Dieu, en le faisant asseoir sur le siège royal. C'était comme un commence-ment de la pénitence qu'il allait s'imposer dès ce moment, pour se purifier de ses péchés.

L'ayant fait asseoir à sa table, le roi se leva lui-même de son

siège et alla présenter à l'homme de Dieu, à Nersès, la coupe et

l'acide empoisonnés. A peine Nersès avait-il vidé la coupe qu'il

comprit la perfidie du roi et dit : « Sois béni, Seigneur Dieu, pour m'avoir jugé digne de vider cette coupe et de subir pour toi cette mort que j'ai tant désirée dès mon enfance ! J'accepte cette coupe de salut, j'invoque le nom du Seigneur, car moi aussi je vais participer dorénavant à l'héritage des saints dans la lumière. — O roi, maintenant c'est à toi que je m'adresse : n'était-il pas en ton pouvoir de me faire tuer ouvertement ? car personne ne pouvait t'en empêcher ; personne ne pouvait arrêter ton bras au moment de l'accomplissement de ton forfait. Mais, Seigneur, pardonne-lui le crime qu'il vient de commettre sur ma personne, reçois l'âme de ton serviteur, toi qui es le refuge de tous les affligés et le dispensateur de tous les biens ! »

Après avoir ainsi parlé, Nersès se leva et rentra dans sa demeure. Tous les grands satrapes arméniens, le sbarabed Mouschegh, Haïr le martbed, enfin ceux qui avaient assisté à cette scène, quittant le palais du roi, suivirent Nersès dans sa demeure. Rentré chez lui, Nersès, relevant son manteau, montra [aux assistants la tache] bleu foncé, grande comme un gâteau, qui se dessinait à l'endroit de son coeur. Aussitôt les satrapes, pour le sauver, se hâtèrent de lui présenter l'antidote contre le

 

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poison meurtrier, mais il refusa de le prendre, et le rejeta en disant : « C'est le plus grand bien qui m'arrive, car je meurs pour avoir surveillé l'accomplissement des préceptes du Christ. Vous savez bien vous-mêmes que tout ce que je vous ai dit a été dit publiquement, et ç'a été toujours mon unique désir. Je suis content du sort qui me réunit aux élus, et c'est avec joie que j'embrasse mon héritage ! Oh ! avec quelle joie je vais quitter bientôt ce monde pervers et impie ! » Ayant parlé de la sorte, Nersès leur donna des conseils, et pria tous les assistants d'avoir soin d'eux-mêmes et de garder les commandements du Seigneur.

Après cela, un sang caillé commença à lui sortir de la bouche, ce qui dura presque deux heures. Il se mit en prière et, fléchissant le genou, il pria [Dieu] de pardonner à son meurtrier. Il pria ensuite pour tous les hommes, pour les présents et les absents, pour les dignes et les indignes, même pour les inconnus. Après avoir terminé sa prière, il éleva ses bras et ses yeux vers le ciel, en disant : « Seigneur Jésus-Christ, reçois mou âme !» Ayant achevé ces mots, il rendit l'esprit. Alors le» serviteurs de l'Eglise, ayant à leur tête l'évêque Faustus, le maître des offices Dertadz, le sbarabed Mouschegh, Haïr le martbed et tous les nobles du camp royal, prirent le corps de saint Nersès, de cet homme de Dieu, et le transportèrent du village de Khakh, où le crime avait été commis, dans son propre bourg de Thil, avec des torches allumées et avec une grande pompe, en récitant des psaumes et des prières. Le corps n'était pas encore enseveli, quand on vit arriver le roi Bab qui l'enveloppa et le mit dans le sépulcre des martyrs. Cependant le roi Bah faisait semblant de ne rien comprendre, comme s'il était complètement étranger à la mort [de Nersès].

Le meurtre du saint patriarche Nersès, commis par le roi Bab, plongea le pays entier dans une profonde tristesse. Tous les habitants de l'Arménie disaient entre eux : « La gloire de l'Arménie s'en est allée, puisque le juste de Dieu a été enlevé à notre pays » Les princes et les satrapes disaient également : « C'en est fait, notre pays est perdu ! c'est en vain que le sang du juste a été répandu, d'autant plus que c'est pour Dieu que Nersès a été tué ». Le sbarabed des Arméniens, Mouschegh, disait de son côté : « Le sang du saint de Dieu a été versé sans raison. Dorénavant je ne puis plus marcher contre les ennemis, ni diriger ma lance contre qui que ce soit. Je sais d'avance que pieu nous a déjà abandonnés, que nous sommes abattus, et que nous ne pouvons plus relever nos têtes. Maintenant nous ne remporterons plus de triomphes sur nos ennemis ; je le sais bien, car la victoire nous venait de la prière de celui qui a été tué et de ceux de sa race. » Tous les habitants de la maison de Thorgom, tous ceux qui parlaient l'arménien, les nobles comme let paysans, d'un côté à l'autre du pays, déploraient amèrement cette perte.

Quoique Bab, roi des Arméniens, eût déjà tué le patriarche Nersès. cependant il ne se contenta pas de sa mort, car il cherchait à détruire entièrement tout l'ordre établi dans l'Eglise par Nersès. Animé d'un esprit de vengeance, il ordonna ouvertement de fermer les asiles destinés aux veuves et aux orphelins, que Nersès avait construits dans plusieurs cantons du pays et de démolir les monastères de filles, fondés par ce dernier dans les bourgs de plusieurs cantons et qui étaient entourés de murailles flanquées de tours. Le pontife arménien avait construit ces monastères pour qu'ils pussent recevoir dans leur enceinte les filles de tout le royaume, afin qu'elles s'adonnassent au jeûne et à la prière, en recevant leur nourriture ou des habitants du pays ou de leurs parents. Bab fit démolir tous ces monastères et livra les religieuses à la prostitution.

Dans chaque bourg, Nersès avait construit un hospice que les habitants d'alentour étaient obligés de pourvoir de vivres. La surveillance des malades et des pauvres, dans ces hospices, était confiée à la sollicitude de gens dévoués, et à ceux qui avaient la crainte de Dieu et la foi dans le jugement universel et l'avènement du Christ. En détruisant ces établissements, le roi fit chasser de leurs emplois les surveillants désignés par Nersès pour avoir soin des indigents et des malheureux, et en mémé temps il publia un édit dans tout le royaume, en vertu duquel les pauvres pouvaient aller tendre la main et mendier partout, et il faisait défense à tous de leur porter dorénavant quoi que ce fût dans les hospices. C'était aussi un usage établi par les anciens, de donner au clergé les fruits et les dîmes; cependant le roi Bab défendit à chacun de se conformer à cet usage.

 

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Du temps du patriarche Nersès, personne dans tout le pays des Arméniens n'osait répudier sa femme, qui avait porté le voile ou la couronne du mariage béni [par le prêtre] ; c'était une chose à laquelle personne n'eût osé arrêter sa pensée. De son vivant, personne ne se permettait de pleurer un mort avec désespoir et d'une manière interdite par les règles ecclésiastiques ; personne n'osait faire entendre des lamentations et des cris de douleur. A la cérémonie des funérailles, on versait seulement des larmes, on entendait réciter les psaumes et les prières, et on ne voyait que des torches ou des cierges allumés. Mais, après la mort de Nersès, chacun eut la permission du roi d'abandonner sa femme ; il y eut même des cas où un homme changea dix fois de femme ; en un mot, l'impiété devint générale en ce temps-là. On faisait les obsèques des morts en poussant de grandes lamentations, accompagnées de trompettes, de guitares, de harpes et de danses. Les femmes et les hommes ayant les bras ornés de bandelettes (2), le visage bariolé de diverses couleurs (2), se tenant les uns devant les autres et battant des mains, se livraient à des danses abominables et monstrueuses.

Du temps de Nersès, dans tout le territoire de l'Arménie, on ne voyait nulle part les pauvres mendier, car tout le monde avait soin de leur porter tout ce dont ils avaient besoin dans leurs asiles mêmes, de sorte qu'ils étaient pourvus abondamment de tout [ce qui leur était nécessaire]. Après la mort de ce pontife, s'il arrivait à quelqu'un de procurer du repos aux pauvres, il encourait de graves punitions, d'après l'ordre du roi.

Du temps de Nersès, dans tout le pays des Arméniens, l'exercice du culte se faisait dans les églises avec la plus grande pompe, et le nombre des saints serviteurs (de l'autel) était considérable. Alors on célébrait partout et toujours la mémoire des saints martyrs devant une affluence considérable du peuple; la considération dont on entourait les évêques dans toutes les provinces de l'Arménie allait croissant, les institutions monastiques florissaient en général dans les lieux habités et inhabités, Tout cela fut oublié et détruit après la mort de Nersès.

Du temps du pontificat de Nersès, dans toutes les provinces de l'Arménie, dans les campagnes et dans les villages, des hospices et des hôpitaux avaient été construits au moyen des aumônes

 

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et de la charité envers les pauvres, les affligés, les étrangers, les outragés et les voyageurs. Saint Nersès avait désigné des surveillants pour leur procurer des vivres de différents lieux. Après sa mort, le roi Bab abolit tout cela et foula aux pieds l'honneur dû à l'Eglise ; car toutes les règles qui y étaient établies par le patriarche, étant rejetées par lui, allaient tomber dans l'oubli. Après sa sortie de ce monde, plusieurs provinces d'Armé-nie et bon nombre de leurs habitants retournèrent à l'ancien culte des den, et, avec le consentement du roi Bab, ils dressèrent des idoles dans plusieurs endroits, car il n'y avait personne qui leur inspirât quelque crainte ou qui pût les réprimander. Chacun faisait sans pudeur ce que bon lui semblait. On avait même dressé plusieurs statues qu'on adorait ouvertement.

En outre, le roi Bab réunit au fisc les terres que le roi Tiridate, du vivant du grand pontife Grégoire (l'Illuminateur), avait concédées au profit de l'Eglise, dans tout le pays des Arméniens. Des sept terres [appartenant à l'Eglise], il en donna cinq au fisc, et n'en laissa que deux [à l'Eglise]. Dans chaque village dépendant de ces terres, il institua deux prêtres et autant de diacres, dont les frères et les fils étaient obligés d'entrer au service du roi. En agissant ainsi, il croyait insulter [à la mémoire] de Nersès qu'il haïssait d'une haine invétérée, et se vengeait ainsi des morts [en tyrannisant] les vivants. Il ne songeait pas qu'il marchait ainsi à la perdition. A cette époque, l'ordre de l'Eglise et le culte allaient en s'affaiblissant dans tout le pays des Arméniens.

 

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NOTE SUR LES PERSÉCUTIONS ARIENNES SOUS CONSTANCE ET VALENS

 

Les persécutions ariennes eurent un caractère sporadique, toutefois avec des périodes d'accalmie et de recrudescence. Elles furent longues et souvent atroces, et mériteraient une monographie qui éclairât tant d'obscurités persistantes sur l'orthodoxie des victimes et leur nombre. Les anciens historiens ecclésiastiques ont recueilli, au cours du récit des querelles doctrinales, des faits de violence exercée contre les catholiques ; il suffira au dessein de ce recueil d'en rapporter ici quelques-uns.

Saint Grégoire de Nazianze a caractérisé les luttes religieuses de son temps d'une parole qui doit rester comme l'épigraphe de l'histoire de l'arianisme : «Les bêtes féroces, dit-il, ne sont pas plus ennemies des hommes que les chrétiens ne le sont souvent les uns des autres.» La phrase n'excepte personne ni aucun parti catholique ou arien, elle n'en est que plus rigoureusement véridique et elle a d'autant plus le besoin d'être expliquée.

Le IVe siècle aura été un des « tournants » de la route que suit l'humanité. Jusqu'à ce moment l'existence de l'Eglise est assurée de par la promesse de son fondateur ; à partir de ce moment le christianisme prend la direction du monde et engage ses destinées. Nous vivons encore sur les conséquences de ce grand événement, que la Réforme du XVIe siècle a ébranlées, mais n'a point détruites. Nos institutions, nos moeurs, nos croyances se rattachent plus ou moins étroitement au triomphe politique du christianisme. Le caractère pris alors, celui de Religion d'Etat, lui a été assuré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, car Luther et Calvin et Elisabeth n'ont jamais songé à fonder l'Etat antichrétien, mais seulement l'Etat anticatholique, antipapiste, comme ils disaient. C'est la Révolution française qui, la première, a mis en question la Révolution impériale

 

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du IVe siècle, et le malaise perpétuel dont nous souffrons depuis un siècle, sous les formes les plus opposées de gouvernement, s'explique par l'hostilité irréductible des principes de ces deux systèmes en présence, les plus puissants qui aient jamais été appliqués aux sociétés (1).

Si les temps diffèrent, les hommes diffèrent plus encore, ils ne se ressemblent que par la grandeur. Je n'ai à m'occuper ici pour le moment que des hommes et des événements du ive siècle. La controverse religieuse si rapidement liée à la direction de la politique a rassemblé en champ clos des hommes d'Etat comme Constantin, Constance, Julien, Théodose, et des défenseurs de la foi comme saint Athanase, saint Hilaire, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, saint Jean Chrysostome. Cependant, si le règne de Théodose marqua définitivement la victoire du catholicisme, il ne faut pas hésiter à reconnaître que la longueur de la lutte avait été en partie imputable aux fautes commises par les catholiques. Ils manquèrent plusieurs fois de résolution, mais surtout ils manquèrent de discipline. « Toutes les assemblées, tous les marchés, tous les festins, dit saint Grégoire de Nazianze, sont troublés d'un bruit importun par des disputes continuelles, qui ne laissent ni la simplicité aux femmes, ni la pudeur aux vierges, dont elles font des parleuses et des disputeuses, en sorte que les fêtes ne sont plus des fêtes, mais des jours pleins de tristesse et d'ennui, où l'on ne trouve de consolation aux maux publics que dans un mal encore plus grand, qui est celui des disputes, et où enfin on ne travaille qu'à réduire la religion à une triste et fatigante sophistique (2). »

Malheureusement le mal venait de haut et l'indiscipline des fidèles ne faisait que reproduire celle qui divisait à l'infini le clergé et les évêques. L'empereur Constance s'était mis à la tête d'une école théologique qui comptait tous les évêques

 

1. Voyez ESPINAS, La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution française. — ANDRÉ LICHTENBERGER, Le Socialisme et la Révolution française. — E. FAGUET, Le Socialisme dans la Révolution française.

2. Traduction de Bossuet, l'Apocalypse, ch. IX, 6. Voyez C. MARTHA, Etudes morales sur l'Antiquité (Paris, 1883, in-12, p. 258).

 

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corrompus de l'empire, à l'aide desquels il prétendait faire discuter et définir ses fantaisies dogmatiques. Usant de l'exemple de Constantin, il assemblait des conciles auxquels il jetait en proie les subtilités de son invention, germes de dissidences et de controverses sans fin. L'invasion de l'épiscopat par des hommes indignes de l'exercer eût assuré le triomphe de l'hérésie, si les évêques restés attachés à la foi catholique ne se fussent fait un devoir rigoureux de suivre l'ennemi dans les assemblées conciliaires dont l'empereur prétendait diriger les délibérations. Ces convocations de conciles se renouvelant sans cesse éloignaient de leurs diocèses les hommes les plus capables par leur science et leur dignité de combattre l'hérésie efficacement, tandis qu'ils s'épuisaient en efforts stériles pour faire repousser des décisions hérétiques. « On ne voyait sur les routes, dit Ammien Marcellin, que nuées de prêtres, allant disputer dans ce qu'ils appellent leurs synodes, pour faire triompher telle ou telle interprétation. Et ces allées et venues continuelles finirent par épuiser le service des transports publics (1). » Le lamentable spectacle de ces divisions dans le sein de la religion qui s'était pendant trois siècles présentée comme pouvant seule guérir par sa puissante unité les erreurs du polythéisme, était relevé avec amertume par les païens qui se reprenaient à croire — ceux du moins qui en avaient douté — qu'eux seuls avaient en partage non seulement la raison, mais la vertu et la piété. Ils « éprouvaient, dit très justement M. Martha, les sentiments qu'éprouvent aujourd'hui les Turcs de Jérusalem, qui contemplent avec un mépris sublime et un contentement superbe les mutuels outrages que se font les diverses communions chrétiennes dans l'église du Saint-Sépulcre » (2). Le paganisme ne connaissait guère ces rivalités, la discussion religieuse ne s'y abaissait jamais jusqu'à la polémique, elle se haussait au ton de la dispute philosophique avec une modération tempérée par le tact littéraire, sans prosélytisme ardent et comminatoire. Ce fut donc avec un profond étonnement que l'on assista aux

 

1. Lib. XXI, 16.

2. Loc. cit., p. 257.

 

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horribles violences qui remplirent une partie du siècle et l'empire presque tout entier.

« Si les querelles religieuses paraissent les plus honorables ü ceux qui les soutiennent, elles sont en général regardées comme les plus abominables par ceux qui y sont désintéressés. La paix du monde était partout troublée par des schismes art és. Dans les ardentes provinces de l'Afrique, les donatistes violaient les églises des catholiques, pillaient, tuaient pendant plus d'un demi-siècle, et il fallut enfin que l'autorité politique les exterminât comme des brigands. Ailleurs c'étaient des émeutes chrétiennes pour ou contre un évêque qu'on voulait déposer. Cette funeste division prit des proportions immenses, quand éclata l'hérésie d'Arius, qui niait la divinité du Christ. Le monde fut partagé en deux doctrines. Les catholiques et les ariens furent tour à tour vainqueurs et vaincus. L'arianisme, condamné par le concile de Nicée sous Constantin, fut au contraire adopté par son successeur Constance. Il devint religion d'Etat, et l'on vit ce singulier spectacle d'une religion qui n'existait que parce qu'elle se regardait comme divine, nier la divinité de son fondateur. Les grands évêchés de Constantinople et d'Alexandrie, les véritables citadelles de la foi, sont pris et repris par la ruse et le courage. Les outrages réciproques traînent dans la boue l'autorité épiscopale. Pendant que deux évêques se disputent le siège de la capitale, la population décide le litige par le meurtre et l'incendie. La ville d'Alexandrie est conquise les armes à la main par un évêque usurpateur qui chasse l'héroïque Athanase, conduit une émeute à l'assaut d'une église et prend pour alliée la populace païenne afin d'assurer sa victoire ; « les prêtres sont foulés aux pieds, les sanctuaires livrés au pillage, les vierges dépouillées de leurs vêtements, les cérémonies de l'Eglise parodiées ». Le temps des persécutions est revenu, mais cette fois ce sont des chrétiens qui persécutent les chrétiens. Naguère, au concile de Nicée, on se montrait du doigt avec un respect attendri les évêques martyrs, glorieux débris de la foi, qui levaient pour bénir leurs mains mutilées par la persécution païenne ; maintenant, au concile de Sardique, on contemple aussi, mais avec une pitié mêlée d'horreur, les cicatrices de martyrs nouveaux échappés à des tortures

 

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chrétiennes ; on se passe de main en main des chaînes de fer, des instruments de supplice apportés comme de saisissants témoignage des fureurs hérétiques. Orthodoxes et ariens se renvoient les anathèmes. Aux évêques d'Occident qui les condamnent, les évêques d'Orient répondent par d'autres excommunications. Tandis que les catholiques apprennent au monde la condamnation de leurs adversaires, ceux-ci, usurpant dans leur défaite l'autorité du concile, trompent les fidèles sur les résultats de la lutte, et dans une sorte d'appel au peuple chrétien ne se font point scrupule de dire que saint Athanase et ses collègues sont des « scélérats aux sentiments impies, aux moeurs honteuses » . La confusion se répand partout ; l'autorité impériale, déconcertée par ces désordres d'un genre nouveau, prend parti pour l'une ou l'autre Eglise, protège celle-ci, opprime celle-là, et quelquefois, fatiguée, incertaine, assiste indifférente à ce vaste conflit d'opinions et trouve son abaissement dans son impuissance. Le pieux Constantin lui-même, au moment où les disputes commençaient, déplorait déjà «cette détestable division, cette haine et cette discorde qui tendent à la ruine du genre humain et qui donnent occasion de railler à ceux dont les sentiments sont éloignés de la sainte religion ». Que ne vit-on pas sous ses fils (1)! »

Parmi tant de violences et tant de meurtres, il faut se garder d'oublier la peine de l'exil infligée à plusieurs reprises à tant d'évêques : saint Athanase, saint Paul de Constantinople, saint Hilaire, saint Paulin de Trèves et bien d'autres ; mais les martyres sanglants sont assez nombreux et assez illustres pour suffire à représenter dans ce recueil les victimes de la persécution arienne. Ce fut surtout sous le règne de Constance que les massacres se multiplièrent. L'évêque intrus de Constantinople, Macédonios, parvint pendant le concile de Sirmium à faire envoyer une quatrième fois en exil l'évêque légitime Paul. Ce vieillard fut attiré hors de la ville par le préfet du prétoire, Philippe ; on l'arrêta et on l'emmena sous escorte à Thessalonique ; les Eglises de Singar en Mésopotamie, d'Emése et de Cucuse eurent la joie de voir le martyr. A Cucuse on s'arrêta et

 

1. MAITHA, loc. cit., p. 254-256.

 

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on enferma le vieil évêque dans un cachot, où il demeura six jours sans nourriture. Quand on ouvrit le réduit, on trouva Paul vivant encore, on l'étrangla aussitôt (351). L'Eglise de Constantinople fut la victime choisie par son nouvel évêque, dont l'usurpation avait déjà coûté la vie à trois mille catholiques et qui confondait dans la haine et le massacre les catholiques avec les Novatiens qui avaient pris parti pour la foi

du consubstantiel.

« Ils furent, dit l'historien Socrate, l'objet de traitements intolérables. Leur évêque Agelios avait pris la fuite, on s'empara donc des plus considérés parmi eux et on les mit à la torture parce qu'ils s'obstinaient à repousser la communion de Macédonios. Après la torture on obtenait par la force cette communion: On entr'ouvrait la bouche avec un bâton et on y jetait les espèces eucharistiques ; mais ceux qui subissaient ce traitement, le tenaient pour plus cruel que tous les tourments ; quant aux femmes et aux petits enfants, on les enlevait et on les baptisait de vive force. Si on résistait, c'était d'abord les coups, puis la prison avec les chaînes et d'autres supplices encore. J'en rapporterai ici quelques exemples, afin de mettre mon lecteur à même de juger Macédonios et ses partisans. Les femmes qui refusaient la communion de l'intrus étaient mises dans un appareil qui leur saisissait les seins qu'on leur coupait, ou bien on les perçait au fer rouge, ou encore on les rôtissait dans un globe brûlant dans lequel on les faisait entrer (1). Ce nouveau supplice inconnu aux païens eux-mêmes était de l'invention de ceux qui se disaient chrétiens. Je tiens ces détails d'Auxane, qui a vécu si vieux et dont j'ai déjà eu l'occasion de parler. Il était prêtre dans la secte des Novatiens et disait avoir beaucoup souffert de la part des Ariens avant son ordination à la prêtrise. On l'avait arrêté dans son monastère de Paphlagonie avec un autre solitaire nommé Alexandre, emprisonné et flagellé bien des fois, mais il a pu tout subir, tandis qu'Alexandre était mort sous les coups (2). »

 

1. TILLEMONT traduit ainsi : « ils brûlèrent les mamelles avec des oeufs qu'ils faisoient chauffer autant qu'ils pouvoient. »

2. SOCRATE, Hist. eccl., l. II, c. XXXVIII.

 

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Le même historien rapporte un fait qui montre à quel point les esprits étaient surexcités. Macédonios avait obtenu de l'empereur la destruction de l'église de Pelargon, qu'occupaient les Novatiens. Une équipe des démolisseurs se présenta pour commencer le travail ; mais le peuple exaspéré les chassa, enleva les pierres de l'édifice une à une et alla reconstruire son église dans le quartier de Sycas, qui était voisin de Pelargon. La translation se fit avec une rapidité incroyable. Les catholiques prêtaient leur concours aux Novatiens ; hommes, femmes, enfants charroyaient les matériaux dans une même pensée de foi et de résistance à la tyrannie. On porta sur l'épaule, dans des paniers, les tuiles, les chapiteaux, les fûts de colonne, et le dimanche qui suivit on célébra le culte dans la nouvelle église du quartier de Sycas (1).

Saint Grégoire de Nazianze reproche en ces termes aux Ariens leurs persécutions (2) : « Est-ce moi qui ai fait bannir de leur pays des personnes illustres par leur piété et qui les ai livrées à des hommes ennemis de toute justice afin qu'on les tînt enfermées comme des bêtes féroces dans des cachots sans lumière, et ce qui est encore plus cruel, séparées les unes des autres, afin qu'on leur y fît souffrir le supplice de la faim ou de la soif en leur mesurant les aliments et en les leur passant par de petits guichets qui leur laissaient à peine un peu d'air, afin qu'ils ne pussent pas même être vus de ceux qui voulaient leur témoigner de la pitié ? Qui traitiez-vous de la sorte ? Des personnes dont le monde n'était pas digne ! Et c'est ainsi que vous honorez la foi ! »

« Diverses personnes moururent dans la question mesme, dit Tillemont (3); d'autres durant qu'on les menoit en exil. On passa jusqu'à en faire exécuter quelques-uns à la mort; et entre ceux-là, l'histoire remarque particulièrement saint Martyre, sous-diacre, et saint Marcien, chantre et lecteur, qui ayant toujours demeuré avec saint Paul [de Constantinople] , dont ils estoient secrétaires selon leurs actes , furent livrez par

 

1. SOCRATE, loc. cit., II, 38

2. Oratio XXV.

3. Mém. hist. eccl., l. VI, p. 170.

 

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Macédon au Préfet. Ils souffrirent généreusement la mort à laquelle on les condamna. Les Ménées des Grecs portent qu'ils moururent par l'épée à la porte de Constantinople appelée Melandese. Le Ménologe de Basile nous apprend qu'ils souffrirent une longue question ; qu'ils furent enfermés dans un cachot sans jour, afin que les ténèbres et la faim surmontassent leur courage ; qu'on les tenta ensuite par la promesse de diverses récompenses, et qu'enfin, quand on vit que leur constance étoit entièrement inébranlable, Philippe leur fit trancher la teste aux pieds des murailles de la ville. »

Il y eut encore d'autres victimes et saint Hilaire les signale aces termes, lorsqu'il s'adresse à Constance

« Tu fais les plus grandes cruautés du monde, sans encourir la haine de nous procurer des morts glorieuses. Par un artifice nouveau et inouï tu emploies le diable pour tes victoires. Tu es persécuteur et tu ne fais pas de martyrs. Néron, Dèce, Maximien, vous nous êtes plus chers, puisque par votre concours nous avons vaincu le diable. Le sang des bienheureux martyrs a été recueilli avec honneur dans le monde entier et leurs miracles justifient nos respects. Mais toi, tu es pire que ces tyrans, tu nous fais plus de mal qu'eux et tu ne nous laisses pas l'excuse de nos fautes. Tu nous caresses, puis tu nous tues ; puis tu te vantes de confesser Jésus-Christ ; c'est achevé. Tu éteins la foi de ce Jésus et tu ne laisses pas aux apostats l'excuse de la torture quand ils seront jugés par Dieu. Sous ton règne, ceux qui tombent sont inexcusables et ceux qui souffrent ne sont pas martyrs. Ton père le diable, qui sait l'art de tuer, t'a appris à vaincre sans combattre, à tuer sans épée, à persécuter sans honte, à haïr sans colère, à mentir sans broncher, à confesser la foi sans l'avoir, à caresser sans amour, à faire ce que tu veux sans qu'on sache que tu le veux (1). »

Au nombre des protestations soulevées par la persécution de Constance, il faut rappeler celles des deux hommes qui souffrirent le plus sous ce règne, saint Athanase et saint Hilaire. Un autre évêque, Lucifer de Cagliari, s'adressa à l'empereur

 

1. In Constant. l. I.

 

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avec une vigueur de langage qui pourrait bien, dans ces sortes d'écrits, être seule convenable (1) :

« Empereur Constance, à quoi bon te rappeler la doctrine des Ecritures, la raison et la vérité? on t'a vu tant de fois falsifier l'Ecriture, rejeter la raison et trahir la vérité ! Aujourd'hui que tu nous persécutes à main armée, apprends ce qu'il y a de faiblesse sous ta puissance. Tu rougiras peut-être de t'être taillé la défroque d'un bourreau dans tes hardes d'empereur ; tiens, vois, dans sa responsabilité terrible, le rôle démoniaque, sacrilège que tu joues devant le monde entier. Ecoute donc. Ton empire est vermoulu, branlant et pourri, et toi tu iras eipier dans l'enfer le plaisir d'avoir mis des milliers de martyrs dans le ciel, quoique tes évêques hérétiques te promettent le ciel en récompense des atrocités que tu nous as fait souffrir. Où donc as-tu lu dans l'Evangile que l'on entre dans le Royaume pour avoir égorgé les innocents, chassé les fidèles, massacré des provinces ? L'Ante-christ, si toutefois tu ne l'es pas, ne fera pas répandre plus de sang et de larmes. Ces intrépides qui ne cèdent pas, qui peuvent mourir mais non apostasier, te crient : Nous mourons avec joie pour la divinité du Fils de Dieu, et ainsi nous régnerons avec lui ! Ainsi ta force échoue. Tous les jours on en tue, et ils te bravent de coeur, d'esprit et de corps ; tu les tues, mais tu ne les soumets pas ! Oh ! la puissance qui ne peut rien sur une intelligence! Est-elle assez piteuse, assez abjecte, assez méprisable ! Elle coupe les têtes, les coeurs demeurent entiers. Tuez-nous donc, nous pullulerons alors. Une victoire pour vous, c'est une conquête pour nous. Vous avez massacré à Alexandrie et dans tout l'univers, vous avez exilé dans toutes les villes d'Orient. Eh bien ! qu'avez-vous fait autre chose que des martyrs? Vos victimes ont leurs reliques sur nos autels ; nous prions ces élus de vos vengeances, ils sont dans le paradis, vos proscrits sont nos protecteurs. Crois-moi. Tue-nous, cela nous rend service. Mieux vaut la vue de Dieu pendant l'éternité que la tienne en ce bas monde jusqu'au moment où tu iras rejoindre Judas

 

1. LUCIFER DE CAGLIARI, Moriendum esse pro Filio Dei, passim, P. L. t. XIII., col. 1008-1038.

 

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Iscariote. Danse, si cela t'amuse, oui, danse sur nos membres arrachés. Ta cruauté ne nuit qu'à toi seul. »

Saint Athanase, ayant eu avis de l'apparition de cet écrit, s’adressa à son collègue pour en avoir connaissance :

« Parmi tant de sacrilèges, d'attentats, de blasphèmes, ta voix a retenti comme celle de la religion, de la sagesse, de la Vérité outragées. Ce m'a été une consolation d'apprendre, dans mon désert, que tu avais adressé une nouvelle requête à l'empereur. Entouré de scorpions dans la méchante bourgade où tu es relégué, j'admire cette liberté avec laquelle tu flagelles le crime, tu redresses l'erreur, tu prodigues les salutaires enseignements, tu rétablis la vérité. Je t'en supplie, en mon nom et au nom des confesseurs de mon entourage, envoie-moi un exemplaire de ton livre. Le bien qu'on en dit ne nous suffit pas, ou plutôt il nous rend plus impatients de le lire et d'apprécier par nous-mêmes ton courage, ton éloquence et ta foi (1).»

Et quelque temps après (2) :

« Tu sais les nouvelles poursuites de mes ennemis. Ils demandent ma tête ; non contents de remplir les villes de carnage, ils parcourent les Thébaïdes, visitent les monastères, fouillent ,les grottes où les ermites disputent leur vie aux panthères et aux lions. J'ai dû m'enfoncer plus avant dans le désert, afin de ne pas compromettre les religieux qui me cachaient. Grâce à Dieu, j'ai revu le frère porteur de tes lettres, l'homme qui me relie au monde habité. Il m'a donné ton livre dans lequel j'ai trouvé la vigueur des apôtres, la vaillance des prophètes, l'indépendance de la vérité, l'intégrité de la foi, la voie du ciel, la gloire du martyre, le triomphe de la vraie doctrine contre les sophismes, la tradition vivante de nos Pères, la règle inflexible de l'enseignement ecclésiastique. Tu portes bien ton nom de Lucifer. Tu fais en effet briller la lumière du Christ, tu la replaces sur le chandelier, comme un phare destiné à éclairer toutes les consciences.»

Pauvres évêques qui croyaient qu'on éclaire le pouvoir avec

 

1. S. ATHANASE, Ad Lucif. Calarit. epist. I. P. L. t. XIII, col. 1038.

2. S. ATHANASE, Ad Lucif. Calarit. epist. II. P. L. t. XIII, col. 1039.

 

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des lettres et qu'on défend les libertés avec des raisons. En ce temps-là même, des paysans de la Paphlagonie adoptèrent une méthode différente afin de demeurer libres, et elle leur réussit.

« Macédonius, [patriarche intrus de Constantinople] ayant appris l'existence non loin de Mantinium en Paphlagonie, d'un groupe important de Novatiens [attachés à la doctrine catholique de la consubstantialité du Verbe], et comprenant qu'il ne pourrait venir à bout d'endoctriner tant de monde avec ses gens d'église, fit envoyer par l'empereur quatre cohortes  afin de convertir le pays à l'arianisme. Mais les gens de Mantinium, pleins de zèle pour leur religion, prirent une mesure désespérée ; ils se formèrent en bande, s'armèrent de faux, de haches, de tout ce qui leur tomba sous la main et tombèrent surie détachement. Beaucoup de Paphlagoniens demeurèrent sur le carreau, tous les soldats, sauf quelques-uns, furent tués. Je tiens ce récit, dit Socrate, d'un paysan paphlagonien qui avait été à la bataille, et ses paroles étaient confirmées par ses compatriotes (2) ».

La mort de Constance, en laissant l'empire à Julien, ne fit que changer les motifs de la persécution ; mais après Julien et Jovien, la querelle arienne reprit avec autant d'ardeur qu'autrefois, sous le règne de Valens. Les Novatiens furent beaucoup moins tourmentés que les catholiques, afin sans doute de vérifier une fois de plus cette parole de saint Cyprien : Que le diable n'a pas accoutumé de persécuter ceux qui sont déjà ses serviteurs. Tout l'effort de la persécution tomba sur les catholiques, tellement que, suivant l'expression de saint Grégoire de Nazianze (3), il sembla qu'il s'élevait tout d'un coup un nuage chargé de grêle, dont les éclats furieux portaient de toutes parts l'horreur de la mort, et qui brisait toutes les Eglises sur lesquelles il crevait, c'est-à-dire celles où l'empereur mettait le pied. Il faut probablement placer en 366 le voyage que Valens fit à Césarée de Cappadoce, escorté de son cortège de prélats de

 

1. Tessaras arithmous, Socrate ; tessara tagmata, SOZOMÈNE ; thessaras phallagas,  PHOTIUS ; tetraskiskhilious Epiphereis, NICÉPHORE.

2. SOCRATE. Hist. eccl., l. II, c. XXXVIII.

3. Oratio XX.

 

 

mais on ne sait rien de particulier sur cette expédition, sinon que l'évêque de la ville, Eusèbe, se montra fort énergique à  défendre son siège, et que l'empereur et son cortège d'évêques ariens se retirèrent sans avoir pu rien tenter de ce qu'ils voulaient. La fureur religieuse de Valens se satisfit sur les hommes les plus inoffensifs de l'empire.

Un décret fut rendu qui exilait les catholiques habitant à Alexandrie et dans le reste de l'Egypte ; aussitôt leurs demeures et leurs biens furent pillés, et on arrêta tous ceux que l’on put trouver ; les uns furent mis en jugement, d'autres enchaînés, d'autres encore appliqués à la torture. On cherchait des supplices à l'usage de ces hommes paisibles et amis du repos. Un certain Lucius dirigeait à son gré la persécution à Alexandrie ; après que Euzoius fut retourné à Antioche, on se mit en marche vers les monastères du désert, traînant avec soi une véritable armée. Lucius Arianus conduisait les opérations et se montrait plus impitoyable que les simples soldats. On s’empara de solitaires occupés de leurs études et de leurs prières, ornés du pouvoir de guérir les malades et de chasser les démons. Mais des hommes qui ne faisaient pas de cas des miracles se gardèrent bien d'autoriser des prières dans un oratoire les moines furent expulsés. On les chassa et même on fit usage des armes contre eux. Rufin en est témoin oculaire, il dit même en avoir pâti pour son compte. Ainsi se renouvelaient les paroles de l'Apôtre. Les solitaires étaient tournés en dérision, fustigés, mis tout nus, garrottés, lapidés, décapités ; les autres erraient dans le désert, couverts d'une peau de brebis ou d'une peau de chèvre, exténués, affligés, maltraités, eux de qui le monde n'était pas digne » (1) .

Partout cependant la victoire contre les catholiques ne s'obtenait pas ainsi sans lutte. Le préfet Eusèbe fit comparaître un jour l'évêque de Césarée, saint Basile. L'évêque était debout devant le préfet qui invectivait contre lui, et qui dit enfin : « Qu'on lui enlève son manteau d'évêque. — Veux-tu aussi ma tunique ? demanda Basile. — Qu'on lui déchire les côtes avec

 

1. SOCRATE, loc. cit., IV., XXIII.

 

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les ongles de fer. — Tiens, dit l'évêque, cela me soulagera, car mon foie me fait terriblement souffrir aujourd'hui. » Pendant ce temps, le peuple s'était ameuté, les corporations des armuriers et des tisserands réclamaient leur évêque d'une façon menaçante. Dans cette foule on ne voyait qu'une forêt de gourdins, de torches allumées, les femmes brandissaient leurs fuseaux comme des lances, on criait : A mort le préfet ! à mort ! étranglez-le ! et l'on se disputait à qui le tuerait. Eusèbe terrifié fit demander son pardon par l'évêque, sortit de la ville et n'y remit jamais les pieds (1).

Les gens de Samosate furent aussi décidés. Ils virent un jour arriver leur nouvel évêque, un intrus nommé Eunomius. Lorsque le personnage se rendit aux bains publics, la foule des baigneurs sortit à son arrivée ; quand il fut parti, elle exigea qu'on changeât l'eau de la piscine, « pour éviter la souillure de tout contact avec lui ». Eunomius s'en tint là et demanda son changement. Son successeur Lucius ne fut pas mieux accueilli. Un jour qu'il passait au forum pendant que les enfants jouaient à la paume, la balle roula sous les pieds de la monture de l'évêque. Les enfants crièrent : Elle est infectée, et improvisant un bûcher, ils brûlèrent la balle. Lucius se vengea de ces procédés par des proscriptions. Le diacre Evolcius fut relégué à Oasis, le prêtre Antiochus fut déporté dans l'intérieur de l'Arménie (2).

L'évêque d'Edesse, saint Barsès, fut exilé dans l'île d'Aradus (3) et de là à Oxyrinque, dans l’Heptanomide, où il mourut de chaleur et de faim. L'évêque intrus envoyé à Edesse ne parvint pas à attirer les fidèles à sa communion.

« Dans la nuit du samedi au dimanche, tout le monde sortait de la ville pour célébrer en rase campagne les saints mystères ; l'empereur l'ayant appris vint de sa personne à Edesse. Il ordonna au préfet Modeste de mobiliser les soldats employés au recouvrement de l'impôt et de disperser cette foule à coups

 

1. S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Ore. Man, Cap. LVII.

2. THÉODORET, Hist., eccl. l. IV, c. XIII.

3. Ibid. IV, XV. Sur Aradus, voy. RENAN, Mission de Phénicie, ch. I.

 

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de verges et de triques et, si besoin était, de faire usage des armes. Au point du jour, Modeste et ses estafiers se rendaient à leur besogne, quand ils rencontrèrent sur le forum une femme qui se hâtait vers le lieu de l'assemblée, tenant son petit enfant dans ses bras. Le préfet la toisa et dit :

« Où vas-tu ?

— Rejoindre les chrétiens. Il paraît qu'on va les tuer, je veux être martyre avec eux.

— A quoi bon apporter ton enfant ?

— Pour qu'il soit martyr lui aussi. »

Modeste, voyant cette hâte et entendant ces paroles, revint trouver l'empereur et lui raconta tout, en insistant sur l'inutilité d'un massacre : « Nous en reviendrons déshonorés et nous n'aurons pas apaisé leur ardeur pour le martyre. »

Modeste ne permit pas les violences auxquelles les chrétiens s'attendaient ; il manda les prêtres et les diacres et s'efforça de les convaincre d'embrasser la communion de l'empereur, en insistant sur la folie qu'il y avait à entrer en lutte avec un prince si puissant.

Le préfet parla tant qu'il voulut, personne ne soufflait mot ; enfin il dit à celui qui présidait la cérémonie des chrétiens, le prêtre Eulogius :

« Pourquoi ne me réponds-tu pas ?

            — Tu ne m'interrogeais pas.

— Je vous ai cependant parlé longuement.

— J'ai tout entendu, mais tu t'adressais à tous, non à moi seul; veux-tu cependant savoir mon opinion ?

— Acceptes-tu la communion de l'empereur ?

— Ah çà, est-il devenu évêque, notre empereur ? » Ce fut là-dessus un éclat de rire général.

« Je n ai pas dit pareille bêtise, grommela le préfet : je vous ai sommé de communier avec les évêques qui sont en communion avec l'empereur. »

Le vieux prêtre lui répondit qu'ils avaient leur évêque et qu'ils s'y tenaient.

On arrêta sur-le-champ quatre-vingts clercs qui furent déportés dans les montagnes de la Thrace. Mais comme partout sur leur passage on accourait au-devant d'eux en leur chantant des

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cantiques, l'ennemi suggéra à l'empereur que leur ignominie s'était changée en triomphe, et Valens les dissémina par groupes de deux dans la Thrace, sur la frontière d'Arabie et dans les bourgades de la Thébaïde. On avait eu soin toutefois de séparer les frères que la nature conviait à réunir. Euloge et Protogène furent relégués à Antinoë dans la Thébaïde Une des atrocités les plus célèbres de ce triste règne fut une noyade  semblable à celles qui ont rendu inoubliable le conventionnel Carrier. Les catholiques s'étaient résolus à recourir à l'empereur pour obtenir quelque protection. « Ils lui députèrent quatre-vingts prêtres conduits par Urbain, Théodore et Ménédème, qui arrivèrent à Nicomédie et remirent leur supplique à l'empereur, dans laquelle ils énuméraient les violences dont on était l'objet de la part des Ariens. L'empereur, furieux, dissimula sa colère, mais manda en secret à Modeste, préfet du prétoire, d'arrêter les prêtres et de les faire mourir. Le genre de mort qu'on choisit était encore inconnu, il faut donc le décrire. Le préfet, redoutant qu'une telle exécution ne provoquât une révolte dans le peuple, fit semblant de les avoir condamnés à la déportation. On les mit donc sur un bâtiment qui semblait les mener au lieu de leur exil ; mais les matelots avaient ordre d'incendier le navire dès qu'on serait en haute mer, afin que, détruits par ce genre; de mort, ils fussent en outre privés de sépulture. Ainsi fut fait. Dès qu'on fut au milieu du golfe d'Astacène, les matelots mirent le feu et sautèrent dans la chaloupe, forçant de rames. Un vent très fort poussa le bateau très rapidement sur Dacidize, sur la côte de Bithynie, où il acheva de se consumer et de s'engloutir avec ses passagers (2).

La recherche que l'on faisait des principaux sièges épiscopaux de l'empire amenait des compétitions dans lesquelles le vainqueur était d'ordinaire le plus indigne. Il en était surtout ainsi à Constantinople et à Alexandrie. On vit se succéder sur le siège intrus de cette dernière ville Georges de Cappadoce et Lucius. Ce dernier fut intronisé dans l'église de Saint-Théonas par la

 

1. THÉODORET, loc. cit., IV, XV.

2. Somalis, loc. cit., IV, XV.

 

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population païenne, qui proclamait le nouvel évêque « fils chéri de Sérapis ». L'Eglise d'Egypte connut alors les dernières extrémités. Les clercs de tout ordre et les vierges furent saisis, fouettés, mis à la torture ; aux uns on brûla les côtes avec des torches, aux autres on les déchira avec des peignes de fer. L'évêque Pierre d'Alexandrie a écrit le récit de ces cruautés ; je le reproduis ici :

« Le préfet païen Pallade, adorateur fanatique des idoles, avait souvent comploté de faire la guerre au Christ, lorsque enfin, suivi des gens qu'il avait rassemblés, il envahit l'église comme s'il se fût agi de subjuguer les barbares. Des choses effroyables se passèrent alors. Le seul récit donne envie de pleurer ; je m'y abandonnerais moi-même si je ne devais me contenir. On envahit donc la Theonas, et voilà que les chants orgiaques succèdent aux louanges divines, les applaudissements bruyants à la lecture des Ecritures. On se livre à l'égard des vierges consacrées à des outrages dont le récit est impossible et on braille des chansons obscènes. Un homme sage qui entendit ces choses se boucha les oreilles, préférant la surdité à de pareilles infamies. Et plût à Dieu qu'ils se fussent bornés à des paroles et qu'ils ne les eussent pas fait oublier par leurs actes. Le vacarme, quel qu'il soit, est encore tolérable pour ceux en qui habitent la prudence et les divins enseignements du Christ. Mais ces malheureux, vases de colère préparés pour la perdition, se troussant le nez, faisaient un bruit obscène avec les narines ; s’emparant des vierges chrétiennes dont la vie reproduit la vie des saints anges, ils leur enlevèrent leurs vêtements, et ils les traînèrent toutes nues dans la ville entière, se jouant d'elles au gré de leurs passions honteuses, et tout ce qu'ils firent était ainsi marqué du caractère de la sauvagerie. Si quelqu'un montrait de la pitié et voulait s'opposer à ces violences, il ne s'en tirait pas sans blessures. Hélas ! un grand nombre de ces malheureuses vierges furent violées de vive force, beaucoup d'autres moururent des mauvais traitements qu'elles avaient endurés et leurs corps restaient sur la voirie.

« Ce qu'on n'avait pas même soupçonné du temps de nos pères, les ariens l'ont accompli sur leur autel. Ils y assirent un petit eunuque, habillé en femme, fardé et orné comme une idole,

 

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puis ils commencèrent des danses, des cris, saluant le sacrilège de leurs acclamations. Espérant provoquer un nouveau scandale, eux qui tenaient pour mauvaises les nobles cérémonies d'autrefois, ils introduisirent dans l'église un des leurs connu par l'ignominie de sa vie, on lui enleva la pudeur avec ses vêtements et, nu comme à sa naissance, il vint prendre la parole contre le Christ. Les turpitudes remplaçaient sur ses lèvres les paroles sacrées, l'impureté étouffait les chastes conseils, l'impiété triomphait ; il racontait combien il était bon à la nature de se livrer à ses instincts brutaux, le vol, la crapule, l'ivrognerie, la fornication, l'adultère, la sodomie.

« Pendant ce temps, j'avais quitté l'église (que faire autre chose, en effet, là où les soldats sont campés avec une populace soudoyée ?) ; mon successeur est introduit, ce Lucius qui a acheté l’épiscopat à prix d'argent comme une charge civile, cet homme qui s'efforce de se rendre méchant comme un loup, qui occupe un siège où ne l'ont appelé ni les suffrages des évêques orthodoxes, ni celui des clercs, ni l'appel du peuple, ainsi que le voudraient les saints canons. Ne pouvant entrer seul dans la ville, son cortège ne comptait cependant ni évêques, ni prêtres, ni diacres, ni peuple, ni moines le précédant au chant des hymnes. Euzoius l'accompagnait, cet ancien diacre de notre Eglise déposé avec Arius par le concile de Nicée, et qui aujourd'hui ravage l'Eglise d'Antioche. Le comte des sacrées largesses avec une forte troupe, Magnus, toujours prêt pour une impiété quelconque, était avec eux. C'était le même homme qui, sous le règne de Julien, avait mis le feu à l'église de Béryte en Phénicie: zèle officieux qui lui eût coûté la tête sous Jovien, sans les intercessions qu’on fit pour lui à cet empereur ; mais il en fut quitte pour payer la reconstruction de l'église. Je vais vous faire voir maintenant de le rapporte afin que vous y puisiez l'ardeur de la vengeance), je vais, dis-je, vous faire voir ce qui se passa dans la maison de Dieu, lorsque ce tyran se leva contre nous. Lucius, repoussé par vous et par tous les catholiques du monde entier, occupa la ville par les moyens que voici. Non seulement il disait comme l'impie dont parle le psaume : Le Christ n'est pas Dieu ; mais ses moeurs corrompues faisaient la joie des maudits qui se moquent du Christ et qui adorent la

 

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créature à la place du Créateur. Aussi obtenait-il toutes les acclamations : « Joyeuse entrée, évêque qui nies le Fils. Sérapis qui t'aime t'a conduit ici.»

« Sur-le-champ Magnus, le scélérat, groupant ses gens, fit arrêter les prêtres et les diacres au nombre de dix-neuf, dont plusieurs étaient octogénaires, sous l'inculpation de conspiration et d'hostilité aux lois de l'empire. Ils comparurent en public et on les sollicita de renier la foi traditionnelle que les apôtres nous ont fait transmettre par nos pères, pour suivre la communion de l'empereur.

« Coquins, faites-vous ariens, leur criait-on. Votre Dieu ne s'en inquiétera pas, puisque — alors même que votre religion serait la véritable — vous avez cédé à la force. Vous vous excuserez sur la nécessité. Considérez bien cela et dépêchez-vous de vous faire ariens ; sachez d'ailleurs que si vous obéissez, vous serez comblés d'argent ef d'honneurs ; si vous refusez, c'est les chaînes, la torture, la question, les tourments, la ruine, la confiscation et l'exil. » Telles étaient ses exhortations ; mais les saints à qui la trahison était plus pénible que la mort, répondirent : « Cesse de nous faire peur, voilà bien assez de paroles en pure perte. Nous n'adorons pas un Dieu de création récente. » [Et là-dessus ils confessèrent la foi au Verbe consubstantiel à son Père.] Quand ils eurent fini, Palladius les fit mettre en prison et ifs y demeurèrent longtemps, dans l'espoir qu'ils faibliraient enfin. Mais eux, semblables à des athlètes, chassaient au loin la crainte, confirmant la conduite des Pères, montrant leurs âmes préparées à défendre la vérité et regardant la souffrance comme une piste où ils fortifieraient leurs vertus. Ils étaient ainsi devenus, suivant la parole de saint Paul, en spectacle aux anges et aux hommes, car toute la ville accourait voir les athlètes, vainqueurs des tortures du juge, dressant leurs trophées par la patience contre l'impiété, triomphant des ariens. Palladius, à bout d'inventions pour torturer les martyrs, témoin des plaintes du peuple et restant néanmoins étranger à tout sentiment d'humanité, donna rendez-vous à ses bandes de malfaiteurs sur le port, soi-disant pour assister à un jugement, niais en réalité pour une condamnation. On s'était renforcé de tous les braillards de bonne volonté, païens et juifs, que l'on avait pu

 

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rencontrer. Les confesseurs, refusant de se soumettre et d'embrasser l'arianisme, furent condamnés, malgré les larmes du peuple, à être déportes à Héliopolis en Phénicie, où ne se trouve pas un seul chrétien. On les embarqua donc en présence de Palladius (la scène se passait à proximité du bain public), qui, son épée à la main, espérait terrifier ceux qui avaient si souvent poursuivi le démon avec le glaive à deux tranchants [de leur sainte parole]. On les poussa dans le navire, sans leur donner des vivres, sans aucun soulagement pour l'exil, et ce qui paraîtra plus inouï, par une tempête au milieu de l'écume bondissante, comme si la mer eût voulu témoigner l'horreur qu'elle ressentait à servir de tels jugements. Les moins fins comprenaient la tyrannie de cet homme ; on peut bien dire que le ciel en fut confondu... Toute la ville gémissait, elle gémit encore. On se frappait la poitrine, on levait les mains et les regards vers le ciel, on protestait contre cette violence

Ecoute, ciel, et toi, terre, prête l'oreille ; ce qu'on a fait est impie. On n'entendait que lamentation dans toute la cité, et ce fut comme un fleuve de larmes qui roulait vers la mer. Debout sur le port, Palladius ordonna de mettre à la voile ; alors s'éleva une plainte inouïe, entrecoupée par les sanglots sortant de la poitrine des vierges et des femmes, des vieillards et des adolescents, et le bruit qu'ils firent étouffa le bruit de la mer.

« Tandis que les confesseurs se rendaient à Héliopolis, ville superstitieuse adonnée à la volupté et environnée de très hautes montagnes remplies de cavernes habitées par les bêtes féroces, les citoyens d'Alexandrie, soit par groupes, soit isolément, pleuraient et se lamentaient malgré l'ordre de Palladius qui l en fit défense. Or donc un grand nombre de ceux qui pleuraient ainsi furent arrêtés, mis en prison, flagellés, déchirés, tourmentés, envoyés dans les mines de Phounon et de Proconèse. La plupart de ces victimes étaient des moines, épris de la solitude, au nombre de vingt-trois. On leur joignit peu après un diacre envoyé de Rome par le pape Damase avec des lettres de consolation et de communion. On lui lia les mains derrière le dos et on le fit conduire par les licteurs comme un malfaiteur insigne. Après avoir tourmenté ce malheureux plus qu'on ne le fait pour

 

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les assassins, l'avoir frappé sur la tête de coups de fouets plombés, on le mit sur le navire avec les autres et on lui marqua le front d'une croix (1). Ainsi privé de tout, on l'expédia sur les mines de Phounon.

«On tortura aussi des petits enfants ; mais leurs pauvres petits corps ne purent supporter la torture pendant laquelle ils moururent ; alors on leur refusa la sépulture, quoi que leurs parents, leurs frères, et, on peut le dire, toute la ville, aient pu tenter pour obtenir la liberté de les enterrer. Voyez quelle cruauté ! ceux qui avaient combattu pour la foi n'étaient même pas équiparés aux assassins ; on leur refusait un tombeau ; ceux qui avaient lutté courageusement étaient livrés aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie ; enfin ceux qui marquaient de la compassion pour les parents de ces petites victimes eurent la tête coupée (2). »

Les citations que je viens de faire ne sont qu'un choix dans l'histoire des persécutions ariennes. Elles suffisent à nous montrer les martyrs tels que nous les avions vus dans les siècles antérieurs. « Beaucoup d'esprits dédaignent la simplicité de ces histoires, et pourtant, outre leur caractère sublime, elles renferment une législation, des idées, des moeurs tout à fait nouvelles, et, comme au berceau des peuples et des institutions, là est l'empreinte de cette éloquence que la succession des âges affaiblit toujours ; là sont des mouvements rapides, enflammés comme l'éclair, la noblesse, la force et jamais la recherche ; tout ce qui peut élever l'âme au-dessus d'elle-même, tout ce qui l'exalte à la fois et la fortifie, passe dans les paroles sublimes de cette foule de martyrs de toute condition et de tout âge ! Souvent l'éternité vient les interrompre, et c'est dans l'éternité qu'ils achèvent un cantique de grâces et de louanges commencé dans les larmes et les supplices (3). »

Afin de rendre plus faciles les recherches sur cette persécution,

 

1. Voyez le frontispice du tome V de ce recueil.

2. TRÉODORET, loc. cit., IV, XIX.

3. Note manuscrite de Mme Swetchine, dans Madame Swetchine, par M. DE FALLOUX, t. I, p. 181 (Paris, 1860, in-12).

 

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je donne les titres de quelques ouvrages traitant de l'hérésie d'Arius

et de ses suites. J'omets à dessein les histoires générales telles que Tillemont et quelques autres, dont la consultation ne se recommande pas parce qu'elle ne s'oublie jamais.

 

F. BÖHRINGER, Athanasius und Arius, oder der erste grosse Kampf der Orthodoxie und Heterodoxie, nebst 2 erganz. Zugaben. 1° Das Christenthum und die Kaiser Diocletian und Konstantin. 2. Antonius der Patriarch des Mönchthums (Stuttgart, 1874, in-8°).

BAYLE, Italia o l'Arianismo e il concilio di Nicea (Milano,1884, in-16).

J. BUDDEUS, De Arii morte, dans ses Observ. sel. litter. (1705), t. XI, p. 181-190.

A. DE BROGLIE, Débuts de l'Arianisme, dans le Correspondant (1856), B. I, 111-138, et L'Eglise et l'empire romain au IVe siècle (Paris, 1867-1868, in-8°).

C. (N. B. P.) Life and actions of S. Athanasius, together with the rise, growth and down fatl of the Arian heresy ( London , 1664, in-4°).

H. CLINTON, Fasti Romani (Oxford, 1845-1850, in-8°).

J. CRAMER, De Arianismo (Trajecti ad Rhenum, 1858, in-8°).

ELLIS (R.), Arius and Athanasius, dans Christ examen (1855), t. LVIII, p. 275.

CR. F. ENKE, De praecipuis Arianisme latissime olim propagati caussis (Lipsiae, 1779, in-4°).

G. GOYAU, Chronologie de l'empire romain (Paris, 1891, in-8°).

J. COHEN, Notice historique sur l'Arianisme depuis la mort de saint Athanase (Paris, 1840, in-8°).

A. VON GUTSCHMIDT, Kleine Schriften (éd. Rühl. Leipzig, 1890), t. II, p. 428 suiv.

J. GUMMERUS, Die Hömousianische Partei bis zum Tode des

Konstantins. Ein Beitrag zur Geschichte der arianischen Streites in den Iahren 336-361 (Leipzig, 1900, in-8°).

F. GÖRRES, Arianer im officiellen Martyrologium der römischen Kirche, dans la Zeitschrift wissensch. Theol. (18871, t. XXX, p. 220-251. Katholikenuerfolgungen, in den arianischen Germanenreichen, dans la Real Encyclopädie der Christ. Alt. (1883), t. I, p. 258.

J. C. GOETZINGER, Historisch theologische Anmerkungen über die Geschichte des Arius (Wittembergae, 1770, in-4°).

A. GREVE, Athanasius de morte Arii referens (Halae, 1722, in-4°).

H. M. GWATKIN, Studies of Arianism, chiefly referring to the

character and chronology of the reaction which followed the council of Nicea (London, 1882, in-8°, et 1900).

LE MÊME, The Arian controversy (London, 1890, in-12).

P. HANCKENIUS, Epitome historiae Arianae (Giessae, 1660, in-8°).

 

299

 

F. W. HASSENCAMP, Historia Arianae controversiae ab initio inde usque ad synodum Nicaenam (Marburgi, 1845, in-8°).

J. HORTHEMELS — J. MARCK, De haeresi Ariana (Lugduni Batav., 1723, in-4°).

P. JABLONSKI, De baptismo Arianorum veterum in SS. Trinitatem (Francofurti ad Oder , 1734, in-4°).

C. JANNING, Dissertatio de anno quo Arius haeresiarcha, quo S. Alexander episc. C. P., obierint, dans Acta Sanct. (1715), juin VI, 71-84.

J. KETTEMEEIL, Athanasius de morte Arii referens... vindicatus (Wittemb. 1722).

W. KÖLLING, Geschichte der arianischen Häresie bis zur Entscheidung von Nikka 325 (Güterloh, 1874, in-8°).

L. MAIMBOURG, Histoire de l'Arianisme, depuis sa naissance jusqu'à sa fin, avec l'origine et le progrès de l'hérésie des Sociniens (Paris, 1673, in-4°).

J. LEFÈVRE, Entretiens d'Eudoxe et Euchariste sur les histoires de l'Arianisme et des Iconoclastes du P. Mainbourg (Paris, 1674, in-4°).

J. A. MOEHLER, Athanasius der Grosse und die Kirche seiner Zeit, besonders in Kampfe mit den Arianismus (Mainz, 1827-28). trad. franç. par J. COHEN (Paris, 1841, in-8°).

J. H. NEWMAN, The Arians of the fourth century, their doctrine, temper and conduct. chiefly as exhibite in the councils of the Church between a. D. 325 and a. D. 381 (London, 1883,in-8°).

S. NORING — J. E. SCHUBERT, De vera origine arianismi (Gryphiswaldae, 1768, in-4°).

G. OCKELIN, Dissertatio de Ario miseroabrepto fato (Postochii, 1708, in-4°).

C. J. PIPER, Kurze Darstellung der arianischen Streitigkeiten (Halle, 1839, in-8°).

J. PRIESTLEY, Rise of Arianism, dans Theolog. repos. (177) t. IV, 70 ; t. VI, 484.

LE MÊME, Nature and origin of Arianism, dans rec, cité, t. IV, 307 ; t. VI, 376.

C.REUCHLIN, Disputatio Arianismi antiqui et novi breves lineae (Tubingue, 1688, in-4°).

H. REUDERDAHL, Memorabilia Arii ejusque heresaeos (Lund. 1813, in-8°).

C. RÉVILLOUT, Histoire de l'Arianisme chez les peuples germaniques qui ont envahi l'empire romain (Paris, 1850, in-8°).

C. SAND, Nucleus historiae ecclesiasticae d. historia Arianorum (Coloniae, 1676, in-4°).

J. STARCK, Versuch einer Geschichte der Arianismus (Berlin, 1783-85, in-4°).

J. STEMMER, Programma de Ariis Thala (Numberg, 1730, in-4°).

 

300     Les Martyrs

 

G. M. TRAVASA, Storia critica della vita di Ario primo eresiarca del IV secolo (Venezia, 1746).

H. WETZER, Restitutio verae chronologiae rerulnexcontrouersiis Arianis ab anno 325-350 exortarum (Francofurti, 1827, in-8°).

M. WIETROWSKI, Historia de Ariana haeresi in compendium reducta (Pragae 1722-23, in-12).

C. W. WALCH, Entwurf einer vollständigen Historie der Ketzercien... (Leipzig, 1764), IIe partie, p. 385 suiv.

 

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NOTE SUR LES PERSÉCUTIONS DONATISTES. VERS L'ANNÉE 362.

 

L'illustre Tillemont a résumé l'histoire des cruautés exercées par les Donatistes contre les catholiques dans ce style austère qui parfois atteint à l'éloquence. Je ne saurais mieux faire que de reproduire le récit dans lequel il a condensé tous les traits dignes d'attention que nous ont rapportés les historiens de l'antiquité (1).

« Les Donatistes ayant présenté aux officiers de l'Afrique l'édit de Julien qui les remettait dans tous leurs droits, pour le faire enregistrer, n'attendirent pas leur rétablissement actuel des formes de la justice : et ils n'y eussent peut-être pas réussi par là, puisque les peuples dont ils avoient autrefois rempli leurs églises, estant dans la communion des catholiques, il estoit raisonnable de laisser aussi les églises aux catholiques. Ils employèrent donc la violence et le carnage pour cet article de l'édit. « Vous vîntes, leur dit S. Optat, la fureur et la rage dans le cœur, déclarer la guerre aux enfants de paix, déchirer les membres de l'Eglise. Vous employastes et les séductions les plus subtiles, et les meurtres les plus cruels. Vous chassastes plusieurs évesques et vous vous emparastes de leurs églises à main armée. Plusieurs des vostres firent d'horribles carnages en tant d'endroits, qu'il seroit ennuyeux d'en dire les noms ; et vostre cruauté se porta à de tels excès, que les magistrats qui gouvernoient alors, furent obligez d'en informer l'Empereur.

« Quand [les Donatistes] s'estoient rendus maistres de quel-

 

(1) TILLEMONT, t. VI. Mém. ; Hist. du schisme des Donatistes, articles LIV, LV, LVI, passim.

 

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que église, ils en brisoient l'autel où le Corps et le Sang de Jésus-Christ avoient reposé, quoiqu'ils y eussent eux-mesmes offert autrefois durant plusieurs années. Depuis néanmoins ils se contentoient de racler le bois (car il paroist par beaucoup d'endroits que les autels n'estoient que de bois), soit qu'ils eus-sent changé d'avis, soit que ce fust en des endroits où ils eussent eu plus de peine à trouver du bois pour en faire d'autres. Quelquefois par un reste de respect ils se contentoient de les oster. Saint Optat dit que les Donatistes avoient gagé pour cela une multitude de gens perdus, à qui ils avoient donné pour récompense de leurs crimes, le vin destiné pour le sacrifice ou mesme déjà consacré. « Et afin, dit-il, que leur bouche impure pust commettre avec plus de plaisir le sacrilège de l'avaler, on faisoit chauffer (1) l'eau qu'on y mesloit avec les morceaux de l'autel qu'ils avoient rompu. »

« A ce premier crime ils en ajoutoient un second, qui estoit de briser les calices qui avoient si souvent porté le Sang de Jésus-Christ et dont ils s'estoient autrefois servi eux-mesmes. Ils les réduisoient en lingots et les vendoient indifféremment à tout le monde : de sorte qu'il ne tenoit pas à eux que les femmes déreglées ne les achetassent, ou que les payens ne les prissent, et n'en fissent des vases pour sacrifier aux démons.

« Ils lavoient aussi quelquefois non seulement le pavé des églises qu'ils retiroient des catholiques, mais aussi les colonnes et les murailles; ils faisoient jeter partout de l'eau salée. Et longtemps encore après, saint Augustin remarque qu'ils lavoient ainsi avec de l'eau salée le pavé de leurs églises où les catholiques estoient entrés. Ils y exorcizoient aussi.

« Ils envoyoient des sergents payens aux catholiques, pour les contraindre de leur rendre les livres de l'Ecriture qu'ils possédoient depuis longtemps, les vaisseaux du Sacrifice, les voiles [qui peuvent estre les tentures de l'église], les linges et les nappes dont on couvroit le bois de l'autel durant qu'on celebroit les mystères. Ils ne manquoient pas de purifier les linges et les autres choses de cette nature enles lavant. Pour les 

 

1. « Les anciens faisoient communément chauffer l'eau pour boire. »

 

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livres, saint Optat les prie de luy dire comment ils faisoient pour les purifier. Il paroist qu'en beaucoup d'endroits, ils ostoint tellement les livres de l'Ecriture aux catholiques par le moyen des juges seculiers, qu'ils ne leur en laissoient pas un seul ; de même que quand ils s'emparoient des basiliques, ils se rendoient aussi absolument maistres des cimetieres, et empeschoient qu'on n'y enterrast les corps des catholiques. Pour revenir à leurs violences et à leurs cruautez, dont nous n'avons parlé jusqu'à présent qu'en général, saint Optat en rapporte des histoires qui font horreur. Il parle premièrement de ce qui se fit à Lemellef dans la Mauritanie de Stefe. par Félix de Diabe ou Zabe, et Janvier de Flumenpiscis dans la mesme province. Ces deux évesques Donatistes s'en estant donc allez en diligence et bien accompagnez à Lemellef, comme ils y trouverent la basilique fermée sur les catholiques ,qui y sacrifioient alors, ils commandeent à leurs gens de mônter sur le toit, de le découvrir, et de jetter les tuiles sur ceux dedans. Ce commandement fut aussi-tost exécuté et les diacres catholiques ayant voulu défendre l'autel, plusieurs y furent blessez, et deux tuez à coups de tuiles, par l'ordre et en présence de ces deux évesques. Les deux diacres qui furent tuez estoient Prime de Janvier, et Donat fils de Nimy, qui ont esté mis dans le Martyrologe romain au rang des saints Martyrs le 9 de février. Primose, évesque catholique de Lemellef, porta sa plainte devant un Concile que les Donatistes tenoient à Theveste en Numidie. On l'écouta, mais oit ne luy fit aucune justice.

« Il se commit des crimes semblables et tout à fait inexcusables, à Carpi dans la Province Proconsulaire : mais nous n'en savons pas le détail. Saint Optat dit aussi en général, que dans les villes de la Mauritanie on avoit fait de si grandes violences au peuple à l'instance des Donatistes, qu'on y avoit fait mourir des enfans qui n'estoient pas encore sortis du sein de leurs meres.

« Mais leurs crimes les plus celebres sont ceux qu'ils commirent à Thipase, ville de la Mauritanie Césarienne. On y vit accourir deux de leurs évesques de Numidie, ou plutost deux flambeaux funestes embrasez du feu de la haine et de la colére, Urbain de Forme et Felix d'Idicre, qui s'estoient déjà signalez dans la Numidie en violant les vierges consacrées à

 

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Dieu. Ils estoient assistez de quelques archers et soutenus par Athenie, gouverneur de la province, qui y estoit en personne avec tous ses officiers en armes. Ainsi ils n'eurent pas de peine à troubler la tranquillité dont ces peuples jouissoient, et à chasser tous les catholiques des lieux et des églises qu'ils possédoient. Cela ne se fit pas néanmoins sans répandre du sang. Les hommes déchirez, les dames maltraitées, les enfans massacrez, les avortemens forcez furent les mets sanglans dont les évesques rassasierent la faim de l'Eglise des Donatistes.

 

 

«A ces crimes ils en ajouteront un autre qui leur paroissoit léger, parce qu'ils regardoient la conseeration des catholiques comme nulle; mais qui estoit effroyable. Car ces évesques pour violer tout ce qu'il y a de saint et de sacré, firent jetter l'Eucharistie à leurs chiens. Cela ne se passa pas sans que Dieu donnast Ides marques de sa justice. Car ces mêmes chiens devenant enragez, se jetterent sur leurs propres maistres, profanateurs du Corps sacré, comme si c'eussent esté des voleurs ; et leurs dents vengeant l'honneur de Jésus-Christ, ils les déchirerent comme des inconnus et des ennemis. Les mesmes Donatistes jetterent sur des pierres par une fenestre l'ampoulle du Saint Chresme pour la briser. Mais quoique l'effort qu'ils firent en la jettant fast joint à sa pesanteur naturelle, les mains des Anges la soutinrent, et par le secours de Dieu elle ne fut point endommagée de cette chute.

« Felix et Urbain trouverent à leur retour que celles à qui ils avoient osté la virginité, estoient devenues meres. Et Felix ajouta à ses autres crimes l'inceste qu'il commit avec une vierge à qui il avoit luy mesme donné le voile de la virginité, et qui peu auparavant l'appeloit son père spirituel. Voilà quels estoient ceux qui accusoient de cruauté les catholiques, et soutenoient qu'ils ne pouvoient point estre l'Eglise de Jésus-Christ, à cause de quelques exécutions que les officiers avoient faites sans aucune participation des évesques ; qui se glorifioient de leur douceur lorsqu'ils n'avoient pas la force de malfaire; et qui se vantoient de ne forcer la conscience de personne lorsqu'ils n'osoient résister à l'autorité des lois.

« Les Donatistes en usurpant les églises avec tant de violence, ne pretendoient pas les laisser vides : ils travailloient

 

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autant à les remplir d'apostats qu'à les occuper. Le soin qu'ils »voient de laver et d'exorcizer les Basiliques n'estoit qu'une adresse malicieuse pour tromper les simples, pour les effrayer, leur faire croire qu'ils avoient eux-mesmes besoin d'être lavez et baptizez de nouveau, leur donner de l'horreur pour l'Eglise catholique. Et ils séduisirent quelques personnes par cet artifice.

« Ils disoient à tout le monde : « Prenez garde à vous, rachetez vos âmes, faites-vous chrétiens. » Et quand ceux qui avoient autrefois esté de leur communion, ne vouloient pas y rentrer, ils taschoient de les y forcer, prétendant qu'ils avoient eux-mesures reconnu que le sacrifice des catholiques estoit une idolatrie. Saint Optat semble dire qu'ils traitoient

comme des payens ces personnes qu'ils avoient baptizées eux-mesmes : et néanmoins lorsqu'elles vouloient bien revenir à eux, ce consentement avec une imposition des mains, et quelque peu de paroles, les leur faisoient reconnoistre pour chrétiennes ; non qu'elles eussent une foy nouvelle, mais parce qu'elles leur avoient obéi.

« Cette imposition des mains estoit pour les mettre en penitence ou leur donner l'absolution. Car ils ordonnoient la penitence à des peuples entiers sans autre crime que d'avoir esté dans l'unité de l'Eglise. Il ne servoit de rien aux femmes et aux vierges d'avoir conservé leur innocence et leur chasteté. Il falloit passer par cette peine. Mais quoique tous fussent coupables selon eux du mesme crime, la punition néanmoins n'estoit pas la mesme ; et ils obligeoient à faire penitence les uns durant une année entière, les autres durant un mois, et d'autres à peine durant un jour.

« Saint Optat reprend particulièrement leur folie et leur vanité, en ce qu'ils avoient obligé les vierges qu'ils mettoient en pénitence, à quitter leurs voiles (qu'il appelle des mitres) pour en prendre d'autres ; comme si c'eust esté une chose fort importante à l'honneur de leur secte, qu'elles ne se servissent plus des voiles qu'elles avoient portez dans la communion catholique ou que c'es voiles fussent mieux d'une laine ou d'une couleur, que d'une autre. Les auteurs profanes ne parlent des mitres qui servoient à couvrir la teste plutost qu'à l'orner. Les Donatistes

 

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ne donnoient le second voile aux vierges que lorsqu'ils leur faisoient faire profession à la fin de leur penitence. Car alors ils répandoient de la cendre sur elles, leur faisoient laver leurs cheveux avec de l'eau salée et puis les leur coupoient une seconde fois et leur faisoient faire une seconde profession. Jusque-là elles estoient en habit seculier, ne portant aucune marque de leur consécration. Et comme cela duroit quelquefois assez long-temps, il en arriva de fascheux accidens. Car ceux qui les avoient autrefois recherchées en mariage, en enleverent quelques-unes ; ce qu'ils n'eussent osé faire, si elles eussent eu leur voile, à cause des loix impériales faites pour défendre l'honneur des vierges chrétiennes.

« Ils mettoient les enfans mesmes en penitence, et par-là les rendoient incapables d'estre ordonnez, parce que la discipline de l'Eglise excluoit les penitens de l'état ecclesiastique. Mais ils alloient encore plus avant, et étendoient leur main pour mettre en penitence, et leurs voiles mortuaires, comme parle saint Optat, sur toutes sortes de testes, sur les diacres, sur les prestres, sur les évesques mesmes, coupables seulement d'avoir esté catholiques ; quoique selon l'ordre de l'Eglise ils ne fussent pas sou-mis à la penitence canonique pour les plus grands crimes, mais seulement à la déposition.

« Comme l'état ecclesiastique estoit incompatible avec la penitence publique, les Donatistes ne manquoient pas de déposer ceux qu'ils traitoient de la sorte, de les priver de leur dignité et de les réduire à l'état de simples laïques ; ce que saint Optat appelle faire un homicide sans tuer les hommes. Leurs membres, dit-il, sont sains et vivans, mais pour servir de sépulère à l'honneur qu'on leur a ravi. Ils les déposaient exprès, dit saint Optat, afin que les peuples voyant que leurs prestres et leurs évesques estoient abatus, ne résistassent pas davantage et se rendissent à leur volonté.

« Saint Optat se plaint encore dans la suite, qu'ils avoient tué par l'épée de leur langue, et répandu le sang non du corps, mais de l'honneur de quatre prélats de Dieu, Deutere, Parthene, Donat et Getulique, en leur imposant les mains, et les faisant mettre à genoux comme les penitens, sans qu'ils eussent commis d'autre crime que d'estre entrez dans l'unité de l'Eglise.

 

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C'estoit encore pour traiter les prélats en penitens qu'ils leur rasoient les cheveux. »

 

M. DEUTSCH, Drei Actenstücke zur Geschichte der Donatismus (Berlin, 1875, in-4°) . — L. DUCHESNE, Le dossier du Donatisme, dans Mélanges d'archéologie et d'histoire de l'école française de Rome (1890), t. X, p. 589-650. — L. ELLIES-DUPIN, S. Optati libri VI de schismate Donatistarum..., accedit historia Donatistarunt una cum monumentis vet. ad eam spectantibus, necnon geographia episcopalis Africae. Paris, 1700, fol. — A. HARNACK, Donatische und Antidonatische Actenstücke ans der Zeit 303-330, dans Geschichte der alt. Litteratur (Leipzig, 1893, in-8°), t. I, p. 744 suiv. — T. Lotte, The history of the Donatiste, (London, s. d. in-8°). — I. LUNDBLAD — C. STEVENSON, De Donatistis (Upsalae, 1816, in-4°). — P. SCHAFE, Donatist controuersy, dans Princeton review (1869), t. XXXVI, p. 385. — O. SEECK, Quellen und Urkunden über die Aufünge des Donatismus, dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte (1889), t. X, p. 505-568, et cf. Zeitschrift der Sauigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, t. X. Roman Abtheilung, p. 144 et 177-251. — W. THUMMEL, Zur Beurtheilung des Donatismus. Eine Kirchengeschichtliche Untersuchung (Halle, 1893, in-8°). — D. VOLTER, Der Ursprung des Donatismus nach der Quellen untersucht und dargestellt (Freiburg-Tübingen,1883, in-8°).

 

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PERSÉCUTIONS DES GOTHS. En Gaule, vers 374.

 

En 374, la poussée des barbares jeta sur la Gaule les nations qui avaient vécu jusque-là au delà du Rhin, Alains, Goths, qui débordèrent sur l'Italie par les Alpes illyriennes, sur la Gaule parle haut Danube. «Tout est mêlé, dit Chateaubriand, hommes, armes, habitudes, vêtements ; les anneaux de fer, les peaux de bêtes, les tuniques étroites, les corps velus et tatoués, les casaques de tête de loup, les saies bigarrées, haches, frondes, crochets, massues, filets de cuir, flèches armées d'os pointus ; les uns anthropophages et se parant de la peau des vaincus ; les autres adorant des épées et des monstres ; ceux-ci à cheval sur des rennes ; ceux-là en barques, en chariots. Ce qu'ils avaient de commun, c'était le mépris de la vie, la soif du sang, et la fureur de détruire. »

 

 

SIDOINE A L'ÉVÊQUE BASILE.

(trad. d'Eugène Baret).

 

Par la grâce de Dieu, et par un exemple nouveau en notre temps, il existe entre nous de vieux liens d'amitié, et il y a longtemps que nous nous aimons tous deux de la même manière. Mais, si je regarde à nos consciences, c'est toi qui es mon patron, quoiqu'il y ait quelque témérité et arrogance à parler ainsi ; car telles sont mes iniquités que toute l'efficacité de tes prières pourrait à peine me relever de la fréquence de mes chutes. Donc, comme tu es doublement mon seigneur et par ton patronage et par ton affection, et comme je me souviens très bien de la force de ta raison et de la puissance de ta parole, moi qui t'ai vu transpercer du glaive de tes témoignages spirituels le

 

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Goth Mohadarius tout armé des traits de l'hérésie arienne, c'est avec toute raison — soit dit avec les respects et les égards . que je dois aux autres évêques — que je m'adresse à toi pour déplorer la façon dont le loup de ces contrées qu'engraissent les péchés des âmes qui périssent, ronge les barrières des beriea de l'Eglise et les poursuit en secret des morsures de ses 'dents encore trop mal connues. Car l'antique ennemi, pour fondre plus aisément sur les brebis bêlantes, commence par menacer la tête des pasteurs pendant leur sommeil. Et moi-même, je qe me connais pas assez peu pour oublier que je suis sous le poids d'une conscience dont les souillures ont besoin d'être lavées dans des larmes continuelles ; toutefois, avec le secours du Christ, j'espère voir un jour ces ordures enlevées par le râteau mystique de tes prières. Mais comme l'intérêt du salut public l'emporte sur la honte de mes fautes privées, dût-on par une interprétation peu favorable blâmer mon zèle pour la foi, la crainte d'être accusé d'orgueil ne me fera pas déserter la cause de la vérité.

Il ne nous appartient pas, ni à moi pécheur de récriminer, ni à toi, saint pontife, d'examiner pourquoi Evarix, roi des Goths, après avoir méconnu et foulé aux pieds l'ancien traité, défend par les armes ou étend les limites de son empire. Il y a plus : si tu veux connaître mon sentiment, il est dans l'ordre, dirais-je, que le riche soit vêtu de pourpre et de lin, et que Lazare soit frappé d'ulcères et de pauvreté; il est dans l'ordre, selon l'allégorie de cette Egypte où nous vivons, que Pharaon marche ceint du diadème, et l'Israélite avec son panier ; il est dans l'ordre que, dans la fournaise de cette Babylone figurée où nous cuisons, nous déplorions avec Jérémie, par des soupirs et des lamentations, le sort de la Jérusalem céleste, et qu'Assur tonnant en royal appareil insulte au Saint des Saints. Pour moi, comparant le bonheur fugitif de ce monde avec les futures béatitudes, je supporte plus patiemment les calamités publiques. D'abord, si je considère ce que je mérite, quelques malheurs qui puissent m'arriver doivent me paraître légers ; de plus, je tiens pour certain que c'est pour le plus grand bien de l'homme intérieur que sur l'aire de ce monde l'homme extérieur voit broyé sous le fléau de toutes sortes de souffrances.

 

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Toutefois ce roi des Goths, si redoutable par les forces dont il dispose, je crains qu'il ne tourne ses armes moins contre les murailles romaines que contre la loi du Christ. Telle est, dit-on, son horreur physique et morale pour le seul nom de catholique, qu'on se demande s'il n'est pas plutôt le chef de sa secte que le roi de sa nation. A la puissance de ses armes il unit l'ardeur du courage, la vigueur de la jeunesse ; sa seule erreur est de croire que c'est pour l'intérêt de la religion légitime qu'il obtient les succès de ses négociations et de ses conseils, tandis qu'ils ne doivent aboutir qu'à un bonheur terrestre. Apprenez donc promptement quels sont les maux secrets de la religion catholique, afin que vous vous hâtiez d'y apporter publiquement un remède. Les villes de Bordeaux, de Périgueux, de Rodez, de Limoges, de Javols, d'Eauze, de Bazas, de Comminges, d'Auch, ainsi que d'autres, en beaucoup plus grand nombre, ont vu leurs pontifes mis à mort ; de nouveaux évêques n'ont pas été nommés à la place de ceux qui ne sont plus ; les ordres mineurs ont cessé d'être conférés ; de là des ruines spirituelles dans une vaste étendue. Ces ruines augmentent tous les jours, cela est certain, par le vide que laisse la mort des pontifes, ce qui pourra amener non seulement le triomphe des hérétiques du temps présent, mais le retour de toutes les hérésies des temps passés ; tous les peuples privés de leurs pontifes succombent sous la douleur de voir interrompre les traditions de la foi. Dans les diocèses, dans les paroisses, tout est à l'abandon. Ici, des églises dont le toit pourri s'écroule, ailleurs, les gonds des portes ont été arrachés, l'entrée des basiliques est obstruée de ronces et d'épines. On voit les troupeaux couchés dans leurs vestibules béants, et même, ô douleur! paissant l'herbe qui croît verdoyante aux flancs des autels. La solitude ne règne pas seulement dans les paroisses des campagnes ; même dans les églises des villes les assemblées des fidèles deviennent plus rares. Quelle consolation peut leur rester, en effet, quand ils voient périr, non seulement la discipline ecclésiastique, niais les souvenirs mêmes de l'Eglise ? Lorsqu'un prêtre vient à mourir, si la bénédiction épiscopale ne lui donne pas immédiatement un successeur, c'est le sacerdoce, non le prêtre, qui meurt dans cette église. Et alors quel espoir reste-t-il quand la fin d'un homme amène celle du service religieux ?

 

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Regardez de plus haut aux pertes qu'éprouvent les membres de l'Eglise : vous n'avez pas de peine à comprendre qu'autant il meurt d'évêques, autant il est de peuples dont la foi est en péril. Je ne dis rien de vos évêques Crocus et Simplicius, qui, expulsés des sièges qui leur étaient confiés, souffrent dans un exil commun des peines différentes : l'un s'afflige de ne plus voir les lieux où il voudrait revenir, l'autre d'être dans le voisinage de lieux où il ne revient pas. Tu te trouves placé au milieu des très saints pontifes Léontius, Faustus, Græcus, par ta résidence, par ton rang, par ton affection. C'est de vous que procèdent les maux des alliances, par vous que se transmettent les pactes entre les deux empires et leurs conditions. Faites en sorte que la condition principale de la paix et de la concorde soit que l'on nous permette de faire des ordinations d'évêques, de façon que les peuples des Gaules que renfermeront les limites de l'empire des Goths nous appartiennent par la loi, s'ils doivent cesser de nous appartenir aux termes des traités.

 

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PERSÉCUTIONS DES BARBARES. AU IVe SIÉCLE

 

S. JÉRÔME, Epist. LX ad Heliodorum, § 16.

 

Je ne puis sans horreur décrire toutes les calamités de notre temps. Depuis plus de vingt ans, on voit couler chaque jour le sang humain entre Constantinople et les Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine thessalonique, l'Achaïe, l'Epire, la Dalmatie, les deux Pannonies, sont la proie des Goths, des Sarmates, des Quades, des Alains, des Huns, des Vandales, des Marcomans. Combien de femmes illustres, combien de vierges consacrées à Dieu, combien d'autres personnes du sexe, également distinguées par le mérite et par la naissance, ont été victimes des outrages de ces brutes ! On a vu des évêques mis aux fers, des prêtres et des clercs égorgés, des églises détruites, des autels de Jésus-Christ changés en écuries, des reliques de martyrs tirées de leurs tombeaux. Par-tout deuil et gémissement, partout et à toute heure la mort présente et inévitable. Hélas ! nous regardons tomber toute la puissance et toute la gloire de l'empire romain et notre orgueil demeure debout parmi tant de ruines ! Quel n'est pas aujourd'hui l'abîme de désolation où sont plongés les Corinthiens, les Athéniens, les Lacédémoniens et tous les autres Grecs courbés sous le joug des barbares ! Je ne nomme que quelques villes, jadis elles étaient des royaumes. L'Orient semblait à couvert de tous ces malheurs, et la seule consternation des peuples, alarmés du bruit qui s'en répandait partout, les lui faisait sentir. Mais enfin, l'année dernière, des loups, non pas de l'Arabie, mais du Septentrion, sortis des extrémités du Caucase, ravagèrent en peu de temps toutes ses provinces. Combien de monastères ces barbares ne prirent-ils pas ! combien

 

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de fleuves ne firent-ils pas rougir du sang humain ! que de monde ils traînèrent en esclavage ! Antioche et toutes les villes qu'arrosent l'Halis, le Cidnus, l'Oronte et l'Euphrate, furent assiégées ; et l'Arabie, la Phénicie, la Palestine et l'Egypte épouvantées, semblaient n'attendre plus que des fers.

Quand j'aurais les cent voix de la renommée, fût-ce une voix de fer, je ne pourrais énumérer tous les maux qu'on a eu à souffrir.

 

 

Vers attribués à saint Prosper d'Aquitaine, touchant l'invasion de la Gaule en 406 (1).

 

Voilà de grands mois écoulés, sans que vous ayez écrit une seule page de vers. Quelle a pu être la cause de ces longs silences? Quelle douleur comprime votre mélancolique génie ? Je sais bien que les lourdes angoisses de l'heure présente pénètrent jusqu'à la poésie, mais elle a des cordes pour exprimer la tristesse. Et si les malheurs de ce monde bouleversé vous étreignent et si l'Océan soulevé n'offre que l'asile d'une seule barque, c'est une raison de plus pour conserver dans l'étude notre vigueur intacte. Ce qui doit durer s'effraierait-il de la chute de ce qui est périssable ?

Heureux, dites-vous, celui à qui Dieu accorde de traverser de pareils temps, en gardant son esprit libre ; où est celui que n'ébranle pas le désastre environnant et qui peut passer intrépide à travers les flammes et à travers les eaux? Nous, au milieu d'une si grande tourmente, faibles et épars, nous sommes atteints et nous tombons. Et lorsque l'image de la patrie fumante envahit notre esprit et que nos yeux, où qu'ils se tournent, ne voient que mort, nous sommes brisés et nous nous livrons sans mesure à nos pleurs.

Notre pitié s'aigrit et tourne en plaintes.

Ils sont même quelques-uns qui ne se font pas faute d'augmenter le trouble des âmes et qui poursuivent les coeurs blessés des dards de leurs langues.

 

1. J'emprunte cette remarquable traduction à un livre original de M. ALF. POIZAT, Poètes chrétiens, in-8°, Lyon, 1902, p. 291 seq.

 

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Eh bien ! disent-ils, expliquez-nous les causes, vous qui croyez que les vicissitudes des choses et des hommes se déroulent régies par la volonté de Dieu. Pour quel crime commis tant de villes ont-elles péri à la fois ? Quel mal ont mérité tant de contrées et tant de peuples ? Quand même l'Océan tout entier se serait répandu sur les champs de la Gaule, certes sur les vastes eaux eussent surnagé plus de nos troupeaux, plus de nos récoltes, — je ne parle pas de nos vignes ou de nos oliviers, — qu'il n'en survit ; moins d'édifices auraient été engloutis que n'en a détruit l'incendie. Quant aux rares maisons qui restent debout, leur abandon est encore plus triste à voir. Et, si cela ne fait pas assez de malheur! hélas ! voilà dix ans que dure le carnage et que nous sommes égorgés par le fer des Vandales et des Goths. Ni nos châteaux sur Ies rochers, ni nos citadelles perchées sur les montagnes, ni les fleuves protégeant nos villes n'ont pu nous préserver des ruses et des fureurs des barbares. Nous avons touché les extrémités de la souffrance. Je ne parlerai pas du peuple exterminé sans distinction, la mort des magistrats n'arrêtait pas la furie des vainqueurs. Peut-être que les plus âgés expièrent leurs offenses envers Dieu, mais les enfants innocents ? mais les jeunes filles ? dans leur vie trop courte manquait la place pour avoir prévariqué. Pourquoi Dieu a-t-il permis que le feu ravageât ses temples ? Pourquoi les vases sacrés ont-ils été profanés ? Leur pureté n'a pas défendu les vierges, ni leur piété les veuves. Même ceux qui passaient leur vie en des antres déserts, louant Dieu, nuit et jour, ont été tués comme de simples profanes. Le même tourbillon a emporté les bons et les méchants. Le respect de leur nom auguste n'a pas empêché les prêtres d'être suppliciés pêle-mêle avec le peuple misérable. Ils ont été déchirés des mêmes fouets, brûlés du même feu et sous les mêmes chaînes leurs mains ont été meurtries. Et toi aussi, couvert de poussière, au milieu des chars et des bataillons goths, évêque, tu as marché un dur chemin et porté ta charge, en ce

jour où notre saint vieux prélat, banni de sa ville brûlée, emmena, pasteur exilé, ses brebis blessées.

Mettons encore, si vous voulez, tout cela sur le compte des horreurs de la guerre; il ne saurait régner de l'ordre en ces temps maudits.

 

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Mais peut-être que dans les temps de paix Dieu daigne davantage avoir souci des choses du monde. Revoyons donc les temps anciens, et ajoutons-y ce que nous avons pu voir nous-mêmes. Toujours nous trouvons très grande la place faite aux gens injustes, et presque nulle la part accordée aux bons opprimés. Celui qui a été violent, atroce, perfide, avare, celui dont le coeur est sans foi et le visage sans pudeur, celui-là tous l'admirent, l'aiment, le respectent, l'honorent. A lui les faisceaux! à lui les richesses !

Au contraire, le juste qui s'applique à mener une existence pure et sans crime reste méprisé, pauvre, en exécration aux jeunes gens et aux vieillards, et il vit comme un exilé dans tous les pays du monde. Et pendant que l'impie triomphe et que rien n'entame sa robuste maturité, les plus cruelles disgrâces le cessent de frapper l'homme pieux. C'est le mensonge qui l'emporte devant la justice, et c'est la vérité qui se débat ; la peine est pour l'innocent, le salut pour le coupable. L'adultère caché se joue des saints mystères, le blasphème franchit serein le seuil du temple. Si du haut de son trône Dieu s'inquiétait de nos affaires et du gouvernement du monde , on ne verrait plus le crime échapper au châtiment vengeur, ou bien la vertu seule pourrait trouver place sur la terre.

 

Réponse à ces attaques contre la Providence.

 

L'un gémit parce qu'on lui a pris son argent ou son or, parce qu'on lui a enlevé sa vaisselle et parce que les femmes des Goths se sont partagé ses bijoux. L'autre pleure son bétail emmené, ses maisons brûlées, son vin bu. Mais le sage serviteur du Christ n'a rien perdu, car il méprisait toutes ces choses, et dès le premier jour il avait tout placé au ciel. Que si dans la tempête quelque objet de ce monde auquel il tenait encore, vient à se perdre, il subit courageusement sa disgrâce, et assuré de l'honneur qui lui a été promis, il n'a de hâte que d'en finir avec le combat qu'est la vie. Mais toi, qui pleures des champs saccagés, des maisons désertes ou la destruction d'une ville brûlée, ne ferais-tu mieux de donner des larmes à tes propres ruines. Regarde donc plutôt les dévastations profondes de ton coeur, ton

 

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honneur couvert d'immondices et les ennemis installés dans la citadelle de ton âme captive. Si au moins ils n'y avaient pas eu accès par toutes les portes, si tu n'avais pas prêté d'instruments à ta propre défaite, les restes de ces beaux monuments attesteraient au moins le dévouement dépensé dans la lutte. Mais ici les ruines mêmes parlent contre la lâcheté du chef et nous reprochent leur catastrophe et la nôtre. Vois en toi les cendres de tes temples, les bustes de tes gloires couchés à terre : ah ! dans la cour de notre coeur ravagé, pleurons, troupe captive, les splendides vases de Dieu, les autels augustes, les sanctuaires du Christ, les trésors d'éloquence et de vertu qui y étaient enfermés et le sceptre de la croix et le diadème de l'honneur qu'on nous a pris.

 

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LE MARTYRE DE SAINT NICAISE ÉVÊQUE DE REIMS. LE 14 DÉCEMBRE DE L'ANNÉE 407.

 

Les Eglises du nord de la Gaule, quoique parvenues assez tard à une existence officielle, s'étaient bien vite dédommagées. « Chaque jour qui s'écoulait, dit M. Kurth, marquait un progrès pour les chrétientés de la Gaule du nord. Bientôt elle fut à même de payer sa dette aux Eglises du midi. C'est un enfant de Toul, saint Honorat, qui alla fonder, en 405, cet illustre monastère de Lérins, foyer de la vie monastique en Gaule et pépinière de l'épiscopat gaulois. C'est un fils de Trèves, Salvien, qui brilla au premier rang des écrivains ecclésiastiques du cinquième siècle, et dont la pathétique éloquence n'a pas vieilli pour l'histoire. C'est à Trèves encore, dans la société du saint prêtre Banosus, que se développa la vocation religieuse de saint Jérôme ; et si on se rappelle que cette ville a eu pour professeur Lattante et pour élève Ambroise, on trouvera que l'Eglise de Belgique n'a pas été inutile à l'Eglise universelle.

« On ne comprendrait pas bien le grand rôle réservé à cette Eglise dans l'histoire de la jeunesse du monde moderne, si à l'étude de sa vie intime on n'ajoutait celle de ses organismes essentiels. Comme l'Eglise universelle elle-même, l'Eglise des Gaules alors était une fédération de diocèses reliés entre eux par la communion, par les assemblées conciliaires et par l'obéissance à l'autorité du Souverain Pontife. En dehors de ce triple et puissant élément d'unité, toute son activité et toute sa vie résidaient dans les groupes diocésains. Chaque diocèse était comme une monarchie locale dont l'évêque était le chef religieux et tendait à devenir le chef temporel. Chef religieux, il était la source de l'autorité, le gardien de la discipline, le dispensateur

 

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des sacrements, l'administrateur de la charité, le protecteur-né

de tout ce qui était pauvre, faible, souffrant ou abandonné. Chacune de ces attributions concentrait dans ses mains une somme proportionnée d'autorité et d'influence. L'Etat lui-même avait reconnu et affermi cette influence en accordant à l'épiscopat les deux grands privilèges qui lui garantissaient l'indépendance : je veux dire l'exemption des charges publiques et la juridiction autonome. Les constitutions lui accordaient même une part d'intervention dans la juridiction séculière, chaque fois qu'une cause touchait particulièrement à la morale ou au domaine religieux. La confiance du peuple allait plus loin. N'ayant plus foi dans

les institutions civiles, ils s'habituèrent à confier la défense de

tous leurs intérêts aux autorités ecclésiastiques. Ils ne se préoccupèrent pas de faire le départ du spirituel et du temporel : ils donnèrent tous les pouvoirs à qui rendait tous les services. Sans l'avoir cherché, en vertu de sa seule mission religieuse et grâce à l'affaiblissement de l'Etat, les évêques se trouvèrent chargés du gouvernement de leur côté, c'est-à-dire de leurs diocèses Gouverneurs sans mandat officiel, il est vrai, mais d'autant plus obéis que tout ce qui avait un caractère officiel inspirait plus de défiance et d'aversion, ils furent, en Gaule surtout, les bons génies du monde agonisant. Ils fermèrent les plaies que l'Etat ouvrait ; ils firent des prodiges de dévouement et de charité. Les évêques, dit un historien protestant parlant de la Gaule pratiquèrent alors la bienfaisance dans des proportions que le monde n'a peut-être jamais revues. »    

Telle était la situation lorsque éclata la catastrophe de 406. Ce fut un coup terrible pour les chrétientés de la Gaule septentrionale. Nous ne savons que peu de chose de ces jours pleins de troubles et de terreurs, où l'histoire même se taisait, comme écrasée par l'immensité des souffrances qu'il eût fallu enregistrer. Même les quelques souvenirs qu'en ont gardés les peuples ont été brouillés et, confondus avec celui de l'invasion hunnique, arrivée un demi-siècle plus tard. Un seul des épisodes consignés par l'hagiographie peut être rapporté avec certitude aux désastres

 

1. HAUCK Kirchengeschichte Deutschland, A. I, p. 79

 

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de 406 ; il s'agit de la mort du vénérable pontife de Reims, saint Nicaise, égorgé par les Vandales au milieu de son troupeau qu'il n'avait pas voulu abandonner. »

 

FLODOARDUS, Historia Remensis Ecclesiae, I, 6-7. (P. L. t. CXXXV, col. 36-43). — G. WAITZ, dans les Monuments Germaniae Script, t. XIII, p. 417-420. — Sunius, Vitae Sanctorum, t. XII (1616), p. 265-266. — Analecta bollandiana, t. V (1886), p. 341-42; t. I (1881), p. 609-13, et t. II (1882), p. 156-157 — Bibliotheca hagiographies latina (1901), fasc, V, p. 885. — CERF, Saint Nicaise est-il martyrisé en 407 par les Vandales, ou en 451 par les Huns ? (Reims, 1873, in-8°), 38 pp. — H. FLEURY, Saint Nicaise et son Église dans Chroniq. de Champagne (1838), t. IV, p. 1-14. —G. KURTH, Clovis (Paris, 1901, in-8°), p. 151-153, que je cite dans la notice.

 

LE MARTYRE DE SAINT NICAISE

 

Que les combats fameux du bienheureux Nicaise, évêque de Reims et martyr du Christ, dont nous célébrons le triomphe, et de sa sainte soeur Entropie, dont nous admirons l'intrépidité et la pudeur, nous soient propices en ce jour où nous attendons joyeux les consolations que leurs prières et leurs mérites nous obtiendront. Tandis qu'ils luttaient encore sur cette terre au service du Christ, ils la remplirent des heureux exemples de leur sainteté.

Elevés maintenant sur les sièges célestes, le souvenir de c qu'ils furent nous instruit encore, et ils protègent certainement par leurs prières continuelles ceux qui s'efforcent attentivement d'atteindre la perfection, les sauvegardant des dangers présents, passés et futurs. La bienheureuse vierge Entropie suivait infatigable et sans faiblir son très saint frère qu'elle imitait et aidait, afin d'en recevoir la protection pour sa chasteté, et afin que, débarrassée des souillures de l'esprit, elle servît Dieu en toute la pureté et intégrité d'un corps défendu contre les plaisirs de la chair. Tous deux rendaient les hommages assidus de leur piété jusqu'au moment où éclatèrent les jours menaçants des persécutions.

Nicaise, le véritable serviteur de Dieu, cultivait avec vigueur

le champ qui lui avait été confié et, se conformant au précepte de

 

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l'Apôtre, il prodiguait à temps et à contre-temps, par l'effusion

de la parole de Dieu, les semailles qu'il avait le devoir de répandre.

Mais, comme le dit la parole divine, telle partie tombe sur la route, telle autre sur les pierres et les terrains arides, telle dans les épines, telle enfin dans une terre préparée, et celle-ci rend une moisson abondante. Ainsi parmi les hommes il y a un grand nombre d'appelés, mais peu d'élus ; il s'en trouva plusieurs qui suivirent le Christ en sa compagnie et, remplis du Saint-Esprit, se préparèrent au martyre. Qu'est-ce donc qui a provoqué la colère divine à cet écrasement des Gaules qu'une révélation lui avait fait connaître avant qu'elle arrivât ? C'est alors qu il condamnait une richesse d'origine infâme, proclamant dans son angoisse la future destruction de la province amenée par l'excès du plaisir et la paresse de l'impuissance, lamentable maladie de l'âme, ou par la convoitise de l'avarice, passions qui enchaînent misérablement le coeur humain. L'évêque exhortait donc ses ouailles dont la conscience coupable l'inquiétait, prêt à mourir pour tous afin de détourner de tous la colère de Dieu ; il suppliait, l'esprit contrit et le coeur humilié, l'invincible clémence céleste afin que le glaive des hommes ne pénétrât pas jusqu'aux âmes, mais pour que, sauvés par la pénitence et la prière continuelle et la conscience renouvelée, ils reçussent le plein pardon, grâce à l'ineffable grandeur de la miséricorde divine.

Sous le règne des Césars païens qui persécutèrent les chrétiens depuis le temps des apôtres jusqu'à l'époque de Constantin, l'esprit malin s'efforça par les mille ruses de l'hérésie d'atteindre le dogme de la sainte Trinité et la foi chrétienne ; il ne cessera pas d'agir de même jusqu'à la fin des temps, trompant les fidèles par d'apparents rapprochements

ment soucieux de tout perdre, de faire souffrir, de rompre et de réduire à néant l'unité de l'Eglise qui est dans le Christ. Après le baptême de Constantin et la fin de la persécution atroce commencée par son prédécesseur Dioclétien, la sainte Eglise de Dieu commença à retrouver peu à peu la paix ; à la faveur d'un repos bien désiré, elle s'étendit, s'enrichit et s'accrut de disciples et d'honneurs. Malheureusement l'Eglise de

 

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Gaule se laissa abuser par ces biens et, à l'instigation du démon, se livra au plaisir et à la bonne chère ; bientôt on ne rougit plus de délaisser la religion, de mettre en oubli les préceptes divins, de provoquer des scandales, des scissions, et d'offenser Dieu.

Et voilà que soudain, parmi tant de dissipations, s'émut la fureur de nations intraitables. La cohue des Vandales, vengeresse de l'offense faite à Dieu, se lance sur plusieurs provinces. Ces bandes, détruisant les villes de fond en comble, tuant tout le monde sans distinction, ne semblaient rechercher autre chose que de répandre le sang humain. Dans cette bourrasque, la Gaule se trouvait avoir de très illustres serviteurs de Dieu, saint Nicaise de Reims et saint Aignan d'Orléans, que leurs miracles et les dons qui les ornaient avaient fait connaître à tous. Ils avaient lutté longtemps par leurs prodiges et leurs prières à écarter la colère de Dieu, s'efforçant à éteindre les hérésies et l'immoralité et à ramener les peuples au Roi-Dieu par la pénitence, et de détourner de leurs peuples une pareille persécution. Ils poussaient leurs fidèles par leurs prédications et par tout ce qu'ils tentaient à revenir à la pénitence, à la patience et au martyre, afin que ceux qu'une funeste prospérité avait conduits au péché trouvassent dans l'adversité non le jugement de condamnation, mais la grâce du pardon et l'occasion du salut. L'armée des Vandales vint donc camper sous les murs de Reims; presque tout le monde s'était enfui; ils ne songeaient cependant qu'à tuer ceux qui ne partageaient pas leur croyance.

Le dernier jour de ce pillage, comme les Vandales cherchaient de tous côtés et menaçaient gravement la ville, les citoyens terrifiés vinrent trouver Nicaise, qui priait à genoux, le suppliant de les consoler et de dire ce qu'ils avaient à faire de mieux, ou se livrer en esclavage aux barbares, ou combattre jusqu'à la mort pour sauver la ville. Entendant cela, Nicaise, à qui une révélation avait faut connaître le sort réservé à la ville, répondit : « Il faut combattre pour le salut, non par les armes, niais par les mœurs, non avec la confiance de la force, mais avec le soutien de ses vertus, non pas tant avec le corps qu'avec l'esprit. Nous savons que cette indignation a été amenée par le juste jugement de Dieu, aussi le seul conseil de salut que l'on

 

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puisse donner serait de s'humilier sous le châtiment divin, sans violence, comme des enfants de péché, mais avec patience, comme des enfants de prière, afin que nous puissions être appelés à bon droit et que nous soyons réellement enfants de Dieu. Acceptons ce péril en esprit d'expiation, offrons-nous pour obtenir le pardon et ne pas tomber pour nos péchés dans la peine éternelle, ainsi les misères présentes seront moins un tourment qu'un remède. En ce qui me concerne, je suis prêt, comme doit l'être le pasteur, à donner ma vie pour mes brebis, à mépriser la vie présente afin que vous receviez la vie éternelle qui a été promise. Prions donc instamment pour nos ennemis, sollicitons leur salut, demandons qu'ils se repentent de leurs crimes, afin que nous les voyions aimer et servir la vérité avec la même passion qu'ils ont apportée dans l'impiété. »

Nicaise et sa soeur Entropie excitaient ainsi le peuple à affronter le martyre, et ils s'offraient eux-mêmes vaillamment, remettant à Dieu le soin de leur victoire. Ce fut sur ces entrefaites que l'invasion des barbares commença. Nicaise, rempli de la force de l'Esprit-Saint, accompagné d'Entropie, accourut sur le portail de la basilique de la Sainte-Vierge — qu'il avait bâtie lui-même pour son église cathédrale, car jadis la chaire épiscopale se trouvait dans l'église des Saints-Apôtres, — et ils entonnèrent des psaumes et des cantiques.

Dès qu'il vit les gens armés qui approchaient, il commanda le silence d'un geste de la main et dit : « O armes victorieuses, et plût à Dieu que ce fût pour le Christ, ô force exécutive des volontés divines, pourquoi, contrairement à la nature de la condition humaine, changez-vous votre victoire en rage ? Le droit des vainqueurs était jadis ainsi résumé : Epargner les humbles, combattre les puissants. Voici donc une foule de chrétiens humbles et pieux, prosternés devant son Dieu en votre présence, qui attend, obéissante jusqu'à la mort, la rémission de ses péchés dans le lieu même où elle fut régénérée. Tandis que le temps est favorable et que durent encore les jours de salut, faites vous-mêmes pénitence pour vos péchés, reconnaissant le vrai Dieu dont vous satisfaites à l'indignation en corrigeant les fils de sa miséricorde, qui chaque jour perdent la vie à cause de vous, de peur que sa colère qui vaut à ses

 

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fils la correction pour le salut, ne soit pour vous le paiement dans la damnation éternelle. Si vous rejetez la vérité, et que vous tuez mes brebis, prenez-moi à leur place, offrez à la majesté divine le sacrifice de mon corps, afin que le pasteur mérite d'être trouvé digne de la récompense céleste, ainsi que ses brebis.

Là-dessus Nicaise se prosterna avec sa soeur et chanta d'une voix forte : « Mon âme a été comme attachée à la terre. » Un violent coup d'épée trancha dans son gosier le verset commencé, mais ses lèvres achevèrent de murmurer : « Seigneur, vivifie-moi selon ta parole. »

Sainte Eutropie, voyant autour d'elle la fureur s'adoucir et redoutant que sa beauté ne la destinât aux plaisirs des païens, sauta sur l'assassin en criant : « Hélas ! méchant tyran, tu as fait mourir de tes mains indignes un grand serviteur de Dieu et tu me réserves pour abuser de moi. Le jugement de Dieu te damnera pour t'en punir. » Et pour le provoquer, elle bondit, lui arracha les paupières et les yeux, et à l'instant même elle fut percée par des épées, qu'elle préférait aux attouchements des païens. Son sang se répandit et elle recueillit avec son frère la palme du martyre.

Les païens, furieux de l'audace et de la constance de la vierge et confondus du châtiment soudain de l'assassin de Nicaise, changeant l'indulgence qui les avait poussés à l'épargner, lui firent subir d'odieux outrages.

Le meurtre fini, les habitants massacrés, une terreur subite envahit les persécuteurs. Comme si les armées célestes étaient venues venger un crime si atroce, on entendit un bruit insolite et énorme dans l'église ; l'ennemi affolé perdit son arrogance ; ce fut un sauve-qui-peut général dans les montagnes, sur les routes ; il abandonna son butin et on ne le revit plus.

La ville demeura longtemps déserte, les chrétiens ayant fui dans la montagne par crainte des barbares ; mais les corps des martyrs étaient gardés par les anges ; la nuit, on voyait de très loin leur céleste lueur et beaucoup de gens les entendirent chanter. Cependant les habitants, réconfortés par des révélations divines, revinrent dans la ville ensevelir les corps des saints martyrs dont l'odeur exquise les guidait. Mêlant la joie

 

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aux larmes et chantant des hymnes lugubres, ils enterrèrent les martyrs avec respect dans des lieux consacrés à cet effet autour de la ville. Et tout ceci arriva afin que la force sacerdotale invincible, éprouvée durement, fût glorifiée et la négligence criminelle du peuple reçût son juste traitement, et expiée par l'effusion du sang, fût effacée.

Les corps de Nicaise et d'Entropie furent inhumés dans le cimetière de Saint-Agricola, sur la route qui est à l'est de la ville, dans le temple fameux construit jadis par le préfet Jovinus, afin que l'on vît le dessein providentiel qui avait voulu que ce temple tirât son lustre non de sa destination première, mais de la sainteté de ses hôtes. Ces corps s'y trouvent et ils sont glorifiés par de nombreux miracles.

Les gens de Reims possèdent là deux gages perpétuels d'intercession en leur faveur... Assurés par ces prières, souhaitons donc d'arriver aux joies désirables dont les bienheureux jouis-sent sans fin dans le Christ. Amen.

 

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PERSÉCUTION D'ALARIC. A ROME, EN 410.

 

S. JÉRÔME, Epist. CXXVII ad Principiam virginem, § 12.

 

On nous apporte d'Occident une nouvelle épouvantable : Rome assiégée. On nous dit que ses citoyens s'étant rachetés en donnant ce qu'ils avaient d'or et d'argent, furent assiégés de nouveau afin qu'après avoir perdu leurs biens ils perdissent encore la vie. Ma langue s'attache à mon palais et mes paroles sont entrecoupées par des sanglots cette ville qui avait conquis le monde est conquise à son tour, ou, pour mieux dire, elle meurt de faim avant que de périr ; il n'y reste quasi plus personne à réduire en esclavage. Dans leur faim enragée, ils ont dévoré des choses horribles, ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir; des mères ont mangé leurs nourrissons, faisant rentrer dans leur sein ceux qu'elles en avaient fait sortir peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent de nuit. « Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage ; elles ont violé la sainteté de votre temple, saccagé Jérusalem, donné les cadavres de vos saints en pâture aux oiseaux et leur chair aux animaux: elles ont répandu leur sang comme de l'eau tout autour de la sainte cité, il ne se trouvait personne pour les enterrer. »

En cette horrible confusion, les victorieux, tout couverts de sang, entrèrent aussi dans la maison de Marcella. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j'ai entendu, ou plutôt de raconter ce qu'ont vu des hommes vénérables, témoins de ces faits et de qui nous tenons, ô sage Principia, que, compagne de Marcella, en ce péril vous courûtes les mêmes dangers? Ils disent qu'elle reçut sans trouble ni surprise les furieux qui

 

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réclamaient de l'argent. Celle qui porte une aussi méchante robe qu'est la mienne, leur répondit-elle, n'a pas de trésors à mettre en terre. Sa pauvreté volontaire ne les convainquit pas ; ils la fouettèrent cruellement et elle, se jetant à leurs pieds et comme insensible à ses douleurs, ne leur demandait autre grâce sinon qu'ils ne vous séparassent point d'avec elle, tant elle craignait que votre jeunesse ne vous attirât des outrages et des violences qu'elle n'avait pas sujet de redouter pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ attendrit le coeur de ces barbares ; la compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang, et vous ayant conduites toutes deux dans l'église de Saint-Paul, pour sauvegarder votre vie si vous leur donniez de l'argent ou pour vous y faire trouver un sépulcre, elle fut, dit-on, comblée d'une joie telle qu'elle se mit à rendre grâces à Dieu de ce qu'ayant conservé votre virginité, il vous réservait pour finir votre vie à son service ; de ce que la captivité l'avait trouvée pauvre et n'avait pu la faire telle; de ce qu'il n'y avait point de jour qu'elle ne dût sa nourriture à la charité ; de ce qu'étant rassasiée de son Sauveur elle n'éprouvait pas la faim ; de ce qu'en l'état où elle se trouvait, elle pouvait dire : « Je suis sortie nue du ventre de ma mère, j'entrerai nue au tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie : son saint nom soit béni !

Quelques jours après, le corps sain et plein de vigueur, elle s'endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu'elle avait dans sa pauvreté, ou, pour mieux dire, laissant les pauvres héritiers. par votre intermédiaire. Vous lui avez fermé les yeux ; elle a rendu l'esprit entre les baisers que vous lui donniez, et, trempée de vos larmes, elle souriait, tant était profond le repos que tirait sa conscience du souvenir de sa vie entière, et tant elle se réjouissait à la pensée des récompenses du ciel.

 

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LE MARTYRE DE HIÉRAX. A ALEXANDRIE, L'AN 415.

 

L'auteur auquel j'emprunte les documents qui vont suivre était un des principaux dignitaires de l'Eglise jacobite d'E-gypte, dans la seconde moitié du vu' siècle ; il avait nom Jean et occupait le siège épiscopal de Nikiou. Sa chronique s est un document précieux qui nous a conservé quelques traditions locales sur l'histoire ancienne de l'Egypte, des renseignements authentiques sur certaines époques de l'empire d'Orient, notamment sur la révolution qui amena la. chute de Phocas et l'avènement d'Héraclius, et sur la situation de l'Egypte au vue siècle, ainsi. qu'une relation presque contemporaine de la conquête de l'Egypte par les musulmans. Le texte original était . écrit en grec, sauf un certain nombre de chapitres, se rapportant à l'histoire spéciale de l'Egypte, que l'auteur avait rédigés en copte. L'emploi alternatif de deux langues différentes dans un même ouvrage, imité peut-être de certains livre de la Bible, s'explique par l'origine des récits de cette chronique, tirés, les uns des sources grecques, les autres des traditions indigènes.»

(ZOTENBERG, loc. inf. cit.)

 

Chronique de Jean, évêque de Nikiou. Texte éthiopien publié et traduit par M. H. ZOTENBERG, dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. XXIV, p. 125-1,27 et 464-467.— H. ZOTENBERG, Mémoire sur la chronique byzantine de Jean, évêque de Nikiou, dans le Journal Asiatique, 7e série, t. X (1877), p. 451 et suiv. ; t. XII (1878), p. 245 et suiv. ; t. XIII (1879), p. 291 et suiv. — SOCRATE, Hist. ecclés. l. VII, chap. XIII-XV. — JEAN MALALA, Chron., col. 536. — TILLEMONT. Mém. hist. eccl., t. XIV, p. 271. — J. NEALE, Patriarchate of Alexandria (London, 1847, in-8°), t. I, p. 227.

 

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En ces temps, il y avait à Alexandrie une femme païenne, philosophe, nommée Hypathie, qui constamment occupée de magie, d'astrologie et de musique, séduisait beaucoup de gens par les artifices de Satan. Le préfet de la province l'honorait particulièrement, car elle l'avait séduit par son art magique : il cessait de fréquenter l'église, comme il en avait l'habitude ; il y venait à peine une fois par hasard. Et non seulement il agissait ainsi en ce qui le concernait personnellement, mais il attirait auprès d'Hypathie beaucoup de fidèles, et lui-même faisait bon accueil aux mécréants. Or, un certain jour, alors que, sur l'ordre d'Oreste le préfet, qui suivait la coutume des Juifs habitant Alexandrie, l'on donnait un spectacle, et que tous les habitants de la ville étaient assemblés au théâtre (Cyrille, qui avait succédé comme patriarche à Théophile, chercha à être exactement renseigné à ce sujet), un chrétien, nommé Hiérax, homme instruit et capable, qui avait l'habitude de railler les païens, qui était dévoué au patriarche, recevait ses avis, et qui était versé dans la science de la religion chrétienne, ayant été aperçu au théâtre par les Juifs, ceux-ci s'écrièrent : Cet homme ne vient pas ici dans une bonne intention, mais pour apporter du trouble ! Oreste, le préfet, qui haïssait les enfants de la sainte Eglise, fit saisir Hiérax et le fit battre publiquement au théâtre, quoique cet homme n'eût commis aucun crime. Cyrille fut très irrité contre le préfet, non seulement à cause de ce fait, mais aussi parce qu'il avait fait mettre à mort un vénérable moine du couvent de Pernôdj (1), nommé Ammonius, et d'autres moines. Le gouverneur [militaire] de la province, ayant été informé de cet événement, fit dire aux Juifs : Cessez vos hostilités contre l'Eglise ! Mais les Juifs, qui se prévalaient de l'appui de cet autre magistrat qui était d'accord avec eux, ne tinrent aucun compte de cet avertissement ; puis, accumulant crime sur crime, ils complotèrent un massacre au moyen d'un guet-apens. Ils prirent avec eux des hommes et les postèrent pendant la nuit, dans toutes les rues de la ville, tandis que certains d'entre eux criaient : « L'église de Saint-Athanase

 

1. Nom copte du désert de Nitrie.

 

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l'apostolique est en feu ! Chrétiens, au secours !» Les chrétiens, ne se doutant point du piège, sortirent à leur appel, et aussitôt les Juifs tombèrent sur eux, les massacrèrent et firent un grand nombre de victimes. Au matin, les autres chrétiens, apprenant le crime commis par les Juifs, se rendirent auprès du patriarche, et tous les fidèles réunis se portèrent, pleins de colère, vers les synagogues des Juifs, s'en emparèrent, les sanctifièrent et les transformèrent en églises, l'une desquelles reçut le vocable de Saint-Georges. Quant aux assassins juifs, ils les chassèrent de la ville, pillèrent leurs propriétés et les firent partir dans le plus grand dénuement, sans que le préfet Oreste pût les protéger. Ensuite la foule des fidèles du Seigneur, sous la conduite de Pierre le magistrat, qui était un parfait serviteur de Jésus-Christ, se mit à la recherche de cette femme païenne qui, par ses artifices de magie, avait séduit les gens de la ville et le préfet. Ayant découvert l'endroit où elle se trouvait, les fidèles en y arrivant, la trouvèrent assise en chaire. Ils l'en firent descendre et la traînèrent à la grande église, nommée Caesaria (1). Cela se passait pendant le carême. Puis, l'ayant dépouillée de ses vêtements, ils la firent sortir, la traînèrent dans les rues de la ville jusqu'à ce qu'elle mourût et la portèrent à un lieu appelé Cinaron, où ils brûlèrent son corps. Tout le peuple entourait le patriarche Cyrille et le nommait le nouveau Théophile, parce qu'il avait délivré la ville des derniers restes de l'idolâtrie.

Peu de temps après cet événement, les Juifs d'un endroit nommé Cimétéria, situé entre Chalcédon (2) et Antioche de Syrie, alors que, suivant leur habitude, occupés à se divertir, à s'enivrer et à se livrer au libertinage, ils jouaient des jeux de théâtre, prirent l'un d'entre eux, l'appelèrent Christ et l'adorèrent, par dérision, et ils blasphémèrent contre la croix et contre ceux qui donnent leur foi au crucifié. Après avoir audacieusement commis un tel sacrilège, ils prirent un enfant, l'attachèrent à une croix et s'en amusèrent ; puis, comme ils étaient lâches, ils tuèrent cet enfant, qui mourut courageusement. Les

 

1. L'église de Césarion.

2. Chalcis.

 

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chrétiens, en apprenant les crimes que venaient de commettre les Juifs, se précipitèrent sur eux avec fureur, et il y eut beaucoup de morts des deux côtés. Lorsqu'il fut rendu compte à l'empereur Théodose de ces crimes commis par les Juifs, il ordonna aux magistrats de la ville de punir les coupables. En conséquence, on prit des mesures sévères contre les Juifs qui demeuraient en Orient, et l'on punit tous ceux qui avaient outragé le Christ et ses fidèles.

 

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LE MARTYRE DE SAINT JACQUES L'INTERCIS. L'AN 421.

 

Les exigences de composition de ce volume obligent à faire un choix parmi les documents relatifs aux persécutions de Yezdegerd II et de Bahram V, successeurs de Sapor II. Nous signalerons cependant un épisode remarquable de l'histoire du martyre chrétien. « L'Histoire de la ville de Beit-Slok rapporte, dit M. Rubens Duval, que Yezdegerd II se montra clément pendant les sept premières années de son règne ; mais la huitième année (446) il fit périr sa fille, qui était en même temps sa femme, ainsi que les grands de son royaume. A son retour d'une expédition dans la province de Tschol, Yezdegerd envoya l'ordre à Tahmyazgerd, le chef des Mages, de se rendre à Beit-Slok et de contraindre les chrétiens, sous peine de supplices, à apostasier et à adorer le feu. L'évêque de Beit-Slok écrit au patriarche d'Antioche pour qu'il intercède auprès du roi ; il est jeté en prison le 20 août, avec de nombreux chrétiens. Les pourvoyeurs envoyés dans les 'provinces ramènent à Beit-Slok une quantité de religieux et de laïcs, à la tète desquels étaient le métropolitain d'Arbèle, l'évêque de Beit-Nouhadré, l'évêque de Maalta et le métropolitain de Schargerd. Les prisonniers étaient, dit-on, au nombre de cent trente-trois mille, sans compter ceux de la ville qui s'élevaient à vingt mille. Les premiers martyrs furent l'évêque et plusieurs notables de la ville, qui furent brûlés vifs le vendredi 24 août. Le lendemain, trois mille autres personnes périrent. Le dimanche, troisième jour du massacre, huit mille neuf cent quarante prisonniers furent exécutés par le glaive, le feu ou le supplice de la scie ; au nombre des victimes étaient les évêques de Laschom, de Mahozé, de Harbat-Gelal et de Dara. L'héroïsme des confesseurs souleva un tel enthousiasme dans les foules

 

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qu'une femme demanda à mourir avec ses deux enfants. A ce spectacle, Tahmyazgerd est touché par la grâce divine: il confesse le Christ et il est mis en croix, sur l'ordre de Yezdergerd, le vingt-cinq septembre suivant. Les victimes, selon cette histoire, furent au nombre de douze mille. Ces massacres, quelque exagération que l'on prête à l'auteur du document, rappellent les horreurs qui signalèrent le commencement de la grande persécution de Sapor II.

« Un monastère, qui porta le nom de Tahmyazgerd fut construit sur l'emplacement du supplice. La fête commémorative des martyrs avait lieu pendant trois jours, les vendredi, samedi et dimanche de la sixième semaine après le jeûne des apôtres. Ce jeûne commençait le lundi de la Pentecôte et durait sept semaines.

« A la fin de cette histoire de la ville de Beit-Slok, l'auteur se donne comme étant un des moines de ce monastère. C'est donc sur le lieu même des événements qu'il écrivit son livre, au plus tôt au vie siècle, d'après Wright. »

La persécution de Yezdegerd Ier et celle de Yezdegerd II furent aussi cruelles que les précédentes. Théodoret décrit ainsi les tourments infligés aux martyrs : « On les écorchait, on leur arrachait la peau de la tête et du visage, on leur coupait les mains ; quelquefois on leur couvrait le corps d'éclats de roseaux qu'on faisait entrer profondément dans la chair, au moyen de cordes qui les serraient fortement, puis on arrachait ces éclats de roseaux, emportant en même temps la chair, ou bien on creusait des fosses qu'on remplissait de rats, et on jetait en pâture à ces animaux les martyrs, après leur avoir lié les mains et les pieds, et on les faisait dévorer ainsi vivants. On imagina des supplices plus atroces encore : le courage des martyrs fut plus grand que tous les tourments. »

A cette persécution se rattache le martyre de Mar Pethion (448), dont nous avons depuis peu les actes, mais il n'en est pas de plus célèbres que ceux qui rapportent le martyre de saint Jacques, en 421, pendant la première ou la deuxième année de Bahram V.

 

ASSÉMANI, Acta sanct. mart, t. II.. et BEDJAN, Acta mart. et sanct. Voyez les analyses des actes de cette période dans HOFFMANN, Auszüge aus syrischen Akten pers. Märtyrer. « L'histoire

 

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de la ville de Beit-Slok », dans MOESINGER, Monumenta syriaca, t. II, p. 68, BEDJAN ; loc. Cit., t. II. p. 518 ; HOFFMANN, loc. Cit., p. 50. — CORLUY, dans Anal. boll., VII. (1888). Historia sancti Mar Pethion martyris, p. 5-44. Cf. ASSÉMANI, Biblioth. orient., t. III, p. I, p. 156, 160, 397, 490, t. II, p. 433. — THÉODORET, Hist. eccl. l. V, c. 35 ; — NOLDEKE, Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sassaniden. Aus der arabische Chronik des Tabari (1879), p. 114. — HOFFMANN, loc. cit., p. 61-68. — Pour les actes de Jacques l'Intercis, voyez ASSÉMANI, Acta sanct. mart., t. I, p. 242, et BEDJAN, Acta mart., t. II, p. 539. Cf. NOELDEKE, loc. cit., p. 420. — RUBENS. DUVAL, La littérature syriaque, p. 143 suiv.

 

 

LE MARTYRE DE SAINT JACQUES L'INTERCIS (1)

 

Le martyre de saint Jacques fut consommé 733 ans après la mort d'Alexandre le Grand, la seconde année du règne de Bahram V, roi des Perses. Saint Jacques était né dans la ville royale de Beit-Lapeta, d'une famille illustre : à la noblesse de race il joignit celle de la vertu et de la piété. A l'exemple de sa famille, il embrassa le christianisme et épousa une chrétienne. Attaché à la cour du roi de Perse, il s'y éleva aux premiers honneurs, et y jouit de la plus haute considération. Yezdegerd l'eut pour favori, et le combla de faveurs. Aussi Jacques, pour répondre aux avances du roi, abjura la foi chrétienne. Sa mère et sa femme apprirent avec douleur son apostasie, et lui envoyèrent au camp, où il se trouvait alors, la lettre suivante : « On nous annonce que la faveur d'un roi de la terre, et l'amour des richesses périssables de ce siècle, t'ont fait abandonner le Dieu éternel. Nous te faisons une seule question, daigne répondre. Où est-il maintenant ce roi, pour qui tu as fait un si grand sacrifice ? Il est mort, comme le dernier des hommes, et il est tombé en poussière : qu'en peux-tu attendre maintenant? est-ce lui qui t'offrira un refuge contre l'éternel supplice? Si tu persévères dans l'apostasie, tu tomberas comme lui entre les mains du Dieu vengeur; et nous nous retirons de toi, comme tu t'es retiré de Dieu, nous ne voulons avoir rien de commun avec un apostat. C'est fini, nous n'existons plus pour toi. »

 

1. On l'a surnommé ainsi parce qu'il fut coupé en morceaux.

 

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Cette lettre fit une impression profonde sur le courtisan ; elle

lui ouvrit les yeux, il rentra en lui-même, et se dit : « Voilà ma

femme qui s'était donnée à moi par les serments les plus sacrés,

voilà ma mère qui m'abandonnent: que fera Dieu à qui j'avais

aussi donné ma foi, et que j'ai honteusement abandonné ? Au

dernier jour, comment soutiendrai-je la vue de ce juge suprême,

de ce vengeur inexorable ? Et même ici-bas, sa justice ne peut-elle pas m'atteindre et me frapper ? » Plein de ces pensées, il rentre dans sa tente, il y trouve une Bible, il l'ouvre. Pendant sa lecture, peu à peu la lumière se fait dans son âme, la grâce divine touche son coeur ; le voilà changé en un autre homme. Son âme engourdie, comme rappelée du tombeau par une voix puissante, se réveille : le remords l'agite et le déchire, il se dit à lui-même : «Ame brisée, chair frémissante, écoutez. Ma mère qui m'a porté dans son sein, mon épouse compagne de ma jeunesse, sont affligées et indignées de ma lâche action ; tout ce qu'il y a d'hommes sages et sensés dans ma famille est plongé dans le deuil par mon apostasie ; que sera-ce donc au dernier jour, quand je paraîtrai devant Celui qui nous ressuscitera tous pour nous juger, pour récompenser les justes et punir les coupables ! Qui sera mon refuge, à moi qui suis parjure ? Mon refuge ! ah ! je sais où il est ! La porte par laquelle je suis sorti, je puis y rentrer : je ne cesserai d'y frapper qu'elle ne s'ouvre. »

Ces accents du remords et du repentir avaient été entendus des tentes voisines ; on avait vu Jacques s'arrêter en lisant la Bible, se parler à lui-même, comme un homme qu'une profonde' émotion agite. Ses ennemis, les courtisans en ont toujours, se hâtèrent d'aller dire au roi que Jacques paraissait regretter

amèrement d'avoir changé de religion. Le prince le fait appeler sur-le-champ et lui dit :

« Dis-moi, Jacques, est-tu toujours nazaréen ?

— Oui, je le suis.

— Hier, tu étais mage.

— Nullement.

— Comment! n'est-ce pas pour cela même que tu as reçu du roi mon père tant de faveurs ?

— Où est-il maintenant, ce roi dont tu me rappelles les bienfaits ? »

 

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Cette réponse exaspéra le roi, et comme il était manifeste que Jacques abandonnait la religion des Perses, il se mit à chercher dans son esprit par quel supplice il allait le lui faire expier.

« Si tu persévères, lui dit-il, ce sera trop peu de ta tête pour un tel forfait.

— Les menaces, répondit Jacques, sont inutiles, essaye plutôt les supplices, si bon te semble ; tout ce que tu pourrais me dire pour me persuader ne fera pas plus surmoi que le vent qui souffle contre un roc immobile.

            — Déjà, sous mes prédécesseurs, les sectateurs de ta religion ont essayé de professer et de répandre leurs erreurs ; tu sais qu'on les a traités comme des rebelles, et que ceux qui résistèrent perdirent la vie dans les supplices.

— Mon plus grand désir est de mourir de la mort des iustes, et de voir ma fin ressembler à leur fin.

            — Apprends au moins â obéir et à respecter les édits des rois.

— La mort des justes n'est pas une mort ; c'est un court et léger sommeil.

            — Voici comme les Nazaréens t'ont séduit : ils t'ont dit que la mort n'était pas la mort, mais le sommeil ; cependant les puissants, les rois eux-mêmes redoutent la mort.

— Les puissants et les rois et tous les contempteurs de Dieu craignent la mort, je ne m'en étonne pas ; ils ont conscience de leurs crimes. Aussi les saintes lettres disent-elles: « L'impie est mort, et son espérance avec lui ; l'espérance des impies périra. »

            — Ainsi donc, tu nous traites d'impies, toi qui n'adores ni le soleil, ni la lune, ni l'eau, ces émanations divines.

            — Loin de moi la pensée de t'accuser, Sire : car à ceux qu'il a jugés dignes de souffrir pour lui, le Christ, auteur de nos saintes lettres, a dit : « L'heure vient où ceux qui tueront quelqu'un d'entre vous croiront rendre gloire à Dieu. » Je suis loin de dire aussi qu'en nous tuant vous ne rendez aucune gloire à Dieu : je dis seulement que vous, qui vous vantez de mieux connaître la Divinité que les autres peuples, vous êtes dans une erreur grossière, en adorant des êtres inanimés et insensibles,

et en donnant le nom incommunicable de Dieu à des créatures : le vrai Dieu s'en offense, et vos vaines divinités

 

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sont aussi incapables de vous protéger que de vous nuire. »

Cette abjuration solennelle de l'idolâtrie mit le roi en fureur. Il convoque sur-le-champ les docteurs et les sages, exhale en leur présence toute sa douleur et tout son courroux, et leur ordonne de se consulter entre eux sur le genre de supplice à faire subir à cet audacieux rebelle, à ce contempteur de la majesté des rois. Les magistrats et les sages se retirèrent en conseil pour délibérer, et l'un d'eux, qui avait, pour ainsi dire, le génie de la cruauté, après un instant de réflexion, ouvrit l'avis suivant : qu'il ne fallait pas le tuer en une fois, en cinq fois, en dix fois, mais l'étendre sur un chevalet, et lui couper successivement les doigts des pieds et des mains, puis les mains elles-mêmes et les pieds ; ensuite les bras, les genoux, les jambes, et en dernier lieu la tête. Cette proposition barbare fut adoptée, et aussitôt Jacques fut traîné au supplice. Toute la ville, émue à cette nouvelle, et toute l'armée, suivirent le martyr. Les chrétiens, en apprenant l'affreuse sentence prononcée contre lui, se jetèrent la face contre terre, et, fondant en larmes, firent à Dieu cette prière : « O Seigneur, ô Dieu fort, qui donnez la force aux faibles et la sauté aux malades, ô vous qui ravivez les infirmes et les mourants, qui sauvez ceux qui périssent, venez en aide à votre serviteur, et faites-le sortir vainqueur de cet affreux combat. Pour votre gloire, Seigneur, qu'il triomphe, ô Christ, prince des vainqueurs, roi des martyrs ! »

Pendant qu'on le conduisait au supplice, il pria les soldats de s'arrêter un moment, afin, disait-il, que je me rende propice le Dieu pour qui je vais souffrir. Les soldats s'arrêtèrent, et le martyr, se tournant vers l'orient, fléchit le genou, et les yeux de l'âme fixés sur Celui qui habite dans les cieux, il fit cette prière : « Recevez, Seigneur, les prières de votre humble serviteur ; donnez la force et le courage au fils de votre servante, qui vous invoque à cette heure ; placez-moi comme un signe sous les yeux de ceux qui vous aiment, qui ont souffert, et qui souffrent encore persécution pour votre nom ; et quand j'aurai vaincu par votre grâce toute-puissante, et que j'aurai reçu la couronne des élus, que mes ennemis le voient et soient confondus, parce que vous avez été, Seigneur, ma consolation et mon soutien.

 

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Quand il eut fini cette prière, les soldats le saisirent, lui étendirent les bras avec violence, et préparèrent le fer, en lui disant : « Il ne te reste plus qu'un moment, vois ce que tu as à faire ; nous voilà prêts à te couper tous les membres les uns après les autres, d'abord les doigts des pieds et des mains, puis les bras, puis les jambes et les cuisses, et enfin la tête. Une parole peut te sauver, tandis que l'obstination t'attire le plus affreux supplice qui fut jamais. » Et en lui parlant de la sorte, ils ,ne pouvaient s'empêcher de verser des larmes, à la vue de ce visage tout brillant de jeunesse, de cet extérieur noble et gracieux, et ils entouraient le martyr, et le pressaient de feindre au moins pour un moment : « Détourne, lui disaient-ils, une si horrible mort : fais semblant de te soumettre, et tu retourneras après à ta religion, si tu veux. »

Mais le martyr disait à la foule : « Ne pleurez pas sur moi : non, non, ne pleurez pas sur moi ! pleurez plutôt, pleurez sur vous-mêmes, vous qui, épris des charmes trompeurs des choses périssables, vous préparez une éternité de malheurs et de tourments. Mais moi, par cette horrible mort j'entrerai dans la vie éternelle ; pour prix de mes membres dispersés, je recevrai d'immortelles récompenses ; car il y a un Dieu, rémunérateur fidèle, qui rendra à chacun selon ses oeuvres. » Et voyant approcher l'heure fixée pour son supplice, il activait ainsi la lenteur des bourreaux : « Que faites-vous? qu'attendez-vous? voici je vous tends les mains, commencez. »

L'effroyable exécution commença, et on lui coupa d'abord le pouce de la main droite. Alors le martyr fit cette prière « O Sauveur, ô Jésus, recevez, je vous en conjure, ce rameau qui vient de tomber de l'arbre. Cet arbre lui-même doit tomber en poussière un jour ; mais au printemps, je l'espère, il reverdira encore et se couronnera de feuillage. » Le juge qui présidait à l'exécution, ému jusqu'aux larmes, supplia le martyr de. se laisser fléchir. « En voilà assez, lui disait-il ; cette plaie peut encore se guérir; mais, je t'en conjure, ne laisse pas mutiler tout entier ce corps si tendre et si beau. Mets-toi d'abord hors! de danger ; ensuite, tu es riche, tu donneras aux pauvres et tu assureras par tes aumônes le salut de ton âme.

— Eh quoi ! lui répondait le martyr, n'as-tu jamais considéré

 

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ce qui advient à la vigne? Purgée de son bois inutile, elle reste

engourdie tout l'hiver ; mais au soleil du printemps, la sève circule et produit une riche végétation. S'il en est ainsi d'une plante fragile, l'homme planté dans la vigne du Seigneur, et cultivé par la main même de l'Ouvrier céleste, ne doit-il pas aussi germer et s'épanouir ? » On coupa l'index, et quand il fut coupé, le martyr s'écria: « Mon coeur se réjouit dans le Seigneur et mon âme tressaille en Dieu son salut. » Et il ajouta: «Reçois, Seigneur, cet autre rameau de l'arbre que tu as planté. » Et la joie l'emportant sur la douleur, son visage parut tout rayonnant, comme s'il eût entrevu déjà la gloire céleste. Cependant les bourreaux lui coupèrent encore un autre doigt, et il s'écria dans un saint transport : « Avec les trois enfants de la fournaise, je te confesserai, Seigneur, de tout mon coeur, et au milieu de tes martyrs, je chanterai des hymnes à ton nom, ô Très-Haut. » Quand on lui eut coupé le quatrième doigt, il s'écria : « Parmi les douze patriarches fils de Jacob, c'est sur le quatrième que se reposa la bénédiction qui promettait et prophétisait le Christ : c'est pourquoi j'offre encore ce quatrième rameau de mon corps à celui qui par sa bénédiction a été le salut de tous les peuples.» Au cinquième doigt qu'on lui coupa, il dit : « Ces cinq doigts, cette main, seront de beaux fruits à présenter à celui qui a planté l'arbre que vous taillez. »

Avant de passer à sa main gauche, les juges le pressèrent de nouveau, et lui demandèrent : « A quoi vas-tu te résoudre ? Tu peux encore sauver ta vie, si tu veux te soumettre au roi; car combien qui vivent robustes et vigoureux mutilés comme tu l'es. Si tu n'as pitié de toi-même, tu vas voir tous tes -membres tomber sous tes yeux les uns après les autres, et ce sera, pour ainsi dire, à chaque fois une nouvelle mort. » Le martyr répondit : « Lorsqu'on tond les brebis, on ne leur enlève pas d'abord toute leur laine, on leur en laisse la moitié: ainsi dois-je rendre grâces à Dieu, qui me met au nombre de ses brebis, et qui m'offre aux ciseaux de ceux qui me tondent, comme il offrit à ceux qui l'attachèrent sur la croix l'Agneau divin, pour qui je meurs de cette mort cruelle. »

On se mit donc à lui couper les doigts de la main gauche ; on commença par le doigt auriculaire : le martyr, les yeux levés

 

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au ciel, disait avec constance : « Je suis bien petit devant toi, ô grand Dieu, qui t'es fait petit pour nous, et qui nous a élevés jusqu'à toi par la vertu de ton sacrifice. C'est avec joie, ô Dieu, c'est avec bonheur que je te remets mon âme, et aussi mon, corps; je sais que tu le rendras un jour, immortel et glorieux,; à la vie. » Alors on lui coupa l'annulaire, et transporté du plus brûlant amour, il s'écria : « Pour une septième mutilation, une septième louange, ô Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ! » Quand tomba le huitième doigt, il dit : « C'est le huitième jour que l'enfant hébreu est circoncis et distingué des infidèles ; eh bien, moi aussi, par la pureté de mon coeur, je me sépare de ces incirconcis et de ces impies ; car mon âme a soif de vous seul, ô mon Dieu ! quand pourrai-je voir votre face?» Au neuvième, il dit : « C'est à la neuvième lune que mon Sauveur est mort sur la croix pour mes péchés : je lui offre donc avec bonheur ce neuvième doigt de ma main. » Au dixième enfin, saisi d'un plus vif transport, il s'écria : « Par la lettre iod (1) sont multipliés les mille et les myriades ; de même par le nom sacré de Jésus (2) le monde entier a été sauvé. Je chanterai donc des hymnes en son nom sur la harpe à dix cordes, comme dit le Psalmiste, et les cordes de ma harpe seront mes doigts eux-mêmes mutilés pour mon Sauveur. » Ayant dit cela, le martyr entonna d'une voix douce un cantique.

Alors les juges renouvelèrent leurs instances auprès de lui, lui faisant entendre que ses plaies n'étaient pas mortelles, qu'il était temps encore de sauver sa vie. a Pourquoi cette cruauté contre toi-même ? pourquoi renoncer à la douce lumière du jour ? La vie pour toi est si riante ! Tu as avec la richesse tous les plaisirs. A la bonne heure si, désormais privé de tes mains, et incapable de pourvoir à tes besoins, tu devais vivre dans la misère ; mais avec ta fortune la vie te sera toujours honorable et douce. Ne pense plus à ton épouse : depuis longtemps vous viviez séparés, elle est dans la province des Huzites, et toi à

 

1. C'est la dixième lettre de l'alphabet des langues sémitiques, et sa valeur numérique est 10.

2. La lettre iod est l'initiale du nom de Jésus.

 

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Babylone. Songe donc que ton salut et ta perte dépendent d'un mot. »

Le martyr, les regardant d'un air sévère, leur répondit: « Vous croyez, après que j'ai mis la main à la charrue, que je vais te-garder en arrière, et me rendre indigne du royaume des cieux? Vous croyez que je vais préférer ou mon épouse ou ma mère au Dieu qui a dit ces paroles : Quiconque perdra sa vie pour moi la trouvera ; et encore : Quiconque laissera son père, et sa mère, et ses frères, je lui donnerai la vie et le repos éternel. Cessez donc de me presser, et faites votre ouvre ; je serais désolé que vous en adoucissiez tant soit peu les rigueurs. » Le voyant inflexible, les juges ordonnèrent aux bourreaux de continuer. Ceux-ci lui saisissent le pied droit et coupent le gros doigt tandis que le martyr s'écrie : « Grâces à toi, Seigneur, qui t'es revêtu de notre humanité, et qui, sur la croix, percé de la lance, as teint tes pieds du sang et de l'eau qui sortirent de ton côté. Je suis heureux de livrer comme toi au fer des bourreaux ce corps qui est la prison de mon âme ; je suis heureux de voir couler mon sang pour toi. » On lui coupa un autre, doigt et il dit : « Voici le plus beau de mes jours ! Auparavant, engagé dans les liens du siècle, esclave des richesses et des plaisirs, j'étais faible et lâche dans le service de Dieu, et mon âme, emportée par mille soins divers, ne pouvait plus se retrouver en sa présence et s'entretenir avec lui. Maintenant, dégagé de mes entraves, et les yeux fixés sur le siècle à venir, j'y marche avec constance ; aussi, heureux et triomphant, j'ai chanté, tout le temps de mon supplice, d'une voix que n'a pu affaiblir la douleur, des hymnes à Celui qui m'a jugé digne de souffrir pour lui. » On coupa le troisième doigt et on le lui présenta ; il dit en souriant: « Le grain de blé, jeté dans la terre, germe et retrouve au printemps les grains semés avec lui : ainsi, au jour suprême de la résurrection des corps, ce doigt se retrouvera avec les autres. » Au quatrième, le martyr, se parlant à lui-même : « Mon âme, dit-il, pourquoi es-tu triste et tremblante ? Espère en Dieu, car je le confesserai encore, ce Dieu, mon Sauveur. » Au cinquième, il dit : « Grâces à vous, Seigneur, qui m'avez choisi pour un martyre inouï jusqu'à présent, et qui me donnez la force de le souffrir. » Les bourreaux passent au pied gauche, et commencent

 

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par couper le petit doigt : «Ce doigt, dit le martyr, ne sera plus désormais appelé petit, puisqu'il est offert au Seigneur comme le plus grand ; et si le moindre cheveu de notre tête ne périt pas, ce doigt non plus ne peut périr. » A l'autre doigt, il cria aux bourreaux : « Allons, courage, abattez cette maison qui tombe en ruines, afin que Dieu m'en rebâtisse une plus belle. » Au troisième, il dit : « Vous savez bien que plus on pousse une roue, plus elle tourne, et cela sans douleur. » Au quatrième, il fit à Dieu cette prière : « Secourez-moi, mon Dieu, parce que j'ai confiance en vous. » Au cinquième, enfin, comme éveillé d'un profond sommeil, il s'écria : « Jugez-moi, Seigneur, et vengez-moi de ce peuple barbare : voilà la vingtième mort que j'endure, et ces loups altérés de sang s'acharnent encore sur moi. »

La foule, témoin de cette exécution terrible, poussa un cri, et les jeunes gens demandaient aux vieillards s'ils avaient jamais rien vu de pareil, tant de barbarie d'un côté, tant de courage de l'autre. Le martyr activait lui- même les bourreaux : « Ne vous arrêtez pas, leur criait-il ; vous avez abattu les branches ide l'arbre, attaquez maintenant le tronc. Pour moi, mon coeur tressaille dans le Seigneur, et mon âme invoque le Dieu soutien des humbles. » Les bourreaux lui coupent le pied droit, et 1s martyr s'écrie triomphant : « Chaque membre que vous faites tomber, je l'offre en sacrifice au Roi du ciel. » Ils lui coupent ensuite le pied gauche, et lui s'écrie : « Exaucez-moi, Seigneur, parce que vous êtes bon, et que votre miséricorde est grande pour tous ceux qui vous invoquent. » Puis on lui coupe la main droite, et Jacques exalte encore la bonté de Dieu. « Vôtre miséricorde, Seigneur, s'est multipliée sur moi ; délivrez-moi de l'enfer. » La main gauche est coupée à son tour, il s'écrie : « Vos merveilles, Seigneur, éclatent sur la mort. » Alors on s'attaqua aux bras. En tendant le bras droit, il s'écria : « Je louerai le Seigneur sans cesse ; tant que je vivrai, je chanterai des hymnes à son nom : sa louange me sera douce, je me réjouirai dans le Seigneur. » Ensuite il présenta le bras gauche, et dit : « Ma tête s'élèvera au-dessus des ennemis qui m'ont environné : le Seigneur est ma force, ma gloire et mon salut. » Restaient les jambes : les bourreaux lui coupent la jambe droite à la jointure du genou. A ce coup, le martyr parut

 

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ressentir une douleur extrême ; il poussa un cri et invoqua le Sauveur : « Seigneur Jésus-Christ, dit-il, secourez-moi, délivrez-moi, je suis en proie aux douleurs de la mort. »

— Nous vous l'avions bien dit, reprirent les bourreaux, que vous alliez souffrir d'affreux supplices.

— Dieu, répondit le martyr, a permis le cri involontaire qui vient de m'échapper, pour que vous ne pensiez pas que je n'ai qu'une apparence de corps. Au reste, je suis prêt à endurer, pour l'amour de Dieu, des tourments plus grands encore. Ne croyez pas que j'aie souffert pendant que vous m'avez torturé : la pensée de mon Sauveur, son saint amour qui embrasait mon coeur, dominaient tout sentiment. Achevez donc et hâtez-vous. » Mais les bourreaux, fatigués, s'arrêtaient ; le martyr, au contraire, rayonnait de joie et d'amour. Les bourreaux enfin à grand'peine lui coupèrent l'autre jambe : alors le martyr parut semblable à un pin odorant dont il ne reste plus que la moitié. Après un moment de silence, on l'entendit prononcer à haute voix cette prière : « Mon Dieu, me voilà par terre, au milieu de mes membres semés de toutes parts : je n'ai plus mes doigts, pour les joindre en suppliant ; je n'ai plus mes mains, pour les élever vers vous ; je n'ai plus mes pieds, ni mes jambes, ni mes bras : je ressemble à une maison en ruines dont il ne reste plus que les murs. O Seigneur l que ta colère s'arrête sur moi, et qu'elle se détourne de ton peuple : donne à ce peuple persécuté, dispersé par les tyrans, la paix et le repos ; rassemble-le des extrémités du monde. Alors, moi, le dernier de tes serviteurs, je te louerai, je te bénirai avec tous lés martyrs et tous les confesseurs, ceux de l'Orient et de l'Occident, ceux du Nord et du Midi, toi, ton Fils et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen. » Quand il eut dit : Amen, on lui coupa la tête. Ainsi le saint martyr, après le plus affreux supplice qui fut jamais, rendit doucement son âme à Dieu.

Son corps resta étendu, sur la place. Les chrétiens se cotisèrent et offrirent aux gardes, pour le racheter, une somme considérable : ce fut en vain. Mais vers la neuvième heure du soir, les gardes s'étant retirés, les fidèles dérobèrent le corps, puis se mirent à en chercher les membres, semés de toutes parts. Ils en trouvèrent vingt-huit, et les enfermèrent soigneusement dans

 

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une urne avec le tronc ; puis ils recueillirent comme ils purent tout le sang que le martyr avait perdu pendant son long supplice.

Cependant, tandis que nous chantions le psaume Miserere mei, Deus, secundum magnum misericordiam tuam, le feu du ciel tomba sur l'urne et consuma le sang du martyr, tant dans le vase que sur les linges où on l'avait reçu et sur la terre qu'il avait trempée ; cette flamme colorait les membres du martyr d'une teinte de pourpre et de rose. Effrayés de ce prodige, nous tombons tous la face contre terre, et nous implorons en tremblant la protection du martyr, pour n'être pas consumés par ce feu céleste ; puis secrètement, non sans péril, nous inhumons les saintes reliques avec l'aide et la grâce du Christ, qui couronne les martyrs, et à qui soit, avec le Père et le Saint-Esprit, louange, honneur et gloire, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

 

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HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES, EN AFRIQUE, DEPUIS L'ANNÉE 427 JUSQU'A L'ANNÉE 484.

 

En l'année 427, le comte Boniface, gouverneur de l'Afrique, fut soudain rappelé. Il venait d'épouser une princesse arienne, probablement d'origine vandale, ce qui, avec d'autres prétextes, suffit à le rendre suspect. Aétius conseilla à Boniface de résister à l'ordre de l'impératrice régente Placidie, et les lenteurs qu'il apporta en effet à résigner sa charge furent considérées comme une rébellion ; une armée fut envoyée pour le réduire. A cette vue, Boniface s'allia au roi des Vandales et lui abandonna une portion de l'Afrique. A peine,l'armée envoyée par l'impératrice était-elle entrée à Carthage que Geisérich, avec des bandes de Vandales, d'Alains et d'autres peuplades, passa le détroit (428) et envahit la Tingitane. Lorsque la régente tenta de ramener Boniface à la fidélité, celui-ci se résolut à réparer la faute qu'il avait commise; mais quelque proposition qu'il adressât à Geisérich de rebrousser chemin, il échoua. Les Vandales envahirent la Numidie sur ces entrefaites et contraignirent l'armée romaine à s'enfermer dans Hippone (Bône), où elle avait des vivres pour un an. Le siège dura quatorze mois et fut levé par l'ennemi ; pendant ce temps, l'évêque de la ville, saint Augustin, y était mort (430). Rejoint par des renforts, le comte Boniface livra bataille et fut vaincu (432). Cirta (aujourd'hui Constantine) et Carthage restèrent seules fermées aux Vandales ; quant à Hippone, ses habitants l'évacuèrent, en sorte que l'ennemi la trouva vide. En l'année 435, la cour de Constantinople traita avec les Vandales, auxquels elle abandonna à peu près tout ce qu'ils avaient envahi dans les provinces orientales de l'Afrique romaine, c'est-à-dire une grande partie

 

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de la province proconsulaire, de la Byzacène et de la Numidie; quatre ans plus tard, Geisérich entra dans Carthage qu'il dévasta (439) ; enfin, en 455, après la mort de Valentinien, il s'empara du reste de l'Afrique romaine et des principales îles de la Méditerranée ; cette année même, il entra dans Rome et la saccagea. La guerre entre les conquérants et l'empire dura jusqu'en 475, époque où une paix conèlue avec Zénon mit un terme aux hostilités.

La présence des Vandales en Afrique marqua une oppression presque sans trêve des catholiques, tombés d'ailleurs à cette époque dans le plus grand relâchement. L'évêque de Carthage, Capréolus, déplorait que parmi tant de misères la passion des plaisirs n'eût pas été tempérée. La luxure ne connaissait pas de mesure et les conquérants Vandales durent légiférer afin de l'enrayer. Une enquête faite dans la Maurétanie Césarienne, en 446, par ordre du pape saint Léon le Grand, révèle la présence d'évêques mariés, d'évêques divorcés et enfin d'évêques bigames ; et ces faits laissent supposer dans quel abandon devaient être les Eglises pourvues de tels chefs, bien que la persécution ait révélé la présence d'un grand nombre de clercs fort attachés à leur état et de fidèles irréprochables. En 437, Geisérich, sentant son établissement en Afrique assez solide, entreprit de propager l'arianisme. Il s'attaqua principalement aux évêques et prodigua l'exil et les supplices. Saint Augustin avait pu, avant de mourir, entrevoir cette désolation : « Les villes renversées, le peuple des campagnes mis à mort ou dispersé par la fuite, les églises sans prêtres, les vierges consacrées à Dieu errantes sans asile ou livrées à toutes les horreurs d'une dure servitude, les sacrements abandonnés ou demandés en vain, les fugitifs poursuivis jusque dans leurs retraites, ou succombant aux privations, ceux qui avaient dirigé les Eglises tendant la main sans trouver de secours ». (POSSIDIUS, Vita Augustini, 28.) Ce fut dans cette première série de confesseurs que Geisérich s'essaya en 437 d'introduire l'apostasie, mais un grand nombre y préféra la mort. Parmi les plus illustres d'entre eux, on cite un enfant nommé Paulin, dont la précocité et la beauté avaient plu au roi ; nul tourment ne put venir à bout de sa constance, on le battit longtemps, enfin on le condamna à

 

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l'esclavage le plus abject, afin que la mort ne lui fournit pas l'occasion d'une nouvelle victoire sur le prince.

Dans les dernières années de son règne, en 460, Geisérich donna à la persécution une vigueur nouvelle et voulut forcer les prêtres à livrer les Ecritures et le matériel du culte. L'évêque d'Abbenza Valerianus et le numide Archininus se signalèrent par leur résistance.

En 484, Hunérich, fils de Geisérich, porta un nouvel édit de persécution dont Victor, évêque de Vite dans la Byzacène, nous a raconté les effets. Ce Victor était probablement d'origine africaine (Historia persecutionis africance a S. Viclore patrice Vitensis episcopo, fit-on dans un manuscrit), et il écrivit le récit des persécutions dont il fut tout ensemble le témoin et la victime. Son ouvrage paraît dater de l'année 486. (Sexagesintus nunc, ut clarum est, agitur annus ex quo populus ille crudelis ac saevus vandalicæ gentis Afriace attigit fines [427 -4- 59 = 486, d'après PAPENCORIT : 429 -I- 59 = 488] liv. 1, c. 1.) Les anciens éditeurs partageaient l'ouvrage en cinq livres; dans les éditions modernes il n'en comprend que trois. Le livre premier raconte les persécutions exercées par Geisérich (427-477) ; son importance est moindre que celui des livres suivants qui rapportent la persécution de Hunérich, son fils et successeur (477 à la fin de 484), et dans lesquels l'auteur est témoin oculaire. L'ouvrage fut composé en exil, et le récit n'est pas toujours exempt de partialité et d'exagération.

 

A. MALLY, Der Bischofs Viktor von Vita Verfolgung des afrikanischen Kirche durch die Vandalen ubers. aus dem lateinischen ; in-8°, Wien, 1884 ; L'histoire des persécutions faites en Afrique par les Ariens sur les catholiques du temps de Genserich et Hunerich... faite en latin et à présent mise en françois par J. DE BELLEFOREST, in-12, Paris, 1563 ; The memorable and tragical history of the persecution in Africke ; under Gensericke and Hunricke Arrian Kinges of the Vandols written in latin... With a briefe accomplishement of the saine history out of best authors together with the life and acts of the holy bishop Fulgentius and his conflicts with the same nation. Translated by RYSMLAD, in-8°, 1605 ; Historia persecutionum quas in Aphrica olim Christiani perpessi sub Genserycho et Hunerycho Vandalorum regibus, in-12, Coloniae, 1537. L'Historia persecutionis Africanæ provinciae temporibus Geiserici et Hunerici regum Wandalorum

 

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a été imprimée à Cologne, 1517 ; 1538 (cura R. Lorichii) : cum notis FR. BALDUIN (avec Optatus Milev.) Paris, 1569 ; cum notis P. FR. CHIFFLETII (avec Vigil. Thaps.) Divion. 1664, in-4°; cum notis et observat. TH. RuINARTa, Paris, 1694, in-8° ; Venetiis, 1732, in-4°. Cf. Patrologia Latina, t. LVIII, p. 180-260, Proleg, p.125-179, appendices, p. 260-434, et HURTER, SS. Patrum opusc. selecta,t. XXII,1874. — C . HALM, dans les Monumenta Germaniae hist., Auctores antiquissimi, t. III, pars la, 1879. — M. PETSCHENIG dans le Corpus script. eccl. latinorum, t. VII (1881). Pour les anciennes éditions et traductions, voyez une note très complète dans CELLIER, Hist. générale des auteurs ecclésiastiques (2e édition), t. X, p. 464, 468, et les bibliographies de CHEVALIER et de POTTHAST (2e édition), p. 1090.

ZINK, Bischof Victors von Vite Geschichte des Glaubens verfolgung in Lande Afrika, ubersetz von M. Z. — Progr. d. Studienstalt. Bamberg, 1883 ; Historie... van de... grousame vervolghinghe den gceden Kerstenen ænghedaen von de wrede Vandelen in't lanstchap van Afryken... In .. nederlantsche sprake ouergestellt door JACoB NIEULANT, in-8°, Antwerpen, 1568.

F. PAPENCORDT, Gesch. der Vandal Herrschaft in Africa ,Berlin, 1837 ), p. 266-370. —C. CAHIER, Souvenirs de l'ancienne Eglise d'Afrique, Paris, s. d., in-12, p. 335-352. — A. AULER, Victor von Vita : Historische Untersuchungen, A. Schüfer... gewidmet (Bonn, 1882 ,in-8°), p. 253-275. — W. PÖTZSCH, Viktor von Vita und die Kirchenverfolgung im Wandalenreiche (Progr.) (Döbeln, 1887 ,in-4°). — F. GÖRRES, Kirche und Stadt im Vandalenreich, 429-634, dans la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, Iahrg. 1893, t. II, I, p. 14-70. — Sur le miracle de Tipasa : HOENSBRECH S. J., dans les Stimmen aus Maria-Laach, l. XXXVII, (1889), p. 270-283. —F. GÖRRES, Beiträge zur Kirchengeschichte des Vandalenreiches, dans la Zeitschr. f. wissensch. Theol. 1893, t. III, p. 494-500. — J. H. NEWMAN, Two Essays on biblical and on ecclesiastical miracles (London, 10e édit., 1892, in-12), p. 369-387: Speech without Tongues in the instance of the African confessors. — ZACCARIA, Raccolta, in-4°, Roma, 1840, t. IV, p. 57-110. — EBERT, Literatur des Mittelalters im Abendlande (Leipzig, 1874), t. 1, p. 433-436. — A. SCHAEFER, Historische Untersuchungen (Bonn, 1882), p. 253-275. — M. PETSCHENIG, Ueberlieferung des Victor von Vite, dans les Sitzungsberichte de Kais. Akad. d. Wissench. in Wien ; phil.-hist, Classe 18807, t. XCVI, p.637 suiv. — Patr. Lat., t. LVIII, p. 137-138, 391 ; Acta sanct., octobre XI, p. 847. — S. GSELL, dans Recherches archéol. en Algérie, in-8°, Paris, 1893, p. 8, note 3. — F. FERRÈRE, Langue et style de Victor de Vite, dans Rev. de Philologie, 1901. — NICCOLO MACHIAVELLI, ed il suo centenario, con una sua version storica non mai publicata, in-8°, Firenze, 1869

 

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HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES PAR VICTOR DE VITE.

 

LIVRE I.

 

Il y a maintenant soixante ans, c'est un fait prouvé, que le peuple cruel et sauvage des Vandales a touché le sol de notre malheureuse Afrique. Il traversa sans difficulté le détroit, é l'endroit où la mer immense et large se resserre entre l'Espagne et l'Afrique en un étroit passage de douze milles de largeur. Quand toute, cette foule eut passé, grâce à l'habileté de son chef Geisérich, dans le but de se donner un renom de terreur, elle résolut de faire sans tarder le recensement de toute la multitude et de compter tout ce que la fécondité avait mis au jour à cette époque. Tout ce qu'on trouva de vieillards, de jeunes gens et d'enfants, esclaves et maîtres, monta au chiffre de quatre-vingt mille. Ce bruit se répandit, et jusqu'aujourd'hui ceux qui n'étaient pas renseignés ont cru que le nombre des hommes armés était aussi élevé, quoiqu'il soit à présent très faible.

Ils trouvèrent la province dans la paix et la tranquillité. Mais les bataillons de l'impiété traversèrent en tous sens cette belle terre florissante, dévastant, dépeuplant, brûlant et massacrant tout. Ils n'épargnèrent pas même les arbres fruitiers : ils ne voulaient pas qu'après leur passage les hommes qui s'étaient cachés dans les antres des montagnes, les précipices et les retraites de toutes sortes, pussent profiter de cette nourriture. Leur cruauté furieuse se renouvela partout la même : aucun lieu ne fut à l'abri de ses atteintes. C'était surtout sur les églises et les basiliques des saints, les cimetières et les monastères que leur scélératesse sévissait le plus. Ils allumaient, pour brûler les maisons de pierres, des incendies plus grands que pour brûler des villes et des forteresses entières. Trouvaient-ils fermées les portes du saint lieu, ils se livraient à l'envi un passage à coups de hache. Ainsi se réalisait la parole des livres saints : « Comme dans une forêt d'arbres, à coups de hache, ils ont brisé les portes ; avec la hache et la cognée ils ont tout renversé. Ils ont mis le feu à votre sanctuaire, ils ont renversé et profané le tabernacle de votre nom. » (Ps. LXXIII.)

Que de pontifes illustres, que de prêtres remarquables ils firent périr de mille manières pour se faire livrer leur fortune privée ou les biens d'Eglise ! Si, cédant aux tortures, les victimes donnaient ce qui était en leur pouvoir, elles étaient aussitôt soumises à de nouveaux tourments comme coupables de n'avoir pas tout livré. Pour obtenir l'aveu d'un trésor, à ceux-ci on ouvrait la bouche avec des pieux, et on la leur remplissait de boue fétide. Ceux-là, on les frappait avec des nerfs de boeuf dont les coups s'abattaient en sifflant sur le front ou sur les jambes. Souvent encore on les abreuvait d'eau de mer, de vinaigre, de marc d'huile ou de tout autre liquide répugnant, et, bien qu'ils fussent pleins comme des outres, sans aucune pitié, on les forçait à boire encore. Chez ces bourreaux, point de grâce pour la faiblesse de l'âge, d'égards pour le rang, de respect pour le sacerdoce. Que dis-je ? la noblesse de la victime était un stimulant de plus pour leur fureur. Qui dira le nombre de prêtres et de gens de condition qu'ils chargèrent de faix accablants, comme s'ils eussent été des chameaux ou autres bêtes de somme ? Un aiguillon de fer à la main, ils leur faisaient hâter le pas ; bon nombre succombèrent sous le poids de leurs fardeaux. Ni la dignité que donne la vieillesse, ni la vénération qu'inspire une tête dont les ans ont changé les cheveux en une laine éclatante de blancheur, rien ne pouvait amollir le coeur de ces étrangers. Bien plus, arrachant les enfants au sein maternel, le barbare, ou bien les écrasait contre terre, malgré l'innocence de leur âge ; ou bien, les prenant par les pieds, il les fendait en deux jusqu'à la tête, ainsi que Sion le chantait autrefois dans sa captivité : « L'ennemi a décidé d'incendier mon pays, de mettre à mort mes enfants, de les écraser contre la terre. »

 

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Lorsque des temples ou des palais grandioses avaient résisté à l'action du feu, incapables d'apprécier ces belles constructions, les barbares en rasaient jusqu'au sol les murailles élégantes, de sorte qu'aujourd'hui de toutes ces splendeurs des cités antiques il ne reste même pas le souvenir. Les villes sont désertes ou comptent à peine quelques habitants. Celles qui sont encore debout sont l'image de la désolation. Ainsi, dans cette ville de Carthage, mus par la haine, ils ont fait disparaître jusqu'aux fondements le théâtre et le temple de la Mémoire et la voie que l'on appelait Céleste. Et j'ajouterai ce qui nous touche le plus : la basilique majeure où reposent les corps des saintes martyres Perpétue et Félicité, celles de Celerina et des Scillitains, et d'autres encore qu'avait épargnées la destruction, ont, par un abus de pouvoir, passé au service de la religion des tyrans.

Si quelque enceinte fortifiée résistait aux attaques furieuses des barbares, ils réunissaient tout autour des foules nombreuses de captifs et en faisaient sur place un épouvantable carnage ; l'odeur des cadavres en putréfaction portait ainsi la mort dans les rangs de ceux que les murailles avaient protégés du glaive ennemi.

Qui nous dira le nombre des pontifes illustres qui eurent alors à souffrir mille tourments ? Le vénérable évêque de notre cité, Pampinianus, vit tout son corps consumé sous l'action de lames de fer rougies au feu. Mansuetus d’Ursita fut également brûlé aux portes de Furni. Vers la même époque, l'on mit le siège devant la ville d'Hippone, où résidait le vénérable et bienheureux pontife Augustin, auteur de livres nombreux. De ce jour cessa de couler, arrêté par la crainte, ce fleuve d'éloquence qui portait ses eaux fécondes dans tout le champ de l'Eglise. L'amertume de l'absinthe prit la place de la suavité ordinaire de sa parole : de sorte qu'il eût pu dire avec David : « Quand l'ennemi s'est levé contre moi, je me suis tu et me suis humilié ; j'ai gardé le silence sur le bien lui-même. » Augustin avait déjà composé à cette époque deux cent trente-deux ouvrages, écrit de nombreuses lettres, une exposition du Psautier et de l'Evangile, et enfin prononcé de ces discours au peuple que les Grecs appellent Homélies, dont on ne saurait estimer le nombre.

 

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Qu'ajouterai-je encore au récit de ces drames sauvages et impies ?

Carthage finit par tomber elle-même au pouvoir du vainqueur. Du jour où Geisérich entra dans ses murs, au lieu de cette antique liberté dont elle était si fière, elle ne connut plus que la servitude. Grand nombre de sénateurs furent emmenés captifs ; tin édit prescrivit aux habitants de tout livrer, or, argent, bijoux, étoffes précieuses. Ce procédé fit passer en un moment tous les patrimoines aux mains du ravisseur. Puis on partagea

jes provinces conquises. Geisérich garda pour lui la Byzacène, la province d'Abarita, la Gétulie et une partie de la Numidie ; à ses troupes il donna la Zeugitane ou Proconsulaire ; l'empereur Valentinien occupait encore les autres provinces qu'il avait dévastées. Mais la mort de ce prince lui livra l'Afrique entière. Alors il poussa l'insolence jusqu'à revendiquer les grandes îles, la Sardaigne, la Sicile, la Corse, Evusus, Majorque, Minorque et bien d'autres encore. Dans la suite, le roi d'Italie, Odoacre, obtint de Geisérich la cession de la Sardaigne moyennant un tribut, qu'il paya d'ailleurs régulièrement comme à son seigneur, ne se réservant pour lui qu'une mince partie du revenu.

Un édit de Geisérich frappa bientôt les évêques et les grands : dépouillés de leurs biens, chassés de leurs églises ou de leurs palais, ils durent choisir entre l'exil et l'esclavage. Ce dernier fut le partage de plusieurs d'entre eux, qui échangèrent contre la servitude la condition illustre ou un état honorable.

Sur son ordre, l'évêque de Carthage, Quotvultdeus, dont le souvenir est précieux devant Dieu et devant les hommes, et un grand nombre de clercs, furent entassés, manquant de tout, sur des embarcations délabrées. Mais Dieu, dans sa miséricordieuse bonté, leur accorda une heureuse traversée et les fit aborder à Naples, en Campanie. Quant aux sénateurs et autres dignitaires, ils furent d'abord frappés d'exil, puis déportés au delà des mers.

Débarrassé, ainsi que je l'ai dit, de l'évêque et du vénérable clergé, le tyran s'empara aussitôt de la basilique Restituta, lieu ordinaire des assemblées épiscopales, et la mit au service de sa religion. Il prit également, avec leurs trésors, toutes les églises situées dans la ville ; hors les murs, il fit main basse sur celles qui lui plaisaient : tel fut en particulier le sort des deux basiliques

 

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élevées à la mémoire de saint Cyprien, l'une sur le lieu même de son martyre, l'autre à Mappalia sur son tombeau. Ses prescriptions impies s'attaquèrent même aux cérémonies funèbres : et nous ne pouvons arrêter nos larmes au souvenir de ce morne silence qui avait remplacé nos hymnes et nos solennités d'autrefois. Enfin, pour mettre le comble à la cruauté, tous les clercs qui jusqu'alors avaient été épargnés furent bannis.

Cependant les survivants de tout ce carnage, évêques et magistrats des provinces livrées aux Vandales, formèrent le projet d'aller trouver le roi et de lui adresser eux-mêmes leurs supplications. A cet effet, ils se rendirent à sa résidence ordinaire, dans la presqu'île de Maxulita, vulgairement appelée Ligulie, avec l'intention de le supplier de prendre en pitié le peuple catholique et de lui accorder la permission de subsister.

Le roi, assure-t-on, leur fit porter cette réponse : « Comment osez-vous m'adresser une telle requête, lorsque j'ai juré de n'épargner aucun de vous ? » Il les aurait même fait aussitôt précipiter dans la mer, si ses conseillers ne l'eussent longuement prié de n'en rien faire. L'âme noyée de chagrin, ils durent donc se retirer : et comme ils n'avaient plus d'églises, ils furent réduits à célébrer les saints mystères où et comme ils purent. Entre temps, la fortune du tyran grandissait, sa puissance s'affermissait et par suite son insolence ne connaissait plus de bornes.

Je raconterai en passant un fait qui se rapporte à cette époque. Le comte Sébastien, gendre de l'illustre comte Boniface, était un homme aussi avisé dans ses conseils que brave à la guerre. Autant Geisérich avait besoin de ce conseiller, autant il redoutait sa présence. Aussi, voulant se défaire de lui, il chercha dans sa religion un prétexte à lui infliger la peine capitale. Il résolut donc de faire comparaître le comte devant l'assemblée de ses évêques et de ses familiers. « Sébastien, lui dit-il, je sais que tu as juré de nous être fidèlement attaché ; tes travaux et ta vigilance rendent témoignage à la sincérité de ce serment. Mais pour mettre un sceau définitif à ton amitié pour nous, nos prêtres ici présents sont d'avis que tu dois embrasser ma religion, celle de mon peuple. »

Imaginant alors une comparaison merveilleuse et à la portée

 

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de tous, il lui fit cette réponse ingénieuse, vu la circonstance: « Je t'en prie, Sire, mon seigneur, fais apporter sans d un pain de farine, le plus pur que l'on pourra trouver ». Geisérich, ne pouvant soupçonner la victoire de Sébastien, fit apporter sur-le-champ le pain demandé. Sébastien le prit en ses mains et dit : « Pour donner à ce pain un tel degré de pureté et le rendre digne de la table royale, il a fallu dégager la farine de tout le son qui y était mêlé, puis humecter la pâte, la faire passer par l'eau et enfin par le feu : ainsi a-t-il acquis une couleur agréable à la vue et un goût délicieux au palais. Pour moi, j'ai subi la même préparation : broyé sous la meule de l'Eglise catholique, j'ai été passé au crible des examens comme une farine très pure, enfin j'ai été arrosé de l'eau baptismale et consumé par le feu de l'Esprit-Saint. Ce pain est sorti du four doué de la plus grande pureté : moi aussi, je suis remonté de la fontaine sainte purifié par les sacrements, que la vertu divine rend efficaces. Maintenant, si tu le veux, qu'il soit fait selon ma pro-

position : que l'on réduise ce pain en morceaux, qu'on l'humecte

d'eau une seconde fois, et qu'on le remette au four; s'il en sort

meilleur qu'il n'est, je consens à faire ce que tu demandes de

moi. » Cette proposition embarrassa si bien Geisérich et son

entourage qu'il ne sut comment en sortir. Mais, dans la suite,

il trouva un autre prétexte pour faire mourir ce brave capitaine.

Je reviens à mon récit qu'avait interrompu cette courte digression. Par ses ordres barbares Geisérich répandit partout la terreur, de sorte qu'au milieu des Vandales la vie n'était plus tenable ; malgré nos larmes, on nous enleva même la faculté de prier et d'offrir le saint sacrifice en quelque lieu que ce fût. La prophétie se trouva donc visiblement accomplie : « Nous n'avons plus maintenant ni prince, ni prophète, ni chef, ni temple pour sacrifier à votre nom ! » Les évêques, en effet, étaient en butte

à de continuelles calomnies, même dans les provinces qui payaient un tribut au roi : ainsi, un pasteur avait-il, dans une de ses instructions habituelles au peuple, prononcé par hasard le nom de Pharaon, de Nabuchodonosor, d'Holopherne ou tel autre de même genre, on l'accusait d'avoir visé le roi, et aussitôt on l'envoyait en exil. Partout sévissait ce genre de persécution, ici ouverte, sourde en d'autres endroits ; de telles trahisons

 

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eurent bientôt fait disparaître jusqu'au nom de ces pieux prélats. Ce fut là, nous le savons, le motif de l'exil de bon nombre d'entre eux, tels qu'Urbain de Girba, Crescentius, métropolitain d'Aquitana, dont la juridiction s'étendait sur cent vingt sièges; Habetdeus de Tendais, Eustrate de Sufetula, deux évêques de la Tripolitaine, Vicis de Sabrata, et Cresconius d'Oea; Félix d'Hadrumète, qui paya de l'exil l'hospitalité qu'il avait offerte à un certain moine Jean, venu d'outre-mer, et quantité d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Quand la mort venait surprendre les évêques dans l'exil, il n'était pas permis de leur donner des successeurs. Cependant, au milieu de cette tourmente, le peuple de Dieu restait ferme dans sa foi ; et, comme un essaim d'abeilles élève ses alvéoles de cire, ainsi, par ces épreuves, comme par des pierres que la foi rendait aussi douces que le miel, ce peuple allait toujours grandissant en nombre et en courage. Par là s'accomplissait cette parole : « Plus on les

persécutait, plus on voyait s'accroître leur nombre et s'affermir leur courage. »

Plus tard, l'empereur Valentinien obtint à force d'instances que l'on donnât un évêque, du nom de Deogratias, à l'Eglise de Carthage, plongée depuis si longtemps dans le silence de la désolation. Si l'on tentait d'exposer tout le bien que le Seigneur produisit par le ministère de ce saint homme, toutes les ressources du langage ne suffiraient pas à en dire même une petite partie.

Cet évêque était installé depuis peu, lorsque, par un juste jugement sur les péchés des hommes, la ville de Rome, cette cité jadis si noble, si célèbre, tomba au pouvoir de Geisérich, en la quinzième année de son règne. Du même coup, il pilla les trésors de tant de rois, et emmena avec lui tout un peuple de captifs. Quand ceux-ci abordèrent en foule sur la terre d'Afrique, les Vandales et les Maures se les partagèrent entre eux, séparant, selon une coutume barbare, les époux de leurs épouses et les enfants de leurs parents. Sans retard, le pieux évêque, rempli de la présence et de l'amour de son Dieu, mit en vente tous les vases d'or et d'argent servant au ministère sacré, afin de délivrer cette multitude du joug des barbares, de sauvegarder les liens du mariage et de rendre les enfants à leurs parents.

 

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Mais comme aucun local ne se trouvait assez large pour abriter une telle foule, il désigna pour la recevoir les deux grandes et fameuses basiliques de Faustus et des Novæ ; l'on y disposa des lits ët des couchettes ; bien plus, il y faisait distribuer chaque jour ce dont chacun avait besoin. Plusieurs d'entre ces malheureux étaient tombés malades par suite de fatigues, nouvelles pour eux, la traversée et les duretés de la captivité : tel qu'une mère dévouée, le saint évêque les entourait à tout instant de ses soins empressés, accompagnant les médecins près de chacun d'eux, leur apportant des mets et faisant donner à chacun, en sa présence, ce que, la consultation terminée, l'on avait jugé nécessaire. Durant les heures mêmes de la nuit, il ne cessait pas de vaquer à cette oeuvre de miséricorde, visitant les lits un à un, et s'enquérant de l'état de chaque malade. Ni les lassitudes du corps ni les glaces de l'âge ne l'arrêtaient, tant il mettait de coeur à cette besogne.         

A ce spectacle, les ariens ne pouvaient étouffer leur haine, aussi cherchèrent-ils par tous les moyens possibles à le mettre à mort. Mais évidemment Dieu, voyant leur dessein, voulut délivrer son passereau de ces oiseaux de proie, avant qu'ils eussent le temps de fondre sur lui. Les Romains captifs pleurèrent amèrement sa mort, car, du jour où il fut monté au ciel, ils se crurent plus que jamais abandonnés aux mains des barbares. Il avait occupé durant trois ans le siège épiscopal. L'affection et le regret auraient sans doute porté le peuple à s'emparer de sa dépouille sacrée, si, par prudence, on ne l'avait ensevelie à la dérobée, tandis qu'on attirait ailleurs l'attention de la foule.

Mais il ne convient pas de toujours taire les méfaits des hérétiques, et il n'y a pas à cacher ce qui est à l'honneur de ceux qui en furent les victimes. L'un des évêques qui avaient consacré ce Deogratias dont j'ai parlé plus haut, un vénérable vieillard nommé Thomas, était l'objet constant de leurs embûches. Un jour, il tomba accablé sous leurs coups; et cela en public. Mais, loin de s'en croire déshonoré, le saint homme s'en réjouit dans le Seigneur, voyant là le prix de sa gloire future.

Après la mort de l'évêque de Carthage, Deogratias, Geisérich étendit à la Zeugitane et à la Proconsulaire la défense de

 

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remplacer les évêques exilés; leur nombre montait alors à cent soixante-quatre: mais depuis il s'est réduit peu à peu à trois, encore ce chiffre n'est-il pas certain : ce sont Vincent de Gigitane, l'évêque de Sinnara, Paul, bien digne en vérité de porter un tel nom, et enfin Quintianus, lequel, ayant fui devant la persécution, est allé vivre loin de sa patrie, à Edesse (Vodena?), en Macédoine.

Si cette époque fut à ce point féconde en martyrs, le nombre des confesseurs ne fut pas moindre: j'essayerai de dire quelque chose à leur sujet. Un Vandale, millenier de l'armée barbare, avait pour esclaves Martinianus, Saturianus et leurs deux frères ; il avait en outre à son service une chrétienne, grande servante du Christ, nommée Maxima, dont le corps n'était pas moins beau que le coeur était noble. Martinianus était armurier de son état, et il passait pour être bien vu de son maître. Quant à Maxima, elle avait été préposée à toute la maison ; en sorte que le Vandale crut que le meilleur moyen d'assurer leur fidélité était d'unir par les liens du mariage Martinianus et Maxima. Le premier aspirait au mariage comme le font tous les jeunes gens dans le monde ; mais Maxima, qui s'était déjà consacrée à Dieu, se refusait aux noces de la terre. Le jour vint enfin où, les deux époux se trouvèrent réunis seuls dans la chambre nuptiale. Au moment où, dans sa bonne foi, Martinianus, qui ne connaissait pas les desseins de Dieu sur lui, invitait Maxima à partager avec lui la couche nuptiale, comme si elle eût été vraiment son épouse, la servante du Christ lui adressa cette parole énergique : « C'est au Christ, Martinianus mon frère, que j'ai donné tout pouvoir sur mon corps ; je ne puis donc accepter une union terrestre, puisque j'ai déjà un véritable époux dans le ciel. Mais écoute mon conseil : il est encore temps pour toi d'embrasser avec amour le service de celui-là même que mon coeur a choisi pour époux. » Il arriva, grâce à Dieu, que le jeune homme suivit les exhortations de la vierge, et eut ainsi le bonheur de gagner, lui aussi, sou âme. Bien plus, dans l'élan de la dévotion que lui „donnait sa conversion récente, à l'insu du Vandale qui ne pouvait se douter du caractère tout spirituel de leur union, il persuada à ses trois frères de partager avec lui, comme un héritage, le trésor qu'il avait trouvé. Les

 

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ayant donc gagnés à son dessein, il s'enfuit avec eux durant la nuit, accompagné de la vierge du Seigneur : ils se rendirent au monastère de Tabraca, alors dirigé par le digne abbé André, tandis que Maxima entrait dans un couvent de vierges situé non loin de là. Mais leur maître Vandale fit faire, pour les retrouver, des recherches dans toutes les directions, même à prix d'argent, et l'on finit par savoir ce qui s'était passé. Voyant qu'ils avaient secoué son joug pour embrasser celui du Christ, il les jeta dans les fers; puis il accabla ces serviteurs de Dieu de mille tourments, non seulement pour les décider à violer leur voeu de chasteté, mais, ce qui était plus grave, pour les forcer à souiller dans la honte d'un second baptême la parure de leur foi. Geisérich eut connaissance de ces faits : aussitôt il manda à ce cruel bourreau de ne pas faire grâce à ses victimes avant qu'il les eût réduites à suivre sa volonté ; il fit confectionner pour les tourmenter de solides bâtons garnis symétriquement de pièces de bois, qui les rendaient semblables à des scies : sous la grêle des coups administrés sur le dos, non seulement les os se brisaient, mais les pièces de bois pénétraient dans les chairs et y restaient de manière à doubler la torture. Le sang ruisselait, souvent les chairs déchirées mettaient à nu les entrailles ; mais, régulièrement, l'on trouvait le lendemain les confesseurs sains et saufs, guéris qu'ils étaient par le Christ. A plusieurs reprises et pendant longtemps l'on constata qu'ils ne portaient aucune trace de leurs blessures, car l'Esprit-Saint les leur fermait à mesure qu'ils en avaient reçu. Maxima fut ensuite renfermée dans un étroit cachot, puis étendue cruellement à terre, fixée à des pieux aigus ; une foule nombreuse de serviteurs de Dieu la visitait souvent dans ses tourments : il arriva un jour, en présence de ses visiteurs, que la solide poutre de bois qui lui servait d'entrave se brisa comme si elle eût été pourrie. Ce miracle fut aussitôt publié bien haut; le gardien même de la prison nous en a attesté l'authenticité sous la foi du serment.  

Le Vandale refusa de voir là une intervention divine aussi la colère de Dieu ne tarda-t-elle pas à s'abattre sur sa maison. Lui et ses fils moururent subitement; ses esclaves et son meilleur bétail le suivirent de près dans le trépas. La veuve de ce

 

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Vandale, privée tout d'un coup de son époux, de ses fils et de tous ses biens, offrit les serviteurs du Christ à un parent du roi, nommé Sersaon. En reconnaissance d'un don si gracieux, celui-ci lui en témoigna toute sa satisfaction ; mais aussitôt le démon se mit à tourmenter de mille manières les fils et les serviteurs de ce pauvre homme, à cause des chrétiens qu'on lui avait donnés. Le roi en fut averti : il ordonna alors qu'on les reléguât chez un certain roi Maure, nommé Capsur. Quant à Maxima, honteux d'avoir été vaincu par elle, il lui rendit sa liberté: jusqu'à ce jour, elle a conservé sa virginité et est devenue la mère de nombreuses vierges du Seigneur : il nous a même été donné de la visiter souvent.

Les serviteurs de Dieu, arrivés au terme de leur voyage, furent remis à ce roi Maure, qui habitait une contrée déserte, nommée Capra-Picta. Voyant les rites sacrilèges que pratiquaient ses sujets idolâtres dans leurs sacrifices, ils entreprirent de leur faire connaître notre Dieu par leurs paroles et leurs exemples : ils gagnèrent ainsi au Christ une multitude d'infidèles, à qui personne auparavant n'avait parlé du nom chrétien. Ce champ une fois remué et sarclé par le soc de la prédication, on songea à y faire jeter la semence évangélique et à répandre sur lui la rosée du saint baptême. Les serviteurs de Dieu choisirent alors des hommes de confiance et les engagèrent sur les routes, interminables du désert. Ils atteignirent enfin la ville de Rome, et là ils supplièrent l'évêque d'envoyer à ce peuple converti un prêtre et des diacres. Le prélat se fit un plaisir de condescendre au désir qui lui était exprimé ; on construisit alors une église, et une foule immense de barbares reçurent le saint baptême, et de ces loups sortit un troupeau d'agneaux que sa fécondité multipliait sans cesse.

Capsur prévint Geisérich de ce qui' se passait. A cette nouvelle, le roi ne put retenir sa colère : il ordonna de faire périr les serviteurs de Dieu de la façon suivante: on les attacherait par les pieds à la queue de quatre chevaux attelés ensemble et lancés au galop à travers les buissons épineux des forêts ; les corps de ces innocentes victimes, traînés ainsi en tous sens, au milieu des épines et des broussailles, seraient déchirés en lambeaux : toutes choses étaient arrangées de manière qu'ils pussent

 

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assister au trépas les uns des autres. Les chevaux indomptés les entraînèrent donc, ainsi liés, dans leur course furieuse: les Maures se lamentaient d'un tel spectacle ; mais eux, se voyant dans cette position, si rapprochés les uns des autres, et malgré l'horreur de cette course vagabonde, se disaient mutuellement adieu en ces termes: « Priez pour moi, mon frère. Voici que le Seigneur a comblé nos désirs ; ainsi parviendrons-nous au royaume des cieux! » Ils rendirent saintement leur âme à Dieu au milieu de leur prière et du chant des psaumes, à la grande joie des anges. Depuis lors, Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a cessé de produire en cet endroit les plus grands miracles : l'ancien évêque de Buconita, le bienheureux Fausta, nous a notamment raconté la guéri-son d'une aveugle, guérison dont il avait été témoin.

A partir de ce jour, la fureur de Geisérich contre l'Eglise de Dieu ne fit que s'accroître. Il envoya en Zeugitane un certain Proculus, avec mission de contraindre les prêtres du Seigneur à livrer les objets du culte et tous les Livres saints ; mais auparavant il devait leur enlever toutes leurs armes, afin, par cette ruse, de se rendre plus facilement maître d'eux. Sur le refus de ces prêtres de livrer ce qu'on leur demandait, les barbares se mirent à piller eux-mêmes les églises, et, détail horrible, des linges d'autel, ils se firent des chemises et des fémoraux ! Mais Proculus, qui s'était fait l'exécuteur de ce mandat, fut bientôt réduit à se manger la langue, par morceaux, et trouva ainsi son châtiment dans la plus honteuse des morts. A cette époque, le saint évêque d'Aba, Valérien, qui avait résisté héroïquement pour ne pas livrer les choses saintes, fut, sur l'ordre du tyran, expulsé de la ville et condamné à vivre seul : la défense même avait été faite à qui que ce fût de lui donner asile dans sa maison ou dans son champ : de sorte qu'il vécut longtemps en plein air, sur la voie publique : il était plus qu'octogénaire : j'eus alors le bonheur, dont j'étais bien indigne, de le visiter dans cet exil.

Une certaine année, le jour de la fête de Pâques, le peuple de, Regia avait forcé les portes de l'église, que la persécution avait fermées, et s'y était réuni en l'honneur des solennités pascales: les Ariens s'en aperçurent; sur-le-champ un de leurs prêtres, nommé Auduit, racola une troupe de gens armés, qu'il lança à

 

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l'attaque de cette foule innocente. Ces gens firent irruption dans l'église, le glaive au clair, et se livrèrent au carnage, tandis que d'autres, postés sur les toits, criblaient l'assistance de leurs flèches, lancées par les fenêtres. Précisément un lecteur debout à l'ambon chantait la mélodie alléluiatique, le peuple de Dieu écoutant et répondant alternativement ; à l'instant une flèche vint l'atteindre à la gorge ; ses mains laissèrent aussitôt échapper le livre, et lui-même s'affaissa sans vie. Un très grand nombre d'assistants tombèrent à l'entour de l'autel, frappés à mort par les flèches et les javelots. Et ceux qui, pour le moment, échappèrent au glaive, furent dans la suite, sur l'ordre du roi, accablés de mauvais traitements et massacrés pour la plupart, surtout ceux d'un âge avancé.

En plusieurs endroits, à Tunazuda, à Galies, à Viens Ammoniæ et ailleurs encore, les ariens pénétrèrent dans les églises au moment où l'on distribuait la sainte Eucharistie aux fidèles : dans le paroxysme de leur rage, ils renversaient à terre le corps et le sang du Christ, et le foulaient de leurs pieds souillés.

Sur le conseil de ses évêques, Geisérich avait décrété que l'on n'admettrait que des ariens aux diverses charges du palais, dans sa propre résidence et dans celles de ses fils. Ce fut là une raison d'inquiéter entre autres notre frère dans la foi, Armogaste. Comme ils le torturaient souvent et longtemps en serrant ses jambes et son front avec des cordes qui résonnaient sous l'effort de la tension et qu'ils montraient, en hurlant, ridé, ou plutôt labouré son front sur lequel le Christ avait imprimé le signe de sa croix, lui levait les yeux au ciel, et les nerfs de boeufs se rompaient comme de simples fils d'araignée. Lorsque les bourreaux s'aperçurent que tous leurs nerfs de boeufs s'étaient ainsi rompus, ils se firent apporter sans tarder des cordes de chanvre plus solides encore ; mais elles s'usèrent toutes sur lui, sans qu'il proférât d'autre parole que le nom du Christ. On le pendit alors par un pied, la tête en bas : il s'endormit, à la vue de tous, comme s'il eût reposé sur un lit de plumes. A bout de procédés pour le faire souffrir, le fils du roi, Théodoric, auquel appartenait Armogaste, ordonna enfin qu'on lui tranchât la tête ; mais son prêtre Jucundus l'en détourna : « Vous pourrez, lui dit-il, le faire mourir à force de vexations.

 

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Mais si vous employez le glaive, les Romains vont le faire passer pour un martyr. » Théodoric le condamna donc à creuser des fossés, dans la Byzacène. Quelque temps après, comme pour l'humilier davantage en l'exposant aux regards de tous, il l'envoya garder les vaches tout prés de Carthage.

Cependant le serviteur de Dieu apprit du Seigneur que le jour de son « repos » était proche ; il fit alors venir près de lui le procurateur de la maison de Théodoric, un fervent chrétien nommé Félix, qui le vénérait comme un apôtre, et il lui adressa ces paroles : « L'heure de mon trépas a sonné ; au nom de notre commune foi, je te conjure de vouloir bien m'ensevelir au pied de ce caroubier : si tu ne le fais pas, c'est à Notre-Seigneur que tu en rendras compte. » La cause de ce désir n'était pas le souci du lieu ni du mode de sa sépulture, mais bien la manifestation de ce que le Seigneur avait révélé à son serviteur. Mais Félix répondit : « Dieu m'en garde, vénérable confesseur ; c'est dans une de nos basiliques que je vous en-terrerai, et avec la solennité et les chants d'action de grâces que vous méritez. — Non pas, repartit Armogaste, mais fais ce que je t'ai demandé. » Pour ne pas contrister l'homme de Dieu, Félix lui promit d'accomplir fidèlement son désir. A peu de jours de là, celui qui en sa compagnie avait courageusement confessé la foi, quitta cette vie : et Félix s'empressa de lui creuser au pied de l'arbre la tombe qu'il avait demandée. Retardé dans son travail, que les racines entrelacées et le sol durci rendaient pénible, il craignait que la dépouille du saint ne tardât trop à être inhumée. Enfin on vint à bout des racines, et, en creusant plus profondément, l'on trouva tout préparé un sarcophage du marbre le plus précieux, tel qu'aucun roi peut-être n'en eut jamais de semblable.

Je ne dois pas omettre non plus de mentionner un certain chef de comédiens, nommé Mascula. Après avoir essayé des embûches pour lui faire abjurer la foi catholique, le roi s'employa lui-même à le séduire par mille promesses terrestres : il le comblerait de richesses, si seulement il voulait se montrer docile à ses volontés. Mais lui resta fort et invincible dans sa foi : aussi fut-il condamné à la peine capitale ; toutefois l'astucieux tyran donna cet ordre secret au bourreau : s'il voyait sa

 

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victime trembler au dernier instant, à la vue du glaive levé pour la frapper, il devait l'immoler aussitôt pour éviter d'en faire un martyr glorieux ; si, au contraire, il voyait le confesseur ferme dans sa foi, il l'épargnerait. Affermi par le Christ, ce chrétien resta dans la confession de sa foi aussi inébranlable qu'une colonne, et c'est le front haut qu'il sortit de cette épreuve. Dans sa haine, notre ennemi avait refusé de faire un martyr, mais il n'avait pu vaincre le confesseur.

Vers le même temps nous avons connu un certain Saturus, membre distingué de l'Eglise du Christ : avec le franc-parler que donne la foi catholique, il ne craignait pas de dénoncer constamment la perversité arienne, bien qu'il fût procurateur de la maison d'Hunérich. Acculé de ce chef par un certain diacre Marivadus, pour qui le misérable Hunérich avait une prédilection particulière, on le fait comparaître, afin de l'engager à embrasser l'arianisme : on lui promet honneurs et richesses s'il y consent ; mais s'il refuse, les supplices les plus cruels lui sont préparés ; on lui donne le choix : s'il n'obéit aux ordres du roi, après examen judiciaire, on lui confisquera sa maison et ses biens, on lui prendra ses esclaves et ses fils, et en sa présence l'on unira son épouse à un chamelier. Devant cette menace, Saturus provoquait ses ennemis, afin qu'elle se réalisât plus tôt. Mais son épouse l'apprend, et va, sans le prévenir demander à ses juges de lui accorder un sursis. Nouvelle Ève, elle se rend alors près de son époux, conduite et conseillée par l'infernal serpent. Mais lui ne voudra pas imiter Adam en touchant au fruit défendu qui le séduit : car il n'est pas « Indigent », mais « Saturus », c'est-à-dire surabondant, étant rassasié de l'abondance de la maison de Dieu, et s'étant abreuvé au torrent de ses délices. »

Cette femme se dirige donc, les vêtements déchirés, la chevelure en désordre, vers l'endroit où son mari prie solitaire : elle est accompagnée de ses fils et porte dans ses bras sa petite fille, qu'elle nourrit encore de son lait. Avant que son mari ait pu la voir, elle la dépose à ses pieds, et lui entourant les genoux de ses bras suppliants, elle lui fait entendre sa voix de serpent : « Aie pitié de moi et de toi, très cher ami, aie pitié de nos enfants que tu vois devant toi; ne laisse pas réduire à l'esclavage ceux qu'ennoblit l'illustration de notre race ; ne permets pas que je sois, du vivant même de mon époux, soumise à. une union indigne et honteuse, moi qui, parmi mes compagnes, ai toujours été fière de mon Saturus ! Ce qu'on demande de toi, plusieurs sans doute l'ont déjà fait, et de leur propre mouvement ; mais toi, c'est contre ton gré que tu l'accompliras, le Seigneur le sait bien ! »

 

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Saturus répondit, empruntant les paroles du saint homme Job : « Tu parles comme une insensée. Malheureuse ! s'il n'y avait au monde que les tristes joies de cette vie, je redouterais vraiment ce dont on nous menace. Mais tu es le jouet du démon, ma pauvre femme : si tu m'aimais, jamais tu n'entraînerais ton mari à subir deux fois la mort. Qu'on m'enlève donc mes fils, qu'on me ravisse ma femme, que l'on me prenne mes biens ; confiant dans la promesse de mon Dieu, je me rappellerai toujours cette parole : celui qui ne renonce à sa femme et à ses enfants, à ses champs et à sa maison, ne peut être mou disciple. »

Qu'y avait-il à ajouter ? La femme, vaincue, n'eut qu'à se retirer avec ses enfants. Saturus, affermi dans sa volonté de souffrir le martyre, fut aussitôt jugé, dépouillé de tous ses biens, accablé de mauvais traitements, et réduit à mendier; bien plus, une défense formelle supprima tout moyen de le secourir. On avait donc réussi à lui enlever tout, mais on ne put lui ravir la livrée de son baptême.

A la suite de tous ces méfaits, Geisérich fit fermer l'église de Carthage, après avoir dispersé et exilé en divers endroits ses prêtres et ses diacres, car elle n'avait plus d'évêque. C'est à peine si, dans la suite, les prières de Zénon, transmises par le patrice Sévère, parvinrent à la faire rouvrir; et, de la sorte, tous revinrent d'exil. Geisérich sévit aussi en Espagne, en Italie, en Dalmatie, en Campanie, en Calabre, en Apulie, en Sicile et en Sardaigne, dans le Brutium et la Lucanie, en Epire et en Grèce; mais ceux qui ont souffert dans ces différents pays raconteront mieux que moi ces tristes choses. Et nous-même nous arrêtons là le récit de la persécution que Geisérich exerça contre nous avec autant de superbe que de cruauté. Ce tyran avait régné trente-sept ans et trois mois.

 

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LIVRE II.

 

A la mort de Geisérich, son fils aîné Hunérich lui succéda. Au début de son règne, il usa de l'habileté commune aux barbares, se montrant doux et modéré surtout à l'égard de notre religion : les fidèles eurent permission de s'assembler pour la prière commune, alors que Geisérich avait interdit ces sortes de réunions. Pour afficher son zèle religieux, il fit rechercher avec soin les hérétiques manichéens : plusieurs subirent le supplice du feu, d'autres, en grand nombre, furent embarqués pour les contrées d'outre-mer. Ces recherches lui firent constater que la plupart de ces manichéens, surtout parmi les prêtres et les diacres, étaient adeptes de sa religion arienne : il en conçut une grande honte, et ce lui fut un motif pour redoubler de fureur contre eux. Parmi les moines ariens, on en découvrit un, nommé Clementianus, qui portait inscrits sur la cuisse les mots suivants : « Manichéen, disciple du Christ Jésus. »

Cette conduite du monarque lui valut l'estime publique; mais une chose déplut en lui, son insatiable cupidité, dont les convoitises ne connaissaient pas de bornes, ce qui le portait à accabler les provinces de son royaume de vexations et de taxes extraordinaires : aussi pouvait-on avec raison dire de lui : Le roi, qui manque de revenus, recherche les procès.

D'autre part il permit, sur la demande de l'empereur Zénon et de Placidie, veuve d'Olybrius, que l'Eglise de Carthage se choisît un évêque de son goût : depuis vingt-quatre ans déjà elle était privée de cet ornement. Il lui envoya donc l'illustre Alexandre, avec mission de veiller à l'élection par le peuple catholique d'un prélat digne ; il chargea en même temps son notaire Witarit de porter à Carthage et de lire au peuple assemblé une déclaration conçue en ces termes : « Voici ce que vous mande votre maître et seigneur : l'empereur Zénon et la très noble Placidie nous ont fait supplier par l'illustre Alexandre d'accorder à l'Eglise de Carthage un évêque de votre religion ; nous ordonnons donc qu'il en soit fait ainsi. Mais nous leur avons répondu et avons fait dire à leurs envoyés que vous pourriez élire un évêque de votre choix comme ils l'ont demandé,

 

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à la condition expresse que les évêques de notre religion arienne qui habitent Constantinople et les provinces d'Orient, auraient le droit, reconnu du gouvernement, de prêcher au peuple dans leurs églises et d'y célébrer le culte divin dans la langue qu'il leur plairait, comme vous avez vous-mêmes, tant à Carthage que dans les autres Eglises d'Afrique, la liberté de célébrer chez vous le saint sacrifice, de prêcher et d'accomplir les prescriptions de votre religion comme vous l'entendez. Si l'on n'observe pas à leur égard cette tolérance, nous exilerons chez les Maures, non seulement l'évêque qui aura été consacré à Carthage, avec tous ses clercs, mais encore tous les prélats et leur clergé résidant en Afrique. »

A la lecture de ce décret, qui nous fut donnée publiquement le XIV des calendes de juillet, nous commençâmes à nous lamenter en silence : car nous devinions dans cette ruse des méchants une préparation de la persécution prochaine ; nous répondîmes même au légat du roi que, s'il en était ainsi, l'Eglise de Carthage ne pouvait se réjouir d'avoir un évêque à des conditions si dangereuses ; aussi bien le Christ la gouvernerait lui-même, comme il n'avait jamais cessé de le faire jusque-là. Mais le légat ne voulut pas accepter ce refus. En même temps le peuple réclamait avec emportement que l'élection se fît sans tarder; il poussait des cris étourdissants et personne ne pouvait lui faire entendre raison.

On consacra donc évêque un personnage pieux et ami de Dieu, du nom d'Eugène : ce fut là pour l'Eglise de Dieu une cause de grande joie et de liesse sans borne. Le peuple catholique, bien qu'il fût sous la domination barbare, se réjouissait d'avoir enfin retrouvé un pasteur. Les jeunes gens et les jeunes filles n'avaient pour la plupart jamais vu d'évêque siéger à Carthage, et ils se félicitaient joyeusement entre eux de cet événement. De plus, le saint évêque Eugène devint par la pratique de toutes les bonnes oeuvres un objet de vénération et de respect pour tous, même pour les hérétiques ; il se rendit si cher à son peuple que tous eussent volontiers donné leur vie pour lui, si la nécessité s'en était présentée. Le Seigneur se plut aussi à répandre par ses mains de telles aumônes, qu'on avait peine à s’expliquer comment il pouvait suffire à ces largesses, car il était

 

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notoire que, les barbares s'étant emparés de tout, l'Eglise ne possédait plus un écu. On ne saurait dire les trésors d'humilité, de charité et de piété que le ciel lui avait départis. Jamais il ne gardait d'argent par devers lui, à moins qu'il n'en eût reçu tard dans la soirée. à une heure où le soleil, arrivé au terme de sa course, avait déjà cédé la place aux ombres de la nuit. Loin de satisfaire l'amour de l'argent, il gardait seulement de quoi parer aux nécessités de la journée. Aussi le Seigneur lui donnait-il chaque jour de plus amples ressources.

Mais son nom devenant de plus en plus connu et célèbre, les évêques ariens en éprouvèrent une telle jalousie qu'ils le harcelèrent constamment de leurs calomnies, et Cyrilas plus que tous les autres. Qu'ajouterais-je ? Ils suggérèrent au roi le dessein de l'empêcher de siéger désormais sur le trône de son église, et de parler au peuple selon l'habitude. Ils voulurent même obtenir de lui qu'il chassât de son église tous ceux, hommes et femmes, qu'il verrait y pénétrer habillés à la façon des barbares. Mais sa réponse fut ce qu'elle devait être : « La maison du Seigneur est ouverte à tous ; nous ne pouvons en interdire l'entrée à personne ; » et ce langage était d'autant plus motivé que beaucoup de nos catholiques étaient obligés de se vêtir à la barbare par le fait qu'ils étaient attachés au service du palais.

Sur ce refus de l'homme de Dieu, le tyran décida d'aposter ses satellites aux portes de l'église : voyaient-ils passer devant eux un homme ou une femme habillés à la mode barbare, aussitôt, à l'aide de bâtons munis de petits crocs, ils leur saisissaient la chevelure, l'enchevêtraient dans leurs instruments, puis, tirant violemment, arrachaient avec elle tout le cuir chevelu. Certains perdirent instantanément la vue dans ce supplice, d'autres même y succombèrent, sous la violence de la douleur. Après avoir subi ce tourment, les femmes, le crâne ainsi dépouillé, étaient promenées par les places publiques, précédées d'un héraut, et exposées en spectacle à la ville entière . mais elles ne voyaient qu'avantage pour elles dans cet affront qu'on leur infligeait. Nous connaissions la plupart de ces chrétiens ., nous n'en savons pas un seul qui, sous la pression même du tourment, ait dévié du droit chemin.

 

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Ne, pouvant entamer de cette façon le rempart de leur foi, HUnérich imagina de supprimer aux serviteurs de son palais les et le traitement qu'il avait coutume de leur fournir; à ces peines, il ajouta encore la fatigue des travaux à la campagne. Il envoya dans la campagne d'Utique des gens de condition libre et de complexion délicate, couper les moissons sous les ardeurs d’un soleil brûlant : tous s'y rendirent contents, le coeur rempli d’une joie toute divine. En leur société se trouva un homme dont la main desséchée refusait depuis de longues années toute sorte de services. Ce fut une raison pour ce serviteur de s'excuser en toute sincérité de son incapacité au travail, mais on le contraignit violemment de s'y rendre quand même. Quand donc on fut arrivé au lieu désigné, tous se mirent à prier particulièrement pour lui, et Dieu dans sa bonté daigna rendre la santé à main desséchée.

Ainsi commença pour nous la persécution d'Hunérich : ce fut le début de nos souffrances et de nos angoisses.

Après avoir montré pendant longtemps la plus grande modération à l'égard de tout, hanté qu'il était par le désir, qui ne se réalisa pas, d'assurer le trône à sa postérité, ce prince se mit à sévir cruellement contre son propre frère Théodoric et ses enfants, et aussi contre les fils de son autre frère Genturis. Pas un n'eût trouvé grâce auprès de lui, si la mort n'était venue mettre un terme à ses desseins. Tout d'abord, sachant combien rusée était la femme de son frère Théodoric et craignant sans doute qu'elle n'armât contre sa tyrannie le bras de son mari ou celui de son fils aîné, qui lui paraissait habile autant que sage, il la fit mettre à mort sous un prétexte quelconque. Ce fut ensuite le tour de ce fils aîné, jeune prince très versé dans les belles-lettres, à qui, d'après l'ordre de succession établi par Geisérich, le trône devait échoir de préférence parce qu'il était l'aîné de ses petits-fils. — Dans la suite, Hunérich renchérit encore sur sa cruauté par ce nouveau forfait : en pleine ville, à la face du peuple massé devant les degrés de la nouvelle place, il fit brûler vif un évêque de sa religion, Jucundus, qui avait titre de patriarche, pour le seul fait d'être très en faveur près de la famille de Théodoric : il craignait sans doute que son crédit n'aidât cette famille à s'emparer du trône. Dans ce crime indigne

 

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nous vîmes l'annonce pour nous de tribulations prochaines et nous nous disions entre nous : « S'il a montré une telle cruauté à l'égard de l'un de ses évêques, comment pouvons-nous espérer qu'il épargnera nos personnes et notre religion ? »

Une cruelle sentence d'exil vint ensuite frapper le fils aîné de Genturis, Godagis et son épouse, qui se virent même refuser la consolation d'emmener avec eux au moins un esclave ou une servante.

Quant à son frère Théodoric, après le supplice de son épouse et de son fils, il l'envoya pareillement en exil, dans le dénuement et l'abandon les plus absolus ; après sa mort, le tyran expulsa, montés sur des ânes, son dernier fils, tout jeune encore, et ses deux filles, adultes déjà, après leur avoir fait subir maintes vexations. Les comtes et les grands du royaume eurent aussi leur tour : sous de fallacieux prétextes, il les poursuivit en grand nombre, uniquement parce qu'il les savait favorables à son frère : il fit brûler les uns, étrangler les autres, imitant en tout cela Geisérich, qui avait fait précipiter la femme de son frère, une énorme pierre au cou, dans le grand fleuve qui arrose Cirta, l'Ampsaga, et qui, après le meurtre de la mère, avait encore fait périr les enfants. — Avant de mourir, Geisérich lui avait recommandé, sous la foi du serment, plusieurs des grands de son empire ; mais Hunérich, oublieux de sa promesse et violateur de son serment, les fit tous périr dans divers supplices ou sur le bûcher. C'est ainsi qu'un certain Heldicas, que Geisérich avait créé préfet du royaume, subit ignominieusement la peine capitale, bien qu'il fût épuisé par son grand âge ; son épouse et une autre dame nommée Teucharia furent brûlées vives au milieu de la ville. Sur l'ordre du tyran, leurs cadavres furent promenés par les faubourgs et les places publiques, et c'est à peine si, le soir venu, après toute cette journée d'ignominie, ses évêques obtinrent de lui la permission de les ensevelir.

Gamuth, le frère d'Heldicas, s'étant réfugié dans l'église, ne put être mis à mort ; mais le prince le fit enfermer dans des latrines et le condamna à rester longtemps dans cet infect réduit. Il l'envoya ensuite, en compagnie d'un grossier chevrier

 

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creuser des trous pour les vignes : mais en plus de cette peine, douze fois par an, c'est-à-dire chaque mois, il les faisait fouetter cruellement, leur fournissant d'ailleurs à peine un peu d'eau et de pain pour leur nourriture. Durant cinq années et plus, ils subirent ces traitements inhumains, qui leur auraient profité pour leur salut éternel, si, catholiques, ils les avaient supportés pour la défense de leur foi. Nous ne pouvions taire ces détails, car nous n'aurions su négliger de montrer la cruauté du roi envers les siens eux-mêmes : non seulement, en effet, il fit brûler lévêque Jucundus, comme nous l'avons déjà dit, mais il fit aussi périr par le feu ou sous la dent des bêtes un très grand ,nombre de prêtres et de diacres de la religion arienne.

Lorsqu'il se fut débarrassé de tous ceux qu'il craignait, croyant affermir ainsi une puissance qui fut en réalité de bien courte durée, libre désormais de tout souci et de toute inquiétude, comme un lion rugissant, il tourna tous les efforts de sa fureur contre l'Eglise catholique. Mais bien avant le temps de cette persécution, de nombreuses visions prophétiques avaient été pour nous des signes avant-coureurs des maux qui nous menaçaient. Deux années environ avant qu'elle éclatât, un fidèle avait vu la basilique de Fauste brillamment ornée comme à l'ordinaire, toute resplendissante de cierges allumés, de tentures et de flambeaux ; tandis qu'il contemplait joyeux cette clarté éblouissante, tout d'un coup, raconta-t-il plus tard, la splendeur de cette aimable lumière disparut, et du sein des ténèbres épaisses qui lui succédèrent, se répandit une odeur insupportable. Bientôt des Ethiopiens parurent ; ils chassèrent dehors la troupe des bienheureux, qui ne cessèrent plus de se lamenter de ce que l'Église ne devait jamais plus revoir son antique splendeur.

Le témoin de cette vision en fit le récit à l'évêque Eugène, en notre présence. Un prêtre vit également la basilique de Fauste toute pleine de fidèles, puis évacuée un instant après et remplie de porcs et de chèvres.

Un autre fidèle aperçut en vision, toute prête pour le vannage, une aire couverte de blé, dont, intentionnellement, le vanneur n'avait pas encore enlevé la paille. Comme il contemplait

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avec étonnement l'immensité de ce tas, bien que tout y fût encore mêlé, soudain s'éleva une tourmente de vent dont l'arrivée se manifesta par un souffle bruyant et violent. Sous son action, la poussière et la paille s'envolèrent et le froment seul resta sur l'aire. Alors s'avança un personnage plein de majesté, le visage resplendissant, les vêtements inondés de clarté ; il se mit à trier les grains vides et desséchés, inaptes à produire la farine, et, lorsqu'enfin il eut achevé sa minutieuse besogne, de

toute cette masse de grains, à peine resta-t-il un petit tas, excellent il est vrai, mais bien exigu.

 

Tel autre assura qu'il avait vu un homme de haute stature debout sur le mont Zicha, et criant de tous côtés : « Fuyez, fuyez » Un autre encore vit un ciel d'orage sillonné d'éclairs et couvert de nuages de soufre ; ils lançaient d'énormes quartiers de roches qui prenaient feu en touchant la terre; leurs flammes extraordinaires pénétraient dans les maisons, brûlaient tous ceux qu'elles y rencontraient. Celui qui eut cette vision se cacha, comme il le raconte lui-même, dans un petit réduit, où, par la miséricorde divine, la flamme ne put l'atteindre, afin sans doute que se réalisât cette parole du prophète : « Ferme ta porte et demeure caché un moment, jusqu'à ce que la colère de Dieu ait passé son chemin. »

Le vénérable évêque Paul, lui aussi, vit un arbre gigantesque; ses branches en fleurs se perdaient dans les nues, et telle était son étendue qu'il couvrait de son ombre l'Afrique presque entière. Tandis que tous en admiraient avec joie la grandeur et la merveilleuse beauté, tout d'un coup survint un âne furieux, qui en frappa de la tête le tronc puissant et le renversa par terre avec grand fracas.

Cet autre évêque illustre, Quintianus, transporté sur une montagne, aperçut de ce lieu élevé son immense troupeau, au milieu duquel on distinguait deux marmites en ébullition. II y avait là aussi des gens qui égorgeaient des brebis et plongeaient leurs chairs dans les marmites bouillantes, si bien qu'à la fin le troupeau tout entier fut anéanti. Ces deux marmites représentaient sans doute les deux villes de Sicca Veneria et de Laribus, où se rassembla plus tard la multitude des fidèles et d'où partit, l'incendie ; ou bien encore le roi Hunérich et son évêque

 

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Cyrilas. Mais nous en avons assez dit de ces visions, car nous devons nous restreindre. 

Que s'ensuivit-il ? Tout d'abord le tyran porta un décret redoutable : nul ne pourrait plus occuper au palais aucun emploi civil ou militaire à moins de se faire arien. Un grand nombre de catholiques étaient visés par ce décret : ils restèrent fermes, et, plutôt que d'abandonner leur foi, ils quittèrent la milice du siècle. Mais ensuite Hunérich les fit chasser de leurs demeures et les relégua, dépouillés de tout, en Sicile et en Sardaigne. Dans son zèle excessif, un beau jour il décida que le fisc réclamerait pour lui, sur tout le territoire de l'Afrique, les biens de nos évêques décédés ; dans le cas où il se trouverait un évêque pour leur succéder, on ne le consacrerait pas avant qu'il eût versé au trésor royal une somme de cinq cents pièces d'or. Mais cet édifice que Satan s'efforçait d'élever, le Christ daigna tout aussitôt le renverser : les familiers du tyran lui firent en effet cette observation : « Si nos prescriptions s'accomplissent, nos évêques répandus en Thrace et dans les autres provinces auront à souffrir de mauvais traitements. »

Il fit ensuite assembler les vierges consacrées à Dieu, et les livra à des Vandales, qui, accompagnés de sages-femmes de leur nation, et en l'absence de toute femme catholique, s'adonnèrent contre toutes les lois de la pudeur à des inquisitions honteuses sur la personne de ces vierges. Ils les suspendirent ensuite cruellement, de grands poids attachés aux pieds ; tandis qu'ils leur appliquaient sur le dos, le ventre, les seins et les côtés, des lames rougies au feu, ils leur criaient : «Confessez donc que vos évêques et vos clercs entretiennent avec vous un commerce criminel ! » Plusieurs d'entre elles, nous le savons, succombèrent sous la violence de ces tortures; d'autres survécurent, mais elles restèrent courbées le reste de leurs jours, tant le feu avait resserré et raccourci leur peau.

Le tyran s'efforçait de découvrir une voix qui le conduirait à persécuter ouvertement, ce qu'il fit du ceste ; mais il eut beau s'ingénier, il ne put arriver à souiller l'Église du Christ.

Aurai-je assez de larmes pour pleurer ces quatre mille neuf cent soixante-six membres du clergé, évêques, prêtres, diacres et autres, qui furent exilés dans le désert ? Plusieurs étaient

 

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impotents ; certains, avancés en âge; avaient perdu la vue. Parmi eux se trouvait le bienheureux Félix d'Abarita, qui avait déjà passé quarante-quatre ans dans l'épiscopat. Voyant, dans notre sollicitude pour lui, qu'il était incapable de se tenir à cheval, nous eûmes l'idée de faire demander au roi, par ses familiers, que du moins il permît à ce vieillard d'attendre à Carthage sa mort prochaine, car il lui était impossible de se rendre en exil. Le tyran entra alors, dit-on, dans une grande fureur et répondit : « S'il ne peut aller à cheval, qu'on lie ensemble deux boeufs sauvages qui le traîneront, attaché par des cordes, au lieu que j'ai désigné. » Nous fûmes donc forcés de le lier en travers sur un mulet, ainsi qu'un vulgaire tronc d'arbre, et de le transporter de la sorte tout le long de la route.

On nous réunit tous à Sicca et à Laribus, où les Maures devaient nous prendre pour nous emmener au désert. Nous y trouvâmes deux comtes, qui entreprirent méchamment de fléchir les confesseurs par leurs paroles engageantes et trompeuses. « Qui vous porte, disaient-ils, à résister avec tant de ténacité aux ordres de notre maître, vous que le roi pourrait combler d'honneurs, si seulement vous accédiez à sa volonté ? » Mais tous s'empressèrent de protester vivement et de crier : « Nous sommes chrétiens et catholiques, et nous confessons hautement la Trinité inviolable dans l'Unité divine. » Cette réponse leur valut une surveillance plus pénible à la vérité, mais pourtant encore assez large ; car nous avions la faculté de nous rendre dans les églises, d'y prêcher aux fidèles la parole de Dieu, et d'y célébrer les saints mystères.

Il y avait aussi parmi nous beaucoup de jeunes enfants ; poussées par leur tendresse, leurs mères les avaient suivis, les unes se réjouissant du sort qui leur était réservé, les autres tâchant de les ramener chez elles; les unes se félicitaient d'avoir enfanté des martyrs ; les autres, voyant leurs enfants sur le point de mourir, voulaient par un second baptême les détourner de confesser leur foi. Mais pas un ne se laissa séduire par les caresses ; chez aucun les sentiments naturels ne purent faire entrer dans leur coeur l'amour de la vie terrestre. — Je me ferai le plaisir de raconter brièvement ce que fit une vieille femme en cette occasion. Comme nous cheminions vers l'exil, en compagnie

 

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des serviteurs du Christ (nous faisions route de préférence la nuit pour éviter les ardeurs du soleil), nous aperçûmes dans nos rangs une femme du peuple, portant un petit sac et d'autres vêtements, et tenant par la main un petit enfant qu'elle consolait en ces termes : « Hâte-toi, mon petit seigneur, vois avec quel joyeux empressement tous les saints confesseurs volent à la couronne du martyre! » Nous lui reprochâmes l'indélicatesse qu'il y avait pour elle, femme, à se mêler à des hommes. et à accompagner l'armée du Christ; mais elle de nous répondre : «Bénissez-moi, bénissez-moi ; priez pour moi et pour mon petit-fils; car, bien que misérable pécheresse, je suis la fille de l'ancien évêque de Ztra. — Pourquoi donc alors, lui dîmes -nous, marchez-vous en si misérable appareil, et qui a bien pu vous décider à faire une si longue route ? » Elle répliqua : « J'accompagne en exil ce petit enfant votre serviteur, afin que l'ennemi ne le trouve pas seul et ne puisse pas le faire périr en le détournant de la vérité. » Cette réponse nous arracha des larmes, et nous ne sûmes que dire, sinon que la volonté de Dieu fût faite.

Mais dès que notre ennemi, qui déjà se disait peut-être en lui-même : « Je vais m'emparer de leurs dépouilles et en rassasier mon coeur, mon glaive abattra des victimes, et mon bras fera sentir sa domination, » vit qu'il ne pouvait tromper aucun des serviteurs de Dieu, il se prit à chercher les réduits les plus étroits et les plus horribles pour y incarcérer les soldats du Christ. Il leur enleva même la consolation que leur eût procurée la visite de leurs semblables ; il préposa à leur garde des surveillants et leur fit infliger de cruels tourments ; de plus, il les entassa pêle-mêle les uns sur les autres, serrés comme une nuée de sauterelles, ou, pour mieux dire, comme des grains du plus précieux froment. Dans ces étroits espaces, on ne leur accordait même pas un endroit pour leurs besoins naturels : aussi étaient-ils obligés de les satisfaire sur place, en sorte que l'infection et la puanteur, qui se dégagèrent bientôt de ces immondices, devinrent pour eux le plus insupportable des supplices. C'est à peine si nous pûmes quelquefois fléchir les Maures au moyen d'énormes sommes d'argent, et pénétrer dans ces réduits pendant le sommeil des Vandales qui les gardaient. Nous nous

 

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engagions alors dans un véritable lac d'ordures, nous y enfoncions jusqu'aux genoux, en sorte que nous pouvions y voir l'accomplissement de la prophétie de Jérémie : « Ceux qui ont mangé dans la pourpre se sont rassasiés d'ordures. » Que pourrais-je ajouter ? M'attarderai-je dans ces détails ? Finalement, au milieu du vacarme des Maures, ils reçurent l'ordre de se préparer à prendre le chemin de l'exil qui leur avait été assigné.

Ils sortirent de leur prison un dimanche, le visage et la chevelure tout souillés d'immondices ; les Maures cependant les harcelaient cruellement, tandis qu'ils chantaient d'un cœur joyeux cette hymne au Seigneur : « Telle est la gloire réservée à ses saints ! » — Ils rencontrèrent en cet endroit le saint évêque d'Unizibire, Cyprien ; consolateur admirable, il savait, au milieu de ses larmes, témoigner à chacun une affection paternelle ; volontiers il eût « donné sa vie pour ses frères », volontiers il se fût exposé aux tourments, après avoir distribué tout son avoir aux frères dont il voyait le complet dénuement. Confesseur lui-même par le coeur et par le courage, il cherchait le moyen d'unir son sort à celui des confesseurs ; dans la suite, après les souffrances multiples d'une dure captivité, il partit tout joyeux pour l'exil, qu'il avait tant souhaité.

Quelles multitudes se rendirent alors en ces lieux, des diverses provinces et des villes, pour visiter les martyrs du Christ ? Les routes et les voies publiques en pourraient témoigner. Toutefois les fidèles évitaient les grandes routes, ils préféraient descendre en masse compacte par les sentiers des montagnes; ils portaient en main des cierges allumés, et venaient déposer leurs petits enfants aux pieds des confesseurs, en leur disant : « Tandis que vous courez à la couronne du martyre, à qui confiez-vous notre misérable existence ? Qui se chargera maintenant de régénérer ces petits enfants dans les eaux de la fontaine éternelle de vie ? qui nous donnera dorénavant les pénitences à accomplir et réconciliera les pécheurs ? car c'est à vous qu'avait été dite cette parole : « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel ; » qui donc désormais nous conférera le sacrement de pénitence et nous déliera des entraves de nos fautes en nous accordant la réconciliation ? qui voudra accompagner nos funérailles des prières solennelles ? qui donc enfin célébrera parmi

 

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nous les rites accoutumés du saint sacrifice? Il nous serait doux de vous suivre, s'il nous était permis de le faire, afin qu'aucune extrémité ne séparât les enfants de leurs pères. » Ces paroles et ces larmes furent une raison pour les barbares de priver désormais les confesseurs de toute consolation. Par contre, on les pressait de plus en plus pour les faire arriver au lieu qu'on leur avait destiné et qu'ils avaient tant de peine à atteindre. Bien des vieillards et des jeunes gens délicats tombaient épuisés par cette marche forcée ; les barbares les poussaient alors de la pointe de leurs lances ou les frappaient avec des pierres, ce qui ne faisait qu'augmenter leur épuisement.

Pour tous ceux qui décidément ne pouvaient plus marcher, les Maures reçurent bientôt l'ordre de les lier par les pieds, et de les traîner, ainsi que des cadavres d'animaux, par des chemins impraticables et semés de cailloux : les malheureux y laissèrent d'abord leurs vêtements, puis tous leurs membres les uns après les autres : car ici leur tête se brisait coutre les angles aigus des quartiers de roches ; là, leurs côtes se déchiraient; ainsi rendaient-ils l'âme entre les mains des gens qui les traînaient. Le nombre de ces martyrs fut si considérable, que nous n'avons pu l'évaluer ; mais leurs modestes sépultures, semées tout le long des routes, en témoignent avec allégresse. — Les vaillants, qui purent atteindre jusqu'au désert, furent parqués là tous ensemble, ne recevant, comme les animaux, qu'un peu d'orge pour toute nourriture. Cette solitude était peuplée d'animaux venimeux et de scorpions, à tel point que cela paraît peu croyable à ceux qui ne connaissent pas ce pays ; les premiers, par leur souffle seul, pouvaient atteindre de leur virus ceux mêmes qui étaient à distance ; quant aux scorpions, chacun sait que leur piqûre est incurable. Mais, grâce à la protection divine, le venin de ces reptiles n'a nui jusqu'à présent à aucun des serviteurs du Christ. — Bientôt après, les grains d'orge dont ils se nourrissaient leur furent supprimés. Mais quoi ? Le Seigneur, qui avait envoyé la manne à nos pères, ne pourrait donc pas nourrir de nouveau ses enfants au désert ?

Cependant le tyran préparait de nouvelles rigueurs contre l'Église de Dieu : non content d'avoir déjà retranché plusieurs de ses membres, il voulait anéantir son corps tout entier.

 

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Le jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, il fit remettre à l'évêque Eugène un édit, qu'il devait lire à l'Église en présence de Réginon, légat de l'empereur Zénon ; ce décret, que des messagers portèrent sur tous Ies points de l'Afrique, était ainsi conçu : « Hunérich, roi des Vandales et des Alains, à tous les évêques partisans de l'homoousios. Vous connaissez tous l'interdiction que nous avons dû porter contre vos prêtres, non pas une fois, mais à plusieurs reprises, de célébrer leurs assemblées religieuses dans les provinces cédées aux Vandales, pour les empêcher de séduire et de troubler les âmes chrétiennes. Or l'on a découvert que plusieurs d'entre eux avaient, au mépris de cette loi, célébré la messe dans les provinces qui nous sont échues, objectant, pour leur défense, qu'ils professaient la règle de la foi chrétienne dans son intégrité. Aussi, comme nous voulons couper court à tout scandale dans les pays que Dieu nous a confiés, avons-nous décidé, sous son inspiration et du consentement de nos saints évêques, qu'aux prochaines calendes de février vous eussiez à vous réunir tous à Carthage : personne ne pourra alléguer la crainte comme excuse ; là, vous soumettrez à la discussion avec nos vénérables évêques les points de notre foi, et vous aurez à établir, par la sainte Ecriture, votre croyance à l'homoousios, afin que nous puissions juger de la pureté de votre foi. Nous avons envoyé cet édit à tous les évêques nos collègues établis dans toute l'Afrique.

 

« Donné le XIII des calendes de juin, la 7e année d'Hunérich. »

 

Lorsque nous eûmes pris ensemble connaissance de cette missive, « notre cœur en fut tout accablé et nos yeux s'assombrirent » ; dès lors, en vérité, les larmes remplacèrent nos jours de fête, et les lamentations nos cantiques : car l'édit annonçait par sa teneur qu'une terrible persécution était proche. Dire : «nous voulons couper court à tout scandale dans les provinces que Dieu nous a confiées », signifiait à nos yeux « nous ne voulons plus de catholiques dans le royaume ». Nous nous consultâmes sur le parti à prendre ; pour tenter d'arrêter cette calamité qui nous menaçait, nous ne trouvâmes qu'un seul expédient ; le saint évêque Eugène essaierait près du tyran le dernier moyen de fléchir son cœur, si la chose était encore possible : il lui

 

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enverrait une supplique où il exposerait son sentiment en ces termes : « Toutes les fois que l'âme, la vie éternelle ou la foi chrétienne sont en question, nous devons, — la sage prévoyance du roi nous y autorise, — faire connaître sans crainte ce qui nous paraît le parti le meilleur. Le compromis royal nous autorise à nous acquitter sans crainte du devoir où nous sommes de faire connaître tout ce qui convient chaque fois que l'on aborde une question touchant l'âme, la vie éternelle ou la foi chrétienne. Votre Royale Majesté a daigné récemment envoyer un avis à mon humble personne ; le notaire Witarit, qui nous a communiqué, nous en a donné une connaissance exacte et fidèle, dans l'église, en présence du clergé et du peuple. Nous y avons appris que le roi avait également fait transmettre à tous nos collègues dans l'épiscopat l'ordre de se réunir au jour marqué, afin d'exposer leur foi : nous avons notifié que nous accédions avec respect à la requête. Mais nous avons humblement fait remarquer au notaire royal que les projets du prince devaient être portés à la connaissance de tous nos frères dans la foi, qui habitent les régions d'outre-mer ; car partout on reconnaît l'autorité de cette foi, et par suite ce n'est pas seulement l'intérêt des provinces d'Afrique qui est en cause, mais aussi celui du monde entier. Et puisque je me suis engagé à présenter ma supplique au prince, je supplie Votre Grandeur, ai-je dit au notaire, de bien vouloir porter la présente requête au roi, mon très miséricordieux seigneur ; la clémence royale sera ainsi informée qu'avec la grâce de Dieu nous sommes bien loin de décliner et d'éviter le débat légal, mais que nous ne pouvons nous prononcer sur notre foi sans l'assentiment de toute la catholicité. Nous supplions Sa Majesté, dont nous connaissons la grande bonté et la justice éclairée, qu'elle daigne exaucer ces prières. — Donné par Eugène, évêque de l'Eglise catholique de Carthage. »

On présenta bien au roi la supplique du bienheureux Eugène ; mais, pressé qu'il était d'aggraver encore le mal qu'il avait conçu, il lui fit répondre par Obade, préfet de son royaume : « Eugène, réduis en ma puissance tous les empires de la terre, et je ferai ce que tu me demandes. » A cette parole Eugène fit la réponse qu'elle méritait : « Jamais proposition aussi déraisonnable

 

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n'auraît dû sortir de votre bouche. Vous imitez celui qui demanderait à un homme de s'élever en volant dans les airs, ce qui certes n'est pas l'habitude des humains. J'ai dit simplement : si le souverain tient à connaître la foi une et véritable que nous professons, qu'il daigne en prévenir ses amis ; de mon côté, je demanderai à mes Pères dans l'épiscopat, et surtout au clergé de l'Eglise de Rome, la tête de toutes les Eglises, de venir nous seconder dans l'exposé que nous vous ferons de notre commune foi. » Obade se récria : « Eh quoi ! vous vous mettez sur

le rang du roi mon maître! — Nullement, voici ce que je veux dire : si le roi désire connaître la foi véritable, qu'il mande à ses amis d'envoyer ici les évêques catholiques ; pour ma part, j'écrirai à mes confrères dans l'épiscopat : car le présent débat intéresse l'Eglise catholique tout entière. » Telle était la demande du vénérable Eugène. Ce n'est pas qu'il manquât en Afrique de prélats capables de tenir tête aux adversaires ; mais il y avait un double avantage à faire venir des évêques à qui l'affranchissement de la domination vandale donnerait plus de hardiesse dans leur façon de parler, et qui pourraient ensuite informer toutes les nations de la terre des indignités dont nous étions victimes.

Mais le roi ne voulut pas entendre raison : du reste il machinait déjà son plan : sous le couvert d'affreuses calomnies, il fit accabler de mauvais traitements ceux de nos évêques dont on lui avait signalé les talents.

 

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Déjà par ses ordres Secundianus de Vibiana avait pris le chemin de l'exil, après avoir reçu cent cinquante coups de verges ; Præsidius de Sufetula, homme zélé et fort avisé, subit la même peine. Le tyran fit également fouetter les évêques Mansuetus, Germain, Fusculus et plusieurs autres. Entre temps, il interdit à ses sujets d'admettre à leur table aucun de nos catholiques. Les Vandales n'y gagnèrent rien ; mais ce fut pour nous, au contraire, un inappréciable avantage. Car, s'il est vrai que, selon le mot de l'Apôtre, « la parole des hérétiques s'insinue dans l'âme comme la gangrène » dans une plaie, à quelle souillure ne s'expose-t-on pas lorsqu'on s'assied à leur table ! L'Apôtre dit en effet « qu'il faut fuir même la table des impies ».

Déjà le feu de la persécution commençait à prendre ; le tyran, dans sa rage de dévastation, l'avait allumé partout. A cette époque, le Seigneur se plut à opérer, par son fidèle serviteur Eugène. un miracle éclatant que je ne saurais passer sous silence. Il existait à Carthage un aveugle nommé Félix, fort bien connu de toute la ville. La nuit qui précédait la fête de l'Epiphanie, le Seigneur lui apparut en songe : « Lève-toi, lui dit-il, va trouver mon serviteur, l'évêque Eugène, et dis-lui que je t'ai envoyé vers lui. Lorsqu'il bénira la piscine où doivent être baptisés les catéchumènes, il te touchera les yeux : aussitôt ils seront ouverts et tu verras la lumière. » — L'aveugle se rend compte de la vision et de l'ordre qui lui est donné ; mais, se croyant le jouet d'un rêve, comme il arrive souvent, il ne se leva pas ; à peine se rendormait-il, pour la seconde fois il reçoit l'ordre d'aller trouver Eugène. De nouveau il néglige l'avertissement. Mais une troisième injonction se fait entendre, plus pressante et plus sévère. Cette fois il se décide à réveiller l'enfant qui d'ordinaire le conduit par la main. D'un pas alerte il se rend à la basilique de Fauste ; il y adresse à Dieu une prière entrecoupée de sanglots, et supplie un diacre, nommé Pérégrinus, de vouloir bien prévenir l'évêque qu'il a un secret à lui communiquer. Le prélat averti fait entrer le pauvre aveugle. La basilique était à ce moment, en raison de la solennité, toute remplie du chant des hymnes nocturnes, exécuté par le peuple chrétien. L'aveugle aborde l'évêque et lui-même narre les circonstances de sa vision ; puis il ajoute : « Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez rendu la vue comme vous l'ordonne Notre-Seigneur ! — Retirez-vous de moi, mon frère, lui répond le prélat, je suis un indigne pécheur, le plus coupable des hommes, moi que le Seigneur a réservé pour cette époque troublée. » Mais le pauvre homme, lui tenant les genoux embrassés, ne cessait de répéter : « Rendez-moi la vue, comme il vous a été ordonné. » Eugène considérait cette foi de l'aveugle, toute dénuée de respect humain ; et comme déjà l'heure était venue de se rendre aux fonts baptismaux avec le clergé, il y emmène l'aveugle avec lui. Agenouillé sur le sol du baptistère, il appelle, avec gémissements et sanglots, la bénédiction du ciel sur la fontaine sainte, puis, la bénédiction terminée, il se

 

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lève, et, se tournant vers l'aveugle : « Je vous l'ai déjà dit, mon frère Félix, je ne suis qu'un pécheur. Mais que Dieu, qui vous ;a visité, récompense votre foi et ouvre vos yeux à la lumière ! » Et ce disant, il lui imprime sur les yeux le signe de la croix. Aussitôt, par l'intervention divine, l'aveugle recouvre la vue. Dans la crainte que la foule enthousiasmée par un tel miracle n'étouffe l'aveugle guéri, l'évêque le retient près de lui jusqu'à ce que tous aient été baptisés. Mais, la cérémonie terminée, le prodige éclate aux yeux de l'assemblée tout entière. Selon l’usage, l'évêque se rend à l'autel, et Félix l'y accompagne pour offrir à Dieu l'oblation en reconnaissance de sa guérison : l'évêque la reçoit et la dépose sur l'autel. Alors la joie du peuple ne connaît plus de bornes, elle éclate en frémissements que rien ne peut contenir. — Mais déjà un traître s'est empressé d'avertir le tyran. On vient s'emparer de Félix, on le presse de déclarer ce qui s'est passé et comment il a recouvré la vue. Au récit du miracle, les prélats ariens s'écrient qu'Eugène a usé de maléfices pour opérer ce prodige. Cependant la confusion

les accable ; ils ne peuvent faire mystère de ce fait éclatant, car par toute la cité on ne connaît que Félix : mais, comme les Juifs jadis avaient voulu se débarrasser, par le meurtre, de Lazare ressuscité, ainsi les ariens cherchaient-ils les moyens de le faire périr.

Cependant on approchait du jour fatal de notre comparution que le roi avait fixée aux calendes de février. A la date indiquée se trouvèrent réunis à Carthage, outre les prélats de l'Afrique entière, ceux de plusieurs îles adjacentes : l'affliction et la tristesse remplissaient tous les cœurs. Pendant plusieurs jours nous n'entendîmes rien dire : le tyran achevait d'écarter," pour les faire périr ensuite sous des inculpations mensongères, ceux des évêques catholiques dont il connaissait la science et l'habileté. Au nombre de ces docteurs était un prélat remarquable entre tous pour son zèle et l'étendue de ses connaissances : après l'avoir fait languir longtemps dans un horrible cachot, il le fit périr par le feu, pensant réduire ainsi les autres par la crainte que leur inspirerait un tel exemple.

Enfin l'on se réunit pour la discussion annoncée, dans un

 

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endroit choisi par nos adversaires. Afin d'éviter le tumulte des voix, — car nos ennemis auraient pu dire ensuite que notre multitude les avait débordés, — les nôtres résolurent de nommer dix d'entre eux qui parleraient au nom de tous. Cyrilas trouva bon de s'installer avec ses satellites sur un trône élevé, splendidement paré, tandis que les nôtres restaient debout. A cette vue, les nôtres ne purent s'empêcher de faire cette réflexion: « On est heureux d'assister à une conférence, quand on n'y voit pas s'étaler un orgueil outrecuidant, surtout quand on y est venu d'un commun accord, pour reconnaître loyalement la vérité que doivent proclamer des juges impartiaux après l'audition des parties adverses. Mais, à présent, qui connaîtra la cause, qui l'examinera avec assez d'indépendance pour donner gain de cause à l'exposé de la vérité et condamner l'imposture ? » Tandis que ces questions s'agitaient, le notaire rayai prend la parole: « Le patriarche Cyrilas a déclaré... » A l'énoncé de ce titre pompeux que, sans y avoir droit, s'était arrogé le prélat arien, les nôtres protestent avec indignation : « Qu'on nous lise donc les lettres où l'on a conféré à Cyrilas le titre dont il se pare » Cette réclamation suscite les clameurs de nos adversaires, qui se mettent à nous prêter de mauvais desseins. Puis, comme les nôtres demandent que, si ou leur interdit de contrôler devant la sage assemblée les droits du prélat, on leur accorde du moins de différer le débat, l'ordre est donné d'administrer cent coups de verges à. tous les catholiques présents. Le bienheureux Eugène dit alors : « Que Dieu soit témoin de la violence que l'on nous fait, qu'il considère les mauvais traitements dont nous accablent nos persécuteurs ! » — Se tournant ensuite vers Cyrilas, nos évêques lui disent : « Expose-nous. à présent ce que tu as décidé ! — J'ignore le latin, répond Cyrilas. — Nous savons au contraire, lui répliquent les nôtres, que le latin est ta langue habituelle. Ce n'est plus le moment de te dérober, toi qui es l'auteur de toute cette effervescence. » Mais par mille nouveaux prétextes, le prélat cherchait à éluder la conférence, car il voyait les catholiques beaucoup mieux préparés à la discussion qu'il ne l'avait cru : ils avaient en effet, en prévision des événements, rédigé un exposé de la foi avec tout l'art et toute l'étendue nécessaires ; « Si vous désirez être

 

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renseignés sur notre foi, dirent-ils, la voici telle que nous la professons (1). »

LIVRE III.

 

Lorsqu'on eut donné lecture à l'assemblée de cet exposé de la foi catholique, nos adversaires, dont les yeux aveuglés ne pouvaient supporter l'éclat de la vérité, se mirent à pousser des cris insensés, et protestèrent avec véhémence contre le titre de catholiques que nous avions pris. Dans leur rage, ils nous accusèrent effrontément auprès de leur prince d'avoir déserté la conférence à la faveur du tumulte occasionné par nous. Le roi, ajoutant aussitôt foi à ce rapport mensonger, entra dans une grande colère et se hâta de mettre à exécution ce qu'il méditait depuis longtemps. Un décret avait été préparé d'avance : sur-le-champ, il le fit porter dans toutes les provinces de son empire par des émissaires secrets ; et, du même coup, tandis que les évêques se trouvaient à Carthage, il fit fermer toutes leurs églises et confisquer tous leurs biens au profit de ses propres évêques. Sans se rendre compte de ce qu'il disait dans ce décret, ni à qui s'adressaient les paroles dont il se servait, il eut l'audace de retourner contre nous, en y ajoutant beaucoup de son cru, sous le seul contrôle de sa volonté tyrannique, une loi qu'avaient jadis édictée les empereurs chrétiens contre les ariens eux-mêmes et les autres hérétiques, en l'honneur de l'Eglise catholique. Telle était la teneur de cette nouvelle loi :

« Hunéric, roi des Vandales et des Alains, à tous les sujets de son royaume.

« A la souveraineté royale il appartient de faire retomber les maux sur ceux qui les ont causés. Quiconque se sent coupable de quelque délit doit s'attribuer à lui-même la peine qu'il encourt. C'est du jugement même de Dieu que s'inspire notre clémence, dans ces occasions, pour rendre à chacun selon ses oeuvres, bonnes ou mauvaises, en distribuant suivant le cas le châtiment ou la récompense.

 

1. Nous omettons la traduction de cet opuscule théologique intitulé : Libellas fidei.

 

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« Devant l'attitude provocatrice de ceux qui 'ont cru pouvoir mépriser les prescriptions de notre père d'illustre mémoire et celles de notre clémence, nous avons dû prendre le parti de la rigueur. Nos décrets avaient, en effet, porté à la connaissance de tous l'interdiction faite aux prêtres partisans de l’homoousios de réunir aucune assemblée de fidèles et de pratiquer leurs mystères corrupteurs au milieu des Vandales. Ils n'ont tenu aucun compte de cette défense, et même on nous en a cité plusieurs qui protestaient de la pureté de leur foi. Aussi, comme chacun le sait, avons-nous fait avertir tous les prélats d'avoir à s'assembler, sans crainte, aux calendes de février, en la huitième année de notre règne, pour tâcher d'établir un accord sur leurs déclarations : nous leur concédions ainsi un délai de neuf mois ; au bout de ce temps ils se réunirent en effet à Carthage, et nous leur laissâmes encore quelques jours de répit. Sur leur affirmation qu'ils étaient prêts à la discussion, nos évêques leur proposèrent, dès la première séance, d'établir la doctrine de l'homoousios par les saintes Ecritures, comme ils en avaient reçu l'ordre ; ou bien de condamner tout ce qu'avaient anathématisé à Rimini et à Séleucie plus de mille prélats réunis de tous les points de l'univers. Mais ils se refusèrent à tout, préoccupés qu'ils étaient uniquement d'ameuter les foules qu'ils avaient réunies. Qui plus est, lorsque le lendemain nous leur fîmes porter l'ordre de s'expliquer sur leur foi, ils mirent le comble à la témérité en empêchant par leurs cris séditieux que l'on n'en vînt au débat.

« Puisqu'ils mettent ainsi notre autorité au défi, nous avons résolu de tenir leurs églises fermées aussi longtemps qu'ils se refuseront à la controverse prescrite sans doute de détestables conseils leur ont donné tant d'obstination dans leur refus. C'est de plus pour nous un devoir de stricte justice, et la teneur des lois mêmes nous y autorise, de retourner contre ces rebelles les édits qu'avaient rendus dans d'autres circonstances les empereurs attachés aux mêmes erreurs. D'après leurs prescriptions, aucune église n'était accessible à d'autres qu'à des prélats catholiques ; nul autre qu'eux n'avait, en quelque endroit que ce fût, le droit de réunir des assemblées religieuses, d'occuper ou de construire aucune église non seulement dans les villes, mais les

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plus petits hameaux ; celles qui avaient appartenu aux ariens étaient confisquées, les biens mêmes de nos prélats étaient affectés aux églises catholiques et à leurs évêques ; les ministres du culte ne pouvaient plus se fixer en aucun endroit, ils étaient proscrits des villes et des campagnes ; ils n'avaient plus le droit ni de baptiser ni de discuter sur des points de religion, ni d'ordonner les évêques, les prêtres ou quelque autre clerc, sous peine, pour les consécrateurs comme pour les ordonnés, de se voir infliger une amende de dix livres d'or : de plus, tout accès était fermé à leurs requêtes ; ceux mêmes qui auraient des besoins spéciaux n'obtiendraient pas davantage : si enfin cette situation extrême ne triomphait pas de leur constance, ou les chasserait de chez eux et on les enverrait en exil sous bonne escorte.

« Les laïcs n'étaient pas à l'abri de la fureur de ces empereurs : on leur enlevait tout droit de léguer, de tester, et d'acquérir quoi que ce fût, même en héritage, à aucun titre de fidéicommis, de legs, ni d'abandon par suite de décès, en vertu d'aucun codicille ou autre écriture ; les dignitaires mêmes du palais étaient mis sous le coup d'une condamnation d'autant plus pénible que leur position était plus élevée : honteusement privés de tous les égards dus à leur rang, ils se voyaient mettre au rang des criminels publics. Les ministres des magistrats étaient eux aussi condamnés à une amende de trente livres d'argent ; ceux qui, après l'avoir payée jusqu'à cinq fois, étaient convaincus de tenir encore à leur erreur, devraient être châtiés de verges et envoyés en exil.

« Tous les livres appartenant aux prêtres poursuivis devaient être livrés aux flammes (à ce propos, nous ordonnons à présent qu'on fasse subir le même sort à tous les écrits où nos ennemis ont puisé l'erreur que nous poursuivons). Comme nous l'avons dit, chaque personne avait sa peine spéciale : les illustres devaient payer chacun cinquante livres d'or, les spectabiles quarante, les sénateurs trente, les principales vingt, les sacerdotales trente, les décurions, les marchands et les gens du peuple cinq, les circoncellions dix; si cette peine ne suffisait pas à vaincre leur constance, leurs biens étaient confisqués et eux-mêmes prenaient le chemin de l'exil. Les dignitaires dans

 

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les cités, les intendants et les fermiers eux-mêmes étaient châtiés pour tous ceux de la religion arienne qu'ils auraient cachés, ou qu'ils n'auraient pas dénoncés et amenés devant le juge ; bien plus, les tenanciers de biens royaux étaient condamnés, à titre de peine, à payer au fisc une indemnité égale à la rente qu'ils servaient au trésor royal. — Aussi, à notre tour, avons-nous soumis à la même amende tout catholique, propriétaire ou fermier, qui persisterait dans son erreur. — Les juges mêmes qui ne se hâtaient pas d'instruire de pareilles causes, payaient leur insouciance du bannissement et de la peine de mort. Enfin parmi les premiers magistrats, l'on en choisissait trois que l'on soumettait à la torture, les autres devaient payer une amende de vingt livres d'or.

« Il est donc temps de contenir par des lois semblables ces partisans de l'homoousios, qui s'obstinent dans cette opinion perverse. Nous leur défendons d'user à l'avenir des procédés énoncés ci-dessus dans aucune poursuite judiciaire devant les magistrats des villes. Nous faisons la même défense aux juges qui ont déjà en la malveillance d'infliger de rudes châtiments aux ariens. — Vous tous donc qui tenez pour cette doctrine de l'homoousios solennellement condamnée dans un concile par une multitude de prélats, nous vous interdisons d'employer aucun des moyens et procédés indiqués plus haut ; mais, en revanche, attendez-vous à subir tous les mêmes peines, si avant les calendes de juin de la présente année, la huitième de notre règne, vous ne vous êtes convertis à l'arianisme. Ce long délai, que dans notre miséricorde nous vous accordons, sera un gage d'indulgence pour ceux qui renonceront à leur erreur, mais il méritera aussi de terribles châtiments aux endurcis. Pour ceux, en effet, qui persévéreront dans leur manière de voir, quel que soit le grade qu'ils occupent dans notre milice, le titre qu'ils portent ou la fonction qu'ils remplissent, ils supporteront une amende proportionnée à leur rang, selon le tarif indiqué plus haut, nonobstant la faveur que tel ou tel d'entre eux aurait pu s'attirer frauduleusement. Les particuliers de tout lieu et de toute condition seront, eux aussi, soumis aux peines proportionnées, édictées jadis dans les lois susnommées contre les ariens. Enfin les juges provinciaux qui se montreront

 

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négligents dans l'exécution de ces prescriptions subiront le châtiment désigné plus haut.

« Nous decrétons d'autre part, par les présentes lettres, que nos prêtres, seuls véritables ministres de la majesté divine, entreront en possession de toutes les églises appartenant au clergé catholique, et répandues sur toute la surface de l'empire dont la faveur divine nous a constitué le maître, persuadé que les indigents bénéficieront sous forme d'aumônes de richesses si légitimement acquises à nos saints évêques.

« Que ces décrets, puisés aux sources mêmes de la justice, parviennent à la connaissance de tous, en sorte que personne ne puisse invoquer le prétexte d'ignorance

« Tous nos voeux sont pour votre santé.

« Donné à Carthage, le vx des calendes de mars. »

A peine ce souverain avait-il publié ces funestes décrets tout

empoisonnés d'un venin mortel, qu'il fit rechercher dans leurs hôtelleries tous les prélats réunis à Carthage : n on content de leur avoir déjà ravi leurs églises, leurs demeures et leurs biens, il les fit dépouiller de tout, et, dans cet état, les chassa de la ville. On ne leur laissa emmener ni mouture, ni serviteurs, ni prendre des vêtements de rechange. Bien plus, défense était faite à qui que ce fût d'offrir l'hospitalité ou de faire l'aumône à aucun de ces malheureux : celui qui, touché de compassion, s'aviserait de le faire quand même, serait brûlé, corps et biens. Par un sentiment de prudence, les prélats préférèrent la mendicité à la fuite ; outre l'empressement qu'on aurait mis à les faire revenir, ils y virent cet autre inconvénient qu'on aurait pu les accuser avec raison d'éviter les explications, comme déjà on leur en faisait le reproche mensonger ; du reste, quand même ils auraient pu retourner chez eux, n'auraient-ils pas trouvé leurs églises et leurs propres demeures entre les mains des ariens ?

Or, tandis qu'ils gisaient, en plein air, sous les murs de Carthage, il advint que le monarque impie sortit de la ville, se rendant à son bain : d'un commun accord ils se décidèrent à se porter à sa rencontre : « Pourquoi sommes-nous ainsi maltraités ? lui demandèrent-ils. Quel mal avons-nous fait pour avoir mérité de tels tourments ? Nous sommes venus pour discuter : pourquoi nous a-t-on dépouillés, chassés, repoussés, privés de

 

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nos églises et de nos demeures, affamés et dénués de tout, réduits à vivre aux portes de la cité, au milieu des ordures ? » Mais le tyran, sans écouter leur plainte jusqu'au bout, leur lançant un regard farouche, donna l'ordre à ses cavaliers de foncer sur ces malheureux, non seulement pour les écarter, mais dans le but de les écraser. De fait, plusieurs d'entre eux furent massacrés, en particulier les vieillards et les infirmes.

Bientôt après, ordre leur fut donné de se réunir au temple de la Mémoire : les serviteurs de Dieu s'y rendirent aussitôt, sans se douter des embûches qu'on leur préparait. A leur arrivée, on leur présenta un écrit, encore roulé, et on leur dit pour les tromper : « Malgré la peine que causent à notre roi Hunérich vos mépris et la mollesse que vous mettez à accomplir l'ordre qu'il vous a donné d'embrasser sa religion, il vous veut encore du bien : jurez donc de vous conformer à la teneur de cet écrit, il vous rendra aussitôt vos églises et vos demeures. » A cette déclaration, nos évêques n'eurent qu'une voix pour répondre : « Nous le proclamons, comme nous l'avons fait et le ferons toujours, nous sommes chrétiens, nous sommes évêques, et nous confessons la foi apostolique, une et véritable. » Après quelques moments de silence, derechef les émissaires du roi firent diligence pour extorquer le serment demandé. Devant cette insistance, les vénérables évêques Hortulanus et Florentianus prirent la parole au nom de tous : « Sommes-nous donc des animaux dépourvus de raison pour souscrire à la légère à un écrit dont nous ignorons la teneur ? » Les envoyés du roi leur donnèrent alors lecture de la déclaration, que jusque-là ils s'étaient ingéniés, par leurs discours perfides, à tenir cachée. Tels en étaient les termes captieux : « Jurez que vous choisirez pour roi, à la mort de notre souverain, son fils Hildirich, et qu'aucun d'entre vous ne fera de démarches contraires au delà des mers. Si vous prêtez ce serment, notre maître vous rétablira dans vos églises. » Une pieuse simplicité poussa plusieurs d'entre nos évêques à engager leur foi, malgré la défense qu'en a faite le Seigneur: ils voulaient enlever aux fidèles le prétexte de dire plus tard que les évêques avaient entravé la restitution des églises par leur refus de prêter serment. Mais d'autres plus avisés virent bien le piège qu'on leur tendait, et, forts de la prescription divine que contient

 

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l'Evangile, « de ne jurer en aucune occasion », ils se refusèrent énergiquement à engager leur parole. Les ministres du roi de s'écrier alors : « Que tous ceux qui consentent à jurer se mettent à part !» Cela fait, les notaires royaux s'empressèrent d'enregistrer la déclaration de chacun, avec l'indication du siège épiscopal ; on fit de même pour ceux qui refusèrent le serment. Aussitôt après, les uns et les autres furent enfermés en prison.

Cependant la ruse ne tarda pas à se manifester au grand jour. A ceux en effet qui avaient prêté le serment, on tint ce langage : «Pour avoir enfreint la loi divine qui vous défendait de jurer, le roi vous condamne à ne jamais plus revoir vos villes ni vos églises ; désormais vous cultiverez les champs comme de simples colons, avec cette restriction toutefois qu'il ne vous sera permis ni de chanter des psaumes, ni de prier en commun, ni d'avoir en main aucun livre de lecture ; vous ne pourrez ni baptiser, ni ordonner, ni absoudre. » Quant à ceux qui avaient refusé le serment : « Puisque vous ne voulez pas, leur dit-on, du fils de notre roi pour votre souverain, car tel a été le vrai mobile de votre refus de jurer, vous serez exilés en Corse où l'on vous emploiera à la coupe des arbres pour la flotte royale. »

Mais la bête se sentait encore dévorée de la soif de sang innocent. Les évêques n'avaient pas encore pris le chemin de l'exil, que déjà sur tous les points de l'Afrique se répandaient les plus cruels des bourreaux; nulle demeure, nul lieu ne devaient échapper au deuil et à la désolation, ni l'âge, ni le sexe ne devaient être épargnés, à moins que l'on ne triomphât des volontés. Les supplices des verges, de la corde et du feu furent tour à tour employés contre les fidèles. Pour les femmes, surtout celles de haut rang, les bourreaux violaient tous les droits de la nature : après les avoir complètement dépouillées, ils les torturaient à la vue de tout le peuple. Je rapporterai en passant l'exemple de notre compatriote, Dionisia. Plus courageuse et plus belle que les autres matrones, elle était naturellement désignée à la haine des barbares ; aussi se disposaient-ils à l'exposer sans vêtements au supplice des verges. Mais, confiante dans le Seigneur, elle leur fit cette demande suppliante : « Torturez-moi autant que vous voudrez, mais ne dévoilez pas l'ignominie de mon corps. » Cela ne fit qu'exciter leur rage ; furieux, ils l'entraînèrent sur une

 

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hauteur d'où tous pourraient la contempler en cet état. Puis, tandis que, sous la pluie des coups, des ruisseaux de sang inondaient son corps, elle ne craignit pas de leur crier : « Ministres de Satan, vous croyez me couvrir de honte, mais ce m'est au contraire un sujet de gloire. » Toute nourrie qu'elle était de la science des saintes Ecritures, cette femme, épuisée par les tourments et déjà martyre, excitait les spectateurs à souffrir, eux aussi, le martyre : son exemple opéra le salut de sa patrie presque entière.

Elle aperçut une fois son fils unique, qui, dans toute la délicatesse de son jeune âge, tremblait à la vue des tourments ; lui jetant alors un regard de reproche où passa toute son autorité maternelle; elle lui communiqua une force toute nouvelle ; et tandis que sur lui pleuvaient les verges, elle lui disait : « Souviens-toi, mon fils, du baptême que nous avons reçu, au nom de la Trinité sainte, dans l'Eglise catholique notre mère 1 Ne nous laissons pas ravir la livrée de notre salut, de peur que l'Époux qui nous a invités ne nous trouve dépouillés de la robe nuptiale, et qu'il ne dise à ses serviteurs : « Jetez-les dans les ténèbres extérieures, où il n'y a que pleurs et grincements de dents. » Craignons le supplice éternel; soupirons après la vie dont nous jouirons sans fin ! » De telles paroles donnèrent au jeune homme la force de subir le martyre. Inébranlable dans la confession de sa foi, Majoric (c'était le nom de ce vénérable adolescent) atteignit enfin le terme de sa course et cueillit en rendant le dernier soupir la palme qui en était le prix. La noble matrone couvrit alors de baisers cette victime qu'elle-même avait offerte, et fit retentir les airs de ses cantiques d'action de grâces au Seigneur; toute à la joie dont la remplissait l'espoir du bonheur futur, elle voulut ensevelir la dépouille dans sa propre demeure, afin d'avoir le sentiment de n'être jamais séparée de son fils, chaque fois qu'elle invoquerait laTrinité sainte sur son tombeau. — Comme ie l'ai déjà dit, l'exemple de cette femme conduisit à Dieu grand nombre d'habitants de cette cité : il serait trop long de le raconter en détail. Parmi eux Dativa, soeur de Dionisia, Léontia, fille du saint évêque Germain, un parent de Dativa, le vénérable médecin Emilius, le pieux Tertius, célèbre par la manière dont il confessa la sainte Trinité, et Boniface de Sibida furent déchirés

 

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dans des tortures inouïes, dont je laisse à de plus capables e soin de retracer le récit.

Et qui donc encore pourrait donner une peinture exacte des tourments qu'endura pour le Christ le généreux et noble Servus,

de Thuburbo la Grande ? Après une longue flagellation, on l'exposa par toute la ville pendu à un chevalet : grâce à des poulies, tantôt on l'élevait en l'air, tantôt, les cordes étant brusquement lâchées, le corps retombait tout de son poids sur le pavé et venait ainsi qu'une pierre s'écraser sur les cailloux du sol. Lorsqu'il eut ainsi été à plusieurs reprises tiré, puis heurté avec violence aux cailloux aigus de la route, ce pauvre corps ne présenta plus sur les côtés, le dos et le ventre que lambeaux de chairs déchirées et pendantes. Ce noble Servus avait déjà souffert, du temps de Geisérich, des tourments à peu près analogues, pour n'avoir pas révélé le secret d'un de ses amis ; combien donc n'en aurait-il pas souffert à présent qu'il s'agissait de garder sa foi ! S'il s'était montré gratuitement fidèle à un

homme, combien ne devait-il pas se montrer tel envers Celui qui récompense la fidélité !

Je ne puis raconter non plus tout ce qui se passa à Culusa, car le nombre des martyrs et des confesseurs de la foi y dépasse toute supputation. On m'a cité entre autres le trait d'une dame de cette ville, qui se montra digne de son nom de Victoria. Tandis que, suspendue en l'air, elle endurait le supplice du feu sous les yeux de la foule, elle fut interpellée en ces termes, eu présence de ses propres enfants, par son époux, qui déjà avait apostasié : « Pourquoi, ma femme, subis-tu ces tourments ? Si dans ton impiété tu méprises ma prière, aie du moins pitié des enfants que tu as mis au jour ! Peux-tu donc oublier ceux qu'a portés ton sein, dédaigner ceux que tu enfantas dans la douleur? Sont-ils brisés les liens de notre amour conjugal, l'union sainte qu'avait scellée l'acte de notre mariage ? Considère, je t'en prie, tes fils et ton mari, empresse-toi d'accomplir la volonté du roi ; ainsi tu t'épargneras les tourments qu'on te réserve encore, et tu seras rendue à ton mari et à tes enfants. » Mais elle sut résister aux larmes de ses fils et aux insinuations perfides de son mari tentateur : élevant son amour bien au delà de la terre, elle n'avait plus pour le monde et ses joies

 

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que souverain mépris. Cependant, sous l'action continue de la pendaison, ses épaules finirent par se disjoindre ; les bourreaux, la croyant morte, la détachèrent et laissèrent tomber son corps inanimé. Mais plus tard elle raconta qu'une vierge s'était approchée d'elle, et, lui touchant chacun des membres, l'avait instantanément guérie.

Les termes me font défaut pour célébrer dignement le proconsul de Carthage, Victorien d'Hadrumète, l'homme le plus opulent de l'Afrique, dont la constante fidélité au monarque impie s'était manifestée dans toutes les affaires qu'on lui avait confiées. Le roi lui fit savoir dans l'intimité que s'il consentait à exécuter un ordre bien facile, il lui donnerait le pas sur tous ses favoris. Mais l'homme de Dieu répondit du ton le plus assuré aux porteurs du royal message : « Confiant en Dieu et dans le Christ mon Seigneur, vous direz de ma part au roi qu'il peut dresser ses bûchers, lâcher contre moi ses bêtes féroces, et me livrer, s'il le veut, à mille tourments : ce serait mépriser le baptême que m'a donné l'Eglise catholique, que d'accéder à son désir. Quand bien même tout finirait avec la vie présente et que nous n'aurions pas à espérer cette vie éternelle, qui est pourtant réelle, jamais je ne consentirais à jouir d'une gloire caduque et transitoire au prix d'une infidélité envers celui qui m'a donné sa foi. » Irrité de cette réponse, le tyran fit endurer à Victorien des tourments dont la durée et la cruauté défient toute description. Le saint confesseur acheva son combat dans des transports de joie divine, et recueillit ainsi la couronne du martyre.

Qui donc encore pourrait redire tous les combats des martyrs de Tambaïa ? Deux frères, originaires d'Aquae Regiae, qui habitaient cette ville, s'étaient mutuellement promis, dans l'ardeur de leur confiance en Dieu, de plaider près des bourreaux pour qu'ils souffrissent les mêmes tourments. On les suspendit donc ensemble, et on leur attacha aux pieds d'énormes pierres ; mais, après une journée de ce supplice, l'un d'eux pria qu'on le détachât et qu'on lui accordât quelque répit. L'autre, re-doutant de le voir apostasier sa foi, lui cria du haut de son gibet : « Ne fais pas cela, mon frère, ne fais pas cela ; est-ce là ce que nous avons promis au Christ ? Je devrai donc t'accuser

 

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devant son terrible tribunal, car nous avions juré, sur son corps et son sang, de souffrir pour lui de concert. » Ces paroles et d'autres semblables rendirent si bien à celui qui chancelait le courage de soutenir le combat jusqu'au bout qu'il s'écria de toutes ses forces : « Faites souffrir aux chrétiens tous les tourments et les supplices que vous voudrez ; tout ce que fera mon frère, je veux le faire aussi. » De ce moment, que de lames ardentes, que d'ongles de fer, que de tortures inouïes ils eurent à endurer ! On peut se le figurer par ce fait que les bourreaux eux-mêmes finirent par les repousser loin d'eux, sous prétexte que « leur exemple entraînait après eux toute la populace, et empêchait toute conversion à l'arianisme », mais surtout parce que les tortures qu'ils leur infligeaient ne laissaient sur leurs corps aucune meurtrissure, aucune trace apparente.

Tipasa, ville de la Maurétanie césarienne, fut aussi le théâtre de choses merveilleuses que je vais relater pour la gloire de Dieu. On venait de lui donner pour évêque un arien, notaire de Cyrilas ; c'était assurer la perte des âmes ; aussi toute la population passa-t-elle le détroit et gagna l'Espagne ; seuls, quelques catholiques durent rester dans la ville, faute d'avoir pu trouver place sur les navires. Aussitôt l'évêque arien se mit à l'ouvre pour les décider, d'abord par des promesses, puis par des menaces, à embrasser sa religion. Mais, soutenus par le Seigneur, ils ne se contentèrent pas de se moquer des propositions insensées qui leur étaient faites, ils poussèrent l'audace jusqu'à s'assembler ostensiblement dans une maison pour y célébrer les saints mystères. Averti de ce fait, le prélat arien rédigea contre eux un acte d'accusation qu'il fit porter en secret à Carthage. Cette nouvelle irrita fort le roi, qui envoya sur-le-champ l'un de ses comtes avec mission de réunir sur la place publique tous les habitants de la province, et de leur faire arracher la langue et trancher la main droite. L'ordre fut exécuté, mais après le supplice les victimes parlaient, et parlent encore aussi bien qu'auparavant. S'il s'en trouve qui ne croient pas à ma parole, qu'ils se rendent à Constantinople : ils y pourront voir un survivant, le sous-diacre Reparatus, qui parle encore aujourd'hui très correctement sans le moindre effort ; aussi le

 

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tient-on en grand honneur à la cour de l'empereur Zénon ; entre tous la reine se fait remarquer par les marques de vénération dont elle l'entoure.

Il est impossible de faire le détail complet de tous les genres de tourments que le roi fit subir à ses propres sujets ariens par les mains des Vandales eux-mêmes. Rien que pour Carthage on ne parviendrait pas à énumérer seulement les diverses sortes de supplices, même en évitant l'enflure du style. Ce que nous voyons de nos jours nous en est une preuve palpable. On rencontre à chaque pas des gens mutilés : les uns ont perdu les mains, les autres les yeux, d'autres les pieds, les oreilles ou le nez ; chez certains, par suite du supplice prolongé de la pendaison, les omoplates font saillie, tandis que la tête, au lieu d'être droite, est enfoncée entre les épaules ; d'ordinaire, eu effet, l'on pendait ces malheureux par les mains à des édifices élevés, et grâce à un système de cordes mobiles, on les balançait dans les airs de côté et d'autre : aussi arrivait-il souvent que les cordes venant à se rompre, les corps étaient projetés de ces hauteurs sur le sol ; beaucoup eurent ainsi le crâne fracassé et les yeux arrachés de leurs orbites ; d'autres, littéralement broyés, succombèrent sur le coup, ou ne survécurent que quelques instants. Celui qui me soupçonnerait de raconter des fables, pourrait consulter à ce sujet le légat de Zénon, Uranius, qui fut le principal témoin de ces horreurs : comme, en effet, il s'était vanté d'être venu à Carthage pour protéger les églises catholiques, le tyran tint à lui prouver qu'il ne craignait personne; dans ce but il plaça sur tout le trajet que suivaient d'ordinaire les légats pour se rendre au palais et en revenir, grand nombre de bourreaux et des plus cruels, ce qui est à la honte de ce royaume et de notre époque dégénérée.

Déjà sous Geisérich, l'épouse d'un officier du roi, nommée Dagila, avait, à plusieurs reprises, confessé sa foi ; or, à l'époque dont je parle à présent, cette noble dame, de complexion délicate, tout épuisée qu'elle était par les verges et les fouets, fut reléguée en un désert si sauvage qu'aucun humain ne put aile' la consoler de sa visite; ce fut pourtant dans toute la joie de son âme qu'elle abandonna sa demeure, son époux et ses fils. Plus tard, paraît-il, on lui offrit de la conduire en un lieu d'exil

 

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moins rigoureux où elle pourrait jouir de la société de ses compagnons. Mais elle supplia qu'on la laissât dans sa chère solitude, où elle croyait goûter plus de joie dans cette privation de toute consolation humaine.

Le pasteur de l'Eglise de Carthage, Eugène, avait, comme je l'ai dit, pris le chemin de l'exil. Bientôt les clercs de cette métropole subirent avec allégresse la même peine dans de lointaines contrées ; ils étaient bien cinq cents ou même davantage ; déjà les tourments et les privations les avaient réduits à la plus grande faiblesse, et l'on comptait dans leurs rangs bon nombre de petits enfants qui remplissaient les fonctions de lecteurs. Je dois mentionner entre tous le diacre Muritta, qui montra, au milieu des tourments de ses frères, une audace et une liberté de langage sans pareille. Le bourreau qui s'était vu confier le soin de torturer les confesseurs du Christ, était un certain Elpidoforus, homme cruel et féroce : il avait jadis reçu le baptême catholique dans la basilique de Fauste, et le vénérable diacre Muritta l'avait reçu au sortir de la fontaine de régénération ; dans la suite il avait apostasié, et depuis lors telle était sa haine contre l'Eglise de Dieu, que, dans la persécution, il se montra le plus acharné des exécuteurs. Que dire de plus ?

Les prêtres les premiers furent donc appelés les uns après les autres à subir le supplice ; puis ce fut le tour de l'archidiacre Salutaris ; le diacre Muritta lui succéda dans la torture, car il occupait le second rang parmi tous les diacres. Assis sur son tribunal, Elpidoforus frémissait de rage ; déjà le vénérable Muritta était étendu à terre ; mais avant qu'on l'eût dépouillé de ses vêtements, il saisit, on ne sait comment, la robe dont jadis il avait revêtu Elpidoforus au sortir de la piscine sainte. L'agitant alors en l'air et la déployant pour qu'elle fût bien vue de tous, il prononça ces paroles qui, dit-on, firent verser des larmes à la population tout entière : « Voici les vêtements qui parleront contre toi, Elpidoforus, ministre de l'erreur, lorsque paraîtra la majesté du juge souverain. Je les conserverai soigneusement pour qu'ils témoignent de ta chute, et qu'ils servent à te précipiter dans l'abîme de feu. Ils te ceignirent au moment où tu sortais purifié des eaux du baptême ; dans le gouffre de flammes où tu seras plongé, misérable, ils aggraveront

 

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sans cesse tes tourments : car tu as « endossé la malédiction n, lorsque tu as brisé et rejeté le sacrement du vrai baptême et de la vraie foi. Malheureux, que feras-tu donc au moment où les serviteurs du Père de famille auront réuni les invités autour de la table royale ? Toi aussi tu auras été admis parmi eux, mais, en te voyant dépouillé du vêtement des noces, le roi entrera dans une terrible fureur et il te dira : « Mon ami, comment es-tu venu ici sans la robe nuptiale ? Je ne vois plus, ie ne reconnais plus sur toi ce que je t'avais donné. Tu as perdu cette noble livrée qu'en neuf mois j'avais tissée de la chair d'une Vierge, que j'avais étendue sur l'arbre de la croix, lavée dans n l'eau de mon côté et empourprée de mon sang ! Tu n'as pas fait fructifier mon signe imprimé sur ton front, et je n'y re-trouve plus le sceau de la Trinité sainte. Jamais un tel homme ne prendra part à mon festin. Liez-lui donc les mains et les pieds de ses propres entraves, car c'est volontairement qu'il s'est séparé de la communion des catholiques ses anciens frères Il a tendu des pièges où il est maintenant tombé lui-même. Puisqu'il a empêché beaucoup de ses semblables de venir à ma table, en dressant des embûches tout le long du chemin, je le chasse loin de moi pour le livrer à la honte et aux opprobres éternels. » Ces paroles, et d'autres semblables, de Muritta, allumèrent chez Elpidoforus les feux de sa conscience, prélude pour lui des flammes de l'enfer.

Préparés d'avance aux coups des bourreaux, les confesseurs se dirigèrent pleins de joie vers le lieu de leur exil. Ils n'avaient pas encore atteint le terme lointain de leur voyage, que, à l'instigation des prélats ariens, on leur envoya des hommes violents et sans coeur, qui devaient leur arracher sans pitié toutes les subsistances dont la charité chrétienne avait pu les pourvoir. Chacun d'eux put alors chanter avec plus d'allégresse : « Nu je suis sorti du sein de ma mère ; nu je dois aussi me rendre dans la terre d'exil ; car dans le désert le Seigneur saura bien satisfaire notre faim et vêtir notre nudité. » Deux Vandales, qui avaient plusieurs fois déjà confessé la foi sous Geisérich, abandonnèrent leurs biens, et, accompagnés de leur mère, se joignirent à la troupe des clercs exilés. Cependant un ancien lecteur apostat, nommé Teucharis, conseilla au tyran de détacher du glorieux

 

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cortège des exilés carthaginois, douze petits enfants que lui-même avait instruits avant sa défection, et qu'il savait être habiles et infatigables à moduler le chant sacré. Aussitôt l'on dépêcha vers eux des chevaux de poste, et de vive force on les ramena à Carthage, au nombre de douze. Mais s'ils furent séparés de corps, ils restèrent attachés de coeur à la phalange des saints. Redoutant l'abîme qui s'ouvrait devant eux, les pauvres petits éclatèrent en sanglots et s'accrochèrent aux genoux de leurs compagnons pour qu'ils t'en fussent pas séparés ; mais le fer des hérétiques vainquit cette résistance, et malgré eux on les reconduisit à la ville. On n'employa pas contre eux les caresses qui convenaient à leur âge ; mais ils se montrèrent dans l'épreuve supérieurs au nombre de leurs années ; pour se prémunir contre le sommeil de la mort, ils allumèrent leurs lampes au feu de l'Evangile. Ce courage excita la fureur des ariens, qui ne pouvaient, sans rougir, se voir vaincus par de simples enfants. Dans leur rage, ils les soumirent de nouveau au supplice de la flagellation, qu'ils leur avaient déjà fait subir quelques jours auparavant. De nouvelles blessures vinrent alors s'ajouter aux premières, et le supplice renouvelé n'en fut que plus cruel. Mais Dieu soutint ses confesseurs ; la douleur n'arriva pas à vaincre la faiblesse de leur âge, tandis que leurs âmes grandissaient sous le fortifiant empire de leur foi. Aujourd'hui Carthage les entoure de son affection, et elle les considère comme ses douze apôtres. Le même toit les abrite et la même table les réunit ; ils psalmodient de concert, ensemble ils chantent les louanges du Seigneur.

A la même époque, deux marchands de cette même ville, portant tous deux le nom de Frumentius, subirent un glorieux martyre. Sept frères, non par la nature mais par la grâce, qui menaient la vie commune dans un monastère, conquirent également une couronne incorruptible au prix d'une courageuse confession de la foi. C'étaient l'abbé Libérat, le diacre Boniface, les sous-diacres Serves et Rustique, les moines Rogat, Septime et Maxime (1).

Dans ces temps de persécution, on vit le clergé arien, évêques,

 

1. Leur passion fait suite à l'Histoire de Victor de Vite.

 

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prêtres et simples clercs, dépasser en cruauté le roi et les Vandales eux-mêmes : le glaive au côté, ils se mettaient en campagne à la recherche des catholiques. Parmi ces prélats, un certain Antoine, plus cruel que les autres, commit contre les nôtres des actes si monstrueux et si inouïs, que la plume se refuse à les raconter. Il habitait une ville peu éloignée de ce désert qui borne la Tripolitaine : on le voyait rôder aux alentours en quête d'une proie, tel qu'une bête féroce, tourmenté qu'il était de la soif du sang catholique. Le roi Hunérich avait ouï parler de cette cruauté du prélat ; aussi décida-t-il d'envoyer le saint Eugène dans ce désert même. Antoine se constitua donc son geôlier, et telle fut la sévérité de la reclusion qu'il lui imposa que personne au monde ne pouvait l'approcher. Bien plus, il se mit dans la tête de le faire périr par diverses sortes d'embûches et de tourments. Mais, sur ces entrefaites, miné par la douleur de savoir son clergé ainsi persécuté, épuisé par le rugueux cilice dont il ceignait ses membres séniles, étendu à terre sur un sac grossier qu'il arrosait de ses larmes, le saint évêque Eugène sentit en lui les premiers symptômes de la paralysie. Cette nouvelle remplit de joie le prélat arien : aussitôt il accourt au lieu où gisait l'homme de Dieu ; il trouve ce saint pontife en proie à la fièvre la plus violente, et, l'entendant prononcer des paroles incohérentes, il lui vient à l'idée d'en finir avec lui, car il ne voulait pas le voir vivre plus longtemps. Il fait donc rechercher le vinaigre le plus âpre qui se pourra trouver ; on lui en apporte sur-le-champ, et il se met en devoir de le faire avaler au vénérable vieillard, malgré la résistance que lui offrait la gorge du malade, qui se refusait à prendre une telle boisson. Notre commun Seigneur avait bien refusé, après l'avoir goûté, de boire le fiel qu'on lui présentait, lui pourtant qui était venu pour vider le calice de ses douleurs : comment ce fidèle serviteur et confesseur de sa foi n'aurait-il à plus forte raison rejeté ce breuvage, si l'hérétique, dans sa fureur, ne le lui avait administré de force ! Ce vinaigre, si mauvais pour la fièvre qui consumait le vieillard, ne fit naturellement qu'aggraver la maladie ; mais plus tard le Christ, dans sa miséricorde, secourut son serviteur et lui rendit la santé.

Un autre de nos évêques, nommé Habetdeum, fut aussi relégué

 

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dans la ville de Thamalluma, où résidait Antoine : comme les faits le disent assez, celui-ci le fit souffrir tout ce qu'il put inventer. Mais, peine inutile, aucun tourment n'avait pu le réduire à embrasser l'arianisme: soldat du Christ, il était resté inébranlable dans la confession. L'hérétique avait pourtant promis à ses amis d'en venir à bout : « Si je n'en fais un arien, avait-il dit, Antoine n'est plus Antoine » ; il se voyait donc dans l'impossibilité de tenir sa promesse ; alors, à l'instigation du diable, il lui vint en pensée un nouveau stratagème. Il fit lier solidement l'évêque par les mains et les pieds, et lui ferma la bouche pour l'empêcher de parler ; puis il arrosa d'eau tout son corps, croyant réellement lui administrer ainsi un nouveau baptême : comme s'il avait pu enchaîner la volonté de sa victime en même temps que son corps! comme s'il n'avait pas été présent, Celui qui « entend les gémissements des captifs », et qui sonde les secrets des coeurs ! Cette eau fallacieuse pouvait-elle donc triompher d'une détermination arrêtée, que, par l'entremise de ses larmes, l'homme de Dieu avait déjà fait monter vers les cieux, comme son précurseur ? Cependant l'hérétique délia sa victime et lui dit d'un air satisfait : « Enfin te voilà chrétien comme nous, Habetdeum mon frère ; que te reste-t-il donc à faire à présent, sinon de te soumettre à la volonté du roi ? — Misérable Antoine, lui repartit Habetdeum, pour être passible de mort, il faut avoir donné l'assentiment de sa volonté. Pour moi, fermement attaché à ma foi, je t'ai résisté en proclamant bien haut ce que je crois et ai toujours cru. Et, lorsque tu m'as enchaîné les membres et fermé la bouche de force, je me suis retiré dans la retraite de mon coeur, et là, sous ma dictée, les anges ont rédigé les actes de mon martyre, que par leur ministère j'ai fait lire à mon souverain. »

Cette persécution était d'ailleurs générale. En effet, on envoya dans toutes les directions des Vandales chargés d'amener à leurs prêtres ariens tous ceux qu'ils rencontreraient, dans le but de les perdre. Mais si, par hasard, un second baptême mensonger avait, comme un glaive, fait périr en eux la vie de l'âme, on leur délivrait un billet attestant leur défection, afin qu'ils ne soient pas exposés à subir une seconde fois de mauvais traitements : car personne, ni particulier, ni marchand, n'était autorisé à se

 

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montrer en public s'il ne pouvait certifier par un écrit la mort à la foi que pour son malheur il avait supportée. Le Christ avait jadis prédit cette particularité à son disciple Jean : « Personne ne pourra plus acheter ni vendre quoi que ce soit s'il ne porte le signe de la bête imprimé sur son front et dans sa main. » La nuit même, les évêques et les prêtres ariens parcouraient, accompagnés de gens armés, les abords des bourgs et des villes fortes ; ils forçaient les portes et pénétraient en brigands dans les demeures, portant avec eux l'eau qui leur servait à tuer les âmes. Ils arrosaient alors de cette onde infernale tous ceux qu'ils rencontraient, même ceux qu'ils trouvaient endormis dans leur lit, et, avec des cris de démons, ils les proclamaient leurs frères dans le christianisme, montrant ainsi ce qu'était leur hérésie, une comédie bien plus qu'une religion. Malheureusement les simples d'esprit s'y laissaient prendre et croyaient pour tout de bon avoir été souillés par ce baptême sacrilège ; mais les gens plus sensés se réjouissaient à la pensée que les violences commises contre eux à leur insu et durant leur sommeil n'avaient pour eux aucune conséquence. On en vit alors beaucoup se couvrir la tête de cendres, se revêtir d'un cilice comme pour expier une faute ; d'autres s'enduisaient d'une boue fétide, mettaient en pièces les vêtements (de catéchumène) qu'on leur avait imposés de force, et, animés par leur foi, allaient les jeter dans les fosses d'aisances ou sur les fumiers.

Ici même, à Carthage, j'ai vu de mes propres yeux un enfant de naissance illustre, âgé de sept ans environ, violemment arraché à ses parents, sur l'ordre de Cyrilas : sa mère, oubliant la réserve qui sied aux matrones, les cheveux en désordre, poursuivit par toute la ville les ravisseurs de son fils, tandis que le pauvre petit criait de toutes ses forces : « Je suis chrétien, je suis chrétien, par saint Etienne je suis chrétien ! » Mais ils lui fermèrent la bouche, et plongèrent cet enfant innocent dans leur piscine sacrilège.

Le même sort fut réservé aux fils du vénérable médecin Libérat. En effet, un ordre royal l'avait condamné à subir l'exil avec son épouse et ses fils ; mais l'arien, dans son impiété, imagina de séparer les petits enfants de leurs parents, dans le dessein de tenter de vaincre les parents eux-mêmes par l'amour paternel.

 

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L'on éloigna donc leurs tendres rejetons ; et comme, en les voyant partir, Libérat voulait verser des pleurs, son épouse lui imposa silence, et ses larmes furent séchées au moment même où elles jaillissaient de ses yeux. Son épouse lui dit en effet : « Eh quoi, Libérat, veux-tu perdre ton âme pour tes fils ? Fais comme s'ils n'étaient pas nés, car le Christ saura bien les protéger. Et ne les entends-tu pas crier : « Nous sommes chrétiens ? » — Je ne puis taire le courage que montra cette femme en présence des juges. On les avait enfermés en prison, elle et son époux, mais séparément, de sorte qu'il leur était impossible de communiquer entre eux. Un jour, l'on fit dire à la captive : « Cesse désormais de nous résister, car voici que ton époux a obéi à l'ordre du roi, et maintenant il est chrétien selon notre religion. — Eh bien, conduisez-moi vers lui, répondit-elle, moi aussi je veux faire la volonté de Dieu. » On la fit donc sortir de prison, et voici qu'au tribunal elle aperçut son époux au milieu d'une foule d'autres confesseurs, et enchaîné comme eux. Persuadée de la vérité du faux rapport que lui avaient fait ses ennemis, s'approchant de lui, elle lui saisit le bord de son vêtement tout près du cou, et, le serrant jusqu'à l’étouffer, elle lui cria en présence du peuple : « Pervers et maudit, homme indigne de la grâce et de la miséricorde divines, pourquoi as-tu acheté une gloire méprisable au prix de la mort éternelle ? A quoi te servira ton or et ton argent ? Te garderont-ils du feu de l'enfer ? » Et elle ajouta plusieurs imprécations du même genre. Mais son époux lui répondit : « Femme, qu'as-tu donc ? Que crois-tu voir, ou quel rapport mensonger a-t-on pu . t'adresser à mon sujet ? Je suis toujours catholique et fidèle au nom du Christ, et jamais je n'abandonnerai ce que je tiens. » Les hérétiques furent de la sorte convaincus de mensonge ; ainsi  découverts, en vain cherchèrent-ils à dissimuler leur mauvaise foi.

Sous l'empire de la terreur que leur inspiraient les cruelles violences que j'ai brièvement racontées plus haut, grand nombre d'hommes et de femmes s'enfermèrent, à l'insu de tous, dans des cavernes ou dans des endroits déserts : là, privés de toute nourriture, vaincus par la faim et le froid, ils rendirent leurs âmes épuisées de souffrances et de tribulations, mais au moins dans

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cette extrémité ils jouissaient en paix de la sauvegarde de leur foi. C'est ainsi que l'on retrouva dans la caverne de Ziqua le cadavre déjà corrompu d'un prêtre de Mizenta, Cresconius. Puisque j'ai déjà nommé le saint évêque Habetdeum, je dois dire comment il lui vint à l'idée d'aller trouver à Carthage le monarque impie : ce pieux prélat avait toujours eu une con-science intime du mystère de la sainte Trinité, il voulut en faire part aux hommes. Antoine n'osa pas l'en empêcher, car ses dernières tentatives l'avaient couvert de confusion. Habetdeum offrit donc au roi scélérat un mémoire rédigé à peu près en ces termes : « Pourquoi traitez-vous ainsi des proscrits ? Pourquoi vous acharner continuellement contre des malheureux que vous avez exilés? Vous nous avez arraché nos biens, confisqué nos églises ; vous nous avez chassés de notre patrie et de notre demeure. Il ne nous reste plus que notre âme, et encore voulez-vous vous en rendre maître ! O temps misérable ! O moeurs perverses! Le monde entier le sent, la persécuteur se l'avoue à lui-même. Si ce que vous croyez mérite le nom de foi, comment pouvez-vous tourmenter ainsi les serviteurs de la foi véritable? Quel profit retirez-vous de notre exil? à quoi bon persécuter de misérables gens dénués de tous les biens du monde, qui ne vivent que dans le Christ?Vous nous avez bannis du commerce des hommes, laissez-nous au moins jouir en paix de la société des bêtes sauvages. » Quand le tyran eut pris connaissance de ces reproches et autres semblables que lui adressait le pontife du Seigneur, il lui fit répondre, paraît-il, en ces termes : « Allez trouver nos évêques, et faites ce qu'ils vous diront, car ils ont plein pouvoir pour régler ces questions. » Mais cette démarche même ne parvint pas à ramener Antoine dans la voie du bon sens, car il était sûr de plaire beaucoup plus au roi pervers en restant dans sa ligne de conduite. Pour Habetdeum, il préféra retourner dans son exil, content du témoignage que lui donnait sa conscience.

Cette triste époque fut éprouvée par une épouvantable famine, qui répandit la désolation sur toute la terre d'Afrique. Point de pluie, pas la moindre goutte d'eau ne tomba du ciel. Mais cela n'était point fortuit ; c'était l'effet d'un juste jugement de Dieu ; là où la méchanceté des ariens avait fait couler les flots fangeux d'une eau mêlée de feu et de soufre, il était bien juste que

 

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la source de la miséricorde divine, jusque-là si abondante. fût désormais tarie. La face de la terre prit une teinte livide. L'été, la vigne ne se couvrait plus de ses pampres légers, les semences desséchées ne couvraient pas de leur tapis verdoyant la surface du sol, l'olivier ne revêtait plus sa parure habituelle de feuilles élégantes et toujours vertes, les jeunes arbres fruitiers, que ne fécondait plus la terre, ne s'émaillaient pas des fleurs éclatantes qui d'ordinaire se changeaient en fruits. Partout la tristesse et le deuil ; de plus, la peste avait envahi l'Afrique de toute part. Désormais la terre refusait aux hommes et aux animaux de faire germer les semences. Les fleuves qui roulaient jadis leurs eaux rapides étaient à sec, leurs sources abondantes étaient complètement taries. Les brebis et les bestiaux, les troupeaux des champs et les bêtes des forêts étaient atteints du mal commun et disparaissaient graduellement.

Une touffe de gazon était-elle parvenue, grâce à un sol encore humide, à germer et à se parer d'une couleur plus pâle que verte d'herbe nouvelle ? aussitôt un souffle embrasé la desséchait et la consumait : en effet, un tourbillon de poussière entraîné dans un ciel sans eau s'était abattu sur la contrée, brûlant tout sur son passage.

A cette époque, tout commerce était arrêté, on ne prenait plus la peine d'atteler les jeunes boeufs à la charrue pour ouvrir le sillon et retourner les mottes de terre : car l'on n'avait plus de boeufs et les marchés publics n'existaient plus.

D'ailleurs les cultivateurs étaient morts en grand nombre ; le peu qui restait marchait à grands pas vers la tombe. Grâce à la famine, nous l'avons vu, le commerce avait été interrompu, et la terre ne payait plus son tribut de moissons : aussi voyait-on errer çà et là, pêle-mêle et sur tous les chemins, semblables à des convois funèbres, des troupes de jeunes gens et de vieillards, d'adolescents et de jeunes filles, d'enfants de l'un et l'autre sexe : ces malheureux se traînaient aux alentours des places fortes, des bourgs et des villes. « Ils ressemblaient à des arcs faussés et mis au rebut ; pareils à ceux qui avaient irrité le Seigneur près des eaux de la contradiction, ils souffraient maintenant de la faim, et leur tourment ne consistait pas tant dans le besoin de nourriture que dans le sentiment d'avoir offensé la

 

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Trinité qu'ils n'avaient pas voulu reconnaître. Disséminés dans les champs ou les forêts profondes, ils se disputaient les touffes d'herbe desséchées et les feuilles mortes. Beaucoup étaient frappés de mort au moment où ils voulaient quitter leur demeure, et venaient ainsi augmenter le nombre des victimes de la famine ; de plus, les cadavres amoncelés dans les rues et sur les grandes routes répandaient de telles odeurs qu'ils causaient la mort des êtres vivants qui les approchaient. Chaque jour c'étaient de nouveaux convois funèbres, et à la fin l'on n'eut plus le courage de remplir ce devoir de charité ; du reste, les vivants ne suffisaient plus à enterrer les morts, et, la famine les pressant, ils n'avaient plus eux-mêmes que peu de temps à vivre. Tous cherchaient à l'envi à se jeter, eux et leurs enfants, dans une servitude perpétuelle: ils ne trouvaient personne qui voulût les acheter. Montagnes et collines, places, rues et voies publiques n'offraient plus qu'un immense charnier de victimes de la faim.

Dans les premiers temps, les Vandales avaient goûté l'abondance des biens, grâce aux richesses des provinces qu'ils avaient spoliées et aux produits mêmes de la terre d'Afrique qu'ils occupaient : mais bientôt la disette leur pesa beaucoup plus qu'aux autres ; autant jusque-là ils s'étaient enorgueillis du nombre de leurs esclaves, autant à présent ils étaient abattus sous l'action de la famine. Aucun ne put retenir chez lui son fils, son épouse, ni même son esclave : car tous s'enfuyaient, non pas en des contrées de leur choix, mais là où ils pouvaient ; beaucoup périrent sur-le-champ ou ne reparurent jamais à la maison. Ces multitudes affamées tentèrent enfin de se réfugier à Carthage même : mais, tandis que ces squelettes ambulants se dirigeaient en masse vers la ville, le roi, redoutant qu'ils ne causassent d'innombrables décès, les fit aussitôt expulser, de peur que la contagion ne se répandît dans son armée et n'y fît en un jour un immense ravage. Il donna en même temps l'ordre que chacun regagnât sa province et sa demeure ; mais pas un seul n'eut le moyen de retourner chez lui ; tous en effet portaient sur leurs traits l'empreinte de la mort. Les malheureux qui avaient acheté leur vie au prix d'un second baptême, furent doublement châtiés dans ces circonstances : car la vie que leur avaient promise les ariens ne leur était pas accordée, et une seconde mort venait

 

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s'ajouter à celle de leur apostasie. L'action dévastatrice de cette affreuse famine fut telle, qu'en plusieurs endroits autrefois très populeux, il ne reste plus aujourd'hui que les murailles en ruines, ensevelies dans le plus profond silence.

Mais pourquoi m'attarder à une description qu'il m'est impossible d'achever ? Leur fût-il donné de revivre et de parler de ces faits, Cicéron verrait se dessécher le fleuve de son éloquence et Salluste se trouverait incapable de proférer une parole ! Et, sans parler de gens manifestement au-dessous de pareille tâche, ni Eusèbe de Césarée, ni Rufin, le traducteur si élégant de ses éloquents discours, que dis-je ! ni Ambroise, ni Jérôme, ni notre Augustin lui-même ne parviendraient à s'en acquitter. Ecoutez bien cela, prêtez-moi une oreille attentive, vous tous habitants de la terre, fils des hommes, vous tous, riches et pauvres. Vous qui estimez les barbares et glorifiez leurs actes, pour votre condamnation, voyez donc ce qu'indique leur nom, examinez leur conduite. Pouvaient-ils adopter un nom qui leur convînt mieux que celui de barbare, où sont si bien exprimées la férocité, la cruauté et la terreur ? Vous pouvez les combler de tous les présents, les prévenir de toutes les marques d'estime que vous voudrez, pour eux ils ne pensent qu'à une chose, jalouser les Romains. Leur constante préoccupation est de faire pâlir le plus possible la splendeur et la renommée du nom romain ; ils voudraient que tous les Romains périssent, et, si parfois ils ont accordé à quelques-uns la grâce de la vie, c'était pour les réduire en servitude : jamais ils n'ont eu d'affection pour les Romains. Il est arrivé quelquefois à ces féroces ariens de vouloir discuter avec nous sérieusement sur le sujet de la foi : (comment, il est vrai, prétendaient-ils juger sainement, eux qui commençaient par séparer Dieu le Fils, notre Sauveur, de Dieu son Père ?) mais pourquoi apportaient-ils dans leurs discussions les faux-fuyants et les calomnies? Pourquoi, animés comme d'un esprit de destruction, voulaient-ils bouleverser tout par l'emportement de leur colère ? Si l'on avait appelé nos évêques parce qu'une discussion semblait nécessaire, pourquoi avait-on mis en œuvre les supplices de la corde, du feu, des ongles de fer et de la croix ? Pourquoi les ariens, race de serpents, avaient-ils inventé contre d'innocentes victimes des supplices

 

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tels que Merentius lui-même n'en imagina jamais de semblables ? Ainsi a-t-on vu la cupidité et l'avarice s'armer contre l'innocence, de fureur et de cruauté, pour perdre les âmes et s'attribuer les biens terrestres. On avait souhaité une conférence, on assista à une confiscation générale non seulement des biens du clergé, mais aussi de ceux des particuliers ! Mais ces spoliations furent une cause de joie pour leurs victimes, la perte des biens de la terre plongea leur cœur dans l'exultation.

Il est temps maintenant que viennent se joindre à nous tout âge, tout sexe et toute condition ; qu'une même assemblée réunisse tout le peuple catholique disséminé sur la terre, mais que l'Eglise porte en son sein maternel ; car lui seul sait entretenir des sentiments fraternels, se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et pleurer avec ceux qui pleurent, comme le lui a enseigné l'apôtre saint Paul. Que tous s'unissent donc à ma douleur ; que nos larmes coulent à flots comme d'une même source, car notre commune foi nous réunit dans la même cause. Mais qu'aucun hérétique ne vienne pleurer avec nous : il n'apporterait sans doute d'autre désir que d'augmenter notre douleur et d'applaudir à nos malheurs. Non, je ne veux pas de la compassion d'un étranger, je ne recherche que l'affection d'un frère. Je refuse les consolations d'un étranger dont la bouche ne profère que le mensonge, dont la main droite ne sait faire autre chose que commettre l'iniquité : car il m'a toujours trompé, et maintenant il est endurci dans sa perversité. Chaque jour je l'entends dire : « Où est donc notre Dieu ? » tandis qu'il persécute le peuple chrétien qu'a racheté le précieux sang de l'Agneau. Mais au milieu de l'abjection à laquelle ces barbares m'ont réduite, et dans l'attente de nouvelles souffrances, je ne cesse de chanter au Seigneur qui me frappe : « Délivrez-moi de ces maux, car je suis accablée, non sous le coup de votre main, mais sous la violence de la persécution arienne. »

Accourez donc, vous tous qui avez choisi comme moi la voie étroite, et qui suivez les chemins ardus, attirés par la promesse du Seigneur; voyez s'il existe une douleur comparable à la mienne, car le Seigneur m'a pressurée, au jour de sa colère.

Tous mes ennemis ont ouvert la bouche pour me dévorer ; ils

ont fait entendre des sifflements et ont grincé des dents, en

 

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disant : Détruisons-la, car voici le jour que nous attendions, nous l'avons enfin trouvé.

Anges de mon Seigneur, secourez-moi : vous n'abandonnez jamais ceux qui doivent recevoir en héritage le salut éternel, et dont vous avez été constitués les gardiens ; voyez cette pauvre terre d'Afrique, si riche autrefois en églises, aujourd'hui complètement désolée, jadis parée de tant de prêtres, désormais veuve et réduite à l'abjection. Ses prêtres et ses vénérés pontifes ont péri dans les déserts et dans les îles lointaines, ne pouvant trouver la nourriture qu'ils cherchaient. Considérez Sion, la cité de notre Dieu : elle gît déshonorée et souillée au milieu de ses ennemis. Ceux-ci se sont emparés de tous ses biens ; elle les a vus pénétrer dans ses sanctuaires, dont par la volonté de Dieu l'entrée leur était interdite. Et maintenant ses voies publiques sont en deuil, car il n'est plus personne qui se rende aux fêtes religieuses. Toute splendeur et toute joie se sont retirées d'elle. Les vierges et les religieux élevés dans les cloîtres des monastères ont appris à connaître l'âpre chemin de l'exil ; ils ont été emmenés captifs chez les Maures, tandis que les pierres vivantes de l'édifice sacré étaient disséminées, non seulement dans les divers quartiers des villes, mais jusque dans les âpres régions des mines.

Vous tous qui avez confiance en la prière, dites au Seigneur, son Sauveur, que cette pauvre Eglise est dans la tribulation. que son être s'est épuisé dans les larmes ; dites-lui qu'elle est assise au milieu des nations sans repos ni consolation. Vainement elle s'est tournée vers l'orient pour trouver quelqu'un qui compatirait à sa douleur, vainement elle a cherché celui qui la consolerait, elle n'a trouvé personne, cependant qu'elle prenait du fiel pour nourriture et du vinaigre pour boisson, imitant ainsi les souffrances de son Epoux et Seigneur qui avait souffert lui-même pour lui montrer le chemin à suivre.

Priez donc, saints patriarches, de qui est née cette Eglise qui souffre maintenant sur la terre ; priez, saints prophètes qui l'avez chantée autrefois avec des accents prophétiques et la voyez aujourd'hui plongée dans l'affliction ; saints Apôtres, soyez ses avocats, vous qui, après l'ascension du Seigneur, avez parcouru, pour la fonder, le monde entier comme d'agiles coursiers.

 

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Mais vous en particulier, bienheureux Pierre, que ne parlez-vous en faveur des brebis et des agneaux que notre commun Seigneur vous avait chargé d'entourer de toute votre sollicitude ? Et vous, vénérable Paul, docteur des nations, qui avez porté la parole de Dieu de Jérusalem jusqu'en Illyrie, considérez les méfaits des Vandales ariens et les souffrances de vos fils captifs. Saints Apôtres, venez gémir tous ensemble sur nos malheurs ! Nous savons, il est vrai, que vous ne pouvez pas prier pour nous, parce que ces maux n'ont pas pour mission d'éprouver des saints, mais bien de châtier nos crimes. Cependant priez pour vos fils même pécheurs ; le Christ n'a-t-il pas intercédé pour ses ennemis les Juifs ? Que notre iniquité soit suffisamment punie par tout ce que nous avons souffert, et suppliez que le pardon soit accordé à de misérables pécheurs ; que le Seigneur dise à son ange exterminateur : Cela suffit, cesse de les frapper. Nul ne peut douter que ce ne soient nos péchés qui nous ont mérité tout cela : car nous nous sommes écartés des commandements de Dieu et nous n'avons pas voulu observer sa loi. Mais nous vous supplions prosternés, ne dédaignez pas de pauvres criminels au nom de celui qui, de l'humble métier de pêcheurs, vous a élevés àla dignité apostolique. »

Hunérich, le plus monstrueux des scélérats, occupa le pouvoir durant sept ans et dix mois ; il couronna sa vie par la mort qu'il avait méritée : il fut envahi par la pourriture et la vermine, de sorte que l'on n'enterra pas un cadavre, mais des lambeaux de corps humain : il subit ainsi le même sort que cet ancien roi transgresseur de la loi divine, dont le cadavre pourri fut enfoui comme celui d'un âne.

 

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PASSION DES SEPT BIENHEUREUX MOINES MARTYRISÉS A CARTHAGE SOUS LE ROI IMPIE HUNÉRICH, LE VI DES NONES DE JUILLET (483).

 

Avant de raconter le triomphe des bienheureux martyrs, j'implore le secours d'en haut pour l'accomplissement de cette tâche : je supplie celui qui leur a donné de vaincre, d'accorder à mon indignité de les célébrer avec quelque élégance. Je parviendrai à retracer le récit que l'on me demande, si eux-mêmes veulent bien prier le Seigneur pour le misérable que je suis.

La septième année du règne du très cruel et impie Hunérich, l'antique ennemi, le serpent aussi vieux que le monde, faisant vibrer son triple dard envenimé, résolut de se servir d'un ancien évêque arien, Cyrilas, pour persuader au roi cruel, dont il possédait la confiance, qu'il ne s'assurerait un règne long et florissant qu'au prix de la perte des innocents. Cependant, peu de temps après, par un juste jugement de Dieu, ce tyran périt honteusement, dévoré par les vers. Dès lors il commença à exercer toute sa cruauté contre le peuple catholique, qui, à cette époque, s'était multiplié sur toute la surface de l'Afrique comme les grains de sable de la mer, selon la promesse faite à Abraham. Il n'avait qu'un but, déchirer cette sainte multitude avec le glaive d'un second baptême, et souiller dans sa fange infecte la robe du saint et vrai sacrement, cette robe que le Christ avait purifiée et blanchie dans le sang de son corps exprimé sous le pressoir de sa croix. Ecoutant avec docilité les conseils féroces de l'infernal serpent, le tyran fit d'un coup trembler l'Afrique entière par des édits sanguinaires. Il envoya d'abord en exil dans des régions lointaines la plupart des prêtres et des diacres. La pitié le porta à leur concéder comme

 

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nourriture une sorte de blé très dur que l'on ne donne qu'aux bestiaux : encore n'avait-il pas été broyé sous la meule, on le leur servait renfermé dans son enveloppe de son ; mais dans la suite, par un redoublement de barbarie, le tyran leur fit même supprimer cette pauvre pitance. Bientôt après il ordonna de fermer à la fois toutes les églises et de murer leurs portes majestueuses ; quant aux monastères d'hommes et de femmes, il les légua, avec tous leurs habitants, aux païens de la Maurétanie. De toute part retentit alors un même cri de douleur : tous avaient le désir sincère de mourir pour le Christ. Leurs larmes s'unissaient en un même torrent, car le Seigneur avait permis « qu'ils se nourrissent de pain de douleur et s'abreuvassent de leurs larmes, » dans la mesure de son 'bon plaisir, ou plutôt sans aucune mesure. Si parmi eux il se trouva quelques corbeaux avides de cadavres qui sortirent de l'arche, beaucoup plus nombreuses furent les bienheureuses colombes qui confessèrent la Trinité. Combien d'hommes nobles et illustres, possesseurs de biens immenses, échangèrent alors la terre pour le ciel, en livrant aux barbares leur corps et leurs richesses ! Combien de dames du plus haut rang et de complexion délicate subirent le supplice des verges, exposées contre toute pudeur aux regards de la foule, et conquirent au prix de mille tourments la palme de la victoire ! Que de jeunes enfants se moquèrent de ces édits sauvages, en face du monde dont ils n'avaient pas encore connu les séductions !

Sept frères tombèrent ainsi entre les mains des barbares : comme ils menaient la vie commune dans un monastère, le service du Seigneur avait créé entre eux une sainte fraternité, « car il est bon et doux de vivre sous le même toit» : c'étaient le diacre Boniface, les sous-diacres Servus et Rusticus, l'abbé Libérat, les moines Rogatus, Septime et Maxime. Ces nouveaux frères Machabées, que l'Eglise catholique avait portés en son sein et que la fontaine de vie avait enfantés, appartenaient au diocèse de Capsa, que dirigeait le vénérable Vindemialis, prêtre de grand mérite, prélat constamment fidèle au Christ. On les invita à venir à Carthage : là l'infernal serpent commença par leur siffler à l'oreille de séduisants discours, leur promettant de vains honneurs, des richesses et des plaisirs, l'amitié du roi

 

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et beaucoup de ces choses auxquelles, grâce aux ruses du démon, les insensés se laissent prendre comme à un piège. Mais les soldats du Christ repoussèrent avec horreur toutes ces propositions et s'écrièrent d'une seule voix : « Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ! Avec la grâce de Dieu nous empêcherons toujours qu'on ne réitère sur nous un sacrement, que l'Evangile prescrit de ne recevoir qu une fois : car celui qui a été lavé une fois, n'a pas besoin de l'être une seconde, il est complètement purifié. Faites ce que vous voudrez, livrez nos corps aux supplices : il vaut mieux pour nous subir des tourments passagers, que d'encourir des châtiments éternels. Quant à vos promesses, gardez-les pour vous, car vous disparaîtrez bientôt avec elles ; mais, pour nous, jamais personne ne pourra dépouiller notre front du sceau qu'y a imprimé la Trinité sainte au jour de notre baptême ! »

Que dirai-je de plus ? Cette constance dans leur foi, due au secours divin, leur valut d'être mis en prison et chargés de fers d’un poids énorme : on leur avait choisi un cachot très sombre, où jamais ne pourrait pénétrer le moindre soulagement dans leur supplice. Mais le peuple de Carthage, resté fidèlement attaché au Christ, parvint à acheter les geôliers, en sorte que nuit et jour il visitait les martyrs du Christ; les discours et la foi de ces derniers réconfortaient si bien cette multitude, qu'elle était embrasée du pressant désir de souffrir comme eux pour le Christ, et qu'elle s'offrait d'elle-même à la hache du bourreau. La nouvelle en parvint aux oreilles du tyran, qui, dans l'ivresse de la fureur, donna l'ordre de soumettre les confesseurs à des tourments inouïs et de redoubler le poids de leurs chaînes ; puis il fit remplir un navire de fagots de bois sec : on y attacherait les martyrs, et, le poussant au large, on y mettrait le feu.

Au jour fixé, les glorieux défenseurs de la Trinité sortirent de prison, et, entourés de la pieuse multitude, ils se laissèrent conduire au supplice comme des agneaux innocents que l'on mène à la boucherie ; les chaînes énormes qu'ils traînaient avec fracas paraissaient être une riche parure, et de fait elles étaient pour eux bien plutôt des ornements que des marques de captivité. Ils marchaient à la mort d'un pas assuré, comme s'ils

 

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se fussent rendus à un festin, et, en traversant les rues de la ville, ils chantaient ensemble au Seigneur : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Voici le jour que nous appelions de nos voeux, voici la fête des fêtes. C'est maintenant le moment choisi, c'est pour nous le jour du salut, ce jour où, pour la foi du Seigneur notre Dieu, nous allons être immolés plutôt que de nous dépouiller de la robe de notre baptême. » Ils rassuraient aussi la foule en ces termes : « Ne craignez pas, serviteurs de Dieu, ne redoutez pas les tribulations présentes qui vous menacent et vous terrifient ; mais plutôt mourons tous pour le Christ, comme il est mort pour nous en répandant son sang, prix de notre salut ! »

Cependant l'un d'entre eux, nommé Maxime, dont l'extérieur était celui d'un enfant, était en butte aux machinations des barbares qui voulaient à tout prix le séparer de la troupe des saints confesseurs. « Jeune enfant, lui criaient-ils, pourquoi cours-tu de la sorte à la mort ? Laisse donc ces insensés à leur triste sort et écoute nos conseils : c'est le moyen pour toi de sauver ta vie et d'avoir accès dans le palais du roi ! » Mais lui, dont l'âme d'enfant avait atteint la maturité d'un vieillard, leur répondit : « Personne au monde ne me séparera de mon vénérable père l'abbé Libérat et des frères qui m'ont donné l'éducation dans le monastère. Avec eux j'ai vécu dans la crainte du Seigneur, avec eux je veux mourir, dans l'espoir de recevoir comme eux la récompense éternelle. Ne comptez pas vaincre mon jeune âge : le Seigneur a voulu que nous sept vivions ensemble, ensemble aussi nous souffrirons le martyre qu'il daignera nous accorder. Le glorieux septenaire des saints Machabées n'a pu être diminué : le nôtre non plus ne saurait éprouver aucune perte. Et d'ailleurs, si je consentais à renier le Seigneur, lui aussi me renierait un jour, car il a dit : « Celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai à mon tour devant mon Père qui est dans les cieux ; et celui qui aura confessé mon mon en présence des hommes, moi aussi je le reconnaîtrai en présence de mon Père qui est dans les cieux. »

Sans retard on les conduisit au navire préparé pour leur supplice ; selon la volonté du roi impie et de ses cruels serviteurs,

 

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au lieu de les attacher, on les cloua les pieds et les mains étendus. Le feu n'avait pas plus tôt été mis aux fagots, qu'aussitôt, par la volonté de Dieu, il s'éteignit, au grand étonnement de la foule. Plusieurs fois on tenta de le ranimer en lui donnant de nouveaux aliments, mais la flamme s'éteignait toujours. Le tyran, transporté de fureur et aussi couvert de honte, donna l'ordre de les assommer à coups de rames et de leur briser le crâne ainsi qu'à des chiens. Dans ce nouveau supplice, ils rendirent leurs âmes à Dieu, et ils n'eurent pas honte de mourir par le bois, eux qui n'avaient eu d'autre espoir qu'en la croix du Sauveur.

A peine les saintes dépouilles furent-elles jetées à la mer, que, contre les lois de la nature, le flot les rapporta aussitôt sains et saufs au rivage ; et, pour montrer qu'elle ne voulait en rien obéir au tyran, la mer refusa, contre son habitude, de les garder trois jours dans ses eaux. Sans amener le repentir au coeur du roi, ce misérable ne laissa pas, dit-on, que de s'épouvanter. Mais la foule, transportée de joie, recueillit pieusement les corps des martyrs, et, sous la conduite du clergé de Carthage, elle les accompagna à leur dernière demeure. Dans ces funérailles, les célèbres diacres Salutaris et Muritta, déjà trois fois confesseurs, eurent l'honneur de porter les dépouilles saintes.

On ensevelit doue au chant des hymnes les reliques des saints martyrs dans le monastère de Bigna, tout prés de la basilique de Célérina. C'est ainsi que ces saints moines subirent le martyre en confessant la Trinité sainte et achevèrent dignement leur combat en recevant la couronne des mains du Seigneur, à qui soit gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.

 

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DERNIERS MARTYRS DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES EN AFRIQUE, 496-534.

 

Les récits que l'on va lire complètent l'Histoire de Victor de Vite.

 

GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., l. II, 2-4 ; — C. DIEHL., l'Afrique Byzantine (Paris. 1896, in 8°), ch. I. La chute du royaume Vandale.

 

DERNIÈRES VICTIMES DES, VANDALES

 

Trasamund exerça une persécution contre les chrétiens, et voulut contraindre l'Espagne, par les tourments et les supplices, à trahir sa foi pour embrasser l'arianisme. Il advint qu'une jeune fille pieuse, riche, de famille sénatoriale, et, ce qui est plus que tout le reste, ferme dans la foi catholique et entièrement dévouée au culte du Dieu tout-puissant. fut mise à l'épreuve. Le roi, en présence de qui elle fut amenée, l'engagea doucement à se faire rebaptiser ; mais comme, couverte du bouclier de la foi, elle repoussait le trait empoisonné du prince, celui-ci ordonna que celle qui faisait sien par la pensée le royaume des cieux fût privée de ses biens, et que celle qui méprisait la vie fût mise à la torture. Que dire de plus? Après la torture, après la ruine, comme on ne pouvait la réduire à diviser la Trinité sainte. on la mena de force à un nouveau baptême et tandis qu'on la plongeait par violence dans ce bain fangeux, elle criait : « Je crois que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont dune seule substance et d'une seule essence. » Elle infecta les eaux d'une odeur digne d'elles, c'est-à-dire qu'elle y mêla ses excréments. On la tira de là pour la mettre à la question ; après avoir été

 

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suspendue au chevalet, après avoir subi le tourment des brûlures et des ongles de fer, on Iui coupa la tête ; ainsi fut-elle consacrée à Jésus-Christ

Les Vandales, poursuivis ensuite par les Alemans jusqu'à Tarifa. en Espagne, passèrent la mer et se répandirent dans toute la province d'Afrique et la Maurétanie.

De leur temps, la persécution contre les chrétiens devint plus violente, aussi croyons-nous devoir rapporter quelque chose de ce que les Vandales firent contre les églises de Dieu et la manière dont ils furent chassés de leur royaume. Après la mort de Trasamund, coupable d'atrocités à l'égard des saints de Dieu, Huuérich, plus cruel encore s'empara du royaume d'Afrique et fut proclamé chef des Vandales. On ne peut se faire une idée du nombre prodigieux de chrétiens qui, de son temps, moururent pour le nom du Christ ; l'Afrique qui les a enfantés et le Christ qui les a couronnés d'un éclat immortel, peuvent en rendre témoignage. Mais ayant lu les passions de quelques-uns de ces martyrs, nous en rapporterons plusieurs traits, afin de tenir notre promesse. Cyrilas soi-disant évêque, passait alors pour le plus ferme soutien des hérétiques ; et, comme le roi envoyait de tous côtés/persécuter lés, chrétiens, cet impie découvrit dans les faubourgs de sa ville l'évêque saint Eugène, personnage d'une vertu incomparable et à qui on accordait une rare prudence Il le fit enlever avec tant de brutalité qu'il ne lui permit même pas d'aller exhorter son troupeau Eugène. se voyant emmener, écrivit à ces concitoyens pour les affermir dans la foi:

« A ses très aimés, et, dans l'amour de Jésus-Christ, ses très chers fils et filles de l'Eglise qui lui fut confiée de Dieu, l'évêque Eugène :

« L'autorité royale nous a ordonné par édit de venir à Carthage pratiquer notre foi. Ne voulant pas, en vous quittant, laisser l'Eglise de Dieu dans l'incertitude, c'est-à-dire en suspens, ni abandonner comme un pasteur infidèle les brebis du Seigneur sans leur adresser la parole j'ai jugé nécessaire, pour soutenir votre piété de suppléer à ma présence par ces lettres. Je vous demande en pleurant, je vous conseille, je vous avertis, je vous conjure avec transports, par la majesté de Dieu, par le

 

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jour redoutable du jugement et par la lumière terrible qui doit éclairer la venue de Jésus-Christ, de tenir bon dans la foi catholique en , proclamant l'égalité du Fils avec le Père et l'indivisible divinité du Saint-Esprit avec le Père et le Fils Conservez donc la grâce d'un baptême unique. en gardant l'onction du saint chrême, et que nul ne retourne à l'eau après l'avoir reçue et avoir été régénéré ; car, sur un signe de Dieu, le sel se forme de l'eau, mais si on le réduit en eau, il est à l'instant dénaturé. Aussi n'est-ce pas sans raison que le Seigneur dit dans l'Evangile : Si le sel perd de sa force, avec quoi le salera-t-on ? et c’est perdre la force du baptême que d'y recourir une seconde fois quand la première suffit N'avez-vous pas entendu cette parole du Christ: « Celui qui a été lavé une première fois n'a pas besoin d être lavé de nouveau » ? Que mon éloignement ne vous contriste pas. mes frères, mes fils et mes filles en Dieu, car si vous demeurez attachés aux préceptes de la foi catholique, l'absence ne pourra vous faire oublier de moi. ni la mort me séparer de vous. Sachez qu eu quelque lieu que les bourreaux déchirent mes membres, j'y trouverai la palme que l'on m’exile, je prendrai saint Jean l’Evangéliste comme modèle ; que l'on me tue, le Christ est , ma vie et la mort m est un gain, si je reviens, voilà vos vœux comblés. Il me suffit maintenant de n'avoir pas gardé le silence à votre égard. Je vous ai avertis, je vous ai instruits autant que j'ai pu le faire, le sang de ceux qui périront ne me sera pas imputé, et cette lettre je le sais, sera lue contre eux au tribunal du Christ alors qu'on rendra à chacun selon ses oeuvres. Mes frères, si je reviens, je vous verrai en cette vie ; si je ne reviens pas. je vous verrai dans l autre vie. Quoi qu'il en soit, je vous dis adieu. Priez pour moi et jeûnez parce que le jeûne et l'aumône ont toujours attiré la miséricorde divine. Rappelez-vous cette parole de l'Evangile : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme ; mais craignez celui qui, après avoir tué le corps, peut perdre l’âme et le corps et les envoyer en enfer »

Saint Eugène fut amené devant le roi et disputa en faveur de la foi catholique contre l’ évêque des ariens ; et après qu'il l’ eut réduit au silence sur le mystère de la sainte Trinité, et que, de plus, le Seigneur eut accompli par son moyen un grand nombre

 

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de miracles, cet évêque arien, rongé d'envie, brûla de haine contre nous. Avec saint Eugène se trouvaient deux hommes remplis de sagesse et de vertu entre tous les hommes de leur temps les évêques Vindémial et Longin. que le rang et la sainteté faisaient égaux ; car on racontait que Vindémial avait ressuscité un mort et que Longin avait guéri nombre d'éclopés Quant à Eugène. il rendait la lumière aux yeux du corps et à ceux de l'intelligence. Voyant cela, le méchant évêque des ariens manda un homme abusé de l’erreur dans laquelle il vivait lui même et lui dit : « Je ne puis souffrir que ces évêques opèrent de nombreux miracles parmi le peuple et que chacun me néglige pour les suivre. Tu exécuteras donc ce que je vais te dire ; je te paie cela cinquante sous d'or. Assieds-toi sur la place publique que nous devons traverser, et te bouchant les yeux de la main, crie bien haut quand je passerai avec la foule : « Bienheureux Cyrilas, pontife de notre religion, je t en prie, regarde, montre ta gloire et ta puissance en m'ouvrant les yeux, afin que je te doive la lumière que j'ai perdue. » L'homme obéit. s'assit sur la place publique, et pensant pouvoir se jouer de Dieu, il brailla de toutes ses forces au moment où passait l'hérétique : « Ecoute, bienheureux Cyrilas, écoute, saint pontife de Dieu, regarde un pauvre aveugle Fais-moi éprouver la vertu des remèdes avec lesquels tu as souvent guéri les aveugles et les lépreux, et dont les morts eux-mêmes ont senti la puissance Je t'adjure, par la vertu que tu possèdes, de me rendre la lumière, car je suis aveugle. »

Il disait vrai sans le savoir, la cupidité l'avait rendu tel, ayant cru, pour de l'argent, pouvoir se rire de la puissance divine. Cyrilas se détourna légèrement, comme si son pouvoir allait triompher, et, débordant de vanité et d'orgueil il posa la main sur les yeux du comparse, en disant : « Par notre foi, qui est la croyance véritable, que tes yeux s'ouvrent à la lumière. » A l'instant la moquerie fit place aux larmes. et la fraude de l'évêque parut évidente à tout le monde En effet, les yeux du malheureux lui faisaient tant de mal qu'il put à peine, en les pressant de ses doigts, les empêcher d'éclater ; alors il se lamenta : « Malheur à moi, misérable, que l'ennemi de la loi divine a séduit ! malheur à moi, qui, pour de l'argent, ai voulu me jouer

 

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de Dieu, et qui ai reçu cinquante sous d'or pour commettre ce crime ! » Il dit à l'évêque : « Prends ton or. Rends-moi la lumière que j'ai perdue par ta fourberie. Et vous, chrétiens illustres, je vous conjure, n'abandonnez pas un malheureux, secourez-moi, je vais périr. Ah ! je le vois bien, on ne se moque pas de Dieu ! » Les saints de Dieu, pris de pitié, lui dirent : « Si tu crois, tout est possible à celui qui croit. » Alors il dit d'une voix forte : « Que celui qui ne croira pas que Jésus-Christ, Fils de Dieu, et le Saint-Esprit ont, avec Dieu le Père, une même substance et une même divinité, endure ce que je "souffre aujourd'hui. » Il ajouta : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant ; je crois en Jésus-Christ, Fils de Dieu égal au Père ; je crois au Saint-Esprit consubstantiel et coéternel au Père et au Fils. » A ces mots, chacun des évêques veut laisser aux autres l'honneur d'imposer sur les yeux du patient le signe de la bienheureuse croix, et il s'élève entre eux une sainte discussion. Vindémial et Longin priaient Eugène, tandis qu'Eugène, de son côté, les priait d'imposer les mains à l'aveugle. Enfin Vindémial et Longin y consentirent, et tandis qu'ils tenaient leurs mains sur la tête de l'homme, saint Eugène fit le signe de la croix sur ses yeux, et dit : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, qui sont le vrai Dieu et que nous confessons en trois personnes égales entre elles et toutes-puissantes, que tes yeux soient ouverts. » La douleur disparut à l'instant et le malade revint à son premier état de santé. On connut bien alors par la cécité de cet homme que la doctrine de cet évêque des hérétiques couvrait les yeux du coeur d'un voile déplorable, afin que nul ne pût contempler la vraie lumière avec les yeux de la foi. O le malheureux, qui, n'étant pas entré parla porte, c'est-à-dire par Jésus-Christ, qui est la porte véritable, est devenu plutôt le loup que le gardien de son troupeau ; et qui, dans la méchanceté de son âme, s'efforçait d'éteindre dans le coeur des fidèles le flambeau de la foi qu'il aurait dû y allumer ! Les saints de Dieu, au milieu du peuple, firent beaucoup de miracles, et le peuple disait d'une seule voix : « Le Père est vrai Dieu, le Fils est vrai Dieu, le Saint-Esprit est vrai Dieu ; ils doivent être adorés avec la même foi, redoutés avec la même crainte et honorés du même culte ; car il est manifeste

 

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pour tout le monde que la doctrine de Cyrilas est fausse. »

Le roi Hunérich, voyant que la fausseté de ses assertions était découverte par la glorieuse foi des saints, que la secte de l'erreur se ruinait au lieu de s'affermir, et que la fraude de son évêque avait été dévoilée dans cette action criminelle, ordonna que les saints de Dieu, après avoir subi bien des tourments, le chevalet, les flammes, les pointes de feu, fussent enfin mis à mort. Quant au bienheureux Eugène, il ordonna de lui couper la tête, mais en même temps il recommanda que, si l'évêque, au moment où le glaive levé menacerait sa tête, refusait encore d'embrasser l'arianisme, on se gardât de le tuer, de peur que les chrétiens ne le vénérassent comme un martyr, mais qu'on l'envoyât aussitôt en exil : ce qui eut lieu comme on le sait. En effet, lorsqu'on lui demanda, au moment de le frapper, s'il voulait mourir pour la foi catholique, il répondit : « Mourir pour la justice, c'est vivre éternellement. » Alors l'épée resta suspendue, et Eugène fut exilé à Alby, ville des Gaules, où il mourut. De fréquents miracles s'opèrent aujourd'hui à son tombeau. Quant à saint Vindémial, le roi le fit décapiter. L'archidiacre Octavien et plusieurs milliers d'hommes et de femmes attachés à notre foi furent tués ou torturés. Mais ce n'était rien pour les confesseurs de souffrir ainsi en vue de la gloire; ils savaient que peu de tourments procurent un grand profit, selon les paroles de l'Apôtre : « Les souffrances de la vie présente sont sans proportion avec la gloire qui est révélée aux saints. » A la même époque, un grand nombre de chrétiens abandonnèrent la foi pour la fortune et se préparèrent des maux infinis, comme ce malheureux évêque Revocatus, qui renia sa foi. Alors le soleil s'assombrit, on ne voyait plus que le tiers de son disque. J'en fais remonter la cause à tant de crimes et à l'effusion du sang innocent. Hunérich, après un si grand forfait, fut possédé du démon, et celui qui s'était si longtemps abreuvé du sang des saints, se déchira par ses propres morsures : ce fut parmi ces tourments qu'il acheva par une juste mort une vie indigne. Childéric lui succéda, puis vint Gélimère qui, vaincu par [Bélisaire], perdit en même temps le trône et la vie. Ainsi tomba le royaume des Vandales.

 

ADDENDA

 

Mr Pio Franchi de Cavalieri, Nuove Note agiografiche, dans Studi e testi, in-8°, Roma, 1902, t. IX, présente une conjecture sur l'origine de la légende des saints Jean et Paul. D'après lui, il ne s'agirait que d'un dédoublement de l'histoire des saints Juventin et Maximin, célébrés par saint Jean Chrysostome. n'après les Analecta bollandiana, 1903, t. XXII, p. 488, « il ne reste de la légende des saints Jean et Paul à peine un peu plus que les noms ». Il va sans dire que nous laissons à l'auteur et au tenant de cette opinion le soin d'en fournir la démonstration.

 

 

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