LES MARTYRS

TOME IV
JUIFS, SARRASINS,
ICONOCLASTES.

 

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines

du christianisme jusqu'au XXe siècle

TRADUITES ET PUBLIÉES

Par te R. P. Dom H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough

 

 

PRÉFACE

I

II

III

XII

IV

JUIFS ET CHRÉTIENS AUX PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

I — LES POLÉMIQUES

II — LES DISSENTIMENTS

III

LES VIOLENCES.

CRITIQUE OFFICIELLE DES ACTES DES MARTYRS (1)

LE MARTYRE DE VARTAN ET DE SES COMPAGNONS. EN ARMÉNIE LE 2 JUIN DE L'ANNÉE 451.

HISTOIRE DE VARTAN ET DE LA GUERRE DES ARMÉNIENS. ÉCRITE A LA DEMANDE DE DAVID MAMIGONIEN.

CHAPITRE PREMIER — LES ÉPOQUES

CHAPITRE DEUXIÈME — DES FAITS ACCOMPLIS PAR LE PRINCE DE L'ORIENT (1)

CHAPITRE TROISIÈME — DE L'UNION DU SAINT CLERGÉ

CHAPITRE QUATRIÈME — DE LA DÉFECTION DU PRINCE DE SIOUNIE ET DE SES ADHÉRENTS IMPIES.

CHAPITRE CINQUIÈME — INVASION DES ORIENTAUX.

CHAPITRE SIXIÈME — DEUXIÈME BATAILLE LIVRÉE PAR LES ARMÉNIENS AU ROI DES PERSES

CHAPITRE SEPTIÈME — OU L'ON RACONTE ENCORE L'HÉROÏSME DES ARMÉNIENS ET LA SCÉLÉRATESSE CROISSANTE DE VASAG.

CHAPITRE HUITIÈME — COMME SUPPLÉMENT AUX SEPT PREMIERS — NOUVEAUX DÉTAILS SUR LA MÊME BATAILLE ET SUR LE MARTYRE DES SAINTS PRÊTRES.

MARTYRE D'HERCULANUS, ÉVÊQUE DE PÉROUSE, EN 546 (1) .

LES MARTYRS DE NEDJRAN DANS L'ARABIE HEUREUSE, EN L'ANNÉE 523.

MARTYRE DE SAINT ARÉTHAS ET SES COMPAGNONS DANS LA VILLE DE NEDJRAN, EN ARABIE.

LES SAINTS MARTYRS VINCENT, ABBÉ, RAMIRE, PRIEUR, ET DOUZE MOINES, A LÉON, EN ESPAGNE, EN L'ANNÉE 555.

LE MARTYRE DE SAINT HERMÉNÉGILD, EN L'ANNÉE 587.

LE MARTYRE DE SAINT HERMÉNÉGILD.

LA PRISE DE JÉRUSALEM PAR LES PERSES, LE 26 MAI 614 (1).

VERS DE SAINT SOPHRONIUS, PATRIARCHE DE JÉRUSALEM, SUR LA PRISE DE JÉRUSALEM, EN MÉTRE ANACRÉONTIQUE, SELON L'ORDRE DE L'ALPHABET.

PRISE DE JÉRUSALEM PAR LES PERSES

LE MARTYRE DE JÉSUS-SABRAN, A BEIE-DOUDARÊ, EN PERSE, EN 620-621.

HISTOIRE DE JÉSUS—SABRAN

SAINT OSWALD, ROI DE NORTHUMBRIE, MARTYR, 5 A0UT 642.

SAINT OSWALD, ROI ET MARTYR.

LE PAPE SAINT MARTIN Ier, MARTYR, EN CHERSONÈSE, LE 16 SEPTEMBRE 655.

MARTYRE DU PAPE SAINT MARTIN Ier.

SAINT AIGULPHE, ABBÉ DE LÉRINS, ET SES COMPAGNONS. EN L'ANNÉE 675.

LES DEUX SAINTS EWALD, PRÊTRES ET MARTYRS DANS L'ANCIENNE SAXE, VERS L'ANNÉE 695.

SAINTE JULIE, VIERGE ET MARTYRE EN CORSE, VIe OU VIIe SIÈCLE.

LA PERSÉCUTION ICONOCLASTE (726-842)

SAINTE THÉODOSIE, RELIGIEUSE ET MARTYRE

LES MARTYRS DE CONSTANTINOPLE : MARIE ET DIX COMPAGNONS, GRÉGOIRE SPATHAIRÉ, JULIEN, MARCIEN, JEAN, JACQUES, ALEXIS, etc… EN L'ANNÉE 730.

L'ABBÉ PORCAIRE ET CINQ CENTS MOINES DE LÉRINS EN L’ANNÉE 730

SAINT PAUL LE NOUVEAU, MARTYR A CONSTANTINOPLE, LE 8 JUILLET DE L'ANNÉE 766.

SAINT ANDRE DE CRÈTE. EN L'ANNÉE 767.

VINGT SAINTS MOINES MARTYRS : JEAN, SERGIUS, PATRICIUS, COSME, ANASTASE, THÉOCTISTE ET 14 AUTRES, MARTYRISÉS DANS UNE LAURE SITUÉE AUX ENVIRONS DE JÉRUSALEM. EN L'ANNÉE 797.

SAINTS SAULVE ÉVÊQUE, ET LUPÈRE SON DISCIPLE. MARTYRISÉS PRÈS DE VALENCIENNES, VIIIe SIÈCLE.

HOMÉLIE SUR LE MARTYRE (1)

 

 

PRÉFACE

 

I

 

« En 1593, le bruit courut, raconte Fontenelle, que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or à la place d'une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l'Université de Helmstadt, écrivit en 1595 l'histoire de cette dent et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation et quel rapport de cette dent aux chrétiens et aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrivit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolstetetus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux, ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée sur

 

VI

 

la dent avec beaucoup d'adresse ; mais on commença à par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. »

On a suivi, pour composer ce recueil, le procédé opposé. On a consulté les sources dont on pouvait espérer quelque éclaircissement touchant la valeur des récits que l'on accueillait ou que l'on rejetait. On s'est enquis d'abord de la réalité des faits que l'on rapportait, c'est-à-dire que l'on a, de préférence, « consulté l'orfèvre ». De là quelques noms passés sous silence et que le lecteur s'attendait peut-être à rencontrer dans une galerie de martyrs chrétiens où il est depuis longtemps habitué à les trouver. Si ce n'est donc le fait de la négligence, on voudra chercher ailleurs la raison de ces omissions. La voici. Il s'en faut que l'on puisse tout savoir. Certains personnages demeurent pour l'historien dans une ombre si impénétrable qu'il ne parvient pas à se convaincre de leur réalité. S'ensuit-il qu'il nie leur existence ? A Dieu ne plaise. Il s'en tient simplement à leur égard sur une réserve que nul n'est en droit d'interpréter dans le sens de l'affirmation ou de la négation. L'étrange besoin, en vérité, que ressentent quelques esprits de précipiter à tout prix, sur ces questions prématurées, une solution définitive ! Espèrent-ils, en brusquant la critique, faire violence à l'histoire ? Pensent-ils donner la vie — car il n'y va de rien moins — à ces figures lointaines, comme si, ne possédant pas les moyens de prouver, ils jouissaient du pouvoir de créer ? Si les noms qu'on proclame ainsi furent bien réellement ceux de quelques saints des anciens âges, croit-on leur ajouter quelque chose en imputant à ces personnages une histoire complète et jusqu'à un état civil. Ne leur suffit-il pas de vivre dans le sein de Dieu, et faudra-t-il les en évoquer pour leur

 

VII

 

poser des questions auxquelles ils ne répondront sans , doute jamais? En omettant même d'écrire certains noms, nous n'avons donc pas cru être injuste pour ceux qui les auraient portés. Plusieurs des hommes qui tiennent les premiers rangs dans l'histoire de l'humanité sont et resteront inconnus. « Ils vivent pour Dieu » : Dzosi to Theo, et cela leur suffit ; pourquoi serions-nous plus exigeants? Laissons donc ces querelles ; la piété ni la science n'ont presque rien à en espérer, puisqu'il se pourrait faire, en somme, que la critique ait prononcé en ces matières, à l'heure" actuelle, le dernier mot.

On s'est donc fait un devoir de maintenir dans l'introduction et le choix des documents qui composent ce quatrième volume les règles critiques dont on s'était inspiré pour la préparation des volumes précédents. L'approbation des esprits sincères et l'estime des honnêtes gens sont des encouragements qu'on apprécie trop pour ne pas s'efforcer de continuer à les mériter. Pour n'être pas universel, l'applaudissement n'en est que plus précieux et d'une qualité plus rare. Un auteur peut se faire illusion sur le mérite de son travail cela importe, somme toute, assez peu ; mais il né s'en doit faire aucune sur la destinée de ce travail. Ce serait chez lui une étrange outrecuidance de s'attendre à parvenir avec tout son bagage jusqu'à une lointaine postérité. L'humanité ne s'embarrasse pas à conserver toutes choses, et c'est fort sage. D'un gros livre, elle ne garde pas toujours la valeur d'un feuillet entier ; mais ce qu'elle garde ainsi, elle le condense en quelques formules rapides et portatives dont elle fait hommage à une génération qui se charge de les transmettre à la postérité. C'est par ce moyen, par une page, par une phrase, par une simple ligne, que nous

 

VIII

 

pouvons contribuer, sans le savoir jamais, à l'amélioration de l'humanité. L'ambition semble haute, mais elle est plus noble encore, et Dieu veuille qu'on n'en connût pas d'autre chez ceux qui ont parlé et chez ceux qui ont écrit. Le bruit des paroles s'évanouit, la trace même des écrits disparaît, mais leur intime vertu subsiste et ne cesse d'opérer. Opera eorum sequuntur illos. Il faut savoir ainsi semer, et attendre, et espérer, et mourir sans avoir vu les résultats de son travail. La critique connaît ces lointaines échéances, elle n'en est pas découragée. Elle sait qu'aucune des légendes et des erreurs qu'elle dénonce ne s'évanouira sur-le-champ ; elle sait encore qu'un jour vient où toutes ces choses condamnées, assaillies sans relâche, se désagrègent, s'écroulent et disparaissent. On ne saurait procurer ce jour, on ne doit pas même en hâter trop l'arrivée, assuré. que l'on est qu'il viendra ; mais on doit s'efforcer de le rendre inévitable et décisif à force de patiente application, de loyauté intraitable et d'indomptable ténacité. Il est rare que les mêmes soldats ouvrent la tranchée, battent la charge et occupent la place à chacun son rang de combat. Cette histoire de la critique, au reste, me semble déjà écrite. On ne saurait du moins ne pas songer à elle en lisant les vers que voici :

 

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,

Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,

Sonnait de la trompette autour de la cité,

Au premier tour qu'il fit, le roi se mit à rire,

Au second tour, riant toujours il lui fit dire :

— Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ?

A la troisième fois l'arche allait en avant,

Puis les trompettes, puis toute l'armée en marche,

Et les petits enfants venaient cracher sur l'arche,

Et soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon.

 

 

IX

 

Au quatrième tour, bravant les fils d'Aaron,

Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,

Les femmes s'asseyaient en filant leur quenouille,

Et se moquaient jetant des pierres aux Hébreux.

A la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,

Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées

Raillaient le noir clairon sonnant soifs les nuées.

A la sixième fois, sur sa tour de granit,

Si haute qu'au sommet l'aigle faisait son nid,

Si dure que l'éclair l'eût en vain foudroyée,

Le roi revint, riant à gorge déployée

Et cria : — Ces Hébreux sont bons musiciens ! —

Autour du roi joyeux, riaient tous les anciens

Qui le soir sont assis au temple et délibèrent.

A la septième fois, les murailles tombèrent.

 

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

 

II

 

C'est un état d'esprit intéressant et qui vaut qu'on s'y arrête, que celui de ces hommes d'une sincérité indubitable qui se sont érigés les défenseurs intrépides et intraitables de récits dont le caractère non historique paraît démontré. Les raisons qui ont déterminé leur conviction semblent très simples, on peut donc espérer les découvrir. On remarquera que la plupart d'entre eux sont des hommes excellents, qui, dans le cours ordinaire de la vie, se laissent ordinairement conduire par leur coeur. A chacun de faire l'application à ceux qu'il aura connus. Cette bonté se laisse déjà entrevoir dans les procédés dont ils usent à l'égard des contradicteurs. Comme tous les coeurs trop pleins, ils ne peuvent se contenir, ils

 

X

 

débordent, éprouvent le besoin de se répandre en paroles fortes, amères quelquefois, d'où la véhémence écarte la mesure, et ils ne s'apaisent que dans les éclats de l'anathème. Voilà bien ces raisons que la raison ne connaît pas, mais elles font voir d'où procède la direction suivie par ces hommes impétueux et très bons. L'histoire — on pourrait aussi bien dire la vérité, car c'est tout un — est pour eux affaire de sentiment plus que de raisonnement. Ne pouvant invoquer une seule preuve de fait à l'appui de leurs opinions, ils affirment, avec une intrépidité qui rend songeur, des situations historiques à l'existence desquelles ils exigent un assentiment sans réserves. Le plus grand tort qu'on a eu peut-être à leur égard a été de contredire, voire de combattre, sur le terrain de l'histoire ce qui ne relevait que de la légende. Néanmoins ces discussions n'auront pas été sans résultats, quoique d'une nature différente de ceux que l'on recherchait. Elles ont mis en lumière un état d'esprit et des caractères très dignes de l'attention respectueuse du psychologue qui peut noter la répétition d'un phénomène bien connu dans une direction où l'on est peu habitué à l'observer. A propos d'une pure chicane d'érudition, a surgi un groupe d'une compétence scientifique assez rudimentaire, qui (voyant s'approcher l'oubli définitif succédant à l'indifférence ou à la légère raillerie qui avait neutralisé les efforts de chacun de ses membres) s'est imaginé que tout ce qui n'était pas sa vérité devenait une menace pour la Vérité elle-même. Touchante illusion qui lui fait revendiquer le dépôt ou, pour mieux dire, le monopole, de cette arme que ses mains débiles ne pourront plus manier ! Gardons-nous de sourire de ce geste de vaillance expirante, chaque génération le fait à son tour :

 

XI

 

nous y viendrons peut-être nous aussi. Aux projets subversifs de la jeunesse succède une défiance morose à l'égard des projets d'une autre jeunesse à laquelle on n'appartient plus, et cette dernière recueillera à son tour l'héritage instinctif de défiances et d'anathèmes. Tâchons, pour nous, de n'en user jamais.

 

III

 

Quel charme profond recèlent donc pour ces hommes qu'on révère, mais qu'on n'écoute plus, des récits qui paraissent n'avoir en leur faveur que d'être anciens ? Peut-être cette ancienneté toute seule, car être ancien, c'est être vieux vieilles choses et vieilles gens s'accommodent. Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bernons à son objet véritable le respect que nous avons pour les choses anciennes. Le sentiment le fait naître, la raison doit le mesurer. Si nous nous en tenons au sujet de nos études, les Actes des martyrs, nous ne pouvons nous interdire de remarquer que ceux qui ont transformé les Actes authentiques en ces légendes que l'on sait, se sont montrés assez libres à l'égard des choses anciennes auxquelles ils n'ont guère témoigné de respect en substituant leurs imaginations au simple récit des événements. Ce qui a été fait ne sera-t-il pas la mesure de ce que nous pouvons faire,et y aura-t-il rien de plus exorbitant que d'exiger pour ces demi-anciens un traitement différent de celui qu'ils ont infligé eux-mêmes aux véritables anciens ; d'avoir envers eux et leurs ouvrages ce respect inviolable qu'ils n'auraient

 

XII

 

mérité que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil envers ceux qu'ils ont si fâcheusement accommodés ? En agissant de la sorte nous n'encourrons pas le jugement sévère que nous portons sur eux, car, en remontant aux documents primitifs, nul ne songe à détruire les compositions falsifiées ; ce qui n'a pas été le cas des hommes qui, pour mieux assurer le succès de leurs légendes, n'ont pas toujours épargné les vénérables originaux qu'ils venaient de travestir.

Il faut que l'on puisse adopter d'autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépriser les sentiments et les opinions dont on s'écarte, de même qu'on doit s'y attacher sans exclusivisme, sans superstition. Cependant il est étrange de voir en quelle manière on révère ces sentiments et on réclame envers eux un assentiment absolu. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître. N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure dans un état immuable ?

C'est donc une prévention injustifiée que celle qui anime contre la critique quelques esprits alarmés, moins encore des entreprises de cette science que de ses succès. C'est que la plupart d'entre eux envisagent la critique à un point de vue faux ; il y a lieu de le rectifier. Et tout d'abord il faut déblayer le terrain. « On parle souvent d'hypercritique, a dit un jésuite homme d'esprit, et on entend par là un certain excès dans l'emploi de cet art savant. Prise dans ce sens

 

XIII

 

l'expression, selon nous, ne répond à rien. La critique n'étant, au fond, que le jugement en exercice, on peut en manquer, on ne saurait en avoir trop. Il n'y a pas       plus d'hypercritique qu'il n'y a d'hyperbonsens. Pratiquement ce n'est là qu'un mot malveillant dont se sera vent, pour désigner la critique, les malheureux qui n'en ont pas. »

Qu'est-ce donc maintenant que la critique, ou, si l'on veut, le critique ?

Le critique est celui qui n'accepte que ce qui est vrai, mais qui l'accepte sans réserve et sans dissimulation. Il ne fait pas métier de moraliste, au sens que l'on donne généralement à ce mot, c'est-à-dire qu'il ne se préoccupe pas de la valeur morale des faits qu'il recueille, pas plus qu'il ne songe à louer ni à blâmer, ni à prescrire ni à défendre. « Ce n'est pas son affaire à lui d'exciter la haine ou l'amour, d'améliorer les coeurs ou les esprits ; que les faits soient beaux ou laids, peu lui importe ; il n'a pas charge d'âmes ; il n'a pour devoir et pour désir que de supprimer la distance des temps, de mettre le lecteur face à face avec les objets, de le rendre concitoyen des personnages qu'il décrit, et contemporain des événements qu'il raconte. Que les moralistes viennent maintenant, et dissertent sur le tableau exposé sa tâche est finie il leur laisse la place et s'en va. Parce qu'il n'aime que le vrai absolu, il s'irrite contre les demi-vérités qui sont des demi-faussetés, contre les auteurs qui n'altèrent ni une date ni une généalogie, mais dénaturent les sentiments et les moeurs, qui gardent le dessin des événements et en changent la couleur, qui copient les faits et défigurent l'âme ; il veut sentir en barbare, parmi les barbares, et parmi les anciens, en ancien. »

XIV

 

L'amour de la vérité enfante l'amour de la preuve. C'en est fini, avec le critique, des affirmations gratuites et des propositions arrogantes. Il n'est satisfait que lorsqu'il atteint le fait réel et certain ; fût-il mutilé, informe, il le préfère à tout le reste. Parmi tant de documents disparus, de monuments ruinés, de témoins défigurés de la vénérable antiquité, le critique comprend combien restreintes sont les limites marquées à l'observation directe. Mais il ne se borne pas à regarder, il pense et cherche à connaître la signification des faits dont l'observation

lui a révélé l'existence nécessaire. Pour cela il raisonne, compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu'il obtient d'eux, les contrôle les uns par les autres. C'est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, l'expérience, et c'est le seul procédé à la disposition du critique pour l'instruire sur l'existence et la condition des faits et des événements. irrémédiablement disparus sans avoir laissé d'eux-mêmes aucune trace sensible. Qu'on n'aille pas croire que le critique se contente à ce prix. Le voici en possession de faits qui lui semblent bien dûment garantis. II veut aller au delà et vérifier les garanties. Le critique, a dit excellemment un illustre philosophe, sait que Tes hommes ont la faculté de mentir et qu'ils en usent, qu'on ment non seulement en le sachant et à dessein, mais par une partialité involontaire et sans claire conscience du mensonge; que d'ailleurs un auteur, sans vouloir tromper, altère les faits, soit parce qu'il les a mal vus, soit parce qu'il ne les a pas compris ; que rien n'est plus rare qu'un esprit assez droit pour tout dire, assez flexible pour tout entendre, et qu'à travers tant de mains infidèles ou grossières, la vérité, chaque jour déformée,

 

XV

 

nous arrive semblable à l'erreur. C'est pourquoi il veut que chaque auteur vienne devant lui justifier son témoignage, lui dise dans quel temps, dans quel pays il a vécu, comment il a recueilli les faits, s'il a contrôlé les documents. Il exige qu'il se mette d'accord avec lui-même et avec les autres ; puis il le suit, la chronologie et la géographie à la main il le corrige à chaque instant d'après les lois de la nature humaine et de l'histoire avérée ; il mesure sa sagacité et sa bonne foi , il tient compte de la forme que les faits ont prise dans cette glace imparfaite les redresse si c'est possible, ou bien les écarte résolument.

Y a-t-il dans cette méthode une menace pour la vérité ? La,critique ainsi entendre est-elle autre chose que la loyauté? Pourquoi donc alors cette appréhension de ses jugements ?

La raison en est peut-être que dans une matière rigoureusement historique et positive on a introduit des préoccupations applicables aux questions dogmatiques et spéculatives. On aura occasion de montrer plus loin l'éloignement que les défenseurs de la vérité intégrale du christianisme, les papes, n'ont cessé de manifester pour  cette conception erronée de l'histoire qui tendrait à lui interdire, au nom de tel miel calcul, les plus évidentes constatations. On verra, par l'exposition rapide de la manière dont les gardiens attitrés de l'orthodoxie se sont comportés dans la critique officielle des Actes des martyrs, avec quel soin il importe de distinguer leur conduite vraiment libérale et loyale de celle des inquisiteurs surnuméraires chez qui la médiocrité marche de pair avec la passion.

 

XVI

 

IV

 

Sainte-Beuve a conseillé quelque part aux auteurs de ne pas se mettre trop en peine des critiques. Ne fût-ce, disait-il, que pour leur rappeler qu'on ne les craint pas, je conseille de leur appliquer de temps en temps le droit commun ; ils en ont besoin parfois.

Après avoir dit tout le bien qu'on a pu dire de la critique, il sera permis d'en rabattre un peu en passant de la théorie à la pratique. Le critique est ordinairement un homme qui a ses faiblesses et ses passions intellectuel-les. Comme c'est lui qui parle en dernier lieu, il donne parfois l'illusion que c'est lui qui a raison. Il faut donc y regarder de plus près. Rien ne vaut un cas concret; précisément on en a un sous la main,. le voici : Dans le premier volume de ce recueil on a eu le malheur de déplaire à un groupe d'hagiographes éminents, les Bollandistes, en avançant des assertions inexactes. Or il se trouve que ces assertions étaient transcrites textuellement d'après le travail d'un des membres de ce même groupe, le P. Van den Gheyn. Or la critique qui en fut faite imputait l'erreur à nous-même, et non à l'auteur des phrases incriminées. Il y avait eu évidemment de la part du critique, le P. Delehaye, lecture un peu hâtive, négligence à se reporter à la référence du bas de la page qui eût tout éclairé ; mais il n'avait pu, semble-t-il, y avoir que cela, parce qu'il paraissait inadmissible qu'il y ait eu autre chose, les moeurs littéraires ne comportant plus de tels procédés.

 

XVII

 

 

Les Martyrs
T. I (1902)

PRÉFACE, P. XXVIII.

 

Acta martyrum

(Van den Gheyn, S. J.) Dict. de théologie catholique, T. I (1900), col. 328.

 

Analecta bollandiana

H. Delehaye S. J. T. XXI (1902),

p. 204.

 

« On a la preuve de l'existence au VIe siècle d'un passionnaire romain (4). »

(4) Van den Gheyn,S. J., ouvr. cité [c'est-à-dire Dictionnaire de théologie catholique, 1900, col. 328].

 

« On a la preuve de l'existence au VIe siècle d'un passionnaire romain. »

 

 

 « On est étonné d'apprendre qu' on a la preuve de l'existence au VIe siècle d'un passionnaire romain. »

 

« Pour l'Église des Gaules, celles d'Espagne et d'Angleterre , les témoignages abondent. »

[Même référence.]

 

« Pour l'Église des Gaules, celles d'Espagne et d'Angleterre, les témoignages abondent. »

 

« Et où sont ces témoignages abondants d’où il ressortirait que les Eglises des Gaules, d'Espagne et d'Angleterre possédèrent de bonne heure leur passionnaire ? »

 

PRÉFACE, P. XXIII.

 

« Les Actes de sainte Barbe, de sainte Catherine d'Alexandrie , de saint Georges, fournissent le type de cette sorte de documenta » [qui n'appartiennent pas à l'histoire], ou encore les Vies de « Barlaam et Joasaph et d'un certain Alban, dérivés, l'un de la légende indienne de Bouddha, l'autre du mythe grec d'Oedipe (5).

 

T. I, COL. 322.

 

« Les actes de sainte Barbe, de sainte Catherine d'Alexandrie, de saint Georges, fournissent le type de cette sorte de documents [qui ne reposent sur aucune donnée historique]. Ce genre d'exercice littéraire a toujours fleuri, surtout dans les monastères, et a eu parfois d'étranges conséquences, comme celle de faire passer dans les livres liturgiques des saints apocryphes comme Barlaam et Joasaph et un certain Alban,dérivés,l'un de la légende indienne de Bouddha, l'autre du mythe grec d'Oedipe. »

p. 205.

 

« Il est incontestable que la littérature hagiographique a créé des personnages qui n'ont jamais appartenu à l'histoire. Mais est-il permis de mettre sur le même pied Barlaam et Joasaph, Alban, figures absolument légendaires, et saint Georges, par exemple, dont le culte était parfaitement localisé dans l’ antiquité ? »

 

(5) Van den Gheyn, S. J., loc. cit.

 

 

 

 

 

Bien qu'il pût sembler difficile de croire que le R. P. Delehaye n'eût pas remarqué que ses critiques atteignaient directement son collègue, nous nous résignâmes à cette supposition. A tort, ainsi qu'on va le voir. L'étude du R. P. Van den Gheyn sur une question générale regardant l'objet propre des recherches bollandiennes avait été publiée dans le Dictionnaire de théologie catholique de

 

 

XVIII

 

M. Vacant, à l'insu de ses collègues bollandistes. L'utilisation que nous fîmes de cette étude et les références que nous donnâmes en révélèrent l'existence aux Révérends Pères, lesquels n'en pouvaient croire leurs yeux. Ils firent chercher aussitôt à « la résidence » le Dictionnaire qui manque dans leur bibliothèque et constatèrent que nos citations étaient exactes. Il paraît que les Révérends Pères se trouvèrent dans l'embarras; voici comment ils en sortirent. Ils imaginèrent de relever textuellement les phrases de leur collègue, de les contredire absolument et de glisser le tout dans un compte rendu dont on lui ferait corriger les épreuves. Le R. P. Van den,Gheyn vit le compte rendu et n'y vit que du feu. C'était déroutant. Grâce à ce pieux artifice, le collège bollandiste conservait la paix intérieure, défendait une fois de plus les droits de la vérité, épargnait l'un des siens et sacrifiait un étranger, ce qui n'est pas une affaire.

On eût pu croire que, soucieux d'épargner dans l'avenir aux travailleurs la petite mésaventure dont nous venions d'être victime, les Révérends Pères allaient se hâter de publier une note dans leur revue mettant en garde contre le travail du R. P. Van den Gheyn. Ce n'est pas qu'autre-fois qu'on prenait le Pirée pour un homme, et deux ans auparavant les Révérends Pères avaient bien pris Avignon pour un prédicateur. Cependant rien ne parut, et l'on continua à pouvoir mettre une entière confiance dans l'étude du R. P. Van den Gheyn, confiance d'autant plus entière que cette fois l'étude en question était connue des Révérends Pères Bollandistes : elle ne provoquait aucune réserve. Ce fut donc sur cette base que nous préparâmes le tome II de notre recueil Les Martyrs, qui parut en 1903 (fin juin). A quelques jours de là, le 15 juillet, dans

 

XIX

 

la matinée, au cours d'une conversation avec le R. P. Delehaye dans le Reading Room du British Museum, nous lui exposâmes dans quelles conditions ce tome II avait été composé. Or, dans le compte rendu du R. P. Delehaye sùr ce volume, compte rendu postérieur à nos explications (10 juin 1904), on lisait : « On s'épuise en conjectures sur les Motifs qui ont pu faire revenir l'auteur sur la louable sévéritédeses premiers choix. C'est ainsi que les Actes de saint Nicéphore, des Quarante martyrs de Sébaste, de saint Savin, de saint Saturnin, de la Légion Thàbéenne sont mis en belle place. » Sans qu'il eût à « s'épuiser en conjectures » sur le motif de nos choix, le R. P. Delehaye savait qu'il l'eût trouvé dans le catalogue des Actes des Martyrs qui paraissent les plus authentiques dressé par le R. P. Van den Gheyn, son collègue. On y lit au n° 16 : Martyrium S. Nicephori (vers 260) ; n° 24 : Passio S. Savini ,( sous  Maximien) ; n° 26 : Acta SS. Saturnini, Dativi et soc., (11 févr. 304); n° 40 : Quadraginta martyres Sebasteni (320).

Il fallait bien voir dans cette critique un retour hostile, puisque la bonne foi,en était si manifestement absente. Dès lors, il ne nous côdiienait plus de prolonger le silence, car il ne nous pIait pas de recevoir les réprimandes destinées au R. P. Van den, Gheyn par ses confrères qui n'osent les lui adresser. Nousne voulons tirer aucune conclusion de cet incident que nous ne nous sommes décidé à exposer en détail que pour mettre fin à des procédés de critique que nous regrettons de divulguer et que nous préférons ne pas qualifier.

 

XX

 

JUIFS ET CHRÉTIENS AUX PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

 

I. Les polémiques II. Les dissentiments. — III. Les violences.

 

« Les Juifs ont avec les chrétiens une dispute assez sotte, raconte Celse. Il s'agit de Christos, et cela remet en mémoire le proverbe : Gens qui querellent pour l'ombre d'un âne. Aussi le dissentiment n'est-il pas grave ; les uns et les autres sont d'accord que l'Esprit divin a prédit la venue d'un Sauveur parmi les hommes, ils cessent de s'entendre sur la question de savoir si ce Sauveur est venu (1), »

 

1.

 

 

 

 

 

 

Cf. E. LE BLANT, La Controverse des Chrétiens et des Juifs aux premiers siècles de l'Eglise, extrait des Mém. de la Soc. nat. des Antiquaires de France, t. LVII. Paris (1898), 22 ppp., 1pl. — WAGENSEILUS Tela ignea Satanae. Altorf Nauricorum (1681), in 4° ZADOC-KAHN Étude sur le livre de Joseph le Zélateur, dans la Revue des Etudes juives (1882) ; I. LOEB, La Controverse religieuse entre les Chrétiens et les Juifs au moyen âge, dans la Revue de l’histoire des religions. t. XVII et XVIII. — A. HARNACK, Die Altercatio Simonis Judaei et Theophili Christiani ; nebst Untersuchungen über die antijüdische Polemik in der alten Kirche, dans Texte und Untersuchungen, I bd , hf. 3, 1883 ; d'après Harnack, cet écrit serait une simple rédaction de la plus ancienne Altercatio Jasons et Papisci ; VOGELSTEIN et RIEGEN, Gesch. der Juden in Rom., t. I, p. 163, note 6, soutiennent le contraire. Cf. J. BERGMANN, dans la Revue des Etudes juives, 1900, t. XL, p. 188, note 1. — E.NOELDECHEN, Tertullian's Gegen die Juden auf Einheit, Echtheit, Entstehung, dans Texte und Untersuchungen, XII bd., hf. 2, 1894. — G. MORIN, Deux écrits de polémique anti juive des IV, et Ve siècles; d'après le Codex Casinensis, 247, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, t. I, p. 267-273

 

XXI

 

Cette controverse judéo-chrétienne a inspiré un grand nombre d'écrits de l'antiquité ecclésiastique. Tout un côté de cette littérature reste en dehors de notre recherche; je veux parler des textes qui s'y rapportent, mais que nous ne possédons que dans les sources talmudiques. L'incertitude persistante en ce qui concerne la date de rédaction de ces étranges recueils ne me semble pas per-mettre d'y faire appel avec les mêmes garanties que pour les sources patristiques. Une étude attentive de la littérature chrétienne primitive témoigne que les paroles dédaigneuses de Celse ne donnent pas l'exacte physionomie de la querelle très âpre et souvent sanglante qui existait dès les premiers temps du christianisme entre l'Église et la Synagogue. Le dissentiment était grave, et peu à peu l'accord devint impossible : d'un côté l'intégrité de la foi, de l'autre la haine farouche, ne laissaient guère de place à une entente. Le conflit existait partout où une communauté chrétienne se trouvait rapprochée d'une assemblée juive , c'est ce qui explique l'ardeur et l'abondance des polémiques et le grand nombre de faits de persécution. Ce sont ces deux aspects de la controverse primitive que nous allons exposer rapidement.

 

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I — LES POLÉMIQUES

 

Les plus célèbres parmi les Pères de l'Église n'ont pas cru devoir se dispenser d'apporter à cette polémique l'appoint de leur intervention. Saint Justin, Tertullien, saint Cyprien, Origène, saint Augustin, combattent et réfutent les objections ou les blasphèmes de leurs adversaires. Avec une moindre autorité, d'autres écrivains soutiennent la même cause, l'épître de Pseudo-Barnabé en est préoccupée comme l'auteur du traité : De sollemnitatibus.

Malheureusement nous ne possédons aucun écrit sorti d'une plume juive, de simples citations doivent nous en tenir lieu. Il serait puéril d'attacher à certaines pièces, dont le Dialogue de Justin contre Tryphon nous offre le type, une valeur historique. Ces compositions sont, en général, destinées à fournir au controversiste chrétien une victoire éclatante sur son adversaire qu'il réduit au silence ou à l'abjuration. Ainsi en est-il du Colloque de Jason et de Papiscus  (1), du Dialogue de l'altercation

 

1. Cf. S. CYPRIEN, Opp. (ed. Baluze-Maran), p. 400 : Epistola ad Vigilium episcopum. — ORIGÈNE, Contr. Celsum, 1. IV, § 52 ; S. JÉRÔME, Lib. II Comptent. in Epist. ad Galatas, c. m, v.14.

 

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entre l'Eglise et la Synagogue. (1) , de celui de Simon et Théophile (2).

L'ancienne Église d'Afrique, à laquelle nous devons tant de lumières sur les origines du christianisme, nous fournit une indication que le savant E. Le Blant n'a eu garde de méconnaître. Dans ce pays, où les Juifs pullulaient (3), un évêque, toujours préoccupé de fournir aux fidèles les armes nécessaires aux luttes quotidiennes  (4), rédigea une sorte de manuel destiné à instruire les chrétiens sur les points qui faisaient le fond des polémiques. Telle fut la destination des Testimonia contra Judaeos, sorte d'arsepal oit les textes bibliques sont alignés suivant la préoccupation qui inspire le recueil démontrer le devoir de la foi; dans le Christ. L'antiquité de ce recueil dont la composition se place avant 250 (5), semble convier à y chercher un état exact de la polémique judéo- chrétienne

 

1. Dialogus de altercatione Ecclesiae et Synagogae. « Après un passage de ce texte, attribué à paint Augustin, où l'on parle du signe du Christ inscrit sur les étendards des légions romaines, il est noté que le Juif est exclu de toutes les dignités, ainsi que de l'armée: « Judaeum esse comitem non licet ; senatum titi introire prohibetur ; praefecturam nescis ; ad militiam non admitteris » (saint Augustin, éd. Migne, t VIII, p. 1132). Rapprocher de ce texte la Constitution de l'an 418, inscrite au Code Tltéodosien (l. XVI, tin VIII, c. mmv). Note de Le Blant, loc. cit., p. 3, note 2.

2. Die altercatio Simonis judaei et Theophili christiani, § 30, loc. cit., p. 43, ligne 13.

3. PITRA, Spicil. Solesm., t. I, préface, p. XX-XXI. Cf. E. NOELDECHEN, Tertullian’s Gegen die Juden, p. 3-14

4. E. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs, 1893, Paris, in-8°, ch. IX. La préparation au martyr.

5. Je donne cette date d'après la chronologie adoptée par P. MONCEAUX, Chronologie des oeuvres de saint Cyprien, dans Revue de Philologie, t. XXIV, 1900, p. 350. Voyez un inventaire raisonné de la littérature chrétienne primitive inspirée par cette polémique, dans A. HARNACK, Texte und Untersuchungen, I bd., hf. 3, 1883, p. 74 sq.

 

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au IIIe siècle de notre ère. Cette opinion est d'au-tant plus vraisemblable que les controversistes qui ont précédé, comme saint Justin, Tertullien, Origène, et ceux qui ont suivi, comme Commodien, saint Augustin et l'auteur du Colloque entre Jason et Papiscus, ont fait usage des mêmes textes et argumenté avec les mêmes preuves sur les mêmes sujets.

Ce sont les sources mêmes de la foi qui étaient mises en question, puisque les Juifs niaient le dogme de la Trinité : « Voyez que je suis le Seigneur, et il n'est pas d'autre Dieu que moi (1) », disaient-ils en faisant appel aux livres de leur loi. Les autres attaques, si elles n'étaient un sujet douloureux pour des chrétiens, devraient nous paraître simplement odieuses ou puériles. On voit mettre au jour des arguments qui n'ont leur place que dans les discussions des gens de la condition la plus avilie. Jésus, disaient donc les Juifs, est né d'un commerce adultère, sa mère fut chassée par celui qu'elle avait trompé, on allait jusqu'à nommer son amant(2). La vie sainte de Jésus n'échappait pas à la calomnie et à l'outrage grossier. Les épithètes d'imposteur (3), de semeur d'incrédulité (4) et d'impiété (5), de magicien (6), de fléau du monde (7), lui étaient adressées. Les outrages qu'on lui avait prodigués sur la croix étaient renouvelés. Pourquoi, demandait-on, n'a-t-il pas disparu de la croix (8)? Pourquoi a-t-il dû fuir

 

1. Deuteron., XXXII, 39.

2. ORIGÈNE, Contr. Cels., l. I, c. XXXII, XXXVIII.

3. S. CHRYSOSTOME, Adv. Judaeos, Na, 3.

4. ORIGÈNE, Contr. Cels., l. II, c. LXXVIII.

5. S. JUSTIN, Dial. cum Tryph., c. cvrn.

6. ORIGÈNE, Contr. Cels., l. III, c. I; S. JUSTIN, Dial., c. LXIX.

7. ORIGÈNE, Contr. Cels., l. II, c. XXIX.

8. ORIGÈNE, Ibid., l. II, c. LXVIII.

 

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en Égypte (1) ? Pourquoi n'a-t-il pu éviter les coups ni la mort (2) ? Il l'eût dû faire, jugeaient-ils, s'il avait été Dieu, de même qu'il eût évité de s'entourer de gens du peuple et de publicains (3). Pour mieux s'en débarrasser, on niait que sa passion eût été prédite (4), on plaisantait sur le tremblement de terre et les ténèbres qui marquèrent sa mort (5). Enfin on le proclamait maudit de par la nature même de son supplice (6). En ce qui regardait l'Église, la négation était impossible : on se renfermait dans l'accusation d'imposture. La résurrection était ou bien un enlèvement habilement exécuté par les apôtres (7), ou quelque tour de sorcellerie (8). Les apôtres étaient des fourbes (9), les évangiles avaient été falsifiés (10). Devant le progrès croissant du christianisme, les Juifs commençaient à revendiquer pour la Synagogue le maintien de ses antiques prérogatives sur la nouvelle venue qui la proclamait déchue et humiliée (11), elle, la reine puissante (12), devant l'Église, Épouse du Christ (13).

De la part des chrétiens, les arguments étaient d'une tout autre nature. C'était la Bible qui formait le fonds inépuisable des objections, des réfutations ; c'est dans la

 

1, ORIGÈNE, Ibid., l. I, c. LXVI.

2. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Franc., l. VI, c. V.

3. ORIGÈNE, Ibid., l. II, c. XLVI.

4. TERTULLIEN, Contr. Judaeos, §§ 10 et 13.

5. ORIGÈNE, Contr. Cels., 1. II, C. LIx.

6. Deuteron., XXI, 23.

7. Matth., XXVIII, 13.

8. S. JUSTIN, Dial., p. 108.

9. ORICÈNE, Ibid., l. II, c. XXVI.

10. ORIGÈNE, Ibid., l. II, c. XXVI.

11. De altercatione, Pat. Lat., t. XLII, col. 1135, 1136.

12. Ibid., col. 1131, 1135.

13. Ibid., col. 1135.

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Bible que saint Cyprien puisait non seulement ses preuves, mais la suite même de son texte, et c'est par ce texte tout seul ainsi centonisé, sans aucun commentaire, qu'il argumentait. « En discutant avec les gentils, dira plus tard saint Augustin, je montre par ces textes l'accomplissement des prophéties. Mais, ajoute-t-il, le païen doute, craignant qu'ils n'aient été supposés par moi-même. Or, celui-là qui les conserve, c'est notre ennemi, auquel les ont transmis ses pères. Ainsi, je prouve en même temps au juif que je connais les prophéties et leur accomplissement, et au païen que je ne les ai pas inventées (1).»

Avant d'en venir aux prophéties elles-mêmes,on s'attachait aux prophètes et au traitement que Jésus avait reproché aux Juifs de leur avoir fait subir (2). On leur prouvait en leur citant le témoignage d'Élie (3) et celui d'Esdras (4) qu'ils les avaient mis à mort. Ce reproche reparaît dans la belle invective du vieux prêtre de Smyrne, Pionius, que les Juifs entouraient et dont ils réclamaient la mort. S'adressant aux fidèles,Pionius leur dit, en montrant les Juifs : « Ne soyez pas avec eux !... Nous n'avons pas, nous, tué les prophètes. Fuyez ceux qui ont trahi et crucifié le Seigneur (5). » Toute cette antique his. toire d'Israël ne se prêtait que trop aux amers reproches; les rechutes continuelles dans l'idolâtrie, l'incontinence, la cruauté du peuple élu attirant sur lui ces terribles

 

1. S. AUGUSTIN, Sermo CCCLXXIV, § 2.

2. Matth., XXIII, 37.

3. I Reg., XIX, 14.

4. II Esdr., IX, 26.

5. RUINART, Acta sincera ; Passio S. Pionii, p. 13. On les mettait au-dessous de Pilate. S. AUGUSTIN, Enarr. in Ps. LXIII, § 4.

 

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menaces qui devaient se résoudre en une ruine finale mais prédite (1).

On fouillait tout un long passé, et il était difficile, en bonne logique, de se défendre. La circoncision fut l'occasion de disputes ardentes qu'il suffit de rappeler ici en quelques mots. Les hommes seuls sont circoncis. Que deviendront les femmes ? demandaient les chrétiens. Si c'est la circoncision qui ouvre le ciel, où iront vos vierges, vos épouses, vos veuves et celles-là que vous entourez d'hommages, les « mères des synagogues » ? Elles ne sont pas circoncises, elles ne sont donc pas juives, mais elles ne sont pas chrétiennes non plus. Elles sont donc

aïennes (2).

D’ailleurs Adam, et Abel, et Henoch,et Loth,et Noé, l’ont-ils connue, la circoncision ? Celle que vous pratiquez, c'est la circoncision charnelle que, sur l'ordre de Dieu, Josué pratiqua avec un couteau de pierre (3) ; elle doit faire place à la circoncision du coeur (4), que le Christ opère par la sainteté de ses préceptes (5). Laissez donc les sacrifices sanglants, l'heure est venue de l'immolation parfaite, du sacrifice de louangea.

 

1. Acta Apost., VII, 41, 42. TERTULLIEN, Adv. Judaeos, § 1 ; S. JUSTIN, Dialog., §§ 18, 19, 22, De altercatione, p. 1133 ; S. MAXIME DE TURIN, Tract. V Contr. Judaeos (ed. Migne, p. 804)

2. De altercatione, coll. 1134.

3. Josué, V,2.

4. Rom., II, 29. — S. JUSTIN, Dialog., §§ 18, 19. — TERTULLIEN, Contr. Judaeos, §§ 2 et 3. — S. CYPRIEN, Testimonia, 8 ;  De altercatione, col. 1134. — S. MAXIME DE TURIN, Tract. V Contr. Judaeos, p. 741.

5. I Cor. X, 4. — S. JUSTIN, Dial., § 113. — TERTULLIEN, Contr. Judaeos §§ 9 et 10 ; In Marcion., l. III, § 16. — S. CHRYSOSTOME, Homil. II in Matth., § 3. — S. AUGUSTIN, Contr. Faust., l. XII, c. XXXI.

6. TERTULLIEN, Contra Judaeos, § 5. — S. CYPRIEN, Testimonia, I, 6. — S. AUGUSTIN, Adv. Judaeos, §§ 6 et 9.

 

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L'observation du sabbat donnait lieu à des reproches que l'ardente parole des prophètes faisait terribles. Ils n'observent le sabbat, avait dit Ezéchiel, qu'en le profanant (1). Les Juifs d'Afrique se livraient en ce jour à leur penchant pour l'ivrognerie, la débauche et les danses lascives (2). L'état d'abjection privée allait de pair avec l'abjection politique et religieuse. Tandis que les Juifs étaient exclus des légions et de tous grades et honneurs (3), les chrétiens réalisaient chaque jour plus exactement la parole prophétique. C'était un empereur de leur religion qui était assis sur le trône, vêtu de la pourpre, couronné d'or (4); combien cet état différait de celui de la Synagogue ! mais les temps étaient révolus où cette substitution devait (s'accomplir et dont les Livres saints contenaient l'annonce lorsqu'ils faisaient voir Jacob substitué à Esaü, et ce même Jacob épris de la jeune Rachel, figure de l'Église, pour laquelle il délaissait Lia aux yeux chassieux (5).

La question de savoir si le Verbe avait collaboré à la création paraissait résolue par l'emploi du pluriel Faciamus hominem (6), que Dieu avait employé lorsqu'il créa l'homme. « Sur ce point, dit saint Justin, voici la vérité : c'est que le Fils était avec le Père avant la création et que le Père conversait avec lui (7). »

 

1. Ezech., XXII, 8.

2. S. AUGUSTIN, Tract. III in Joh., § 19 ; Sermo IX, § 3.

3. De altercatione, col. 1132.

4. Psaume XLIV, 12.— Voy. l'épitaphe d'Abercius: Eis Rhomen os (o poimen) ephempsen emen basilean athresai kai basilissan idein khrusostlon Khrusopedilon.

5. Rom. , I, 10,

6. Gen., I, 26.

7. S. JUSTIN, Dialog., § 62, — ORIGÈNE, Contr. Celsum, II, 9. — EUSÈBE, Hist. eccl.,1, 2. — S. AUGUSTIN, De Civ. Dei, XVI, 6. — S. MAXIME DE TURIN, Tract. V contra Judaeos, p. 794. — S. HILAIRE, De Trinitate, IV, 20, etc.

 

XXIX

 

« A ces hommes, qui refusaient de reconnaître dans Jésus le Christ dent ils attendaient la venue (1), on opposait le célèbre passage d'Isaïe (VII, 13-14) proclamant ce signe donné par Dieu lui-même, la naissance d'un fils enfanté par une Vierge et qui vaincrait avant qu'il pût encore nommer son père et sa mère (VIII, 4) (2). Ce fils, ajoutait-on avec le livre des Proverbes, c'est la Sagesse de Dieu engendrée avant la création de la terre (3). Plus ancien que les siècles (4), il s'était fait voir à Abraham près du chêne de Mambré (5) ; aux enfants d'Israël par la colonne de feu (6) ; il les a introduits dans la terre promise (7) ; il a parlé à Moïse dans le buisson ardent (8), protégé les trois jeuns Hébreux contre les flammes de la fournaise (9). »

L'argument que tiraient les Juifs du genre de supplice infligé à Jésus (10) a été réfuté par saint Justin (11), par

 

1. Rom., IX, 10-13. — TERTULLIEN, Ado. Judaeos, § 1. — S. CYPRIEN, Testimonia, 1, 19; De montibus Sina et Sion, § 3. — COMMODIEN, Instr. 1, 39. — S. AUGUSTIN, Epist. 196, ad Asellicum, § 13 ; Adv. Judaeos, § 7. — S. MAXIME DE TURIN, Cont. Judaeos, p. 793, 739 ; De altercatione, p. 1132-1133.

2. S. JUSTIN, Dialog., C. XXXVI, XXXIX. — TERTULLIEN, Adv. Judaeos, 57 et 9.

3. TERTULLIEN, Ibid.

4. S. CxvRIEN, Testimonia, II, 1, 2.

5. S. JUSTIN, Dialog., p. 48.

6. Ibid. 56.

7. S. CYPRIEN, Testimonia, Is, 5. — S. MAXIME DE TURIN, Contra Judaeos, § 805.,

8. S. CHRYSOSTOME, Homil. II in Matth., § 3. — S. AUGUSTIN, Calme., Faust., 1, XII, § 31, etc.

9. S. JUSTIN, Dialog., § 127. — S. MAXIME, p. 806; Sermo  contra Judaeos; paganos et arianos, dans S. AUGUSTIN, éd. Migne, t. XLII, p. 1126.

10. Maledictus a Deo qui pendet in ligno, Deut., XXI, 23.

11. S. JUSTIN, Dialog., §§ 32, 90, 94, 96.

 

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Tertullien (1), enfin par l'auteur du Dialogue supposé entre Jason et Papiscus (2), et de l'altercation entre le Juif Simon et le chrétien Théophile (3).

« Longtemps auparavant, saint Paul, peut-être pour y répondre, avait écrit qu'en acceptant de mourir sur la croix, Jésus en avait effacé l'ignominie (4). Pour Tertullien, rapprochant du verset allégué celui qui le précède, il répondait que le texte saint visait, non les victimes innocentes, comme l'avait été le Seigneur, mais seulement les misérables mis à mort pour leurs crimes (5). Puis, rappelant une parole qui, de son temps, se lisait dans quelques manuscrits des Psaumes, il est écrit, disait-il, Dominus regnavit a ligno (6). Ce Lignum que le supplice du Christ avait rendu sacré, les chrétiens en voyaient l’annonce et le symbole dans le bois sauveur de l'arche (7), dans la verge miraculeuse dont Moïse frappa le rocher (8), verge de bois et non de fer, parce que la croix du Calvaire nous a ouvert les sources de la grâce (9) ; dans la baguette

 

1. TERTULLIEN, Contra Judaeos, X.

2. S. JÉRÔME. Comm. in Epist. ad Galetas, c. III, 14.

3. Altercatio, § VI, 22, dans A. HARNACK, loc. cit., p. 29.

4. Galat., In, 14.

5. Contra Judaeos, X.

6. Ces mots, tirés d'une interpolation de la version des LXX, ne figurent pas dans l'original du Psaume XCV mutilé, dit S. Justin, par les Juifs (Dialog., § 73). Je les retrouve chez les chrétiens depuis les premiers siècles jusqu'à la fin du sixième. TERTULLIEN, loc. cit., Advers. Marcionem, III, 19. — S. AUGUSTIN, Enarr. in Ps. XCV, § 2 ; De altercatione, p. 1135 ; Exposit. in Ps. XCV. — GRÉG. DE TOURS, Hist. Franc., VI, 5. — FORTUNAT, Miscell., l. II, c. VII, V. 16.

7. S. JUSTIN, Dialog., § 138. — S. CYRILLE DE JÉRUSALEM, Catech., XIII, 10. — S. AMBROISE, De mysteriis, c. ni, § 11. — S. ISIDORE, ln Genes., VII, § 2. — S. PIERRE DAMIEN, Sermo  XLVIII.

8. S. JUSTIN, Ibid., § 86.

9. S. AUGUSTIN, Sermo  CCCLI, § 3.

 

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d'Aaron qui se couvrit de fleurs et de fruits ; dans le bâton de David vainqueur de Goliath (1).

« Comme le Christ triomphant sur l'instrument de mort, Moïse, disait-on, avait étendu les bras lorsque les Juifs luttaient contre Amalec (Exod., XVII), et cette attitude leur avait donné la victoire (2).

« Aux ardentes négations des Juifs en ce qui touchait le Seigneur, des réponses se présentaient nombreuses. Que sa passion ait été prédite par les Livres saints (3), comme les ténèbres à l'heure de sa mort (4), qu'il soit ressuscité (5); que cette résurrection ait dû se produire au troisième jour (6), qu'il soit Dieu, roi, juge, et l'époux de l'Eglise (7), les chrétiens l'affirmaient en invoquant les prophéties (8). » Ces discussions se retrouvent au VIe siècle À la cour de Chilpéric, Saint Grégoire de Tours nous a laissé le curieux récit des résistances d'un personnage dotumé Priscus, Juif de race, avec lequel il argumenta à raide ciel moyens recommandés par l'usage, les saints ivres, qui, dit l'évêque de Tours, frappent les adversaires de leur propre glaive comme fit David avec Goliath (9). Le roi Chilpéric, étant sur le point de se rendre à Paris, reçut la visite de Grégoire en même temps que du Juif Priscus. Le roi le prit par la chevelure et dit à l'évêque : « Viens, prêtre de Dieu, et impose-lui la

 

1. S. JUSTIN, Ibid., § 86.

2. S. JUSTIN, Dialog., § 90.

3. TERTULLIÉN, Contra Judaeos, X et XIII.

4.TERTULLIEN, Ibid., X ; De montibus Sina et Sion, § 8.

5. S. JUSTIN, Dial., § 102.

6. De altercatione, § 1136.

7. S. CYPRIEN, Testimonia, II, 19 ; De altercatione, § 1135.

8. LE BLANT, loc. cit., § 16-17.

9. GRÉGOIRE DE TOURS, Hist. Francorum, l. VI. C. 5,

 

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main» ; mais, comme Priscus s'y refusait, le roi reprit : « Oh ! la dure cervelle et la gent incrédule qui ne comprend pas que le Fils de Dieu lui a été annoncé par les prophètes, qui ne comprend pas les mystères cachés sous le voile des figures ! — Dieu, dit le Juif, n'a pas besoin de se marier, il n'a pas d'héritier, pas de collègue dans son royaume, lui qui a dit parla bouche de Moïse : (Venez, « voyez, je suis le Seigneur, et il n'en est pas d'autre que « moi. Je distribue la mort et la vie, je frappe et je guéris. » Le roi reprit : « Dieu a engendré un Fils éternel d'un ventre spirituel, un Fils qui n'est ni moins âgé, ni moins puissant que lui, car il a dit à ce propos: « Je t'ai engendré de mon ventre avant l'aurore. » C'est ce fils né avant les siècles qu'il a envoyé de nos jours pour guérir, ainsi que dit le prophète : « Il a envoyé son Verbe, et il les a guéris. » Tu dis qu'il n'engendre pas, eh bien, écoute encore ton prophète: « Moi seul qui fais enfanter les autres, je ne pourrais pas enfanter? » Il parle ici du peuple qui renaît en lui par la foi. » Le Juif répliqua : « Dieu peut-il se faire homme, peut-il naître d'une femme, peut-il être frappé, peut-il être mis à mort? » Le roi se taisant, l'évêque s'approcha et dit: « Il y a une raison à ce que Dieu, fils de Dieu, se fît homme ; c'est à cause de nous, non pas à cause de lui. Il ne pouvait en effet racheter l'homme captif du péché et livré au démon s'il ne revêtait l'humanité. Je ne citeraipas les Évangiles et l'Apôtre que tu récuses,mais je prends mes preuves dans tes livres, je te percerai ainsi de ta propre épée, comme fit jadis David à Goliath. Dieu donc devait se faire homme, t'ai-je dit, écoute ton prophète : « Et Dieu, et homme, et qui l'a connu ? » Ailleurs : « Celui-ci est notre Dieu, et il n'y en a pas d'autre que lui ; celui qui connaît la voie de toute

 

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science et qui l'enseigne à Jacob son fils et à Israël son bien-aimé. Il a ensuite été vu sur la terre et il s'est entretenu avec les hommes. » Dieu est né d'une vierge. Écoute encore un de tes prophètes : « Voici qu'une vierge concevra dans son sein et enfantera un fils, et il sera nommé Emmanuel, ce qui veut dire: Dieu avec nous. » Dieu a été frappé, il a été attaché avec des clous ; un au-re prophète nous dit: « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils se sont partagé mes vêtements, et ce qui suit! »

Et encore : « Ils m'ont nourri de fiel, ils m'ont abreuvé de vinaigre ». Enfin, que par le supplice de la croix il rouvre son royaume au monde déchu et soumis au diable, c'est le même David qui nous l'apprend : « Le Seigneur a régné par le bois » Ce qui ne veut pas dire qu'il ne régnât pas auparavant à côté de son Père, mais qu'il a commencé un règne laborieux sur le peuple qu'il avait délivré de la servitude du démon. »

« Quel besoin avait Dieu de souffrir cela ? » dit le Juif.

«Je te l'ai déjà dit, reprit Grégoire, Dieu a créé l'homme innocent ; mais, circonvenu par la malice du serpent, il prévariqua et, rejeté du paradis à cause de cela, il fut dévoué au travail de la terre. Mais il fut réconcilié avec Dieu par la mort du Christ Fils unique de Dieu.

— Dieu ne pouvait-il donc envoyer des prophètes ou des apôtres qui eussent rappelé le monde dans la voie du salut et lni: eussent épargné l'humiliation de l'incarnation ?

— Le genre humain a péché dès l'origine, répliqua e; ni le déluge, ni l'incendie de Sodome, ni les

 

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plaies d'Égypte, ni le miracle de la mer Rouge, ni la régression du Jourdain vers sa source, n'ont pu lui faire peur ; il résiste sans cesse à la loi divine, refuse de croire aux prophètes, et non seulement il n'y croit pas, mais il les tue quand ils lui prêchent la pénitence. Ainsi donc, si Dieu n'était pas descendu lui-même en ce monde pour le racheter, un autre n'en eût pu venir à bout. Nous sommes nés par sa naissance, nous avons été purifiés par son baptême, guéris par ses blessures, relevés par sa résurrection, glorifiés par son ascension. C'est encore un de tes prophètes qui nous apprend qu'il était venu guérir nos maladies : « Nous avons, dit-il, été guéris par sa meurtrissure »; et ailleurs: «Il portera nos péchés et il priera pour les pécheurs » ; enfin : « Il a été conduit à la mort comme on fait des agneaux, et comme l'agneau silencieux devant le tondeur il n'a pas ouvert la bouche. « Son jugement est relevé par l'humiliation. Qui dira sa généalogie ? Il se nomme : Dieu des armées. » Jacob, dont tu descends, le dit dans la bénédiction de son fils Juda, à qui il parle comme s'il s'adressait au, Fils de Dieu en personne. « Les fils de ton père t'adoreront, lionceau de Juda. Tu es monté sur la tige. Tu t'es couché et tu as dormi comme le lion, comme le lionceau. Qui l'a élevé? Ses yeux sont plus beaux quele vin, ses dents plus blanches que le lait. Qui l'a élevé ? » Et il dira avec raison de lui-même : « J'ai la puissance d'abandonner mon âme et j'ai celle de la reprendre. » Cependant l'apôtre Paul dit : « Celui qui ne croira pas que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts ne peut être sauvé. »

Grégoire et le Juif continuèrent, mais ce dernier ne fut pas ébranlé.

 

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II — LES DISSENTIMENTS

 

 

Il n'est peut-être pas de spectacle plus étrange dans toute la suite de l'histoire que celui de la mentalité juive depuis le jour où, définitivement écrasées, la nation et la race se replièrent sur elles-même, farouches et stupéfaites, résolues à croire plus que jamais ce qu'elles avaient toujours cru, et rien autre chose. Le parti que les événements avaient le plus ménagé — peut-être parce qne lui-même s'était prudemment épargné — était le parti pharisien, réfugié presque au grand complet, je parle des chefs, dans les villes de Sabné et de Lydda; zélotes et sadducéens avaient disparu. Une situation était créée désormais, à laquelle le parti avait le devoir d'adapter le tempérament et la conscience de la nation le plus adroitement possible, s'il tenait à la voir subsister. Dans ce naufrage de tout le judaïsme, il ne surnageait que la toi, la Thora, c'est-à-dire cette législation complète : loi religieuse, loi civile, statut personnel dont l'ensemble demeurait intangible à la force. Désormais, toute la préoccupation nationale se tournera non à défendre unu

patrie disparue, un culte impossible, un sacerdoce éteint;

une dynastie flétrie, mais à commenter la Thora et à la pratiquer. Sa connaissance devint comme une patrie spirituelle où l'on communiquait dans la parfaite incohérence. C'est que depuis un siècle environ qu'on avait

 

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entrepris le commentaire de la Loi, et avec les conditions économiques nouvelles créées par la dispersion qui allait étendre beaucoup plus le réseau de la Diaspora, les écoles rabbiniques produisant de nouveaux commentaires, on commençait à ne plus savoir où l'on en était de ce droit traditionnel, car il n'existait pas de manuel écrit. Vers la fin du Ier siècle on commença à voir circuler de petits livrets, fort rares, écrits en notations abrégées et presque indéchiffrables, qui contenaient des solutions des rabbins célèbres pour les cas embarrassants. On nomma bientôt ces petits cahiers des mischna, c'est-à-dire des recueils de décisions ou kalakoth, et leur commodité les fit assez vite adopter et grossir peu à peu. La conséquence fut de donner à cette jurisprudence d'école une autorité croissante. L'opposition qui existait entre juifs et chrétiens s'aggravait de tout ce que les rabbins aigris y ajoutaient d'invectives et d'anathèmes. Pour beaucoup d'entre eux la perischouth, l'insociabilité, était devenue la loi de salut public. On tendit à s'isoler dans un milieu exclusivement juif, à en écarter les païens, à organiser dans ce but une série de ghettos qui seraient l'infranchissable réduit du judaïsme et qui permettraient au juif obligé de sortir de leur enceinte pour gérer ses affaires d'aller au loin en passant d'un ghetto à un autre ghetto suivant, sorte de relais qui lui permettaient d'éviter le contact des goym (1). Les offres libérales de saint Paul et des chrétiens n'avaient pas ébranlé les barrières, loin de là. Tout un parti, celui des doux et bons rêveurs dont avait été Hillel, continuait ses

 

1. Voyez les voyages de Benjamin de Tudèle.

 

XXVII

 

traditions ; mais l'esprit du judaïsme suivait le fanatisme de Schammaï. Ce fut toute cette scolastique véhémente, souvent incohérente, qui, aboutissant aux rédactions talmudiques, nous a livré le secret de l'état mental du udaïsme à l'égard des chrétiens. Les réfugiés, qui, après avoir échappé à la mort dans Jérusalem (70), avaient pu gagner les juiveries du monde romain ou de l'Asie antérieure, avaient adopté, pour désigner les premiers chrétiens, le mot de minim, qui répond à hérétiques (1). On les représentait comme des espèces de jongleurs et de thaumaturges en possession d'une recette curative mer-veilleuse dans l'administration de laquelle se prononçait le nom de Jésus ; aussi se trouva-t-il des médecins juifs qui, jusqu'au IIIe siècle, s'obstinèrent à tenter des cures au nom de ce Jésus qu'ils maudissaient intérieurement (2). Peut-être ceux qui se livraient à cette pratique étaient-ils des juifs moins intraitables, des agadistes, que certaines tendances rendaient moins injustes à l'égard des chrétiens que leurs adversaires les halakistes (3). Ceux-ci n'avaient pas déchu du pharisien de l'Évangile ; leur orgueil était incommensurable : « Je te remercie, Éternel, mon Dieu, dit l'étudiant en sortant de la maison d'étude, de ce que, par ta grâce, j'ai fréquenté l'école au lieu de faire comme ceux qui traînent dans les bazars. Je me lève comme eux ; mais c'est pour l'étude de la Loi, non pour des motifs frivoles. Je me donne de la peine comme eux ; mais j'en serai récompensé. Nous courons également ;

 

1. S. JÉRÔME, Epist. ad August., 89 (74), édit. Martianay, t. VI, 2e Part, col. 623 : Minaei.

2. Talmudde Jérusalem, Aboda zara, II, 2 (fol. 40 d.).

3. DERENBOURG, Histoire de la Palestine d'après les Thalmuds, p. 349-354.

 

XXXVIII

 

mais moi j'ai pour but la vie future, tandis qu'eux ils n'arriveront qu'à la fosse de la destruction (1). » Tout le travail de ces écoles consistait à raffiner sur des subtilités à peine saisissables et à rendre impossible le rapprochement avec les minim. Le célèbre rabbi Tarphon (2), le coryphée des écoles juives de la fin du ler siècle, donnait le ton. C'était un homme capable de modération ; mais la secte des minim lui faisait perdre toute mesure. Les Évangiles étaient tombés entre ses mains et l'avaient grandement irrité. On lui fit observer que cependant le nom de Dieu s'y trouvait souvent répété ; mais le maître s'emporta : « Je veux bien perdre mon fils, dit-il, si je ne jette au feu tous ces livres, dans le cas où ils me tombe-raient sous la main, avec le nom de Dieu qu'ils contiennent. Un homme poursuivi par un assassin, ou menacé de la morsure d'un serpent, doit plutôt chercher un asile dans un temple d'idoles que dans les maisons des minim ; car ceux-ci connaissent la vérité et la renient, tandis que les idolâtres renient Dieu, faute de le connaître (3) ». On peut juger ce que devint un tel emporte-ment passant du vieux rabbi à ses jeunes disciples. Ce fut une avalanche d'anathèmes, de malédictions contre les minim (4). On introduisit dans la prière quotidienne,, le matin, à midi et le soir, une triple malédiction contre

 

1. Talm. de Babylone, Berakoth, 28 b.

2. RENAN, Origines du Christianisme, t. V, p. 70, note 4, juge que ce personnage doit être identifié avec le Tryphon que saint Justin présente comme interlocuteur juif dans son Dialogue. Cf. EUSÈBE, Hist. eccl., IV, XVII.

3. Talm. de Babyl., Schabbath, 116 a.

4. S. EPIPHANE, Haeres., XXIX, 9.

 

XXXIX

 

les « nazaréens » (1), qui prit place dans le schemoné esré. Elle se récitait entre le onzième et le douzième paragraphe, et était ainsi conçue :

 

Aux délateurs pas d'espérance ! Aux malveillants
la destruction! Que la puissance de l'orgueil soit affaiblie,
brisée, humiliée, bientôt, de nos jours ! Sois loué, ô Eternel,
qui brises tes ennemis et abaisses les orgueilleux !

 

On alla plus loin ; afin d'éviter l'intrusion d'un chrétien dans l'assemblée et les ravages qu'y pouvait faire sa parole (2), on décida d'imposer à tous ceux qui voudraient prier dans la synagogue la récitation préalable d'une formule qui, prononcée par un chrétien, eût été sa propre malédiction (3).

Ces mesures accusaient le dissentiment, des nuances morales moins perceptibles en augmentaient en réalité la profondeur croissante. Il semblait qu'une vertu était sortie d'Israël depuis que le christianisme s'en était séparé. Un des résultats les plus vite constatés fut l'affaisse-ment de la délicatesse de conscience. Les commentaires indigestes de la Thora portaient leur fruit, la masse du peuple s'en remettait de plus en plus à ses docteurs, gens si habiles qu'ils parvenaient toujours à établir quelque distinction entre les préceptes pour lesquels il faut donner sa vie et ceux que l'on peut violer afin d'éviter la mort. On trouva tant de ces distinctions que la foule

 

1. S. EPIPHANE, loc. cit. — S. JÉRÔME, In lsaiam, V, 18-19 ; XLIX, 7 ; LII, 4 et suiv. Et peut-être aussi S. JUSTIN, Dial. cum Tryph., c. 16, 47, 137.

2. Megilla, 17 b. — Talm. de Babyl., Berakoth, 28 b et suiv. Cf. Talm. de Jér., Berakoth, IV, 3.

3. Par exemple le récit des Actes, XIII, 15-16,43-44.

 

XL

 

renonça à l'héroïsme et abandonna aux chrétiens intransigeants le monopole du martyre (1) ! On se mit tout entier dès lors à la rédaction des Talmuds, principalement après que la répression d'Hadrien (134) eut détruit à tout jamais les espoirs révolutionnaires. Il se forma ainsi autour de la Thora un second code, la Mischna (2), qui, sous prétexte d'éclairer la Loi, l'avait aveuglée, étouffée, car désormais « il ne s'agissait plus réellement de bien comprendre la volonté du législateur; il s'agissait de trouver à tout prix dans la Bible des arguments pour les décisions traditionnelles, des versets auxquels on pût rattacher les préceptes reçus ». « De cette préoccupation sortit, dit Renan, un lourd monument de pédanterie, de misérable casuistique et de formalisme religieux, quelque chose de barbare et d'inintelligible; un mépris désolant de la langue et de la forme, un manque absolu de diction, de talent, font du Talmud un des livres les plus repoussants qui existent (3) ». Ainsi, tandis que le christia

nisme éclairaitet, pour ainsi dire, cristallisait sa doctrine dans la forme lumineuse des génies grec et romain, le judaïsme aboutissait au fond d'un trou, dans le symbolisme.de la Kabbale. et les calculs du Notarikon, et ceci, ne devait pas faciliter la controverse.

Elle était en effet fort ardue et les chrétiens préféraient argumenter contre un païen que contre un Juif. C'est toujours la Loi qui fait la pierre d'achoppement. a Si quelques Juifs, dit saint Justin, prétendant croire en Jésus-Christ, veulent obliger les fidèles gentils à observer la Loi,

 

1. Mischna, Megilla, IV, 9. — DERENBOURG, loc. cit., p. 354-355.

2. JUSTIN, Dial., 39. Cf. ORIGÉNE, Cont. Cels., V, 25-41.

3. RENAN, Origines du Christianisme, t. VI, p. 145 et suiv.

 

XLI

 

je les rejette absolument... Ceux qui, après avoir connu et confessé que Jésus est le Christ, abandonnent sa foi à la persuasion de ces obstinés, pour passer à la loi de Moïse, quelle que soit la raison qui les y porte, il n'y a point de salut pour eux, si avant de mourir ils ne reconnaissent leur faute (1)». Origène enseigne la même doctrine (2). A mesure que s'accuse la déchéance intellectuelle d'Israël, les chrétiens signalent sa déchéance morale et surnaturelle (3) et le conflit tend à revêtir une forme persécutrice. Les femmes qui manifestent des velléités. de conversion sont fouettées à l'intérieur des synagogues, ou lapidées (4), et l'apologiste Justin dit aux Romains en parlant des Juifs : « Ils nous traitent en ennemis, comme s'ils étaient en guerre avec nous, nous tuant, nous torturant, quand ils le peuvent, tout comme vous faites vous-mêmes (5) ». Tout ceci est conforme à la doctrine des Talmuds, dans lesquels on lit : « Que le juif ne fasse ni bien ni mal à l'infidèle. Mais quant au chrétien, qu'il n'y ait moyen ni industrie qu'il n'emploie pour lui enlever la vie (6) ». Si « un juif voit un chrétien près d'un précipice, il est tenu de l'y pousser (7) ».

La rivalité reparaissait sur tous les terrains. Les chrétiens célébraient la vaillance de leurs martyrs, les Juifs

 

1. JUSTIN; Dial., 47.

2. ORIGÉNE, Contra Celsum, III, 1, 3.

3. HERMAS, Pastor, Simil., IX, 30. — Homélies pseudo-clémentines, VII, 6 ; VIII, 15.— Recognitiones, I, 42, 50. — Cf. Ps.-BARNABÉ, Epist., 5, 7, 13, 14, 15. — CLÉMENT ROMAIN, Epist., I, 29.

4. Anonymus contra Cataphrygas, dans EUSÈBE, His. eccl., V, XVI.

5. S. JUSTIN, Dial., 48.

6. Ord. 4; Tract. vils, dist. 2.

7. Ord. 3 ; Tract. vin. Sur les maximes qui s'enseignaient de vive voix, voyez LANGEN HERMANN, La loi judaïque du secret (Leipziz,1893).

 

XLII

 

opposaient les leurs. Ils racontaient à ce propos ce trait édifiant. Un héros de la guerre de l'indépendance du temps d'Hadrien, le juif Akiba, fut saisi par les Romains et livré au supplice : « Il subissait son châtiment devant Tyrannus Rufus, le méchant, lorsque arriva le temps de lire le Schéma (c'est-à-dire la récitation d'un passage du Deutéronome, ch. vi, versets 4-9). Il commença à le réciter en souriant. Rufus lui dit : « Es-tu sorcier,

ou bien méprises-tu la douleur ? Akiba dit : Puisse cet homme rendre le dernier soupir ! Je ne suis pas sorcier et je ne méprise pas la douleur; mais, pendant toute ma vie, j'ai récité ce vers : « Tu aimeras l'Eternel ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de tous tes moyens », et je me suis demandé quand je pourrais remplir ce triple commandement : j'ai aimé Dieu de tout mon coeur, je l'ai aimé avec toute ma fortune, mais je n'ai pas pu prouver mon amour avec toute mon âme. Maintenant le moment de l'aimer de « toute mon âme est arrivé, en même temps que le temps de la récitation du Schéma, sans que ma pensée ait été distraite ; je l'ai donc récité en souriant. » Akiba avait peine fini que son âme s'était envolée (1). »

Le Talmud a recueilli d'autres récits de « martyres » destinés peut-être à contrebalancer la gloire des, chrétiens. Je citerai quelques-uns 'de ces traits, afin de montrer combien facilement on pouvait, d'après là confession des témoins, arguer de l'égal mérite des religions. Mais il faut faire observer toutefois combien les principes

 

1. SCHWAB, Traité des Berakoth, p. 172.— Cf. E. LE BLANT, Les Actes des Martyrs (1882), p. 100 ; DERENBOURG, Histoire de la Palestine, t. I, p. 418, 419, f20, 421, 436.

 

XLIII

 

différaient même quand l'héroïsme était semblable. Ce fut principalement sous le règne d'Hadrien que le judaïsme compta des martyrs. Il y en eut en grand nombre en Judée, en Galilée, dans toute la Syrie (1). Parmi eux il s'en trouvait d'aussi admirables que le vieil Eléazar, comme furent, par exemple, les deux frères Julianus et Pappus, qui préférèrent la mort à une apparente violation de la loi (2). En présence de cette perspective qui reparaissait devant eux, les Juifs s'adressèrent à leurs écoles de casuistes, afin d'en apprendre les préceptes qu'on peut enfreindre pour éviter la mort et ceux pour lesquels on doit souffrir le martyre, distinc tion dont les chrétiens ne paraissent pas s'être jamais avisés. Les docteurs consultés jugèrent qu'en temps de persécution on peut renoncer à toutes les observances, sauf à maintenir la prohibition de l'idolâtrie, la fornication (c'est-à-dire les unions prohibées) et le meurtre (3) ; on formula la conduite à tenir dans une devise : « Résister

 

1. La tradition juive a conservé à cette époque le nom de « époque de la persécution » ou « du danger ». GRAETZ, Geschichte der Juden, t. IV, p. 464 et suiv.—DERENBOURG, La Palestine d'après les Thalmuds, p.421, 436. — Sifra sur Deutéron., § 307; Talm. de Babyl., Aboda-Zara 17 b, 18 a ; Berakoth, 61 b ; Sanhédrin, 12 a, 14 a ; Chulin, 123 a Midrasch, Eka,u. e ; Midrasch sur Prov., I, 13 ; sur Ps. IX et XVI ; sur Cant., II, 7.- GRAETZ, loc. cit., t. IV, p.175-177, 464-465.— Midrasch des dix martyrs, dans JELLINECK, Beth hammidrasch, Ière partie, p. 64-72 ; 6e partie, p. 9-55 et p. XVII-XIX, et dans Annuario della soc. ital. per gli studi orient., 2e année, p. 190-192 ; publié aussi par MOEBIUS (Leipzig, 1854).

2. Talm. de Jérusalem, Sanhédrin, III, 5 ; Megilla, I, 6 ; Taanith, II, 13 ; Schebiit, IV, 2 ; Talm. de Babyl. Taanith, 18 b ; Pesahim, 50a; Megillath Taanith, 12 adar, et scholies ; Bereschit rabba, ch. 64 Sifra sur Lévitique, XXVI, 10.

3. Talm. de Jérus., Schebiit, IV, 2 ; Sanhédrin, III, 6 ; Talm. de Babyl., Sanhédrin, 77 a ; MAIMONIDE, Hilkoth yesodé hattora, ch. V, §§ 1, 2. Cf. RENAN, L'Eglise chrétienne, ch. XII, p. 214-219,

 

XLIV

 

aux ordres de l'empereur, c'est un suicide (1). » Le texte des Livres saints servit de canevas aux plus inconcevables escobarderies. Il était écrit : l'observation de la Loi produit la vie (2), or celui qui meurt pour la Loi va contre la Loi, donc l'homme doit conserver sa vie afin de se mettre en mesure, la persécution passée, d'observer la Loi (3). Cependant les rabbis s'accordèrent généralement à enseigner qu'il faut préférer la mort à la violation du moindre commandement en public (4) et que le devoir d'enseigner l'emporte sur toutes les obligations (5). L'école qui traitait principalement ces questions fut celle de Lydda (6), qui compta d'ailleurs ses martyrs qu'on appela « les tués de Lydda » (7) . « Ce qui rendait singulièrement cruelle la situation de ces martyrs, c'était, commè l'a très finement observé Renan (8), ce grand doute sur la Providence qui obsède le Juif dès qu'il n'es tplus prospère et triomphant. Le chrétien, suspendu tout entier à la vie future, n'est jamais plus assuré de sa foi que quand il est persécuté. Le martyr juif n'a pas les mêmes clartés. « Où est main-tenant votre Dieu? » est la question ironique qu'il croit toujours entendre de la bouche des païens. » Le nombre

 

1. Bereschit rabba, c. 81.

2. Lévitique, XVIII, 5.

3. Talm. de Babyl., Sanhédrin, 74 a ; Aboda-zara, 27 b, 54 a, etc.

4. Talm. de Jérusalem, Sanhédrin, III, 5.

5. Talmud de Babyl., Kidduschin, 40 b ; Sifra sur Deutéron. XI,13 ; Midrasch sur Cant., II, 14.

6. Talm. de Jérusalem, Schebiith, IV, 2. — GRAETZ, loc. cit., t. IV, p. 170 suiv., 463 suiv. — DERENBOURG, loc. cit., p. 426, note 2.

7. Talm. de Babyl., Baba bathra, 10 b ; Midrasch, Koh., IX, 10; Sifra sur Lévit, XXVI, 19 (DERENBOURG, loc. cit., p. 422-422). On les identifie d'ordinaire, dit RENAN (loc. cit. p. 217, note 5) avec Julianus et Pappus.

8. RENAN, loc. cit., p. 217-218.

 

XLV

 

de ces martyrs ne peut être fixé, mais il est probable qu'il fut assez élevé, étant donnés l'étendue des massacres et le nombre de juifs vraiment religieux existant encore avant la disparition de tant d'écoles talmudiques qui mêlaient une solide vertu à de puériles préoccupations; ce-pendant, on peut l'affirmer sans trop de crainte d'erreur, la foule resta étrangère à ces sentiments, «elle renonça à l'héroïsme, et se rendit le martyre inutile par ces habiles distinctions entre les préceptes que l'on peut transgresser afin de sauver sa vie et ceux pour lesquels il faut souffrir. De là un singulier spectacle : le judaïsme qui avait été la source du martyre dans le monde, en laisse désormais le monopole aux chrétiens (1), si bien qu'on vit même, dans certaines persécutions, des chrétiens se faire passer pour juifs afin de jouir des immunités du judaïsme (2). Le judaïsme n'eut de martyrs que pendant qu'il fut révolutionnaire; dès qu'il renonça à la politique, il se calma tout à fait, et se contenta de cette tolérance, confinant à l'indépendance, qu'on lui accordait (3). Le christianisme, au contraire, qui ne s'occupa guère de politique, compta des martyrs jusqu'au moment où il devint triomphant » (4), et il n'a pas cessé d'en compter depuis.

Chez Israël, le martyre n'exista jamais, les martyrs

 

1. S. JUSTIN, Dial. cum Tryph., 39. Cf. CELSE, dans ORIGÈNE, Contra Cels., l. V, c 25-41.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., l. VI, c. 12. — Acta S. Pionii, § 13.

3. Digeste, De decurionibus, L, II, 3 (cf. SPARTIEN, Sever., 17). — Philosophumena, IX, 12. — LAMPRIDE, Alex. Sever, 22. — Cf. ORIGÈNE, Ad Afric., 14 ; De princip., IV, c. I. — S. EPIPHANE, Haer., XXX, 4, 6, 11. — Cod. Théod., l. XVI, Lit. VII. — TILLEMONT, Hist. des empereurs, t. I, p. 59 suiv. GRAETZ, Geschichte der Juden, t. IV, p. 476 suiv.

4. RENAN, L'Eglise chrétienne, p. 241 suiv.

 

XLVII

 

furent des exceptions largement espacées dans une chronologie dix-neuf fois séculaire : reconnaissons cependant ce que plusieurs de ces « tués », comme on les appelait, présentent de véritable grandeur. Pendant sa longue captivité, Rabbi Aquiba répétait à ses disciples : « Préparez-vous à la mort; des jours affreux sont proches (1). » La délation livra quelques-uns de ses enseignements aux Romains, qui condamnèrent à mort Aquiba. On l'écorcha avec des crocs de fer rougis au feu ; pendant que sa chair tombait, il ne cessa de dire : « Jéhovah est notre Dieu ! Jéhovah est le Dieu unique ! » Il traîna sur le mot « unique » (chad) jusqu'à ce qu'il expirât. Une voix. céleste, dit le Talmud, se fit entendre : « Heureux Aquiba, qui est mort en prononçant le mot « unique (2) »

Dans les derniers jours du règne d'Hadrien, lorsqu'a-près la prise de Bettaz les écoles rabbiniques furentfermées et l'étude de la Loi interdite, il arriva qu'« en revenant (de l'enterrement de Rabbi Jôsê ben Kismâ), les autorités romaines virent Rabbi Hanînâ ben Teradiôn assis et occupé de l'étude de la Loi. Il se trouvait avec beau-coup de gens, et un rouleau de la Loi était dans son sein. On l'emmena, puis, l'enveloppant dans le rouleau, on l'entoura de sarments et on y mit le feu. Des flocons de laine trempés dans l'eau furent placés du côté de son coeur, afin qu'il n'expirât pas trop vite. Sa fille lui dit : « Mon père, devais-je te voir ainsi ? — Si avais « été brûlé seul, répondit Hanînâ, je me serais mal résigné ;

 

1. Talm. de Babyl., Chulin, 123 a.

2. Taim. de Babyl., Berakoth, 61 b ; Jebamoth, 108 b ; Sanhédrin, 12 a ; Talm. de Jérus. Berakoth, Ix, 7 ; Jebamoth, an, 12 ; calendrier juif, 5 de tisri, et RENAN, L'Église chrétienne, p. 218 et 219, note 2.

 

 

mais, puisque l'on brûle avec moi le rouleau de la Loi, celui qui punira cette offense, punira de même, je le sais, le mal qui m'est fait. » Puis ses disciples lui disent : « Que vois-tu? — Je vois, dit Hanînâ, les peaux se consumer et les caractères qui y sont tracés voler en l'air. » Ils reprirent : « Eh bien,ouvre la bouche, pour que la flamme y entre également. — Mieux vaut, répondit le maître, que l'auteur de la vie nous la reprenne. » Le bourreau dit alors : « Mon maître, me promets-tu la vie future si j'enlève de ton coeur les étoupes de laine ? — Je te la promets. — Jure-le-moi ! » Le supplicié prêta serment. Le bourreau fit ce qu'il avait promis, et aussitôt le rabbi expira. Le bourreau se précipita dans le feu, et on entendit une voix céleste disant : « Rabbi Hanînâ ben Teradiôn et son

« bourreau sont prêts pour le monde futur (1). »

Les chrétiens prenaient grand soin de faire observer quelles différences les distinguaient des Juifs ; ils y mettaient d'autant plus de ténacité que l'État romain parais-sait s'obstiner à ignorer cette distinction. Dès l'origine du christianisme, les magistrats romains avaient montré cette tendance à confondre Juifs et chrétiens ; on lit en effet dans les Actes des Apôtres : « Lorsque Gallion fut fait proconsul de l'Achaïe, les Juifs, d'un commun accord, se jetèrent sur Paul, et l'emmenèrent devant le tribunal, en disant : « Cet homme persuade au peuple

« de suivre une religion contraire à la Loi. » Paul, voulant alors ouvrir la bouche pour parler, Gallion leur

 

1. Talmud de Babylone. Traité Abôdah-Zârâh, f° 18 A. Cf. E. — LE BLANT, Les persécuteurs et les martyrs (1893. Paris, in-8°), p. 240, et Journal des Savants, mai 1890.

 

XLVIII

 

dit: « O Juifs ! s'il s'agissait d'une injustice qu'on eût faite à quelqu'un, ou de quelque crime, je vous écouterais selon que ma charge m'y obligerait ; mais, puisqu'il n'est question que de paroles et de noms et de votre Loi, jugez-en vous-mêmes, je ne veux point prendre connaissance de ces choses (1). » Bien des pro-consuls eussent opposé pendant longtemps la même fin de non-recevoir. Ils ne connaissaient dans l'empire qu'une classe nombreuse et remuante, partageant la « superstition judaïque » ; de quelque groupe qu'on se réclamât, les païens superficiels se contentaient de dire : « Ils mènent la vie juive (2). » Un texte de Tacite, que Sulpice Sévère nous a conservé, rapporte que dans le conseil de guerre tenu devant Jérusalem peu de temps avant le der-nier assaut, « Titus et une partie de ses officiers estimaient qu'il fallait avant tout détruire le temple afin d'abolir entièrement la religion des Juifs et des chrétiens ; car ces deux religions, quoique contraires entre elles, avaient des auteurs communs : les chrétiens venaient des Juifs ; la racine extirpée, le rejeton périrait bientôt (3). » Ainsi, en l'an 70, la distinction était faite — nous verrons quand et comment elle se fit en effet sous Néron, — et deux ans après cette année 66, où le glaive de César

 

1. Act., XVIII, 12-15.

2. Judaicam vivere vitam, SUÉTONE, Domit., 12, Oi es ta ton Ioudaion ethe ecsokellontes. DION CASSIUS, LXVII, 14. Ioudaikos bios, ibid., LXVII 1. Cf. JOSÈPHE, Antiq , XX, II, 5 : khairein tois Ioudaion  ethesin …… dzeloun ta patria ton Ioudaion, et dans les Acta Pilati, A. ch. II, 1 : gone mou theosibes estin kai pallon ioudaidzei (TISCHENDORF, Evang. apocr ., p. 214).

3. SULP. SÉVÈRE, Chron., I. 39. Cf. BERNAYS, Ueber die Chronik de Sulpicius Severus (Berlin, 1861), p. 48 suiv. — FABIA, Les sources de

Tacite, p. 256.

 

XLIX

 

commença à Rome de frapper les chrétiens et d'épargner les Juifs, sur un autre point de l'empire, la distinction se fit encore, lorsque l'on vit les fidèles de Jérusalem sortir de la ville rebelle sous la conduite de Siméon leur évêque et se retirant à Pella (1), au delà du Jourdain, dans une région où la révolte n'avait pas pénétré. Cette conduite leur mérita la bienveillance de l'État romain, à qui l'attitude des Juifs causait de réels embarras et leur valut une longue paix (2). Dans le public on ne prenait pas garde à ces chicanes religieuses ; pour Epictète (3) et Dion (4) la distinction entre Juifs et chétiens n'est pas faite, elle paraît bien confuse même chez Lucien (5) ; en revanche, elle est fort nette chez Tacite et Suétone (6), mais elle ne l'est plus du tout chez Aelius Aristide (7).

Il s'en faut que Juifs et chrétiens favorisassent cette confusion, nous verrons bientôt de quelle façon tragique leur désunion s'affirmait publiquement ; mais, quelle que fût l'indifférence des contemporains à l'égard de leurs dissentiments et de la séparation radicale qui existait entre eux, ils l'aggravaient de jour en jour, les camps avaient leurs noms désormais : ioudaïsmos khristianismos (8), judaïsme, christianisme.

On ne s'expliquerait pas toute la profondeur du ressentiment

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., III, 5.

2. DE Rossi, Bullettino di archeologia cristiana (1865), p. 95.

3. Dissert, II, IX, 20 suiv.

4. Hist. rom., LXVII, 14.

5. Peregrinus, 16.

6. Annal., XV, 44. SUÉTONE, Nero, 16. Voyez aussi PLINE, Epist., x, 96.

7. Opera, n, p. 402 suiv. Cf. DE Rossi, Bulletino di archeologia cristiana (1865), p. 91-95.

8. S. IGNACE, Ad Magn., 8-10 ; ad Phil., 6.

 

 

L

 

qui animait les Juifs contre les chrétiens en s'arrêtant au côté religieux ; il y avait chez les Juifs une sorte d'exaspération puérile et farouche à l'égard de tout ce qui n'était pas des leurs : hostile odium adversus alios, dit Tacite. L'esprit mesquin et fanatique caractéristique de la race se retrouve dans les prescriptions qui règlent les rapports entre Juifs et gentils. C'est ainsi qu'il est imprudent de se faire soigner par un médecin idolâtre, raser même par un barbier païen : en revanche, une Israélite ne doit pas coiffer une païenne, de peur de la rendre belle. D'ustensiles de cuisine ayant appartenu à des idolâtres on ne pouvait se servir sans les purifier dans l'eau ou le feu, de leurs couteaux sans les avoir repassés ou enfoncés trois fois en terre. Aux approches des fêtes mosaïques, tout commerce avec les païens était interdit aux Israélites : il est vrai, dit un rabbi, qu'ils pouvaient, même alors, demander de l'argent à un débiteur idolâtre, parce que cela lui serait déplaisant (1). » Dans cet ordre d'idées on ne relève qu'un trait commun au judaïsme et au christianisme. Le Talmud permet de fréquenter les marchés païens, bien que consacrés aux idoles, si l'on espère y acheter quelque esclave qu'on pourra convertir: les Constitutions Apostoliques contiennent une disposition analogue (2).

A mesure que le temps s'écoulait, Israël gagnait en violence tout ce que le christianisme gagnait en indulgente bonté; nous en avons la preuve dans la discipline opposée que le Talmud et les conciles prescrivaient à leurs

 

1. P. ALLARD, dans La Science catholique, t. IV (1890), 15 oct. 1890,

p. 727.

2. Const. Apost., II, 62.

 

 

LI

 

fidèles respectifs, sur la conduite à tenir à l'égard des temples et des idoles. Voici, en résumé, les dispositions du traité Aboda Zara (1): « On ne pouvait regarder les statues des faux dieux que lorsqu'elles étaient tombées à terre. Les annuler, les rendre impropres à être adorées par leurs dévots était une joie, un triomphe. On le faisait en les déshonorant par une mutilation, même légère, en leur brisant un doigt, l'extrémité du nez ou de l'oreille, car ces images devaient être intactes comme les victimes qu'on leur offrait. Les stèles païennes s'annulaient par la simple rupture d'un angle ; quant aux autels, quelques docteurs estimaient qu'il les fallait ébrécher pierre par pierre. Il était pourtant des statues, des bases dont on ne pouvait détruire le caractère impie : celles devant lesquelles un Juif avait fait acte d'adoration. On racontait qu'un homme chargé de briser toutes les idoles d'un bain public, en avait laissé une seule intacte parce qu'un israélite avait, croyait-on, brûlé de l'encens devant elle. Les piédestaux pendant les temps de persécutions religieuses ne pouvaient pas non plus être annulés, quelque Juif ayant dû être contraint d'y accomplir un acte d'adoration ; il était, par suite, défendu de faire usage des dé-bris qui pourraient en provenir. Une même interdiction frappait tout ce qui avait servi au culte des idoles : les coupes, les instruments de musique dont on avait joué devant elles. » Les chrétiens professaient des principes absolument opposés. « Si un chrétien, dit un canon du concile d'Illiberis, tenu vers 300 (2) , si un chrétien

 

1. E. LE BLANT, Journal des Savants, cahier de mai 1890 (tirage à part, p. 8).

2. Canon LX.

 

LIII

 

a brisé une idole et a été mis à mort pour ce fait, nous ne voulons pas qu'il soit mis au nombre des martyrs, car nous ne lisons pas dans l'Évangile qu'il soit licite d'agir ainsi et nous ne voyons pas que les apôtres en aient donné l'exemple. » Ce décret n'innovait rien, puisque nous lisons dans la réfutation de Celse par Origène : « Mon adversaire prétend que les chrétiens parlent ainsi : « Voyez-moi devant les statues de Jupiter, d'Apollon ou de quelque autre dieu ; je les outrage, je les soufflette, et pourtant elles ne se vengent pas. » Si jamais il a entendu quelqu'un s'exprimer de la sorte, ce ne peut être qu'un chrétien du dernier ordre, quelque indiscipliné, quelque ignorant. Ne sait-il pas que dans la loi divine il est écrit : « Tu n'outrageras pas les dieux » ! Il ne faut pas, ajoute Origène, que votre bouche s'accoutume à maudire; car il est écrit :

« Bénissez et ne maudissez pas », et nous savons que les médisants n'entreront pas dans le royaume des cieux (1).» Saint Grégoire de Nazianze, si enflammé contre l'empereur Julien, l'excuse cependant de sa sévérité à l'égard des habitants de Césarée, coupables d'avoir détruit un temple de la Fortune (2) ; il blâme même ces chrétiens au zèle intempestif, et Elie de Crète insiste sur ce blâme (3). Cette discipline reste constante chez les Pères. Saint Augustin dit que ceux qui se dévoueraient à la mort en brisant les images des dieux pourraient présenter dans leur

 

1. Contr. Cels., 1. VIII, p. 402 (édit. Cantabr.).

2. Orat. IV, contr. Jul. I, § 92 (édit. Bénéd., t. I, § 126).

3. Voir deux passages de cet écrivain dans ses commentaires sur saint Grégoire de Nazianze (GREG. NAZ. Opera, édit. Billii, 1680, t. II, p.353 et 749).

 

LIII

 

trépas quelque apparence de martyre (1): possent habere qualemcumque umbram nominis martyrum. Théodoret, dans son récit de la destruction d'un temple du feu, en Perse, par l'évêque Abdas, l'en condamne à deux reprises, « car, dit-il, le divin apôtre n'a pas renversé à Athènes les autels des gentils (2). » On allait plus loin encore. Dès qu'un temple consacré à l'idolâtrie était vacant ou désaffecté, les chrétiens l'accommodaient à leur usage ; on pourrait citer des exemples en grand nombre de cette transformation : à Cavesus en Syrie, à Ancyre, à Cyzique, à Comane, à Vernègue dans la vallée du Rhône (3). Même les statues des dieux étaient épargnées et employées à l'ornement des villes (4).

Je dois ajouter que si le Talmud était formel, ses partisans se montraient moins absolus. Nous lisons en effet dans les Actes du martyre de saint Siméon-bar-Sabâé, patriarche de Séleucie (+ 341), que, tandis qu'on l'emmenait prisonnier à la résidence royale, l'escorte traversa la ville de Suse,dont le saint était originaire; il demanda qu'on fît un détour afin de lui éviter la douleur de passer devant une église catholique que les Juifs avaient

 

1. Epist. CLXXXV, Bonifatio, c. III, § 12, et Sermo LXII, De verbia evang. Matthaei, VIII, § 17.

2. Hist. eccl., l. IV, c. 39. Il faut faire exception pour le cas où le martyr brisait devant le tribunal l'idole qu'on voulait lui faire adorer. Cf. sainte Valentine, EUSÈBE, de Mart. Palaest.,VIII ; sainte Eulalie, PRUDENCE, Peri Stephanon, III, v. 128-130.

3. MARANGONI, Delle cose gentilesche e profane trasportate ad uso e adornamento delle chiese (Roma, 1744, in-4°), passim. — TEXIER and PULLAN, Byzantine architecture (London, 1864, in-fol.), p. 83, 89, 91, 99. — D. CABROL, Dictionnaire d'archéol. chrét. et de liturgie (1902), au mot Abside, § VI.

4. P. ALLARD, l'Art païen sous les empereurs chrétiens (Paris, 1879, in-12). — E. MUNTZ, dans le Journal des Savants, octobre 1887.

 

LV

 

transsformée depuis peu en synagogue (1).Un fait analogue avait eu lieu à Tipasa, dans la Mauritanie, où les Juifs avaient installé une synagogue dans un temple du dragon (2).

L'attitude très différente des chrétiens et des Juifs dans l'Empire, persévéramment soutenue pendant des siècles, avait fini par forcer l'État à distinguer les deux sectes primitivement confondues ; mais il semble que cette distinction se soit traduite sous forme de concessions aux Juifs et d'intransigeance à l'égard des chrétiens. Telle a été la méthode suivie par l'État romain sur un point particulièrement grave, l'accomplissement du service militaire. L'État ne s'était relâché en rien de ses exigences à l'égard des chrétiens, comme on peut s'en convaincre dans de nombreux documents qu'il n'est pas de mon sujet d'énumérer (3), tandis qu'on ne trouve dans le Talmud aucun indice d'une situation semblable. Pour qui consentait à la subir, tout en voulant conserver sa foi, la vie des camps était pleine de périls. Les Natalitia des princes, les fêtes des Decennalia, le culte des Dii, des Lares militares, celui des génies protecteurs de la Turma, de la centurie, celui des aigles adorées comme l'étaient les idoles mêmes, entraînaient des cérémonies que

 

1. E. ASSEMANI, Acta SS. martyrum, t. I, p. 1-42.

2. Passio S. Salsae, martyris Tipasitanae, § 3, dans le Catalogus codd. hagg. antiquiorium saeculo XVI, qui asservantur in Bibl. nat. Parisiensi, t. I (Paris, 1889), p. 344 suiv. — Cf. L. DUCHESNE, Sainte Salsa, vierge et martyre, lecture faite le 2 avril 1890 à la séance trimestrielle des cinq Académies, publiée dans Le Monde, 4 avril 1890. — P. ALLARD, La Persécution de Dioclétien, t. II, p. 289 suiv.

3. E. BEURLIER, Les chrétiens et le service militaire pendant les trois premiers siècles (Paris, 1892, in-8°), 19 pp. — D. CABROL, loc. cit., au mot : Accusations contre les chrétiens, § VI, La répugnance au service militaire; cf. BAUMGARTEN, Examen sententiae veterum christianorum de militia, in-4°, Halae Magdeburgicae, 1731.

 

LV

 

réprouvaient les âmes chrétiennes. Les écrits des Pères, les Actes des martyrs, témoignent souvent de l'horreur qu'inspiraient ces démonstrations impies. Rien de pareil dans l'Aboda Zara, si rempli cependant de prescriptions minutieuses. Ici se présente une question sur laquelle aucun texte, que je sache, n'apporte de lumières directes. Des Juifs étaient-ils, aux temps païens, soldats de l'armée romaine ? Dans un État où le recrutement se faisait, le plus souvent, par engagements volontaires, bien peu d'entre eux devaient à coup sûr souhaiter de servir sous les aigles. On se demande toutefois si, dès le temps da Haut Empire, ceux des Israélites qui, comme saint Paul, avaient reçu le droit de cité, si d'autres, soit sans le pos séder, soit après l'extension de ce droit à tous les sujets de Rome, n'ont pas pu être appelés sous les armes par voie de dilectus et, comme nous en rencontrons la preuve dès le début du Ve siècle (1) être enrôlés dans la milice. Le silence du Talmud en ce qui touche les difficultés qu'ils y devaient trouver, me paraît digne de remarque, car il peut montrer que, sous les empereurs païens, les Juifs ne prenaient pas place dans l'armée, ou que, si quelques-uns d'entre eux y figuraient, ils étaient, là comme ailleurs, exemptés de démonstrations contraires à leur croyance (2).

Chrétiens et Juifs ne servaient pas dans le rang à côté les uns des autres ; bien plus, ils eurent l'occasion de se rencontrer face à face, les armes à la main. Israël aboutissait au fanatisme faisant succéder les massacres aux

 

1. Code Théodosien, XVI, XXIV, 8.

2. E. LE BLANT, dans le Journal des Savants, mai 1890 (tirage à part, p. 10).

 

LVI

 

pillages, les révoltes aux révoltes. Après la sévère leçon infligée par Pompée étaient venus les jours du siège par Titus et les horreurs qui suivirent. La chute du temple fut pour les Israélites fervents une vive douleur ; elle fut plus encore, une épouvantable déception. Dans ce qui survécut à la catastrophe de 70, ce qui était laborieux gagna sa vie et se stupéfia dans l'étude des Talmuds ; ce qui restait d'éléments exaltés tomba dans une crise d'abattement. Elle dura peu. Le réveil de ces fanatiques inaugura une guerre d'extermination. Les derniers mois du règne de Trajan furent assombris par l'expansion de la révolte juive ; jusque-là limitée à la Cyrénaïque et à l'Égypte, elle envahissait la Palestine, la Syrie, la Mésopotamie. Les Juifs se nommèrent un roi ayant nom Lucova et se mirent à égorger Grecs et Romains, « mangeant la chair de ceux qu'ils avaient égorgés, se faisant des ceintures avec leurs boyaux, se frottant de leur sang, les écorchant et se couvrant de leur peau. On vit des force-nés scier des malheureux de haut en bas par le milieu du corps. D'autres fois, les insurgés livraient les païens aux bêtes, en souvenir de ce qu'ils avaient eux-mêmes souffert, et les forçaient à s'entre-tuer comme des gladiateurs. On évalue à 120.000 le nombre des Cyrénéens tués de la sorte. C'était presque toute la population (1). » En Chypre, Salamine fut détruite, la population exterminée, on évalua le nombre des victimes à 240.000. En Égypte, en Thébaïde, les mêmes désordres éclatèrent. Lucius Quietus et Marcius Turbo triomphèrent de la révolte, ils tuèrent tout, ce fut une boucherie. Quinze années plus tard, on

 

1. RENAN, Les Evangiles, p. 505.

 

LVII

 

recommença. Hadrien voulant qu'on en finît pour toujours, l'extermination fut complète. « Cent quatre-vingt mille Juifs furent tués dans diverses rencontres. Le nombre de ceux qui périrent par la faim, le feu, la maladie, ne se put calculer. On égorgea de sang-froid les femmes, les enfants. La Judée devint à la lettre un désert; les loups et les hyènes entraient dans les maisons avec des hurlements. Beaucoup de villes du Darom furent ruinées pour toujours, et l'aspect désolé qu'offre aujourd'hui le pays est encore le signe vivant de la catastrophe arrivée il y a dix-huit siècles 1. »

Pendant qu'Israël jouait sa destinée, les chrétiens le laissaient combattre et périr. Déjà en 68, la retraite à Pella en disait long sur les tendances séparatistes ; en 117 et en 133, par l'abandon devant l'ennemi, bien plus,par le délaissement des sicaires de Jehovah, devenus les représentants de la nation,la séparation fut consommée. Ajoutons à celaque parmi les légionnaires de Titus, de Trajan et d'Hadrien, les compagnons de Jean de Gischala, de Lucova, de Bar-Coziba avaient vu des chrétiens. C'est qu'en effet, outre la rivalité grandissante qui les éloignait des Juifs, les chrétiens, avec le sens très fin des destinées de leur société qu'ils avaient dès lors, les chrétiens comprirent tout ce que l'Empire leur présentait de garanties. Leur parti était pris. La forme de leur résistance à l'Empire serait, non la révolte, mais le martyre ; quelques Juifs tentèrent de les entraîner, les Églises ne bougèrent pas.

Plus que toutes les raisons que nous venons de donner,

 

1. RENAN, L'Eglise chrétienne, p. 208 suiv.

 

LVIII

 

ce qui touchait à quelques rites spéciaux provoqua la rupture. Dès les premiers temps du christianisme, deux difficultés avaient surgi concernant les viandes défendues et l'emploi de la circoncision ; une troisième, moins retentissante mais non moins grave, avait trait aux mariages mixtes, que la Loi défendait absolument (1). Sur ces points essentiels la Synagogue et l'Église allaient encore se trouver en opposition de vues et de discipline. Malgré sa répugnance pour les mariages mixtes, l'Église, se montrait conciliante en pratique, car ses principes n'étaient pas moins rigides que ceux de la Synagogue. « Que la femme se marie à qui elle voudra, avait dit saint Paul, pourvu que ce soit selon le Seigneur (2). » Mais cette règle souffrait toutes les exceptions prévues par les paroles qui précèdent celles que je viens de citer : « Si quelqu'un de nos frères a épousé une femme infidèle et qu'elle s'accorde de demeurer avec lui, qu'il ne la quitte pas ; et si une femme fidèle est mariée avec un infidèle et qu'il se contente de vivre avec elle, qu'elle ne laisse pas son mari (3) ; » et le cas devait être très fréquent dans la société chrétienne, qui, au dire de Tertullien, s'accrois-sait plus par les conversions que par les naissances — fiant non nascuntur christiani ; — en pareil cas la réserve prévue par saint Paul trouvait son application dans un grand nombre des adultes qui embrassaient le christianisme après leur mariage. Les Pères et les conciles (4)

 

1. Gen., XXIV, 3 ; Exod., XXXIV, 16 ; Deut., VII, 3 ; I Rois, XI, 2 ; Ezéch., IX, 2. Cf. Nombres, XXV, 23; Mischna, Sanhédrin, IX, 6.

2. I Cor., VII, 39.

3. I Cor., VII. 12-13.

4. TERTULLIEN, Contr. Marc., l. V. — S. CYPRIEN, Testimon lib. III, c. 62. — S. JÉRÔME, Epist. XCI, ad Ageruchiam. De Monogamia (Opera,

t. IV, p. 472, édit. Paris, 1706). — S. AMBROISE, De Abrahamo, 1. I, c. 9 (edit. Paris , 1686, t. I, p. 309). — S. AUGUSTIN, Epist. CCLX (al. 234) ad Rusticum (Opera, édit. Paris , 1679, t. II, p. 882) Concil. Laodic. (ann. 300), can. XV, XVI (HARDOUIN, Concilia, t. I, p. 252) ; Conc. Arelat. I, can. XI. (ann. 314) (Ibid., t. I, p. 265) ; Conc. Laodic. (ann. 372), can. X (Ibid., t. I, p. 783) ; Conc. Agath. (ann. 506), can. LXVII (Ibid., t, II, p. 1005) ; Conc. Aurel. II (ann. 533), can. XIX (Ibid., p. 1176) ; Conc. Tolet. IV (ami. 633), can. LXIII (Ibid., t. III, p. 59) ; Cod. Theodos., 1. III, tit. 7, leg. 2 ; XVI, tit. 8, leg. 6.

 

LIX

 

reviennent trop fréquemment sur l'interdiction des mariages mixtes pour qu'on n'y doive voir la preuve d'une pratique contraire obligeant à de fréquentes concessions. Tertullien parle de la fausse situation qui résulte pour la femme de ces unions (1); saint Jérôme avoue que de son temps la discipline s'est relâchée, car « la plupart des chrétiennes, pleraeque, épousent des païens (2) » ; et saint Augustin ajoute que ses contemporains ne tiennent plus le mariage avec les infidèles pour un péché (3), et selon lui il n'y a pas là un cas d'exclusion du baptême. D'illustres exemples venaient montrer que, suivant la parole de l'Apôtre, « le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle (4) ; » on rappelait les conversions obtenues par sainte Monique, sainte Clotilde, la reine Berthe épouse d'Ethelbert, et Ethelburge épouse d'Edwin, et sur ce point encore le dissentiment s'accusait entre Juifs et chrétiens aux regards de tout le monde.

Les prescriptions touchant les viandes pures et impures étaient une source de graves scrupules et d'inextricables embarras. La nécessité de s'abstenir de la chair de certains animaux ; la difficulté de distinguer sur cer-

 

1. TERTULLIEN, Ad Uxorem, II, 5, 6, 9.

2. S. JÉRÔME, Ad Jovinian. I (Opera, t. IV, p. 152).

3. S. AUGUSTIN, De fide et operibus, cap. XXX (Opera, t. VI, p. 220).

4. I Cor., VII, 14.

 

LX

 

certaines viandes le mode employé pour mettre à mort l'animal, par saignée ou par étouffement ; l'impossibilité de reconnaître au marché les quartiers de viande de boucherie qu'avait souillés le couteau d'un sacrificateur, étaient autant de raisons d'adopter un concept religieux moins formaliste, moins impropre à sa destinée universelle. Un tel réseau de pratiques minutieuses peut convenir à une secte, l'aider même, dans une certaine mesure, à se soutenir comme secte ; il tue irrémédiable-ment son avenir en entravant son essor. La question fut posée dès le temps des apôtres et résolue par eux. S'adressant « aux frères convertis d'entre les Gentils qui sont àAntioche, en Syrie et en Cilicie », ils les avertissaient qu'ils n'entendaient leur imposer aucun autre fardeau que ces choses qui sont nécessaires, savoir : l'abstention des viandes immolées aux idoles, du sang des animaux suffoqués et de la fornication, « desquelles choses, ajoutaient-ils, vous ferez bien de vous garder» ex on diaterountes, eautous eu praxete (1). Cette question des viandes

immolées aux idoles, les idolothyta, revint plusieurs fois. Les judéo-chrétiens y attachaient une grande importance, saint Paul beaucoup moins. Selon lui, le fait de manger un morceau de viande qui a fait partie des idolothyta est insignifiant (2). Quelle souillure peut contracter la viande de son oblation à des dieux qui ne sont pas ? Aucune ; achetez donc à la boucherie sans vous enquérir de la provenance de chaque morceau. Toutefois, puisqu'il y a des scrupuleux qui prennent cela pour de l'idolâtrie, relâchons-nous un peu des principes et guidons-nous

 

1. Act. XV, 29.

2. I Cor., VII, 1 suiv. ; cf.   Rom. ,  XIV, passim.

 

d'après la charité. Puisque ces petits esprits se scanda-lisent, ne leur en donnons pas l'occasion ; il ne faut pas seulement songer à soi, il faut aussi songer aux autres et ne pas être cause par les choses que l'on mange de la perte de celui pour qui Jésus-Christ a souffert la mort. Beaucoup plus tard, dans les dernières années du siècle apostolique, l'auteur de l'Apocalypse (93-96) disait à l'évêque de Thyatires : « J'ai contre toi que tu laisses faire la femme Jézabel, qui se dit prophétesse, et qui 'dogmatise, et qui induit mes serviteurs à forniquer et à manger des viandes sacrifiées aux idoles » Les instructions de saint Paul avaient été entendues, et peu à peu son avis prévalut. L'abstinence des viandes fut énergiquement maintenue dans quelques petits groupes destinés à se réduire et disparaître, ebionim, nazaréens, encratites, qui achevaient de discréditer cette observance en la mêlant à leurs conceptions plus ou moins hétérodoxes ; cependant il se trouve encore des Églises à la fin du iie siècle dans lesquelles l'interdiction n'a pas été abolie. Parmi les martyrs de Lyon se voit une chrétienne nommée Biblis, qui pendant la torture répond au juge qui espérait tirer d'elle l'aveu des monstruosités imputées à la secte : « Comment voulez-vous que des gens à qui il n'est pas permis de manger le sang des bêtes mangent des enfants (2) ? » Mais c'était là un fait exceptionnel ; la maxime qui prévalait et agrandissait un peu plus la distance désormais infranchissable entre les deux rameaux sortis d'un tronc unique, c'était l'application générale et rigou-

 

1. Apoc.,  II, 20.

2.  Eusèbe,  Hist., eccl., l. V, c. 1.

 

 

LXII

 

de la sentence que Paul mandait à Tite : Tout est pur pour ceux qui sont purs » : panta kathara tois katharoïs (1).

Le dernier coup porté aux velléités de sympathie de la première heure fut l'affaire de la circoncision. Elle eût suffi à la séparation immédiate et définitive. Parmi ceux que les prédications des apôtres avaient convertis, se trouvaient quelques pharisièns, « qui s'avancèrent jusqu'à dire qu'il faut circoncire les gentils et les obliger à garder la loi de Moïse » (2); l'exigence s'expliquait d'autant mieux que, depuis la crise qui amena et suivit l'assassinat du diacre Étienne, les fidèles s'étaient dispersés dans la Samarie et dans la Judée ; il y eut bientôt des groupes jetés en pleine gentilité, à Damas, à Antioche, à Césarée, en Chypre, dans l'Asie-Mineure, et les nouveaux adhérents du christianisme n'avaient pas été circoncis, ce qui les plaçait, aux yeux des judaïsants, dans une situation inférieure, un peu comme s'ils eussent été des animaux impurs. S'il se rencontrait parmi les chefs de l'Église des partisans convaincus de la nécessité de la circoncision, ceux-là trouvaient devant eux des hommes considérables tout à fait réfractaires à ce courant d'idées. Le rare bon sens de ces derniers leur faisait voir l'obstacle insurmontable qu'on leur demandait d'élever eux-mêmes devant les perspectives indéfinies d'avenir et de conquête qu'ils commençaient à entrevoir pour le christianisme. Il ne fallait pas songer à vaincre la répugnance de tous pour ce qui faisait un sujet d'humiliantes railleries par-tout où le Juif s'exposait aux regards d'une société pour

 

1. Tit., I, 15.

2. Act., XV, 5.

 

LXIII

 

laquelle les bains et le gymnase jouaient dans la vie un rôle si important. Avec ce génie qu'il appliquait à pénétrer et cette ténacité qu'il employait à exécuter ce qui lui semblait devoir hâter et affermir la conquête du monde, saint Paul n'hésita pas à trancher pratiquement la question pendant sa première mission. Il admit d'emblée les païens dans l'Église ; il forma des Églises de gentils. Saint Pierre, avec non moins de résolution mais sur un théâtre plus restreint, avait introduit, à la grande sur-prise de son entourage de circoncis, des païens dans la communauté de Césarée ; « lorsque Pierre fut de retour de Jérusalem, ceux qui étaient circoncis contestèrent contre lui » ; mais il se justifia, et, l'ayant ouï, « ils furent satisfaits et glorifièrent Dieu, en disant : « Dieu a donc aussi donné la grâce de la pénitence aux gentils afin « qu'ils aient la vie (1). » C'était encore une voie qu'on aplanissait, au lieu qu'Israël s'était ingénié à l'obstruer de son mieux. Héritiers de traditions périmées, plusieurs des plus considérables dans l'Église s'efforçaient, s'obstinaient à soutenir que les gentils ne pouvaient entrer dans le royaume de Dieu sans s'être préalablement affiliés à la famille d'Abraham ; en un mot, qu'avant d'être chrétien, il fallait se faire juif (2). Ce fut sur ces entrefaites que Paul, Barnabé et Tite, leur disciple incirconcis, se rendirent d'Antioche à Jérusalem, décidés à provoquer un débat solennel et à obtenir une solution. Ils furent satisfaits. L'apôtre Jacques lui-même, dans l'énumération qu'il fit des quelques prescriptions à imposer aux gentils, omit la circoncision, et le décret qui sanctionna la délibération

 

1. Act., X et XI.

2. Galat., passim ; Act., XV, 1-2.

 

LXIV

 

n'en faisait pas mention. Des concessions individuelles, comme celles de Tite et de Timothée, conservaient cependant les illusions du passé une mesure fiscale portée par l'empereur Domitien hâta leur disparition. En l'année 91, Domitien se rappela la capitation à laquelle depuis vingt ans les Juifs étaient soumis dans tout l'empire, le fiscus judaicus, en vertu duquel tout Juif devait payer annuellement au Capitole la somme de deux drachmes qu'il payait auparavant au temple de Jérusalem (1). Le fisc s'était d'abord montré assez débonnaire, n'exigeant l'impôt que de ceux-là seuls qui s'avouaient Juifs ; mais ils s'aperçut qu'un grand nombre d'Israélites ne faisaient pas la déclaration obligatoire; d'autres employaient des subterfuges et pratiquaient une opération qui leur permettait d'éviter la loi. Domitien, dont l'avidité croissait sans cesse, ordonna que le fisc instrumentât contre tous ceux qui vivaient more judaico, « à la manière juive », circoncis ou non (2). La mesure englobait tous les chrétiens, ils avaient trop d'intérêt à ne pas réclamer contre elle, ils le firent donc ; d'ailleurs, le silence leur apparaissait dans la circonstance comme une sorte d'abjuration déguisée, ce qui suffirait à faire voir la gravité qui s'attachait encore à la circoncision. Les chrétiens excipèrent donc de leur abandon du judaïsme et refusèrent la taxe, c'était alors le plus grand des crimes. L'Etat ne se tint pas pour battu et recourut à des constatations odieuses ; il y eut dès lors deux classes d'hommes

 

1. JOSÈPHE, Bell. Jud., VII, vi, 6. — Dion, LXVI, 7. — SUÉTONE, Domitien, 12. — APPIEN, Syr., 50. — ORIGÈNE, Epist. ad Africanum, de Susanna, t. I, p. 28 a (édit. DE LA RUE). — MARTIAL, VII, LIV.

2. SUÉTONE, Domit., 12.

 

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dans l'Empire vivant « à la manière juive » ; on les nomma les professi et les improfessi. A partir de ce moment, l'équivoque cessa, il y eut des juifs et des non-juifs ; les vexations de Domitien avaient fait tomber l'indécision, ce jour-là la circoncision reçut un coup fatal. Désormais, aux yeux des chrétiens, cette prétendue marque d'honneur prend une valeur nouvelle : «Ce signe, dit saint Justin en argumentant contre Tryphon, ce signe vous a été donné afin que vous soyez séparés des autres nations et de nous-mêmes, et que vous souffriez seuls ce que vous souffrez maintenant avec justice, pour que votre pays fût rendu désert, que vos villes fussent livrées aux flammes, que des étrangers mangent vos fruits en votre présence, et que personne d'entre vous ne puisse monter à Jérusalem. »

On ne peut songer à reconstituer l'histoire complète des vexations mutuelles entre Juifs et chrétiens, car il y a dans tous les partis des individus dont les actes ne doivent pas être imputés à la cause qu'ils servent et au groupe auquel ils appartiennent ; il est difficile, en effet, de faire rejaillir sur la communauté juive de Carthage un outrage fait aux chrétiens de cette ville vers le temps de Tertullien, qui l'a raconté . Un Juif apostat, devenu valet d'amphithéâtre, fit circuler dans Carthage une grande caricature peinte représentant un personnage à longue toge et à longues oreilles, le pied fourchu, tenant un livre à la main avec cette épigraphe :

 

DEVS CHRISTIANORVM ONOKOITES (2)

 

1. Apolog., 16 ; Ad Nationes, I. 4.

2. Cf. DE ROSSI, Roma (Roma, 1877, in-folio), t. III. p. 353-354.., la relazione sua con la pittura descritta da Tertulliano, e la distinzione che sopra ho formolato tra le immagini onocefale e le umane auribus asininis, mi persuadono la vera lezione essere onokoites (asini coitu genitus), non onokoietes (asinarius sacerdos).

 

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Après avoir rapproché les faits qui expliquent les directions de plus en plus divergentes prises par l'Eglise et par la Synagogue, il faudrait comparer les tendances intellectuelles et morales; mais ici, bien que le sujet soit immense, il peut être résumé en peu dé phrases. Tandis que le christianisme devient de plus en plus hellénique dans ses formes littéraires et romain dans son type social et politique, les restes du judaïsme s'enfoncent dans une science abrutissante où la puérilité des idées et l'incohérence du langage marchent de pair. On peut s'en faire une idée en comparant, non les traités et le style — la besogne serait infinie, — mais les sujets abordés par les talmudistes et par les Pères de l'Église.

La controverse des talmudistes roule sur le point de savoir « combien de poils blancs une vache rousse peut avoir sans cesser d'être une vache rousse » ; « s'il est per-mis de tuer un pou ou une puce le jour du sabbat ; s'il faut tuer les animaux du côté du cou ou du côté de la queue ; si le grand prêtre doit mettre sa chemise avant sa culotte» ; assurément les titres seuls des ouvrages des Pères n'ont rien de commun avec ces extravagances. A ce régime la cervelle se racornit assez vite et s'atrophia à peu près complètement, privée qu'elle était de l'air et de la lumière que lui eussent apportés la discipline grecque, source de toute culture. Rien de plus opposé que la pratique chrétienne. Ce qui nous reste des écrits de Méliton, de Tertullien, de saint Cyprien, de Clément d'Alexandrie, d'Origène, d'Eusèbe Pamphile, révèle

 

LXVII

 

des lectures immenses et sur tous les sujets. Origène est comme le confluent de toutes les sources intellectuelles de son temps ; au lieu de l'imiter, les rabbis s'isolent dans une épaisse et hautaine ignorance. Lire un livre étranger est un crime (1) ; la Thora doit retenir toute pensée, accaparer toute étude, car elle renferme toute science, toute philosophie, et dispense du reste (2). La conséquence d'une pareille aberration apparut clairement après quelques générations. Tandis que les chrétiens s'efforçaient de pénétrer plus avant dans la science des dogmes dont les textes canoniques recélaient le secret, les Juifs, persuadés qu'il ne s'agissait plus désormais que d'éclaircir la morale, réduisaient leur travail à une casuistique subtile et creuse qui tirait de chaque syllabe, et de chaque lettre d'une syllabe, une exégèse dont l'obscurité le disputait à la niaiserie (3). Si l'on compare l'oeuvre littéraire des Pères avec celle des rabbis, on constate que la place qu'y tiennent les commentaires de l'Écriture sainte est absolu-ment sans proportion. Origène, et peut-être Hippolyte, sont probablement les seuls des Pères antérieurs au concile de Nicée qui aient entrepris un commentaire méthodique des livres canoniques, tandis que chez les talmudistes, depuis l'impulsion et la réforme de Rabbi Aquiba,

 

1. AQUIRA, dans Talm. de Babyl. Sanhédrin, 90 a. Cf. ORIGÈNE, Contr. Cels., II, 34.

2. Voyez sur la persistance de ces principes parmi les Juifs de Pologne la vie si extraordinaire de Salomon Maimon (1754-1800), Salomon Maimons Lebensgeschichte (Berlin, 1792-1793) ; Maimonia, par SABATTIA-JOSEPH WOLFF (Berlin, 1831) ; ARVÈDE BARINE, Un Juif polonais, dans la Revue des Deux-Mondes (15 oct. 1889), p. 770-802.

3. Mischna, Sota, V, 1, 4 ; VIII, 5 ; Talm de Babyl. Pesachim, 22 b.

 

 

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toutes les écoles, celles de Meïron, de Safat, de Gischala, d'Alma, de Casioun, de Kafr-Baram, de Kafr-Nabarta, d'Ammouka, se croient tenues de refaire une Mischna, comme les scolastiques du moyen âge débuteront tous par un commentaire du Maître des sentences. On découvrait d'ailleurs à chaque reprise de nouveaux trésors d'après cette méthode, qui, selon l'expression talmudique, (de chaque trait d'une lettre tirait des boisseaux entiers de décisions (1) » ; bref on était parti de la Thora et on abordait à la Kabbale. Un autre péril, inhérent aux conditions d'exclusivisme absolu dans lesquelles les écoles juives s'étaient placées, était la désuétude et bientôt après l'inaptitude à employer les arguments de raison. Toute controverse se trouvant dirimée par un texte de la Bible, les talmudistes esquivaient la discussion en la clôturant par un argument d'autorité. La méthode était valable entre gens qui ont la même foi elle devenait insuffisante s'il s'agissait de convaincre les esprits qui repoussaient cette autorité même au nom de laquelle on prétendait les réduire. Ici encore, les chrétiens, plus avisés, avaient, en accueillant la. discipline grecque, soumis leur esprit à l'épreuve d'une sagesse qui s'efforçait de convaincre au lieu de rétorquer, et de remplacer les citations par des raisons. Il semble qu'Israël avait rempli sa destinée, qu'il le sentît et voulût désormais se réduire à l'impuissance. «Partout, dans le premier âge de l'humanité, dit Fustel de Coulanges (2), on avait conçu la divinité

 

 

1. Talm. de Babyl., Menachoth, 29 b. Cf. DEREMBOURG, La Palestine du temps des Thalmuds, p. 399 ; Journal asiatique, févr.- mars 1867, p. 246 suiv.

2. La Cité antique (15e édition, 1895), p. 459 suiv.

 

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comme s'attachant spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs ; les Athéniens à la Pallas athénienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le droit de pratiquer un culte avait été un privilège. L'étranger avait été repoussé des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des Juifs ; le Lacédémonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas athénienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siècles qui précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre ces règles étroites. La philosophie avait enseigné maintes fois, depuis Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages de tous les hommes. La religion d'Eleusis avait admis des. initiés de toutes les villes. Les cultes de Cybèle, de Sérapis, de quelques autres avaient accepté indifféremment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs avaient commencé à admettre l'étranger dans leur religion, les Grecs et les Romains l'avaient mis dans leurs cités. Le christianisme, venant après tous ces progrès de la pensée et des institutions, présenta à l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les États. » Et voilà qu'à ce moment même, Îsraël prit une mesure inouïe qui consacrait sa déchéance et proclamait son impuissance définitive. Après avoir montré une ardeur souvent intempestive pour le prosélytisme, après avoir gagné des adhérents partout, dans l'Asie antérieure, l'Arabie, l'Éthiopie, le Pont, la Syrie, à Rome, le judaïsme, comme s'il fût arrivé à bout de force et de charité, prit en horreur ses anciennes recrues. Non seulement il ne cherchait plus à en faire, mais il témoignait aux nouveaux frères une défiance offensante,

 

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leur rappelait avec une insistance choquante les dangers et les embarras sans nombre auxquels ils s'exposaient en s'affiliant à une nation bafouée (1). Bientôt, pour venir à bout des bonnes volontés acharnées, on supprima l'institution des prosélytes, on accueillit avec insolence les demandes qui se produisaient encore, on traita les derniers représentants comme des traîtres ; enfin, on proclama que les « prosélytes étaient une lèpre pour Israël (2) » et que la défiance à leur égard devait s'étendre jusqu'à la vingt-quatrième génération (3).

On alla plus loin. Israël s'ingénia à se séquestrer lui-même, multipliant les excommunications (4), rédigeant cet étrange code des « dix-huit mesures » destiné à rendre le Juif inabordable. Défense désormais d'acheter, même les choses les plus nécessaires, chez les païens, défense de parler leur langue, d'accueiller leur témoignage et leurs offrandes, défense d'offrir des sacrifices pour l'empereur. Et les « dix-huit mesures » prirent une telle autorité qu'on en vint à soutenir qu'aucun pouvoir n'avait le droit de les abolir (5). Pour porter ces décrets le judaïsme avait bien choisi son temps, car c'était au moment où le monde commençait à recevoir les disciples de Jésus-Christ qui leur avait dit : « Allez et instruisez tous les peuples (6). »

 

1. Talm. de Babyl., Jebamoth, 47 a ; Masséketh Gérim, finit. (édit.

KIRCHHEIM).

2. Talm. de Babyl., Jebamoth, 47 b ; Kidduschin, 70 b.

3. Ialkout, Ruth., fol., 163 d.

4. Talm. de Babyl., Moëd Katon, 15 b et suiv.

5. Talm. de Jérusalem, Schabbath, I, 7.

6. Voyez BATIFFOL, L'Eglise naissante, dans la Revue biblique, 1er avril 1895: L'extension géographique de l'Eglise.

 

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III

LES VIOLENCES.

 

Le judaïsme, mis en péril par un prophète nouveau dont il repoussait l'appel et condamnait l'enseignement, se trouva bientôt amené à procéder contre lui. Tous ceux auxquels ces recherches s'adressent savent dans ses derniers détails la passion que les Juifs firent souffrir à Jésus; mais on se représente ce drame comme l'explosion spontanée d'une haine longtemps contenue et qui commença à se dévoiler dans le conseil tenu peu après la résurrection de Lazare (1) ; cette opinion n'est pas fondée sur les faits. La mort de Jésus a été préméditée, elle fut let dernier acte d'une poursuite officielle dont nous pouvons reconstituer les phases principales.

La vigueur avec laquelle Jésus s'était attaqué aux vices qui déshonoraient les docteurs, les prêtres et le peuple,; l'avait rendu odieux. Dès lors, les scribes et les pliarisiens perdirent toute mesure à son égard, le qualifiant de pécheur (2), de samaritain (3), de démoniaque (4), de séducteur (5), de révolutionnaire (6), d'ennemi de la patrie (7); ils se

 

1. Jean, XI, 47-53.

2. Jean, IX, 24.

3. Jean, VIII, 28.

4. Marc, III, 22.

5. Matth., XXVVII, 63.

6. Luc, XXII, 2.

7. Jean, XI, 48.

 

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chargèrent d'amener sa mort et d'y préparer la conscience publique. Il fallait d'abord trouver des griefs qui donnassent lieu régulièrement à une mise en accusation. Ses paroles et sa conduite adroitement travesties s'y prêtaient facilement : mépris du sabbat, prédiction de la ruine du Temple, usurpation du titre de Fils de Dieu, fréquentation des publicains, indulgence pour l'adultère, réhabilitation de l'inconduite, dédain des illustrations et des saintetés officielles. Ce fut probablement vers la fin de la deuxième année de la vie publique de Jésus que l'on prononça contre lui l'excommunication, assez longtemps avant la guérison de l'aveugle-né (30 tisri [septembre] de l'an 33). A cette époque, en effet, le Sanhédrin avait prononcé l'exclusion de la Synagogue contre les adhérents de Jésus, et le miraculé fut expulsé séance tenante pour avoir témoigné,de son attachement à son bienfaiteur (1). Il ne s'agissait pas ici de l'excommunication mineure (Niddui) d'une durée de trente jours renouvelable deux ou trois fois, suivant la décision du tribunal, et qui n'allait pas jusqu'à entraîner l'exclusion du Temple (2). L'Évangile mentionne une époque à laquelle le Sauveur s'arrêtait sous le portique de Salomon (3), en dehors du parvis des gentils; il était dès lors séparé du reste des croyants. Un second degré d'excommunication (Cherem), qui entraînait une véritable expulsion de la vie publique (4), interdiction de vendre ni acheter en dehors des nécessités de la vie, d'enseigner en public et d'assister aux prédications de la

 

1. Jean, XI, 1-38.

2. LIGHTFOOT, Horae talmudicae, t. II, p. 890.

3. Jean, X, 22.

4. LÉMANN, Valeur de l'Assemblée qui prononça la peine de mort contre Jésus-Christ (Paris, 1876, in-8°), p. 32.

 

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Synagogue. A cette période semble se rapporter un fait caractéristique, le silence de Jésus pendant la scène de l'accusation de la femme adultère, son affectation d'écrire son jugement afin de souligner l'interdiction d'enseigner qui l'avait frappé (1) ; on peut aussi attribuer à la sentence de Cherem le silence de Jésus dans les synagogues avant la guérison de l'aveugle-né (2). Le troisième degré de l'ex-communication (Schammata) (3) entraînait la peine de mort : chacun avait droit de courir sus au condamné, qui ne pouvait trouver de salut que dans la fuite. Il est vrai-semblable que la sentence de Schammata contre Jésus fut rendue par le grand conseil dès le 28 tisri de l'an 33 (24 octobre), puisque, ce jour-là, les Sanhédrites envoyèrent les valets du Temple se saisir de Jésus (4) ; leur expédition n'eut pas de succès ; mais le lendemain, et après la guérison de l'aveugle-né, on essaya de lapider le Maître (5), qui dut mettre sa vie en sûreté ét se retira par delà le Jourdain. Ce fut avec une pleine connaissance du péril auquel il s'exposait qu'il repassa le fleuve à l'appel des soeurs de Lazare ; son entourage ne se faisait pas non plus d'illusions (6). La résurrection de Lazare mit le comble au ressentiment. Scribes et pharisiens se crurent bravés, et s'étant réunis le jeudi, 19 février de l'an 34, chez le grand prêtre Caïphe, « ils cherchèrent depuis ce moment

 

1. Jean, VIII, 6.

2. FARRAR, Life of Christ, XLI, 274. — OLLIVIER, La Passion, p. 28,

note 4.

3. Talm. de Babyl., Moed katon, fol. 340, 17 ; Tosaph Pesachim, fol. 130 ; Madda, c. 7, 2. — LEMANN, loc. cit., p. 59.

4. Jean, VII, 32 ; VII, 20.

5. Jean, X, 31 ; cf. VIII, 40, 59.

6. Jean, XI, 8, 16.

 

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le moyen de mettre Jésus à mort (1) ». Désormais, chaque matin, pendant quarante jours, le crieur public répéta la sentence prononcée contre Jésus (2) qui s'était retiré pendant ce temps dans la région déserte d'Ephraïm. Ce qui suivit est connu du monde entier.

            Nous pouvons, par ce qui vient d'être dit, établir les responsabilités, et les premiers chrétiens paraissent, quoi qu'on en ait dit (3), les avoir entendues comme nous et n'avoir pas ménagé au peuple déicide l'expression de la sévérité avec laquelle ils le jugeaient coupable de la mort de Jésus, en expiation de laquelle, au dire des Pères, les Juifs sont captifs, dispersés dans le monde entier (4).

La mort de Jésus fut longuement préméditée ; néanmoins, les meneurs étaient peu rassurés par l'attitude du peuple: «Nous n'avançons à rien, disaient-ils. Tout le monde court après lui (5) », « il ne faut pas que [l'on le tue] pendant la fête, de peur qu'il se produise du tumulte (6) ». L'effervescence qu'ils avaient artificiellement provoquée et utilisée ne dura pas; moins de deux mois plus tard, ils étaient contraints d'épargner les disciples de Jésus par crainte du peuple (7). « Il s'était donc fait un revirement dans l'opinion publique. Les cris haineux qui avaient retenti contre Jésus, aux jours de la passion,

 

1. Jean, XI, 46-56.

2. A. WEILL, Moïse et le Talmud, p. 181.

3. RENAN, L'Eglise chrétienne, p. 277. Cf. Actes, II, 23, 35 ; III, 13, 15 ; IV, 10 ; V, 30.

4. Testament des douze patriarches, Lévi, 14, 15, 16. — S. JUSTIN Dial. cum Tryph., 48. — Cérygme de Pierre et Paul, dans HILGENFELD, Novum Testamentum extra canonen receptum, IV, p. 60.

5. Jean, XII, 19.

6. Matth., XXVI, 5.

7. Act., IV, 21.

 

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avaient été oubliés par ceux mêmes qui les avaient poussés (1) ».

Les Actes des Apôtres nous ont conservé le récit détaillé des vexations prodiguées par les Juifs aux premiers fidèles : prison, flagellation, expulsion, menaces de mort suivies d'effet, comme pour le premier diacre de l'Église naissante de Jérusalem. Cette première violence donna la mesure des haines provoquées et du traitement à attendre dans l'avenir; elle coïncidait avec des circonstances politiques assez troublées et n'en devenait que plus instructive. Marcellus venait de recevoir le gouvernement de la Judée; mais les pouvoirs restreints dont il disposait ne lui permettaient pas de maintenir très vigoureuse-ment l'autorité de Rome contre le Sanhédrin, toujours empressé à ressaisir quelques bribes de la puissance dont l'avaient dépossédé les procurateurs, et particulièrement à mettre en oubli la défense qui lui avait été intimée de ne « faire mourir personnel (2) ». Tandis que le légat de Syrie, Vitellius, se trouvait à proximité, les Juifs gardaient encore quelque modération ; en 37, comme il se rendait d'Antioche à Pétra, il fit faire un détour à son armée afin de ne pas offusquer les Juifs par la vue des enseignes romaines, et passa la fête de la Pentecôte dans la ville ; il y apprit, le quatrième jour de la fête, la mort de Tibère (16 mars de l'an 37). Aussitôt il renvoya l'armée dans ses campements et reprit de sa personne la route d'Antioche (3). Délivrés de sa présence et sans crainte du côté de

 

1. E. BEURLIER, Les Juifs et l'Eglise de Jérusalem, dans la Revue d'Hist. et de litt. relig., t. II, 1897, p. 2.

2. Jean, XVIII, 31.

3. JOSÈPHE, Antiq. Jud. XVIII, v, 3. — Cf. BEURI.IER, loc. cit., p. 4

suiv. — FOUARD, Saint Pierre, p. 90.

 

 

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Rome, les Sanhédrites comprirent qu'au début d'un règne ils pouvaient tout oser. Conduit devant eux, Etienne fut condamné à mort et lapidé ; c'étaient les Juifs qui avaient fait le premier martyr.

Cette violence et l'impunité qui la consacra accrurent l'audace des chefs du peuple; alors «il s'éleva une grande persécution contre l'Église de Jérusalem, et tous les fidèles furent dispersés en divers endroits de la Judée et de la Samarie, excepté les Apôtres (1) ». On peut suivre clans les Actes l'histoire des entraves apportées par Israël à la prédication évangélique; je relèverai seulement deux traits qui montrent que la haine ne désarmait pas. « En ce temps, disent les Actes, le roi Hérode [Agrippa], ayant envoyé des gens pour maltraiter quelques-uns des fidèles, fit trancher la tête à Jacques, frère de Jean, et lorsqu'il vit que les Juifs en avaient eu de la joie — kai idon oti areston esti toïs ‘Ioudaios —

il fit aussi arrêter Pierre, ce qui arriva pendantles jours des pains sans levain. L'ayant fait prendre et mettre en prison son dessein était de le faire mourir en public après Pâque ». (de l'an 44) (2).

On ne peut refaire ici le récit des avanies prodiguées à saint Paul par ses anciens coreligionnaires à Antioche de Pisidie (3), à Iconium (4), à Lystres (5), à Thessalonique (6), à Béroë (7), à Corinthe (8), en Grèce (9), à Jérusalem (10); on ne rapportera

 

1. Act., VIII, 1.

2. Act.. XII, 1-4. — BISPING, Erklärung der Apostelgeschichte (1871), p. 204 ; W. MEYER, Krit..exeg. Handbuch über die Apostelgesch., (Göttingen, 1835), p. 162.

3. Act., XIII. — 4. Act., XIV, 5. — 5. Act., XIV, 18. — 6. Act., XVII, 5. 7. Act., XVII, 13. — 8. Act., XVIII, 12. — 9. Act., XX, 3. — 10. Act., XXI, 27 suiv.

 

 

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portera que ce dernier épisode : « Pendant [que Paul et ses quatre compagnons] accomplissaient les sept jours [de la purification], les Juifs d'Asie, ayant vu Paul dans le Temple, émurent tout le peuple et se saisirent de lui en criant : « Peuple d''Israël, au secours. Voici cet homme « qui décrie partout le peuple, et la Loi, et ce lieu ; et « qui a de plus amené des gentils dans le Temple et a « profané ce saint lieu. » Ils criaient ainsi parce qu'ils avaient vu dans la ville Trophime d'Ephèse avec Paul et qu'ils s'imaginaient que Paul l'avait fait entrer dans le Temple. Alors il s'excita une émotion dans toute la ville, et s'étant fait un concours de peuple, on se saisit de Paul et on le traîna hors du Temple, dont les portes furent aussitôt fermées. Pendant qu'ils cherchaient le moyen de le tuer, le bruit vint au tribun de la cohorte que toute la ville était en trouble ; à l'heure même, il prit des soldats et des centeniers et courut à ceux qui battaient Paul ; ils cessèrent de le frapper lorsqu'ils virent le tribun avec ses soldats. Le tribun, s'approchant, le fit prendre, et lorsqu'il fut près des degrés, les soldats furent obligés de le porter, à cause de la violence du peuple, car une grande multitude suivait Paul en criant ; « Il faut qu'il meure. » Il fallut faire fuir le prisonnier sous escorte afin qu'il échappât à une bande de quarante assassins qui avaient fait voeu de ne boire et de ne manger qu'ils n'eussent tué Paul.

Un autre membre du collège apostolique fut victime de la haine des Juifs, Jacques, premier évêque de Jérusalem, massacré à l'âge de quatre-vingt-seize ans (1).

 

1. EUSÈBE, Hist. eccl., l. II, c. XXIII; Cf. Ibid. IV, XXII. — JOSÈPHE, Antiq. Jud. XX, IX, 1. — EPIPHANE, Haeres, LXXVIII, 14. Sur toute cette question des persécutions des chrétiens par les Juifs, voyez DÖLLINGER dans l'Akademische Vorträge. t. I, pp. 214-237 (Zeitschrift für Kathol. Theologie — Innsbruck, 1892). — G. RÖSEL Iüden und Christenverfolgungen bis in die ersten Jahrhunderte des Mittelalters (Münster, 1893, in-12), 88 pp.

 

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Peu de temps après, un épisode tragique fit soudain distinguer les chrétiens des Juifs, et on a jugé sur de bonnes raisons que les Juifs n'avaient pas été étrangers à l'événement. Le 19 juillet de l'an 64, Rome prit feu (1); ce fut un désastre inouï, l'incendie dura neuf jours ; le peuple campait sur le Champ de Mars lorsque le fléau, que tous croyaient conjuré, reparut sur le Pincio et envahit les baraquements provisoires où la plèbe s'était réfugiée ; cette fois la multitude quitta la ville et s'entassa comme elle put, où elle put : des quatorze régions de Rome, trois étaient consumées, sept étaient en train de s'écrouler, quatre seulement avaient été épargnées (2). Le peuple exaspéré cherchait un coupable, une coïncidence étrange le lui indiqua. Le feu avait pris dans les boutiques du Grand Cirque , il avait épargné la région de la porte de Capène, où les Juifs habitaient ; le Trastevère, qu'ils remplissaient presque à eux seuls, était intact ; dans leur rude bon sens, les Romains

 

1. Je m'abstiens de donner ici aucun détail, le succès inouï et tout récent du livre de Henryk Sienkiewicz « Quo Vadis» a autant qu'il faut fait connaître l'événement qui s'y trouve raconté avec un souci historique suffisant. Voir aussi Introduction historique et archéologique à Quo Vadis, par ORAZIO MARUCCHI (Paris, 1901, in-12, p. 22-47 et 61-64), et surtout P. FARIA, L'adultère de Néron et de Poppée, dans Revue de Philologie, 1897, p. 12-22, et Comment Poppée devint impératrice, même revue, 1897, p. 221-239.

2. TACITE, Annal., XV, 38-44, 52 ; SUÉTONE, Nero, 31, 38, 39 ; DION, Hist., LXII, 16-18 ; PLINE, Hist. nat., XVII, 1 ; JORDAN, Topographie der Stadt Rom in Alterthum (Berlin, 1871) t. I, p. 487-491. Pour la question de l'incendie de Rome et la bibliographie, nous renvoyons à l'ouvrage de M. Aristide Profumo, L'incendie neroniano.

 

accusèrent les Juifs. Or il y en avait beaucoup à Rome et quelques-uns très puissants. Néron était alors amoureux d'une femme scélérate nommée Poppée (1). C'était une prosélyte fort entourée, malgré sa conduite infâme, de ses nouveaux coreligionnaires qu'elle protégeait ouvertement (2); autour d'elle tournoyait un monde interlope d'esclaves juifs, d'acteurs, de mimes juifs, qui servait d'introducteur auprès de la favorite (3) et dont elle subissait, comme c'est le cas dans ces sortes de compagnies, les exigences menaçantes. Le crédit de Poppée était d'ailleurs sans limites. Néron ne commandait aucun meurtre, aucune exécution politique sans avoir consulté Tigellin et Poppée (4). Est-il téméraire de penser que, devant la rumeur menaçante qui grondait, les Juifs aient fait appel à leur protectrice ? celle-ci avait d'autant plus de raison de les écouter que le peuple commençait à articuler un nom, celui de Néron. Il fallait aviser et promptement ; on détourna la colère du peuple sur les chrétiens. « Il est sûrement fâcheux pour les Juifs d'avoir eu leurs entrées Secrètes chez Néron et Poppée au moment où l'empereur conçut contre les disciples de Jésus une odieuse pensée (5).

 

1. JOSÈPHE, Antiq. Jud., XX, VIII, 11; Vita, 3 ; Theosebes gar en. Cf. TACITE, Annal., XVI, 6 ; Hist., V, 5. Poppée était femme d'Othon qu'elle fit exiler, et elle obtint, après s'être donnée à Néron, la mort d'Octavie, femme légitime de l'empereur.

2. JOSÈPHE, loc. cit., XX, VIII, 3, 11 ; XI, 1 ; Bell . Jud., IV, IX, 2.

3. En particulier le mime Alyturus. Cf. JOSÈPHE, De vita sua, 3.

4. TACITE, Annal., XV, 61.

5. Il n'est pas vraisemblable qu'on puisse expliquer la décision prise par la jalousie de Poppée à l'égard d'Aeté, l'ancienne maîtresse de l'empereur, dont le christianisme semble possible. Poppée, qui obtint la tête d'Octavie, n'avait pas besoin d'une telle hécatombe pour faire disparaître une femme qui n'était même plus une rivale. Cf. A. LOTE. Acté. Sa conversion au christianisme, dans la Revue des Questions historiques, t. XVII (1875), p. 58-113 ; MUNTER, Die Christin im heidnische Hause (Kopenhagen, 1828), p. 6 suiv.

 

 

LXXX

 

Tibère Alexandre, en particulier, était alors dans sa pleine faveur, et un tel homme devait détester les saints. Les Romains confondaient d'ordinaire les Juifs et les chrétiens. Pourquoi cette fois la distinction fut-elle si bien faite ? Pourquoi les Juifs, contre lesquels les Romains avaient la même antipathie morale et les mêmes griefs religieux que contre les chrétiens, ne furent-ils pas touchés cette fois ? Des supplices de Juifs eussent été un piaculum (1) tout aussi efficace. Clément Romain, dans le passage où il fait allusion aux massacres des chrétiens ordonnés par Néron, les explique d'une manière très obscure pour nous, mais bien caractéristique. Tous ces malheurs sont « l'effet de la jalousie » — dia dzelon (2) — et ce mot « jalousie » signifie évidemment ici , des divisions intérieures, des animosités entre membres de la même confrérie. De là naît un soupçon, corroboré par ce fait incontestable que les Juifs, avant la destruction de Jérusalem, furent les vrais persécuteurs des chrétiens et ne négligèrent rien pour les faire disparaître (3). »

On pourrait ajouter bien des traits à ceux qui sont rap-portés dans cette recherche si l'on voulait tenir compte des apocryphes et des légendaires de basse époque ; on y relèverait des indications comme la mort des apôtres Pierre et Paul provoquée par leur triomphe sur Simon le Magicien (4) ; mais l'histoire doit suffire. Parmi

 

1. Expiation.

2. CLÉMENT ROMAIN, Ad Corinth . I, 5 (édit. FUNCx, 1887), p. 66.

3. RENAN, L'Antechrist, p. 159-161.

4. Acta Petri et Pauli, 78 ; PSEUDO-MARCELLUS ; PSEUDO-LINUS ; PSEUDO-ABDIAS, I, 18 ; HÉGÉSIPPE, III, 2 ; GRÉGOIRE DE TOURS, Hist.

eccl., I, 24.

 

LXXXI

 

ceux qu'elle nous montre au nombre des victimes, de la haine juive se trouve le deuxième évêque de Jérusalem, saint Siméon, qui, âgé de cent vingt ans, fut victime de mouvements dirigés par les Juifs et les hérétiqnes ébionites, esséens, elkasaïtes contre les chrétiens, dans cliver , ses villes de Judée (117) (1). Cette alliance des Juifs et des hérétiques nous explique un texte assez obscur dans le-quel l'empereur Hadrien communique en ces termes à son beau-frère Servianus son jugement sur Alexandrie: « Cette Égypte que tu me vantais, mon cher Servianus; je l'ai trouvée légère, suspendue à un fil voltigeant à chaque souffle de la mode. Là, ceux qui adorent Sérapis sont en même temps chrétiens, et ceux qui se disent évêques du Christ sont dévots à Sérapis. Pas un président de synagogue juive, pas un samaritain, pas un prêtre chrétien qui ne cumule ses fonctions avec celles d'astrologue, de devin, de charlatan. Le patriarche [des Juifs] lui-même, quand il vient en Égypte, est forcé par les uns à adorer Sérapis, par les autres à adorer Christus (2). » Il n'est pas douteux que le très dédaigneux empereur n'ait

 

1. HÉGÉSIPPE, dans EUSÈBE; Hist. eccl., III, 32. Cf. H. DODWELL, Dissertationes Cyprianicae ; Dissert. de paucitate martyrum, c. XXI. — MOSHEIM, De rebus Christianorum ante Constantinum (Helmstadt, 1753), p. 234 ; MOSHEIM, Kirchegensch des Neuen Testam. (Leipzig, 1769), t. I, p. 336. — HERGENROTHER, Handbuch der allgem. Kirchengesch. (Freiburg, 1876), I, p. 86. — ROSEL, loc. cit., p. 53.

2. VOPISCUS, Vita Firmi, Saturnini, Proculi et Bonosi, § 8 (Scriptores hist. Augustae, edd. H. JORDAN et Fr. EYSSENHARDT, t. II, p. 207). — E. PREUSCHEN, Kürzere Texte zûr Geschichte de ralten Kirche und des Kanons (Freiburg, 1893), p. 19. — Cf. HAUSRATH, Neutestamentl. Zeitgeschichte, t. III, p. 354. — WEINGARTEN, Der Ursprung des Mönchtums (1877), p. 43 suiv. — MOMMSEN, Röm. Geschichte, t. V. p.585 — RENAN, L'Eglise chrétienne, p. 188-190. — P. ALLARD, Hist. des persécutions, t. I, p. 237. — BATIFFOL, L'Eglise naissante, dans la Revue biblique, t. III (1894), p. 519.

 

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pris pour de véritables chrétiens ces sectaires qui adoraient dans leur syncrétisme bizarre le Christ et Sérapis et chez lesquels le patriarche des Juifs, lors de ses voyages en Égypte, venait faire ses dévotions. Cette distinction que ne savait pas faire Hadrien allait être une fois de plus rendue évidente lors de la révolte de Bar Coziba, qui dura trois ans et fut également cruelle aux Romains et aux chrétiens à qui leur loyalisme envers l'empire était imputé à crime. Désormais ceux qui refusaient de reconnaître le caractère messianique de l'imposteur et de s'allier à lui n'étaient pas moins maltraités que ceux qui refusaient de renier et de blasphémer le nom de Jésus. Les uns et les autres étaient flagellés, torturés, mis à mort (1) ; peut-être, l'évêque de Jérusalem fut-il victime de ces violences (2). Il se peut que nous ayons l'écho de ces événements dans une phrase de l'épître à Di-ognète : « Les Juifs, y est-il dit, font la guerre aux chrétiens comme aux étrangers, et pendant ce temps les gentils les persécutent (3). » Quand la guerre fut finie, Rome se montra reconnaissante pour ceux qui ne lui avaient pas rendu le mal pour le mal (4). Les membres de l'Église de Jérusalem furent dispersés en leur qualité de circoncis (car l'expulsion n'exceptait aucun Juif d'origine), mais à leur place il se forma dans la ville nouvelle, dans Aelia Capitolina, une église composée de païens convertis dont

 

1. S. JUSTIN, Apol. I, 31. Cf. GRATZ, Gesch. der Juden, t. IV, p. 150.

2. EUSÈBE, Hist. eccl., IV, 5.

3. Epist. ad Diognetem, 5 (édit. FUNK, t. I, p. 318, où ce texte est rapproché de JUSTIN, Apol. I, 31, dont il serait contemporain, Prolegomma, p. CII ligne 4-5).

4. me boulomenous kata pomaion summakhein. EUSÈBE, Chron. ad ann. 17 Adriani.

 

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l'évêque, le premier incirconcis qui se soit assis sur la chaire épiscopale de saint Jacques, s'appelait Marc (1). Cette minuscule conséquence d'un grand événement fut à peine remarquée, cependant elle acheva de briser le dernier lien qui rattachait un petit groupe de fidèles aux coutumes juives et aux plus lointains débuts de l'Église chrétienne.

Ce n'était pas seulement en Judée, mais dans tout l'empire que s'accusait la rupture entre chrétiens et Juifs.

Polycarpe, évêque de Smyrne, ayant été arrêté la veille au soir par l'officium, fut amené dans la ville le lendemain 23 février de l'an 155, jour du grand Sabbat.

On le conduisit devant le proconsul qui l'interrogea ; mais il ne put en rien tirer ; alors il envoya le héraut au milieu du stade crier par trois fois : « Polycarpe s'est avoué chrétien. » Aussitôt, dit la lettre des chrétiens de Smyrne (2), la foule des païens et des Juifs, très nombreux à Smyrne, hurla : « Le voilà, le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux, celui qui enseigne à ne pas sacrifier, à ne pas adorer (3)». « En moins de temps qu'on n'en met à le dire, continue la lettre, la foule se répandit dans les boutiques et les bains pour y chercher du bois ou des fagots; les Juifs mon-traient à cette besogne, selon leur habitude, un zèle tout particulier (4). » Quand le vieil évêque fut mort, les chrétiens s'apprêtaient à recueillir ses cendres ; « cependant,

 

1. EUSÉBE, Hist. eccl., XV, 6. Cf. OROSE, Adv. Paganos, VII, 13.

2. Martyrium Polycarpi, § XII.

3. Les exclamations soulignées me paraissent être celles des Juifs.

4. Martyrium Polycarpi, § XIII :... malista Ioudaion prothumos os ethos autois…   

 

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dit la lettre, l'ennemi haineux et méchant, l'adversaire de la race des justes voyait ce glorieux martyre, il savait la pureté irréprochable du saint dès son enfance, et ne pouvait douter qu'il n'eût reçu la cduronne immortelle et la récompense promise ; aussi s'efforça-t-il de nous priver de ses reliques, quoiqu'un grand nombre voulussent les recueillir et souhaitassent de posséder ses précieux restes. » Le démon suggéra donc à Nicétas de faire refuser par le proconsul l'autorisation d'enlever le corps du martyr. « Tout cela se passait à l'instigation des Juifs, qui, montant la garde auprès du bûcher, avaient aperçu les chrétiens qui s'empressaient de retirer ce qui pouvait l'être de ce saint corps. Le centurion, voyant la turbulence des Juifs, fit replacer le corps sur le bûcher et, comme c'était l'usage, fit brûler le cadavre (1)».

Une pièce contemporaine des faits qu'elle rapporte, mais dont nous n'avons plus que la traduction latine, la passion de saint Pione de Smyrne, nous montre, à un siècle de distance, la juiverie de cette ville aussi féroce qu'au temps de saint Polycarpe. Ce fut précisément au jour anniversaire de ce martyr — 23 février 250 — qui cette année encore tombait le jour du grand Sabbat, que le prêtre Pione et ses compagnons Sabine et Asclépiade furent conduits sur la place Martha que la foule envahit en un instant. « Les femmes, disent les Actes, étaient en nombre incroyable, car c'était jour de Sabbat, ce qui donnait relâche aux Juives de la ville (2). » Après

 

1. Martyrium Polycarpi, § XVII, XVIII.

2. Passio S. Pionii, § 4. Cf. P. ALLAED, loc. cit., t. II, p. 373 suiv. et p. 212 ; O. DE GEBHARDT, Das martyrium des heil. Pionius, dans l'Archiv. f. slavische Philologie, XVIII p. 164 ; G. Rosat., loc. cit., a oublié le document que j'analyse ici.

 

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quelques paroles adressées aux gentils, Pione s'adressa aux Juifs : « Et maintenant, vous, les Juifs, quelle raison avez-vous de mourir de rire ? Vous riez de ceux qui sacrifient spontanément, vous riez de ceux qui cèdent à la violence, vous riez de nous-mêmes en criant comme vous le faites que nous avons assez joui de la liberté. Nous sommes ennemis, c'est vrai, mais nous sommes des hommes, malgré tout. En quoi avez-vous à vous plaindre de nous ? Avons-nous poursuivi de notre haine quelqu'un des vôtres ? En avons-nous, avec une avidité de bête féroce, forcé un seul à sacrifier? Leur crime est loin de ressembler à ceux que la crainte des hommes fait commettre aujourd'hui ; car il y a une grande distance entre celui qui cède à la contrainte et le pécheur volontaire : chez l'un c'est la circonstance, chez l'autre c'est la volonté qui est la raison du crime. Qui, obligeait les Juifs à s'initiers aux mystères de Béelphégor; qui à s'as-seoir aux banquets sacrilèges des morts et à manger la chair des victimes qu'on leur immolait? Qui les a forcés au concubinage avec les filles païennes et au métier de filles de joie ? Qui les obligeait à brûler vifs leurs enfants ? Qui à murmurer contre Dieu ? Qui à dire du mal de Moïse? Qui les forçait à oublier les bienfaits? à être ingrats? à regretter l'Égypte? Étaient-ils donc contraints, lorsque Moïse demeurant sur la montagne, ils dirent à Aaron : « Fais-nous des dieux et un veau d'or. » Et ainsi du reste de leur histoire. » L'invective continua, car, disent naïvement les Actes : « il parla longtemps et n'en finissait plus. »

Pendant qu'il était en prison, Pione reçut la visite de nombreux chrétiens ; il leur disait : « J'apprends que plusieurs d'entre vous sont pressés par les Juifs d'aller à

 

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la synagogue. Gardez-vous de ce crime, le plus grand que vous puissiez commettre, celui pour lequel il n'y a pas de pardon, parce qu'il est le blasphème contre l'Esprit-Saint. Ne soyez pas comme eux des princes de Gomorrhe, des juges de Sodome, dont les mains sont souillées du sang des innocents et des saints. Nous, du moins, nous n'avons pas tué les prophètes, ni livré le Sauveur; » et il ne tarissait pas.

Un texte, de peu de valeur il est vrai, nous a conservé le martyre de saint Ponce, de Cimiez (1).

Nous y lisons que « les Juifs qui étaient venus à l'amphithéâtre commencèrent à crier : « A mort, à mort le malfaiteur! » et le bienheureux Ponce dit, en levant les mains au ciel ; « Seigneur, grâces te soient rendues, leurs pères ont vociféré contre le Christ ; Crucifiez-le ! et voici que ces hommes poussent contre moi les mêmes clameurs. »

C'était toujours le même acharnement; on rencontrait les Juifs partout où il fallait provoquer à la violence contre les chrétiens, ils hurlaient leur refrain : « Ces gens-là ont trop duré (2) », et par une étrange contradiction ils essayaient, comme le dit Pione, d'attirer à eux les

 

1. Vita et passio S. Pontii martyris, auctore Valerio ejus contubernali, dans BALUZE, Miscellanea (Paris, 1679), t. II, p. 134, 137-139 ; Acta Sanct. Maii, t. III (p. 272), die 14. — PETAU, De Doctrina temporum 1630), 1. II, ch. XX, p. 338. — TILLEMONT, Mém. hist. eccl., note VII sur la persécution de Valérien. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 474, 478 ; t. III, p. 97. — Cf. JOFREDUS, Nicaea civit. mon. (1658), trad. franç., Actes de la vie et du martyre de S. Pons (Nyons, 1864, 164). — La Vie et les miracles du glorieux saint Pons, évêque de Cimiez en Provence (Aix, 1670, in-12). — E. LE BLANT, Les Actes des martyrs (Paris, 1882, in-4°), p. 14, note 4 ; p. 70, note 7 ; p. 82, note 6; p. 239, note 1.

2. Passio S. Pionii, § 4.

 

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chrétiens timides et de leur faire adopter le judaïsme qui leur épargnait un acte d'idolâtrie (1), car l'Etat romain continuait à traiter d'une manière tout à fait inégale Juifs et chrétiens. A côté de prescriptions rigoureuses, s'appliquant à ceux qui vivent « à la manière judaïque », on rencontre un document qui témoigne de ménagements consentis en faveur des Juifs ; c'est ainsi qu'on lit au Di-geste: Le divin Sévère et Antonin (Caracalla) ont permis à ceux qui suivent la superstition judaïque d'obtenir des charges publiques, en les exemptant des nécessités qui pourraient blesser leur conscience religieuse (2). » Voilà qui ne ressemble guère à l'intolérance que l'on témoigne à l'égard des chrétiens, même sous le prince qui leur fut le plus favorable et qui, nous dit Lampride, « maintint les privilèges des Juifs et souffrit l'existence des chrétiens : » Judaeis privilegia reseruavit, christianos esse passus est (3). On s'explique ainsi que des chrétiens trop lâches pour confesser leur foi aient accueilli les propositions de la Synagogue, comme ce Domninus dont Eusèbe a raconté l'histoire, qui apostasia et se fit juif et auquel saint Sérapion, évêque d'Antioche (190-214), écrivit pour l'exhorter au repentir (4). C'est peut-être en présence de ces violences morales, autant qu'au souvenir des violences matérielles qu'ils provoquaient sans cesse contre les chrétiens sur un point ou sur l'autre de l'empire, que Tertullien écrivit cette phrase demeurée si vraie : « Les synagogues sont les sources d'où découle la persécutions. »

 

1. Passio S. Pionii, § 13.

2. Digest. L. II, 2, § 3.

3. LAMrauIE, Alex. Sev., 22.

4. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 12. Cf. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. III, art. sur saint Sérapion.

 

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Synagogue Judaeorum, fontes persecutionum (1). Jusqu'aux derniers temps de notre étude nous en avons la preuve. Les Actes de saint Philippe d'Héraclée rapportent que pendant le procès de ce martyr « les uns s'apitoyaient, tandis que la colère, chez les autres, s'emportait aux plus grands excès ; les Juifs surtout étaient parmi les plus violents (2). »

La paix de l'Église ne laissa pas de donner occasion aux Juifs d'employer la violence à l'égard des chrétiens ; un illustre personnage nommé Joseph le Comte, juif converti, faillit périr des brutalités qu'on exerça envers lui alors qu'il étudiait seulement les livres des chrétiens. « Les Juifs, raconte Tillemont qui résume saint Epiphane (3), examinoient toutes ses actions pour y trouver quelque occasion de satisfaire leur animosité; estant un jour entrez en troupe au logis, [ils] le surprirent appliqué à la lecture de l'Evangile. Cette rencontre aigrit leur passion, ils se saisissent de Joseph, le jettent par terre, le frapent de tous costez, et avec mille injures et mille indignitez le traînent en leur synagogue, où ils le fouettèrent très rude-ment. Et ils eussent peutestre passé encore plus loin, si l'Evesque du lieu avec qui Joseph avoit lié une amitié très étroite et luy avoit mesme presté le texte hebreu de l'Evangile, ne l'eust tiré d'entre leurs mains.

« Ce ne fut pas ici la seule persécution qu'il souffrit des Juifs. Ces furieux l'ayant surpris dans un voyage, lorsqu'il marchoit près de la rivière du Cydne, l'attaquèrent

 

1. TERTULLIEN, Scorpiace, 1.

2. Passio S. Philippi Heracleensis, § vi.

3. S. ÉPIPHANE, Haer., XXX. — Cf. TILLEMONT, Mém. hist. eccl., t. VII : Saint Joseph Comte.

 

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et le jettèrent dans l'eau, croyant que le courant du fleuve l'emporteroit et le noyeroit par sa rapidité, ou le feroit mourir par la froideur de ses eaux. Mais l'heure de la miséricorde divine estant enfin arrivée, il fut délivré de ce péril; et peu de temps après, il noya heureuse-ment tous ses pechez dans l'eau sacrée du battesme.

« Joseph avait obtenu de Constantin l'autorisation de faire bastir des églises dans Capharnaüm, Tibériade, Nazareth, Diocésarée, Sephoris et quelques autres places que les Juifs tenoient dans la Galilée, sans pouvoir souffrir que personne d'aucune autre religion que la leur y demeurast avec eux. Joseph étant de retour à Tibériade, prit pour exécuter son entreprise un vieux temple encore imparfait, qui portoit le nom d'Adrien I. Les Juifs s'efforcèrent d'empescher son dessein par un moyen qui leur estoit assez ordinaire. Comme il avoit fait faire quelques fourneaux autour de la ville, pour cuire la chaux dont il avoit besoin, ils empeschoient par leur magie que le feu ne prist à ces fourneaux, quelque bois que l'on y pust mettre. Joseph averti de ce désordre, et se doutant bien d'où il venoit, y accourut aussitôt, suivi d'une foule de Juifs curieux de voir ce qu'il vouloit faire. Estant arrivé sur le lieu, il demande de l'eau, et prenant le vase où elle estoit, fait dessus le signe de la Croix avec son doit,

 

1. Sur les Hadrianées, voyez LAMPRIDE, Alex. Sévère, 43 ; W. GAL-TUES, De Hadrianiis Christo ab Hadriano destinatis, etc., dans MARTINI Thesaurus dissertat., t. III, part. I, pp. 89-104 (s. l., 1763, in-8°) ; GREPPO, Dissertation sur les laraires de l'empereur Alexandre (Paris, 1834, in-8°.), p. 11-12 ; LE MÊME, Trois mémoires Paris, 1840, in-8°), 3e mémoire, ch. II; Des temples destinés par Hadrien à Jésus-Christ, p. 238-256. Revue biblique, 1895, p. 75 sq. ; p. 240-241 ; 1897, p. 648. Nous reviendrons ailleurs prochainement sur cette question des Hadrianées.

 

XC

 

et d'une voix qui fut entendue de tout le monde il prononça en paroles : « Au nom de Jésus de Nazaret, que mes pères et les pères de ce peuple qui m'environne ont crucifié, que cette eau ait la vertu d'arrester toute la magie et tous les sorts qui empeschent ce feu de bruler, afin qu'il fasse son effet naturel et qu'il serve à bastir la maison et le temple du Seigneur ». Il prit ensuite de cette eau dans sa main : il en jetta sur chaque fourneau : les sorts furent dissipez, et le feu commença en mesme temps à paroistre à la vue et à la confusion de tous les Juifs. »

La réaction qui caractérisa le règne de l'empereur Julien devait relever les affaires des Juifs. La conduite de l'empereur à leur égard est d'autant plus intéressante qu'elle n'était pas inspirée par la sympathie pour ceux qu'il favorisait, mais par le souci de les faire servir sa politique en les opposant aux chrétiens. Julien a écrit un très médiocre volume contre les chrétiens, dont il avait entrepris de réfuter les livres canoniques ; il commença par le Pentateuque qui le faisait assurément entrer aussi à fond dans la doctrine juive que dans la doctrine chrétienne, et on ne voit pas comment il pouvait ne pas s'en apercevoir en bonne logique, — s'il est permis de parler de logique à propos de Julien ; — cependant le dessein de son premier livre est de montrer que les Galiléens ont fabriqué une religion nouvelle qui n'est ni celle des Grecs, ni celle des Juifs, mais qui emprunte à l'une et à l'autre ce qu'elles ont de moins bon. Plus loin il malmène fort les Juifs et tout ce qui tient à eux. « Les Juifs, dit-il, n'ont pas de Dieu supérieur, pas de démiurge; leur dieu Jéhovah est un dieu de peuplade comme Astarté, Baal. Il diffère encore des dieux grecs

 

XCI

 

en ce qu'il est jaloux et maussade, tandis que ceux-ci sont si accommodants, si joyeux. » Tout l'examen qu'il fait de la doctrine juive lui est défavorable; il préfère le Timée à la Genèse, la morale grecque au Décalogue, et cependant il va se servir de ces Juifs dont il méprise si parfaitement la théologie et la mentalité comme d'un auxiliaire précieux dans sa persécution des chrétiens (1). Ils lui facilitaient leur alliance, à vrai dire, en adoptant les idées et les moeurs païennes. Julien écrivit aux chefs de la nation pour se recommander à leurs prières, ce qu'il faisait, dit Sozomène, non qu'il eût quelque confiance en leur religion, mais comme un moyen de les gagner, car il connais-sait leur haine impitoyable pour les chrétiens, et il se proposait de contrister les chrétiens par le spectacle de la faveur qu'il prodiguait aux Juifs (2). Ce ne fut d'ailleurs, remarque saint Grégoire de Nazianze, qu'après avoir épuisé tous les désagréments qu'il pouvait infliger que Julien lança contre les chrétiens ses alliés nouveaux (3). Nous devons à saint Ambroise quelques détails sur la manière dont ils se conduisirent. « Combien, écrit-il à Théodose, combien les Juifs ont-ils brûlé de basiliques chrétiennes sous le règne de Julien, deux à Damas, à Gaza, à Ascalon, à Beryte (Beyrouth) et à Alexandrie 41 »

 

1. S. CHRYSOSTOME, In Matth. homil. XLIII (al. 44), § 3 : "Iste ouk kai epi tes geneas tes emeters, ote o pantas asebeia nikesas ‘Ioulianos exebakkheuthe, pos meta ton Ellenon eautous etatton, pos ta ekeinon etherapeuon, MIGNE, P. G., t. LVII, col. 460.

2. SOZOMÈNE, Hist. eccl., l. V, c. XXII. Cf. F. ALLARD, Julien l'Apostat, Paris, 1902, t. III, p. 130 sq.

3. S. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio V ; Contra Julianum, II, § 3. MIGNE, P. G., XXXV, col. 668.

4. S. AMBROISE, Epistolarum classis I ; Epist XL (al. 66), § 15, 17, 18. Cf. S. GRÉG. DE NAZIANZE, Orat. XVI, in Julian.; S. CHRYSOSTOME, Orat. IV.

 

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Cet acharnement contre les églises s'explique peut-être par la réputation dont jouissaient alors les synagogues. « Il y a des gens qui me traiteront d'exagéré, je le sais, disait saint Chrysostome, et je n'en maintiendrai pas moins ce que je dis: c'est que leurs synagogues sont les succursales des théâtres, le rendez-vous des libertins, des filles de joie, une sentine de prostitution (1). »

Il se pourrait qu'une des clauses de l'alliance conclue entre Julien et les Juifs ait été le projet de reconstruction du temple de Jérusalem et la stipulation d'avances pécuniaires nécessaires à une telle entreprise. On sait que les difficultés rencontrées dès le début des travaux firent abandonner le projet. Les catholiques avaient d'autant plus sujet de triompher de cette piteuse issue que l'entre-prise avait été tentée dans le but manifeste de démentir les prophéties formelles de jésus sur l'irrémédiable ruine de ce temple. Les circonstances miraculeuses ajoutaient, selon eux, quelque chose à la confusion de leurs ennemis; peut-être suis-je dans l'erreur, mais l'abandon du projet, étant donnés les moyens réunis et les intérêts engagés, me paraît une preuve suffisamment claire de la confirmation des prophéties. Cependant, il faut le reconnaître, cet épisode avait envenimé un peu plus les haines déjà si profondes ; non seulement Dieu avait abandonné son peuple, mais il le repoussait ; ces miracles qu'il lui prodiguait jadis, il les faisait maintenant, mais contre ce peuple, car les contemporains crurent au miracle, les Juifs eux-mêmes y crurent, et ils se montraient sur ce

 

1. S. CHRYSOSTOME, Adversus Judaeos I, 2. Migne, P. G., t. XLIII, col. 846-847.

 

XCIII

 

point plus éclairés ou plus sincères que ceux qui, depuis, l'ont nié (1).

Ce n'est pas seulement dans les limites de l'empire que nous rencontrons le témoignage de la haine persévérante des Juifs contre les chrétiens. Ils se signalèrent en effet à la cour de Perse, du temps de Sapor dont ils excitèrent la haine. Les Actes du patriarche de Séleucie, Siméon-bar-Sabâe, nous les montrent tels que nous les avons déjà rencontrés. « L'occasion était belle pour les Juifs, ces constants ennemis des chrétiens; ils mirent tout en oeuvre pour animer la colère du prince et assurer la perte de Siméon et dé son Église; on les retrouve toujours, dans les temps de persécution, fidèles à leur haine implacable, et ne reculant devant aucune accusation calomnieuse. C'est ainsi qu' autrefois leurs clameurs forcenées contraignirent Pilate à condamner Jésus-Christ. Voici, dans la circonstance présente, ce qu'ils osaient dire : « Sire, si tu écrivais à César [l'empereur romain] les lettres les plus magnifiques accompagnées des plus beaux présents, César n'en ferait aucun cas. Que Siméon, au contraire, lui écrive un billet, quelques mots seulement, aussitôt César se lève, il adore cette misérable page, il la prend respectueusement dans ses deux mains et commande que sur-le-champ on y satisfasse. » Combien ces délateurs de Siméon ressemblent à ces témoins menteurs qui se levèrent contre le Seigneur ! continue l'évêque Maroutha qui a conservé ces Actes. Pauvres Juifs, provocateurs de la mort du Sauveur, de quel degré d'honneur, et dans quel abîme d'ignominie ils

 

1. Cf. P ALLLARD, loc. cit., t. III, p. 137 sq. — A. LÉMANN, L'avenir de Jérusalem, espérances et chimères, 1901, passim.

 

XCIV

 

sont tombés ! Les voilà, chargés de leur déicide, exilés, fugitifs, vagabonds par toute la terre ! Quant aux accusateurs de Siméon, l'infamie, le mépris, la malédiction universelle furent leur juste châtiment, et le saint évêque fut assez vengé par ce glaive qui en fit périr soudain un si grand nombre, lorsque, entraînés par un imposteur, ils accouraient en foule pour rebâtir Jérusalem (1)».

Nous les retrouvons plus tard exerçant cette influence un peu louche que nous avons déjà observée du temps de Poppée. Les Actes de sainte Tarbo et de sa soeur, vierges, commencent ainsi : « La femme de Sapor tomba dangereusement malade. Les éternels ennemis de la Croix, les Juifs, qui avaient toute sa confiance, n'eurent pas de peine à lui persuader que les soeurs de l'évêque Siméon, pour venger la mort de leur frère, lui avaient attiré cette maladie par des pratiques magiques (2) ».

Les chrétiens trouvaient un honneur suprême à mourir de la main des Juifs ou par l'effet de leurs intrigues. Nous avons vu que lorsqu'ils furent venus à bout de faire périr saint Ponce, le martyr levant les mains au ciel : dit : « Seigneur, grâces te soient rendues ; leurs pères ont vociféré contre le Christ : Crucifiez-le! et voici que ces hommes poussent contre moi les mêmes clameurs (3). »

 

1. E. ASSÉMANI, Acta SS. martyrum, t. I, p. 142. Ce martyre eut lieu en 341. — Cf.RUBENS DUVAL,La littérature syriaque (Paris, 1899, in-8°, p. 133. — CASSIODORE, Historia tripartita, I. III, c. 2 : Magi quidem, auxiliantibus sibi Judaeis, cum festinatione sanctas ecclesias destruebant.

2. E. ASSÉMANI, loc. cit., t. I, p. 51-60. La princesse dont il est ici question s'appelait Ephra-Hormiz. Cf. NOELDEKE, Geschichte der Perser, ... ans Tabari (Leyde 1879), p. 52 et 68, notes.

3. Passio S. Pontii, § 23, dans BALUZE, Miscellanea, édit. in-folio, t. I, p. 32.

 

XCV

 

Le souvenir du traitement infligé au Maître n'était d'ailleurs pas fait pour apaiser les esprits et rapprocher les coeurs ; il y avait là un sujet d'inoubliable amertume, et les Actes des martyrs nous laissent entrevoir combien cette pensée toujours présente de la passion de Jésus devait faire rejaillir d'âcreté sur le peuple que son obstination égalait à ses ancêtres déicides. Si, dans l'histoire d'un martyr, il se trouve quelque trait rappelant les scènes de la Passion, l'écrivain les relève aussitôt, montrant ainsi par un exemple que l'indestructible obstacle est resté debout. Saint Calliope est mort sur une croix au jour et à l'heure même où était mort le Sauveur (1) ; saint Polycarpe a été livré par trahison comme Jésus et le magistrat qui l'a fait appréhender se nommait Hérode (2) nouvelle coïncidence; Nemésion est exécuté avec les criminels (3) ; Agapius est condamné tandis que l'empereur délivre un assassin, « autre Barabbas », ne manque pas de dire Eusèbe (4) ; enfin saint Augustin compare le retour de saint Cyprien à Carthage entre deux appariteurs au crucifiement de Notre-Seigneur entre deux larrons (5).

Un curieux récit de la conversion et du martyre d'un enfant juif, saint Abdul Masich, égorgé par son père, est également tout pénétré de réminiscences des textes bibliques (6). L'an 390 de notre ère, vivait à Schingar

 

1. Passio S. Calliopii, dans Acta SS., tom. I d'avril, p. 660, 661.

2. De martyrio s. Polycarpi eccl. Smyrn. episc., § 6, dans FUNK, Opera patr. apost., t. I (1887), p. 288.

3. EUSÈBE, Hist. eccl., l. VI, c. XLI.

4. EusÈBE, De Martyrib. Palaest., c. VI.

5. Sermo  CCIC, c. II, § 3. In natali S. Cypriani.

6. British Museum (mss. addit. 12174) édité par J. CORLUY, Acta sancti Mart. Abdu'I Masich, aramaice et latine, dans Analecta bollandiana t. V (1886), p. 5 suiv. ; le texte syriaque a été réimprimé par le P. BEDJAN, Acta mart. et sanct., t. I, p. 173. Sur la question de l'orthodoxie de ce jeune martyr, voy. CORLUY, loc. cit., p. 8. — Cf. RUBENS DUVAL, La littérature syriaque (1899), p. 145, note 1. Ces actes dont nous donnons ici un résumé n'ont pas encore été traduits en français.

 

CXL

 

Singara (Singara, aujourd'hui Sindjar, à quinze kilomètres de Mossoul) un petit juif ayant nom Ascher, dont le père se nommait Lévi, personnage très opulent. Ce Lévi confia à ses fils la gérance de son bien ; Ascher, alors âgé de onze ans, gardait le troupeau de vaches qu'il amenait à l'heure dite à l'abreuvoir, où il se rencontrait avec de petits bouviers de son âge. On se réunissait tous ensemble et on dînait ; les petits chrétiens et les petits mage s faisaient bande à part et Ascher restait tout seul, car il n'y avait pas d'autre Juif que lui. Il mourait d'envie de dîner avec les petits chrétiens, mais ceux-ci n'y consentaient pas, ils ne voulaient admettre que des chrétiens parmi eux, car ils se redisaient entre eux de belles histoires du Christ et les combats des martyrs qu'ils avaient entendus raconter à leurs) parents. Un jour que l'heure du dîner approchait, tous nos petits enfants réunis, Ascher vint et dit : — Mes frères, je vous en supplie, je mangerai avec vous, ne me chassez pas.

            — Quand tu auras reçu le baptême d'eau au nom du Christ, tu mangeras avec nous ; jusque-là c'est défendu.

— Voici de l'eau, rien n'empêche qu'on me baptise.

            — Mais si, il faut un prêtre, et cela se fait à l'église.

            — Mais l'église est loin, les prêtres aussi ; on aura peur de mon père et de mes frères ; vous, baptisez-moi ici.

« On le déshabilla, on le mit dans l'eau et tous ensemble dirent : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, que le serviteur du Christ soit baptisé, et toi,

 

XCVII

 

ô Christ, notre Dieu et le Dieu des prêtres, supplée sur cette eau toutes les paroles que disent les prêtres en baptisant, et fais que ton serviteur soit bien baptisé. » On le fit plonger trois fois dans l'eau, ainsi qu'ils l'avaient vu faire, puis on l'en tira, tout le monde l'eni brassa, on le promena en triomphe afin d'imiter la pro-cession des néophytes, et on l'habilla avec les habits les plus propres. Alors on s'assit et on dîna, tous les honneurs allaient à lui comme à un jeune marié le jour de ses noces ; l'enfant était radieux ; on lui donna un nom, on l'appela Abdul Masich, ce qui veut dire : Serviteur du Christ. Puis on recommanda bien à Abdul Masich d'être fidèle à sa nouvelle profession ; alors un des garçons qui portait des boucles d'oreilles en or dit à ses camarades : « Mes frères, vous savez que les juifs ne percent pas l'oreille aux hommes ; mais si cela vous va, nous allons percer les oreilles d'Abdu'l Masich, afin qu'il persévère dans le christianisme et qu'il, se détache entière-ment du judaïsme. Nous lui passerons une de mes boucles d'oreilles en or. Cela nous sera un gage et une étrenne et un témoignage de sa persévérance. » Tout le monde cria : « Cela va bien ; » on perça l'oreille droite et on y passa une boucle d'oreille, puis chacun retourna bien content avec son troupeau, mais non sans quelque inquiétude de l'accueil que Abdul Masich recevrait de ses parents. Quand sa mère le vit et sut ce qui s'était passé, elle se lamenta ; mais, sans perdre de temps, elre cacha le petit afin que son père ne le vît point. Cela dura pendant un mois : l'enfant partait de bon matin et rentrait à la nuit; le jour se passait avec son troupeau et ses compagnons, la nuit dans la cachette, et le père, surchargé d'occupations, ne songeait même pas à remarquer cette

 

XCVIII

 

absence. Pendant ce temps il arriva que les parents de plusieurs des petits bouviers firent leur pèlerinage à l'un des monastères de la montagne, à l'occasion de la fête de saint Babylas et de ses compagnons ; à leur retour, ils eurent de belles histoires toutes nouvelles sur les martyrs à raconter aux enfants qui vinrent les redire à l'heure du repos, et le petit Abdul Masich se sentait tout enflammé du désir de faire ce qu'il ne pouvait qu'entendre.

Un jour qu'il faisait paître son troupeau, passa un évêque, de ceux qui vont de ville en ville (1); l'enfant courut à lui, s'agenouilla et dit: — « Seigneur, bénis-moi, signe-moi du signe de la croix et achève mon baptême.

— Comment m'as-tu connu ?Je ressemble au premier venu.

 

1. Ce personnage paraît être périodeute (periodeutai = circumeuntes). Les périodeutes étaient des prêtres nomades qui se transportaient d'un lieu sur un autre d'après les besoins des groupes disséminés de fidèles. Leur existence est attestée par un document de l'année 307 (Epist. S. Phileae Thmuitensis ad Melecium. MIGNE, P. G , t. X, col 1566; ; nous voyons qu'ils avaient la charge de pourvoir aux besoins spirituels des chrétientés qu'ils visitaient et, au témoignage de saint Philéas, leur ministère y suffisait, puisque le 57e des canons dits de Laodicée prescrit de ne pas établir d'évêques dans les localités de moindre importance. mais d'y envoyer des périodeutes (MANSI, Concil. ampl. coll., t. II, p. 574); C. DE SMEDT, S. J., L'organisation des Eglises chrétiennes au IIIe siècle (Paris, 1891, in-8°), p. 18 Cf. Didakhe  (édit. FUNK, XI, 3 6). C'était à eux sans doute de visiter les chrétientés Isolées et de plus en plus excentriques à mesure que, suivant le mot d'Origène, la Providence dilatait chaque jour les frontières de la religion. Contr. Celsum, III, 15 ; VIII, 44 ; et en effet on voit des chrétientés dans les plus infimes bourgades. Voy. DENYS D’ 'ALEXANDRIE dans EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 42 ; Nuovo bullettino di arch. cristiana (1895), p. 68-73, pl. VIII, et Theologische Literaturzeitung, t. XIX (1894, p. 37 et 162. Voyez Ps. CLÉMENT, Epistulae binae de virginitate (édit. BEELEN, Epistula 2a, cap. I, p. 70-71 et suivantes. Cf. J. M. COTTERILL, Modern criticism and Clement's epistles to Virgins (Edinburg, 1884, in-8°), passim.

 

XCIX

 

— Celui qui m'a révélé à toi et qui a dirigé ton chemin pour aller à moi et pour qui je suis prêt à mourir. » L'évêque étonné répondit : « En effet, j'ai eu l'ordre d'aller à toi et de te bénir avant ton triomphe. » Il mit la main droite sur la tête de l'enfant et lui imposa le Saint-Esprit : « Va, dit-il ensuite, va dans la force de l'Esprit, que ton Seigneur se complaise en toi et prépare-toi à endurer les souffrances du Christ. Quant aux jeunes garçons qui t'ont baptisé, ils seront conviés à de hautes destinées, » Le vieillard continua son chemin et l'enfant raconta à ses camarades tout ce qui lui était arrivé. Ceci se passait un vendredi, et le lendemain, jour de fête solennelle chez les juifs, son père donnait un grand dîner. Pour la circonstance il envoya ses gens prévenir ses fils de revenir avant le commencement de la fête. On était à table lorsque Lévi aperçut la boucle d'oreille de son fils: « Ascher, dit-il, qui vous a trompé ? Qu'est-ce qu'on vous a fait? Vous voilà comme un esclave, le savez-vous? Sois sans crainte, Maître ; je sais tout cela ; mais je suis devenu esclave du Christ, je suis chrétien. »

— Son père sauta sur lui, le souffleta et le lança au milieu des invités en le rouant de coups de pied. Tout le monde se leva et implora ;pour l'enfant : « Pardonnez-lui, il est jeune, il n'a pas su ce qu'il faisait. Il ne faut pas se fâcher aujourd'hui, le dîner serait gâté. C'est jour de fête, pas de fracas: » On se remit à table et on s'essaya à flatter l'enfant et à le faire manger. a Vous ne savez donc plus, leur disait-il,qu'un chrétien ne mange pas avec les juifs? » Le père bondit denouvean pour le frapper, mais on l'arrêta. « Viens, cher, lui dit-on de nouveau, dîne, ton père pardonnera et nous ne dirons rien de ta faute qu'on attribues à l'ignorance ; mais obéis, viens et dîne. » Mais il

 

C

 

s'obstina et il essaya même de discuter avec eux ; c'en était trop, et le père saisit un couteau sur la table. Mais, voyant cela, les domestiques laissèrent fuir l'enfant, qui courut à travers champs, toujours poursuivi par son père jusqu'à la fontaine dans laquelle les camarades l'avaient baptisé. La nuit tombait, le sabbat était commencé ; le père l'atteignit comme il venait de s'agenouiller et offrait sa vie à Dieu ; il le saisit, renversa la tête et coupa la gorge ; l'enfant continuait de dire : « Christ, mon Seigneur, je remets mon âme entre tes mains » ; et ses paroles sortaient avec son sang.

C'est contre des violences semblables à celles que j'ai rapportées que le Droit romain a porté des décisions qui noūs laissent entrevoir l'étendue de l'abus que les Juifs faisaient de leur force. Le titre IXe du livre Ier du Corpus Juris est presque tout entier consacré à la prévision et à la répression du délit de violence de la part des juifs contre les chrétiens. Un édit de l'an 408 rappelle aux gouverneurs de province qu'ils ont le devoir d'interdire aux juifs de se livrer au sacrilège plaisir de brûler une croix et d'imiter les cérémonies chrétiennes ; en 412, on rappelle que le juif doit être à l'abri des vexations pour motif religieux, on ne doit brûler ni les synagogues ni les mai-sons, pas plus que brutaliser les personnes ; mais le juif ne doit pas s'enorgueillir de la protection qu'on lui accorde et se venger sur les chrétiens des mauvais traitements qu'il a pu subir. Il est incontestable que, depuis la paix de l'Eglise, les chrétiens eurent parfois la main un peu lourde dans leur répression ; en s'abattant sur les juifs, il arriva plusieurs fois qu'elle les meurtrit plus que la charité ne l'eût voulu et même plus que la justice ne l'eût permis ; cependant, parmi les documents que j'ai

 

CI

 

étudiés jusqu'ici, je n'ai pas rencontré un seul cas dans lequel les chrétiens aient joué le rôle de provocateurs ; frappés, ils ont frappé à leur tour.

Socrate, Cassiodore et Jean de Nikiou nous ont conservé le récit d'un guet-apens organisé par les juifs d'Alexandrie, en l'année 415. Un jour, l'on vit au théâtre un chrétien de la ville, ami du patriarche Cyrille, et fort vertueux, nommé Hiérax. Dès que les juifs l'aperçurent, ils crièrent : « Il vient ici pour troubler le spectacle », et sur-le-champ le préfet fit saisir Hiérax et on le battit publiquement au théâtre. Cette première violence fut suivie d'une autre. Les juifs mirent en faction par une belle nuit, dans toutes les rues de la ville, des coquins bien armés ; quand tout le monde fut à son poste, ils lancèrent des gens à leur solde criant : « Au feu, l'église Saint-Athanase brûle, au secours les chrétiens, au feu ! » Ceux-ci, ignorant le piège, se jettent dans les rues, on les y assomme, et il y eut, disent les auteurs, un grand nombre de victimes (1) .

Je terminerai cette énumération par un souvenir qui dépasse en atrocité tout ce que l'on vient de lire.

Dès les premiers temps de l'ère chrétienne, et probablement àla suite des désastres infligés aux Juifs par Pompée, Vespasien et Hadrien, on constate une infiltration juive dans le royaume des Himyarites qui comprenait tout l'angle sud de la péninsule arabique jusqu'à Moka et Aden nous voyons des colonies juives à Tesla,

 

1. SOCRATE, Hist. eccl., I. VII,.c. XIII ; Chronique de Jean, évêque de Nikiou (édit. Zotenberg), dans les Notices et extraits des mss. de la Bibl. nationale, t. XXIV, p. 125-127 ; J. NEALE, Patriarchate of Alesandria (London, 1847, in-8°), t. I, p. 227.

 

CII

 

à Khaïber, Yathrib (Médine), et sous le règne de Constance (337-361), nous apprenons l'existence de groupes chrétiens pour lesquels une ambassade impériale (vers 356) vint réclamer la liberté de conscience. Vers la fin du cinquième siècle, un certain Silvanus, évêque des Himyarites, avait son siège probablement à Nedjrân, ville de l'intérieur assez éloignée de Safar, capitale du royaume, où se trouvait une autre Eglise.

La situation politique du pays était alors fort troublée par les compétitions dynastiques ; un membre de l'ancienne famille royale, nommé Dhou-Nowas, juif de religion, comme ses ancêtres, s'empara de vive force de Safar, dont il massacra la garnison et le clergé, et transforma l'église en synagogue. Le négus d'Ethiopie prépara contre Dhou-Nowas une expédition sur laquelle nous ne savons presque rien; les chrétiens n'étaient pas menacés par le nouveau roi, néanmoins une lettre de Jacques de Sarong adressée aux fidèles de Nedjrân les plaint vivement d'avoir tant à souffrir de la part des juifs et les console de son mieux. Mais bientôt la situation s'aggrava.

En 523, Dhou-Nowas mit le siège devant Nedjrân qu'il voulait réduire, afin de ne pas laisser ce point d'appui au négus dont il redoutait l'invasion. Comme le siège traînait en longueur, le prince himyarite proposa une capitulation qui fut acceptée, exécutée et violée aussitôt. Dhou-Nowas se fit livrer tout le numéraire que possédaient les chrétiens, puis il fit exhumer l'évêque Paul, mort depuis deux ans, et on brûla son cadavre. On essaya alors de faire apostasier les hommes ; ils refusèrent et on en fit mourir un certain nombre ; les femmes et les jeunes filles furent massacrées. Damné, femme du prince des Nedjrânites,

 

CIII

 

fut épargnée ; elle parcourut la ville, le visage découvert, et souleva une émeute de toutes les femmes survivantes, avec lesquelles elle marcha sur le palais, réclamant la mort pour elle-même et pour ses deux filles. Les gardes la saisirent, on la coucha par terre et on égorgea les deux filles de telle sorte que leur sang coula dans la bouche de leur mère, puis on la tua. Avant de mourir, la plus jeune des petites filles, elle avait douze ans, courut vers Dhou-Nowas et lui cracha à la figure (1). L'émir des Harîth-ibu-Kaab, qui s'était enfermé dans la ville pendant le siège, fut mis à mort avec les gens de sa tribu ; ils étaient trois cent quarante soldats.

Le massacre avait commencé par le clergé. On creusa une fosse immense que l'on emplit de matières enflammées

 

1. On avait cru que les auteurs de cette persécution étaient juifs ; en 1889, M. HALÉVY essaya de démontrer qu'ils étaient ariens. (Les sources relatives à la persécution des chrétiens du Nedjrân, dans la Revue des études juives, t. XVIII, p. 16-42 et 161-178). MGR DUCHESNE réfuta cette opinion par l'examen des textes de Procope, Jacques de Sarug, Jean d'Asie, et Siméon de Beth-Arsam (même Revue, t. X, 1900, p. 220 suiv., et réponse de, HALÉVY, t. XXI, p. 73). Tous ces textes s'accordent à imputer aux juifs les massacres du Yémen. Cependant le récit de Jean d'Asie permettrait l'hésitation sur la question de la religion de Dhou-Nowas ; cette incertitude est enlevée par la lecture du manuscrit syriaque no 234 de la Bibliothèque nationale ; on y lit, fol. 226: (cf. Analecta bollandiana, t. X, 1891, p. 58-59) :

« Un roi juif régnait sur le pays des Homérites. »

Pour la valeur de I'opinion qui rejette la responsabilité du massacre en partie sur les ariens, voy. DEHAMEY dans la Revue de l'histoire des religions, t. XXVIII, p. 1442, et Anal. boll., 1894, p. 169, et L. DUCHESNES, Les Eglises séparées, Ch. VII, p. 300 suiv. Pour le texte, voy. RvsaNS Duval.. La litterature syriaque, p. 148 suiv. et p. 190-199 ; Anal. boll., t. X, 1891, p. 479 ; t. XVIII, 1899, p. 431.

On trouve la même vaillance chez sainte Eulalie (cf. PRUDENCE, Peristeph. III, v. 126-128), et chez un prêtre perse septuagénaire dont les Actes ont été publiés par ASSÉMANI, Acta Martyrum Orientalium, t. I, p. 161-210.

 

CIV

 

et on poussa pêle-mêle prêtres, clercs, moines, vierges consacrées ; quatre cent vingt-sept personnes périrent là. Le souvenir de ces horreurs dura longtemps. Mahomet, dans le Coran, parle de la fosse ardente où les

martyrs furent précipités et voue les bourreaux aux flammes de l'enfer.

L'évêque de Beth-Arsam et un écrivain anonyme, probablement l'évêque de Rosapha,nous ont conservé un épisode d'une grâce exquise. On conduisait mourir une jeune femme, et pendant la route elle donnait la main à son petit garçon, âgé de quatre ou cinq ans, qui trottinait comme il pouvait. Quand on fut arrivé et tandis qu'on garrottait sa mère, l'enfant vit Dhou-Nowas, le juif, assis sur son trône en vêtement de cérémonie ; il courut à lui et lui embrassa les genoux. Le roi l'éleva jusqu'à lui et

l'embrassa : « Dis-moi, petit, veux-tu aller avec ta mère ou rester avec moi ?

— Je vais avec maman, elle m'a dit : Viens, nous serons martyrs. J'ai dit : Maman, qu'est-ce que c'est, martyr ? elle m'a dit : C'est mourir et puis c'est vivre. — Laisse-moi aller avec maman, je vois les hommes qui partent avec elle ; et il cria : Maman, Maman 1

— Connais-tu le Christ ? dit le roi.

            — Je crois bien.

            — Comment le connais-tu ?

            — Je le voyais tous les jours à l'église quand j'allais avec maman ; veux-tu venir ? je te le montrerai.

            — Qui aimes-tu mieux, le Christ ou moi?

            — Le Christ, puisque je l'adore.

            — Et qui aimes-tu mieux, ta mère ou moi ?

*      C'est maman ; mais laisse-moi retourner avec elle.

CV

 

— Pourquoi l'as-tu laissée et m'as-tu embrassé les genoux ? Tu ne sais donc pas que je suis juif ?

            — Je croyais que tu étais chrétien, et je suis venu te

demander de laisser maman tranquille.

            — Eh bien, je suis juif; mais si tu veux demeurer avec

moi, je te donnerai des noix, des amandes et des figues.

            — Laisse-moi aller avec maman, je ne veux pas de tes

cadeaux, juif.

            — Reste ici, tu seras mon enfant à moi.

            — Non, tu sens mauvais, et maman sent bon.

            — Voyez, dit le roi à son entourage, oh ! la mauvaise racine ! »

Un des assistants dit à l'enfant : « Veux-tu que je te conduise chez la reine ?

— Non. »

Et comme il vit qu'on emmenait sa mère et qu'on la brûlait, il cria : « Je veux maman. »

Mais on le retint deforce alors le petit se jeta sur le roi et le mordit à la cuisse ; mais on le remit à un courtisan : « Emmène-le,dit le roi, élève-le et fais-en un juif !» Comme on passait près du bûcher de sa mère, il s'échappa et courut se jeter dedans, il y fut consumé (1).

Le nombre de ceux qui furent massacrés s'éleva à quatre- mille. Tous les enfants au-dessous de quinze ans,

 

1. J'ai suivi ici principalement la relation de l'évêque de Rosapha ; l'évêque de Beth-Arsam dit que l'enfant fut emmené hors de la présence du roi et épargné. Devenu grand, il vint en députation à Constantinople où Jean d'Asie le connut il s'appelait Baïsar. Du moins affirmait-on que c'était bien le même personnage, mais lui n'en convenait pas. Cf. Acta Sanct., 24 octobre, t. X d'oct., p. 740. Voir les variantes en comparant le récit que nous donnons parmi les documents.

 

CVI

 

filles ou garçons, furent donnés en qualité d'esclaves aux âmes damnées du roi. Il y en avait douze cent quatre-vingt-dix-sept.

 

CRITIQUE OFFICIELLE DES ACTES DES MARTYRS (1)

 

 

Un des reproches adressés à la critique avec le plus de persévérance est son attitude réservée à l'égard des traditions — ou de ce qu'on appelle ainsi — et des miracles. Il ne faut pas oublier toutefois qu'un grand nombre d'écrits ont joui longtemps d'une considération que nul ne songe plus à leur accorder aujourd'hui, sans doute parce que « toutes les erreurs historiques sont des traditions constantes jusqu'au jour où la critique les soumet à son contrôle (2) ». Sulpice Sévère rapporte que, dans les environs de Tours, se trouvait un lieu révéré par le peuple comme étant la sépulture de quelque martyr ; on y voyait même un autel érigé par les précédents évêques. Or saint Martin, qui, observe son biographe, ne croyait pas à la légère, non temere adhibens incertis (idem, demanda aux anciens du clergé le nom du martyr et le temps de sa mort, disant qu'iI avait besoin d'une tradition certaine pour honorer ce mort. N'obtenant pas de réponse satisfaisante, l'évêque recourut à la prière, et Dieu lui fit connaître que c'était un voleur mis à mort pour ses crimes que le peuple honorait en ce lieu par erreur, latronem... fuisse, ob scelera percussum, vulgi errore celebratum. L'évêque de Tours fit détruire l'autel et délivra le peuple de sa

 

1. Cette étude a paru sous le titre : Offizielle Kritik der Martyrer-Akten, dans Studien und Mittheilungen aus dem Benediktiner und dem Cisterzienser Orden, 2e et 3e trimestre 1903.

2. GODEFROY KURTH, dans les Archives belges, 2e année (1900),

p. 8. 9.

 

CVII

 

superstion (1). On ne peut, du reste, prendre de meilleur exemple en pareille matière que la rigueur en usage dans les tribunaux ro-mains chargés d'instruire les causes de canonisation des saints, conformément aux règles sévères formulées par un des plus savants parmi les papes, Benoît XIV (2). Il semble que l'on puisse ressaisir dès les premiers temps de l'Eglise quelque trace d'une discipline ayant rapport à l'objet de la présente recherche. Le pape saint Fabien mourut martyrisé le 20 janvier de l'année 250 (3) et fut transporté dès le lendemain dans le cimetière de Calliste, dans la chambre funéraire où reposaient plusieurs de ses prédécesseurs. La pierre qui scellait le tombeau du pape a été retrouvée brisée en quatre fragments, on y lisait ces mots (4) :

 

PSABIANOS EPI MTR

 

qu'il faut lire psabianos epi[skopos] m[ar]t[u]r. L'inscription est l'ouvrage de deux mains différentes et le titre de « martyr (5) » n'a pas été gravé aussi profondément que ce qui précède, il a dû l'étre lorsque la pierre était déjà appliquée au loculus (6) et que le lapicide a craint de faire éclater la dalle en traçant un trait trop vigoureux. Le martyre de Fabien ne pouvait cependant être contesté, et le titre paraît avoir dû lui appartenir dès l'heure de son supplice ; comment dès lors expliquer le retard apporté à le lui reconnaître publiquement, d'autant plus que cet exemple est

 

1. AMER. LEDRU, Un dénicheur de saints au IVe siècle, dans La Province du Maine, t. IX (1901), p. 157-158.

2. BENEDICTI XIV, Opus de servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione, Prati (1839), in-4°, 7 vol.

3. Fabius... fuit temporibus Maximi et Gordiani et Filippi, a cons. Maximiani et Africani (236) usque Decio II et Grato (250). Passus XII kl. Febr. C. DE SMEDT, Introductio generalis ad hist. eccl. critice tractandam, Gandavi (1876), in-8°, p. 511.

4. XIII kal. Feb. Fabiani in Callisti. RUINART, Acta sincera martyrum, in-4°, Pansus (1689), p. 692.

5. D. CABROL, Dictionn. d'archéologie et de liturgie, in-4°, Paris, 1903, au mot Ad sanctos, col. 508.

6. DE Rossi, Roma sotteranea cristiana, in-fol., Roma, 1867, t. II, pl. III n° 3 ; t. I, p. 255 ; t. III, p. 59 ; D. CABROL et D. LECLERCQ, Monumenta Ecclesiae liturgica, in-4°, Parisiis, 1902, t. I, n° 2940 et praefat., p. CXLIII.

 

CVIII

 

unique jusqu'ici. On a retrouvé l'épitaphe du pape Corneille portant ces mots (1):

 

CORNELIUS MARTYR.

EP.

Celle du martyr de saint Hyacinthe (2) :

 

DP. III. IDVS SEPTEBR. YACINTHVS MARTYR

 

Pourquoi cette mesure exceptionnelle à l'égard d'un pape ? La raison nous est probablement fournie parles circonstances dans lesquelles la mort de Fabien plaça l'Eglise de Rome. La jalousie que l'empereur Dèce portait à l'évêque des chrétiens de Rome rendait toute élection impossible (3). Dès lors la vacance du siège entraînait la suspension de certains rouages, et une simple formalité disciplinaire empêcha sans doute la proclamation solennelle du titre de martyr mérité par Fabien jusqu'à ce que son successeur, enfin installé dans la chaire apostolique, ait eu le loisir de publier l'acte juridique, la vindicatio, qui se trouva ainsi retardée de dix-huit mois ; ce ne serait qu'alors que l'on aurait pu graver le titre « officiel » de martyr sur la tombe de Fabien. Nous ne sommes pas ici, comme on pourrait être tenté de le croire, en pleine conjecture ; si nous n'avons aucun texte aussi ancien qui appuie l'interprétation qui vient d'être donnée, un siècle plus tard saint Optat de Milève rapporte qu'une matrone chrétienne de Carthage, nommée Lucilla, fut publiquement censurée par l'Eglise pour avoir baisé en communiant les reliques d'un pseudo-martyr, dont le titre n'avait pas été l'objet d'une reconnaissance juridique (4).

 

1. DE ROSSI, Roma sotteranea crist., t. I, p. 277-279, pl. IV.

2. G. MARCHI, Monumenti delle arti cristiane primitive, in-4°, Roma, 1844, t. I, p. 288 sq. Cf. DE ROSSI, Bull. di arch. crist., 1880, p. 124.

3. S. CYPRIEN, Epist.,

4. S. OPTAT, De schism. Donatist., l. I, c. XVI : Quae (mulier Lu-cilla) ante spiritualem cibum et potum, os nescio cujus martyris, si tamen martyris libare dicebatur ; et quum praeponeret calici salutari os nescio cujus hominis mortui, et si martyris, sed necdum vindicati, eorrepta, cum confusion irata discessit.

 

CIX

 

Nous avons donc lieu de croire que, de très bonne heure, au IIe siècle, sinon plus tôt, il se faisait une enquête canonique, au moins dans les cas douteux, pour attribuer à tel ou tel personnage le titre de martyr. Cette pratique a pu s'intros duire à la suite de quelques abus ; mais la part très active que les fidèles prenaient aux événements de leur Eglise suffirait à laisser penser qu'ils jouissaient de ce que j'appellerai le droit de présentation, qui s'exerçait dans l'espèce par mode d'acclamation. Un texte épigraphique de Lyon me paraît insinuer ce double fonctionnement à une époque très antique (1) :

 

FLAVIVS FLORI/////////

EX TRIBVNIS QVI VIXIT

ANNOS OCTOGINTA ET

SEPTIM MILITAVI ANNI

TRIGINTA ET NOVEM POSITV

EST AD SANCTOS ET PRO

BATVS ANNORVM DECIM

ET OCTO HIC COMMEMO

RA////////SANCTA ECCLESIA

LUCDVNENSI [A

[ID CALENDAS AVG]

 

1. A. DE BOISSIEU, Inscriptions de Lyon, in-4°, Lyon, 1846, p. 556 ; E. LE BLANT, Inscrip. chrét. de la Gaule, in-4°, Paris, 1856, t. I, n° 41. Je n'entrerai pas dans le détail d'une réfutation des interprétations différentes de celle que j'adopte. La conjonction ET (ligne 6) est d'une lecture certaine ; il faut donc. rendre compte de deux actes successifs et le deuxième étant postérieur au premier. Je ne m'explique pas au moyen de quel artifice on peut intervertir le contexte et lire : novem, et probatus annorum decem positus est ad sanctos, imaginant ainsi un catéchuménat de dix-huit années suivi d'un baptême in extremis. Je sais qu'il est difficile de rien fonder sur l'expression ad sanctos (Voy. D. CABROL,  Dictionn. d'archéol. et de liturgie, au mot Ad sanctos), et néanmoins, s'il fallait l'entendre d'une sépulture dans l'église même, ainsi que je crois pouvoir le faire d'après ces mots : « découvert en 1736 dans les ruines de Saint-Just » , je n'hésiterais pas, étant donnée la discipline générale de ce temps sur ces sortes de sépultures, à y voir un grave indice venant corroborer la preuve que je crois saisir de la présomption populaire de sainteté qui accueillit la mort du vieux tribun et introduisit son procès canonique de canonisation.

 

CIX

 

 

Flavius Flori(i) [fllius],ex tribunis, qui vixit annos octoginta et septem, militavi(t) anni (s) triginta et novem positu(s) est ad . sanctos et probants annorum decim et octo. Hic commemora-[fur] sancta (i)n e(c)clesia Lugdunensi a(nte) [primum] d(iem) calendas aug(usti) (1).

Le sens littéral de l'inscription me semble être celui-ci : Flavius... fut enterré auprès des saints, et, après une vindicatio qui dura dix-huit ans, ce saint homme fut jugé digne de recevoir la consécration officielle du titre qu'une présomption générale lui avait attribué par avance.

On voit par ces exemples qu'il peut n'être pas inutile de rappeler la position prise par l'Eglise de Rome dans les questions si souvent passionnantes de la gloire posthume des saints. Le long espace de temps sur lequel s'étend notre recherche nous permet de sortir de la critique empirique (2) et d'apercevoir l'idée générale qui dirigea cette Eglise ; c'est elle seule qui doit solliciter notre attention et justifier notre confiance.

Un grand nombre de personnes partent de cette supposition

 

1. Variantes : lign. 1. Flavius Florf. (P. COLONIA) ; Flavius Flori (LEBEUF) ; lign. 9 : in MURATORI, Thesaur., p. MDCCCLXXV, n° 1 ; — lign. 10-11, Le complément est fourni parle P. COLONIA. Notre interprétation du titulus est, au jugement du R. P. Delehaye, d'une « extraordinaire hardiesse » et d'une « invraisemblance » avérée. (Anal. boll., 1904, p. 328). Sur le R. P. Delehaye et divers membres du groupe critique dont il fait partie, voir plus haut, pages XVI-XIX.

2. FUSTEL DE COULANGES, Note inédite, dans P. GUIRAUD, Fustel de Coulanges, in-12, Paris, 1896, p. 18, note 1 : « A en croire certains esprits, il faut borner le travail à un point particulier, à une ville, à un événement, à un personnage, tout au plus à une génération d'hommes. J'appellerai cette méthode le spécialisme. Elle a ses mérites et son utilité. Elle peut réunir sur chaque point des renseignements nombreux et sûrs. Mais est-ce bien là le tout de la science ? Supposez cent spécialistes se partageant par lots le passé de la France ; croyez-vous qu'à la fin ils auront fait l'histoire de France ? J'en doute beaucoup. Il leur manquera au moins le lien des faits : or ce lien est aussi une vérité historique. Je ne sais même pas si chacun d'eux aura bien rempli sa partie, car je ne suis pas bien sûr que l'on puisse connaître exactement une génération d'hommes si l'on ne .connaît pas celle qui précède, ni même une institution si l'on n'a pas étudié l'institution dont elle découle. »

 

CXI

 

erronée que l'existence ou le culte d'un martyr dépend nécessairement de l'authenticité de ses Actes. C'est une idée fausse, et dont il faut se défaire, que la question de l'authenticité d'un texte hagiographique peut avoir une portée dogmatique ; le fait historique lui-même de l'existence du martyr n'est pas lié à l'authencitité de ses Actes. Le décret, dit de Gélase, promulgué par un pape, prouve que, dans l'antiquité, on traitait à Rome les Actes des martyrs avec beaucoup de liberté et de critique. Pour-

quoi cela serait-il peu catholique à l'heure actuelle ? (1) » Ce décret était parfaitement oublié jusqu'au moment où Rossi, entravé dans ses recherches et suspecté dans son orthodoxie à Cause du dédain qu'il témoignait aux Actes des martyrs romains, se décida à venir en donner lecture à Pie IX (2). Le voici en propres termes : « Quoique personne ne puisse établir un autre fondement que celui qui existe, qui est Jésus-Christ, cependant ad aedificationem, la sainte Eglise romaine n'interdit pas de recevoir les écrits qui suivent après ceux de l'Ancien et du Nouveau Testament que nous venons d'énumérer » (Suivent les titres de dix-huit ouvrages ; on lit ensuite) : Item, les gestes des saints martyrs qui éblouissent par les nombreuses souffrances des tortures et les merveilleux triomphes des confessions. Qui petit douter parmi les catholiques qu'ils aient

 

1. A. EHBHARD, Die altchristliche Literatur und ihre Erforschung von 1884-1900. — Erste Absteilung. — Die Vorcaenische Literatur (1900), p. 539-592, cité dans Analecta bollandiana, t. XX, 1901, p.

210.

2. DESJARDINS, Second rapport de M. D... à S. Exc. M. le Ministre

de l'Instruction publique et des Cultes, sur une mission scientifique en Italie. — Ch. II, Les Catacombes, dans Revue des Sociétés savantes, t. IV, 1858, p. 212. « Le premier principe de sa méthode [à M. de ROSSI] a été de se montrer d'une excessive sévérité dans le choix des instruments à consulter. Il a écarté avec soin tout ce qui ne lui inspirait pas une confiance absolue et il a commencé par mettre à l'index de la sciencé les Actes des martyrs considérés jusqu'à présent comme le meilleur ou plutôt le seul guide des catacombes, et il a pu fort heureusement justifier, vis-à-vis du gouvernement pontifical, la proscription qu'il faisait de ce recueil en mettant sous les yeux du Saint-Père une bulle du pape Gélase qui, considérant les Actes des martyrs comme apoelyphes, en défendait la lecture dans les églises. »

 

CXII

 

grandement souffert dans les combats et qu'ils n'aient tout en-duré non par leurs propres forces, mais à l'aide de la grâce divine ? Cependant, et pour se conformer sur ce point à la coutume ancienne et à la rare prudence, on ne les lit pas dans la sainte Eglise romaine, parce qu'on ignore les noms de ceux qui les ont redigés et parce qu'on y lit des choses étrangères ou peu convenables à ce genre d'écrits, que les infidèles ou les particuliers [les ignorants ?] y ont introduites Par exemple, les passions de Cyricus et de Julitte, celle de Georges et d'autres encore de même genre composées par des hérétiques. Pour cette raison, et afin de ne fournir aucun prétexte au sarcasme, on ne lit pas [les Actes] dans l'Eglise romaine. Quant à nous, nous vénérons en toute dévotion, en union avec la sus-dite Eglise, tous les martyrs et leurs glorieux combats qui sont mieux connus de Dieu que des hommes (1). »

 

1. E. PRENSCHEN, Analecta. Kurzere Texte zur Geschichte der alten Kirche und des Kanons, in-8°, Leipzig, 1893, p. 151: Notitia scripturarum seu librorum canonicorum., V. 16, Item gesta sanctorum martyrum, qui multiplicibus tormentorum cruciatibus et mirabilibus confessionum triumphis inradiant. Quis catholicorum dubitet, majora eos in agonibus fuisse perpessos nec suis viribus sed Dei gratiae adjutorio universa tolerasse ? Tamen ideo secundum antiquam consuetudinem et singularem cautelam in sancta Romana Ecclesia non leguntur, quia et eorum, qui conscripsere, nomina ignorantur et ab infidelibus vel idiotis superflua aut minus apta, quam rei ordo fuerit, inserta leguntur. Sicut cujusdam Cyri etJulittae, sicut Georgii aliorumque eiusmodipassiones ab haereticis perhibentur compositae. Propter quod dictum est, ne vel levis ad subsannandum oriretur occasio : in sancta Romana Ecclesia non leguntur. Nos tamen cum praedicta Ecclesia omnes martyres et eorum gloriosos agones, qui Deo magis quant hominibus noti sunt omni devotione veneramus. Cf. C. A. Credner, Zur Geschichte des Kanons, in-8°. Halle. 1847, p. 149-290 ; A. Thiel, De decretali Gelasii, etc., in-8°, Brupsbergae, 1866 ; J. Friedrich, Zwei unedierte Konzilien aus derMerowingerzeit mit einem Anhang über das Decretum Gelasii, dans Sitzungsberichte der Königl. Akad. z. München, 1867, philosoph.-histor. Klasse. A. Roux, Le pape S. Gélase 1er. Etude sur sa vie et ses écrits, in-8°, Paris, 1880 ; J. Friedrich, Ueber die Unechtheit der Decretale de recip. et non recip. libr. des Papts. Gel. I. dans Sitzungsb. d. Königl. Akad. z. München, 1888, philos.-histor. Klasse, p. 54-86 ; Th. Zahn, Geschichte des N. Testamentlichen Kanons, II, in-8°, Erlangen, 1890, p. 259-267.

 

Un autre document romain, antérieur de peu d'années à celui que nous venons de citer, en confirme les dispositions ; c'est une lettre du pape saint Grégoire Ier adressée au patriarche d'Alexandrie Eulogius au mois de juillet de l'année 598, aux termes de laquelle il ressort que non seulement la lecture, mais l'existence des passions était ignorée, ou peu s'en faut, à Rome à la fin du vie siècle : « Si j'excepte, écrit le pape, ce que les livres d'Eusèbe contiennent au sujet des gestes des saints martyrs, il n'y a rien d'autre, à ma connaissance, sur cette histoire, dans les archives ni dans les bibliothèques de la ville de Rome, qu'un seul volume qui contient peu de chose (1). » Quoique la rédaction du décret du pseudo-Gélase soit postérieure au pontificat de Grégoire Ier, on est fondé à croire que la discipline qu'il révèle est assez ancienne ; elle se maintint pendant plusieurs siècles, et ce ne fut qu'assez tard, lors de la constitution de l'office de matines, qu'on donna, à Rome, aux Gesta martyrum une place parmi les lectures. Il se peut que nous ayons une allusion à cette innovation dans une phrase du pape Hadrien : « Les saints canons, dit-il, ont fait assez d'estime de passions des martyrs pour en permettre la lecture à l'Eglise au jour de la célébration des anniversaires (2). » Les saints canons mentionnés ici sont ceux de l'Eglise d'Afrique introduits au vie siècle par Denys le Petit dans son Codex cano num dont on faisait encore usage à Rome au temps du pape Hadrien.

Les plus anciens témoignages que nous possédions du culte des martyrs se bornent à en rappeler la célébration : le premier détail liturgique nettement circonstancié que nous rencontrions nous est fourni par la passion de saint Pione, martyr df Smyrne, en l'année 250. Nous y lisons que le vieux prêtre fut arrêté le jour même où il célébrait l'anniversaire du martyre de saint Polycarpe ; or la veille de cette fête avait été célébrée par

 

1. S. Grégoire Ier, Epist., 1. II, epist. I, édit. Monum. Germaniae; JAFFÉ, Regesta pontificum Romanorum ab condita Ecclesia ad annum post Christum natum MDXCVIII, in-4°, Lipsiae, 1885, n° 1517 ; A. DUFOURCQ, Etude sur les Gesta martyrum romains, in-8°, Paris , 1900, p. 78 sq.

2. Epist. ad Carolum magnum ; P. L., t. XCVIII, col. 1284.

 

CXIV

 

un jeûne, mais rien n'indique l'usage d'une vigile avec l'office et les lectures propres à la fête du martyr (1). A Rome, on célébrait avec solennité au ive siècle la fête de saint Hippolyte, et Prudence, qui l'a longuement décrite, ne parle en aucune manière de la vigile (2). On pourrait donc être tenté de croire que la proscription des Actes des martyrs parmi les lectures liturgiques, à Rome, ne visait que la solennité de la messe, si un écrivain du ve siècle, l'auteur du De haeresi praedestinatorum, ne nous parlait de la célébration des vigiles des martyrs ; il rapporte en effet que la basilique des saints Processus et Martinien, située au 2e mille de la voie Aurélienne, fut retirée à le secte des Tertullianistes qui y avaient installé leur culte (392-394) et désormais, ajoute l'anonyme, la célébration des vigiles des martyrs put y être reprise : Martyrum suorum Deus excubias catholicæ festivitati restituit (3). Cette installation date au plus tard du pontificat d'Innocent Ier, Un autre texte, tout romain, ne laisse plus de doute sur la célébration de la vigile des fêtes des martyrs. Nous lisons dans la vie latine de sainte Mélanie que ses parents s'opposèrent à ce qu'elle allât assister à la vigile en l'honneur de saint Laurent dans la basilique de ce saint (4), Nous avons une preuve directe de l'introduction des passions martyrum dans les lectures de l'office de nuit, mais ce n'est guère avant le vicie siècle, ce qui s'accorde assez avec Ies paroles du pape Hadrien que nous avons citées. « A la fin du manuscrit Parisinus 3836, du vraie siècle, en écriture minuscule, on trouve un Ordo canonis decantandi in ecclesia sancti Petri, où, après

 

1 Passio S.Pionii, 2, dans RUINART, Acta sincera, in-4°, Parisiis,1689, p. 124. Cf. L. Duchesne, Origines du culte chrétien, in-8° Paris, 1898, p. 272 sq.

2. PRUDENCE, Peristephanon, hymne XI, vers 153 sq.

3. De haeresi praedestinatorum, dans P. L., t. LIII, col. 617. Excubiae est synonyme de vigiliae.

4. Vita sanctae Melaniae junioris, dans Analecta bollandiana, 1889, p. 23 : Occasio evenit ut et dies solemnis et commemoratio beati martyris Laurentii ageretur. Beatissima... desiderabat ire in sancti martyris basilicam et pervigilem celebrare noctem ; sed non permittitur a pareittibus eo quod nimis tenera et delicati corporis hunc laborem vigiliarum ferre non posset.

 

CXV

 

avoir indiqué la distribution de l'Ecriture sainte entre les di-verses parties de l'année liturgique, on ajoute [qu'on lit les homélies dans l'ordre prescrit, les passions des martyrs et les vies des Pères catholiques] : tractatus prout ordo poscit, passions (1) martyrum et vitae (2) Patrum catholicorum leguntur. Cet ordo est d'une autre écriture que celle de la collection canonique qui remplit tout le manuscrit, mais il a été écrit comme le reste au VIIIe siècle (3). » Il n'est pas superflu de faire remarquer que le document liturgique le plus voisin de l'usage romain au VIe siècle, l'ordo psallendi, réglé par saint Benoît pour ses monastères, est fréquemment coupé de lectures dont quelques-unes peuvent, selon la saison de l'année, être assez prolongées ; nulle part l'on ne voit apparaître la lecture des Actes des martyrs. « Aux vigiles de la nuit, on lira les livres de l'Ancien et du Nouveau Testa-ment, les commentaires qu'en ont donnés les Pères les plus célèbres et d'une orthodoxie assurée (4). »

La lecture des Actes ne rencontrait pas dans les divers usages liturgiques un semblable traitement. En Afrique (5), en Gaule (6), à Milan (7), la lecture des Actes des martyrs avait sa place marquée à la messe, et cette circonstance nous a valu la

 

1. Ms.: passionis.

2. Ms. : vite.

3. Liber Pontificalis, édit. DUCHESNE, in-4°, Paris, 1884, Introd.,

p. CI, note 2.

4. Regula S. Benedicti, c. IX. Ajouter que parmi les lectures suggérées par saint Benoît à ceux qui se hâtent d'atteindre la perfection, il recommande les livres de l'Ecriture, les écrits des Pères, les conférences de Cassien, ses Institutions, les Vitae Patrum et les Regulae de saint Basile, nulle mention de la lecture des Actes, ch. LXXIII.

5. J. HARDOUIN, Concilia, in-fol., Parisiis, 1715, p. 886 ; MANSI, Concil. ampliss. coll., t. III, col. 924, canon XXXVI.

6. MABILLON, De liturgie gallicana libri tres, in-4°, Lutetiae, 1685, 1. I, c. V, 7, p. 39, 159 ; MARTÈNE, Thesaurus nov. anecd., t. V, p. 92 ; P. L., t. LXXII, col. 89. Cf. GRÉGOIRE DE TOURS, Liber de gloria martyrum, édit. B. KRUSCH, dans Monumenta Germaniae, — Script. rer. meroving., t. I, p. 545, n. 34 ; De virtutib. S. Martini, ibid., p. 626, n. 49.

7. Paléographie musicale, in-4°, Solesmes, 1897, t. V, p. 188. Cf.

CABROL, Les origines de la messe et le canon romain, dans Revue du Clergé français, 15 août et 1er septembre 1900.

 

CXVI

 

conservation de quelques pièces sans la moindre altération (1). La rapide et totale disparition de l'Eglise d'Afrique ne laissa subsister aucun monument technique de la liturgie dans ce pays, du moins jusqu'à ce jour n'a-t-on pas pu en découvrir ; ce que nous apprennent les textes rapprochés et confrontés est relativement peu important sur le point spécial que nous traitons ici (2). Un canon de concile tenu à Hippone ajoute à la liste des livres d'Ecriture sainte pouvant être lus dans l'église à titre d'écriture canonique les Actes des martyrs : liceat etiam legi passiones martyrum cum anniversarii dies eorum celebrantur (3). Si la réforme liturgique introduite en Gaule sous Charlemagne amena la disparition de l'ancien usage gallican (4), nous pouvons cependant nous faire une idée moins sommaire de la pratique liturgique en ce qui concerne la lecture des Actes des martyrs. Le manuscrit n° 9427 de la Bibliothèque nationale, lectionnaire mérovingien du VIIe siècle (5), livre purement gallican sans aucun mélange d'éléments romains, et qui paraît avoir été à l'usage de l'Eglise de Paris (6), contient du folio 32 v° au folio. 72 r° un récit martyrologique que précède la rubrique suivante :

 

LEG IN VIGILIIS

EPIPHANIAE

VITA ET PASSIO

SCI AC BEATISSIMI

IVLIANI MARTVRIS

 

1. L. DUCHESNE, Sainte Salsa, vierge et martyre à Tipasa, en Algérie, dans Comptes rendus de l'Acad. des inscr., séance du 14 mars 1890, p. 116, et lecture faite le 2 avril 1890 à la réunion trimestrielle des cinq

Académies. Cf. le Monde, numéro du 4 avril 1890.; Bull. critique, 1890, p. 125.

2. S. AUGUSTIN, Sermo  273, P. L., t. XXXIII, col. 1248 sq.,1252.

3. MANSI. Concil. ampl. coll., t. III, col. 924, canon XXXVI. Pour les débris de la liturgie africaine cf. D. CABROL, Dictionn. d'archéol. et de liturgie, in-4°, Paris, 1903, t. I, au mot: Afrique.

4. HILDUIN. Ad Ludovicum Pium epistola, n° 6 ; P. L., t. CVI, col. 17.

5. L. DUCHESNE, loc. cit., p. 147, no 10.

6. G. MORIN, dans Revue bénédictine, 1893, p. 438.

 

CXVII

 

Le même manuscrit nous offre du folio 198 V° au folio 211 R° une autre pièce martyrologique :

 

LEG IN FEST SCORVM PETRI ET PAVLI

PASSIO SCORVM APOSTVLORVM

PETRI ET PAVLI

 

Celle-ci devait être lue à la messe très probablement, car elle remplace la lecture prophétique, et l'épître aux Romains la suit immédiatement. Une lettre de Sidoine Apollinaire nous fait connaître la célébration de vigiles au tombeau de saint Just, à Lyon. « Nous nous étions, dit-il, rendus au tombeau de saint Just, avant le jour, pour l'anniversaire. La foule était considérable, à tel point qu'elle ne pouvait trouver place tout entière dans la basilique, la crypte et les portiques. On célébra d'abord les vigiles : les chœurs de moines et de clercs alternaient le chant des psaumes. Les vigiles terminées, chacun alla se promener, à son gré, sans trop s'éloigner toutefois, car il fallait être de retour à tierce pour la messe solennelle. C'était un moment délicieux ; on sortait haletant de cette basilique étouffante de foule, flamboyante de lumière, et l'on se trouvait dans la campagne, dans la tiédeur d'une nuit voisine encore de l'été, mais que rafraîchissaient les frissons légers d'une aurore d'automne (1). »

A ces témoignages nous pouvons en ajouter un moins connu concernant le royaume des Burgondes. Une homélie de saint Avit de Vienne, sur papyrus, nous donne les paroles. qu'il prononça le 22 septembre :522 (?)] dans la basilique d'Agaune, le jour où fut inaugurée dans ce monastère la Laus perennis. Il débute ainsi : « On vient, en vous relisant suivant une sainte coutume le récit de leur martyre, de vous faire entendre le panégyrique de ces bienheureux guerriers dans les rangs fortunés desquels nul n'a été perdu, bien qu'aucun n'ait échappé.... » Praecunium felicis exercitus in cuius congregatione beatissima ne[mo per]it dum nullus evasit cum iniustam sanctorum martyrum mortem quasi [sort]is justifia judecarit qua bis super

 

1. SIDOINE APOLL., Epist., CVII, 9.

 

CXVIII

 

aciem dispersa mansuetam ce[ntuple]x deeimatis fructus adcriscerit et hodie in prosperum subfragante [eaten] us [e]l[iger]-entur singoli donec simul collegerentur elicti ex consu[etu-(dine)…  s]eries licte passionis exple[c(uit) (1)…

 

L'Eglise de Milan a conservé jusqu'à nos jours quelques vestiges de cet usage (2), et on y peut entendre le lecteur entonner à la messe, du haut de l'ambon auquel monteront successivement le chantre, le sous-diacre, le diacre enfin, une leçon qui n'est pas la leçon scripturaire attendue, mais la passion de quelque ancien martyr.

La liturgie mozarabe se rattachait particulièrement sur ce point à l'usage romain en excluant, quoique d'une façon moins absolue peut-être, les actes des martyrs des lectures de la messe. Il ne serait pas impossible que sur ce point et sur plusieurs autres les Eglises d'Espagne aient suivi plusieurs usages enchevêtrés tant bien que mal les uns dans les autres, comme une phrase de saint Braulion de Saragosse nous invite à le penser ; cependant, en règle générale, les actes des saints n'étaient pas lus à l'autel (3). C'est donc dans l'office canonial qu'il faut chercher à suivre les fortunes que coururent les Actes des martyrs.

Vers le milieu du vine siècle, en 741, les anniversaires des martyrs étaient encore localisés à l'endroit où étaient déposées leurs reliques, locus depositionis, ou bien, à mesure que l'insécurité des cimetières suburbains provoqua l'immigration de leurs corps dans l'intérieur de la ville (4), on célébra ces anniversaires

 

1. Oeuvres complètes de saint Avit, édit. U. CHEVALIER, in-8°, Lyon, 1900, p. 337.

2. Voyez une description en style romantique de cet usage dans Paléographie musicale, in-4°, Paris, 1897, t. V, p. 188.

3. Missale mixtam, édit. F.-A. LORENZANA (Romae, 1745), p. 374, note. Cf. Braulio Caesaraugustanus, Vita S. Aemiliani, dans Kun,

Los, Acta sanct. O. S. B., saec. I, t. I, p. 205, P. L., t. LXXX, col. 701, n° 2.

4. En 648, les corps des saints Prime et Félicien sont ramenés de Nomento ; en 682, ceux de Simplicius et Faustinus sont ramenés de Porto ; en 756, l'exode fut plus nombreux à la suite du siège par Astolphe ; en 817, le 20 juillet, on ramena dans la ville 2300 corps des catacombes ; c'étaient, paraît-il, tous corps de martyrs. DE ROSSI, Roma sotterr., t. I, p. 721

 

anniversaires dans les églises titulaires de ces martyrs, locus tituli. Nous ne savons guère en quoi consistaient les anniversaires des martyrs pendant la période qui précéda immédiatement le siège de 756 et la translation des corps les plus illustres dans l'intérieur de la ville. Le Liber Pontificalis nous apprend que sous Grégoire III (731-741) ces anniversaires se célébraient encore par des vigiles dans les catacombes : Disposuit ut in cimiteriis circumquaque positis Romae in die nataliciorum eorum luminaria ad uigilias faciendum... deportentur (1). S'il faut juger de la composition de ces vigiles par celle d'un office en l'honneur des saints dont on célébrait l'anniversaire chaque jour dans un oratoire de la basilique de Saint-Pierre après le chant de vêpres devant l'autel de la confession, il faudra réduire ces vigiles à assez peu de chose, puisque l'office en question, réglé par le même pape Grégoire III, dont nous venons de parler, consistait dans le chant de trois psaumes suivis d'une leçon tirée de l'Evangile et d'une collecte en l'honneur des saints dont on célébre en ce jour l'anniversaire (2). On ne voit dans tout cela aucune mention des actes sur lesquels semble peser le discrédit qui les avait frappés à Rome depuis des siècles. Mgr Duchesne estime que l'institution de Grégoire III ne s'est pas soutenue. Mgr Batiffol juge qu'elle s'est promptement étendue à toutes les basiliques urbaines. Il y a ici un document quelconque qui nous fait défaut et qu'il semble périlleux de reconstruire ou plutôt de créer de toutes pièces en l'absence de tout élément historique. L'office composé par Grégoire III pour l'oratoire de Saint-Pierre offre-t-il quelque ressemblance avec ce qui se faisait aux vigiles des catacombes ? marque-t-il un acheminement vers un type plus compliqué que nous allons voir en usage dans le dernier quart du vine siècle ? aucun texte ne nous permet de le dire. Ce qui est incontestable, c'est que l'ostracisme qui écartait des lectures liturgiques àRome les Actes des martyrs avait pris fin à une époque que nous n'avons aucun moyen de préciser ; toutefois ces lectures étaient, semble-t-il, plutôt tolérées que permises.

 

1. Liber pontificalis, édit. Duchesne, 1884, t. I, p. 421.

2. Ibid., t. I, p. 422.

 

CXIX

 

L'ordo de la Vallicellane nous apprend que sous le pontificat du pape Hadrien (772-795) les Actes des martyrs passèrent de l'église où se célébrait le culte du martyr dans l'office que l'on faisait à Saint-Pierre en l'honneur de ce même martyr : Passiones sanctorum vel gesta ipsorum usque Adriani tempora tantummodo ibi legebantur ubi ecclesia ipsius sancti vel titulus erat : ipse vero a tempore suo rennuere jussit et in ecclesia sancti Petri legendas esse constituit (1). Cette innovation marquait l'introduction définitive et envahissante du sanctoral comme partie intégrante de l'office canonial romain à l'époque où l'engouement des évêques franks et l'immixtion de Pépin et de Charlemagne substituaient aux vénérables rites des Eglises gallicanes les rites romains, non moins respectables assurément, mais auxquels on n'avait pas peut-être de bien solides raisons de sacrifier des usages éprouvés depuis cinq siècles, agréés par les papes, aimés par le peuple, et qui avaient suffi à la conversion des barbares, à la sanctification des fidèles et à l'élévation de la Gaule au premier rang parmi les nations chrétiennes. La place faite à l'office sanctoral fut d'abord assez écourtée ; loin de se substituer l'office dominical ou férial, il s'y ajoutait, c'est-à-dire qu'on exécutait l'office du temps et ensuite l'office du saint, de même qu'aujourd'hui nous ajouterions l'office des morts à l'office du jour (2). Ce régime dura peu de temps ; l'office des saints se fondit vite dans le grand office quotidien, à l'époque d'Amalaire l'opération était achevée. L'ordo de la Vallicellane distingue dès lors deux degrés dans les fêtes des saints : les fêtes mineures et les fêtes majeures. Celles-ci étaient conçues

 

1. Cod. Vallicell. D. S. (Xe-XIe siècle). Ce ms. publié par Toaamssx, Opera, t. IV, p. 321-327, peut représenter une rédaction des dernières années du mue siècle d'un ordo romain adapté aux coutumes d'une église cathédrale non encore identifiée. L'ordo anonyme, publié par M. GERBERT, Monum. vet. liturg. alemanicae, in-4°, Saint-Blasien, 1779, t. II, p. 181, et par BATIFFOL, loc. cit., p. 339, devait être à l'usage des monastères basilicaux du vine siècle ; on n'y parle que de sancti principales, ce qui implique au moins une autre catégorie, et revient à la musique de l'ordo de la Vallicellane qui distingue les fêtes majeures des fêtes mineures.

2. BATIFFOL, Hist. du bréviaire romain, in-12, Paris, 1893, p. 121.

 

CXXI

 

sur le plan des offices de Noël, de l'Epiphanie, de l'Ascension, avec leurs neuf psaumes, leurs neuf leçons et autant de répons (1). Ces neuf leçons étaient empruntées aux actes du saint ; mais une critique inégale avait présidé à leur choix. « L'office des saints Pierre et Paul, dit un érudit (2), appartenait à la basilique de Saint-Pierre. Ici point de trace de textes légendaires : les leçons étaient empruntées aux Actes des apôtres et aux Pères les plus classiques, saint Augustin, saint Léon, saint Jérôme (3). Les antiennes et les répons étaient des centons scripturaires ou s'inspiraient de très près de l'Ecriture. Au choix sévère du texte de cette littérature liturgique, on reconnaît l'école à qui nous devons le texte du responsoral du temps. Il n'y avait qu'un répons de l'office du 29 juin qui ne fût point biblique, et il est comme la marque même de la basilique Vaticane, pour laquelle il avait été composé : c'est le répons Qui regni claves, qui reproduisait le texte de l'inscription métrique gravée, par le pape Simplicius, (468-483), au-dessus de l'entrée de la basilique (4). Ce même répons avait pour verset un beau distique qui se lisait au vue siècle dans la basilique de Saint-Pierre, in icona sancti Petri.

« L'office des saints apôtres Pierre et Paul était, avec l'office de saint Jean-Baptiste, un des rares offices sanctoraux qui fussent fidèles à l'austère tradition de l'office du temps. Les autres offices propres avaient sacrifié au goût de la légende et de la littérature légendaire. Les antiennes et les répons de l'office de saint André étaient empruntés à ces Acta Andreae que pourtant le catalogue gélasien des livres apocryphes avait rigoureusement condamnés ; et l'on chantait, dés le vaste siècle, le répons O bona crux, qui est, au demeurant, une admirable chose, sans plus reconnaître le gnosticisme que les théologiens y ont signalé de nos jours.

« Les Actes de saint Laurent avaient fourni le texte des antiennes et des répons de son office. De même pour sainte Cécile, pour

 

1. P. BATIFFOL, loc. cit., p. 137 suiv.

2. Ordo Vaticanus, dans TOMMASI, Opera, t. IV, p. 319-320.

3. DE ROSSI, Inscriptiones christianae Urbis Romae saec. VII antiquiores. (Romae, 1888, in-fol), t. II, p. 55.

4. Id., ibid. , p. 254.

 

CXXII

 

saint-Sébastien, pour sainte Agnès, pour saints Jean et Paul, et bien d'autres, sans oublier saint Martin. Plus heureuse, la vierge Marie avait trouvé à Sainte-Marie-Majeure une presque aussi sévère école que les Apôtres à Saint-Pierre, Les mauvais textes n'eussent pas manqué à des fêtes comme celles de la Vierge : les cantilénistes romains voulurent ne demander qu'à la sainte Ecriture le thème des louanges de Marie.

« On ne s'étendra pas davantage sur le sanctoral romain de la fin du vite siècle. Mais ce qui vient d'en être dit suffit à montrer comment, non seulement l'office sanctoral, accession tardive à l'office canonique des basiliques, n'avait pu s'y faire sa place qu'en restreignant et en mutilant ce vieil office, mais encore comment il avait consacré l'introduction dans le style liturgique d'éléments littéraires sensiblement moins purs. »

L'office romain ne subit pas de modifications sensibles jusqu'à la fin du XIIe siècle (1). Vers cette époque (1161-1165), un charmant écrivain, Jean Beleth, écrivit un traité liturgique qu'il intitula le Rationale, et qu'il data de Paris : apud nostram Lutetiam. Il nous y apprend que Ies clercs de son temps étaient fort paresseux : « Hélas ! dit-il, la raison d'être du culte divin est à ce point perdue de vue, que les écoliers se lèvent aujourd'hui de meilleure heure que les ministres de l'Eglise, et que les passereaux chantent plus tôt que les prêtres, tant la charité s'est refroidie dans le coeur des hommes. » La conséquence de ce relâchement fut qu'on abrégea l'office ; diverses parties étaient déjà tombées petit à petit ; la réforme proposée au me siècle, que l'op-position de Grégoire VII avait rendue impossible, s'était soldée par de nouvelles coupures dans le lectionnaire dans lequel on pouvait tailler à discrétion. « Que l'on compare les homiliaires du IXe siècle, par exemple l'homiliaire de Paul Diacre, aux homiliaires du me et du XIIe siècle, et l'on verra la différence de longueur des leçons indiquées à deux siècles de distance pour une même fête. Dom S. Baeumer, dont on apprécie ici particulièrement les contributions à l'histoire du Bréviaire pour l'ampleur des recherches

 

1. P. BATIFFOL, loc. cit., p. 142. Cf. D. SUITHBERT BAEUMER, Geschichte

des Breviers (Freiburg, 1895, in-8°), p. 305 suiv.

 

CXXIII

 

qu'elles représentent, dom-Bæumer a fait sur ee point particulier d'intéressantes observations (1). Il a étudié une riche série de manuscrits des IXe, Xe, XIe, XIIe siècles, manuscrits provenant d'Allemagne, de Suisse, de Belgique, de France, lectionnaires, homiliaires, passionnaires ; et il a relevé partout les renvois, oeuvres de mains tardives et pour la plupart du XIIe siècle, qui ont pour but de déplacer l'explicit de la leçon et de la rendre plus courte. Ce fut un des points de la réforme de Cluny, au me siècle, d'essayer de rétablir les longues leçons tombées désormais en désuétude : de faire, par exemple, de l'épître aux Romains la matière de six leçons, ou de lire toute la Genèse au choeur en une semaine. Il fallait que la leçon fût assez longue pour permettre au frère, qui, une lanterne à la main, allait s'assurer si personne ne dormait dans l'église, de faire tout le tour du choeur et des bas-côtés. Mais cette coutume de Cluny était tenue pour singulière et exagérée. La coutume contraire était générale, et Jean Beleth lui donne l'autorité d'une règle quand il dit qu'il faut abréger même les passions des martyrs (2). »

Une autre évolution liturgique était proche alors qui devait donner naissance au Bréviaire de la Cour romaine. Le plus ancien témoin que nous ayons de cette réforme est un manuscrit du Mont-Cassin de l'année 1099 (3) copié pour l'usage del'abbaye, comme en témoigne le calendrier. Çe beau volume ne contient pas le texte de l'office propre du temps et de l'office propre des saints, mais nous trouverons précisément ces lacunes comblées dans un manuscrit contemporain de celui-ci, également copié au Mont-Cassin (4), à la fin du ale siècle, et qui renferme les leçons scripturaires, les leçons patristiques et les leçons hagiologiques de l'office du temps et de l'office des saints. Il n'est pas aisé d'établir les points capitaux de l'histoire de ce bréviaire qui

 

1. D. S. BAEUMER, Beiträge zur Geschichte des Breviers, dans Der

Katholik (de Mayence, 1890), t. II, p. 406-408.

2. P. BATIFFOL, loc. cit., p. 161.

3. Cod. Mazarinus, 364. Cf. A. MOLINIER. Catal. des mss. de la Biblioth. Mazarine, t. I, p. 132-3. — P. BATIFFOL loc. cit., p. 195 suiv.

4. Cod. Casinensis, 110. Cf. Bibliotheca Casinensis, t. III, pp 1-22.

 

CXXV

 

demeure inconnu pendant le XIIe siècle à Abailard, à Jean Beleth, à Sicard de Crémone, et qui apparaît à Rome sous le pontificat du pape Innocent III, au début du mie siècle (25 mai 1205), avec ce titre :... « BREVIARIA caeterosque libros, in quibus officium ecclesiasticum secundum instituta sanctae romanae Ecclesiae continentur (1)». C'est à peu près le titre que vont porter les bréviaires depuis le mue jusqu'au XVIe siècle : Breviarium de camera ou Breviarium secundum usum romace curiae. Ce furent ces livres, si bien appropriés à leur vie nomade, qu'adoptèrent les Frères Mineurs (2), en les corrigeant néanmoins à leur usage, et l'immense développement que prit l'ordre popularisa cette seconde édition du bréviaire d'Innocent III, tellement que Nicolas III (1277-1280) « fit supprimer dans les églises de Rome tous les antiphonaires et autres livres de l'ancien office, et ordonna que désormais les églises de Rome se servissent des livres et bréviaires des Frères Mineurs (3) ».

Ce qui nous intéresse exclusivement ici dans la composition de ce nouveau livre d'office, c'est le traitement fait au lectionnaire. C'est une des parties qui se sont le plus ressenties de la réforme. Les, leçons de l'Ecriture sainte ont été réduites à quelques lignes dont la brièveté laisse parfois à peine saisir le sens, les sermons et homélies ont été traités de la même manière, mais on a introduit de nouveaux auteurs, particulièrement Origène et le vénérable Bède ; quant aux légendes sanctorales, elles « ne sont plus que des résumés, sur le modèle des notices du martyrologe d'Adon ».

« Raoul de Tongres, bien justement, ne voit pas un progrès dans cette transformation du lectionnaire : il regrette les « sermones et homilias integras, passionesque sanctorum... », dont se servaient autrefois les églises de Rome. Il regrette la liberté de choisir le texte des leçons, «… et hujusmodi in copiosa multitudine », que l'ancien usage laissait à chaque choeur. Raoul de Tongres voudrait que l'Ecriture sainte constituât la lecture

 

1. POTTHAST, n° 2512.

2. RADULPHUS TUNGRENSIS, De canonum observantia, propositio 22,

dans la Maxima bibl. veterum Patrum, t. XXVI (Lyon, 1677).

3. In., ibid.

 

CXXV

 

principale aux nocturnes de l'office canonique ; que pour les livres des Pères on en revînt au canon du pape Gélase, et que le vénérable Bède. lui-même fût, en vertu de ce canon, exclu du lectionnaire. Il consent à y voir les légendes de saint André, de saint Laurent, de saint Clément, de saint Sébastien, des saints Jean et Paul, de sainte Cécile, de sainte Agathe, de sainte Agnès..., parce qu'elles appartiennent, comme leurs répons, à l'ancien usage romain (1); mais les évangiles et actes apocryphes des apôtres, condamnés par le pape Gélase, mais les actes de saint Georges, de sainte Marguerite, de sainte Barbe, de sainte Catherine a oeuvres apocryphes, méprisables et remplies de « récits incroyables », et tant de passions d'autres saints que des prêtres recueillent çà et là avec une dévotion sans discernement, ne sauraient être lus à l'office sans danger (2). »

Au XVIe siècle, une nouvelle réforme du bréviaire fut entre-prise, sur l'initiative du pape Léon X, par l'évêque de Guarda Alfiera. Le nouveau bréviaire s'annonçait comme devant être plus abrégé que le précédent, commode et purgé de toute erreur : breviarium ecclesiasticum longe brevius et facilius redditum et ab omni errore purgatum prope diem exibit. Cette tentative sombra avec tant d'autres desseins dans la catastrophe de 1527. Peu d'années plus tard paraissait le bréviaire du Cardinal Quignonez, qui signalait dans son épître dédicatoire les défauts de l'ancien bréviaire auxquels il prétendait porter remède ; il disait entre autres choses : « Les histoires des saints placées dans les leçons, sont écrites d'une manière si inculte et si négligée, qu'elles semblent n'avoir ni autorité ni gravité (3). » Plus loin, Quignonez observait que les anciennes légendes étaient en grand nombre

 

1. Voyez ce qui a été dit plus haut sur l'usage romain au temps de

saint Grégoire Ier.

2. RADULPH. loc. cit., prop. 12. Cf. P. BATIFFOL, loc. cit., p. 209

suiv.

3. Breviarium Romanum a Paulo tertio recens promulgatum…

(Paris, 1538, chez Yolande Bonhomme). Star l'influence du bréviaire de Quignonez sur le Book of common prayer, cf. F. A. GASQUET et EDM. BISHOP, Eduard VI and the book of common prayer (Londres, 1890), p. 29 suiv.

 

CXXVI

 

rédigées en style barbare et dépourvues de grâce et de noblesse, au point de provoquer le mépris et la raillerie de ceux. qui les lisaient; aussi de ce côté il n'avait rien pardonné, et désormais tout était poli, grave, fondé sur l'histoire ecclésiastique et les auteurs sûrs et sévères ; omnia sunt cultiora, graviora et ex historia ecclesiastica, et auctoribus probatis grabibusque decerpta.

Il s'en faut néanmoins que la critique du cardinal Quignonez fût irréprochable ; on voudrait que ses sources fussent moins abondantes, sauf à être moins littéraires; c'est ainsi que Platina et Mombrizo auraient pu être écartés avec avantage en ce qui touche la vie des papes et la vie des saints. Quinze années après, les pères du concile de Trente étaient saisis d'un projet d'abolition du bréviaire de Quignonez. L'auteur, Jean d'Arz,théologien espagnol, reconnaissait que « plusieurs légendes des vieux bréviaires demandaient à être réformées », mais il déplorait qu'on en eût tant rejeté sur des prétextes insuffisants, qu'on en eût conservé d'autres qui n'étaient pas mieux établies (1). Le mémoire de Jean d'Art était daté du lev août 1551, et le 8 août 1558 un rescrit du pape Paul IV décidait que le permis de réimpression du bréviaire de Quignonez était périmé. Tandis qu'il. n'était encore que Pierre Carafa, évêque de Chieti, le futur Paul IV avait manifesté vivement son mécontentement de l'ouvrage de Quignonez, qu'il déclarait « inconvenant et contraire à la forme antique (2) », et son dégoût pour le vieux bréviaire romain dans lequel il déplorait l'inélégance du style, l'intrusion d'auteurs suspects, comme Origène, et « tant de légendes indignes de foi » (3). Le travail de critique qu'il entrevoyait avait été entrepris, et le pape Clément VII, averti de ce projet, écrivait par bref à Carafe pour le féliciter d'avoir, « pour l'honneur du culte divin et de la religion, conçu le dessein de ramener l'office divin en usage dans

 

1. De nove breviario tollendo consultatio... D. J. Joannes de Arze presbyter pallantinusprofessione theologus, en manuscrit, cod. Vatican. 4878, et dans ROSKOVANY, Coelib. et Breviarium, t. V, p. 635-720. Cf. BATIFFOL, loc. cit., p. 227 ; BAEUMER, loc. cit., p. 403.

2. ROSKOVANY, loc. cit., t. XI, p. 26.

3. Lettre à Giberto (1523), dans SILOS, Historia clericorum regularium (Romae, 1650), p. 95.

 

CXXVII

 

la sainte Eglise romaine à une forme, lui semblait-il, plus décente et mieux appropriée au progrès et à la dévotion des auditeurs et des célébrants (1) ». Lorsque Paul IV monta sur le trône pontifical en 1555, il voulut, avant de donner l'approbation à ce bréviaire rédigé depuis vingt-cinq ans, le reviser une dernière fois.

Depuis qu'il s'était mis à l'oeuvre, bien des voeux avaient été exprimés dont il pouvait recueillir à Rome l'expression très vive et toute récente. En 1522, le synode de Sens enjoignait aux ordinaires de retrancher des légendes des saints au bréviaire tout ce qui s'y trouverait de « superflu » ou de peu séant à la dignité de l'Eglise. Mêmes prescriptions du synode de Cologne en 1536 (2). Le « formulaire de la réforme ecclésiastique » adopté à Augsbourg en 1548 reconnaît que, « par la faute du temps, il s'est glissé des choses ineptes, apocryphes ou peu convenables au culte sincère», et il est à souhaiter que l'on ne donnât « à réciter rien que de saint, d'authentique et de digne de l'office divin. Aux évêques il appartient de voir s'il y aurait lieu de publier quelque chose concernant les histoires des saints, dont les Eglises d'Allemagne se serviraient aux leçons des nocturnes provisoirement et jus-qu'à ce qu'un concile général eût prononcé sur la question (3). » On s'explique, devant ces réclamations générales, le soin que mit Paul IV à reviser son travail. Nous savons peu de chose de son projet. Une lettre du camérier Isachino résume ainsi les points principaux (4) : suppression des  homélies d'Origène et d'autres d'une rigueur théologique contestable ; correction dès textes des saints Pères au point de vue de la doctrine et du style; remplacement des bénédictions « ineptes et absurdes » en usage aux nocturnes, disparition des récits de martyres qui manquaient d'autorité pour n'en recevoir que de certains et d'indiscutables, etc. C'était vraiment le retour à la disposition traditionnelle de

 

1. Lettre à Carafe (21 janvier 1529), dans SILOS, loc. cit., p. 95. Cf. TUFO, Historia della religione dei Padri Cherici regolari, t. II (Roma, 1609-1616), cap. Levi, p. 8-13 ; D. S. Baeumer, loc. cit., p. 412 suiv.

2. ROSKOVANY, loc. cit., t. V, p. 211, 212.

3. ROSKOVANY, loc. cit., t. V, p. 224.

4. Lettre de Isachino (1561), dans SILOS, loc. cit., p. 98.

 

CXXVIII

 

l'office romain avec les améliorations de détail que le renouveau de la critique permettait d'introduire (1).

Ce fut en 1562 que le concile aborda la question du Bréviaire, mais il se sépara, le 4 décembre 1563, en remettant la réforme à la diligence du pape Pie IV, dont on connaissait les idées con-formes en cette matière à celles de Paul IV. Une congrégation fut aussitôt réunie, et son travail achevé et promulgué sous le pontificat de Paul V. Une lettre italienne d'un des membres de la congrégation, Leonardo Marini, donne quelques précieux détails sur la préoccupation critique des délégués du concile à l'égard des légendes des martyrs (2). « On a reproché au vieux bréviaire, écrit Marini, que de ses légendes de saints il en est qui sont apocryphes, ou scandalisantes, ou mal écrites. La congrégation est d'avis de retenir les faits les plus authentiques, en les mettant en un meilleur style, pour l'édification et le contentement des lecteurs. Elle pense aussi que bien des vies de saints qui sont au vieux bréviaire sont excellentes, empruntées qu'elles sont à des auteurs anciens ou aux Actes sincères des martyrs, et que l'on doit leur donner la préférence, tout en les revisant au double point de vue de la vérité historique et de la correction littéraire. Ce soin a été confié d'abord à Foscarari, puis à Pogiano, qui ensemble ont à revoir toutes les légendes du sanctoral (3). »

Les correcteurs introduisirent dans le lectionnaire de nombreux changements: ils supprimèrent entre autres choses les leçons de sainte Marguerite, de sainte Thécle, de saint Eustache et de sainte Ursule ; c'était quelque chose, niais c'était trop peu ; la critique allait bientôt signaler, par l'organe des cardinaux Baronus et Bellarmin et du pape Benoît XIV, de nouvelles suppressions à opérer.

Une nouvelle revision eut lieu sous Clément VIII, qui prit le nom de revision clémentine.

 

1. PIE V, bulle Quod a nobis : Totem rationem dicendi ac psallendi

horas canonicas ad pristinum morem et institutum redigendum suscepit.

2. ROSKOVANY, loc. cit., t. V, p. 576-583. Cf. D. S. BIEIIMER, loc. cit.,

p. 422-467.

3. ROSKOVANY, loc. cit., t. V, p.582, Cf. BATIFOL, loc. cit., p. 243, et Julii Pogiani epistolae et orationes (Romae, 1756), t. II, p. XL-LII.

 

CXXIX

 

L'initiative était venue du Saint-Siège, qui paraissait adopter résolument la voie de la critique scientifique. « De Rome, dit Mgr Batiffol, on avait sollicité l'avis, non point des ordinaires, mais des principaux savants ou corps savants d'Europe. Les Adnotationes criticae adressées ainsi par les théologiens de Pologne, de Savoie, d'Espagne, d'Allemagne, de Naples, de Venise, par la Sorbonne, par le doyen de la faculté de théologie de Salamanque, par d'autres encore, sans omettre Ciacconio et Bellarmin, — ces Adnotationes nous ont été conservées à la bibliothèque Vallicellane, à Rome, parmi les papiers de Baronius (1). » Le grand cardinal les compulsa et en fit son rapport au pape ; en voici un très curieux passage : « Pour ce qui est de l'exécution [du texte corrigé], on avait pensé à publier un petit livre qui contiendrait les offices nouveaux approuvés par Sixte-Quint..., et le correctorium de tout le bréviaire. Pour les offices nouveaux, dont quelques-uns n'ont pas encore été imprimés (la Conception, la Visitation, la Présentation...), ne projet aurait du bon : pour le correctorium il ne plaît pas du tout. En effet, à publier un correctorium, on découvre à toute la terre et aux ennemis de l'Eglise les nombreuses et graves erreurs que nous avons tolérées jusqu'ici dans le bréviaire : ce serait un scandale, et de plus le désaveu des auteurs du bréviaire, sans compter qu'il serait désagréable à beaucoup de faire tant de corrections à leurs bréviaires            Si l'on se décide à imprimer un bréviaire corrigé, ce que tous les hommes instruits désirent vivement et attendent impatiemment, Sa Sainteté pourrait expliquer dans une belle préface les raisons de cette nouvelle édition..., notamment qu'elle a eu pour but de couper court à la témérité de quelques-uns qui, de leur autorité privée, ont inséré dans les bréviaires des choses fausses ou incertaines, ainsi que cela est évident en ce qui concerne les leçons de saint Alexis et autres, et qu'à cette

 

1. BATIFFOL, loc. cit., p. 252. Cf. l'inventaire de ces Adnotationes dans A. BERGEL, Die Emendation des rdmisclien Breviers unter Papst Clemens VIII, dans la Zeitschrift für katholische Theologie (Innsbruck, 1884), p. 293-294. Voyez dans D.S. BAUEMER, loc. cit., p. 488 s., les Acta Congregationis pro purgando Breviario sub Gregorio XIV, d'après le Cod. Vatic. 6097, fol. 127-147.

 

CXXX

 

occasion on a corrigé quelques autres fautes dues à la négligence des typographes ou autres (1). »

Ces vigoureuses paroles ne furent cependant pas suivies d'une oeuvre critique telle qu'elles la laissaient entrevoir. La congrégation, qui comptait des savants tels que Gavanto, Bellarmin et Baronius, aborda la réforme avec iine sorte de timidité ; en ce qui touchait au lectionnaire, elle s'imposa la règle de « ne changer que ce qui ne pouvait être maintenu sans scandale » — ea sala mutaremus quae sine offensione tolerari non poterant (2). « On supprima quelques homélies ou sermons du lectionnaire pour les remplacer par d'autres, dit Mgr Batiffol ; ainsi, au 15 août on fit disparaître un sermon apocryphe de saint Athanase, pour le remplacer par un sermon de saint Jean Damascène ; ainsi, au 1er novembre, on restitua à Bède le sermon du second nocturne, que le bréviaire de Pie V attribuait à saint Augustin. On supprima des légendes sanctorales un petit nombre d'assertions que l'on jugea insoutenables, comme, dans la légende de saint Martin, le récit de la vision de saint Ambroise assistant en songe à la mort de saint Martin, récit emprunté à Grégoire de. Tours ; ou ailleurs, l'assertion que les saints Gordien et Epimaque avaient été condamnés à Rome par l'empereur Julien, etc. Mais, pour la plupart, les erreurs que l'on corrigea étaient des erreurs de simple chronologie, comme la date de la mort de saint Ambroise ou de saint Hilaire, ou du martyre des saints. Gervais et Protais, Faustin et Jovita, etc.

« Quelques corrections proposées par Baronius ne furent point adoptées, quelle qu'en fût l'opportunité. Il trouvait discutable le fait mentionné par la légende de la dédicace de Saint-Jean-de-Latran : Et imago Salvatoris in pariete depicta populo romano apparuit. On n'y toucha point. Il demandait que, dans la légende de l'apparition de saint Michel sur le mont Gargan, la mention de la consécration à Rome d'un oratoire in summo circo fût modifiée de manière à désigner l'oratoire de Saint-

 

1. BERGEL, loc. cit.. p. 295-297, cité et traduit par BATIFFOL, loc. cit., p. 253 suiv.

2. BERGEL, loc. cit., p. 297.

 

CXXXI

 

Michel in summo circula molis Hadrianae, c'est-à-dire sur la terrasse du château Saint-Ange ; la leçon ancienne a été maintenue, si obscure soit-elle. Les erreurs graves que Baronius signalait dans certaines légendes, nommément dans celle de saint Alexis, ne furent même pas soumises à l'examen de la congrégation, et la légende si controversée de ce saint est demeurée intacte. D'autres corrections qui furent adoptées étaient discutables. Exemples : Baronius fit dire à la légende de saint André que les ossements de l'apôtre ont été transportés à Constantinople sous le règne de Constance ; le bréviaire de Pie V disait Constantin, et Urbain VIII a fait judicieusement rétablir cette leçon. Dans le bréviaire de Pie V, saint Hippolyte était donné comme prêtre ; Baronius le fait qualifier d'évêque de Porto. La légende de saint Jacques le Majeur, dans le bréviaire de Pie V, disait sans insister que l'apôtre avait « parcouru l'Espagne et y avait prêché l'Evangile, puis était revenu à Jérusalem » ; Bellarmin demandait que cette assertion fût effacée du bréviaire, comme ne reposant sur aucun témoignage digne de foi. Baronius passe outre aux représentations de. Bellarmin, et fait insérer la phrase suivante : « C'est la tradition des Eglises de cette province, qu'il [Jacques] se rendit en Espagne, où il en convertit plusieurs à la foi ; sept d'entre ceux-ci furent ensuite ordonnés évêques par le bienheureux Pierre et envoyés en Espagne » ; phrase dont Urbain VIII devait supprimer le membre : « C'est la tradition des Eglises  de cette province », cédant en cela aux instantes réclamations du clergé espagnol (1) Dans le bréviaire de Pie V on admettait l'identité du Denys évêque d'Athènes et du Denys évêque de Paris ; Bellarmin voulait que l'on distinguât les deux personnages, faisant du second un évêque du temps de Dèce, ainsi que l'entendent Grégoire de Tours et Sulpice Sévère ; Baronius fait maintenir les termes adoptés sous Pie V. Baronius corrige les légendes des anciens papes, mais ce n'est que pour préciser la chronologie de leurs pontificats, si incertaine cependant.

 

1. Cod. Vallicell. G. 90, n° 38. Cf. BERGEL, loc. cit., 1 apr. 1884, p. 324, et A. CHIAPELLI, Studi di antica letteratura cristiana (Torino, 1887), p. 170.

 

CXXXII

 

« Combien de détails qui « ne pouvaient être supportés sans « offense » sont maintenus !Bellarmin n'admettait pas l'authenticité des Fausses Décrétales, et l'on sait que les Fausses Décrétales sont entrées dans la rédaction des légendes des anciens papes au bréviaire : Baronius repousse toute correction sur ce chapitre. Baronius lui-même reconnaissait le caractère apocryphe d'actes des apôtres, tels que ceux de saint Thomas ; il invoque cependant leur autorité : licet adnumerentur inter apocrypha, dit-il. Baronius reconnaissait le caractère corrompu de certains actes de martyrs : Acta sancti Donati depravata esse nulla dubitatio est ; et ailleurs, parlant de sainte Catherine : Multa eius historia habet quae veritati repugnant. Il ne croit pourtant point qu'il faille faire autre chose que les amender.

« Au total, le correctorium dressé par Baronius et adopté par la congrégation clémentine se réduisait à de minimes modifications, et bien peu en rapport même avec les prémisses énoncées par Baronius dans son projet de correction. Mais, tel qu'il était, il fixait un point de droit de grande importance, que Clément VIII a consacré implicitement en ne reproduisant point dans sa belle préface les termes si strictement prohibitifs de la bulle Quod a nobis de saint Pie V : c'est à savoir que le texte du bréviaire était un texte perfectible. Et s'il était perfectible, c'est donc qu'il renfermait, dans son économie traditionnelle et définitive, des éléments caducs et provisoires, que le temps avait révélés ou aurait à révéler (2). »

Pour répondre à de nouvelles doléances des « hommes doctes et pieux », le pape Urbain VIII institua une nouvelle congrégation pour la réforme du bréviaire, mais son attention se porta principalement sur l'hymnaire ; le lectionnaire fut à peine remanié. Le savant Gavanto, qui faisait partie de cette congrégation, dit qu'on se résolut à maintenir même les faits controversés, pour peu qu'appuyés du témoignage de quelque auteur grave, ils aient quelque probabilité d'être vrais (3).

 

1. BATIFFOL, dans le Bulletin critique, 13e année (Paris, 1892), p. 15 suiv.; son travail est reproduit par D. S. BAEUMER, loc. cit., p. 623.

2. BATIFFOL, loc. cit., p. 255-259.

3. GAVANTO, Thesaur. sacror. rituum, t. II, p. 75.

 

CXXXIII

 

On le voit, un travail continu de critique s'opérait presque sans interruption, timide parfois, comme celui de Sirleto, ou bien impétueux, comme celui de Paul IV et de Baronius, mais traversé par une sorte de lassitude pendant l'exécution du travail. Ce qui ne doit pas être omis, en regard des actes parfois moins radicaux qu'on s'y attendrait, c'est les principes critiques aussi rigoureux qu'on les doit souhaiter. Baronius écrivait donc : « L'on rend un service beaucoup plus considérable à la vérité et à l'Eglise, en ensevelissant dans le silence des choses qui ne sont pas tout à fait certaines, que lorsqu'on en avance de fausses, même parmi d'autres qui sont gaies : car il arrive que la moindre fausseté qu'un lecteur trouve dams une pièce le fait douter des autres choses les plus vraies, et il ne veut plus s'assurer de rien dès qu'il s'est vu une fois trompé par quelque mensonge (1).»

Vers le milieu du XVIIIe siècle, une nouvelle réforme faillit aboutir à une édition très profondément remaniée du bréviaire romain. L'impossibilité constatée d'obtenir le retrait du bréviaire promulgué en 1736 par l'archevêque de Paris, Charles de Vintimille, avait amené l'illustre pape Benoît XIV à combattre cette compilation janséniste sur son propre terrain, c'est-à-dire par une édition réformée du bréviaire romain. Le cardinal de Fleury y applaudissait (14 février 1741). Le cardinal de Tencin s'employait de son mieux à faire réussir l'entreprise ; il écrivait à Fleury, le 21 juillet 1741 : « Le pape a nommé une congrégation de prélats et de religieux pour travailler à la réformation du bréviaire romain (2). » Et le 25 août : « Le pape est actuellement dans de très bons principes pour la réformation du bréviaire romain, par exemple de n'admettre aucune légende douteuse (3). »

 

1. BARONIUS, Annales, t. III, p. 444. Il n'est pas sans intérêt d'avoir l'opinion de TILLEMONT, Hist. eccl., t. V, p. 188, sur la même question : « On doit bannir de l'office divin tout ce qui n'a pas une autorité ou certaine ou au moins assez bien appuyée, pour estre lu avec un respect et une piété raisonnable, et ne pas donner sujet aux hérétiques.

de se railler de notre dévotion. »

2. Tencin à Fleury (21 juill. 1741). Archives du ministère des affaires étrangères (Corr. de Rome, t. 785, f. 229).

3. Ibid. (25 août 1741). — Ibid.,f. 331.

 

CXXXIV

 

La congrégation s'était réunie pour la première fois le 14 juillet 1741. Une année après, le 15 juillet 1742, on convint de principes parmi lesquels se trouvait celui-ci, qui nous intéresse spécialement : — « 3° Ne pas éliminer les saints dont on a des acta sincera (1) » ; avant d'aller plus avant, la congrégation soumit à Benoît XIV le travail fait afin d'avoir son opinion. On a conservé une lettre très curieuse dans laquelle ce grand pape s'ouvre fort confidentiellement au cardinal de Tencin sur la réforme du bréviaire : « Nous accusons, écrit-il, la lettre de Votre Eminence du 20 may. Il y est question du projet d'un nouveau Bréviaire romain... Voici en général le plan que nous nous sommes proposé de suivre dans la composition de ce Bréviaire. La critique étant devenue si pointilleuse, et les faits que nos bons ancêtres regardoient comme indubitables étant aujourd'hui révoqués en doute, nous ne voyons d'autre moyen de nous mettre à l'abri de cette critique que celui de composer un Bréviaire dans lequel tout soit tiré de l'Ecriture sainte, laquelle, comme le sait Votre Eminence, contient beaucoup de choses sur les mystères dont l'Eglise célèbre la fête, sur les saints apôtres et sur la sainte Vierge. On suppléera par les écrits non contestés des premiers Pères ce que l'Ecriture ne fourniroit pas. Quant aux autres saints qui ont place aujourd'hui dans le Bréviaire, on se contentera d'en faire une simple commémoraison. Tout ce qu'on pourra dire, c'est que c'est là une nouveauté qui va à diminuer le culte rendu jusqu'à présent à ces saints ; et il est vrai que le retranchement des légendes fera crier ceux qui tiennent les faits qui y sont contenus pour si certains qu'ils seraient prêts à se faire martyriser pour en soutenir la vérité. Mais cette critique nous paraît bien moins importante que celle par laquelle on nous reprocheroit de faire lire au nom de l'Eglise des faits ou apocrifes ou douteux (2). »

Le volumineux dossier contenant les actes de la congrégation

 

 

1. ROSKOVANY, loc. cit., t. V, p. 586. Sur cette réforme voyez P. BATIFFOL, loc. cit., p. 276-323.

2. BENOÎT XIV au cardinal de Tencin. (7 juin 1743). Archives du ministère des affaires étrangères à Paris (Corr. de Rome, t. 792, f. 21).

 

CXXXV

 

a été conservé parmi les manuscrits de la bibliothèque Corsini, où il a été retrouvé en 1856 (1). Quelques-unes des observations des prélats romains concernant le lectionnaire nous intéressent particulièrement. La pièce connue sous le nom de lettre des prêtres d'Achaie sur la mort de saint André est remplacée par un sermon de saint Pierre Chrysologue, car cette lettre « est tenue pour fausse et supposée par les critiques modernes, ainsi que Tillemont l'a montré jusqu'à l'évidence ; et, ne fût-elle que douteuse et controversée, il y aurait sagesse à l'éliminer, et à mettre à sa place ce qui est inattaquable » — cum vero acta illa suppostitia et falsa a recentioribus criticis habeantur, ut pene ad evidentiam demonstrat Tillemontius, dubia certe quam maxime et in controversia posita sint, consultius visum est omittere, et quae inconcussae fidei sunt subrogare (2).

La légende de saint Thomas l'apôtre est supprimée comme n'étant « ni sûre en soi, ni confirmée d'ailleurs, et contestée. par les critiques » — quae illic nanan fur... certa et explorata non sunt, pluresque patiuntur difftcultates apud historiae ecclesiasticae tractatores (3) ; — on la remplace par un sermon de saint Jean Chrysostome.

La légende de saint Joachim comportant sa généalogie par saint Damascène est également supprimée, car « ce que raconte là le Damascène est tiré des apocryphes, selon le sentiment commun des érudits », — cum nonnisi ex apocryphes desumpta existiment communiter eruditi.

 

1. Acta et scripta autographe in sacra congregatione particulari a Benedicto XIV deputata pro reformatione Breviarii romani a. 1741 in tres tomes distributa et appendicem. — Codd. Corsin., n° 361, 362, 363. Cf. ROSKOVANY, loc. cit., t. V ; CHAILLOT, Analecta juris pontificii, t. XXIV (1885), p. 506 sq. ; P. BATIFFOL, loc. cit., p. 276 suiv. On trouverait dans les écrits des érudits romains une moisson de textes tout à l'honneur de leur sens critique sur la question qui nous occupe ; je ne citerai que Gaetano Marini, préfet de la Vaticane sous Pie VI : « Le supposte reliquie, le mal intese iscrizioni, i documenti apocrifi, benchè niun danno veramente arrichino alla religion, danno sempre occasione à nemini di essa si deriderla e d'insultarla. Lettera di un Giornalista ad un sue amico, in-8°, Modena, 1790, p. 13.

2. Analecta, p. 643.

3 Ibid., p. 647.

 

CXXXVI

 

La légende de saint Barthélemy n'est pas conservée, parce que, disent les Prélats, « rien de certain ne peut être affirmé de cet apôtre que ce qui est dit de lui dans l'Evangile ».

La congrégation avait, en outre, supprimé et remplacé par les leçons du commun les leçons historiques auxquelles elle donnait les notes suivantes :

 

Sainte Lucie (1)        certae et exploratae fidei non sunt.

Saints Marius, Marthe, Audifax.                 plura illis obicit Tillemontius quae difficillimum est complanare.

Sainte Agathe                                                          acta a recentiortbus inter apocrypha accensentur.

Saint Blaise                                                             quae in eius vita narrateur inepta sunt et male consuta.

Saints Tiburce , Valérien, Maxime            desumpt. ex act. Scae Caeciliae, ex-                                                                 pungend.

Saint Caius pape                                        nullius vel dubiae fidei.

Saint Clet pape                                            incerta.

Saints Alexandre, Eventius , Théodule     nihil certo      mendosa.

Saint Juvénal                                                acta erroribus plena.

Saints Gordien et Epimaque.         incerta, multis difficultatibus sive con-

troversiis subiecta.

Saint Urbain.                                    falsa vel fideiadmoduln dubiae.

Saints Basilide, Cyrin, Nabor.        apocrypha.

Saints Vit et Modeste                                 spuria et falsa in pluribus.

Saints Processus et Martinien.      acta non esse authentica.

Sainte Praxède                                            parum sincera... nulla fade digna.

Saints Abdon et Sennen                 fabulosa.

Saints Cyriaque, Large, Smaragde          depravata.

 

et d'autres encore. On remplaçait, en outre, les leçons de plusieurs martyrs et on supprimait les homélies ou sermons apocryphes du propre des saints (2).

On pourrait avec quelque raison trouver excessif tel ou tel de ces jugements, mais on ne peut méconnaître la loyauté avec laquelle la congrégation avait cherché la lumière sur les textes

 

1. Je ne cite ici que les martyrs.

2. Cf. D. GERMAIN MORIN, Les leçons apocryphes du Bréviaire romain, dans la Revue benédictine (1891), p. 270, et D. SUITBERT BAEUMER, loc. cit., p. 623 sq.

 

CXXXVII

 

qui lui étaient soumis. Il ne faut d'ailleurs tenir compte dans cette dernière tentative que des intentions, car tant de travail n'aboutit à aucun résultat positif. Le pape fut mécontent des conclusions de la congrégation, ce que voyant, il résolut de refaire lui-même la réforme du Bréviaire : « Nous nous sommes embarqués, dit-il au cardinal de Tencin, à nommer une congrégation, qui finalement nous a communiqué ses sentiments si confus, si embrouillés, si contradictoires , qu'il y a plus de travail à la corriger qu'à corriger le Bréviaire. Si Dieu pourtant nous donne vie et santé, nous ne manquerons pas de faire encore la nouvelle édition du Bréviaire corrigé (1) » ; et un mois plus tard : « Quant au Bréviaire romain, dit-il, nous avons repris la matière. Mais pour en venir à bout, il faudrait avoir plus de temps à y consacrer que nous n'en avons, étant au vrai non pas assiégé mais accablé de besogne (2) ». La pensée ne devait plus quitter le grand pape. « Il nous reste, écrivait-il en 1755, deux tâches à accomplir : l'une relative aux sacrements, dont l'administration réclame, dans l'Eglise orientale, de nouvelles règles ou de nouveaux éclaircissements; l'autre est une honnête correction du Bréviaire — l'altra è un' onesta correzione del nostro Breviario. — Nous ne récusons pas le travail, ayant déjà notre magasin rempli de matériaux — Noi non ricusiamo la fatica, avendogià il magazino pieno di materiali (3). » — Il y pensa jusqu'à ses derniers jours, préoccupé de l'accueil que feraient les critiques à son ouvrage, car, disait-il, le siècle est difficile à contenter — Il secolo presente e di contentatura difficile . Cette lettre est du 16 avril 1758 et, le 4 mai, le pape était mort. La partie historique du Bréviaire ne devait plus désormais jusqu'à nos jours provoquer aucune tentative de réforme. Cependant

 

1. BENOÎT XIV à Tencin (7 août 1748). Corr. de Rome, t. 796, f. 254.

2. BENOÎT XIV à Tencin (25 sept. 1748). Corr. de Rome, t. 796, f. 274.

3. BENOÎT XIV à Peggi (13 août 1755) ; KRAUS, Briefe Benedicts XIV, an den Canon Fr. Peggi in Bologna, in-8°, Freiburg, 1884, p. 115.

4. BENOIT XIV à Peggi (16 avril 1758) ; ibid., p. 134 Cf. les lettres à TENCIN, des 26 avril 1743 et 3 mai 1743, dans BATIFFOL., op. cit., p. 319 sq.

 

CXXXVIII

 

de temps à autre une retouche de détail est venue témoigner de la persévérante sollicitude de l'Eglise de Rome pour la valeur critique des récits qu'elle maintient à l'office canonique. Ainsi, en 1883, le pape Léon XIII corrigeait la légende de saint Silvestre (31 décembre), dont il retranchait le récit de l'apparition des apôtres saint Pierre et saint Paul et transformait en une maladie toute spirituelle la lèpre dont les anciens récits déclaraient atteint l'empereur Constantin (1). Enfin, il n'y a que peu de temps était promulgué un décret pontifical aux termes duquel, sur la proposition de S. Em. le cardinal Ferrata, le pape Léon XIII instituait une commission historico-liturgique ayant pour mission d'étudier les questions historiques se rattachant à la liturgie et à l'hagiographie (2). La commission est ainsi composée : Mgr Duchesne, membre de l'Institut, président ; Mgr Wilpert ; le R. P. Ehrlé, préfet de la bibliothèque Vaticane ; le R. P. Roberti, Dom Umberto Benigni, le Dr Mercati. A cette commission seront adjoints des correspondants de diverses nations. Ainsi qu'on le voit, la tradition se perpétue d'une correction progressive des livres liturgiques de l'Eglise, dans le but d'en écarter les affirmations historiques nettement contraires aux faits définitivement établis ou rejetés par la cri-

tique (3).

 

1. Cf. Analecta bollandiana, t. XIV, 1895, p. 351. Sur cette question voir le consciencieux ouvrage de A. Houris, La controverse de l'apostolicité des Eglises de France au XIXe siècle, in-8°, Paris, 1901, 2e édit., p. 31 sq.

2. Sacra rituum Congregatio, probante SSmo Dno nostro Leone Papa XIII, peculiarem commissionem historico-liturgicam constituit, quam constate aoluit ex sex eximiis sacerdotibus RR. DD. Aloisio Duchesne, Josepko Wilpert, Francisco Ehrle, Josepho Roberti, Humberto Benigni et Joanne Mercati. Atque insuper, annuente eodem SSmo Dno nostro, Sacra eadem Congregatio sibi facultatem reseruavit seligendi in posterum nonnullos socios consulentes qui ad opus apti videantur. Contrariis non obstantibus quibuscumque. — Die 28 nouembris 1902. — D. CARD. FHRRATs, Pro-Praef. ; D. Passa, Archiep. Laodicen., Secret. Cf. Ephemerides liturgicae, t. XVII, 1903, p. 18.

3. En présence de ces faits, on voit que l'on peut négliger les observations d'hommes comme l'abbé Davin ou l'abbé Pillet (de Lille, depuis Mgr), qui ne paraissent pas se douter de ce mouvement

 

CXXXIX

 

La nomination de cette nouvelle commission a provoqué, ainsi qu'on devait s'y attendre, plusieurs écrits dont les conclusions paraissent assez discutables (1). L'un de ces écrits constate les corrections introduites lors des revisions et des réformes sucres sives du bréviaire, mais il paraît probable qu'il ne les approuver guère, puisque tant de corrections ne tendent guère, selon lui, qu'à démontrer péremptoirement « que l'Eglise ne peut nous donner pour vrais les récits du bréviaire (2) ». La conclusion peut sembler un peu générale. A ce compte, les errata indiqués dans l'Annuaire du bureau des longitudes ne serviraient qu'à prouver que les calculs qu'il contient sont inutilisables. Hâtons-nous d'ajouter que dans la pensée de l'auteur sa remarque implique, non un grief, mais un éloge. « Les faits contenus dans le bréviaire, dit-il, peuvent être garantis par l'Eglise comme édifiants,... ils ne sont pas garantis comme vrais (3) ». Mais comment l'Eglise pourrait-elle garantir comme édifiant ce qui n'existe pas ? Quel moyen de s'édifier par un récit historique si les personnages et les événements de ce récit sont simplement imaginaires ? On pourra s'y instruire sur l'évolution de la littérature hagiographique, s'y livrer à des remarques érudites sur la formation et le développement des légendes, on ne pourra s'y édifier. Qu'on ne s'y trompe pas : à l'heure où l'Eglise introduisait ou maintenait dans la partie historique des livres liturgiques les récits dont elle garantissait alors la vertu d'édification, elle se croyait en mesure d'en garantir la véracité, et cette dernière considération apparaît évidente dans les revisions et réformes sur lesquelles nous sommes suffisamment renseignés. La formule ; « legitur ex veteribus annalibus : On lit cela dans de vieux auteurs », paraissait.

 

1. Une dissertation a paru dans un périodique fort considéré, la Revue du Clergé français, t. XXXIII, 15 février 1903, p. 587-598, sous ce titre : Bréviaire et critique, et sous la signature PAUL LEJAY. II y a lieu de prévenir la confusion que l'on pourrait introduire entre cet auteur, qui est laïc (p. 587), et son homonyme, M. PAUr. Leur prêtre et professeur à l'Institut catholique de Paris, dont la critique ne s'est jamais accommodée des imaginations exposées dans la susdite dissertation et dont nous allons parler.

2. P. LEJAY, op. cit., p. 588.

3. Ibid., p. 588.

 

CXL

 

alors une référence fort acceptable ; on n'en demandait pas plus, précisément parce qu'on se trouvait convaincu. La valeur des sources a changé, l'exigence est demeurée fondamentalement la même. La tendance critique se manifeste encore ailleurs et nous montre que c'est la mesure, mais non l'intention critique, qui a changé. Sous Clément VIII on convenait sans ambages que le bréviaire réformé contenait sans doute des erreurs ; du moins avait-on élagué toutes celles qui ne pouvaient être maintenues sans scandale : quae sine offensione tolerari non poterant ; quant aux faits douteux, on s'appuyait, pour les conserver, sur le sentiment d'un auteur grave. Evidemment le taux de l'histoire ainsi composée est assez bas, mais la préoccupation se révèle à travers ces tâtonnements vers une méthode critique qui ne viendra que plus tard. u Sans doute, convient l'auteur que nous citons, cet effort constant de l'Eglise à retoucher et à redresser, témoigne d'un sincère désir de la vérité. Il n'en est pas moins certain que cette vérité n'est pas à chercher dans le bréviaire, la vérité absolue, indiscutable (1). » S'ensuit-il que cette vérité ne puisse s'y trouver jamais et que toute revision de la partie historique des livres liturgiques soit fatalement condamnée à aboutir à des « livres contenant les faits de l'histoire religieuse, mais avec un mélange d'erreur qui leur enlève toute valeur scientifique (2) » ? Nous ne le pensons pas.

La conclusion à laquelle s'arrête l'auteur est logique : elle « est de ne toucher à rien (3) » . Les raisons qu'il en donne sont que les critiques se trompent, que la science change et qu'il faudra livrer les textes à de perpétuelles retouches. Or, le cule est un refuge permanent, un abri stable au milieu des contingences mouvantes de la vie profane. Il y a grand dommage à désorienter les âmes (4). » Prenons un cas particulier, celui de Barlaam et Josaphat 3. Il est admis par tout le monde aujourd'hui que

 

1. P. LESAY, op. cit, p. 593.

2. Ibid., p. 593.

3. Ibid., p. 594.

4. Ibid , p. 595.

5. E. Cosquin, La légende des saints Barlaam et Josaphat, dans la

Revue des Questions historiques, octobre 1880 ; Kuhn, Barlaam und Josaphat, dans Abhandl. der Kais. Bayer. Akademie. I CI. t. XX, 1893, p. 1-88. G. Paris, Poèmes et légendes du moyen âge, p. 181-215 ; Analecta bollandiana, t. XXII, p. 131.

 

 

CXLI

 

leur vie est une adaptation de la légende de Bouddha et qu'ils n'ont jamais appartenu de près ni de loin au christianisme. Pense-t-on que les âmes seront plus désorientées par la disparition de ce couple intrus que par son maintien au martyrologe? Il faudrait mal connaître le vif sentiment de loyauté qui inspire un grand nombre de chrétiens pour penser ainsi.

L'auteur constate ensuite que les leçons du bréviaire empruntées à l'Ecriture sainte pourraient bien solliciter des remaniements et qu'on serait amené logiquement à « marquer le caractère légendaire et parénétique de certains récits (1) ». Voilà une étrange confusion. S'il s'agit d'Ecriture sainte, c'est-à-dire de textes inspirés, il est manifeste que la question historique y est commandée par la question théologique, et la revision du bréviaire ne veut atteindre que les récits historiques, elle laisse à d'autres études les questions bibliques et d'inspiration. Sous prétexte d'élargir le débat, il ne faut pas en sortir. Il reste acquis que ce qui n'est pas vrai est faux, ce qu'on sait faux et qu'on présente comme vrai sans aucun avertissement est men-songe ; nous persistons à croire que l'Eglise n'est pas radicale-ment inhabile à dire la vérité sur la vie de ceux de ses enfants qui l'ont glorifiée. Il nous resterait à passer en revue plusieurs fantaisies assez plaisantes. En voici une : « Le bréviaire, nous dit-on, est une cathédrale (2). » Jamais de la vie, pas plus qu'une cathédrale n'est un bréviaire. Un bréviaire est un livre de format variable et contenant les formules euchologiques choisies et approuvées par l'Eglise pour la sanctification des clercs — puisque les fidèles n'en font plus guère usage — à qui elle en impose la récitation journalière. Une cathédrale n'est rien de tout cela, et nous ne voyons pas qu'on puisse comparer sérieusement aux paroles tirées de tous les Livres saints, aux homélies des saints Pères, aux fastes des apôtres, des martyrs, des confesseurs

 

1. Ibid., p.595.

2. Ibid., p. 595.

 

CXLII

 

et des vierges, les épures savantes, les inventions architectoniques et les grimaces des diablotins d'une cathédrale. L'auteur assure plus loin qu'une religion est surtout une tradition ; nous croyons que c'est une Vérité, du moins en ce qui concerne le christianisme.

 

Haut du document

 

 

 

 

LE MARTYRE DE VARTAN ET DE SES COMPAGNONS. EN ARMÉNIE LE 2 JUIN DE L'ANNÉE 451.

 

C'est un souvenir, digne d'être inscrit dans les fastes de l'Orient chrétien que le martyre d'un groupe de héros arméniens et de Vartan leur général. Le fait acquis à l'histoire s'est placé en plein milieu du Ve siècle et il projette une vive lumière sur la constitution féodale de l'ancienne Arménie, évoquée par une foule de noms patronymiques.

Après sa conversion au christianisme, la nation arménienne n'avait pas joui longtemps de sécurité et d'indépendance, sous le sceptre de la seconde dynastie des Archagounis ou Arsacides qui s'était éteinte en 428. Elle se trouva menacée par deux puissants voisins, les empereurs de Byzance et les rois persans de la race des Sassanides. Ceux-ci ne furent pas seulement des envahisseurs du territoire . qu'ils administrèrent par leurs gouverneurs ; ils prétendirent imposer de force en Arménie le culte du feu qui était resté dominant au centre de l'ancienne monarchie des Perses. Les habitants s'étant soulevés dans toutes les provinces, on recourut pour les soumettre à l'exil ou bien à divers supplices, qui furent exécutés partout avec la dernière cruauté.

Quoique partagées entre différentes principautés, les populations arméniennes opposèrent une vive résistance à la propagande armée du Mazdéisme. Elles subirent

 

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d'épouvantables désastres ; mais elles reprirent les armes avec énergie après les plus violentes persécutions. Cette lutte a été retracée par deux historiens qui font honneur aux lettres arméniennes dans leur âge d'or, Elisée et Lazare de Pharbe. Les forces rassemblées parles princes indigènes qui s'étaient ligués furent anéanties dans la journée du 2 juin 451 (1) ; le sanglant épisode a été retracé avec ses circonstances tragiques par les prosateurs contemporains.

Mais les chefs de l'Eglise arménienne ont mis au rang des martyrs les fidèles soldats tombés dans cette bataille décisive. Le patriarche Nersès IV a composé, vers la fin du moyen âge, des cantiques célébrant leur mémoire qui ont pris place dans l'hymne national : ce sont les deux Charagans en l'honneur « des saints Vartaniens ».

Un des traits qui distinguent le martyre des héros chrétiens, c'est leur indomptable courage devant la mort qu'ils ont subie les armes à la main. La plupart des chefs qui succombèrent dans la même rencontre avaient été appelés l'année précédente à la cour de Perse par le roi Hazguerd ou Hazdiguerd II (438-457), et ils avaient été comblés d'honneurs pour consentir à l'abjuration de la foi chrétienne. Ils eurent la faiblesse de sacrifier au feu, ou du moins ils simulèrent une sorte d'apostasie. Mais, convaincus de la fausseté des promesses de tolérance faites par le roi pour la masse de la nation, ils s'unirent à leur retour en Arménie pour la défense de leur religion, et ils levèrent des troupes pour chasser les maîtres étrangers. Ils remportèrent d'abord des avantages signalés

 

1. Quoique cette date soit généralement acceptée, M. Patkanian, dans son Essai sur la dynastie des Sassanides, cite l'Histoire universelle de Vartan qui place la bataille en 454, le 30 du mois de hrosits (trad. d'Evariste Prudhomme, extr. du Journal asiatique, 1866, p. 64).

 

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sur les armées persanes, et ils rétablirent le culte chrétien. Mais bientôt après ils furent trahis par un des plus puissants d'entre eux, Vasag, qui avait été investi de l'autorité de gouverneur général, Marzban ou « Commandant de frontière ». C'est alors que les seigneurs du pays, commandés par Vartan, formèrent rapidement une armée considérable pour repousser des forces immenses accumulées aux confins de l'Arménie. Ils succombèrent sous le nombre dans la fameuse bataille qui fut livrée dans la grande plaine d'Avarair, au sud de l'Ararat. Vartan fut frappé dans la mêlée : c'était un capitaine fort habile, que le roi Hazguerd avait naguère décoré du titre de généralissime ou commandant en chef, Sbarabied, et que l'empereur Théodose II avait nommé Stratélatès (général d'armée) ; il était un rejeton de l'ancienne famille des Mamigoniens, et il fut surnommé le « grand » par ses compatriotes. Il avait, à son retour en Arménie, publiquement abjuré le Mazdéisme, avant de prendre le commandement de troupes chrétiennes menées au combat sous la conduite de chefs nationaux, seigneurs des plus riches contrées de l'Arménie, et formant un corps de soixante mille hommes.

Des chefs arméniens se réfugièrent en petit nombre dans les gorges de montagnes qui enserrent l'Arménie de toutes parts et même jusque dans les cantons de l'empire grec. Mais le désastre fut énorme dans le groupe des meilleurs combattants : on compta parmi les morts 287 héros d'entre les princes et les gens de l'ancienne maison royale, et avec eux 749 soldats, en tout 1036 hommes.

Ce qui mit le comble au deuil de l'Arménie, ce fut la déportation des prêtres de la nation qui avaient exhorté les chefs de l'armée chrétienne à faire leur devoir. Le patriarche Joseph, l'évêque Sahag, le prêtre Léonce et leurs compagnons résistèrent aux souffrances d'une longue captivité, et leur exemple ne fit que fortifier dans la

 

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foi les nombreux Arméniens qui restèrent longtemps prisonniers en Perse. Enfin on leur infligea près de Nischa pour le dernier supplice, deux ans après l'issue fatale de la guerre, la troisième année du règne de Marcien.

L'Eglise arménienne a célébré la fête des saints martyrs de Nischapour, invoqués sous le titre collectif de saints prêtres Léontiens (1).Mais elle a conservé également un jour à la mémoire des soldats martyrs, appelés saints Vartaniens, généraux et soldats, au nombre de 1036. C'est ici l'occasion de signaler l'objection faite au culte public de ces héros arméniens par des théologiens grecs. ou d'autres nations : le P. Avédikhian y a répondu (2).

« On n'a pas déclaré saints, il est vrai, les chrétiens tombés dans les guerres de leur nation contre les infidèles : ainsi on n'a pas fait des martyrs des soldats de l'empire byzantin morts dans des campagnes contre des barbares encore païens. Mais lors de la résistance de la nation arménienne aux envahisseurs étrangers, c'était une guerre pour la foi, guerre défensive organisée et conduite par quelques chefs croyants au milieu d'une période de persécutions ouvertes. Vartan et les siens ont rendu à la religion chrétienne le témoignage qui constitue le mérite du martyre volontaire. Les circonstances fidèlement rapportées par Elisée, témoin oculaire, et ensuite par Lazare de Pharbe qui avait pu interroger les contemporains, ne laissent pas de doute sur leur attitude et sur leur sacrifice. Qu'on y ajoute l'opinion unanime des chefs de l'Eglise arménienne, depuis les pontifes du rang de Catholicos jusqu'à de simples Vartabeds d'une grande renommée de science et de sainteté, il serait difficile

 

1. Le 31 juillet. Voy. J. B. AUCHER, Vie des Saints arméniens, t. II, p. 225-277.

2. Explication, etc., p. 601-615.

 

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de contester le droit qu'avait cette Eglise orientale de glorifier des défenseurs du nom chrétien, et en particulier ceux des princes qui avaient réparé la faiblesse d'une apostasie simulée par l'effusion de leur sang. Quant à ces derniers, ils avaient reconnu et confessé publiquement leur faute, et ils en avaient sollicité le pardon de la bouche du patriarche Joseph, qui fut peu après témoin de leur mort tout à fait héroïque. Les généraux et les soldats arméniens n'ont ni abjuré leur foi, ni pris la fuite, comme ils l'auraient pu faire. » (NÈVE, loc. infr. cit.)

Le récit qu'on va lire est dû à Elisée, le Vartabed, qui, au dire des biographes, fit partie dans sa jeunesse de la milice de Vartan le Mamigonien. L' « Histoire des Vartaniens » devait, à ce que nous apprend l'auteur, se composer primitivement de sept livres ; il y ajouta un assez long supplément pour compléter l'histoire des événements qui suivirent la résistance opposée aux Perses. L'Histoire des Vartaniens à été traduite en anglais, en français, en russe, La traduction française du P. Garabed Kabaradji n'a guère que la valeur d'une paraphrase ; on a donné ici celle de V. Langlois, avec quelques corrections pour le style.

 

1. F. NÈVE, L'Arménie chrétienne et sa littérature: Louvain, 1886, in-8°, p. 203-207. — SAINT-MARTIN, Mémoires sur l'Arménie, t. I, p. 322-327, et LE BEAU, Hist. du Bas-Empire. Paris, 1821, in-8°, t. VI, livre mat, p. 293-309. — V. LANGLOIS, Collection des historiens anciens et modernes de l'Arménie. Paris, t. II (1869), p. 177-251.

 

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HISTOIRE DE VARTAN ET DE LA GUERRE DES ARMÉNIENS. ÉCRITE A LA DEMANDE DE DAVID MAMIGONIEN.

 

J'ai terminé l'ouvrage que tu m'as commandé d'écrire. Tu m'as ordonné de raconter les guerres des Arméniens, dans lesquelles le plus grand nombre combattit avec vaillance. Je les ai écrites en sept chapitres : le premier traite des époques; le deuxième, des faits accomplis par le prince de l'Orient [Sezdedjerd II, roi de Perse] ; le troisième, de l'union du clergé ; le quatrième, de la défection de ceux qui se séparèrent de l'Eglise ; le cinquième, de l'invasion des Orientaux ; le sixième, des prouesses des Arméniens dans les combats; le septième, de la longue durée de cette lutte désastreuse.

Dans ces sept chapitres, j'ai disposé et consigné avec des détails circonstanciés l'origine, la marche et la fin des événements, pour que, par une lecture assidue, tu connaisses les actes d'héroïsme des braves et la faiblesse des lâches, non point tant pour satisfaire le désir d'une âme avide de s'instruire des choses terrestres, que pour méditer sur les vues de la céleste Providence qui, dans sa prescience, fait à chacun une égale compensation d'avantages et de revers, et se manifeste visiblement, pour faire comprendre l'éternité.

Mais toi qui es profondément versé dans la connaissance des choses divines, pourquoi demandes-tu, plutôt que de te laisser demander et que tu pourrais donner

 

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meilleur que tout ce que je puis donner moi-même ? Toutefois, et autant que nous pouvons le comprendre, et avec nous tous ceux qui se sont occupés de la science, c'est de ta part une preuve d'amour pour Dieu et non d'ambition pour les choses de ce monde, comme l'ont avancé quelques historiens illustres.

La concorde engendre le bien, et la discorde, le mal. Ainsi donc, considérant la charité de ta demande, nous ne nous sommes pas laissé rebuter par notre ignorance. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que la sainteté est un secours pour la faiblesse, de même que la prière en est un pour la science, et le saint amour pour le bien public.

Nous nous résignons volontiers à cet ordre que tu nous as imposé, pour la consolation des fidèles, pour le zèle de ceux qui espèrent et pour l'encouragement des braves qui surent mourir en voyant devant eux Celui qui commande la victoire, qui ne se réjouit pas, comme un ennemi, de la défaite des autres, mais qui leur enseigne son invincible vertu. Quiconque le désire est admis par lui comme un brave champion, et, puisque le nom de cet héroïsme se multiplie, il a donné à chacun de nombreuses grâces ; nous savons que la plus grande est le saint amour qui règne dans un coeur sincère. Cette simplicité ressemble à la simplicité suprême, et, l'ayant découverte en toi, nous en avons oublié notre misère. Nous voici prenant avec toi notre essor, ainsi que les oiseaux qui planent au delà de la région orageuse, et, nourris de l'air céleste et incorruptible, nous acquérons la science, en vue du salut des âmes et de la gloire de l'Eglise toujours victorieuse. C'est ainsi que beaucoup de saints ministres remplissent leur ministère avec félicité, pour la gloire du Père de tous, en bénissant la sainte Trinité qui tressaille d'allégresse dans sa glorieuse essence.

Puisque nous avons reçu la tâche honorable que ta

 

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bienveillance nous a imposée, nous débutons par ce qui convient pour un commencement, bien qu'il nous soit pénible de raconter les malheurs de notre pays. C'est donc malgré nous et en pleurant que nous raconterons les malheurs sans nombre qui nous ont assaillis et que nous avons ressentis nous-même.

 

CHAPITRE PREMIER — LES ÉPOQUES

 

Lors de l'extinction de la race des Arsacides, la famille de Sassan le Perse s'empara de l'Arménie. Ce prince étendait son pouvoir avec la loi des mages et il avait guerroyé à différentes reprises contre ceux qui ne se soumettaient pas à leurs doctrines. Il commença ses attaques au temps du roi Arsace [III], fils de Diran [II], petit-fils de Tiridate, et il combattit jusqu'à la sixième année du règne d'Ardaschès [IV], fils de Vramschapouh (Sdalir Schabouh). Lorsqu'il eut détrôné ce prince, le pouvoir passa aux mains des satrapes arméniens, et, bien que les impôts fussent envoyés en Perse, cependant toute la cavalerie arménienne était placée, durant la guerre, sous le commandement de satrapes. Aussi le culte divin, levant librement la tête, brilla en Arménie depuis le règne du roi des rois Sapor [Schabouh] jusqu'à la seconde année du règne d'Iezdedjerd [II], (Azguerd) roi des rois, fils de Bahram [V] (Vram). Satan en fit son instrument, par le moyen duquel il lança tout son fiel, et il le remplit de son venin comme un vase de choix. Le roi commença à menacer avec colère, et, en rugissant, souleva la poussière aux quatre coins du monde ; il regarda les fidèles comme ses ennemis et ses adversaires, et, furieux, la paix troublait son repos. Avisant la discorde, assoiffé de sang, il cherchait sur qui répandre son venin et choisissait

 

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le pays qu'il pourrait cribler de ses flèches. Pour comble de folie et ainsi qu'une bête féroce, il se jeta sur le pays des Grecs et s'avança jusqu'à Nisibe (Medzpin), dévastant, saccageant plusieurs villes romaines. Il brida les églises, fit du butin, emmena des esclaves et sema l'épouvante parmi les troupes de la province.

Mais le bienheureux empereur Théodose, ami de la paix dans le Christ, ne fit pas résistance. Il envoya beaucoup d'argent par un personnage appelé Anatole( Anadol), son général en Orient. Celui-ci arrêta la marche des Perses qui avaient envahi et pris la ville impériale et remit au roi les trésors ; il en passa par toutes ses exigences et apaisa ainsi son implacable colère. Le roi rentra à Ctésiphon (Dizpou).

Lorsque ce prince indigne vit les progrès de son iniquité, il voulut l'accroître par un autre moyen, comme lorsqu'on jette du bois sur du feu. Partout où il soupçonnait, il frappait. Il détourna beaucoup de chrétiens de la sainte religion, les uns par des menaces, les autres par la prison et les tortures. Plusieurs subirent une mort affreuse, tous furent ignominieusement persécutés. Ayant vu qu'ils s'étaient dispersés de tous côtés, il manda ses conseillers. Ceux-ci étaient indissolublement attachés à l'idolâtrie; ils brûlaient d'ardeur comme une fournaise et voulaient réduire en cendre la foi de la sainte Eglise.

Ils étaient plongés dans d'horribles ténèbres et leur esprit assoupi dans leur corps ressemblait à un être. vivant enfermé dans le sépulcre, sans qu'aucun rayon de la sainte lumière du Christ vînt les éclairer. Ainsi, au moment d'expirer, les ours combattent avec rage, et les sages s'enfuient en les évitant, de même la domination de ces hommes. Quand ils sont vaincus, ils ne le sentent pas; et quand ils sont vainqueurs, ils ne le comprennent pas. Lorsqu'ils n'ont pas d'ennemi extérieur, ils se battent et font la guerre à eux-mêmes. C'est à eux que le

 

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prophète s'adresse : «L'homme affamé se traîne et dévore la moitié de lui-même ». Le Seigneur a dit aussi: « Toute maison et tout royaume divisés contre eux-mêmes ne peuvent subsister. »

Mais pourquoi tant de peines ? Pourquoi ces combats ? Pour appeler au conseil ceux qui ont égaré ton esprit, ont changé l'incorruptible en corruption et entraînent ton corps que la mort corrompra, comme un cadavre que l'on rejette loin de soi? Tu le veux ainsi pour dissimuler tes iniquités ; mais quand tes forfaits seront dévoilés, tu verras quel en sera le dénouement.

Les mages dirent: « O roi valeureux ! les dieux t'ont donné la puissance et la victoire ; ils n'ont pas besoin en retour des hommages terrestres; ils exigent seulement que tu réunisses sous une seule loi tous les peuples qui vivent dans, ton empire. Le pays des Grecs lui-même se soumettra à tes lois. C'est pourquoi, Sire, exécute promptement ton projet. Lève des troupes, rassemble des soldats, marche sur le pays des Kouschans, réunis tous les peuples, et établis-toi au delà des portes. Quand ils seront tous retenus et confinés dans des contrées reculées et inhospitalières, tes projets et ta volonté seront accomplis, et, comme nous l'apprend notre religion, tu régneras sur les Kouschans et les Grecs ne se révolteront plus contre ta puissance. Mais surtout anéantis la secte des chrétiens. »

L'avis plut au roi et aux grands qui pensaient ainsi. On rédigea un décret que des courriers portèrent dans toutes les parties de l'empire. Il était ainsi conçu :

« A toutes les nations de mon empire, aux Arik et aux Anarik, salut et bienveillance de notre part. Soyez heureux, car nous le sommes aussi à l'aide des dieux.

« Sans rien exiger de vous, nous sommes allé envahir le territoire des Grecs, et là, sans tirer l'épée, mais par l'amour et la clémence, nous avons soumis tout le pays

 

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à notre autorité. Vous, soyez heureux et dans l'allégresse, et exécutez promptement ce que nous vous ordonnons. Nous avons conçu le projet formel de nous rendre dans les contrées de l'Orient, et de reconquérir, avec l'aide des dieux, l'empire des Kouschans. Dès que vous aurez reçu ce décret, réunissez sans retard la cavalerie et venez me rejoindre dans la province d'Abar. »

Cet édit fut promulgué dans les pays des Arméniens, des Ibères (Virk), des Aghouank, des Lephin, des Dzotek, des Gortouk, des Aghdznik et dans beaucoup d'autres régions éloignées, qui anciennement n'étaient pas tenues de se rendre dans cette contrée. Dans la Grande-Arménie, on fit une levée de nobles et de fils de nobles, d'hommes libres et de personnes de sang royal, on en fit également chez les Ibères, les Aghouank, les Lephin, dans toutes les autres régions méridionales voisines du pays des Dadjik (Dadjgasdan) et du pays des Romains, des Gortouk, des Goths (Ket), des Dzotek et des Arznarz, qui tous étaient fidèles à la seule Eglise catholique et apostolique.

C'est alors qu'en pleine sécurité, ignorant les intentions perfides du roi, ces peuples se rendirent prompte-ment à son appel et quittèrent leurs territoires avec une grande joie et avec des sentiments de fidélité pour le souverain, en maintenant avec une ardeur infatigable leur valeur militaire. Ils apportèrent avec eux les Livres saints et se firent accompagner par beaucoup de religieux et de prêtres, après avoir réglé les affaires du pays, sans compter sur la vie : mais, en attendant la mort, ils recommandaient tour à tour [à Dieu] leur âme et leur corps. Mais bien que les projets du roi ne leur fussent pas connus, tous concevaient des soupçons, surtout lorsqu'ils virent la puissance des Grecs abattue devant lui alors ils s'affligèrent intérieurement et furent saisis de découragement.

 

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Cependant, en observateurs fidèles de la loi de Dieu, ils se souvinrent des paroles de Paul: « Serviteurs, obéissez à vos maîtres temporels, non pas faussement et en apparence, mais de bon coeur, comme si vous serviez Dieu et non un homme, car c'est Dieu qui vous récompensera de votre labeur. » Alors ils quittèrent docilement leur pays et, s'étant recommandés au Saint-Esprit, ils vinrent auprès du roi, accomplissant exactement ses ordres et faisant tout selon sa volonté. Mais le roi commença à mettre à exécution les avis que lui avaient suggérés les complices de sa cruauté.

Voyant l'organisation et la multitude de barbares venus volontairement renforcer son armée, le roi se montra très satisfait en présence des grands et des soldats. Il cachait au dehors ses desseins perfides, et, malgré lui, il les comblait de présents. Tout à coup il envahit les terres des Huns [établis à l'est de la mer Caspienne] et qui s'appelaient aussi Kouschans.

Il guerroya contre eux pendant deux ans et ne parvint à les soumettre. Il licencia alors les troupes et en appela d'autres pour poursuivre la campagne. De cette manière, d'une année à l'autre, il implanta cette pratique et il fit bâtir une ville pour y établir sa résidence, depuis la quatrième année de son avènement jusqu'à la onzième de son règne.

Quand le roi vit que les Grecs tenaient l'alliance qu'ils avaient conclue avec lui et que les Khaïlentourk ne faisaient plus d'invasion par le défilé de Djor, que leur pays jouissait d'une paix profonde et qu'en outre il avait réduit à l'extrémité le roi des Huns, en dévastant beaucoup de ses domaines, tandis que sa puissance avait prospéré d'autant, il en donna avis à tous les temples du feu de son empire. Il fit immoler au feu des taureaux blancs et des boucs à l'épaisse toison, et rendit plus fréquents les sacrifices de l'abomination. Il conféra des dignités et des

 

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couronnes aux mages et aux chefs des mages, et ordonna qu'on confisquât aussi les richesses et les biens des chrétiens qui se trouvaient dans le royaume de Perse.

De cette manière, le roi s'enorgueillit et s'en imposa tant à lui-même, en se croyant un être supérieur à la nature humaine, non seulement à cause de ses victoires sur la terre, mais encore parce qu'il s'imaginait appartenir à l'ordre surnaturel. Aussi il dissimulait hypocritement ses prétentions orgueilleuses ; mais, en présence des sages, il se rangeait parmi les dieux. Il se mettait en fureur contre le nom du Christ, lorsqu'il entendait qu'il avait souffert, qu'il avait été crucifié, qu'il était mort et avait été enseveli.

Dans son délire, il en parlait chaque jour, lorsqu'un des plus jeunes satrapes arméniens lui dit : « Sire, d'où as-tu appris ces détails sur le Seigneur ? » Le roi répondit : « On m'a lu les livres de votre secte. » Le jeune homme reprit : « Pourquoi, Sire, n'as-tu fait lire que jusqu'à ce point ? Fais poursuivre ta lecture et tu apprendras sa résurrection, son apparition à un grand nombre de personnes, son ascension au ciel, où il est assis à la droite du Père; la promesse d'une seconde apparition en vue d'opérer pour tous une résurrection miraculeuse et la rétribution définitive de son arrêt équitable. » A ces mots, le roi partit d'un éclat de rire et dit : « Mensonge !» Le champion du Christ répondit : « Si les souffrances corporelles te semblent croyables, crois encore davantage à sa seconde et redoutable apparition. »

Là-dessus le roi s'enflamma de colère comme le feu de la fournaise de Babylone, et ceux qui l'entouraient, et les Chaldéens furent exaspérés. Le roi fit tomber sa colère sur le bienheureux jeune homme, qui se nommait Karékin. On lui lia les pieds et les mains, on lui fit en-durer pendant deux ans de cruels supplices, et, après lui avoir enlevé sa dignité, on le livra à la mort.

 

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CHAPITRE DEUXIÈME — DES FAITS ACCOMPLIS PAR LE PRINCE DE L'ORIENT (1)

Ceux qui montrent du refroidissement pour les vertus célestes sont pusillanimes ; ils tremblent de tout, se troublent des moindres choses, tournent à tout vent ; leur vie passe comme un songe, et, au moment de la mort, ils prennent la voie de l'irréparable perdition. Comme il a été dit autrefois : « La mort qu'on ne comprend pas est bien la mort; mais la mort, qu'on comprend, c'est l'immortalité. Celui-là craint la mort qui ne la connaît pas, mais celui qui la connaît, ne la craint pas ».

Tous les maux sont entrés dans l'esprit de l'homme par l'ignorance. L'aveugle est privé des rayons du soleil et l'ignorant est privé de la vie parfaite. Il est préférable d'être privé de la vue que de la lumière de l'intelligence. De même que l'esprit est supérieur au corps, la vie de l'esprit est aussi supérieure à celle du corps. Si quelqu'un possédait en abondance des richesses terrestres et qu'il fût pauvre d'esprit, il serait bien à plaindre, comme on le voit non seulement chez les hommes vulgaires, mais encore chez celui qui est plus grand que tous les autres. Le roi qui, sur le trône, ne possède point la sagesse n'est pas digne de son rang. S'il en est ainsi des choses terrestres, il en est bien autrement des choses spirituelles. L'âme est la vie du corps, et l'esprit est le régulateur du corps et de l'âme. Ce qu'on dit d'un individu se dit aussi de tout le monde. Le roi non seulement

 

1. Iezdedjerd II, roi de Perse.

 

est responsable de lui-même, mais aussi de ceux dont il a amené la perdition. Bien qu'il ne soit point permis de médire du prince, cependant nous ne pouvons adresser des louanges à celui qui combat contre Dieu; c'est pourquoi je raconte les événements accomplis, qui, à cause de lui, frappèrent la sainte Eglise : je le fais sans plus tarder, non pas dans l'intention de murmurer; mais je romprai le silence et j'exposerai avec sincérité le résultat des événements, sans être provoqué par des opinions ou des récits brillants. J'ai été moi-même témoin de ces événements, j'ai vu, et j'ai entendu le son de sa voix qui prononçait d'insolentes paroles. De même qu'un vent déchaîné s'abat en haute mer, de même il excitait et ébranlait la multitude de ses troupes. Il étudiait et comparait toutes les religions de son empire avec le magisme, l'art de la divination, et y comprenant hypocritement le christianisme, il disait en colère : « Interrogez, examinez, observez! nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. » Et il s'empressait d'exécuter ses résolutions.

Cependant, de tous côtés, les chrétiens qui étaient à l'armée soupçonnèrent le feu caché qui devait incendier en même temps les montagnes et les vallées. Ils se réchauffèrent alors au feu inextinguible et se préparèrent courageusement aux épreuves qui les attendaient. Ils se mirent à pratiquer leur religion ostensiblement, à expliquer leur foi, à chanter à haute voix des psaumes et des cantiques spirituels. Dépouillant toute crainte, ils enseignaient ceux qui s'adressaient à eux ; le Seigneur les favorisait par des miracles et des prodiges, et même beaucoup de soldats païens malades furent guéris.

Lorsque le prince impie se sentit découvert et sa trame éventée par les fidèles, il se sentit troublé intérieurement ; son corps et son âme furent mortellement blessa. Tantôt il se tordait comme un serpent venimeux,

 

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tantôt il rugissait comme un lion en fureur, il se roulait et se terrassait dans [les combats] de ses stériles pensées et s'efforçait d'exécuter ses desseins. Sa main ne pouvant atteindre les objets de sa haine, puisqu'ils n'étaient pas rassemblés auprès de lui, il commença à favoriser le peuple au détriment des nobles, les gens méprisables plus que ceux qui avaient droit au respect, les ignorants plus que les savants, et les lâches plus que les braves. A quoi bon les énumérer ? Il élevait les indignes, abaissait les hommes de valeur, au point d'éloigner petit à petit le père du fils.

Pendant ce temps il s'acharnait principalement contre l'Arménie dont il voyait [les habitants] fort attachés à leur religion ; les familles de satrapes en particulier qui observaient fidèlement les saintes prescriptions des apôtres et des prophètes. Il en acheta quelques-uns à prix d'or, d'autres au moyen de présents il donnait aux uns des terres et de riches villages, aux autres des honneurs et un grand pouvoir, et il prodiguait les vaines promesses. De cette manière, il les excitait et les flattait sans cesse en leur disant : « Si vous confessez seulement les lois du magisme et si, de toute votre âme, vous vous convertissez de votre secte au culte de nos dieux, je relèverai votre rang et votre autorité, vous deviendrez égaux à mes satrapes bien-aimés, et vous serez ici en grand nombre. » Il s'humiliait ainsi hypocritement en présence de tous, leur parlait d'une manière affectée afin de pouvoir les tromper traîtreusement suivant les avis de ses conseillers. Il se conduisit de la sorte depuis la quatrième jusqu'à la onzième année de son règne.

Voyant l'échec de ses ruses, la conduite opposée des Arméniens et l'expansion universelle du christianisme, il se découragea, se répandit en plaintes et en gémissements. Il fut contraint de livrer son secret et ordonna « que tous les peuples et toutes les langues de l'empire

 

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abandonnent leurs fausses doctrines religieuses, viennent adorer Id Soleil et lui sacrifient comme à leur unique et seul Dieu, qu'ils rendent également un culte au feu ; Qu'ils gardent en outre les lois du magisme, afin qu'elles soient toujours observées. » Il donnait ensuite des ordres menaçants à l'armée et expédiait en toute hâte des messagers à toutes les nations lointaines en leur imposant le même commandement. Au début de la douzième année de son règne, il fit une grande, levée de troupes et entra sur le territoire [des Kouschans], dont le roi n'osa lui livrer bataille. Fuyant dans les régions les plus impénétrables du désert, il échappa avec son armée. Quant au roi [Iezdedjerd II], il. envahissait les provinces et les campagnes, prenant des châteaux et des villes, entassait les prisonniers et le butin et les expédiait dans son empire. Son plan ayant échoué, il s'obstinait et disait aux ministres du culte idolâtre : « Qu'offrirons-nous aux dieux en échange de cette grande victoire qui prouve que personne n'ose nous combattre ? »

A ce moment, mages et Chaldéens élevèrent ensemble la voix et dirent;, « Lei dieux qui te donnèrent la victoire et la domination sur tes ennemis, n'ont pas besoin de te demander des biens spirituels, mais [ils désirent] que tu détruises toutes legs sectes et que tu les convertisses à la religion de Zoroastre ». L'avis plut au roi et aux grands, surtout aux principaux ministres du culte; ils tinrent conseil, l'avis fut adopté. On fit aussitôt éloigner de la porte de la montagne [on nommait. ainsi le défilé des portes du Caucase] la nombreuse cavalerie des Arméniens, des Ibères et des Aghouank, et tous les fidèles. On donna une consigne rigoureuse aux gardiens du défilé pour qu'ils laissassent entrer ceux qui venaient de l'Orient, mais qu'ils fermassent le chemin à ceux qui se rendaient du côté de l'Occident. Lorsqu'ils furent internés dans l'enceinte fortifiée et imprenable, — et je le

 

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dis en vérité, car il n'y avait pas d'endroit pour se cacher ou pour fuir, les ennemis étant groupés à l'entour, — on les saisissait, ensuite on les torturait cruellement, et on les réduisait à une telle extrémité qu'on força beaucoup d'entre eux à renier le vrai Dieu et à adorer les éléments. Cependant les vaillants disaient : « Nous prenons à témoin le ciel et la terre que jamais nous n'avons été négligents dans le service du roi, que la lâcheté ne s'est jamais mêlée à nos actes , nous ne méritons donc aucunement ces persécutions. » Le bruit de leur plainte se fit si grand qu'il arriva jusqu'au roi qui jura et dit : « Je ne vous laisserai pas en paix tant que vous n'aurez pas accompli mes ordres. »

Or, les perfides serviteurs du roi obtinrent la permission de torturer quatre des principaux champions. Ils les rouèrent de coups en public, puis les enchaînèrent et les mirent en prison. Le roi parut pardonner à quelques-uns, en rejetant la faute sur ceux qui étaient incarcérés, et il agissait de la sorte par une inspiration de Satan.

Douze jours plus tard, il fit préparer un banquet plus somptueux que de coutume et y invita beaucoup de soldats chrétiens. Au moment de prendre place, il désigna à chacun d'eux et en grande pompe, le rang [qu'il devait occuper à table]. Il leur parla doucement et affectueuse-ment, comme autrefois, afin qu'ils mangeassent la viande immolée dont les chrétiens ne pouvaient se nourrir. Nul n'y consentit ; il insista peu et ordonna qu'on leur servît leur nourriture accoutumée ; il augmenta la gaieté du festin en faisant servir plusieurs vins. Ensuite, les ayant fait passer dans la chambre royale, on en arrêta plusieurs à qui on lia les mains derrière le dos avec des courroies et on y mit un scellé. On les garda ainsi pendant deux ou trois jours et on leur fit endurer bien d'autres châtiments infâmes que nous ne croyons pas nécessaire

 

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de raconter. Puis on en éloigna plusieurs, après les avoir dégradés, comme indignes de conserver leur rang dans la noblesse.

Après cela, on en déporta par bandes en pays lointain, dans un désert impraticable, pour y guerroyer contre les ennemis du roi ; beaucoup furent passés par les armes ; on réduisit le salaire de tous; on les faisait souffrir de la faim et de la soif, on les faisait habiter l'hiver dans des lieux très froids, et ils étaient signalés aux yeux de tous pour lâches et infâmes. Cependant, fortifiés par l'amour du Christ, ils souffraient joyeusement pour son nom et pour la sublime espérance qui est préparée aux patients observateurs de ses commandements. Plus la méchanceté se faisait cruelle, plus ils se fortifiaient dans l'amour du Christ, d'autant plus que beaucoup parmi eux avaient, dans leur jeune âge, appris les saintes Ecritures ; ils se consolaient et consolaient leurs compagnons et pratiquaient publiquement leur culte. C'est pourquoi les; païens, à qui leurs paroles semblaient agréables et consolantes, les exhortaient et les encourageaient, [en leur disant] qu'il valait mieux souffrir jusqu'à la mort que de t renier une telle religion. Mais bien que, par l'amour du Christ, ils fussent intérieurement joyeux, leur existence matérielle ne laissait pas d'être très misérable dans cet exil. De si braves soldats étaient tombés dans la plus vile condition et leur patrie gémissait asservie par un oppresseur qui, en répandant le sang, violait les lois des païens et ne croyait pas qu'il y eût au ciel un vengeur de son iniquité. Il ne tenait aucun compte du mérite personnel, et il tourmentait de préférence les satrapes arméniens dont les mères avaient nourri les frères [du roi].

Il imagina encore un autre moyen ; il envoya en Arménie un de ses fidèles serviteurs appelé Tenschapouh, afin que, porteur d'un ordre royal, il offrît les salutations du Brand roi et en simulant la douceur il fit

 

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dénombrement de toutes les possessions des Arméniens pour les exempter des tributs et diminuer le contingent de la cavalerie.

Malgré sa finesse on découvrit son dessein. Première-ment, il frappa d'un impôt la liberté de l'Eglise ; secondement, il engloba dans cette taxe les religieux des monastères ; troisièmement, il augmenta les tributs ; quatrièmement, il mit la division parmi les satrapes, jeta le trouble dans toutes les familles. Il agissait de la sorte afin de détruire l'union, disperser le clergé, chasser les moines et opprimer les agriculteurs, et 'pour que dans leur détresse, ils vinssent, malgré eux, demander un refuge auprès des mages. Le cinquième moyen fut encore plus fâcheux. L'intendant général du pays était regardé comme un père pour les chrétiens. On excita et on accumula contre lui des accusations ; on le dépouilla de sa charge, on le remplaça par un Persan comme gouverneur et par un chef des mages comme juge du pays, afin de troubler la paix de l'Eglise. Malgré la perfidie de cette conduite, personne ne molestait ouvertement l'Eglise, aussi ne fit-on pas d'opposition, bien que les tributs fussent lourds et que de ceux qui payaient cent tahégans on en exigeât le double. On mettait des impôts sur les évêques et les prêtres, non seulement des contrées prospères, mais des contrées dévastées. Qui racontera cette charge des taxes, des impôts, des tributs, des exactions sur les montagnes, les campagnes et les bois ? On ne les exigeait pas suivant la convenance royale, mais suivant la coutume des assassins. Eux-mêmes s'étonnaient que le pays pût être encore florissant après qu'on en avait tiré tous les trésors.

Voyant que rien ne lassait notre constance, on ordonna secrètement aux mages et aux chefs de mages de rédiger un édit suivant les doctrines de leur fausse religion. Le voici :

 

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« Mihr-Nersèh, gouverneur suprême de l'Iran et de l'Aniran, aux habitants de la Grande-Arménie, salut!

« Sachez que tout homme qui habite sous le ciel et ne suit pas la religion du Mazdéisme est sourd, aveugle et trompé par les dev d'Arimane. En effet, tant que les cieux et la terre n'existaient pas, le grand dieu Zérouan fit des sacrifices pendant mille ans et dit: « Si par hasard il me naît un fils du nom d'Ormizd, il créera les cieux et la terre. » Or il arriva qu'il enfanta deux fils, l'un pour avoir fait des sacrifices, l'autre pour avoir dit : Si par hasard, Il dit alors : « Je donnerai mon empire à celui qui viendra le premier. » Alors celui qui était né sous la parole du doute se présenta. Zérouan lui demanda : « Qui es-tu » Il répondit « Je suis ton fils Ormizd. » Zérouan lui répliqua « Mon fils est éclatant et répand une odeur agréable, et toi tu es ténébreux et puant. » Tout en se lamentant amèrement, il lui accorda l'empire pendant mille ans. Quand son autre fils naquit, il le nomma Ormizd, enleva la royauté à Arimane et la donna à Ormizd, en disant «Jusqu'à présent je t'ai offert des sacrifices, dorénavant c'est toi qui m'en offriras ». Alors Ormizd créa le ciel et la terré, et Arimane au contraire enfanta tous les maux; en sorte que les créatures se divisent ainsi : les anges appartiennent à Ormizd et les dev à Arimane. De même tout ce qu'il y a de bien sur la terre, c'est Ormizd qui le créa, et tout ce qui est mauvais est la création d'Arimane. Ormizd créa l'homme, et Arimane, les peines, les maladies et la mort. Toutes les misères, les malheurs, les guerres meurtrières sont l'oeuvre du créateur du mal ; mais le bonheur, la puissance, la gloire, les honneurs, la santé du corps, la beauté du visage, l'éloquence du langage et la longévité sont l'oeuvre du créateur du bien. Tout ce qui n'est pas ainsi a été produit par l'auteur du mal.

« Les hommes qui disent que c'est l'auteur de la mort

 

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et que le bien et le mal proviennent de lui, sont dans l'erreur : surtout les chrétiens qui affirment que Dieu est jaloux et que, pour une seule figue détachée d'un arbre, il a créé la mort et condamné les hommes à la subir. Une telle jalousie n'existe point entre les hommes et encore moins entre Dieu et l'homme. Donc ceux qui disent cela sont sourds et aveugles, et trompés par les dey d'Arimane. Les [chrétiens] professent encore une autre erreur ; ils disent : Dieu, qui a créé le ciel et la terre, vint au monde et naquit d'une vierge nommée Marie, dont l'époux s'appelait Joseph ; [mais la vérité est qu'il était fils de Phantour, par suite d'un commerce illicite]. Il s'en trouva beaucoup qui furent séduits par cet homme. Si le pays des Grecs [Romains], par comble d'ignorance, fut grossièrement trompé et s'éloigna de notre culte parfait, ils sont la cause de leur perte. Pourquoi partageriez-vous leur erreur? Vous devez professer la religion que suit votre maître, d'autant plus que, devant Dieu, nous devons rendre compte de vous.

« Ne croyez pas à vos supérieurs spirituels que vous nommez Nazaréens, car ils sont trompeurs. Ce qu'ils enseignent en paroles, ils le démentent en actions. Ils disent que ce n'est point péché de manger de la chair, et eux refusent d'en manger ; qu'il est permis de prendre femme, et eux ne veulent point les regarder; que celui qui amasse des trésors pèche, et ils exaltent au plus haut degré la pauvreté. Ils aiment les tribulations et méprisent la prospérité; ils dédaignent la fortune et considèrent la gloire comme le néant; ils aiment les vêtements pauvres et estiment les choses communes au-dessus des choses précieuses; ils louent la mort et méprisent la vie; ils blâment la naissance des enfants et regrettent la stérilité ; si vous les écoutez, vous ne vous approcherez plus des femmes, et la fin du monde arrivera bientôt. Je n'ai pas voulu vous décrire chaque

 

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chose en détail, quoiqu'il y ait encore bien d'autres choses qu'ils disent.

« Ce qui est encore plus grave que tout le reste, c'est qu'ils prêchent que Dieu a été crucifié par les hommes, qu'il est mort, qu'il a été enseveli et qu'ensuite il est ressuscité et monté au ciel. Ne devriez-vous pas vous-mêmes faire justice de semblables doctrines? Les dey, qui sont méchants, ne sont pas emprisonnés, ni tourmentés par les hommes; encore moins le Dieu créateur de toutes choses. C'est une honte pour vous de dire de pareilles choses, et pour nous c'est tout à fait incroyable.

« C'est pourquoi je vous soumets deux questions : ou réfutez tout ce qui est contenu dans mon édit; ou levez-vous, venez à la Porte et présentez-vous devant le tribunal suprême. »

 

Noms des évêques qui firent réponse à cet édit.

 

Joseph, évêque d'Ararot; Sahag, évêque de Daron; Melidon, évêque de Manazguerd; Eznig, évêque de Pakévand ; Sournag, évêque de Peznonni ; Dadjad, évêque de Daik ; Tatig, évêque de Pasèn ; Kasou, évêque de Douroupéran; Jérémie, évêque de Martasdan; Eulalius, évêque de Martaghi; Anania, évêque de Siounie; Mousché, évêque des Ardzrouni ; Sahag, évêque des Reschdouni ; Basile, évêque de Mog ; Kat, évêque de Variant ; Elisée, évêque des Amadouni ; Eghpaïr, évêque des Antzévatzi ; Jérémie, évêque des Abahouni.

Tous ces évêques, beaucoup de chorévêques, de vénérables prêtres de différents lieux, d'un commun accord avec le clergé et réunis ensemble à Ardaschad, avec le, consentement des grands satrapes et de tout le peuple, firent cette réponse à l'édit :

« Joseph, évêque, du consentement de tous les fidèles, des plus grands aux plus petits, à Mihr-Nersèh, grand

 

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intendant des Arik et des Anarik, ami sincère de la paix ; salut à toi et à tous les officiers supérieurs des Arik.

« Suivant les préceptes divins, nos ancêtres nous ont transmis la coutume de prier pour le roi, de demander sans cesse à Dieu pour lui une longue vie, afin qu'il gouverne avec bonté l'empire que Dieu lui a confié; car c'est dans la paix qu'il nous accorde de passer notre vie dans la santé et dans le service divin.

« Relativement à l'édit que tu nous as adressé, il fut un temps mi un des chefs de vos mages — des plus instruits dans votre religion, et que vous teniez pour plus qu'un homme — crut au Dieu vivant, créateur du ciel et de la terre, réfuta dans le détail et fit voir l'erreur de votre culte. N'ayant pu le réfuter, on le lapida par ordre du roi Ormizd. Si tu ne nous en crois pas, lis les livres de ce mage qui sont répandus en divers lieux de ton pays, et tu en auras la preuve.

« En ce qui concerne notre religion, elle n'est pas invisible, elle n'est pas prêchée dans un seul coin du monde, mais elle est universellement répandue sur toute la terre, sur les mers, sur les continents, dans les îles ; non seulement en Occident, mais en Orient, au Nord et au Midi ; enfin elle est pratiquée partout. Elle n'a été fondée par l'homme, ni imposée par des chefs de ce monde ; mais sa force est en elle-même. Elle n'est pas seulement supérieure, si on la compare aux autres religions, mais son institution infaillible lui vient du ciel, non par convention, puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, et il n'y a personne en dehors de lui qui lui soit supérieur ou inférieur. Car il n'a pas eu de commencement pour être Dieu, il est éternel en lui-même; il n'est pas contenu dans tel ou tel lieu, mais il est contenu en lui-même; il n'est pas soumis au temps, mais le temps n'existe pas pour lui. Non seulement il est supérieur aux cieux, mais encore

 

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à la raison. humaine et à celle des anges. Il ne prend aucune forme et reste invisible; non seulement la main ne peut le toucher, mais nulle pensée ne peut le concevoir, je ne parle pas pour nous qui avons un corps, mais pour les anges incorporels. Cependant, s'il le veut, il se manifeste aux siens qui en sont dignes, sans qu'ils le voient avec leurs yeux ; et non pas à ceux qui ont l'esprit du monde, mais à ceux qui croient véritablement en Dieu.

« Son nom est : Créateur du ciel et de la terre. Mais comme il existait pax lui-même avant le ciel et la terre, c'est lui-même qui est son nom., Il est éternel. Quand il voulut que les créatures eussent un commencement, il les tira, non de ce qui existait, mais du néant, car il est le seul être et toutes choses ont reçu de lui l'existence. Il ne les créa pas après les avoir réfléchies, mais avant de les créer il les , voyait dans sa prescience. Comme maintenant aussi, Dieu connaît les actions humaines avant leur exécution, et lorsque l'homme agit bien ou mal ; ainsi, avant l'existence des choses, il ne connaissait aucun objet incréé qui fut confus ; mais, devant lui, toutes les espèces de chaque genre, les races des hommes et des anges s'offraient à luit en ordre et par catégories, ainsi que tout ce qu'il y aurait dans chaque espèce.

« Puisque sa vertu a tout créé, notre malignité ne pouvait empêcher sa bonté, comme cela eut lieu, et nous avons pour juge la main du Créateur. Les mains qui affermirent les cieux et la terre gravèrent sur des tables de pierre un commandement qui comprend des lois pacifiques et salutaires, afin que nous connaissions le seul Dieu, créateur des choses visibles et invisibles, et non tantôt celui-ci et tantôt celui-là, comme si l'un était bon et l'autre mauvais, mais lui seul est parfaitement bon.

« Et s'il te semble qu'il y ait quelque chose de mauvais dans les créations de Dieu, dis-le sincèrement, et tu

 

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verras peut-être que c'est un bien. Tu as dis que les dev étaient mauvais, il y en a aussi de bons que nous appelions anges. S'ils l'avaient voulu, les dev même auraient été bons et les anges eux aussi seraient devenus mauvais. Cela se voit chez les hommes, et aussi chez les enfants d'un même père, dont l'un est docile et soumis et l'autre pire que Satan. Même on distingue parfaitement deux hommes dans un même individu ; quelquefois il est méchant, quelquefois il est bon, et celui qui est bon devient méchant et de nouveau il redevient bon, bien qu'il n'y ait en lui qu'une seule nature.

« Quant à ce que tu dis que Dieu, à cause d'une figue, inventa la mort, [je réponds] : un petit morceau de parchemin est moindre qu'une figue ; pourtant, si on inscrivait dessus les paroles du roi, et que quelqu'un le déchirât, il mériterait la mort ; et pourrait-on blâmer le roi ? Que Dieu nous en garde. Quant à moi, je ne l'oserais pas et j'engagerais même les autres à ne point le faire. Dieu aurait été jaloux s'il n'avait pas défendu de toucher cet arbre ; mais l'ayant défendu et ayant montré la Boueur de son amour, l'homme qui n'en a pas tenu compte a mérité la mort.

« De plus, tu as dit que Dieu était né d'une femme : tu ne dois en éprouver ni horreur, ni mépris. En effet, Ormizd et Arimane naquirent d'un père et non d'une mère ; si tu y réfléchis, tu ne peux accepter cela. Il y a plus étrange encore, le dieu Mihr naissant d'une femme, comme si quelqu'un pouvait avoir commerce avec sa propre mère.

« Si tu déposais ton royal orgueil et que tu vinsses discuter amicalement, je suis certain que, comme tu es

Isavant en toutes choses, tu ne trouverais rien d'exagéré touchant Notre-Seigneur né de la sainte Vierge ; tu !reconnaîtrais que cette rédemption est supérieure à la formation de l'univers, du néant, tu attribuerais à la

 

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délivrance de l'homme du péché et à la miséricorde de Dieu le terme de la servitude.

« Quant à comprendre que Dieu a tiré l'univers du néant, sache qu'il a créé les êtres par sa parole. Dieu ayant créé le corps exempt de souffrances, l'aime comme un père, et étant lui-même incorruptible, il créa les êtres exempts de corruption. Adam s'étant volontairement perdu se corrompit, et ne put se relever lui-même. Il était poussière, et, s'étant tué lui-même, il retourna en poussière. Le châtiment ne lui vint pas d'une force étrangère de quelque méchant, mais de sa propre désobéissance à ne pas observer le commandement divin, et sa dés-obéissance fut punie par la mort à laquelle il fut soumis.

« Mais si la mort a été créée par un Dieu méchant, connaît-on l'essence de la mort ? En aucune façon ! On sait seulement qu'elle détruit la créature de Dieu. Et, s'il en était ainsi, ne pourrait-on pas dire que son oeuvre n'est pas bonne, mais imparfaite et corruptible ? Et le Dieu dont les créations seraient imparfaites et corruptibles, ne pourrait s'appeler incorruptible. Laissez donc ces folies. Il n'y a pas deux gouverneurs par province ni deux dieux en une personne; car s'il y avait deux gouverneurs qui eussent la hardiesse de devenir rois d'un même pays, la province serait divisée et les royaumes ne pourraient exister.

« Ce monde est composé d'éléments divers et opposés les uns aux autres. Mais il n'y a qu'un créateur de ces éléments opposés, qui les oblige à se combiner spontanément. Donc, en les divisant, on adoucit la chaleur par les brises de l'air, de même [on diminue] l'intensité du froid par la chaleur. Ainsi, il pétrit avec l'humidité de l'eau les plus petits atomes l'eau, liquide de sa nature, se solidifie en se combinant avec la terre. Si tous les éléments de même nature, un ignorant pourrait les considérer comme un Dieu incorruptible, et, en

 

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négligeant le Créateur, il adorerait les créatures. Celui qui les créa voulut d'abord que les hommes, en observant le contraste de ces éléments corruptibles, ne reconnussent qu'un seul modérateur du monde, un seul et non pas deux, le même créateur des quatre éléments, droù sont sortis tous les autres par son ordre. Les quatre saisons qui s'accomplissent tour à tour, forment la période annuelle, et toutes les quatre observent les ordres de leur Créateur ; unies sans le savoir pour le bien général, elles n'intervertissent point entre elles l'ordre établi.

« Voici une explication facile et à portée de tout le monde. Le feu, par substance et par force, est encore mêlé aux trois autres éléments ; il y a plus de chaleur dans les pierres et dans le fer et moins dans l'air et dans l'eau ; et il ne s'y montre pas par lui-même. L'eau possède une autre qualité ; elle est mêlée également aux trois autres éléments; il y en a une très grande quantité dans les végétaux, moins dans l'air et le feu. L'air pénètre dans l'eau et dans le feu, et par le moyen de l'eau [il entre] dans les éléments nutritifs. Ces éléments sont ensuite mêlés et combinés en un seul corps, sans jamais rien perdre de leur propre nature, et sans se détruire par leur opposition, parce qu'ils obéissent à un Maître simple par essence qui en dispose les composés pour la conservation de tous les vivants et pour le maintien de l'univers.

« Maintenant, si Dieu prend tant de soin des choses dépourvues de raison, il en prend bien davantage de l'homme, créature raisonnable. Un de nos grands savants l'a dit : « Le dieu Mihr était né d'une mère parmi les hommes; il est souverain, fils de Dieu et vaillant auxiliaire des sept dieux. » Si l'on en croit ce mythe que vous admettez dans votre religion comme un fait réel, nous autres, nous n'y croyons pas, nous sommes disciples du

 

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grand prophète Moïse à qui Dieu parla dans le buisson et sur le Sinaï, devant qui il traça la loi et à qui il la donna. Il lui montra ce monde matériel qui est sa création, et son essence immatérielle, qui a tiré du néant la matière ; il lui montra que la terre avec les créatures terrestres et le ciel avec les corps célestes sont l'ouvrage de ses mains; que les anges sont les habitants du ciel et les hommes ceux de la terre ; qu'il n'y a que l'homme et l'ange qui soient raisonnables, et que Dieu seul est, supérieur aux cieux et à la terre.

« Toutes les créatures, sans le savoir, lui obéissent, sans jamais franchir les bornes prescrites. Il laissa à l'homme et à l'ange le libre arbitre parce qu'ils ont l'intelligence : en observant les commandements, ils deviennent immortels et enfants de Dieu. Il créa toute chose pour leur service, la terre pour les hommes et le ciel pour les anges. Mais, en désobéissant, en violant les préceptes et en se révoltant contre Dieu, ils obtiennent le mépris au lieu de la gloire, afin que la puissance soit irréprochable et que les coupables subissent la honte de leurs fautes.

« Si tu es dans l'ignorance, moi qui le sais fermement, e ne puis -te suivre. Si je devenais le disciple de ton erreur,nous irions ensemble à la damnation éternelle, et moi encore plus que toi, parce que j'ai pour guide la parole même de Dieu : « Le serviteur qui ignore la volonté de son maître, sera puni s'il commet une faute, mais peu, sévèrement ; mais celui qui connaissant la volonté du roi! la transgresse, est puni durement et sans rémission.

« Je t'en conjure et je supplie tous ceux qui sont sous ton obéissance, qu'il, n'arrive jamais que nous soyons punis durement ou légèrement; mais vous tous et moi, ainsi que votre généreux monarque, soyons de telle sorte les disciples des saintes Ecritures, qu'il nous soit donné de nous soustraire eux tourments de l'enfer et au feu

 

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inextinguible, pour hériter, du paradis ; et grâce à cette vie, périssable de posséder les trésors inépuisables de l'éternité. Pour cela, que crains-tu ? Saisis promptement l'occasion de croire et deviens sans tarder le disciple de la vérité.

« Parmi les anges immortels, il y en eut un qui, s'étant révolté, quitta le ciel. Etant venu sur cette terre, il proposa, par des paroles flatteuses et mensongères, un espoir irréalisable à l'homme ignorant et sans expérience ; comme un enfant avec un jouet, il lui conta des merveilles pour lui faire manger du fruit d'un arbre auquel il n'était pas permis de toucher, en lui disant qu'il deviendrait Dieu. L'homme, oubliant l'ordre de Dieu, fut séduit par la ruse ; celui qui était immortel fut perdu et manqua le but trompeur. Expulsé, pour cette raison, de la terre des vivants, il fut chassé dans ce monde corruptible où vous habitez, trompés par la même erreur, non en goûtant au fruit de l'arbre défendu, mais en appelant la créature Dieu, en adorant des éléments, en fournissant des aliments aux dev qui sont incorporels et en vous éloignant du Créateur.

« Cependant le méchant conseiller fut satisfait ; il voulut qu'on fît plus de mal encore qu'il n'en avait fait. Les dev en effet n'entraînent personne par la violence à la perdition, mais ils dirigent la volonté de l'homme vers le péché, et par la ruse trompent les ignorants, de même que les hommes entraînent leurs complices au vol et à l'agression. Ce n'est pas par violence, mais par séduction ils procurent de grands maux : à l'un par des sortilèges, à l'autre par la fornication, à d'autres par une multitude de vices. Grâce aux juges équitables, la mort leur sert de châtiment, non que les juges soient les créatures du Dieu bon et que les coupables soient engendrés par le Dieu mauvais, puisque parfois les bons deviennent méchants et les méchants redeviennent bons.

 

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« Les vrais juges qui condamnent les malfaiteurs ne sont pas tenus pour méchants, on ne dit pas qu'ils fassent le mal ; au contraire, on les proclame bons et gens de bien. Ils n'ont cependant pas deux natures, mais une seule, mais il y a en elle deux opérations ; ils condamnent les uns à mort et aux autres ils donnent des récompenses. Or, s'il arrive que, par un édit souverain, les hommes s'attribuent le droit de juger dans leur propre pays ; à plus forte raison, Dieu aura ce droit dans le monde, lui qui veut la vie de tous et non la mort. C'est pourquoi, partout pn,les crimes se sont multipliés, il les a punis par la mort, et, lorsqu'on a obéi à ses commandements, il a accordé l'immortalité.

« Il est le, vrai Pieu, Créateur de nous tous, celui que tu blasphèmes; sana crainte et sans pudeur. En rejetant le nom salutaire de, Jésus-Christ, tu l'appelles le fils de Phantourag (1), tu le regardes comme un imposteur, tu méprises et tu détruis la rédemption céleste, pour la

 

1. « Phantourag ou Phantour ne signifie pas charpentier. (Grand dict. de l'Acad. arm. de Venise. Vis Phagtour, Phantour) ; mais c'est un nom propre d'homme qui n'est autre que celui de Panthéros, qu'une ancienne tradition juive, qui prit naissance au ne siècle de notre ère, dit avoir été le père de Jésus-Christ. Celse fut le premier des écrivains qui nous sont connus, à relever cette calomnie (ORIGÈNE, Contra Celsum I, 28, 32). L'histoire fabuleuse de ce Panthéros forme la base de ce que les Talmuds nous disent de Jésus, et du fameux liure intitulé : Sefer tholedoth Jeschou, postérieur au Talmud. A ces renseignements que M. E. Renan a bien voulu nous communiquer avec son obligeance accoutumée, nous ajouterons qu'un savant allemand du XVIIe siècle, J. CH. WAGENSEIL, a publié le texte et la traduction du Sefer tholedoth Jeschou, à la fin du t. II (p. 1ère et suiv.) de son livre intitulé Tela ignea Satanae (Altorf, 1681, 2, VI, 4e ), et il a réfuté dans une dissertation spéciale les calomnies que ce livre renferme, (op. cit., t. II, p. 25-45). Au surplus, Voltaire, dans son -Epître sur la calomnie, a fait également justice de cette absurde légende, qui n'a trouvé grâce que dans la Guerre des dieux, de Parny. — Cf. aussi le Dictionnaire de Bayle, art. Schomberg, note A, par Leclerc. » (Note de V. LANGLOIS, op. cit., t. II, p. 191, col. 1.)

 

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perte de ton âme et de tout le pays. Tu devras en rendre compte et l'expier par le feu inextinguible de l'enfer, avec tous tes satellites, des premiers aux derniers. Ainsi nous connaissons Dieu et croyons fermement en lui.

« Lui-même qui créa ce monde, est venu, suivant la prédiction des prophètes ; il est né de la sainte Vierge Marie, sans aucun attouchement corporel, parce que du néant il a tiré cet incommensurable univers, sans aucun médiateur corporel ; il prit véritablement un corps de la Vierge immaculée, et non pas sous une apparence fantastique. C'est le vrai Dieu et il s'est fait homme véritable. En cela il n'a pas perdu sa divinité, et, en restant Dieu, il n'a pas modifié son humanité, il demeure toujours le même. Comme on ne peut voir l'invisible, ni atteindre l'inaccessible, il vient et s'unit à l'humanité afin que nous nous unissions à sa divinité. Il ne jugea pas ignominieux de revêtir un corps qu'il avait fait, mais, comme Créateur, il l'a ennobli. Il ne lui concéda pas peu à peu le don de l'immortalité, comme aux anges incorporels, mais il en a revêtu tout à coup son essence par le moyen du corps et de l'âme et il l'a uni à sa divinité. Il y a unité et non dualité; depuis lors nous savons qu'il n'y a qu'un Dieu, celui qui préexistait à notre monde, et il est le même à présent encore.

« Jésus-Christ qui, par son incarnation, sauva le inonde, a subi volontairement la mort; et comme il a la conscience de sa propre divinité, il s'est fait chair, il est né de la Vierge immaculée, il a été enveloppé de langes dans une crèche ; les mages sont venus de l'Orient pour l'adorer; il a été allaité comme un simple enfant; il a grandi et, à l'âge de trente ans, Jean, fils d'une mère stérile, l'a baptisé dans le Jourdain ; il a opéré des miracles et des prodiges parmi les Juifs ; il a été trahi par les prêtres et condamné par Pilate; il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour. Il a apparu

 

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à ses disciples et à beaucoup d'autres au nombre de plus, de cinq cents. Ayant conversé avec eux pendant quarante jours, il s'éleva de la montagne des Oliviers dans le ciel, en présence de ses disciples, et il s'est assis sur le trône, de son père. Il a promis de venir une seconde fois avec  toute sa gloire pour ressusciter les morts et renouveler le monde; pour juger avec équité les bons et les méchants, pour récompenser les justes et punir les nicheurs qui ne croient point à tous ses bienfaits.

« Nul ne peut nous détourner de notre foi, ni les anges, ni les hommes, ni le feu, ni l'eau, ni toutes les plus horribles tortures. Tous nos biens sont à toi, nous sommes devant toi, décide comme tu l'entendras. Si tu nous laisses notre foi, nous ne te changerons pas pour un autre prince sur la terre, mais nous ne changerons pas Jésus-Christ pour un autre Dieu, puisqu'il n'y en a pas d'autre que lui. Si, après ce témoignage solennel, tu yeux autre chose, nous voici, traite-nous comme il te plaira. Si tu nous offres des supplices, nous devons les accepter ; si tu nous présentes le glaive, voici notre tête.

Nous ne sommes pas meilleurs que nos pères, qui pour ce témoignage sacrifiaient leurs richesses, leurs biens, leur vie même.

« Alors même que nous serions immortels, s'il nous fallait mourir pour l'amour du Christ, nous le ferions avec maison, puisque lui qui est immortel nous a aimés à un tel point qu'il s'est soumis à la mort, afin que, parce moyen nous soyons délivrés de la mort éternelle. S'il n'a pas épargné sa propre immortalité, nous qui volontairement avons choisi la mort, nous mourrons pour son amour, afin qu'il reçoive notre mort comme si nous étions immortels.

« Après cela ne nous en demande pas plus, puisque notre foi n'est pas engagée à un homme, mais qu'elle est liée indissolublement à Dieu. Nous ne nous trompons

 

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pas comme des enfants ; mais nous ne pouvons mentir à nos promesses, ni maintenant, ni après, ni dans l'éternité, ni dans les siècles des siècles. »

Tous, grands et petits, s'accordèrent pour cette déclaration, et ils jurèrent de l'observer jusqu'à la mort.

Lorsque la lettre arriva chez le roi, on la lut devant la grande Porte sublime, devant la multitude, et beaucoup l'approuvèrent. Quoiqu'ils redoutassent le roi, ils témoignaient à l'envi leur approbation, s'émerveillant de cette éloquence et de cette crânerie. Plusieurs, pris de peur, saisirent leurs armes, et on entendait partout les mêmes murmures.

Cependant le perfide chef des mages, de connivence avec le grand majordome, les dénonça secrètement et jeta le roi dans une effroyable colère. Il se mit à grincer des dents comme un homme blessé à mort et il dit dans le conseil suprême : « Je sais la malice de ces gens qui ne croient pas à notre religion et s'obstinent dans leur erreur. Je ne leur épargnerai pas les plus grands supplices tant qu'ils n'auront pas renié leur fausse religion; l'un d'eux fût-il de mes proches parents, je lui infligerai le même châtiment. »

Le vieillard prit la parole et dit au roi : « Pourquoi cette grande tristesse ? Si l'empereur des Grecs ne peut te résister, si les Huns te sont soumis, qui donc au monde pourra s'opposer à ta volonté ? Parle en maître et on t'obéira promptement. » Le roi appela à l'instant le chancelier et lui ordonna de rédiger un édit, différent des formules courantes, mais contenant des menaces, comme s'adressant à des êtres vils et méprisables, dont on avait oublié les grands et fidèles services, et il convoqua insolemment ceux qu'il connaissait et dont voici les noms :

 

Vasag, de la maison de Siounie ;

Nerschapouh, de la maison des Ardzrouni ;

 

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Ardag, de la maison des Reschdouni ;

Katécho, de la maison des Khorkhorouni ;

Vartan, de la maison des Mamigoniens ;

Ardag, de la maison de Mog ;

Manedj, de la maison d'Abahouni ;

Vahan, de la maison des Amadouni ;

Kind, de la maison des Vahévouni ;

Schmavon, de la maison des Antzévatzi.

Ces satrapes furent désignés par leurs noms à la Porte royale. Quelques-uns étaient déjà auprès du roi dans l'armée, les autres étaient cantonnés dans le pays des Huns; d'autres enfin étaient restés en Arménie.

Quoique séparés, tous, connaissant les intentions du tyran, se figuraient être réunis dans le même lieu. Ai l'appel de l'évêque Joseph, tous se rendirent du lieu de leur résidence à la Porte royale. Leurs frères, leurs enfants leurs compatriotes chéris, remplis d'angoisse, leur étaient un sujet de tourment, et en s'exposant à la mort sans la redouter comme des lâches et des poltrons, ils se berçaient de l'espoir de les délivrer de leurs inquiétudes.

Le samedi de Pâques, ils arrivèrent à la Porte royale et se présentèrent au grand roi. Bien que voyant leurs frères dans l'angoisse, ils ne laissaient pas soupçonner en public la moindre tristesse, et plus ils paraissaient joyeux, plus les méchants s'en montraient surpris. Il était d'usage quand la cavalerie arménienne, commandée par un général illustre, arrivait à la Porte, d'envoyer au-devant d'elle un haut fonctionnaire qui s'informait du bien-être et de la situation de l'Arménie ; il répétait trois ou quatre fois la même question, inspectait les troupes, fêtait leur arrivée et les comblait de politesses avant de les envoyer au combat. Le roi, en présence des ministres et des grands du royaume, leur adressait des éloges, rappelait la gloire de leurs ancêtres et les actes de courage de chacun d'eux.

 

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Cependant, ce jour-là on ne fit rien de semblable ; mais comme un mauvais démon, le roi ne cessait de soulever une tempête d'enfer, car cela ressemblait assez à une bourrasque furieuse. Le roi exhalait sa colère sur tout l'empire, hurlant comme un dragon, comme s'il avait voulu renverser du même coup les montagnes, les abîmes, les vallées, pour détruire en un instant la tranquille étendue des plaines.

Il cria furieux : « Je jure par le soleil, dieu suprême, qui éclaire l'univers de ses rayons, et dont la chaleur réchauffe toutes les créatures, que si demain matin, au merveilleux spectacle du lever du soleil, vous ne vous agenouillez pas tous devant moi en le proclamant Dieu, je ne vous épargnerai aucune des plus atroces tortures, jusqu'à ce que vous m'ayez obéi. »

Mais les fidèles, confirmés dans le Christ, que l'hiver ne pouvait refroidir, ni la chaleur échauffer, ne craignaient ni menaces, ni tourments ; les regards tournés en haut, ils voyaient la force du Christ qui venait à leur secours. Ils se présentèrent donc au roi le sourire sur les lèvres et lui parlèrent avec modestie : « Nous te supplions, ô roi vaillant, lui dirent-ils, de prêter l'oreille à nos paroles et de nous entendre avec faveur. Nous venons te rappeler les temps du roi Sapor le père de ton aïeul Jezdedjerd, à qui Dieu donna la terre d'Arménie en héritage, avec la religion que nous pratiquons aujourd'hui. Nos pères et leurs pères lui furent soumis pendant les durs travaux de la servitude ; ils exécutèrent avec amour tous ses commandements et, à diverses reprises, reçurent des présents de sa main. Depuis ce temps jusqu'au moment de ton gouvernement paternel, nous avons gardé la même fidélité encore plus à toi qu'à tes prédécesseurs. »

Ce disant, ils lui rappelèrent toutes les actions d'éclat, plus nombreuses que tous ses prédécesseurs ; quant aux taxes, tributs et redevances, le produit versé dépassait de

 

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beaucoup la somme versée sous le règne de son père. La sainte Église, dès l'origine a toujours été libre dans le Christ chez nos ancêtres, tu l'as soumise à l'impôt. Et nus, cependant, par attachement pour ton gouvernement, nous ne nous y sommes pas opposés. Qui a pu Imiter ta colère contre nous ? Dis-nous-en le motif. C'est peut-être notre religion qui nous a fait perdre ta bienveillance? »

Le roi cruel et malicieux répondit en détournant la tête : « Je regarde comme un mal de faire entrer au Trésor les tributs de votre pays et je tiens votre bravoure pour inutile, puisque par ignorance vous vous éloignez de nos lois infaillibles, vous méprisez les dieux, vous tuez le feu (1), vous souillez l'eau, vous corrompez la terre en y ensevelissant les morts, et, en étant irreligieux, vous faites triompher Arimane. Bien plus, vous ne vous approchez jamais des femmes, et vous réjouissez beaucoup les dev en ne vous corrigeant pas et en n'observant ,pas la discipline des mages. Je vous considère comme des brebis égarées et errant dans le désert, et je redoute fort que les dieux irrités contre nous ne nous en fassent porter la peine. Si doue vous voulez vivre et ranimer vos âmes, être de nouveau accueillis avec honneur, faites demain sans retard ce que je vous ai ordonné. »

Les bienheureux satrapes dirent alors devant tout le monde : « O roi ! ne nous dis pas cela, et que personne ne demande rien de semblable, parce que l'Église n'a pas été fondée par l'homme et l'est pas un don du soleil que tu crois faussement être un Dieu. Non seulement ce n'est pas un Dieu, mais Ce n'est pas même un être vivant. Les églises ne sont pas le présent des rois, ni l’oeuvre des artistes, ni l’invention des savants, ni le butin fait par les

 

1. Les Perses considéraient le feu comme un être animé.

 

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soldats, ni un artifice des démons ; et quoi que tu en aies dit sur ce qui est terrestre, céleste ou réprouvé, ce n'est pas d'eux que l'Église tire son existence. C'est une miséricorde de notre Dieu, accordée non seulement à quelques hommes, mais à toutes les nations qui sont sous le soleil. Ses fondements reposent sur la pierre dure, les hommes ne peuvent l'ébranler, les anges ne sauraient la renverser. Que nul homme ne se vante jamais de triompher de celle que les cieux et la terre ne peuvent effrayer. Fais ce que tu voudras. Nous souffrirons les plus cruels supplices et nous sommes prêts non seulement à souffrir, mais à mourir. A la même demande tu recevras la même réponse et avec plus d'assurance encore. »

Le roi, rempli d'amertume et de fiel, était agité par sa colère qu'il exhalait en paroles de feu semblables à la fumée qui sort d'une fournaise ardente. Incapable de modération, il révélait par son agitation ses desseins perfides. Il les exposait, les expliquait et, ce qu'il voulait cacher à son entourage, il le disait involontairement en présence des serviteurs du Christ et il le leur détaillait.

Il répéta trois ou quatre fois son serment par le soleil et dit : « Vous ne pouvez atteindre ma force invincible et je ne vous accorderai jamais ce que vous demandez. J'enverrai les soldats enchaînés dans des lieux impraticables, dans le Sagasdan, et beaucoup d'entre vous mourront d'insolation le long de la route. ; les survivants mourront dans la forteresse et dans des prisons d'où l'on ne peut sortir. J'enverrai ensuite dans votre pays d'innombrables armées avec des éléphants et je ferai déporter les femmes et les enfants dans le Khoujasdan. Je saccagerai les églises, je démolirai et je ruinerai ce que vous appelez chapelles de martyrs. Celui qui s'opposera à moi, mourra, piétiné par les [éléphants]. Je ferai dans tout le reste du pays ce que je viens de dire. »

Il ordonna aussitôt que les satrapes fussent chassés

 

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ignominieusement de sa présence, et il commanda sévèrement au chef des gardes qu'on les surveillât, sans les enchaîner, dans leurs propres maisons. Lui-même, très découragé, s'en alla, triste, prendre son repos au palais. Cependant les vrais croyants dans le Christ ne se départaient pas de la sainte exhortation de leurs saints docteurs, et même ils cherchaient le moyen de se soustraire, eux et ceux qu'ils aimaient, à cette immense tribulation. Pour réussir, ils faisaient aux grands qui les protégeaient à la Porte royale, la promesse de riches espérances, et ils épuisaient à cet effet une grande partie de leurs biens.

Quand ils furent prisonniers, ils se rappelèrent la prière d'Abraham et dirent du fond du coeur : « Reçois, Seigneur, le sacrifice volontaire de nous tous qui t'offrons et livrons aux chaînes nos frères et nos enfants, tous les êtres qui nous sont chers, comme Isaac [te fut offert] sur

le saint autel, et ne livre pas ton Église aux insultes de ce prince impie ».

Un des conseillers intimes du roi, ayant été baptisé, possédait secrètement l'amour inviolable du Christ et employait toute son influence à conserver la vie de ces infortunés. Lorsqu'il eut l'assurance que le roi infligerait à l'Arménie les maux dont il l'avait menacée, il indiqua à quelques-uns le moyen de se tirer eux-mêmes de leur triste position.

Tandis qu'on formait l'escorte qui devait les conduire au lieu de leur exil perpétuel, où l'on avait déjà envoyé beaucoup de satrapes de l'Ibérie, on apprit que les Kouschans avaient envahi et ravagé les provinces royales. Le roi impie fit marcher de la cavalerie contre eux et la suivit en toute hâte ; l'âme troublée, il oublia pour le moment les menaces formulées dans un moment solennel.

Les fidèles firent tous ensemble cette prière : « O Seigneur de tous, toi qui connais les secrets du coeur humain et à qui sont connues d'avance les pensées cachées ; toi

 

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qui ne demandes point le témoignage des créatures visibles, parce que tes yeux voient nos actions avant qu'elles soient accomplies ; c'est à toi que nous offrons nos prières. Reçois, ô Seigneur ! nos voeux secrets et fortifie-nous pour que nous observions tes préceptes avec docilité et pour que le malin esprit soit humilié, lui qui, avec orgueil, combat contre nous par la puissance de ce roi impie. Renverse les projets insensés de l'imposteur ; empêche la. malice de sa volonté, et fais-nous retourner de nouveau par des pensées de paix à la sainte Eglise, afin que, persécutée tout à coup, elle ne soit pas encore troublée par tes ennemis. » Quand tous eurent fait intérieurement cette promesse à Dieu de garder fidèlement leurs premières résolutions, ils envoyèrent au roi, en qualité d'interprète, celui qui les avait protégés, comme s'ils étaient décidés à partager son impiété. A cette nouvelle, le roi joyeux crut que les divinités étaient venues en aide pour changer et modifier les fermes résolutions des serviteurs de Dieu. On offrit alors un tribut d'adoration au Soleil, en l'honorant par des victimes et par toutes les cérémonies du magisme, car l'insensé ne comprenait pas que l'éclat du Soleil de Justice dissiperait ses projets ténébreux et anéantirait ses désirs pervers. Aveuglé par le rapport qu'on lui avait fait, il ne soupçonna pas de quelle ruse on l'abusait. Il prodiguait à profusion en leur laveur des présents et des terres et leur rendit leurs grades et leurs domaines, en les élevant en rang et en gloire dans toute l'étendue de son empire. A chacun d'eux il donnait, aux dépens du Trésor, des villages et des bourgs ; il les appelait ses amis bien-aimés, et, dans l'orgueil fou de son obstination, il croyait qu'on avait troqué la vérité pour l'erreur.

Ensuite, il mobilisa une cavalerie nombreuse et il envoya non quelques mages, mais plus de sept cents vartabed (docteurs) ayant à leur tête un grand prince chef

 

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des mages. Il recommandait, avec force prières, que jusqu'à son retour de la campagne [contre les Huns] on accomplît tout suivant sa volonté. On les accompagna pendant le trajet, leur prodiguant honneurs et faveurs jusqu'en Arménie. Le roi manda ces heureuses nouvelles à beaucoup de temples du feu ; il écrivit et rendit compte aux mages et aux chefs des mages, ainsi qu'aux grands des diverses provinces, comment, à l'aide des dieux, la puissance de ses armes avait triomphé.

Ces hommes perfides, sortant alors de leurs ténébreuses retraites, voulaient accomplir sans délai les ordres reçus. Ils mandèrent aux provinces éloignées qu'on viendrait dans les contrées orientales. Avant d'arriver en Arménie, ils tirèrent les baguettes [magiques] et consultèrent le sort afin de savoir quel serait le pays que chacun d'eux devrait enseigner. En effet, l'ordre royal était absolu ; il s'étendait à l'Arménie comme aux pays des Ibères, des Aghouank, des Lephin, des Aghdznik, des Gourtouk, des Dzot et des Tazan, et pour tous les pays qui professaient en secret le christianisme dans l'empire de Perse. Ils se hâtèrent avec un zèle insatiable de s'emparer des richesses de toutes les saintes églises, et, semblables à des démons, tous ensemble déployaient une fureur implacable. Ils rassemblaient beaucoup de soldats et le perfide Satan, comme leur chef, se mêlait à eux, les exhortant toujours et les excitant à se hâter. Ayant fixé le sixième mois, ils exigèrent, en vertu de l'ordre royal, que d'un navassart à l'autre, dans tous les lieux soumis à la puissance du grand roi, toutes les cérémonies de l'Église fussent abolies, les portes des temples fermées et scellées, les ornements sacrés. livrés au fisc d'après l'inventaire, le chant des psaumes aboli, la lecture des livres des prophètes supprimée, l'enseignement par les prêtres dans leurs maisons interdit, que les moines et les nonnes quittassent leur habit et prissent le vêtement des

 

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séculiers. Ils exigèrent de plus que les femmes des satrapes reçussent l'enseignement de la doctrine des mages; que les fils et filles nobles, et plébéiens fussent instruits publiquement par les mages, que l'institution du mariage fût abolie, la polygamie introduite, afin d'accroître la population, l'inceste proclamé par l'union des filles avec leurs pères, des soeurs avec leurs frères, des mères avec leurs fils, des petits-fils avec leurs aïeux, que les animaux qui servent à la nourriture ne fussent pas tués, mais immolés — ceci s'appliquait aussi bien aux agneaux qu'aux chèvres, aux boeufs, aux poules et aux porcs ; — qu'on employât dans la pâte de farine le phantam ; que le fumier et; les bouses ne servissent pas d'aliment au feu. Ils voulurent qu'on se lavât les mains dans l'urine de vache ; qu'on ne tuât oint les castors, les renards et les lièvres, qu'on se débarrassât des serpents, lézards, grenouilles, fourmis et de toute espèce de vermine et qu'on les apportât sans tarder, rassemblés et comptés suivant la mesure royale. Ils exigèrent enfin que tout ce qui concerne le service des fêtes et ce qui est relatif aux victimes et aux immolations se fît suivant des rites et des époques fixes et conformément à la mesure déterminée pour la cendre « Que tout ce que nous exigeons, [disaient-ils], soit exécuté de suite au commencement de l'année, et qu'ensuite on dispose tout le reste. » Alors les mages et les chefs des mages, munis de cet édit, voyageaient nuit et jour pour arriver en Arménie ; et, dans leur joie, ils ne se plaignaient pas de la longueur du voyage.

 

1. Afin de s'assurer si les Arméniens avaient scrupuleusement accompli les ordres du roi, les mages avaient fixé une mesure de cendres que chaque famille devait produire par an. C'était un crime si la mesure n'était pas remplie.

 

 

CHAPITRE TROISIÈME — DE L'UNION DU SAINT CLERGÉ

 

Quoique impuissant à raconter toutes les misères qu'endurèrent les troupes arméniennes pendant la marche du détachement, nous ne pouvons cependant les taire ni les dissimuler. Nous en rapporterons quelques-unes pour nous unir à ceux qui versaient d'abondantes larmes sur nous et pour que, toi aussi, à ce récit, tu pleures sur les infortunes de notre nation. Tous ceux qui, dans l'immense armée des Perses, apprirent l'odieuse apostasie des Arméniens, en furent affligés et se prosternèrent le visage contre terre. Beaucoup d'entre eux, tristes, abattus, adressèrent parmi leurs larmes des reproches aux satrapes et blâmèrent l'assemblée du clergé. Ils les raillaient et disaient: « Que ferez-vous de la Bible ? où porterez-vous les ornements de l'autel du Seigneur ? peut-être oublierez-vous les bénédictions spirituelles ou passerez-vous sous silence les paroles des prophètes? avez-vous fermé les yeux afin de ne pas voir et bouché vos oreilles afin de ne pas entendre ? n'avez-vous pas gardé mémoire de ces paroles ? que ferez-vous de ce précepte : « Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans le ciel, et devant les saints anges »?

« Vous étiez les docteurs de l'Evangile, vous allez être les disciples du mensonge ; vous étiez maîtres en vérité, vous allez redire les erreurs des mages ; vous répandiez la notion de la puissance créatrice,vous allez attribuer cette puissance aux éléments. Jadis adversaires du mensonge, vous allez être plus faux que le mensonge même. On vous avait baptisés dans le feu et dans l'esprit, et vous vous

 

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couvrirez de cendre et de poussière. Vous vous êtes nourris d'un corps vivant et d'un sang immortel, vous vous souillerez de la vapeur et de la fumée des victimes et de la corruption. Vous étiez les temples de l'Esprit-Saint, maintenant vous serez les autels des démons. Vous avez été dès votre enfance le peuple du Christ, et aujourd'hui, dépouillés de votre gloire, vous danserez comme des démons en face du Soleil. Héritiers du paradis, vous livrez vos âmes en héritage à l'enfer; vous y serez consumés avec eux ; vous préparez vos âmes en nourriture au ver éternel qui leur est préparé. Allez-vous, éclairés par la grâce, les accompagner dans ces ténèbres extérieures qui leur sont réservées ? Deviendrez-vous aveugles avec ces aveugles ? Descendrez-vous les premiers dans la fosse qui leur était préparée ? Comment apprendrez-vous tant de noms de dieux, dont pas un seul n'existe ? Allégés de vos lourdes charges, vous en prenez d'autres, plus pesantes; libres dès l'enfance, vous vous plongez dans l'esclavage éternel.

« Si vous saviez et si vous pouviez voir, les cieux sont en deuil, la terre frémit sous vos pieds. Au ciel les anges sont irrités contre vous et sur la terre les martyrs sont dans l'affliction. Ceux que vous aimez me font pitié et je gémis sur vous. Car si un homme vous avait délivrés et que vous-mêmes vous vous fussiez remis dans l'esclavage: d'un autre maître, le premier ne devrait-il pas être très irrité contre vous? Que ferez-vous du terrible commandement de Dieu : « Je suis Dieu, il n'y en a pas d'autre que moi. Je suis le Dieu jaloux; je punis les péchés des pères dans les enfants jusqu'à la septième génération » ? Or, si les fils innocents portent la peine des péchés de leurs pères, lorsque ces enfants pécheront, ne porteront-ils pas la peine pour eux-mêmes 'et pour leurs pères ? Vous étiez pour nous un roc inexpugnable de refuge ; dans le péril nous allions à vous, maintenant le fondement

 

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ment de cette grande force a été renversé. Vous étiez notre gloire devant les ennemis de la vérité ; vous êtes notre opprobre en face de ses ennemis. Jusqu'à ce jour, à cause de votre foi, on nous épargnait, et maintenant, par votre faute, nous sommes traités avec rigueur. Vous en rendrez compte devant le tribunal de Dieu et vous serez responsables de tous ceux qui seront tourmentés à cause de vous. »

Ils dirent ceci et d'autres choses encore aux principaux seigneurs, et ils augmentèrent ainsi leur douleur. Ceux-ci ne voulaient pas leur exposer ni leur confier leur projet, et il était impossible de se taire et de ne point répondre ; le coeur déchiré, ils pleuraient amèrement. Ceux qui les voyaient et les entendaient partageaient leur affliction.

A ce moment, les aumôniers de l'armée, ne pouvant cacher leur indignation, s'éloignèrent des satrapes et de la foule et envoyèrent en Arménie un cavalier porteur d'un message. Il arriva dans le conseil des évêques avec cette nouvelle, déchirant ses vêtements et pleurant à chaudes larmes ; il racontait toutes les persécutions qu'ils avaient supportées et ne disait rien du projet secret.

Les évêques se dispersèrent alors dans leurs diocèses, envoyait leurs chorévêques dans les villages, dans les campagnes et dans beaucoup de châteaux des cantons montagneux. Ils rassemblèrent la foule des hommes et des femmes, des nobles et du peuple, des prêtres et des religieux; leur donnèrent des avis, les encouragèrent et les firent tous champions du Christ.

Ils décidèrent d'abord que «la main d'un frère se lèverait sur son propre frère qui violerait les préceptes de Dieu ; que le père n'épargnerait pas son fils, et que le fils n'aurait nul égard au respect qu'il devait à son père, que la femme s'opposerait à son mari et que le serviteur se

 

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tournerait contre son maître ; qu'enfin la loi de Dieu serait la règle souveraine de tous, et que, par cette loi, les coupables subiraient la peine de leurs crimes. »

Lorsque tout fut arrangé et disposé, ils vinrent tous armés, casque en tête, épée au côté, bouclier au bras ; non seulement les hommes [étaient ainsi armés], mais il y avait aussi des femmes.

Pendant ce temps, les troupes arméniennes avec tous les alliés et avec une foule de mages arrivèrent en Arménie, le quatrième mois — novembre — dans le grand bourg d'Ankgh.

On campa, on se retrancha et, tout compris, on forma une troupe considérable.

Vingt-cinq jours plus tard, un dimanche, le chef des mages, accompagné de beaucoup d'autres mages, alla pour enfoncer les portes de l'église. Le saint prêtre Léonce (Ghévout ), d'accord avec ses conseillers et beaucoup de clercs, se trouva présent à ce moment et s'y opposa. Bien qu'il ne connût pas au juste ce que pensaient tous les satrapes, ni la force dont disposait le chef des mages, il ne voulut pas attendre tous les évêques ni laisser s'accomplir les ordres du roi. Alors la foule repoussa les mages et les soldats de l'escorte. On prit des pierres pour casser la tête des mages et de leur chef, et après qu'on les eut ramenés dans leurs maisons, en célébrant le culte de l'Eglise, on commença les cérémonies sacrées, qu'on accomplit sans interruption jusqu'au dimanche suivant. Après cette imposante manifestation, on vit arriver de toutes les parties de l'Arménie une multitude d'hommes et de femmes. On put juger alors de leur désespoir et de leurs malheurs. Les uns pleuraient, d'autres vociféraient ; il y en avait de furieux qui saisissaient leurs armes, préférant la mort à la vie. Quelques membres du saint clergé, prenant l'Évangile, priaient Dieu et l'invoquaient, d'autres souhaitaient que la terre

 

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s'entr'ouvrant leur servît de sépulture. Le chef des mages, terrifié, suppliait les siens de le tirer de là et de le ramener en sûreté à la cour.

En ce qui concernait le dessein qui l'avait amené, il leur disait : « Laissez-moi écrire au grand roi, pour qu'il sache ce qui arrive, pour qu'il révoque ses ordres, puisque, même avec l'aide des dieux, nous ne pourrions établir en Arménie la religion des mages, comme j'en ai déjà eu la preuve par l'union du saint clergé. En effet, si les mages étaient les soldats du pays, ils n'en pourraient sauver aucun du massacre, ni les étrangers, ni les frères; ni les enfants, ni leurs voisins, ni eux-mêmes. Des hommes qui méprisent les chaînes, que les tourments n'effraient pas, qui négligent leurs biens et, ce qui est pis que tout le reste, qui préfèrent la mort à la vie, que pourrait-on leur opposer?

« Nos pères m'ont raconté qu'au temps du roi des rois, Sapor, lorsque le culte commença à se propager, à s'étendre, à remplir tout le pays des Perses et à pénétrer au delà de l'Orient, nos docteurs exhortèrent à ne jamais repousser du pays la religion des mages , et il ordonna sévèrement qu'on abolît le christianisme. Mais plus il l'interdisait, plus il se propageait ; il grandit et pénétra jusque dans le pays de Kouschans et de là dans les parties méridionales et jusqu'aux Indes.

« Chez les Perses, ils étaient si courageux et si entreprenants qu'ils construisirent, dans toutes les villes du pays, des églises qui surpassaient en splendeur les résidences royales. Ils bâtissaient aussi des chapelles de martyrs; ils les embellirent avec les mêmes ornements que les églises, et ils élevèrent des monastères dans des endroits habités et dans des lieux déserts. Sans qu'aucun secours leur arrivât ouvertement, ils se multipliaient prodigieusement et ils s'enrichissaient de tous les biens terrestres. Nous ignorions la cause de telles richesses,

 

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mais nous savions seulement que tout le monde accourait à leur parole.

            « Bien que le roi se saisît d'eux, les faisant arrêter pour les torturer et les faire mourir, cependant, plus il s'irritait, moins il put en diminuer le nombre. En outre, bien qu'on eût fermé et scellé les portes des églises dans tout le pays, ils convertirent en églises leurs maisons, et dans chaque localité, ils faisaient leurs cérémonies, se considérant eux-mêmes comme autant d'autels de martyrs, et ils estimaient plus la construction d'un temple humain que celle des églises de pierre. Les épées des bourreaux s'émoussèrent, mais leur constance ne faiblit pas ; les ravisseurs de leurs biens se fatiguèrent et le butin alla croissant de jour en jour. Le roi et ses ministres étaient furieux. Les fidèles, au contraire, prêts à tout et satisfaits, supportaient toutes les angoisses des tourments et acceptaient avec résignation le pillage de leurs biens.

            « Le roi, les voyant courir à la mort sans une plainte, pareils à de saintes brebis [empressées à brouter] le sol céleste, fit suspendre leurs tourments et cesser leurs afflictions. Il ordonna aux mages et aux chefs des mages de cesser la persécution,et que le mage, le manichéen, le juif, le chrétien et tous, à quelque religion qu'ils appartinssent, demeurassent fermes et tranquilles dans leur croyance, dans les différentes provinces de la Perse. Le pays jouit alors d'une longue paix et les troubles nés de la persécution prirent fin, car, à cause des troubles de notre pays, les Occidentaux s'étaient mis en branle, entraînant tout le pays de Dadgastan.

            « Ces choses nous furent racontées, mais ce que nous avons vu de nos yeux nous paraît plus grave encore. Or toi qui es le marzban de ce pays (1) tu dois écrire au roi

 

1. Il semble, d'après ce passage du discours du chef des mages que Vasag, marzban d'Arménie pour les Perses, était présent.

 

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pour dire la rapidité de l'accord et la hardiesse de la résistance aux ordres royaux. Si nous ne nous étions pas hâtés, si nous n'avions pas pris la fuite, pas un seul d'entre nous n'eût échappé à la mort. Si des hommes sans défense se montrent si hardis, s'ils rassemblent des troupes, qui donc pourra s'opposer à leur attaque ? J'ignorais, en ce qui me concerne, l'union indissoluble du clergé, puisque ce n'est pas la même chose d'entendre ou bien de voir de ses propres yeux. Toi qui, dès l'enfance, fus élevé dans leur religion et connais la fermeté d'âme de ces hommes, qui, sans répandre le sang, ne nous permettait pas de toucher à leurs églises, que n'as-tu dit tout cela devant le roi? Tu es le plus grand de tous les satrapes, tout le pays t'obéit, pourquoi n'en as-tu pas pris plus de soin? Tu étais prudent, jadis, je le savais, mais cette fois tu as manqué de jugement, sinon tu es de connivence avec eux, et c'est par ton conseil que l'on a maltraité mon escorte et moi-même.

« S'il en est ainsi et que tu refuses d'embrasser le magisme, agis sans crainte du roi. Je l'écris à la porte du chef suprême des mages, au vice-intendant et au général en chef, afin qu'ils persuadent le roi de révoquer son premier édit et laisse chacun s'accoutumer, à son gré, à la religion des mages. Ceux qui l'embrasseront feront preuve de leur attachement à l'ordre du roi. En effet, ce pays est une province, et si on lui fait le dégât, les habitants iront ailleurs ; si la province est dépeuplée, tu en recevrais de durs reproches du roi. »

Le marzban répondit: « Tout ce que tu me dis est faux; mais ce que tu as dit d'abord,nous l'ignorions, tu l'as vu, et nous le regrettons. En attendant, fais ce que je vais te dire et tu en seras content. Prends patience, cache tes projets au plus grand nombre, découvre-toi seulement à ceux que je te dirai, jusqu'à ce que je me fortifie, je mobilise des soldats et que, peut-être même, je rompe l'accord

 

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du clergé. Si j'y puis réussir, je pourrai aussi exécuter le projet du roi. » Aussitôt, grâce à une levée dans la province de Siounie, il grossit son armée pour aider les mages et le chef des mages; il dit alors : « Fais venir de la Porte un édit, afin que les dix mille cavaliers qui sont dans le pays des Aghouank viennent en Arménie pour passer leurs quartiers d'hiver. Quand nous les aurons sous la main, nul ne pourra violer l'ordre du roi. »

Le chef des mages répliqua au marzban : « Ce projet va contre mon langage ; si nous combattons à outrance contre ce pays, il sera détruit et nous ne serons pas exempts d'inquiétudes. Ce sera pour le roi et pour nous un grand avantage. »

Le marzban ne voulut pas l'écouter, parce qu'il professait avec un grand amour la religion perse. Dès lors il s'efforça d'attirer à lui les uns par de l'argent, les autres par des flatteries, des menaces terribles, et, en les effrayant, il terrifiait le peuple. Il augmenta la splendeur des banquets de chaque jour, prolongea les heures de débauche, passa des nuits dans l'orgie et les danses lascives, cherchant à rendre agréables à quelques-uns la musique et les chants des infidèles, et il louait. les ordres du roi. Il avait rapporté de la cour de grandes richesses et il corrompait nombre de gens avec de l'or, des présents, des honneurs. Il séduisait les esprits simples et se les attirait par la ruse.

Voyant cela, les saints évêques consternés s'excitèrent à une union plus étroite et, très habilement, divisèrent l'armée en deux partis. Sachant que le prince impie de Siounie avait l'âme ulcérée de plaies mortelles, ils s'en éloignèrent, en l'évitant et en le fuyant. Une nuit qu'ils tenaient conseil avec tout le clergé, ils y appelèrent le général en chef des troupes — Vartan le Mamigonien ; — ils l'interrogèrent, l'éprouvèrent et connurent sa ferme résolution, car il n'avait aucunement abandonné l'amour

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du Christ. Tous ensemble prièrent pour lui et le reçurent à la communion. Par lui, beaucoup de ceux qui s'étaient éloignée furent gagnés à la première union ; ils y vinrent et on rassembla une forte troupe de gens en armes. Ainsi, ils s'éloignèrent de plus en plus des mages, de leur chef et de l'impie Vasag.

Celui-ci excita de plus en plus le chef des mages et se rendit si bien maître de son esprit qu'il l'empêcha de prévoir l'issue des événements. Il mit des mages dans toutes les maisons des satrapes, prépara de somptueux festins, sacrifia des animaux destinés à être mangés, donna en nourriture aux baptisés de la chair immolée et leur fit adorer le Soleil. Lorsque cette odieuse profanation commença à s'étendre au pays entier, les femmes même des soldats eurent l'audace, un jour, d'éteindre les lumières de l'église et de déchirer les vêtements des religieuses.

A la vue de ces désordres, tous les saints évêques réunis se présentèrent à la demeure du général en chef où étaient campés les soldats arméniens et ils y pénétrèrent sans demander l'autorisation ; alors ils dirent : « Nous vous supplions tous par le saint Évangile : si le marzban et le chef des mages commettent ces exécrables infamies, d'accord avec vous, coupez nos têtes et emparez-vous de l'église. Mais s'ils font le mal sans votre assentiment, qu'on leur en fasse porter la peine aujourd'hui même. »

Ceux qui se trouvaient dans la maison du général se levèrent et dirent tous ensemble à Dieu : « Toi, Seigneur, qui scrutes tous nos coeurs, tu n'as que faire du témoignage des hommes, nous ne sommes pas détachés de toi par le coeur, tu le sais ; mais aujourd'hui juge-nous suivant nos péchés. Si nous tenons ferme dans la foi du saint Évangile, toi, Seigneur, viens à notre aide et re-mets entre nos mains les ennemis de la vérité pour en faire ce que nous voudrons. »

Cela dit, ils courbèrent la tête jusqu'à terre et ils

 

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furent bénis de l'Évangile et des évêques. Un des satrapes qui se trouvait là, bien qu'il fût de leur parti, ne s'unit pas à eux dans ce solennel témoignage, il fut lapidé sur l'heure par ses compagnons. Un grand trouble agita alors les esprits.

Tous, indignés, brûlants de zèle, sentaient battre leur coeur à la pensée de tout ce qu'ils avaient vu. Ils méprisèrent les ordres du roi, oublièrent ses présents, coururent aux armes, et la nuit se passa en préparatifs de combat. A l'aube, l'armée se partagea en trois corps et entra en campagne. Premier corps, à l'est; deuxième corps, à l'ouest; troisième corps, au nord. Entourant le gros de l'armée perse, ils firent porter l'attaque sur le centre et y tuèrent beaucoup de monde ; on fit prisonniers de grands personnages et on les envoya dans des forteresses. Puis on charria en un même lieu tout le butin et les débris du camp et on les conserva, comme si on en eût reçu l'ordre du roi.

Le marzban se trouvait au nombre des prisonniers ; il s'unit aux Arméniens, jurant de tenir son serment, se repentant de s'être séparé d'eux, et, en signe de pénitence, il se jeta aux pieds des saints évêques, les embrassa avec tendresse, les conjurant de ne pas le repousser avec mépris. Deux ou trois fois il jura sur l'Évangile en présence de la multitude. Il répétait et renouvelait son serment, le confirmait sur l'Évangile, priait qu'on laissât le soin de la vengeance à Dieu et qu'on ne le fit pas mourir sur une condamnation des hommes. Eux, convaincus de son hypocrisie, et de son retour à ses fautes anciennes [dès qu'il le pourrait], laissèrent sa condamnation au saint Evangile.

« Ceux qui étaient venus piller les trésors de l'Église se présentèrent malgré eux avec leur butin, et s'abandonnèrent à la discrétion des saints évêques et des soldats. On déchira l'édit du roi en signe de mépris, et comme on

 

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avait triomphé par la vertu de Dieu, les hommes, les femmes et tout le peuple, rendant grâces, disaient : « Nous sommes prêts à la persécution, à la mort et à toutes les tortures pour les saintes églises que nos pères ont fondées en l'honneur de la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par laquelle nous fûmes créés de nouveau pour l'unique espérance de la foi, par le baptême de Jésus-Christ. Aussi voulons-nous renouveler nos âmes par les tourments et par le sang, puisque nous reconnaissons pour père le saint Evangile et pour mère l'Eglise catholique et apostolique, et nul, même en soulevant de perfides obstacles, ne nous séparera d'eux. »

Dès ce moment, le maître se montrait l'égal du serviteur, le noble n'affichait pas plus d'aisance que le pauvre ; ni l'un ni l'autre ne semblaient devoir faiblir dans leur constance. Une seule préoccupation remplissait tous les coeurs, hommes, femmes, vieillards, enfants, tous ceux enfin qui étaient unis dans le Christ ; car tous avaient revêtu la même armure, l'unique cuirasse de la foi, par les enseignements du Christ ; les hommes et les femmes s'étaient ceint les reins de la ceinture de vérité.

« On méprisait l'or, nul ne faisait usage de l'argent, ils le dédaignaient et ne se souciaient pas plus des vêtements précieux qui étaient une marque d'honneur. Ceux qui possédaient les biens, les tenaient pour des choses sans valeur, ils se regardaient comme morts et se préparaient une sépulture, estimant que la vie est une mort et que la mort est la véritable vie. On les entendait répéter souvent: « Mourons en héros, ayons-en le nom et la renommée, afin que le Christ vive en nous, lui qui peut sans peine raviver la poussière et rendre à chacun suivant ses oeuvres. » Par ces paroles et bien d'autres encore ils s'encourageaient, les soldats fourbissaient leurs armures, les fidèles priaient, les gens mortifiés se livraient au jeûne et à l'abstinence. Jour et nuit la voix des ministres retentissait

 

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au son des hymnes sacrés; on n'interrompait plus la lecture des livres saints, et ceux qui les expliquaient distribuaient sans cesse la consolation de la doctrine céleste. Ce fut en ce temps qu'ils assaillirent de nouveau les châteaux et les bourgs que les Perses occupaient çà et là, ils les renversèrent et les détruisirent. D'abord ce fut le tour de la grande ville d'Ardaschad avec ses faubourgs, puis, les forteresses inaccessibles de Karin, d'Ani, d'Ardakers et leurs bourgs ; Ergaïnort, Arhin et leurs faubourgs ; Partzrapoul, Khoranisd, Dzakhanisd, Oghagan, localité bien fortifiée, et avec elles, leurs villages ; Arpauela, le bourg de Van avec ses bourgs, Kréal, Goboïd, Orod et Vasagaschad.

Toutes ces villes, avec leurs villages et dépendances, avec les soldats et les chefs qui les gardaient, furent pris dans la même année et démantelés, les habitants emmenés en captivité, leurs biens enlevés, leurs maisons détruites ; celles des ministres et des adrouschan incendiées; on purifiait les lieux profanés par l'idolâtrie, on s'emparait des temples, des ornements qu'on enlevait et déposait dans la sainte église et, par le moyen des prêtres, on les consacrait au service de l'autel. On dressa la croix au lieu où s'accomplissaient les infamies du culte païen partout aboli, on dressait un autel et on y célébrait le sacrement vivifiant. On rétablissait dans ces localités les ministres et les prêtres, et toute la terre se réjouissait dans une ferme espérance.

Tandis qu'ils accomplissaient avec ce zèle ces entreprises héroïques, on reconnaissait en eux la grâce divine, en sorte que quelques soldats arméniens de la partie orientale du pays, sans en avoir reçu l'ordre, envahirent la province d'Adherbadagan, faisant de grands dommages, prenant, renversant, détruisant beaucoup d'adrouschan. Les soldats se jetèrent sur ceux qui se trouvaient dans les grandes forteresses en faisant le signe de

 

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la croix. Il y eut deux châteaux forts qui s'écroulèrent sans que personne y eût touché ; en sorte que les gens du pays, terrifiés par ce prodige, incendièrent les adrouschan de leurs propres mains et abjurant le magisme confessèrent l'Évangile.

Les troupes obtinrent aussi de grands succès, parce que là où il n'y avait plus d'espérance, et alors qu'on invoquait le nom de Dieu, [les ennemis] étaient saisis d'un grand effroi, et chacun racontait à son voisin des visions nouvelles et merveilleuses. Les étoiles brillaient au ciel plus éclatantes que d'ordinaire, et tous les enfants du pays s'armaient de courage comme des guerriers.

Quelques jours après, le général en chef des Aghouank arriva avec le saint évêque de la province et, haranguant ses soldats, il leur disait : « L'armée perse qui est dans le pays des Huns est de retour ; elle est entrée dans notre province avec beaucoup de cavalerie de la Porte. En outre, ayant amené avec elle trois cents docteurs mages, ils ont semé la division dans le pays et attiré à eux un grand nombre de gens. Ils voulaient s'emparer de l'église, et par ordre du roi, ils disaient: Si vous acceptez spontanément la religion, le roi vous accordera des présents et des honneurs et la cour vous exemptera de tributs. Mais si vous ne la recevez pas volontiers, nous avons l'autorisation de dresser des adrouschan dans les villes et dans les campagnes, d'y allumer le feu de Vram et d'y établir des mages et des chefs mages comme juges de tout votre pays. Si quelque téméraire s'y oppose, il sera mis à mort, sa femme et ses enfants seront esclaves de la cour royale.

En apprenant cette triste nouvelle, l'armée arménienne ne perdit pas courage. On assembla de nouveau tous les gens du pays. On les encouragea, on les congédia afin d'essayer de les abuser et d'empêcher leurs perfides projets, en usant d'artifice, afin qu'ils ne se

 

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saisissent point des membres de leur saint clergé. S'étant ensuite remis en conseil, ils cherchèrent à conjurer les événements par la force de Dieu.

Dans le même temps ils envoyèrent dans le pays des Orientaux un des grands satrapes, Adom, de la maison des Kénouni, pour donner avis de toutes les perfides résolutions du roi d'Orient et déclarer que, dans leur ferme résolution, ils avaient, par leurs actes, foulé aux pieds l'ordre odieux du roi et mis à mort un grand nombre de mages. Ils imploraient aussi leur secours efficace et promettaient de se soumettre à eux, s'ils le désiraient. Voici la copie de la lettre qu'ils envoyèrent à l'empereur Théodose :

« Joseph, évêque, avec un grand nombre de ses évêques et toutes les troupes arméniennes ; Vasag marzban et Nerschapouh Remposian avec les généraux et tous les grands satrapes, à l'illustre empereur Théodose; salut encore à toi et à toutes tes troupes ! Tu domines la terre et la mer par ta bonté magnanime, et il n'y a personne au monde qui s'oppose à ton invincible puissance. Nous possédons des témoignages irréfragables que tes valeureux ancêtres, maîtres de l'Europe, s'avancèrent et s'emparèrent des régions asiatiques depuis les frontières de Seres jusqu'aux contrées de Gaderon, et aucun rebelle ne s'est soustrait à leur domination.

« Ils se plaisaient à désigner l'Arménie comme une possession chère et délicieuse, parmi celles de leur immense empire. C'est pourquoi, en souvenir de son ancienne affection, notre roi Tiridate, dès son enfance, et afin d'échapper à ses oncles cruels et parricides, fut élevé chez les Grecs, puis, reconnu roi par vous, il reconquit l'héritage paternel. Il reçut en même temps la foi du Christ par l'intermédiaire du saint archevêque de Rome qui avait illuminé les contrées ténébreuses du Nord. Maintenant les fils égarés de l'Orient veulent nous enlever notre

 

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foi; mais nous, pleins de confiance dans ta vaillance et ta générosité, nous avons déjà résisté à leurs ordres et nous sommes encore disposés à le faire. Mieux vaut mourir en servant Dieu que de vivre en apostasiant. Si tu veux nous protéger, nous obtiendrons une double vie et nous éviterons la mort. Pourtant, si tu tardes encore, la violence de cet incendie se communiquera peut-être à beaucoup d'autres provinces. »

Lorsque cette lettre suppliante eut été présentée et lue au grand empereur, on chercha et on consulta beaucoup de livres contenant d'anciens documents, et on y trouva ce même pacte d'alliance. Or, tandis que le bienheureux Théodose prenait l'avis de tout le sénat et voulait terminer les choses pacifiquement, — il s'y était intéressé de tout coeur, afin que les églises des Orientaux ne fussent pas saccagées par des païens odieux, — tout à coup il arriva au terme de sa vie. Sa mort eut un funeste résultat sur le secours qu'il avait promis.

L'empereur Marcien lui succéda. Cédant aux perfides conseils du général Anatole et du Syrien Ephlalios (Eulalius), hommes vils, iniques et sans religion, il refusa l'alliance des croyants qui avaient résisté de tout leur pouvoir à la perversité des païens. Ce prince pusillanime préférait conserver l'alliance des païens, pour maintenir la paix terrestre, plutôt que de secourir les chrétiens par ses armes. Il envoya en hâte cet Ephlalios au roi de Perse, et s'engagea par traité à ne point secourir les Arméniens de ses armées, ni même à leur envoyer des armes ni quoi que ce soit.

Les choses ainsi arrangées et tout espoir de secours disparu, les saints évêques reprirent un nouveau courage et enflammèrent le zèle des soldats. Bien que songeant à leur faiblesse et à l'alliance des souverains, ils ne se laissèrent point abattre et s'armèrent de courage, répétant leur première résolution : « Nous sommes décidés

 

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à combattre et à mourir. Il est facile à Dieu de re-pousser avec une poignée d'hommes les efforts d'un grand nombre et de faire de grandes choses avec des moyens insuffisants. »

Bien que n'ayant ni roi pour chef, ni aucun étranger pour allié, néanmoins par le seul sentiment du courage et par les consolations des saints docteurs, ils se réunirent aux troupes des satrapes de chaque famille et ils arrivèrent promptement au rendez-vous fixé avec beaucoup d'autres cavaliers de l'ancienne cour. Ils partagèrent ensuite toute l'armée en trois corps : 1er corps, sous Nerschapouh Remposian, chargé de la défense du pays près des confins de l'Adherbadagan ; 2e corps, sous Vartan, général des Arméniens, devant se porter sur les confins des Ibères contre le marzban de Djor, venu pour ruiner les églises des Aghouank; 3e corps, sous Vasag, prince de Siounie, qui intérieurement n'avait jamais renoncé au culte des païens.

Vasag s'entoura de ceux dont il savait la foi vacillante : le prince des Bagratides avec ses troupes, le prince des Khorkhorouni, le prince des Abahouni, le prince du Vahévouni, le prince des Balouni, le prince des Kapèlénian, le prince d'Ourdz, chacun avec ses troupes. Il attira à lui d'autres soldats de la maison royale et quelques nobles des autres maisons. Par une infâme trahison, il se retira dans les forteresses de son domaine, et il pénétra adroitement, par une insigne hypocrisie, au mi-lieu des troupes perses pour inquiéter le pays des Aghouank.

Pendant ce temps, il expédiait en hâte, de sa retraite bien fortifiée, des courriers à l'armée perse : « Voici que j'ai rompu l'union du clergé arménien ; j'ai fait diviser l'armée en trois corps : le 1er, je l'ai fait partir pour le pays de Her et Zaravant ; le 2e est en mon pouvoir et je ne lui laisse point la liberté de nuire aux troupes du roi.

 

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Ensuite, j'ai fait disperser dans le pays tous les guerriers qui se trouvent dans cette contrée. Le 3e corps, qui est faible et peu nombreux, je l'ai confié à Vartan dans l'Aghouank. Avance-toi bravement contre lui et ne crains pas d'en venir aux mains; je sais qu'il sera mis en déroute par tes prouesses. »

Il écrivit ceci au marzbart Lépoukhd, qui, en l'apprenant et sachant que le général des Arméniens marchait à sa rencontre avec une troupe peu nombreuse, quitta le pays de Djor, rassembla son armée, traversa le grand fleuve Cyrus (Gour), et se porta à sa rencontre dans des Ibères en face de la ville de Khaghkhagh, résidence d'hiver des rois Aghouank. Il établit sous la protection de la ville et autour d'elle un camp retranché ; les soldats, préparant leurs armes, s'animèrent au combat qu'ils allaient avoir à livrer à l'armée arménienne.

L'intrépide Vartan et les troupes du 2e corps, voyant les dispositions de la formidable armée des païens, s’aperçurent alors à quel point ils étaient inférieurs en nombre. Cependant, bien qu'ils fussent moins nombreux, ils ne furent pas émus par la multitude de leurs ennemis et tous ensemble levèrent les mains au ciel et dirent : « Juge, ô Seigneur, ceux qui jugent ; combats contre ceux qui nous combattent ; défends-nous avec tes armes et ton bouclier ; mets en déroute et renverse la multitude de ces impies. Devant le grand étendard de ta rédemption, dissipe et brise l'union injuste de tes ennemis ; donne à nous, qui sommes en si petit nombre, la gloire de la victoire sur cette innombrable multitude. Nous ne sollicitons pas cette faveur par ambition de la gloire pour de stériles mérites, ni par avarice pour obtenir une grandeur passagère, mais pour que tous ceux qui obéissent à l'Évangile, reconnaissent et sachent que tu es le Seigneur de la vie et de la mort et que le triomphe et la défaite sont dans ta main. Nous sommes prêts à mourir pour ton

 

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amour ; mais, si nous pouvons les anéantir, nous serons les vengeurs de la vérité. »

Là-dessus, on forma la troupe et on donna l'assaut. Ayant culbuté l'aile droite, les Arméniens tombèrent sur l'aile gauche, tuant tout et mettant l'ennemi en fuite jusque dans les forêts situées sur les rives profondes du fleuve Lophnos. Là, quelques seigneurs de race royale résistèrent au roi de Paghassagan, et désarçonnèrent un des satrapes arméniens de la race de Timaksian ; puis ils tuèrent Mouschet et blessèrent Kazrig.

Pendant ce temps, Arschavir Arscharouni, observant les affaires, rugit comme un lion et bondit comme un sanglier. Il frappa et tua le brave Vourg, frère du roi des Lephin, et massacra beaucoup des gens de sa suite. Il fit mordre la poussière à beaucoup d'hommes valeureux ; mais le fleuve noya plus de soldats que l'épée n'en avait tué et la terre reçu. La multitude de cadavres gisant de tous côtés changea l'eau du fleuve en sang, on ne trouva pas un seul ennemi caché dans les fourrés de la plaine. Cependant un soldat de l'armée ennemie, traversant le fleuve à cheval et tout équipé, porta la nouvelle de cette défaite à ce qui restait de l'armée.

Les soldats arméniens, cessant le combat, vinrent dépouiller les morts, recueillir le butin, détrousser les cadavres, ramasser beaucoup d'or et d'argent, des armes, des ornements de personnages de marque et de chevaux. Ils attaquèrent ensuite les châteaux et les villes que les Perses possédaient dans le pays des Aghouank. Combattant avec ardeur, ils incendièrent les retraites bien défendues, tuèrent nombre de mages venus pour ruiner la contrée et passèrent au fil de l'épée tous ceux qu'ils rencontrèrent dans les bois, laissant leurs corps en pâture aux oiseaux de proie et aux bêtes féroces. Ils purifièrent les lieux où se trouvaient des victimes immondes et affranchirent

 

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les églises, qui furent délivrées d'incalculables persécutions.

Beaucoup de satrapes et de gens du pays d'Aghouank qui, pour le nom de Dieu, étaient dispersés dans les cachettes du mont Gabgoh, en voyant le succès dont Dieu avait favorisé l'armée arménienne, se rassemblèrent et se réunirent aux soldats, et s'étant unis et alliés entre eux, ils participèrent à l'oeuvre de la délivrance. Ensuite ils se portèrent dans les défilés des montagnes des Huns que les Perses occupaient fortement. Ils prirent et ruinèrent les fortifications du défilé, mirent en déroute les soldats de la garnison et confièrent le passage à Vahan, de la famille des rois Aghouank. Dans tous ces combats personne ne fut blessé, excepté un bienheureux qui termina sa vie en martyr — Mousch Timaksian — dans cette grande bataille.

Aussitôt après, les Arméniens envoyèrent de cet endroit celui à qui était confiée la garde du défilé, comme ambassadeur dans le pays des Huns et chez beaucoup d'autres peuplades barbares, alliées des Huns, afin qu'on s'engageât de part et d'autre et qu'on signât un traité d'alliance indissoluble. Ces peuples, en entendant toutes ces communications, accoururent aussitôt et furent témoins de la victoire remportée. Ils s'empressèrent d'accepter ce traité, en prêtant serment suivant leur religion : ils reçurent également celui des chrétiens, qui [jurèrent] de garder fidèlement l'alliance.

Cela fait et les Arméniens paisiblement établis dans ce pays, il arriva d'Arménie un courrier porteur de tristes nouvelles. Il se frappait le front, déchirait ses vêtements et disait : « Désertant la religion chrétienne, Vasag a ruiné beaucoup de localités d'Arménie, particulièrement les résidences royales d'hiver dans lesquelles on tient garnison : Karni, Eramon, Treshanaguerd, magnifique construction, Vartanaschad, le fort d'Oschagau,

 

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Parakhod, Artiau, le bourg de Govasch, Aroudj, Aschnag et tout le pied d'Arakadz, la province d'Ardaschad avec sa capitale Ardaschad, tous les villages et les bourgs qui l'environnent, prenant, dévastant, incendiant, mettant en fuite vos familles et les expulsant de leurs propres maisons. Il s'est emparé des saintes églises, il a emprisonné les familles des clercs et il a enchaîné et emprisonné ceux-ci.

« Quant à lui, il parcourt le pays avec ses troupes pour le ravager et le saccager. L'armée, qui était dans l'Adherbadazan, n'arriva pas pour secourir les habitants dans l'intérieur du pays : les soldats qui étaient là, fuyant le traître, sont allés sur les frontières de la province, mais ils conservent avec vous le pacte d'union pour l'amour du Christ. Quant à ceux qui étaient avec Vasag, les uns ont déserté leurs postes, mais beaucoup d'autres ont été séduits par sa perversité.

On leva le camp pour rentrer en hâte en Arménie avec un butin considérable et de grandes richesses. Les soldats chantaient :

 

Célébrez le Seigneur parce qu'il est bon,

Parce que sa miséricorde est éternelle.

Il a frappé les grands

Et anéanti les princes valeureux.

Parce qu'il est bon,

Parce que sa miséricorde est éternelle.

 

Chantant ce psaume jusqu'à la fin et le terminant par des prières, ils glorifiaient la sainte Trinité. Cependant Vartan veillait sur l'armée, formait l'avant-garde, l'arrière-garde, les flancs-garde ; ainsi on arriva sains et saufs, en trente jours, près des frontières de la patrie.

On raconta à l'apostat Vasag et aux princes qui étaient avec lui les faits d'armes du 2e corps dans le pays des Aghouank et l'alliance avec les Huns. Avant d'en venir aux mains avec eux, il fuyait la nuit dans les lieux fortifiés

 

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de ses domaines, et avec tant de hâte que, malgré lui, il abandonna les prisonniers et le butin enlevés dans la province d'Ararat.

Cependant, l'hiver étant arrivé et l'ennemi ayant épuisé les subsistances, Vartan ne pouvait nourrir ses soldats rassemblés. Il les dispersa pour vivre et les mit en quartiers d'hiver, avec ordre de préparer les armes pour le printemps ; il garda auprès de lui, en qualité d'auxiliaires, quelques soldats et les principaux satrapes, et il employait ses forces à se maintenir dans les résidences royales. Ensuite il envoya de nombreuses troupes dans la province de Siounie, soumit et subjugua beaucoup de cantons et réduisit à une telle détresse Vasag et son entourage, que torturés par la faim ils se contentaient d'âne et de cheval crevés pour leur nourriture.

D'autres malheurs fondirent encore sur l'apostat, tellement que l'assemblée des saints évêques et de tout le clergé s'apitoyait sur des tourments si cruels. En effet, des hommes et de faibles femmes s'en allaient nu-pieds, des enfants étaient brisés contre les pierres et abandonnés le long de la route.

En souvenir des succès remportés par ceux qui craignaient Dieu, les évêques et les prêtres ordonnèrent des jeûnes et des prières pendant tout le mois de Khaghotz (mi-décembre-mi-janvier) et la célébration d'une fête en commémoration de la victoire obtenue le jour de l'Epiphanie, afin que ce grand souvenir fût à jamais attaché à l'éternelle fête divine. Les saints évêques écrivirent aussi quelle protection Dieu avait providentiellement accordée à l'Arménie et ils envoyèrent cet écrit dans le pays des Grecs, à Constantinople, au saint clergé, afin qu'eux aussi, en adressant à Dieu des prières, lui demandassent [pour les Arméniens] d'achever [leur tâche] comme ils l'avaient commencée.

Ayant mis en liberté un des principaux prisonniers

 

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perses en le faisant comparaître devant les satrapes, ils s'entretinrent avec lui et lui exposèrent tous les malheurs arrivés, soit par la dévastation des provinces, soit par le massacre des troupes royales, soit enfin par toutes les autres circonstances qui devaient surgir. En lui exposant toutes ces choses, on rapprochait les accusations des deux partis, celles des croyants et celles des apostats ; comment les premiers avaient été injustement et sans raison tourmentés afin de les éloigner de la foi de leurs pères ; la trahison du rebelle Vasag ; comment il avait trompé le roi en engageant la parole des Arméniens qui auraient embrassé le magisme ; comment enfin, tandis que personne ne s'était engagé avec lui verbalement, il les avait trompés de sa propre volonté.

Quand on lui eut fait comprendre toutes ces choses, on l'envoya en Perse comme ambassadeur, afin qu'il défendît les frères et qu'il trouvât le moyen de les sauver de la tribulation.

Ces premières et tristes nouvelles étaient déjà parvenues à la cour par l'impie Vasag ; il annonçait la déroute des troupes royales et faisait retomber le poids de l'accusation sur le saint clergé de l'Eglise. Ce perfide ne visait qu'à séparer les évêques et les satrapes, mais il n'avait pas songé à ce que l'on peut voir dans l'ordre naturel, c'est-à-dire que, pour un temps donné, l'âme et le corps se désunissent, mais qu'un semblable phénomène ne peut pas se produire chez ceux qui, pour l'amour de Dieu, sont unis entre eux.

Cependant Vasag, s'étant rendu dans la résidence d'hiver, raconta tous ces événements devant le roi ; il l'émut et l'effraya à un tel point qu'il perdit tout son courage, d'autant plus qu'il était revenu de sa campagne d'Orient plutôt avec déshonneur qu'avec gloire. Lorsque les faits furent confirmés par le dernier ambassadeur, il rejeta

 

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sur ses conseillers tout l'insuccès de ses entreprises ; cependant il modéra sa colère ; aussi les perfides conseillers qui excitaient son impiété eurent la bouche fermée. Il s'humilia dans son orgueil altier et changea les dispositions de son coeur aigri en des sentiments plus humains. Il fit un retour sur lui-même, se reconnut plein de faiblesse et comprit qu'il ne pouvait exécuter tout ce s'il voulait entreprendre. Il calma sa colère, retint ses cris, et celui qui, à haute voix, faisait trembler par ses emportements terribles ceux qui étaient proches et ceux qui étaient éloignés, commença à employer avec tout le monde de douces et flatteuses paroles. Il dit : « Quel dommage ai-je commis? Quel malheur ai-je fait éprouver aux peuples, aux langues ou aux individus ? N'existe-t-il pas beaucoup de sectes dans l'empire des Arik, et ces cultes ne sont-ils pas publics ? Qui donc les a contraints ou forcés à se convertir uniquement à la religion des mages ? Ceux surtout qui professent la foi chrétienne, plus ils ont été attachés ou sincères dans leur religion, plus ils nous ont paru meilleurs que tous les autres sectaires. Personne ne peut trouver une tache dans leur parfaite religion, et même je la regarde comme semblable et égale à celle des mages ; c'est pourquoi elle était respectée déjà sous le règne de mon père qui était assis sur ce trône majestueux.

«Quand ensuite le roi se mit à examiner et à contre à fond toutes les religions et qu'il les eut complètement approfondies, il trouva celle des chrétiens plus sublime qu'aucune autre. C'est pourquoi les ayant nés et honorés, ils furent admis à la Porte royale, comblés de présents magnifiques, et ils pouvaient parcourir librement tout le pays. Ceux qui étaient à tête des chrétiens et qu'on appelle évêques, recevaient présents et honneurs comme les fidèles osdigans. Il leur recommandait les provinces éloignées et il n'y

 

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avait jamais aucun conflit dans les affaires de l'Etat.

« Cependant vous ne vous êtes jamais souvenu de ceci, mais vous m'avez toujours fatigué les oreilles en proférant beaucoup de méchancetés contre eux. Voyez ! vous m'avez fait agir comme je ne le voulais pas, et il en est arrivé de grands dommages sur les territoires des deux implacables ennemis. Nous-même, dans une contrée reculée, nous n'avons obtenu aucun succès militaire, et vous, ici même, dans mes domaines, vous avez suscité des combats dont l'issue sera pire peut-être que si nous combattions avec des ennemis étrangers. » Il ajouta encore d'autres choses aux grands et il imputait la cause des dommages au chef des mages et aux mages. Tous les grands et les satrapes qui avaient rang à la cour, en entendant ce perfide langage, baissaient la tête et regardaient la terre. Cependant quelques-uns, voulant convaincre le roi, lui dirent : « Roi valeureux, tu as dit la vérité, tu peux maintenant nous humilier avec raison. Qui pourrait s'opposer à ta volonté, puisqu'il t'a été accordé par les dieux d'agir en tout comme tu l'entends ? Ne tourmente pas ton esprit et n'afflige pas nos âmes ; peut-être les choses seront-elles faciles à exécuter. Gagne du temps et arrache-leur de nouveau la foi chrétienne, car de cette manière tu convaincras les rebelles. »

Ce discours plut au roi, qui manda aussitôt en sa présence tous ceux, à quelque nation qu'ils appartinssent, qui professaient le christianisme et servaient dans l'armée. Il défendit expressément à chacun d'eux d'adorer Dieu en public; il persécuta ceux qui refusèrent d’obéir et leur prohiba tout culte extérieur. Il contraignit quelques-uns à adorer le soleil et fit prendre le deuil à tous les soldats. Il ordonna ce même jour qu'ils restassent libres de garder leur religion chrétienne suivant son premier ordre.

Cependant ceux qui s'étaient rendus coupables

 

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d'apostasie, ne voulaient pas venir effrontément se mêler aux pratiques du christianisme. Mais le roi ordonna qu'on les prît de force, qu'on les menât à leur église, et il engagea les prêtres à agir envers eux comme il fallait suivant leurs coutumes. Il accorda de nouveau à chacun d'eux. les gages qui avaient été supprimés et il ordonna qu'ils reprissent leurs places dans les festins. Il ne les excluait pas de la cour, car il les replaça de nouveau dans le rang qu'ils occupaient primitivement. Il s'humiliait et s'entretenait affectueusement avec eux, suivant sa première habitude.

Ayant accompli et ordonné tout ce qui vient d'être dit, il expédia dans toutes les provinces de son obéissance un édit de pardon aux chrétiens. « Si quelqu'un est enchaîné, qu'il en soit délivré par ordre royal ; si on lui a enlevé ses biens, qu'on les lui rende. Qu'on agisse de même pour les propriétés paternelles, soit octroyées, soit achetées, soit dérobées ; nous avons déjà ordonné qu'elles soient rendues. » Lorsqu'il leur eut fait savoir toutes ses volontés, il exigea un témoignage de fidélité dans le pays d'Arménie et par serment,et il s'engagea lui-même solennellement et avec l'adhésion de tous les grands à oublier entièrement toute vengeance à leur égard : « Comme vous professiez auparavant votre religion ouvertement, dorénavant faites de même ; seulement ne vous révoltez plus contre notre souveraineté. » Le roi dit et adressa ces lettres à l'Arménie et à beaucoup d'autres contrées qui professaient la religion chrétienne. Ensuite, ourdissant secrètement une trame, il envoya en hâte des ambassadeurs à l'empereur Marcien. S'étant assuré que les Grecs ne voulaient pas secourir les chrétiens, soit en envoyant des troupes, soit par tout autre moyen, le roi revint de nouveau à ses premiers projets de perfidie. C'est pourquoi il faisait ordonner par ses ministres l'exécution des ordres et il pensait qu'ils les

 

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rempliraient en suivant ses premières prescriptions.

Quoique les Arméniens eussent reçu l'édit contenant les trompeuses promesses du roi qui, en apparence, leur donnait l'espoir de la vie et, en réalité, l'amertume de la mort, ils s'étonnaient néanmoins de la perfidie de ses desseins et ils se disaient : « Quel rusé impudent ! deux ou trois fois mis à l'épreuve, il n'a retiré que confusion et il n'en a pas honte. Il sait notre union indissoluble, et il ose, il compte encore vouloir nous décourager dans l'avenir. Maintenant, croirons-nous à cet ordre capricieux ? Quel bien avons-nous vu dans toutes les églises du pays des Perses ? L'homme naturellement pervers ne peut faire aucun bien aux autres ; et celui qui, de lui-même, marche dans les ténèbres, ne peut guider personne avec la lumière de la vérité. Comme la justice ne découle pas de l'iniquité, ni la vérité du mensonge, on ne peut attendre d'un esprit bouleversé l'espérance de la paix. Nous, cependant, avons été délivrés par la vertu de Dieu et confirmés par la foi dans l'espérance du Christ qui est venu et a pris de la sainte Vierge la chair de notre nature, en l'unissant à son inséparable divinité; il supporte en lui-même les tortures dues à nos fautes,et c'est avec ce corps qu'il fut crucifié et enseveli. Etant ressuscité, il apparut à beaucoup de gens et, en présence de ses disciples, il s'éleva vers son Père et s'assit à la droite de sa puissance. Lui-même nous le reconnaissons pour le vrai Dieu et nous attendons qu'il vienne avec la gloire et la vertu de son Père pour ressusciter tous les morts, pour renouveler la jeunesse des créatures et prononcer la sentence éternelle et irrévocable sur les justes et sur les pécheurs.

« Nous n'errons pas comme des enfants ou des ignorants ; l'inexpérience ne nous égare pas, nous sommes prêts à subir toutes les épreuves. Nous prions Dieu et demandons sans cesse à son infinie miséricorde de finir

 

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comme nous avons commencé, avec courage et non avec déshonneur. Car l'Orient et l'Occident savent aussi que vous avez été rebelles à Dieu et que nous avons été injustement et contre tous nos droits condamnés à la mort. Les cieux avec les bienheureux et la terre avec ses habitants nous rendent témoignage que nous n'avons pas même péché par pensée, et au lieu de nous donner des récompenses et de nous faire du bien, vous voulez nous ravir notre vie véritable. Cela est impossible et ne sera jamais ! Croirons-nous donc à la parole indigne de celui qui nous contraignit injustement à apostasier ? Et maintenant, sans avoir fait aucune bonne oeuvre, pourra-t-il nous annoncer de bonnes nouvelles ? Nous ne pouvons aujourd'hui nous fier facilement à la foi simulée de celui qui blasphémait le Christ et le faisait renier aux croyants. Celui qui jurait par sa vaine et trompeuse croyance d'imposer tous ces tourments aux ministres de l'Eglise, nous remercie perfidement aujourd'hui, afin de répandre sur nous toute sa méchanceté. Ne le croyons pas et n'accomplissons point ses ordres mensongers. »

Lorsque le roi fut convaincu qu'il ne pourrait rompre leur inébranlable union, le coeur rempli d'amertume, il éloigna de lui le vieillard dans lequel le démon résidait avec toute sa puissance et qui avait provoqué le grand massacre. Dès l'enfance, sa nourriture favorite était le corps sans tache des saints et son insatiable boisson, le sang des innocents. Il joignait à son iniquité l'ordre de mort et, avec cet ordre, il rassemblait beaucoup de troupes de toutes les provinces et il envoyait aussi beaucoup d'éléphants.

Arrivé près des frontières de l'Arménie, il entra dans la ville de Phaïdagaran et dispersa ses soldats autour de la place, pour dissimuler les préparatifs de sa perfidie. L'ancien dragon pénétrant avec son venin dans la forteresse se cachait avec un mélange d'audace et d'hypocrisie,

 

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menaçait d'une voix terrible ceux qui étaient éloignés et encourageait ceux qui étaient près en s'insinuant comme un serpent. Il se nommait Mihr-Nersèh ; il était prince et commandant suprême de toutes les possessions perses, et nul ne pouvait s'opposer à lui. Non seulement les grands et les petits, mais le roi lui-même recevait ses conseils, et il lui avait fait entreprendre des expéditions malheureuses.

 

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CHAPITRE QUATRIÈME — DE LA DÉFECTION DU PRINCE DE SIOUNIE ET DE SES ADHÉRENTS IMPIES.

 

J'ai raconté jusqu'ici les infortunes que l'arrivée des étrangers attira à notre nation ; ce n'est pas qu'on tuât beaucoup des nôtres, nous en fîmes périr un plus grand nombre des leurs,parce qu'alors nous étions unis et alliés, et bien que quelques-uns dissimulassent leur hypocrisie, l'union paraissait néanmoins formidable aux ennemis qui, pendant deux ou trois campagnes, ne purent nous tenir tête. Mais avec la discorde, l'union s'est affaiblie et la vertu céleste s'est éloignée.

Ceci arrivant chez les plus braves provoqua un vrai désespoir. En effet, si on dispersait les membres de notre corps sanctifié, chacun à cette vue ne pourrait retenir ses larmes ; ainsi s'attristerait-on bien plus sur celui qui est mort en corps et en âme. Et si cela avait lieu pour un seul, combien l'effet ne serait-il pas plus grand lorsqu'au lieu d'un homme il s'agirait d'un peuple ? Nous ne nous plaignons pas cependant pour un seul peuple, mais pour plusieurs ; j'en parlerai plus tard, avec ordre, mais non sans trouble. Voici que, malgré moi, je raconte les vicissitudes de bien des gens; comment plusieurs perdirent la vie véritable et la firent perdre à beaucoup d'autres, et

 

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plusieurs perdirent la vie terrestre, tandis que d'autres perdaient la terrestre et la céleste, ce qui est plus grave. Dieu seul peut fermer la porte de la perdition, mais eux l'ouvrirent en franchissant les bornes des forces humaines. L'impie Mihr-Nersèh sachant, à n'en pas douter, la perfidie de Vasag, le fit mander près de lui. Vasag, s'étant déjà séparé de l'union des Arméniens, se rendit à cet appel, assura Mihr-Nersèh de sa fidélité et de la rébellion injuste des Arméniens. Il exagéra les faits et gestes de ceux-ci en vue de s'emparer de l'esprit de l'impie.

Ce dernier blâmait fort Vasag, mais n'en laissait rien voir; il l'accablait au contraire de présents et d'éloges. Il lui promit d'étendre son pouvoir, lui laissa entrevoir même l'accès du trône, s'il parvenait à rompre l'union du clergé arménien et à exécuter les ordres du roi.

Vasag ayant réussi et voyant que le vieillard aigri était découragé et n'avait plus la fermeté de ceux qui formaient l'union, s'en réjouit et songea à les gagner tous, afin de les perdre tous éternellement. Il était habile et savait bien qu'il s'était éloigné de lui-même de l'Eglise, qu'il s'était détaché et privé de l'amour du Christ. Depuis lors il oublia l'Incarnation et la prédication de l'Evangile, méprisa les menaces et négligea l'espérance. Il renia son baptême et l'Esprit-Saint, méprisa le corps du Sauveur qui l'avait sanctifié et le sang qui lui avait remis ses péchés. Il effaça le caractère de son adoption et brisa de ses mains l'anneau du sceau inviolable. Il fut rejeté du nombre des élus et beaucoup le suivirent. Il étendit la main injustement, se fit idolâtre et devint un vase d'iniquité. Satan l'enveloppa de ruses ; il se mit à son bras comme un bouclier et le couvrit comme un casque ; il fut en somme un des plus fidèles champions. Il disputa insidieusement avec les sages, subtilement avec les savants, ouvertement avec les simples, et spécieusement avec les habiles. Il étendit la main et éloigna beaucoup de gens de la milice

 

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du Christ pour les incorporer à celle du démon. Dans plusieurs endroits il pénétra comme un assassin, s'insinua comme un serpent dans les forteresses et, par la brèche, ravit, saisit, enleva de haute lutte, des nobles, des princes en grand nombre et même quelques prêtres indignes de ce nom.

Voici les noms de ses adhérents :

Ardag, prince des Reschdouni ;

Katisch, prince des Khorkhorouni ;

Kiud, prince des Vahévouni ;

Dir, prince des Pakradouni ;

Manedj, prince des Abahouni ;

Ardèn, prince des Kapelian ;

Endchough, prince d'Agé ;

Nersèh, prince d'Ourdz ;

Varazschapouh, autre prince des Balouni ;

Manèn, noble des Amadouni ; et beaucoup d'hommes distingués, que l'on nomme osdanig à la cour.

Il fit apostasier tout le pays, peuple et clercs, au moyen des prêtres menteurs qui aidaient son iniquité : par exemple, un prêtre appelé Zankag, un autre nommé Pierre, un diacre nommé Sahag. Il les envoyait auprès des gens simples pour les tromper et les railler. Ils juraient par l'Evangile et disaient que le roi permettait à tous l'exercice du christianisme ; ainsi il les faisait sortir de la sainte union et les incorporait à la troupe des apostats.

Il rassembla ensuite tous ceux qu'il avait séduits, en forma un corps de troupes et écrivit au général en chef ; il en désignait plusieurs par leur nom, vantait leur valeur et se louait fort de les avoir attirés à l'apostasie ; enfin il représenta les troupes arméniennes plutôt désunies que d'accord entre elles.

Tout cela lui réussissait ; il finit par rompre l'union des Ibères et des Arméniens, de même celle des Aghouank, et fit révolter la province d'Aghdznik. Il fit aux Grecs des

 

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promesses trompeuses, écrivit une lettre à un certain Vasag, l'un des Mamigoniens au service des Grecs et général de l'Arménie mineure et du corps grec d'observation sur les frontières de Perse [— aux environs d'Erzeroum —] ; par cela même ce Vasag était éloigné des lois de Dieu et le digne collaborateur des épouvantables scélératesses de son homonyme ; ils lièrent amitié par la suite.

Vasag écrivait et répandait le bruit que tous les Arméniens s'étaient associés avec lui et avec l'étranger Vasag, et il le mandait à l'empereur. Il refroidit même à l'égard des Arméniens l'esprit des saints évêques et détourna du clergé tous les soldats grecs, car, grâce à ses prêtres apostats, il séduisait et trompait sous une apparence de sincérité. Il faisait porter la croix et l'Evangile et cachait ainsi ses projets sataniques. Lui-même avec tous les apostats, comptaient parmi les adorateurs du vrai Dieu; il se fortifiait ainsi plus que toutes les armées arméniennes, il jurait, affirmait et montrait même des lettres de pardon venues de la cour.

La province soumise aux Grecs en était très satisfaite et se montrait disposée à l'écouter. Vasag agissait de même dans toutes les localités bien défendues, chez les Dmorik et chez les Gortik, dans l'Artzakh et le pays d'Aghouank, chez les Ibères et dans la Chaldie (Khaghdik) ; il envoyait des nouvelles et les faisait confirmer, afin que ces peuples ne permissent à personne de s'établir chez eux.

Sa perfide conduite et plus encore le temps lui valaient le succès ; aussi il ne se trouva aucun étranger pour secourir les Arméniens, excepté les Huns leurs alliés. II rassembla donc contre eux une nombreuse cavalerie perse, il ferma et condamna les issues de leurs défilés, et fit réclamer un gros renfort à la Porte de Djor. Il réunit et expédia un corps important aux défilés des montagnes

 

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et rassembla l'armée entière de la province des Ibères, les guerriers des Lephin, Djghp, Vad, Kav, Kghouvar, Khersan, Hedjmadag, Phaskh, Phoskh, Phioukhonau et toutes les troupes de Thavasbaran, des endroits montagneux, des plaines et de tous les lieux fortifiés des montagnes. Il gagnait les uns par l'argent, les présents, qu'il distribuait largement aux frais du trésor royal; il effrayait les autres par des menaces au nom du roi. Dès qu'il eut achevé tout au nom du roi, il écrivit chaque jour et tint au courant le général en chef des Perses, caché à Phaïdagaran. Dès ce moment, celui-ci se montra à quelques peuplades, effrayant les unes, achetant les autres. Il manda auprès de lui Vasag et les princes de son entourage et les comblait de présents au nom du roi ; il faisait de même aux soldats. Il n'oubliait pas les prêtres et affirmait que, par leur moyen, il les gagnerait en les détachant de l'union. Enfin le général manifestait sa gratitude aux deux apostats et leur promettait, en cas de victoire, la vie des autres prêtres et un rapport élogieux au roi sur l'ardeur de leur zèle.

Vasag souleva l'Arménie, en sorte qu'il désunit soudain beaucoup de frères, sépara le fils d'avec son père, et sema la division là où régnait la paix. Il avait dans ses domaines deux neveux restés attachés au pacte; il écrivit et les signala à la cour, obtint sur eux le droit de vie et de mort, les chassa et les exila de la contrée, afin qu'ils n'y revinssent plus. Il fit persécuter et chasser tous les moines du pays qui maudissaient son impiété. Il exécuta tous les genres de scélératesse contre la vérité, apprit aux païens impies ce qu'ils ignoraient, c'est-à-dire de quelle manière on pouvait déchristianiser l'Arménie.

Lorsque Mihr-Nersèh vit Vasag si méchant, il se fia encore plus à lui qu'à lui-même. Il demanda et s'assura des effectifs de Vartan et en rappelant qu'ils s'élevaient à 60.000 hommes, il s'informait de la valeur de chacun ;

 

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combien de cuirassiers, combien d'archers armés à la légère, combien de scutaires. Quand il fut instruit, il voulut connaître les noms des chefs, afin d'en opposer trois à chacun d'eux, outre les autres. Il questionna aussi sur les bannières, le nombre de corps, les généraux, quel général commencerait le combat, le nom de chaque cohorte, le nombre des trompettes. Il voulut savoir si l'armée se retrancherait ou si elle camperait en rase campagne, si elle attaquerait corps à corps ou par masses et sur un point, enfin quels étaient les plus vaillants et ceux qui braveraient le plus la mort.

Aussitôt que Mihr-Nersèh tint tous ces renseignements de Vasag, il convoqua un conseil de guerre et donna ses ordres. Mouschgan Niousalavourd reçut le commandement en chef. Puis on marcha vers les contrées des Orientaux (en Perse) et s'étant présenté au grand roi, il lui raconta les progrès des affaires, ses industries, les perfidies dé Vasag, et comment, la première fois, il avait voulu cacher les moyens odieux avec lesquels il avait désuni les soldats de l'Arménie. A ce discours du généralissime, le roi dit tout en colère et en jurant : « Si ce misérable échappe à ce grand combat, je l'accablerai de reproches et lui présenterai à boire le calice de la mort la plus cruelle. »

 

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CHAPITRE CINQUIÈME — INVASION DES ORIENTAUX.

 

 

L'amour de Dieu l'emporte sur toutes les grandeurs terrestres et rend les hommes intrépides à la manière des cohortes incorporelles des anges, ainsi qu'on l'a vu souvent. Les hommes qui avaient en eux l'amour de Dieu ne s'inquiétaient pas, — comme font les lâches et paresseux, pour la mort, la ruine, le massacre des êtres chéris,

 

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la captivité — de sortir du domaine paternel et d'aller en esclavage dans les contrées étrangères. Ils considéraient comme nulles toute espèce de souffrances ; unis à Dieu, afin de n'en être plus séparés, le préférant seul, en esprit, ils estimèrent qu'il leur suffisait au delà de toutes les grandeurs. Ils regardaient l'apostasie comme la mort et le martyre comme la vie éternelle. Nous avons vu de nos yeux, en ces jours, l'Arménie déployer un semblable héroïsme.

Dès que Vartan eut vu la discorde envahir son pays, il ne s'en effraya pas comme un lâche ; et quoique connaissant l'irrésolution de plusieurs personnages ses alliés, il reprit courage et l'inspira à ses soldats. Ensuite, du consentement des satrapes de l'union, il occupa les localités de résidence royale et donna ordre à toutes les troupes de se rassembler à Ardaschad ; il remplaça les apostats qui avaient suivi le prince de Siounie, leurs frères, leurs fils et leurs neveux, et les mit chacun à la tête d'une troupe, afin de reconquérir tout le pays.

Ils hâtèrent leur marche et arrivèrent tous sur le terrain choisi, d'abord [les Vartaniens] et ceux qui leur étaient restés fidèles, avec chaque corps de troupe et ayant fait tous leurs préparatifs.

[C'étaient :] Nerschapouh Ardzrouni ; Khorène Khorkhorouni, général ; Ardag Balouni ; Valan Amadouni et la troupe de Vahévouni ; Chathoul Timaksian ; Arschavir Arscharouni ; Schmavon Antzavatzi ; Dadjad Kentouni ; Adom Kenouni ; Khosrov' Kapéghian ; Garèn Saharouni ; Hemaïag Timaksian ; et Kazrig, aussi Timaksian ; Nersèh Khadchpérouni ; PharsmaneMantagouni ; Arsène Entzaïatzi ; Aïroug Selgouni; Vrèn Daschiratzi ; Abersam Ardzrouni ; Schah, écuyer du roi ; Khours Serouantzdiank et les Khoghiankh ; les Agéatzikh ; les Derbadouni ; les troupes des Reschdouni et tous les officiers royaux avec leurs troupes particulières.

 

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Tout ce monde s'avançait dans la plaine d'Ardaz ; cela faisait au total 60.000 hommes,tant infanterie que cavalerie. Les saints prêtres Léonce et Joseph les accompagnaient avec beaucoup d'autres prêtres et religieux qui prirent part, parmi eux, à la bataille. Ils ne se considéraient pas comme combattant de leur personne; mais par leurs vertus spirituelles, ils souhaitaient devenir, par la mort, les émules de ces vaillants guerriers.

Le général, d'accord avec les satrapes, harangua l'armée : « Je me suis battu souvent et vous étiez avec moi ; plusieurs fois nous remportâmes ensemble de belles victoires, quelquefois aussi nous fûmes vaincus ; mais nous fûmes plus souvent vainqueurs que vaincus. Nous nous battions alors pour la gloire du monde et pour un roi mortel ; les poltrons étaient notés d'infamie et mis à mort cruellement ; les braves rendaient leur nom illustre et recevaient des présents du roi mortel.

« Nous avons tous le corps cousu de cicatrices ; nous étions braves et nous en fûmes bien payés.

«Je tiens cette bravoure pour inutile et ces princes pour ridicules, tout cela n'étant pour nous qu'obstacle. Si pour un roi mortel nous fûmes si braves, que ne ferons-nous pas pour un roi immortel, le Seigneur des vivants et des morts, le juge de nos propres actions ? Si vieux que nous arrivions, il faudra mourir et paraître devant le Dieu vivant, dont nous ne nous séparerons plus.

«Je vous prie, camarades,dont plusieurs me dépassent par la bravoure et la naissance, — puisque vous avez choisi de vous-mêmes un commandant, — recevez mes paroles avec bonté, qui que vous soyez, inférieurs ou supérieurs. Que nul ne s'enfuie, effrayé par la multitude des ennemis ; ne tournez pas le dos devant l'épée d'un homme ; puisque le Seigneur laisse la victoire entre nos mains, nous briserons leurs forces, afin que la vérité triomphe ! Si nous mourons dans la bataille, eh bien,

 

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mourons de bon coeur. Mais à l'éclat du courage ne mêlons pas les douceurs du repos. Je n'ai pas oublié — et vous non plus, quelques-uns du moins s'en souviennent, — que nous avons trompé pendant un temps ce prince injuste, et nous le surprîmes affaibli, comme si nous avions accompli des ordres iniques. Le Seigneur connaît nos pensées, il sait notre persévérance. Vous savez que nous avons essayé de rendre la paix à ceux que nous aimons et qui sont dans la peine.

« C'est à cause d'eux que nous combattîmes le tyran, afin de garder les lois divines transmises par nos pères, lois sur lesquelles rien ne peut prévaloir ; ainsi nous ne pouvions par amour de la vie échanger Dieu pour les hommes.

« Dieu fut avec nous en deux ou trois batailles ; on nous jugea braves et l'ennemi fut mis en déroute. Nous avons massacré sans pitié les mages, désinfecté plusieurs provinces de l'ordure idolâtrique, nous avons méprisé l'ordre du roi et apaisé la tempête. Les flots amoncelés se sont aplanis, l'écume a disparu, la colère est tombée. Ce-lui qui tonnait plus haut que les nuages, abaissé au-dessous de son orgueil, vient conférer avec nous. Celui qui voulait triompher de l'Eglise doit combattre avec l'arc, la lance et l'épée. Celui qui estimait notre foi un simple vêtement ne pourra pas plus la changer que la couleur de notre peau, et cela jusqu'à la fin. C'est que les fondements de notre foi sont assis sur la pierre, non sur terre, mais en haut, dans le ciel, d'où les pluies ne tombent pas, d'où les vents ne soufflent pas, où les torrents n'inondent point. Nos corps qui sont sur la terre prennent racine, par la foi, dans le ciel. Là, personne ne touche à l'édifice du Christ.

« Soyez fermes en notre infaillible chef qui n'oubliera jamais les actes de votre valeur. Il est clair, camarades, que Dieu exécuta toutes ces choses par le moyen de la

 

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nature ; par là, aussi, on voit manifestement la force de Dieu. Si nous nous sommes acquis de la gloire en tuant, à cause des lois divines, et si, au nom illustre de nos races, nous avons préféré l'Eglise, si nous attendons la récompense du Seigneur, — ce prix est réservé suivant l'affection du coeur et il est précédé par les actes,— combien cela se vérifiera-t-il davantage si nous mourons pour avoir rendu témoignage au Christ pour lequel soupireraient les habitants du ciel , si c'était chose possible !

« Ce don, en effet, n'est pas accordé à tous, mais à celui qui y est préparé par le Dieu miséricordieux. Et il ne vient pas du mérite des oeuvres,mais du distributeur impartial, comme il est dit dans le divin Testament : « Là où les péchés abondent, la grâce divine surabonde ». Cette prophétie s'accommode bien à notre cas ; car plus nous avons paru irréligieux devant les hommes, plus nous paraîtrons justifiés devant les hommes, les anges et le Père de tous. En ce jour où les hommes apprirent que nous avions commis ce sacrilège, beaucoup d'yeux pleurèrent dans notre sainte Eglise et beaucoup pleurent encore. Nos camarades furieux nous menacèrent et voulurent nous tuer, nos serviteurs nous délaissaient, ceux qui étaient éloignés et qui avaient entendu parler de notre apostasie, ignorant nos desseins, pleuraient sur nous, et, ignorant la vérité, nous jetaient le blasphème. Je dirai plus : non seulement les hommes, mais les anges détournèrent leur face, afin de ne point nous regarder avec colère. Ainsi donc le temps est venu de repousser loin de nous toute tache d'infamie ; car, comme des malades de corps et d'esprit, nous étions plongés dans la tristesse ; aujourd'hui, joyeux et satisfaits, nous sommes revenus à la vie et nous voyons le bon Sauveur marcher devant nous. Notre chef n'est pas un homme, mais le généralissime des martyrs. La crainte est un doute de la foi. Loin

 

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de nous notre ancienne faiblesse, loin de nous la crainte, loin de nos pensées et de nos coeurs. »

Le général parla ainsi devant toute l'armée, il encouragea ensuite chacun en particulier, il réconfortait et pourvoyait à tous les besoins de la pauvreté. Il offrait du sien ou de celui de ses compagnons au soldat à qui manquait quelque chose ; l'un n'avait pas d'armes, on lui en donnait; un autre n'avait pas d'habit, il en recevait ; à qui manquait de cheval on en fournissait un. Les hautes paies déridaient tout le monde, et lui-même semblait tout joyeux. Rappelant les coutumes militaires, il racontait des histoires de braves, parce que, tout enfant, il était déjà versé dans les saintes Ecritures. Il lisait l'histoire des Machabées et commentait les événements: comment,en combattant, ils avaient, grâce aux lois divines, résisté à Antiochus, et quoiqu'ils aient péri, leur gloire avait survécu jusqu'à nos jours sur la terre et dans le ciel. Il racontait comment la race de Mathathias s'était séparée de son alliance, s'était soumise aux ordres du roi, avait construit des temples,offert des victimes immondes,s'était séparée de Dieu et avait reçu des saints alliés un terrible châtiment. Mathathias et les gens de son parti ne se découragèrent pas, ils se fortifièrent davantage et entreprirent les rudes travaux d'une très longue guerre. En disant cela et en faisant choix d'un campement, il disposait les troupes et rassemblait de tous côtés la cavalerie.

Bien des jours après, le général des Perses arrivait avec toute l'armée des idolâtres. Il entra en Arménie par les provinces de Her et de Zaravant. Il dressa aussitôt son camp et le retrancha, on creusa des fossés, on éleva des épaulements, on planta des palissades, on s'y fortifia comme dans une ville en achevant les prépara-tifs. Il envoyait des partis aux environs et cherchait à faire le dégât dans les cantons.

A ces nouvelles, les troupes arméniennes choisirent

 

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Arantzar, de la famille des Amadouni, noble, prudent et brave, qui se porta en avant avec 2000 hommes, battit l'ennemi, lui massacra une multitude de soldats et poussa les fuyards dans leur camp. Il rentra sain et sauf ; cette journée fut pour l'armée arménienne un jour de fête.

Cependant Vasag méditait quelque embûche nouvelle. Il envoyait de faux prêtres et expédiait par leur moyen des messagers sur l'ordre du roi et affirmait par serment qu'il professait de nouveau le christianisme. Il ne put rompre l'union, surtout parmi le clergé dont les membres ne s'étaient pas éloignés de l'armée.

Le bienheureux prêtre Léonce en ayant reçu l'ordre de ses saints collègues, notamment du pieux Joseph et de tous les grands, des prêtres et des généraux, parla ainsi :

« Souvenez-vous de vos premiers pères qui, avant la venue du Fils de Dieu, vécurent en des âges différents. Aussi quand l'esprit malin nous expulsa du lieu divin, nous tombâmes sous un joug impitoyable, pour avoir apostasié lâchement et volontairement. Nous avions provoqué sur nous la force créatrice dans la fureur de sa colère et nous avions excité le juge miséricordieux à tirer de ses créatures une terrible vengeance, tellement qu'il ordonna à la mer du ciel de se répandre sur notre continent ; et, en éclatant, la croûte solide de la terre opéra en sens con-traire. Les cieux et la terre devinrent des instruments de torture pour venger impitoyablement nos fautes. Le seul juste, Noé, fut trouvé parfait parmi les hommes; il apaisa la fureur de la colère suprême et il fut un principe de régénération pour la propagation de la race humaine. Abraham aussi se montra courageux dans l'épreuve, et en recevant les dons de Dieu il en offrait de ses mains un gage que Dieu accepta comme un symbole. En effet, il voyait en lui l'inénarrable venue du Fils de Dieu, l'emprisonnement de celui qui ne peut être captif et l'immolation

 

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de l'immortel qui anéantit avec sa mort le pouvoir de la mort. Car si par la mort la mort fut anéantie, ne regrettons pas d'être les compagnons du Christ dans la mort, afin qu'avec lui, pour qui nous mourons, nous soyons aussi glorifiés.

« Souvenez-vous, braves gens, du grand Moïse, qui, avant d'être homme, montra dans son enfance le saint mystère du martyre. La maison du roi d'Egypte fut réduite sous sa servitude et le nourrit, malgré lui, avec le lait; et, au moment de délivrer le peuple de la captivité, il devint l'instrument du ciel et de la terre et fut même tenu pour dieu par d’Egypte ; car où le saint mystère triomphait, il se vengeait en personne des Egyptiens, et, quand la divine révélation était en lui, par le moyen de sa verge il accomplissait d'étonnants prodiges. Par son saint zèle, il frappa l'Egyptien et l'ensevelit, et, à cause de cela, Dieu lui imposa un grand nom, et il le mit à la tête de son peuple. C'est un fait mémorable que, par l'effusion du sang, il fut nommé juste, et appelé le plus grand de tous les prophètes, ayant tué, non seulement les ennemis étrangers, mais encore ceux du dedans qui, dans le désert, avaient délaissé Dieu pour le veau. S'il vengeait ainsi par avance la venue du Fils de Dieu, nous qui fûmes témoins oculaires et qui avons joui au suprême degré des dons célestes de sa grâce, nous devons être encore plus les vengeurs de la vérité. Celui qui s'offrit lui-même à la mort pour nos péchés, nous a délivrés de la terrible condamnation ; aussi livrons-nous à la mort pour en recevoir le prix immortel et n'être pas inférieurs à ces vengeurs.

« Souvenez-vous du grand prêtre Phinée, qui, pendant la guerre, suspendit l'impureté causée par le meurtre, et établit par un serment le sacerdoce. N'oubliez pas le saint prophète Elie qui témoignait son indignation en découvrant l'idolâtrie d'Achab, et qui, dans son zèle empressé, massacra de ses mains huit cents individus,

 

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fit brûler par un feu inextinguible deux chefs de cinquante soldats, puis, ayant accompli la justice divine, fut enlevé de la terre au ciel sur un char merveilleux. Vous avez eu plus grand encore ; on ne vous envoie pas d'en haut un char, mais le Seigneur des chars et des chevaux, se manifestant avec une grande force et au milieu de ses saints anges, donne des ailes à chacun de nous, afin que vous soyez ses compagnons de route et les habitants de ses demeures.

« Que dire de plus à votre courage indomptable, puisque vous êtes plus savants que moi dans les saintes Ecritures ? David, enfant, abattit d'une pierre la grande colline de chair et tint pour peu de chose la terrible épée du géant, il dispersa les troupes des étrangers, sauva l'armée du massacre et délivra le peuple de l'esclavage ; il devint l'aîné des rois d'Israël et fut nominé le père du Fils de Dieu. On le nomma ainsi ; mais vous, vous êtes vraiment les enfants de Dieu et les héritiers du Christ, engendrés que vous êtes dans le Saint-Esprit. Que nul ne vous enlève votre héritage, ou, vous rendant étrangers bâtards, ne vous chasse déshérités. Rappelez-vous tous les braves chefs d'Israël, Josué, Gédéon, Jephté et tous les autres croyants ; ils massacrèrent les païens, purifièrent la terre de l'idolâtrie, et à cause de leur ferme croyance qui ne vacilla jamais dans leur résolution, le soleil et la lune, qui n'ont pas d'oreilles, entendirent et exécutèrent leur ordre, la mer et les fleuves, contre leur règle, ouvrirent un chemin devant eux, et les hautes murailles de Jéricho tombèrent sur une simple parole. Et tous les autres qui, par la foi, opérèrent des prodiges, à différentes époques, furent loués par les hommes et pardonnés par Dieu.

« En vérité, le Seigneur est le même dès le commencement jusqu'à présent, dans l'avenir et dans les siècles des siècles, et même au delà des siècles. Il n'est ni nouveau ni

 

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ancien, il ne rajeunit ni ne vieillit, son immuable nature ne change pas, ainsi qu'il le disait par la bouche des prophètes « Je suis, je suis, je suis le même dès le commencement jusqu'à l'éternité ; je ne cède à personne ma gloire ni ma puissance aux idoles. » Sachant cela, mes frères ! ne doutez pas; mais, résolus et la foi affermie, courons à l'ennemi soulevé contre nous. Nous avons une double espérance ; soit que nous mourions, soit que nous donnions la mort, la vie est également à nous. L'Apôtre nous dit qu'au lieu de l'allégresse qui s'offrait à lui, « [le Christ] s'humilia jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Ainsi Dieu l'exalta davantage et lui donna un nom supérieur à tous les noms, afin qu'au nom de Jésus-Christ, tout genou fléchisse, dans le ciel, sur la terre et en enfer. »

« Car celui qui est vraiment uni au Fils de Dieu, voit spirituellement la lumière invisible des rayons du soleil intellectuel, qui, à toute heure et chaque jour, illumine toutes choses, arrête les regards perçants et clairvoyants par une lumière qui n'est pas douteuse, et, pénétrant les cieux, les fait s'approcher d'une vue inaccessible afin d'offrir l'adoration de l'unique vertu distincte en trois personnes. Celui qui a gravé les degrés de Dieu et qui en s'élevant est arrivé à la cour céleste, en a vu toute la beauté, celui-là seul hérite d'une joie durable et d'une consolation sans mélange.

« Ne nous abaissons pas, respectables seigneurs ! en descendant de nouveau sur cette terre après avoir touché de telles hauteurs ; mais, y ayant fixé notre demeure, confirmons-nous dans cette sublimité. Si nous considérons les basses régions de cette terre, elles nous apparaissent remplies de corruption et d'impureté. Quelles misères ne rencontre-t-on pas sur cette terre ? les infortunes des pauvres et leurs afflictions, les lourds impôts des percepteurs, les vexations des gens inhumains, la faim et la soif suivant les besoins de notre nature. Et encore

 

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les glaces de l'hiver, les feux de l'été, les infirmités imprévues et les maladies mortelles. Les hommes sont tourmentés sans cesse au dehors par la crainte, par l'épouvante au dedans ; ils souhaitent la mort avant le temps et ils ne la rencontrent pas. Beaucoup la cherchent et, lorsqu'ils l'ont trouvée, ils s'en réjouissent. Ceux que la richesse semble faire heureux et qui jouissent avec bonheur de cette vie fugitive, qui, par vanité, s'enorgueillissent des choses périssables de ce monde, sont aveugles en comparaison de la véritable vie. Quel mal manque donc parmi les hommes ? On mêle avec les richesses ce qu'on enlève au bien des pauvres ; on confond le mariage avec la souillure de la chair, et ces choses auxquelles on prend plaisir, les hommes leur offrent un tribut d'adoration comme à Dieu, dans leur profond égarement sur la véritable vie. Tout ce monde n'est-il pas cependant la création du Créateur de toutes choses ? Ce qu'ils adorent et ce qu'ils honorent est vraiment une partie de la matière; or les fractions de chaque partie sont de viles créatures, puisque si une partie de ce monde est corruptible, il faut que tout le reste se corrompe avec elle; et même dans chaque partie on doit apercevoir la dissolution. Le bien est connu de tous, et, pour celui qui sait comprendre, il est meilleur que les parties. S'il en est ainsi, dans tous les cultes que professent les païens, les adorateurs sont pires que les éléments privés de raison à qui ils rendent follement hommage, parce qu'ils n'adorent pas l'Être-Dieu qui prit la forme de. l'homme, et ils offrent leur adoration aux créatures. Au tribunal impartial, il n'y a pas de rémission pour ce péché. Abandonnons donc les conseils ténébreux de ces égarés, estimons-les les plus malheureux et les plus misérables des hommes, d'autant plus qu'ils se sont aveuglés volontairement et sans nécessité : aussi ils ne trouveront jamais le chemin de la vérité.

 

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« Mais nous qui voyons d'un oeil clairvoyant la lumière céleste, que les ténèbres extérieures ne nous frappent point, bien que la vraie lumière ait paru pour ceux qui étaient dans les ténèbres. Les aveugles furent privés de la vue ; vous qui avez été reçus par la foi, vous êtes des enfants et non des étrangers, des amis et non des ennemis, participants et héritiers de la suprême cité intellectuelle. Là est le conducteur de notre salut ; il fut le premier ici à combattre vaillamment et ses dignes compagnons, les apôtres, furent enseignés par lui. Ici, vous aussi, vous vous êtes montrés doublement sanctifiés par la foi contre l'ennemi invisible et munis de cuirasses contre les exécuteurs des entreprises sataniques. D'une manière ou d'une autre, hâtez-vous pour remporter la victoire des deux côtés, comme le Seigneur l'a remportée dans le monde. On le vit mourir et il devint alors le héros le plus accompli de la vertu : il provoqua l'ennemi, soutint le combat, dispersa ses adversaires, recueillit le butin, racheta les captifs et distribua ses récompenses à tous ceux qu'il aimait, suivant leurs mérites.

« Vous savez tous qu'autrefois, quand vous alliez à la guerre suivant la coutume, les prêtres restaient toujours dans les camps, et au moment du combat, vous recommandant à eux avec des prières, vous les laissiez en lieu sûr. Mais aujourd'hui les évêques, les prêtres et les diacres, les chantres et les lecteurs, chacun d'eux rangé suivant leur ordre, armés d'épées et préparés au combat, veulent avec vous affronter et attaquer les ennemis de la vérité. Ils ne redoutent pas la mort, ils aiment mieux la recevoir que la donner. Ils ont deux vues : avec les yeux de la foi, ils voient lapider les prophètes, et avec les yeux du corps, ils voient votre valeur, surtout si ces deux vertus se manifestent en vous. Vous aussi vous avez vu les souffrances des saints apôtres et

 

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le massacre des saints martyrs qui, par leur mort, ont raffermi la sainte Eglise. L'effusion de leur sang fut une gloire pour les habitants du ciel comme pour ceux de la terre : ainsi que jusqu'au second avènement, on continue la même oeuvre de valeur, en supportant les mêmes souffrances. »

Ainsi parla le prêtre Léonce ; il termina en rendant gloire à Dieu et dit: Amen. L'autel étant prêt, on célébra les mystères. On prépara aussi les fonts, et s'il se trouvait dans l'armée quelque catéchumène, il recevait le matin le baptême et l'eucharistie. Ils se purifièrent donc comme à la solennité de Pâques. Puis l'armée entière, avec une joie immense et au comble de l'allégresse, s'écria :

 

Que notre mort ressemble à celle des justes ;

Que notre sang coule comme celui des martyrs ;

Que Dieu accepte notre sacrifice volontaire ;

Qu'il ne livre pas son Eglise aux mains des païens.

 

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CHAPITRE SIXIÈME — DEUXIÈME BATAILLE LIVRÉE PAR LES ARMÉNIENS AU ROI DES PERSES

 

Le généralissime des Perses voyant que les messagers sur lesquels il comptait pour tromper les Arméniens n'étaient plus parmi ces derniers, et que l'espoir de les détacher de l'union était évanoui, appela Vasag et tous les princes arméniens apostats, les interrogea sur la manière d'obtenir la victoire. Ayant découvert et apprécié la valeur de chacun, il engagea et ordonna à beaucoup de généraux placés sous ses ordres de faire marcher en avant les éléphants. Ces animaux furent partagés par groupes, et à chaque éléphant il assigna 3000 hommes revêtus de cuirasses, non compris les autres troupes.

 

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Il parlait ainsi aux grands par ordre du roi : « Souvenez-vous chacun de l'ordre du roi et cherchez la renommée de la bravoure. Préférez la mort à une vie ignominieuse, songez aux parfums, aux couronnes, aux marteaux d'armes et aux présents magnifiques dont la cour vous récompense. Vous êtes chacun seigneur de différents cantons et vous avez une grande autorité; vous connaissez le courage des Arméniens, leur valeur, leur héroïsme. Si vous êtes vaincus, vous serez privés pendant le reste de votre vie de vos biens ; vous avez femmes et enfants, peut-être aussi des amis. Qui sait ! vous serez peut-être couverts d'opprobre par les ennemis étrangers et pleurés par vos propres amis. » Il rappelait en outre leurs compagnons en fuite qui, ayant survécu à la bataille, avaient été condamnés à mort, leurs fils, leurs filles, leurs proches, captifs et exilés. Il rappelait par-dessus tout l'ordre du roi. Il disposait et organisait ses soldats, faisait former le front de bandière par les bataillons et massait 3000 hommes armés de cuirasses à droite et à gauche de chaque éléphant. Il renforçait le corps des Immortels (Kount-Madian) comme un taureau invincible ou comme un château imprenable. Il donnait des drapeaux, envoyait des étendards et prescrivait d'être prêts à l'alerte d'un coup de trompette. Il concentra les troupes des Gadasch, des Huns, des Gèles (Kegh) et tous les autres guerriers, et ordonna à l'aile droite de se tenir prête à fondre sur les Arméniens.

Vartan s'était porté en avant, et interrogeait les avant-postes, il exhortait tout le monde et marquait l'ordre de combat. Le 1er corps, commandé par le prince Ardzrouni, lieutenant le prince Mog, et tous les autres satrapes sous leurs ordres, formait les deux ailes ; 2e corps, commandant Khorène Khorkhorouni,lieutenant Endzaïetzi et Nersès Kadchpérouni ; 3e corps, commandant Thathoul de Vauant, lieutenant Dadjad Kentouni ; 4e corps,

 

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commandant Vartan, lieutenants Aschavir et son propre frère Hamazasb.

Vartan disposa les bataillons, les harangua jusqu'en face de l'armée des Arik, sur les bords du Deghmoud.

Tout était prêt, lorsqu'on en vint aux mains (2 juin 451) avec une fureur et une rage indicibles. Les hurlements des deux armées qui s'étaient choquées comme deux nuages, produisaient une clameur immense dont l'écho faisait trembler les parois des cavernes des montagnes. Des éclairs jaillissaient de cette cohue de casques et d'armures étincelantes comme le soleil. Le tournoiement des épées et le vol des flèches striaient l'air d'éclairs. Que dire du rugissement énorme des voix, et le vacarme des boucliers, et le sifflement des cordes d'arc qui assourdissaient ; puis des gémissements, des cris d'angoisse du milieu de cette formidable marée ? Les forts étaient furieux, les timides faiblissaient, les braves s'écrasaient les uns les autres. La masse roulait vers le fleuve, on l'y poussa ; les soldats perses terrifiés se jetèrent par terre. A ce moment la cavalerie arménienne déboucha, elle venait de passer le fleuve et se précipita sur l'ennemi. Ce fut une nouvelle mêlée, les deux partis perdaient beaucoup de monde.

Vartan, de ce lieu du combat, aperçut sur les hauteurs les soldats perses qui mettaient le désordre dans la gauche des Arméniens. Il fonça de ce côté et, mettant en déroute l'aile droite des Perses, la rejeta jusque sous ses éléphants, les y entoura et tua tout. Le corps des Immortels lui-même fut rompu et mis en déroute.

Cependant Mouschgan-Niousalavourd vit quelques contingents arméniens qui prenaient la fuite et d'autres qui étaient demeurés en arrière dans les plaines et la montagne. Il poussa de grands cris, ranima ses soldats et se jeta sur la troupe de Vartan. Il y eut en cet endroit un tel monceau de cadavres qu'on n'eût pu dire qui

 

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était vainqueur on vaincu. Voyant cela, Mouschgan attefidit les éléphants d'Arsdaschir, qui s'était retranché sur eux, comme sur un observatoire ou dans une ville inexpugnable. Il les appela à son de troupe et les plaça en réserve avec l'élite ; mais Vartan en fit un épouvantable carnage et se rendit digne du martyre.

Le combat se prolongeait; cependant le jour baisse et la nuit vient. Les blessés meurent étouffés les uns par les autres, ainsi qu'une jonchée de branches dans une forêt de cèdres. On ne voit que flèches et arcs brisés, on distingue à peine les corps. Les deux armées étaient dans un trouble profond. Les survivants se dispersaient dans d'impénétrables vallées jusqu'à ce que, se rencontrant, ils se tuassent les uns les autres jusqu'au coucher du soleil. On continua ainsi de tuer.

On était au printemps et le sang répandu avait couvert d'une teinte nouvelle toute la campagne. La vue de cette hécatombe eût arraché des pleurs, on ne pouvait entendre sans frissonner le gémissement des blessés, le râle des mourants, le bruit que faisait un blessé qui s'affaisse, la fuite des timides, l'effroi des lâches, les cris des gens terrifiés par ce spectacle, les plaintes des parents et des amis et leurs sanglots. Ce n'était pas sur un seul point qu'on avait vaincu , mais s'étant battus braves contre braves, les vainqueurs se trouvaient des deux côtés.

Le généralissime des Arméniens était mort et nul,parmi les survivants, ne pouvait commander aux débris de l'armée. Bien que les vivants fussent plus nombreux que les morts, ils étaient en fuite et ils se dirigèrent vers les points inaccessibles du pays, s'y réfugièrent et s'emparèrent de beaucoup de lieux et de châteaux que personne n'avait pu prendre.

Voici les noms des illustres héros qui endurèrent le martyre [dans la bataille] :

 

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Vartan, le héros, de la race des Mamigoniens, avec cent trente-trois hommes ;

Khorène, de la race des Korkhorouni, avec dix-neuf hommes ;

Ardag, de la race des Balouni, avec cinquante-sept hommes ;

Dadjad, de la race des Kentouni, avec dix-neuf hommes;

Hemaïag, de la race des Timiaksian, avec vingt-deux hommes ;

Nersèh, de la race des Khadchpérouni, avec sept hommes:

Vahan, de la race des Kenouni, avec trois hommes ;

Arsène, de la race des Endzaïetzi, avec sept hommes ;

Karékin, de la race des Sérouantzdian, avec ses deux frères et dix-huit hommes.

Ces deux cent quatre-vingt-sept héros et les grands satrapes furent martyrisés avec eux dans cette bataille. Outre ce nombre, il y eut encore des martyrisés qui appartenaient à la race royale, à celle des Ardzrouni et aux autres dynasties de satrapes, huit cent quarante hommes, dont les noms, le jour du grand combat, furent inscrits dans la liste de la vie. Il y eut en tout mille trente-six tués, et du côté des apostats trois mille cinq cent quarante-quatre hommes qui périrent dans cette journée. Neuf d'entre eux étaient de grands personnages, ce qui affligea beaucoup Mouschgan-Niousalavourd. En voyant surtout le désastre subi par son armée qui était sept fois plus nombreuse que celle des Arméniens, il se découragea et prit peur, car il ne savait comment pour-suivre son plan, puisque le combat n'avait pas eu les résultats qu'il en attendait. Son découragement s'accrut quand il vit la multitude des morts de son armée. On les compta, leur nombre dépassait celui des pertes arméniennes. Il s'affligea aussi de la perte des personnages

 

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dont les noms étaient connus du roi. Il craignit de lui écrire ces vérités ; mais il ne pouvait les cacher, le bruit d'une pareille bataille ne pouvant être étouffé.

Il songeait à la conduite à suivre, lorsque Vasag l'apostat, qui, caché parmi les éléphants, était sauf, le consola en lui enseignant des ruses qu'il pourrait employer pour battre en brèche des forteresses. Il jurait par l'ordre du roi, se donnait, lui et ses prêtres, pour garants qu'il pouvait offrir aux Arméniens le pardon de leur rébellion en leur accordant de nouveau le droit de bâtir des églises et d'y célébrer leur culte. Bien que l'ordre du roi fût formel, sa puissance était alors très affaiblie après deux échecs ; mais les Arméniens, connaissant Vasag, ne purent croire tout de suite à ses propositions.

 

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CHAPITRE SEPTIÈME — OU L'ON RACONTE ENCORE L'HÉROÏSME DES ARMÉNIENS ET LA SCÉLÉRATESSE CROISSANTE DE VASAG.

 

Mouschgan-Niousalavourd stimula la noblesse de Arik et arriva avec des troupes à un château où s'étaient réfugiés une bande de soldats arméniens et quelques saints prêtres. Ils investirent la place et en préparèrent le siège ; ils employèrent le serment pour les amener à capituler sans faire usage de la force, et ils firent ensuite présenter deux ou trois fois le saint Evangile. Bien que des prêtres consentissent à sortir et à se présenter à Mouschgan, beaucoup de chefs ne voulurent pas croire aux promesses de Vasag, puisque Mouschgan était de connivence avec l'apostat. Un brave officier, nommé Pag, qui, en fuyant, était arrivé dans le château, s'étant présenté sous les murs, injuriait l'apostat et rappelait au genéralissime Mouschgan tous les maux qu'il avait attirés sur l'Arménie.

 

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Les Arméniens approuvaient ses reproches et les Perses plus encore. Pag sortit du château pendant la nuit avec 700 hommes et traversa les lignes de l'ennemi sans être arrêté.

Le reste de la garnison, bien que sachant la fausseté des serments del'ennemi, se rendit néanmoins faute de vivres. Lorsqu'elle se livra, on commença par massacrer 213 hommes. Tous s'écrièrent : « Merci, Seigneur Dieu, car tandis que les églises sont encore fréquentées, que les sanctuaires des martyrs sont intacts, que le saint clergé est uni et pratique la vertu, tu nous as rendus dignes de ton céleste appel. Que notre mort ressemble à celle des saints athlètes et que notre sang se mêle à celui des martyrs. Que le Seigneur dans sa sainte Eglise trouve de l'allégresse à cause des victimes volontaires qui montent sur le saint autel. » On tua en cet endroit les deux cent treize martyrs. Les prêtres réfugiés dans le château, Joseph, Léonce et beaucoup de leurs compagnons, offrirent leur tête au glaive de chef des bourreaux, répétant les paroles. des précédents martyrs. Ils n'espéraient pas conserver la vie corporelle, mais ils cherchaient vaguement à procurer de la gloire à leur pays. Ils en appelèrent donc à la Porte, en rejetant toute la faute sur l'impie Vasag. Entendant cela, Mouschgan ne les fit pas mourir, il fit seulement frapper Joseph et Léonce et les mit sous bonne garde, puisqu'ils en avaient appelé à la Porte. On dissémina les prêtres dans divers lieux, en leur donnant des instructions pour la prospérité et la tranquillité du pays.

Les Arméniens, voyant le changement survenu dans les ordres du roi et de Vasag, ne crurent pas à ce pardon trompeur, mais, s'encourageant à l'envi, ils disaient : « A quoi bon la vie de ce monde ? pourquoi survivre à ceux que nous aimons ? Si nos braves champions tombèrent dans la grande bataille, si beaucoup de blessés

 

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furent jetés à terre, dans le sang, en pleine campagne, si leurs cadavres ont nourri les oiseaux et les bêtes féroces, si nos dignes satrapes sont anéantis par le malheur, s'ils ont perdu leurs domaines et s'ils sont persécutés, si la joie des Arméniens s'est changée en souffrance, ne croyons pas à ces ordres trompeurs et ne nous livrons pas aux mains de ces princes. »

Dès ce moment, tous abandonnèrent les villages, les bourgs et les campagnes ; les époux se séparèrent, les vieillards sortirent de leurs demeures, et les petits enfants furent sevrés. Jeunes gens et jeunes filles fuyaient, et la multitude s'enfonçait dans d'impénétrables déserts et gagnait de fortes positions dans les montagnes. Ils préféraient cohabiter les cavernes avec les fauves que de vivre apostats dans les palais. Ils souffraient, sans tristesse, de se nourrir d'herbes et sans un souvenir pour leur nourriture d'autrefois. Les cavernes leur paraissaient comme les arcades de monuments splendides et des lits sur la terre nue leur étaient des couches couvertes de broderies. Les psaumes, le chant, la lecture des saintes Ecritures était toute leur joie. Chacun était à lui-même un temple et un prêtre, les corps étaient autant d'autels, les âmes étaient un sacrifice agréable ; aucun d'eux ne se lamentait dans l'appréhension d'être mis à mort, aucun non plus ne se désolait de l'éloignement de ses' amis. Ils se voyaient dépouiller de leurs biens avec joie et en perdaient même le souvenir. Ils luttaient avec patience et soutenaient leur martyre courageusement. En effet, s'ils n'eussent pas apprécié visiblement leur joyeuse espérance, ils n'auraient pu montrer tant de fermeté. Beaucoup étaient de famille satrapique ; leurs frères, leurs fils, leurs filles et leurs amis vivaient dans des lieux inaccessibles ; quelques-uns dans le sombre pays de Chaldie ; beaucoup dans les régions méridionales des inaccessibles rochers de Demorik, d'autres dans

 

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les profondes cavernes d'Artzakh, et quelques-uns tenaient beaucoup de châteaux dans l'intérieur du pays. Tous, résignés, supportaient tant de maux en vue de l'espérance divine et conjuraient Dieu de ne pas leur faire voir la ruine des églises.

Mais nous l'avons déjà dit et répété, l'impiété du méchant excitait les Perses dans les parties voisines du pays à solliciter un ordre royal afin d'obtenir des renforts. Un corps de cavalerie arriva donc qui augmenta le nombre des opprimés. L'armée, redevenue aussi nombreuse qu'au début de la campagne, assiégea les forteresses du mont Gaboïd. Mais la garnison tua beaucoup de monde, fit des sorties jusque dans le camp ennemi.

Les Perses recoururent encore à la ruse, mais personne ne voulait aller vers eux, dans la crainte d'être trahi ; cependant un prêtre nommé Arsène (Arschen) y fut contraint par leurs serments. Il parla avec simplicité, approuvant la fuite des innocents, laissant même voir de la compassion pour l'impie Vasag, à qui il rappelait son christianisme en termes modérés, afin d'adoucir un peu son iniquité. Mais Vasag ne l'écouta même pas, il fit lier et emmener le prêtre avec son escorte.

Voyant alors que le général en chef adoptait ses plans, il se mit à fourrager un peu partout et ramassait tous ceux qu'il trouvait hors des forteresses, puis il brûlait les bourgades. La garnison des châteaux de Demorik ayant appris tout le mal fait par les troupes royales, jugea défavorable le séjour dans les forteresses. Elles firent une sortie, fondirent sur l'ennemi et, arrivées à la frontière de Perse, massacrèrent beaucoup de monde, emmenèrent dans les forteresses ce qu'elles ne tuèrent pas et mirent le feu aux bourgades. Les garnisons de la Chaldie, voyant les Perses insolents et sans défiance dans les régions fortifiées de l'Arménie, envahirent le territoire de Daïk, situé au milieu des vallées. Ils y trouvèrent

 

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plusieurs troupes de soldats royaux qui voulaient emprisonner les seigneurs du pays et qui croyaient découvrir en ces lieux les trésors des satrapes, aussi fouillaient-ils partout.

Ils virent en outre, dans deux villages, les églises incendiées, ce qui les irrita à l'excès, et les jeta à la poursuite des Perses ; enfin, ils affaiblirent leurs forces, tuèrent beaucoup de monde et poussèrent le reste hors du pays. Dans cette bataille, le bienheureux Hemaïag, frère de Vartan, généralissime des Arméniens, combattant seul avec sa bravoure ordinaire, fut tué en martyr, pour la sainte union de la religion.

Ceux qui étaient sains et saufs firent la poursuite. Ceci arrêta les pointes de l'armée royale et lui inspira le respect des églises. Les Arméniens firent alors à la cour de nouvelles propositions.

Les réfugiés dans les forêts d'Artzakh ne restèrent pas inactifs. Ils expédiaient sans cesse des messagers dans le pays des Huns qu'ils stimulaient et exhortaient, leur rappelant le pacte conclu entre eux et confirmé solennellement. Plusieurs prenaient plaisir à entendre ces paroles. Les Arméniens reprochaient encore aux Huns de n'être pas venus à leur aide tandis qu'ils étaient prêts. Mais comme au début ils n'avaient pu s'entendre, ils firent une grosse levée de troupes et envahirent aussitôt le royaume des Perses. Ayant saccagé plusieurs provinces et emmené nombre de prisonniers, ils les emmenèrent chez eux afin de montrer au roi leur alliance avec les Arméniens.

Quand le généralissime Mouschgan connut tout cela,il en fut extrêmement irrité et en rejeta toute la responsabilité sur Vasag, source et instigateur de toute l'affaire. Il leva son camp et vint en Perse, fit son rapport à la cour et accusa l'apostat de tous ces déboires.

Dès que le roi sut que le pays était pillé et la bataille

 

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perdue, il perdit son audace ordinaire. Il demeurait silencieux et calculait les fruits de cette folle entreprise : « Se trouvera-t-il quelqu'un, dit-il, qui m'exposera les choses avec vérité?» Le grand intendant Mihr-Nersèh lui-même, qui était au courant de cette iniquité, se présenta et dit : « Je te le dirai, Sire, si tu veux entendre la vérité ; fais appeler ceux qui, en Arménie, sont les chefs des chrétiens, ils viendront en hâte et te diront tout. »

En attendant, il confia l'Arménie à un marzban qui était l'un de ses premiers satrapes, appelé Adrormizt, dont les domaines étaient sur la frontière de l'Arménie. et qui avait été lieutenant général dans la dernière bataille. Il rappela Mouschgan avec l'armée et les envoya dans le pays des Aghouank, des Lephin, des Djéghp, des Hedjmadag, des Thabasvar, des Khipiovan, et dans toutes les forteresses que les Huns avaient ruinées lors de leur alliance avec les Arméniens. Le roi, affligé de la ruine des provinces et du massacre des soldats, surtout à cause de la destruction des forteresses — dont la construction avait demandé beaucoup de temps et de peines, et aujourd'hui démantelées — ordonna qu'on fît venir Vasag et les chefs des chrétiens.

Pendant ce temps, le marzban Adrormizt fit son entrée en Arménie et s'y montra disposé pour la paix. En vertu d'un ordre royal, il manda Sahag, le saint évêque des Reschdouni, afin d'apprendre de lui ce qui était arrivé. Bien que cet évêque eût démoli un adrouschan et que, de différentes façons, il eût tourmenté les prêtres du feu, cependant il se présenta, sans hésiter, au tribunal public. Le marzban convoqua aussi un pieux prêtre nommé Mousché, qui était inspecteur de la province des Ardzrouni et qui avait aussi renversé un adrouschan et fait emprisonner et châtier cruellement les mages. Lui non plus ne craignit pas et se rendit volontiers devant le marzban. Deux autres prêtres, Samuel et Abraham, qui

 

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avaient renversé un adrouschan à Ardaschad et que Vasag avait emprisonnés, furent joints à ces vertueux personnages. On réunit dans le même but le grand Joseph, Léonce, Khadchadch et Arsène. Lorsque le marzban eut été instruit et renseigné par eux tous, il rapporta le tout à la cour avec sincérité et comme il l'avait entendu de leur bouche.

Bien que Vasag fût déjà arrivé à la Porte et eût raconté diversement et faussement chaque événement, il ne pouvait se justifier dans l'esprit du roi qui lui dit : « Quand les chrétiens seront arrivés, je vous entendrai tous ensemble au tribunal ». Comme les saints prêtres portaient la chaîne, ils mirent deux mois et vingt jours pour arriver à la résidence royale. A l'annonce de leur arrivée, le grand intendant les alla voir, et, bien qu'il entendît leur rapport précis sur chaque événement, il ne pouvait les faire saisir et tourmenter, parce que plusieurs des satrapes arméniens avaient vraisemblablement occupé des lieux fortifiés du pays, et le marzban les redoutait peut-être. Il les fit donc garder avec soin et fit administrer le pays avec douceur. Lui-même parcourait la contrée, relevait les ruines et promettait aux habitants la sécurité.

Il ordonna de rappeler les évêques dans leurs diocèses respectifs, leur prescrivit d'accomplir publiquement le culte suivant l'antique usage et de se montrer en public en toute liberté. Il distribua des présents. L'armée ayant pris et ravagé nombre de cantons, il exempta le pays de tributs et diminua pendant quelque temps l'armée d'occupation. Il ordonna aux moines dispersés de rentrer dans leurs domaines : « Que tous les ministères du culte divin soient exercés aujourd'hui comme jadis. Si quelqu'un a fui au loin, je tiens de la cour le pouvoir de le rappeler et de lui rendre tout ce qu'il a abandonné, qu'il soit des nobles, des clercs ou du peuple ».

 

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Il affirma ceci par serment et répandit partout cet avis ; aussi beaucoup revinrent, acceptèrent ses offres et rentrèrent dans leurs biens.

Ce qui est plus grave, c'est que si quelqu'un avait embrassé le magisme contre sa volonté, un édit venu de la cour lui ordonnait de professer le christianisme : « Les dieux, y était-il dit, sont irrités aussi contre ceux qui ne vénèrent pas affectueusement la religion du mazdéisme, et moi je ne les en remercie point. Aussi j'adresse à tous le même commandement : laissons à chacun la faculté d'agir à son gré, qu'il suive le culte qu'il préfère, car tous sont mes sujets. » Il parla ainsi et donna cet ordre écrit à tout le royaume.

A la lecture de cet édit, beaucoup de ceux qui vivaient errants et dispersés accouraient et reprenaient leurs biens. Quand les satrapes en résidence dans les châteaux forts du pays virent le rétablissement de l'Eglise, ils reprirent confiance et eurent le courage de se présenter au roi. Ils envoyèrent aussi un message au marzban du pays pour lui signifier leur soumission à la Porte. Le marzban leur donna de la part de la cour un sauf-conduit. Toutefois, sachant la dureté du gouvernement et sa duplicité, ils voulurent néanmoins participer au martyre des saints et ils ne s'effrayèrent pas de la mort qui. leur était réservée.

A cette nouvelle, le roi ordonna qu'ils lui fussent présentés, libres de tous liens, les pieds et les mains sans fers. Ils conduisirent donc aussitôt leurs femmes et leurs enfants, et, grâce au marzban, recouvrèrent leurs biens,puis ils se rendirent en hâte au quartier d'hiver du roi.

Celui-ci fit faire une enquête sur chacun de ces satrapes. Le grand intendant siégea pour écouter les deux parties, et, après un examen de plusieurs jours des dossiers, on déclara coupable le parti des apostats. On produisit

 

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des lettres envoyées par Vasag et ses adhérents, en vue de rester unis au pacte de rébellion ; une lettre de la province des Ibères, une autre de celle des Aghouank, une troisième enfin de l'Aghdznik, une adresse à l'empereur [de Constantinople] et une lettre au général Antiochus. Toutes ces lettres portaient le cachet authentique de Vasag. Il était en outre complice du meurtre des mages à Zarèhavan, et ses lettres et ses ordres prouvaient que beaucoup de châteaux avaient été enlevés aux Perses, alors qu'il était marzban du pays.

Adom, de la race des Kénouni, s'avança. Il avait été envoyé par Vasag en qualité d'ambassadeur en Grèce, et lui reprocha devant le tribunal le document qu'il lui avait remis, muni de son sceau. Mouschgan se fit aussi accusateur et témoigna avec ses gens qu'après le combat Vasag avait fait couler encore beaucoup de sang, comment il avait attiré par un faux serment la garnison d'un château fort et avait mis à mort ou envoyé en captivité les sujets et les sujettes du roi. Enfin, pour comble d'infamie, on l'accusait d'avoir accaparé les revenus du pays qu'il devait verser au Trésor.

Beaucoup d'apostats ses complices dévoilèrent les maux qu'il avait causés à l'Arménie. On interrogea aussi les mages survivants et les gardes du corps délivrés de leurs fers et amenés à la cour, et on leur dit : « Êtes-vous bien renseignés sur les injustices commises par Vasag ? » Ils répondent : « Il a été le chef, l'instigateur et la cause de toutes les terribles infortunes que nous avons supportées, de tous les malheurs qui ont fondu sur les troupes royales, de la ruine et de l'esclavage de l'Arménie et de la perte des tributs. » Son procès dura plusieurs jours ; on vit comparaître ses parents qui l'avaient déjà accusé devant le roi. Ils firent connaître et démontrèrent, article par article, comment Vasag s'était lié avec Héran le Hun, roi de Paghassagan, précisément à l'époque où ce prince

 

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massacra dans l'Aghouank l'armée perse, et qu'en ruinant tout sur son passage, il était arrivé sur le territoire grec, avait enlevé beaucoup de prisonniers et de butin aux Grecs, aux Arméniens, aux Hères et aux Aghouank. Ils dirent en outre comment le souverain lui-même en avait été informé et avait tué le roi de Paghassagan. Vasag, à cette époque, était marzban d'Arménie, et on découvrit qu'il était allié aux ennemis du roi. Ses parents dévoilèrent encore et prouvèrent la connaissance qu'ils avaient de ses perfides projets. Ils dirent et avancèrent tout cela devant le roi, et ils racontèrent ses ruses de traître à l'égard de ses compagnons et du roi lui-même ; car, dès son enfance, il n'avait rien fait de loyal.

Le grand intendant dit alors : « Amenez quelques-uns des prisonniers. » On enleva les chaînes des bienheureux et on les amena. C'étaient Sahag, évêque des Reschdouni, le saint évêque Joseph et le prêtre Léonce. Quand on eut développé devant eux la procédure, Sahag dit : «Ceux qui ont ouvertement renié le vrai Dieu ne savent ce qu'ils font ni ce qu'ils disent, parce que leur intelligence est obscurcie. Ils servent leurs maîtres sous de faux prétextes et s'accordent avec leurs complices, en les trompant. Ce sont des vases de Satan, car, par leur moyen, il réalise ses volontés perverses, ce dont nous avons un exemple dans Vasag. En effet, tant qu'il porta le nom chrétien, il croyait par sa fausseté couvrir et cacher toute sa perversité devant votre gouvernement mal renseigné, en dissimulant toutes ses fraudes sous le manteau du christianisme. Aussi, en croyant en lui, vous l'avez honoré au delà de son mérite. Vous lui avez confié le pays des Ibères; eh bien ! demandez-leur s'ils ont été satisfaits de lui. Vous lui avez donné la principauté de Siounie ; écoutez ce que ses parents vous disent de lui. Vous l'aviez institué marzban d'Arménie, il a détruit tout le pays que vos ancêtres avaient fondé avec tant de

 

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peines. Vous l'avez vu, lorsqu'il rejeta le nom vénérable de Dieu qu'il honorait faussement, toute sa perversité apparut dans sa nudité, car s'il se montra traître envers son Dieu, pour quel mortel se montrera-t-il juste ? Or, toutes les accusations qu'on a formulées maintenant contre lui, ne les aviez-vous pas entendues auparavant? Pourquoi les avez-vous dissimulées? ne les saviez-vous pas? Il me semble qu'il vous a trompés par une fausse espérance ; mais ni vous, ni lui, ni aucun autre, ni quiconque viendra après vous ne pourra le trouver avec nous. Faites donc de lui ce qu'il vous plaira, et pourquoi nous interrogez-nous; à son sujet ? »

Le grand intendant, troublé, repassait les dépositions. Ayant acquis la conviction qu'on devait condamner Vasag à cause de ses crimes, il entra dans la cour royale et montra le dossier. Le roi, ayant tout entendu et convaincu par ce rapport du grand intendant, s'irrita extrêmement, mais il voulut conduire Vasag par degrés au sommet de l'ignominie. Il garda le silence pendant douze jours, jusqu'à ce que les accusations du procès fussent épuisées.

Un jour de grande fête il fit inviter tous les personnages illustres, et Vasag fut invité. D'après le cérémonial, il portait le vêtement d'honneur reçu du roi, il ceignit le bandeau et la tiare brodée d'or, boucla sa ceinture d'or massif incrustée de perles, mit ses pendants d'oreilles et un collier, enfin une fourrure de martre sur les épaules. Ainsi paré, il se rendit à la cour et y parut le plus magnifique et le plus fastueux des invités.

Les satrapes venus spontanément d'Arménie pour s'exposer à l'épreuve, et les saints arrivés les premiers, étaient tous mis aux fers, près de la porte royale. En voyant Vasag à la cour, dans tout l'éclat de la splendeur et du luxe et accompagné d'une suite nombreuse, ils le raillèrent en eux-mêmes et dirent « O marchand insensé, tu as vendu l'honneur éternel et immortel, et tu as acheté

 

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des vanités passagères dont tu seras peut-être dépouillé dans quelques jours. » Vasag entra dans la salle qui était la cour des grands. Le héraut de la cour entra et dit : « Le roi m'envoie vers toi ; de qui as-tu obtenu tous ces honneurs insignes ? Réponds-moi sur-le-champ, si tu les as justement mérités. » Et il présentait les dossiers de l'affaire. Il fit connaître en outre ce qu'on n'y avait pas révélé, à savoir qu'il ne possédait pas légalement le domaine de la province de Siounie ; mais par astuce et calomnie il avait fait tuer son oncle paternel Vaghinag, et s'était saisi de son domaine, comme s'il eût été un ministre fidèle de la cour. Il fit encore beaucoup d'autres reproches pour le confondre, et tous les grands appuyèrent ce témoignage. Vasag garda le silence et ne dit pas une seule parole d'aveu. On redoubla, on entassa les preuves, et enfin on le condamna à mort.

Le chef des bourreaux s'approcha et, devant tous les seigneurs, lui arracha toutes ses décorations et lui mit le vêtement des condamnés. On l'enchaîna par les mains et les pieds, on le fit asseoir comme une femme sur une jument, et les gardes le conduisirent dans la prison où se trouvaient tous les condamnés.

Les satrapes arméniens, les saints évêques et les prêtres, quoique très inquiets, oubliaient les misères passées et les tortures imminentes dans leur admiration pour la révélation que Dieu leur avait envoyée. Ils se congratulaient mutuellement : « Nous avons lutté avec courage, souffrons avec plus de patience encore ».

Nos saints pères nous ont appris que la patience est la première de toutes les vertus et que la sagesse céleste est le culte parfait de Dieu ; personne ne peut la trouver sans souffrir. Si les souffrances se prolongent, la récompense s'accroît. S'il en est ainsi, demandons seulement à Dieu de pouvoir souffrir avec patience toutes les épreuves. Le Seigneur lui-même réglera la manière de nous délivrer.

 

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Nous connaissons la sentence des quarante athlètes du Christ qui souffrirent de terribles persécutions. Un d'eux sortit du bain et se priva lui-même de la couronne, mais les trente-neuf se sacrifièrent avec patience et arrivèrent à la promesse qu'ils avaient désirée. Or, voici notre compagnon qui s'était éloigné de nous et qui s'est rendu maintenant l'instrument de Satan. Son âme étant encore dans son corps. il a fait cependant l'essai des tourments de l'enfer que les saints seuls et même les hommes barbares ne redoutent pas. »

Ils pleuraient sur celui qui s'était ainsi perdu et, modulant des cantiques avec leurs livres, ils disaient :

 

Mieux vaut mettre sa confiance dans le Seigneur

Que son espérance dans les hommes ;

Mieux vaut se confier en Dieu

Qu'aux princes de la terre ;

Toutes les nations se sont levées contre moi,

Je les ai vaincues par le nom du Seigneur.

 

Ils s'encourageaient mutuellement et disaient : « Puisque ces paroles sont assurées, frères, ne craignons pas les nations idolâtres qui sont sans Dieu et pires que les abeilles dans leur colère ; leur courroux sera leur perte. Invoquons, quant à nous, le nom du Seigneur, et nous les mettrons en déroute. »

Vasag vit l'union des saints prisonniers qui, joyeux, acceptaient les souffrances et semblaient resplendissants comme jadis à la cour. Il les regardait et les enviait, mais personne ne voulait l'accueillir, et on le gardait séparément dans la même prison. Chaque jour on le transportait comme un cadavre au tribunal, on se moquait de lui, on le raillait, on le donnait en risée à la cour. On le dépouilla de tous ses biens, tellement que ses serviteurs devaient mendier le pain qu'ils lui donnaient. On accumula tant de dettes sur sa maison pour acquitter les tri-buts de la province qu'il dut abandonner tout l'héritage

 

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de son père et de ses aïeux et les parures de sa femme, sans éteindre cependant sa dette envers la cour. On lui réclama de telles sommes, qu'il demanda s'il y avait des trésors dans les tombeaux de ses ancêtres ; et, s'il s'en fût trouvé, il les aurait pris et donnés pour s'acquitter et sa famille avec lui, parce que beaucoup de ses parents étaient également condamnés.

Ainsi avili, il fut en proie dans sa prison à de terribles maladies. Une inflammation d'entrailles l'attaqua, tandis que, sa poitrine s'affaiblissant, il se desséchait et perdait ses forces. Ses yeux et ses narines rendaient des vers. Ses oreilles se fermèrent et ses lèvres se fendirent horriblement, les nerfs devinrent raides et les talons furent retournés. Il sentait comme un cadavre, on le fuyait. Sa langue seule restait saine, mais il n'avouait jamais rien. Il mourut suffoqué et descendit aux enfers avec une insupportable amertume. Ses amis le raillèrent, ses ennemis se réjouirent de ses souffrances.

Celui qui voulait régner sur l'Arménie par le crime n'eut pas de sépulture, il creva comme un chien et fut traîné comme une ordure. Son nom ne fut pas rappelé parmi ceux des saints, dans les églises on ne consacra pas sa mémoire devant l'autel. Il n'y a pas de mauvaise action qu'il n'ait commise, et il n'y a pas de douleurs plus atroces que celles qu'il endura pour mourir. On écrivit ses souvenirs en exécration de ses fautes, afin que quiconque les connaîtra lui lance des malédictions et ne se fasse pas son imitateur.

 

Haut du document

 

CHAPITRE HUITIÈME — COMME SUPPLÉMENT AUX SEPT PREMIERS — NOUVEAUX DÉTAILS SUR LA MÊME BATAILLE ET SUR LE MARTYRE DES SAINTS PRÊTRES.

 

La seizième année du règne de ce même roi (Iezdedjerd II), il partit de nouveau, furieux, faire la guerre aux Kouschans. En traversant l'Ibérie et en entrant dans le pays d'Abar, il ordonna que les satrapes et les prêtres fussent gardés de la même manière dans la ville de Nischapour. Mais il conduisit avec lui deux des prisonniers, et partout où il passait il abolissait le christianisme. Voyant cela, un [personnage] hun, de la race royale du pays de Hhaïleutour, nommé Pel, inclinait secrètement vers les chrétiens, et il apprenait d'eux de tout coeur et en secret la vérité. Il s'était soumis de son plein gré à la domination du roi des Perses et il se chagrinait de voir persécuter les saints. Mais n'ayant pas le pouvoir de rien faire en leur faveur, il s'adressa au roi des Kouschans, à qui il alla raconter les afflictions et les tourments que le roi avait fait endurer à l'Arménie. Il l'informa aussi de l'état du défilé des montagnes des Huns et lui apprit la révolte des soldats amenée par la désaffection de beaucoup de nations envers le roi ; enfin il lui révéla le mécontentement qui régnait dans l'empire des Arik.

A ces nouvelles, le roi des Houschans douta d'autant moins de la sincérité de cet homme que déjà auparavant il avait entendu quelque chose en ce genre ; mais lorsqu'il sut, par le rapport de Pel, que le roi des Perses s'avançait contre lui, il rassembla des troupes pour aller à

 

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sa rencontre. Quoiqu'il ne pût en venir aux mains avec lui, il assaillit l'avant-garde et lui tua beaucoup de monde.

Le roi,désespéré, montra son chagrin de ce que, réduit à une armée peu nombreuse, il devait battre en retraite. Le roi des Kouschans fit la poursuite, dévasta des cantons et rentra tranquillement dans ses Etats.

Le roi de Perse, voyant le déshonneur et la perte que lui avait attirés cette campagne, se repentit et vit que ses déboires étaient dus à l'indiscipline de ses soldats. Dans son angoisse, il ne savait sur qui faire retomber la cause de ses désastres. Cependant le grand intendant était rempli de terreur, parce qu'il était la vraie cause de ces malheurs. Il inspira alors des discours au chef des mages ' en se présentant devant le roi ; ils lui dirent donc : « O roi vaillant, nous savons, par la religion, qu'aucun homme ne peut résister à ton courage héroïque ; mais, à cause des chrétiens qui sont hostiles à notre foi, les dieux sont irrités contre nous, parce que jusqu'à présent tu as laissé la vie à ces chrétiens. » Ils lui rappelèrent aussi comment ils le maudissaient en prison et ils proférèrent encore beaucoup d'autres calomnies contre les saints. Tous les jours ils les rendaient odieux et excitaient le roi à tirer d'eux une horrible vengeance, à tel point qu'il se hâta de répandre leur sang.

Il ordonna que les deux prêtres qui étaient avec lui dans l'armée, Samuel et Abraham, fussent secrètement mis à mort. Ceux qui se trouvaient dans la forteresse de la ville étaient éloignés de l'armée de quinze étapes environ. Le roi ordonna à l'intendant des vivres,appelé Tenschapouh,de se rendre avant lui à la ville où se trouvaient les saints prêtres du Seigneur, de les juger de sa propre autorité, en employant la torture, et de leur couper la tête.

Mais le chef des mages à la garde duquel ils avaient été confiés les avait déjà tourmentés plusieurs fois, même

 

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sans en avoir reçu l'ordre royal, mais parce qu'il était chef de la religion dans le pays d'Abar et très dévoué au magisme. En outre, il était plus instruit que beaucoup de la religion de Zoroastre, et même — ce que l'on tenait pour un grand honneur, suivant les lois de leurs fausses doctrines, il avait le titre d'hamahkhten. Il connaissait de plus l'anbardkasch, il avait appris le pozbaïd, et il possédait la connaissance des livres pahlavi et la doctrine des Perses,parce que ces cinq degrés composent toute la religion du magisme ; il y a cependant un sixième degré qui est la religion du chef des mages. Comme il se croyait parfait en tout, il tenait les bienheureux pour des ignorants. Il se résolut de les tourmenter sans relâche, afin que, pour éviter la torture, ils prononçassent quelque parole d'erreur.

Il isola donc les prêtres des satrapes et relégua les six prêtres à un étage inférieur, humide, obscur, où on ne leur donnait que deux pains d'orge de temps en temps avec une demi-bouteille d'eau et où on les tenait au secret. Après quarante jours de ce tourment, ne leur entendant proférer aucune plainte,il imagina qu'un serviteur s'était laissé corrompre et leur donnait à manger. Il alla donc lui-même sceller la lucarne et la porte de la prison, et il donna à des gens de confiance la nourriture convenue afin qu'ils la distribuassent.

Cela dura cinquante jours. Ainsi martyrisés,les bienheureux ne s'affligèrent pas davantage : ils supportaient ces tribulations avec patience, et, en chantant continuellement des psaumes, ils persévéraient dans leur culte de chaque jour. Enfin, lorsqu'ils avaient terminé leurs prières en rendant au Seigneur de joyeuses actions de grâces, ils s'étendaient sur le sol pour prendre quelque repos.

Les gardes s'étonnaient de la vigueur du tempérament des prisonniers dont ils entendaient sans cesse le timbre

 

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sonore des voix, et ils disaient au chef des mages : « Ce ne sont pas de simples mortels dénués de force ; eussent-ils des corps de bronze, ils seraient pourris maintenant à cause de l'humidité de la prison. Voici longtemps que nous sommes de service dans cette prison, et nous ne nous souvenons pas que personne ait pu y vivre même durant un mois. Or, nous t'en prévenons si tu as l'ordre de les faire mourir, songes-y; mais si tu dois les garder et non les tuer, sache qu'ils sont en grand danger. Nous aussi, nous sommes épouvantés et tremblons de frayeur à la vue de ces afflictions. »

A ces mots, le chef des mages se rendit en pleine nuit à la lucarne de la prison ; et regardant par l'orifice, après que les prisonniers, leurs prières dites, dormaient un peu, il vit le visage de chacun d'eux brillant comme une lampe. Epouvanté, il se dit « Qu'est-ce à dire ce prodige ? Nos dieux sont-ils venus dans la prison et se sont-ils exaltés pour leur justification? Car s'ils ne s étaient pas approchés d'eux, il serait impossible qu'un simple mortel fût entouré d'une lumière aussi éclatante. J'avais entendu parler de telles choses dans cette religion, comment on est séduit par une erreur grossière, et comment enfin elle se dévoile aux yeux de l'ignorant. C'est peut-être ainsi que cette vision m'apparaît. » Cependant il ne put entièrement comprendre ce qui était arrivé.

Tandis qu'il était en proie à ces pensées, les saints se relevèrent et reprirent leur occupation habituelle.

Alors le chef des mages se convainquit qu'il n'était pas le jouet d'une vision,mais que c'était d'eux que venait cette splendeur. Il n'en fut que plus effrayé et dit : « A quel prisonnier est-il jamais arrivé d'être ainsi transformé par une lumière éclatante? Je ne l'ai appris de personne et je ne l'ai pas entendu dire par mes ancêtres. » De plus en plus troublé, tremblant et transi, il resta sur l'appui du toit jusqu'au matin. A l'aube il se leva comme un

 

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homme malade depuis plusieurs jours, gagna son palais, sans oser rien dire de tout ce qu'il avait vu.

Il appela les gardes et leur dit : « Conduisez les prisonniers dans une salle sans humidité et gardez-les-y avec soin, à l'ordinaire. » Un des gardes porteur de commandement courait devant les autres comme s'il fût porteur d'une grande nouvelle : « On nous a commandé, vint-il dire, de vous transporter dans un lieu sec. Levez-vous tout de suite, parce que nous aussi nous avons imploré pour vous en raison de vos afflictions. »

Saint Joseph dit humblement au garde : « Va, et dis à ton chef insensé : N'as-tu rien entendu dire de la seconde venue de Notre-Seigneur, ou des somptueuses demeures qui nous sont préparées dès le commencement et pour lesquelles nous supportons si facilement les grandes afflictions en vue de l'espérance à laquelle nous aspirons? Tu as agi honnêtement, puisque tu as eu pitié des pénibles souffrances de notre corps ; mais nous ne sommes pas fatigués comme l'athée qui n'a d'autre espoir que ce qu'il voit. Nous, au contraire, pour l'amour de notre Christ, nous nous réjouissons beaucoup de ces tourments et nous les regardons comme des dons parfaits, afin qu'à cause de l'affliction temporelle il nous soit donné d'hériter de la béatitude éternelle. Si nous désirons des édifices, nous avons des palais qui n'ont pas été construits par la main des hommes et dans lesquels vos courtisans ne peuvent paraître ; il y a aussi des vêtements, des honneurs et des mets salutaires, et si quelqu'un voulait vous entretenir de ces choses, votre faiblesse vous empêcherait de l'écouter froidement, car, vieillis dans l'aveuglement, vous ne voyez pas, vous n'entendez pas, vous ne comprenez pas. C'est pourquoi vous nous jugez cruellement, à tort, injustement et sans sincérité. Mais

notre roi est libéral et miséricordieux, la porte de son royaume est ouverte. Quiconque veut y entrer, y entre

 

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courageusement. Il ne repousse pas les convertis qui viennent faire pénitence, ni qui que ce soit. Quant au soulagement que tu as obtenu pour nous, nous pouvions dans notre pays ne pas tomber entre les mains du roi, comme ceux qui se sont soustraits à de semblables tourments. Mais comme nous y sommes venus avec enthousiasme et spontanément,en connaissant bien les supplices qui nous attendaient, sans craindre en rien ces tribulations, nous voulons qu'elles pèsent encore davantage sur nous jusqu'à ce que la perversité de ceux qui te commandent soit satisfaite. Car si notre Dieu, qui est le Créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres invisibles et visibles et qui dans son inépuisable charité s'humilia pour les générations humaines, revêtit un corps périssable, supporta toutes les épreuves de la vertu, exécuta l'ouvre de l'incarnation, fut remis de sa propre volonté aux mains de ses bourreaux, mourut, fut enseveli au tombeau et, par la puissance de sa divinité, ressuscita et apparut à ses disciples et à beaucoup d'autres, monta aux cieux vers son Père et s'assit à la droite du trône paternel, il nous donna une force céleste, afin qu'à l'exemple de son immortalité, nous puissions aussi, avec notre corps mortel, participer à son immortelle grandeur. Il ne considère pas notre mort comme une mort véritable, mais il nous accorde la récompense de nos peines, comme à des immortels. Ainsi nous tenons ces tourments pour peu de, chose, en comparaison de l'amour qu'il a montré aux générations futures. »

En entendant de la bouche du garde toutes ces paroles, le chef des mages s'attendrit et se troubla dans ses pensées. Le sommeil le quitta pendant plusieurs nuits. Un soir cependant il se leva, alla seul en secret chez les prisonniers. Arrivé à la porte de la maison, il regarda dedans par une ouverture et il entrevit les saints comme dans la première vision. Ils dormaient paisiblement. Il

 

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appela doucement l'évêque, qui savait bien la langue des Perses. Celui-ci s'approcha et dit : « Qui es-tu? — C'est moi, je veux entrer et vous voir. »

Lorsqu'il fut entré, la vision avait cessé, et il raconta ce qu'il avait vu à deux reprises. Le prêtre Léonce prit la parole : « Dieu, qui a dit que des ténèbres sortirait la lumière, qui déjà illumina avec sagesse les créatures invisibles, a brillé à ton esprit avec une force égale à cette lumière. Les yeux de ton âme se sont ouverts, et tu as vu d'ineffable lumière de la grâce de Dieu. Hâte-toi, ne tarde pas, afin que, aveuglé de nouveau, tu ne te plonges encore dans les ténèbres. »

A ces mots, les saints restèrent debout et récitèrent le psaume XLII :

« Envoie, ô Seigneur, ta lumière et ta vérité, afin qu'elles nous guident et nous conduisent à ta montagne sainte et à tes tabernacles. Certainement, ô Seigneur, tu as amené véritablement cet égaré à l'éternelle allégresse et à ton immuable repos. Voici que ce jour ressemble à celui de tes saintes souffrances. De même que tu as racheté l'âme du larron de la seconde mort et que tu lui ouvris la porte fermée de l'Eden, tu as racheté cet égaré de la même manière. Celui qui causait de nombreuses morts, tu en as fait une cause de vie pour nous et pour lui. Nous te remercions, ô Seigneur, nous te remercions, et par la voix du saint Prophète nous te disons: Seigneur, ne nous donne pas de la gloire pour nous-mêmes, mais cour ton nom, par ta miséricorde et ta vérité, afin que les païens ne disent jamais : Où est leur Dieu? C'est ainsi que, même aujourd'hui, ta force a été révélée chez cette nation indomptable et égarée. »

Celui qui avait obtenu la faveur des grâces divines dit lui-même : « Seigneur, ma lumière et ma vie, qu'ai-je à redouter? Seigneur, gardien de ma vie, qu'ai-je à craindre? Je sais que, dès ce moment, mes ennemis seront

 

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nombreux et voudront me dévorer ; mais toi, ô Seigneur de toutes choses, venu racheter la vie de toutes les créatures afin qu'elles se convertissent et soient sauvées par ta grâce, ne me sépare pas de ces saints agneaux parmi lesquels j'ai été placé, afin que, ne sortant plus de la bergerie, je ne sois pas dévoré par la bête cruelle. Ne regarde pas, ô Seigneur, mes iniquités passées, afin qu'en m'écartant de la véritable vie, je ne fasse pas beaucoup de disciples pour la perdition, mais que je sois une cause de vie pour ceux mêmes dont j'ai causé la mort. Que Satan, qui, par moi, se vantait orgueilleusement d'avoir perdu tant d'hommes, soit, par moi, humilié au milieu de ses adhérents. »

On lui laissa achever sa prière, et ils ne cessèrent de prier jusqu'à la troisième heure, puis tous s'endormirent avec calme jusqu'au jour. Le chef des mages était resté debout ; il ne dormit pas, mais priait, les bras élevés [vers le ciel]. Or, tandis que, ému, il regardait le ciel par la lucarne, la maison fut soudain inondée de lumière ; il vit des échelles lumineuses qui allaient de la terre au ciel et des milices qui y montaient par troupes. Cette vision était nouvelle, charmante, terrible et merveilleuse, comme une vision d'anges. Il comptait dans son esprit chaque troupe qu'il voyait, une de mille, une de trente-trois, une de deux cent treize. Il s'approcha et reconnut Vartan, Ardag et Khorène tenant en mains neuf couronnes et conversant ensemble ; ils disaient : « L'heure est venue, la voici ; que l'on joigne ceux-ci à notre troupe. Nous les attendions et leur portions un gage d'honneur. Celui aussi que nous n'attendions pas est venu, il s'est réuni aux autres et il est devenu comme un soldat du Christ. »

Cette vision apparut trois fois au bienheureux; il éveilla les saints et la leur raconta, d'après l'ordre qu'il en avait reçu. Tous alors prièrent et dirent :

 

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Seigneur ! notre Seigneur!

Combien ton nom est admirable sur la terre!

Ta gloire est plus élevée que les cieux.

Par la bouche des enfants et des nourrissons

Tu confirmas ta bénédiction,

Afin que ton ennemi et ton adversaire soient détruits.

C’est pourquoi nous ne dirons pas détonnais :

« Je verrai les cieux, ouvrage de tes mains. »

 

« Mais je te verrai, Seigneur du ciel et de la terre, comme, par l'entremise des saints athlètes, tu es apparu aujourd'hui à cet étranger qui avait perdu l'espérance de la vie. Voici, Seigneur, que tu as couronné tes fidèles par ta miséricorde et par ta grâce tu as ramené cet égaré, tu l'as converti, tu l'as mêlé aux groupes de tes saints. Il n'a pas vu seulement les cieux, top ouvrage, mais il a vu également les cieux et leurs habitants et, sur cette terre, il a été mêlé aux troupes de tes anges. Il a vu aussi les âmes des justes martyrisés; il a vu encore la glorieuse image de l'invisible préparation; il vit dans leurs mains la palme impérissable. Il est bienheureux par cette sainte vision, et nous sommes bienheureux en étant près de lui; parce que par cette vision nous avons connu pleinement que lui, qui a contemplé de telles merveilles, a déjà reçu une partie de tes richesses infinies. Seigneur, tes dons sont inépuisables; ton immense et paternelle bonté les accorde à qui tu veux, sans qu'ils soient sollicités Car si tu ne refuses pas de donner à ceux qui ne les demandent pas, ouvre-nous, ô Seigneur, la porte de ta miséricorde, nous qui, dés notre enfance, avons désiré la félicité de tes saints. Nous choisissons ton néophyte comme intercesseur pour nous-mêmes; que le navire de notre foi ne soit pas englouti dans la mer orageuse du péché. »

Ils pleuraient tout en priant et demandaient humblement à Dieu de n'être pas privés des couronnes que les

 

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saints tenaient dans leurs mains, parce que le Saint-Esprit leur avait fait connaître que leur temps était venu afin qu'ils s'en allassent et cessassent de craindre pour la réalisation de leur espérance qui leur faisait supporter tant de tourments en vue d'obtenir par un faible gage la gloire céleste depuis si longtemps attendue.

Le chef des mages, étant prince du pays et se trouvant avoir tous les prisonniers à sa discrétion, les amena le lendemain dans son palais comme des hommes libres. Il les lava et les purifia de toutes les souillures de la prison, puis il répandit sur lui-même l'eau dans laquelle les saints s'étaient lavés. Il établit les fonts sacrés dans sa maison et reçut le baptême, il communia ensuite avec le saint corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et dit à voix haute : « Que ce baptême me purifie de tous mes péchés et me régénère dans l'Esprit-Saint, et que la communion avec ce sacrement immortel me soit l'héritage de la céleste adoption. »

Il prépara, pour fortifier les corps des saints, une table couverte de mets, leur présenta la coupe de consolation et participa avec eux au pain de la bénédiction.

Bien qu'il fût parvenu à conquérir les biens célestes et qu'il ne craignît plus les persécutions des hommes, il redoutait cependant beaucoup que ses parents ne fussent dénoncés comme coupables de lèse-majesté. Il faisait donc venir en secret pendant la nuit les satrapes emprisonnés et faisait pour eux de grandes dépenses. Tous se réjouissaient beaucoup du miracle dont ils avaient été témoins et oubliaient les tortures passées.

Au moment de s'asseoir à table, les saints eurent quelque soupçon relativement au prêtre leur compagnon de captivité, parce qu'il avait vécu parmi les villageois et qu'il était très ignorant des écrits de la consolation. On lui fit occuper la première place, le bienheureux s'en excusa « Que faites-vous? pourquoi cacher vos pensées?

 

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Je suis plus misérable que les derniers d'entre vous et plus ignorant que les derniers de vos disciples. Comment souffrirai-je [cet honneur]? C'est déjà un grand bienfait pour moi d'avoir participé aujourd'hui à vos saintes chaînes. Si vous me jugez digne de [m'asseoir à] votre table, que chacun occupe son rang et indiquez-moi le mien !» Le saint évêque, d'accord avec tous les saints, insista et le fit asseoir le premier de tous.

Après qu'ils eurent mangé joyeusement, saint Joseph se leva, présenta la coupe de l'allégresse et dit : « Réjouissons-nous tous dans le Christ, car demain, à cette heure, nous aurons oublié toutes nos afflictions et tous nos tourments. En échange de nos labeurs nous allons obtenir un grand repos, et, au lieu de l'infâme prison, la brillante cité céleste dont le Christ lui-même est le chef, en sa qualité de rémunérateur de la carrière que lui le premier parcourut valeureusement, en élevant le signe de la victoire. Ce même Seigneur nous invite aujourd'hui à gagner le même signe pour le salut de nos âmes et pour la gloire de la sainte et très glorieuse Eglise. De même que vous voyez notre frère assis en tête de notre assemblée, de même demain il recevra le premier la couronne pour son martyre. Voici qu'en effet l'ennemi de notre vie et le seul dispensateur de nos tourments est proche des serviteurs du Christ.

Lorsqu'il eut fini, le néophyte prononça des paroles courageuses qui causèrent à tous une grande joie. Il dit : « Que le Christ opère en moi suivant vos saintes paroles; en t'écoutant, mon esprit a été inspiré, et la mansuétude du Christ venu dans le monde pour mes péchés m'est revenue en mémoire. Qu'il ait pitié de moi, comme tau larron au moment du crucifiement ; de même que, par lui, il ouvrit les portes du paradis et se fit le chef de ceux qui allaient y pénétrer dans l'allégresse, que Jésus-Christ m'y fasse entrer de même aujourd'hui, moi

 

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votre serviteur. Voici que, pour un pécheur repentant, la joie des anges du ciel est immense, parce qu'ils savent la volonté du Seigneur. Venus à la recherche d'une brebis égarée, ils se réjouissent avec lui sur celui qui fait pénitence. C'est pour moi peut-être aussi qu'est venu le grand général des Arménien s avec ses saints compagnons. Il vous apportait une couronne, mais à tous il apportait la bonne nouvelle de l'allégresse. Ils furent bien surpris de me voir ne me connaissant pas, et ils ont voulu que je participasse avec les bienheureux à leur sainte mort. Mes maîtres et mes pères, je vous en prie, ayez pitié de mon indignité, afin que je devienne digne d'arriver à cette immense promesse qui, par votre bouche véridique, retentit à mes oreilles. Je languis en attendant ce jour et l'heure de ce jour. Quand viendra le moment de te voir, ô Jésus-? Christ? quand ne redouterai-je plus la mort? quand mon' ignorance atteindra-t-elle la science parfaite ? Aide moi, aide-moi, Seigneur, et étends, pour me secourir, ta main puissante, afin que j'accomplisse avec mérite par mes oeuvres les paroles de la promesse et qu'en moi le nom; de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit glorifié. »

Quand il eut fini, tous se levèrent et rendirent grâces à Dieu : « Gloire à toi, ô Seigneur, gloire à toi, ô Roi ! tu nous as donné la nourriture d'allégresse. Remplis-nous de ton Saint-Esprit pour que nous te soyons agréables et non odieux, car tu rémunères chacun selon ses

oeuvres »

En même temps ils tinrent conseil entre eux pour sauver le chef des mages et pour que la nouvelle de sa conversion n'enflammât pas la colère de la cour contre les survivants. Ils n'y purent réussir et prièrent en recommandant à Dieu la vie de cet homme.

Les satrapes s'éloignèrent des saints en pleurant, et prosternés devant eux, ils les imploraient de les recommander à l'Esprit-Saint,« de manière qu'aucun de nous,

 

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disaient-ils, étant affaibli, ne se sépare de l'union commune et- devienne la pâture de la bête féroce ». Les bienheureux s'encourageaient réciproquement et se disaient : « Frères, fortifions-nous dans la miséricorde de Dieu qui ne nous laissera pas orphelins et ne détournera pas de nous sa miséricorde à cause de notre foi dans le Christ. Grâce aux nombreux intercesseurs que nous avons auprès de lui, que la flamme de vos lampes ne s'éteigne pas et que l'ennemi ténébreux de votre vie ne se réjouisse pas. Car [Jésus-Christ] est le même Seigneur qui fortifia les premiers martyrs en les faisant entrer dans les légions de ses anges. Leurs saintes âmes et toute la multitude des justes viendront à vous pour vous aider à supporter avec patience les tribulations, afin que vous deveniez avec eux dignes de leurs couronnes. »

Ils parlèrent ainsi et passèrent la nuit à réciter des psaumes. Vers le matin, ils dirent tous ensemble : « Seigneur, répands ta miséricorde sur ceux qui te connaissent, et la justice sur ceux qui ont le coeur droit. Que le pied des orgueilleux ne s'appesantisse pas sur nous, et que la main des pécheurs ne nous fasse pas trembler. Que tous les méchants soient abattus, qu'ils soient rejetés et ne puissent jamais s'affermir. »

Les bourreaux arrivèrent à la porte de la prison, y entrèrent et virent que l'ancien chef des mages voulait protéger les condamnés. Il était assis parmi eux et on l'écoutait ; il exhortait à ne pas craindre la mort. Les bourreaux, témoins de ces merveilles, furent surpris et n'osèrent pas l'interroger ; mais ils l'allèrent dire à Tenschapouh, qui avait reçu la mission de faire tourmenter les saints. En entendant ce récit de la bouche des bourreaux du roi, il craignit qu'on ne le soupçonnât de connivence avec eux, parce qu'il était l'intime ami du chef des mages. Il donna ordre d'extraire les saints tout enchaînés de la prison et de les conduire hors de la ville, à la

 

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distance de douze lieues, mesure de Perse. Il demanda ensuite en secret au chef des mages pour quels motifs il était encore en prison. Celui-ci répondit : « Ne me parle pas secrètement et n'écoute pas le conseil de la lumière au milieu des ténèbres, parce que maintenant mes yeux se sont ouverts, ayant vu la lumière céleste. Si tu veux jouir des conseils de vie, interroge-moi en public, et je te les dirai, puisque j ai vu les grands prodiges de Dieu. »

Ayant oui ce discours et connu son indissoluble alliance avec l'union des saints, il n'osa pas mettre la main sur lui, bien que la cour royale lui en eût donné l'ordre; mais sur-le-champ il manda au roi en secret tout ce qu'il avait entendu de lui. Le roi répondit : « Garde cela pour toi seul, surtout la grande vision, afin que les ignorants qui doutent ne se séparent pas de la vérité de nos lois. Peut-être diront-ils que tandis que nous voulons faire obéir les autres, les docteurs eux-mêmes de notre religion ont adopté l'imposture. Ce qui est pire. c'est que celui qui s'est ainsi égaré n'est pas un homme vulgaire, mais un hamahkhten, connu partout pour un esprit supérieur. Si nous disputons avec lui, c'est le plus savant docteur du royaume, et la religion ébranlée dans ses fondements sera renversée. Si nous le jugeons comme les autres criminels, on sauna qu'il s'est fait chrétien, et notre religion en sera avilie. Si on lui coupe la tête, les chrétiens, si nombreux dans l'armée, répandront ses os partout. Nous étions quelque peu déshonorés devant tous les hommes tant qu'on vénérait les os des Nazaréens, mais si on offre la même vénération aux mages et aux chefs des mages, nous aurons détruit nous-mêmes notre religion.

« Je jure donc par les dieux immortels, appelle devant toi ce vieillard rebelle ; s'il déplore de bon gré leur sorcellerie, témoigne-lui de l'affection, rends-lui hommage comme par le passé, et que personne ne sache son infamie.

 

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Mais s'il ne veut pas être persuadé, s'il refuse d'écouter mes paroles, suscite contre lui nombre d'accusations de la part des gens du pays, afin qu'il paraisse coupable de lèse-majesté ; et, au moyen [d'accusateurs] du: pays, fais-lui un procès, envoie-le en exil au delà de Gog et Magog (1), qu'on l'y jette dans une fosse et qu'il meure de faim. Ote bien vite la vie aux dissidents, afin qu'ils n'anéantissent pas le culte de notre pays, car, s'ils ont attiré si vite le chef des mages à leurs doctrines, comment les ignorants leur résisteront-ils ? »

Tenschapouh sortit du camp, s'assit dans le tribunal, à douze lieues persanes de la ville, et interrogea le chef des mages : «J'ai reçu plein pouvoir sur toi,non seulement pour t'interroger, mais pour t'appliquer à la question. Avant de mettre la main sur toi, accepte les hommages, évite les reproches et épargne tes cheveux blancs. Laisse le christianisme que tu ne connaissais pas et reviens de nouveau au magisme, afin de l'enseigner au peuple. »

Le bienheureux répondit : « Je te prie, toi que je re-gardais comme mon frère et qui es aujourd'hui mon ennemi, n'aie pas compassion de moi par égard à notre vieille liaison, exécute la cruelle volonté du roi et juge-moi conformément aux pleins pouvoirs que tu as reçus. »

Tenschapouh ,voyant qu'il ne craignait pas les menaces, n'écoutait pas les supplications et voulait un procès public, le traita suivant l'ordre royal et l'envoya clandestinement dans un exil lointain.

Le roi nomma deux assesseurs de Tenschapouh ; c'étaient Djenigou, chef des eunuques de la cour, et Movan, grand maître de la garde-robe, délégué par le chef des mages.

Ces trois personnages avec leurs serviteurs firent sortir les saints de ce désert, et, cette même nuit, les

 

1. Gouraniev Magouran. Cf. LANGLOIS, loc. cit., t. II, p. 235, note 1.

 

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conduisirent dans un autre endroit escarpé, [situé] beaucoup plus loin, sans permettre qu'ils fussent vus, soit par quelqu'un de l'armée, soit par des Arméniens, soit par tous les autres chrétiens, soit par des étrangers païens. Ils commandèrent ensuite aux serviteurs qui étaient dans la ville près des prisonniers de les garder étroitement, afin que personne ne pût retrouver leur trace, quand ils auraient été mis à mort.

Un des soldats du roi nommé Khoujig, chrétien en secret, désigné pour faire l'office de bourreau, veillait avec l'instrument de torture. Il vint de nuit se mêler aux troupes de satrapes. Ceux de la première troupe croyaient [que cet homme] faisait partie de la seconde troupe, et ceux de la seconde qu il faisait partie de la troisième. Toutes les trois le supposaient dans l'une ou l'autre troupe, et personne, ni maîtres ni serviteurs, ne lui demanda : « Que fais-tu parmi nous ? »

Arrivés dans un lieu désert et aride, tellement rempli de rochers qu'on ne trouva même pas où se reposer, les trois satrapes se retirèrent à l'écart et ordonnèrent de lier les mains et les pieds des prisonniers. Ils leur attachèrent aux pieds une longue corde et les lièrent deux à deux, les traînèrent en les conduisant par des chemins pierreux ; ils les déchirèrent et les mutilèrent tellement qu'aucune partie du corps des bienheureux ne restait intacte. Ils les délièrent ensuite et les conduisirent tous dans un même endroit : « Nous avons, disaient-ils, dompté leur entêtement dans leur erreur, nous avons vaincu leur rébellion obstinée, maintenant ils consentiront à tout ce que nous dirons ; ils exécuteront les volontés du roi et ils seront délivrés des terribles tourments. » Mais ils n'avaient pas compris la constance des martyrs qu'ils avaient armés comme de braves soldats ; ils les avaient accoutumés à la discipline et les avaient rendus, comme des bêtes féroces,

 

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sauvages et sanguinaires. Si naguère les bienheureux hésitaient en voyant les plaies affreuses de leurs corps, ils chassèrent la crainte. Ils s'encouragèrent comme des hommes ivres et insensibles, ils aspiraient à la source comme des gens altérés, afin de pouvoir être les premiers à répandre leur sang. Tandis qu'ils s'y préparaient ainsi, Tenschapouh dit : « Le roi m'a envoyé vers vous. Il vous tient pour responsables de toute la désolation de l'Arménie, du massacre des soldats, de l'emprisonnement de tant de satrapes. car tout cela est arrivé à cause de votre obstination. Mais écoutez-moi : après avoir causé la mort, soyez aujourd'hui la cause de votre vie. Vous pouvez délivrer les satrapes enchaînés; grâce à vous, les ruines de l'Arménie se relèveront et beaucoup de captifs seront délivrés.

« Vous avez vu aujourd'hui de vos yeux comment un grand personnage, apprécié du roi lui-même pour sa connaissance complète de nos lois, le chef de toute la religion, l'ami de tous les grands, celui dont dépendait le pays presque entier, comment cet homme, séduit par votre folle religion, a été traité par le roi, sans aucun égard pour son rang, et comment, ainsi qu'un esclave fugitif, il l'a envoyé en exil dans un lieu si écarté, qu'en s'y rendant il ne put même arriver jusqu'au terme de son. châtiment. Or, si, à cause de nos lois respectables, il n'épargne pas celui qui avait partagé son éducation, comment vous épargnerait-il, vous, étrangers et coupables de lèse-majesté ? Vous n'avez pas d'autre moyen de salut que d'adorer le Soleil et accomplir la volonté du roi, comme nous l'a enseigné le grand Zoroastre. Si vous faites cela, non seulement vous serez délivrés de vos chaînes et délivrés de la mort, mais on vous renverra chez vous avec de riches présents. »

Le prêtre Léonce, s'étant avancé, prit pour interprète l'évêque Sahag et dit : « Comment obéirons-nous à tes

 

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ordres odieux ? Tu as d'abord prétendu nous imposer l'adoration du soleil et tu dis que le roi a ordonné cette adoration ; tu honoras le soleil en proclamant son nom haute voix et tu élevas le roi plus haut que le soleil ;

as dit que le soleil sert les êtres sans sa volonté, osais que le roi par son libre arbitre défie qui il veut, et fait esclave qui il veut, et que lui-même n'est pas arrivé à la vérité. Ne nous parle pas comme à des enfants, parce que nous sommes parvenus à l'âge mûr, ait nous ne sommes pas étrangers à la science. Je répondrai à ce que tu as dit en commençant. Tu nous as crus coupables de la ruine du pays et du massacre des troupes royales. Nos lois ne nous enseignent pas de semblables doctrines, mais elles nous commandent d'honorer extrêmement les rois de la terre et de les aimer de tout notre pouvoir, non comme des hommes, mais de les servir sincèrement, de la même manière que nous servons Dieu ; et, si nous sommes opprimés par eux, il nous a promis, au lieu de la terre, le royaume céleste. Non-seulement nous leur devons nos services soumis, mais il est de notre devoir de devenir la proie de la mort, pour l'amour du roi. Comme nous n'avons pas le pouvoir de le changer pour un autre maître de la terre, nous n'avons pas non plus le pouvoir de changer pour un autre notre vrai Dieu du ciel, puis-qu'il n'y a pas d'autre Dieu que lui. Je te parlerai maintenant de choses que tu sais mieux. Lequel des braves généraux marcherait le dernier au combat? Celui qui agirait ainsi ne serait pas un brave, mais un poltron. Ou, bien quel sage marchand échangerait une perle contre une verroterie? Mais celui qui le ferait serait fou tout comme les guides de votre perversité. Tu nous as choisis non seulement parmi beaucoup des nôtres et tu veux secrètement détruire nos inébranlables résolutions. Nos ne sommes pas seuls, comme tu le crois. Il n'y

 

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a aucun endroit vide dans lequel ne soit le Christ notre Roi. Ceux-là seuls sont vides qui sont comme toi et ton prince perfide, car vous êtes apostats. Ainsi les soldats de notre pays, devenus, grâce à nous, les disciples du Christ, méprisèrent le terrible commandement de votre roi, tinrent pour néant ses présents magnifiques et furent dépouillés de leurs domaines de famille. Ils ne ménagèrent ni femmes, ni enfants, ni richesses ; ils n'épargnèrent pas leur sang pour l'amour du Christ et frappèrent de mort par des coups terribles les adorateurs du Soleil, vos docteurs, et attirèrent de grands maux sur vos soldats. Beaucoup moururent dans cette bataille, d'autres souffrirent bien des tribulations; il yen eut qui partirent pour l'exil, beaucoup furent emmenés prisonniers. Tous sont parvenus avant nous dans le royaume de Dieu; ils ont été réunis aux légions célestes et vivent dans l'allégresse qui leur a été préparée, et à laquelle participe le bienheureux que tu dis avoir été fait prisonnier. Je l'appelle bienheureux, j'appelle bienheureux le chemin où il passera et le lieu où il mourra. Il vaut mieux que votre cour royale et il est plus brillant que le Soleil que vous adorez. »

Le grand maître de la garde-robe, Movan, lui répondit : « Les dieux sont bienfaisants et traitent généreusement l'humanité, afin qu'elle sente et avoue sa petitesse et leur grandeur; qu'elle jouisse des dons de la terre dont le roi a la propriété, lui, dont la bouche laisse tomber l'ordre de mort ou de vie. Vous ne pouvez pas vous opposer à leur volonté, ni vous refuser à l'adoration du Soleil dont les rayons illuminent l'univers et qui mûrit par sa chaleur la nourriture des hommes et des animaux, et qui, dans son impartiale générosité et par son égale largesse, fut nommé Dieu Mihr (ou Mithra), parce qu'il n'y a en lui ni astuce ni ignorance.

« Aussi nous prenons patience de votre ignorance,

 

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nous ne haïssons pas les hommes comme les bêtes sauvages affamées et ivres de sang. Mettez fin à vos premiers crimes et réglez vos actions présentes, afin que par vous les autres obtiennent la miséricorde du grand roi. »

Le saint évêque Sahag répondit : « Comme un savant et un homme prévoyant, tu as soin de la prospérité du pays et de la gloire du roi ; mais ton enseignement dénote un ignorant. Tu reconnais beaucoup de dieux, mais tu ne dis pas qu'ils ont tous une seule volonté. Si les êtres célestes se contrarient l'un l'autre, nous qui sommes plus faibles qu'eux, comment pourrons-nous adhérer à tes paroles ? Mets d'accord l'eau et le feu afin que par eux nous connaissions la paix. Appelle le soleil chez toi, comme le feu ; et s'il ne peut y venir parce que le monde resterait dans l'obscurité, envoie-le-lui, afin qu'il apprenne de lui à n'avoir besoin de rien.

« Si tes dieux n'ont qu'une seule nature, qu'ils s'unissent tour à tour et d'un commun accord. Que le feu, de même que le soleil, n'ait pas besoin d'aliment, et que les ministres du roi ne soient pas occupés à l'alimenter. Or, l'un dévore toujours sans se rassasier et finit par mourir, tandis que l'autre qui ne mange pas quand il est privé d'air, diminue la lumière de ses rayons. Pendant l'hiver il se refroidit et il glace toutes les pousses des herbes ; pendant l'été il se réchauffe et brûle tous les vivants, car, étant toujours variable, il ne peut accorder à personne une vie stable. Je ne t'accuse pas d'adorer des êtres méprisables, puisque tu n'as pas vu le roi suprême; mais si ceux qui sont instruits faisaient ainsi, ils mériteraient la mort sur-le-champ. Apprends, si tu y tiens, la vérité sur le soleil : il a été créé avec le monde et il tient parmi les créatures une place distinguée, une moitié lui est supérieure et une moitié lui est inférieure. Il n'est pas saint en lui-même par sa lumière éclatante, mais au

 

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commandement de Dieu, par le moyen de l'air, il répand ses rayons, et par son ardeur il réchauffe tous les êtres placés au-dessous de lui. Les êtres célestes ne participent pas à ses rayons parce que la lumière de ce disque est placée comme dans un vase et il la répand en bas, comme par une bouche ouverte, suivant que nous qui sommes au-dessous, nous en avons besoin pour notre bien-être. Ainsi un vaisseau qui glisse sur la mer, voyage à son insu par la main d'un nocher habile, de même le soleil, grâce à son modérateur, effectue les phases de sa marche annuelle. De même que les autres parties du monde sont arrangées pour notre vie, de même le soleil nous est donné pour lumière, comme la lune, les étoiles, l'air agité, les nuages pluvieux De même aussi les autres parties de la terre, la mer, les fleuves, les sources et toutes les eaux, ainsi que le continent et ce qu il renferme, ne peuvent se dire Dieu. Si quelqu'un l'osait dire, il se perdrait lui-même par ignorance et aucune de ces choses ne profiterait de l'honneur d'être appelée du nom de Dieu. Il n'y a pas deux rois dans un même royaume ; et ce que les hommes n'admettent pas, comment la nature de Dieu pourrait-elle exister d'une manière aussi étrange? Si tu veux apprendre la vérité, adoucis l'âcreté de ton coeur, ouvre les yeux de ton esprit et ne marche pas, étant éveillé, comme un aveugle dans les ténèbres. Tu es tombé dans l'abîme, tu y veux entraîner tout le monde. Si les tiens, qui ne voient ni n'entendent, suivent ta doctrine erronée, il n'en est pas de même pour nous, parce que les yeux de notre esprit sont ouverts et nous sommes clairvoyants. Nous voyons les créatures par les yeux du corps, nous comprenons qu'elles sont faites par un autre et que toutes sont sujettes à la dissolution. Le créateur de tout est invisible à nos yeux corporels, mais, par notre. esprit, nous connaissons sa vertu. Lorsqu'il nous vit dans une extrême ignorance, il eut compassion de notre

 

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grossièreté, car nous aussi, pendant longtemps, nous croyions comme vous que les choses visibles étaient des créateurs et nous commettions toute sorte d'iniquités ; c'est pourquoi, dans son amour, il parut et prit un corps d'homme et nous fit connaître son invisible divinité. De plus, il monta lui-même sur la croix, et comme les hommes étaient trompés par les astres lumineux. il enleva au soleil la lumière de ses rayons, afin que les ténèbres fussent les ministres de son humanité ; car ceux qui sont indignes comme vous ne voient pas leur vie plongée dans une misère profonde. Celui qui aujourd'hui ne confesse pas un Dieu crucifié est entouré de la même obscurité dans son âme et dans son corps ; toi aussi aujourd'hui tu es enveloppé dans les mêmes ténèbres et c'est pourquoi tu te tourmentes. Nous sommes prêts à mourir pour l'exemple de Notre-Seigneur ; exécute donc comme il te plaira les amers désirs de ta volonté. »

Alors le perfide Tenschapouh, les observant et les voyant tous dans la joie, comprit que ses paroles menaçantes ou flatteuses ne seraient pas écoutées. Il se fit amener un des moins âgés ; c'était un prêtre nommé Arsène, dont les saints avaient d'abord douté. On lui lia les pieds et les mains, on le serra fortement jusqu'à ce que les nerfs fussent coupés. Le saint ouvrit les lèvres et dit : « Me voici entouré de beaucoup de chiens, et les conseils des méchants m'environnent. Ils ont percé mes mains et mes pieds, et, au lieu de ma bouche, mes os s'écrieront : Ecoute-moi, ô Seigneur, écoute. ma voix, et accueille mon âme dans les légions de ton armée, qui apparut dans ta nouvelle demeure. Ta miséricorde, émue de compassion, me fait les précéder, tandis que je suis inférieur à tous. »

Ayant dit ces mots, il ne pouvait plus ouvrir la bouche à cause des terribles cordes du chevalet. Les trois

 

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satrapes ayant donné à ce moment l'ordre de lui couper la,tête, les bourreaux jetèrent le corps dans une fosse immonde. Puis, dans ce même endroit, Tenschapouh se mit à parler avec l'évêque et lui dit : « Lorsque je vins en Arménie, il me fallut parcourir le pays pendant dix-huit mois, et je n'ai souvenir d'aucune plainte portée contre toi, et encore moins de Joseph, le chef de tous les chrétiens, très fidèle serviteur de l'Etat. Le marzban mon prédécesseur était satisfait de lui, et je vis de mes yeux que, dans tout le pays, il était estimé comme un père et qu'il aimait les grands et les petits sans distinction.

« Maintenant, je vous en prie, épargnez-vous vous-mêmes, car vous êtes dignes d'honneur, et ne vous exposez pas à une mort cruelle, comme celui que vous venez de voir mourir. Si vous vous obstinez, je vous tuerai après bien des tourments. Je sais que vous êtes séduits par les suggestions de celui-ci ; mais, malade, ne recevant des médecins aucun soulagement, et fatigué de sa vie d'infirmités, il désire la mort plutôt que la vie. »

Saint Joseph lui répondit : « L'éloge de l'évêque et le mien sont fondés ; tu as rendu honneur à nos cheveux blancs, c'était nécessaire. Les vrais serviteurs de Dieu ne doivent pas résister aux princes de la terre, ni, en vue d'un intérêt terrestre, murmurer contre quelqu'un ; ils doivent enseigner les préceptes de Dieu, sans fausse sagesse, se montrer conciliants envers tous, et, au moyen d'une saine doctrine, guider tous les hommes vers le seul Dieu des créatures. Quant à ce que tu as dit des séductions de cet homme, tu n'as pas menti, c'est bien la vérité. Il ne nous flatte pas comme un étranger et il ne nous trompe pas comme un séducteur, mais il nous aime beaucoup. Notre Mère l'Eglise qui régénère étant une, et l'Esprit-Saint qui nous a engendrés étant notre seul père, pourquoi les enfants d'un même père et d'une même mère seraient-ils en dispute au lieu d'être unis ?

 

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Jour et nuit notre pensée était la même, c'était d'avoir l'union de notre vie inséparable, bien que nous semblions séduits. Car si celui-ci est fatigué et s'il veut sortir d'un corps malade, nous le sommes nous tous encore davantage, puisqu'il n'y a pas une femme qui enfante saris douleurs. »

Tenschapouh dit : « Vous ne savez pas ce qu'il me faut de patience avec vous ! Ce n'est pas en vertu d'un ordre royal que je supporte vos discussions, mais je les ai permises par humanité, parce que je ne vous méprise pas, vous qui vous haïssez vous-mêmes et qui êtes les ennemis des autres. Moi qui ai mangé du sel et du pain dans votre pays, j'ai de l'affection et de la compassion pour lui ».

Le prêtre Léonce répondit : « Celui qui a de l'amour et de la compassion envers les étrangers accomplit les préceptes de Dieu, mais il en garde pour lui-même, parce que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes : il y a quelqu'un qui nous demandera compte des étrangers et de ceux de notre nation. Tout ce que tu as dit, je l'écoute de toi et non d'après l'ordre du roi. Si vous êtes habitués à transgresser les ordres de votre souverain, vous faites bien, parce qu'il est le destructeur du pays et le meurtrier des innocents, l'ami de Satan et l'ennemi de Dieu. Nous ne pouvons pas transgresser le commandement de notre souverain ni changer notre vie contre les illusions passagères du monde. Quant à moi dont tu as dit que je préfère la mort à la vie parce que les médecins sont impuissants à me rendre la santé, de telles paroles ne peuvent convenir à ceux qui connaissent les malheurs du pays.

Je t'en conjure, apaise ta colère et écoute-moi. » Il repassa en ordre les choses de ce monde : « Quel mortel mène une vie exempte de tribulations ? Ne sont-ils pas tons abreuvés d'infortunes, qui au dedans, qui au dehors?

 

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Le froid et le chaud, la faim et la soif, la privation absolue du nécessaire. Au dehors, l'injustice, la rapine, l'impudicité et la violence ; au dedans,l'iniquité, l'apostasie, l'ignorance, le mensonge effronté. Mais toi qui méprises les médecins et qui les regardes comme inutiles, parce qu'ils ne peuvent me rendre la santé, ceci n'est pas bien étonnant, car au demeurant ils sont des hommes. Il y a telle maladie à laquelle ils ne peuvent remédier et elle autre rebelle à leurs médicaments. Nous sommes tous mortels, autant le malade que le médecin. Vous seriez heureux si vous étiez comme la médecine, dans laquelle la vérité du médecin est beaucoup. Quand le médecin voit un malade, il le visite croyant lui rendre promptement la santé. Ainsi, à la cour, si un ami du roi tombe malade, quand même, en arrivant sur la grande place, il verrait une multitude d'illustres personnages et de beaux adolescents, si en entrant dans la salle royale il voyait l'étincelant cortège des gens du service, cette magnificence ne le surprendrait pas. De plus, s'il y avait un lit d'or enrichi de pierreries sur lequel est étendu le malade, il ne s'en étonnerait pas, mais il ordonnerait qu'on lui enlevât son manteau orné de broderies d'or, et avec ses mains il lui toucherait le corps pour voir s'il est d'un tempérament ardent, si son coeur bat tranquillement à sa place, s'il ale foie affaibli, si le pouls est réglé, afin d'y remédier et de lui rendre la santé. Si la médecine humaine surmonte ainsi chaque chose et si, en appliquant son art, elle obtient des résultats, ne vous conviendrait-il pas, maître du pays, de tâcher de guérir votre esprit de toutes les erreurs répandues dans votre empire ? Tous alors ne resteraient-ils pas volontiers sous votre domination ? Mais maintenant que vous êtes devenus ignorants et que vous avez rendu mortelle votre âme immortelle, pour l'inextinguible feu de l'enfer, que vous le vouliez ou non, vous êtes malades d'une maladie inguérissable.

 

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Cependant vous nous méprisez, nous qui sommes affligés dans notre corps, dont nous ne pouvons pas nous défiler à notre volonté ; mais nous le serons [un jour] comme il doit arriver à chacun. Le Christ aussi vrai Dieu vivifiant par sa bonté spontanée se fit médecin des âmes et des corps ; par la douleur de ses souffrances, il a guéri lui-même tous les hommes. Il nous engendra d'une manière encore plus bienfaisante [en nous faisant participer] à une génération exempte de douleurs et de plaies ; il a guéri les blessures cachées des anciennes morsures du dragon ; il nous a rendus, en esprit et en corps, immaculés et exempts de blessures, afin que nous devenions les compagnons des anges et les champions de notre Roi céleste. Dans ton ignorance, toi qui ne jouis pas des dons célestes de Dieu, tu ne veux pas même être instruit par nous ; au contraire, tu veux nous séduire ; c'est impossible, cela ne sera jamais, et tu ne réussiras pas à l'obtenir. Quant à mon corps maladif, je serai franc. Je me réjouis et mon coeur tressaille en voyant mon corps tourmenté ; je sais que cela raffermit en moi la force de mon esprit ; j'en ai la preuve dans le grand docteur des Gentils, qui se consolait des douleurs de son corps et se glorifiait des attaques des satellites de Satan, et disait : « Si nous ressemblons par nos souffrances à sa mort, nous mériterons aussi d'avoir part à sa résurrection ». Et toi, maintenant, qui as autorité sur nous, juge suivant ta malice. Les tourments dont tu nous menaces ne nous effraient pas, pas plus que la mort cruelle que tu nous prépares. »

Il fit alors séparer les bienheureux, et lorsqu'il fut seul, il dit à l'évêque : « L'éloge que je t'ai fait d'abord, ne l'as-tu pas regardé comme un honneur? Rappelle-toi donc tes mauvaises actions, afin que tu te condamnes toi-même à mort. As-tu détruit l'adrouschan du pays des Reschdouni ? As-tu tué le feu ? J'ai appris aussi,

 

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et je m'en suis assuré, que tu as tourmenté les mages et enlevé les ornements du culte. Si tu l'as fait, avoue-le. »

Le saint répondit : « Tu veux le savoir, et tu le sais déjà ».

Tenschapouh : « Autre chose un on-dit, autre chose un, aveu. »

L'évêque ; « Sois franc. »

Tenschapouh : « J'ai entendu dire que tous les dom-mages commis dans le pays des Reschdouni sont de ton fait. »

L'évêque : « Puisqu'on te l'a dit, que demandes-tu de plus ?

Tenschapouh : « Je veux ta version. »

L'évêque : « Tu ne souhaites rien apprendre pour ton bien, tu ne désires que mon sang. »

Tenschapouh : « Je ne suis pas une brute sanguinaire, mais le vengeur des dieux méprisés. »

L'évêque : « Dieux ! des éléments muets ! et c'est pour cela que tu veux égorger les hommes tes semblables? Tu en seras châtié par Dieu, ainsi que ton roi. Ce que tu demandes, afin de me nuire, le voici : Oui, j'ai dévasté l'adrouschan ; oui, j'ai bâtonné les mages ; et les sales ornements qui se trouvaient là, je les ai jetés à l'eau Quant au feu, comment l'aurais-je tué, puisque le très sage Créateur des êtres, en prenant soin des quatre éléments, les rendit par nature impérissables ? Tue l'air si tu peux, corromps la terre afin qu'elle n'ait plus d'herbe, égorge le fleuve afin qu'il meure. Si tu le peux, tu pourras aussi tuer le feu. Si notre Auteur a uni ensemble ces quatre éléments indissolubles, — on trouve dans les pierres ainsi que dans les métaux et dans tous les éléments visibles la nature du feu, — tue donc la chaleur du soleil, puisqu'il y a en lui une portion de feu. Ou bien encore dis que le feu ne soit pas frappé par le fer. Celui qui respire, se meut, marche, mange, boit et dort. Quand as-tu

 

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vu le feu marcher, parler ou comprendre ? Tu dis qu'on a tué ce qui ne vivait pas. Votre iniquité n'est-elle pas plus insupportable que celle de tous les païens, qui sont plus éclairés que vous ? Bien qu'ils soient loin du vrai Dieu, cependant ils n'appellent pas Dieu des éléments insensés. Or, si par ignorance tu dis que la nature du feu est corruptible, les créatures qui la composent sont en désaccord avec tes croyances. »

Tenschapouh dit : « Je ne discute pas sur la nature des créatures; as-tu éteint le feu, oui ou non ? » L'évêque : « Puisque tu n'as pas voulu devenir le disciple de la vérité, je te dirai tout ce que veut ton père Satan. Je suis entré dans votre adrouschan, j'ai vu les perfides ministres de votre secte et le foyer qui brûlait devant eux. Je leur demandai,sans les frapper : « Que pensez-vous de ce culte rendu au feu » ? Ils répondirent : « Nous, nous n'en savons rien, mais nous savons que c'est l'usage des ancêtres et l'ordre du roi. » Je continuai : «Que savez-vous de la nature du feu ? est-il créateur ou création?» Ils dirent tous : « Il n'est pas créateur ; il ne donne pas même le repos aux travailleurs. Nos mains sont durcies par la hache, tant nous avons porté de bois, nos yeux sont malades à force de larmoyer par l'ardeur de la flamme, nos visages sont noircis par la crasse humide de la fumée. Si on lui donne peu de nourriture, il a très faim ; si on ne lui offre rien, il s'éteint tout à fait ; si nous l'approchons pour l'adorer, il nous brûle ; si nous nous éloignons absolument, ce n'est plus que cendres. C'est ainsi que nous comprenons sa nature. » Je repris : « Avez-vous jamais su qui vous a enseigné un tel mensonge ? » — « Pourquoi, dirent-ils, nous interroges-tu pour le savoir ? Regarde les choses actuelles. Nos législateurs sont aveugles seulement dans leur esprit, tandis que notre nature est borgne du corps et aveugle d'esprit. » — En les entendant j'eus pitié, parce que dans leur ignorance

 

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ils disaient la vérité. Je leur donnai une bastonnade, leur fis jeter le feu dans l'eau et dis : « Que les dieux qui ne créèrent ni le ciel ni la terre, périssent sous les cieux » : et je chassai les mages. »

Tenschapouh s'émut de ces insultes au roi et à la religion. Il n'eut pas le courage de le faire bâtonner, afin de ne pas lui faire dire devant le tribunal de plus graves injures contre le roi, et pour ne pas faire tomber les soupçons sur lui-même, à cause de ce mépris qu'il professait et de la patience que lui Tenschapouh avait eue de discuter si longuement avec [de telles gens]. Comme il siégeait, ceint d'une épée destinée à faire peur aux saints, il rugissait comme un lion et, brandissant son épée, il se jeta comme une bête sur les bienheureux et frappant l'évêque à l'épaule droite, il la détacha avec la main. Le saint tomba sur le côté gauche, se releva, prit sa main droite et dit à haute voix : « Reçois,Seigneur, le sacrifice volontaire par lequel je m'offre entièrement à toi, réunis-moi à tes saints champions. » Il encourageait ses compagnons : « Voici, justes, l'heure de notre mort ; fermez les yeux un moment et voyez le Christ notre espérance. » Inondé de son propre sang, il ajoutait :

 

Je bénirai le Seigneur en tout temps.

Sa bénédiction sera toujours dans ma bouche.

Mon âme se glorifie dans le Seigneur ;

Que les pacifiques entendent et se réjouissent.

 

Et récitant ce psaume, il poursuivait jusqu'à ces mots :

 

Les afflictions des justes sont nombreuses;

Mais le Seigneur les délivre et conserve tous leurs os.

 

Son corps ayant encore un peu de vigueur, il voyait venir du ciel beaucoup de légions d'anges et six couronnes dans la main d'un archange. Il entendait une voix venue d'en haut qui disait : «Courage, mes fidèles, puisque

 

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vous avez déjà oublié vos peines et que vous êtes arrivés aux couronnes que par vos labeurs vous avez préparées. Prenez,couronnez-vous ; vous les avez préparées,elles furent tressées par les mains du Christ qui les a remises à ses ministres, car vous êtes les compagnons d'Etienne. »

Il voyait aussi très bien que l'épée brillait sur la tête des bienheureux.

Lorsque saint Léonce vit qu'on ne voulait plus les interroger et les juger un à un, mais qu'on avait rendu indistinctement l'ordre de mort, il dit au bienheureux Joseph : « Approche-toi, avance-toi contre l'épée ; car pour le rang tu es supérieur à tous ». Ils se mirent à la rangette, l'un après l'autre, et les bourreaux se hâtèrent de leur couper la tête à tous ensemble. On jeta les corps devant l'évêque, mais lui rendait l'esprit en ce moment ; il dit : « O Seigneur Jésus, reçois les âmes de tous, réunis-nous à tes fidèles. »

Ainsi ils moururent tous dans le même lieu.

Si on veut leur adjoindre le chef des mages, qui crut au Christ, les martyrs sont au nombre de sept, outre les deux qui furent martyrisés à Vadkédès, et un autre évêque en Syrie, qui se nommait Thathig. Mais ici, [à Revan, qu'on nomme aussi le Bourg des Mages] ils furent six, dont voici les noms : Sahag, évêque des Reschdouni ; saint Joseph, de la vallée de Val, du bourg de Hoghotzim ; le prêtre Léonce de Vanant, du bourg d'Idchavan ; le prêtre Mouché, d'Aghpag ; le prêtre Arsène de Pakrévant, du village d'Eghéhiag; le diacre Khadchadch, d'où était l'évêque des Reschdouni ; en outre, le bienheureux chef des mages, de la cité de Nischapour; le prêtre Samuel d'Ararat, du bourg d'Aradz ; le diacre Abraham, de la même localité.

Tenschapouh, le chef des mages, Dchenigan et l'intendant choisirent des gardes parmi leurs serviteurs et firent garder les corps pendant plus de dix jours, jusqu'à

 

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ce que l'escorte royale fut partie, afin que ceux d'une autre religion ne vinssent pas dérober les os pour les partager dans tout le pays, ce qui attirerait de nouveaux partisans à la secte des Nazaréens. En attendant, Khoujig, dont nous avons parlé, restait armé, avec les gardes, comme s'il eût été l'un des leurs ; il était prudent et avancé dans les voies de Dieu. Il attendait et observait de quelle manière il pourrait dérober les ossements des saints.

Trois jours plus tard, tous furent saisis d'une grande crainte, et pendant trois jours ils demeurèrent comme engourdis et ne purent se lever. Le quatrième jour, Satan les agita violemment. On entendait pendant toute la nuit des voix horribles, des bruits et des tonnerres souterrains, semblables à des secousses de tremblement de terre. La terre frémissait sous les pas et les épées jetaient des reflets sinistres. On voyait tous les cadavres se lever et se mettre debout ; alors on entendait tout ce qui s'était dit au tribunal. Les gardes terrifiés se heurtaient, ils étaient haletants et en plein délire, ne sachant plus où leurs compagnons avaient fui ; ils racontèrent alors tout ce qu'ils avaient pâti.

Les trois satrapes tinrent conseil et se dirent : « Que faire ? Que penser de cette incroyable secte des chrétiens ? Pendant leur vie, leur existence était remplie de merveilles ; ils méprisaient les richesses, comme inutiles ; ils étaient purs comme s'ils n'eussent pas eu de corps ; parfaits comme les justes et vaillants comme les immortels. Si nous disons tout cela en ignorants et en incrédules, que dirons-nous, quand, par leur entremise, tous les malades de l'armée seront guéris ? Quel mortel — cela nous confond — a-t-on vu ressusciter un cadavre, a-t-on entendu parler de la sorte? Nos serviteurs ne sont pas des menteurs, et nous nous en sommes assurés par nous-mêmes ; s'ils voulaient une gratification et qu'ils recherchassent les chrétiens de l'armée, ils recevraient

 

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pour chaque corps une forte prime. Quant à ceux qui furent tourmentés par Satan sans qu'alors ils fussent malades, comme nous le savons, ils ont vu évidemment aujourd'hui un grand prodige. Si nous nous taisons, nous courons risque de la vie; si nous les conduisons devant le roi, qui apprendra d'eux ces prodiges, quel schisme peut sortir delà ! » Le chef des mages dit : «Je suis le président. Ne vous tourmentez donc pas ainsi. Vous avez exécuté les ordres reçus. Si la nouvelle se répand et qu'on demande une explication en présence du roi, le soin nous en incombe, à nous mages ; ainsi pas d'inquiétudes, oubliez cela. Si vous êtes effrayés, venez vers le soir, avant demain matin, puisque demain le chef suprême des mages offrira un sacrifice, et lui, qui est convaincu, vous persuadera.»

Quand Khoujig eut entendu tout cela et compris qu'on ne s'occuperait plus des martyrs, ils prit dix hommes, tous fervents chrétiens, et arrivé au lieu de l'exécution, y trouva les corps bien conservés. Mais par un dernier

soupçon on se contenta de transporter les corps à deux lieues de là. Désormais ils nettoyèrent et arrangèrent les ossements et les portèrent à l'armée en secret. Peu à peu ils les montrèrent, d'abord au général arménien, puis à beaucoup de soldats chrétiens. Ils offrirent les premiers fruits de ce présent aux satrapes prisonniers qui, en ce moment, avaient été délivrés de leurs liens et avaient évité la mort dont on les avait menacés, car on avait expédié en Arménie des lettres de grâce.

Ce bienheureux Khoujig, qui fut digne de servir les saints secrètement, nous a raconté avec détail tout ce. que j'ai dit de leur mort jusqu'au moment des lettres de grâce, leur douloureux supplice, les interrogatoires et les épreuves auxquels les juges les soumirent, et les réponses des saints, leur exécution, les terreurs des bourreaux, les craintes des trois satrapes, les os qu'ils avaient recueillis, non pas confusément, mais réunis dans une

 

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même enveloppe, [en ayant soin que] les os fussent séparément dans six boîtes sur lesquelles était gravé le nom de chaque martyr. Il avait mis avec les os de chacun les chaînes que les bourreaux avaient abandonnées, et il avait fait une marque sur le couvercle des boîtes.

Les six bienheureux furent martyrisés par une mort sainte et désirée, le vingt-cinquième jour du mois de hroditz, dans le grand désert de la province d'Abar, aux environs de la ville de Nischapour (5 août 454).

 

Des disciples des martyrs qui devinrent confesseurs.

 

Les disciples des bienheureux étaient enchaînés dans la même ville. Un des chefs des bourreaux vint les tirer de prison avec cinq autres chrétiens syriens leurs compagnons de captivité. Il les interrogea, mais ils refusèrent d'adorer le Soleil. On les fouetta à grands coups de verges, mais ils s'affermirent encore dans leur dessein. On leur coupa les oreilles et les paupières et on les fit conduire en Syrie en qualité d'esclaves ; mais eux s'y rendirent aussi joyeux que si on les eût comblés de présents.

Le chef des bourreaux revint auprès des confesseurs ; il en choisit deux parmi les plus doux et les prenant à part, il leur dit :

« Votre nom ? »

L'un répondit : « Depuis ma naissance je me nomme Khorène, et celui-là Abraham ; quant à notre profession, nous sommes serviteurs du Christ et disciples des bienheureux que vous avez mis à mort. »

Le chef des bourreaux : « Que faites-vous maintenant et qui vous a conduits ici ? »

Abraham répondit : « Vous avez dû l'apprendre de nos docteurs. Ce n'étaient pas des gens vulgaires, ils avaient du bien, des serviteurs, les uns étaient de la même condition sociale que nous-mêmes, d'autres d'une condition

 

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plus élevée. Nous sommes venus avec ceux qui nous avaient enseignés, parce que nos lois divines nous commandent d'honorer nos docteurs comme nos maîtres vénérés et de les servir comme nos maîtres spirituels. »

Le chef des bourreaux : « Tu tiens le langage d'un révolté et d'un téméraire. Tant que vous étiez en paix dans votre pays, c'était très bien ; mais depuis que vos maîtres se sont rendus coupables envers la cour et qu'ils ont été mis à mort pour leur conduite, vous ne deviez pas même es approcher. Ne voyez-vous pas dans l'armée, que quand un des personnages qualifiés est arrêté par ordre de la cour, on le revêt d'un vêtement brun ? il est séparé de tons, et nul n'ose l'approcher. Mais tôt, tu te vantes d'être le disciple de gens innocents.

Notre raisonnement ni le vôtre ne sont faux, dit Khorène. Le satrape coupable devait obéir à celui dont il avait obtenu des faveurs, au point qu'en dehors de son hommage, il devrait recevoir encore de grands présents. Mais en échange de ce qu'il ne fit pas, le contraire lui est arrivé. Si nos docteurs avaient péché contre Dieu ou offensé le roi, nous les eussions traités de la sorte. Dans le pays, nous ne nous serions pas approchés d'eux, nous ne les eussions pas suivis à l'étranger. Mais, puisque sur ces deux points ils ont persévéré avec justice et que vous les avez fait mourir sans raison, c'est pour cela que nous honorons leurs os. »

Le chef des bourreaux : « Tu es, je le répète, un téméraire, et vous êtes complices des fautes [de vos maîtres]. » Abraham : « Quelles fautes ?

— D'abord la mort des mages, puis tous les autres forfaits. »

Abraham : « Ce n'est pas un caprice, c'est la loi et l'ordre qui le voulaient ainsi. Les rois commandent et on agit au moyen des serviteurs. »

Le chef des bourreaux : « Par le dieu Mihr, tu es plus

 

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téméraire encore que tes docteurs. Vous êtes donc plus coupables. Vous ne pouvez donc éviter la mort que si vous adorez le Soleil et vous conformez à notre religion. »

Khorène : « Tu parlais mal jusqu'ici, maintenant tu aboies comme un chien. Si le Soleil avait des oreilles, tu lui ferais honte ; mais il est insensible par nature et ton iniquité te rend plus insensible que lui. En quoi nous trouves-tu inférieurs à nos pères ? Veux-tu nous tenter en paroles ? Vois donc ta malice et notre bonté, et que ton père Satan en reçoive la honte, non seulement de nous qui sommes âgés, mais même du plus jeune; il blessera plus profondément ton esprit et ton corps. »

A ces mots, le chef des bourreaux s'emporta, il les fit traîner plus cruellement que les premiers, et le supplice fut si intolérable qu'il y en eut beaucoup que l'on crut morts. Trois heures après ils reprirent la parole et dirent : « Ce supplice nous semble léger, nous regardons pour peu de chose les douleurs du corps, en comparaison du grand amour de Dieu, pour lequel nos pères spirituels sont morts. Va donc, sans repos ni trêve, traite-nous comme tu les as traités. Si leurs actions te paraissent mauvaises, les nôtres le seront deux fois plus, car eux ordonnaient, et nous, nous exécutons. »

Le chef des bourreaux, dont l'irritation croissait, ordonna de les frapper jusqu'à ce que mort s'en suive. Des escouades de six bourreaux se relayaient pour chaque martyr. Quand ils furent tombés sur le sol, il leur fit couper les oreilles de telle manière qu'ils semblaient n'en avoir jamais eu ; après tant de tourments, ils revinrent à eux comme après un long sommeil et prièrent ainsi : « Nous t'en prions, brave soldat, ou bien perfectionne-nous par la mort, comme nos pères,

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ou bien châtie-nous comme les autres martyrs. Puisque nos oreilles ont été guéries par un remède céleste, nos nez ont été épargnés, ne nous prive pas des dons le la bonté céleste. Purifie nos corps en les traînant, et nos oreilles en les coupant ; coupe aussi nos nez pour les purifier, parce que plus tu nous rends difformes Mans notre corps, plus tu donnes de séductions à notre âme. »

Le chef des bourreaux dit doucement : « Si je demeure auprès de vous, vous me passerez votre obstination. Voici les ordres du roi : je ne dois pas vous punir davantage. Vous serez envoyés en Syrie comme esclaves de la cour royale, afin que si quelqu'un vous voit ici, il ne persévère pas dans son obstination aux commandements du roi. »

Les bienheureux dirent : « Tu as laissé notre terre imparfaite; nous ne travaillerons pas sur la terre royale avec la moitié de nos corps. » A ces mots, le chef des bourreaux dit aux soldats de l' escorte : « Emmenez-les et partez ; quand vous serez en Syrie, qu'ils aillent où ils voudront. » Ce sont les confesseurs arméniens qui furent torturés et mutilés avec joie, mais ils allaient tristes et rêveurs pendant le voyage, parce qu'ils n'avaient pas été jugés dignes de mort. Ils regrettaient de n'avoir pas les chaînes aux mains et aux pieds, comme n'ayant pas été dignes d'être comparés aux généreux martyrs.

Pendant que les soldats les conduisaient, ils arrivèrent en Babylonie, dans le Schahough. Quoique châtiés par ordre du roi, ils furent accueillis avec sympathie et considération par les gens du pays. Cependant ils étaient tristes, comme s'ils eussent peu travaillé et beaucoup reposé. Ils eussent voulu voir alléger les chaînes des satrapes, afin de les aider en quelque chose, et ils s'en ouvrirent aux grands qui étaient chrétiens. Tous,

 

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grands et petits, consentirent à avertir le pays, pour que chacun contribuât aux nécessités des besoins corporels des saints prisonniers dans leur exil. C'est pourquoi, d'une année à l'autre, ils réunissaient, suivant le moyen de chacun, ici un peu, là beaucoup, tout ce dont ils pouvaient disposer. Ils recueillaient les sommes, grosses ou petites, et les envoyaient en présent aux bienheureux pour les expédier aux prisonniers. De cette manière, leur esclavage dura dix ans.

Comme ils étaient gardés de très près dans un pays brûlant et qu'ils ne cessaient de voyager dans le Schahough, dans le Meschov, dans le Khaschgar, dans toute l'Assyrie et le Khoujasdan, saint Khorène mourut de cette chaleur et de ces vents brûlants. Ils le remirent aux gens du pays avec les saints martyrs.

Abraham voyageait, recueillait, portait au loin les dons des fidèles et les distribuait suivant les besoins de chacun. Il fit ainsi pendant douze ans, de sorte que tous, d'un commun accord, le prièrent de retourner en Arménie, afin d'y montrer en sa personne [la race] des valeureux martyrs morts par le glaive et les saintes chaînes de ceux qu'on avait torturés.

Quand on vit avec lui les martyrs, les confesseurs et les captifs, tout le pays fut béni par sa présence. A cause de lui, ils furent bénis dans le nombre croissant de leurs enfants, leurs jeunes gens s'élevèrent dans la sainteté et les vieillards devinrent habiles dans la science. A cause de lui, leurs princes connurent l'amour du prochain, et Dieu fit descendre la pitié dans le coeur du roi pour restaurer et pacifier le pays entier; les églises furent glorifiées comme par un brave et parfait champion ; on orna les chapelles des martyrs, et les martyrs triomphants se réjouirent ; la plaine d'Avarair fut embellie, et fleurie non par les nuages humides, mais par le sang répandu des martyrs et la blancheur des os qu'on y avait disséminés.

 

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Les pieds infatigables du confesseur, en foulant les sillons [où s'était livrée] la bataille redoublèrent la vie de tout le pays. « Nous savons, disait-on, qu'à sa vue tous les solitaires de l'Arménie revoient en lui les troupes de combattants spirituels qui se dévouèrent à la mort à notre place et versèrent leur sang comme un sacrifice de réconciliation avec Dieu. Les saints prêtres en le voyant se souviennent qu'ils furent massacrés dans leur exil lointain et qu'ils apaisèrent le courroux du roi. Ils se souviendront peut-être aussi de nos chaînes, et en priant, ils demanderont à Dieu que, d'ici, ils nous fassent retourner dans la terre de nos pères. Nous sommes, en effet, très affligés, non seulement par un désir naturel, mais plus encore par le désir de voir notre sainte Eglise et nos saints ministres que nous y avons établis. S'il plaît à Dieu, que celui-ci y aille satisfaire les désirs des survivants ; nous saurons alors que Dieu nous ouvre la porte de sa miséricorde pour suivre la, même trace que les pieds de celui qui nous précède. »

Les satrapes, remplis de la grâce, exhortaient vivement le confesseur à se rendre à leurs voeux, et comme il n'avait pas l'habitude de résister au bien, il se hâta cette fois encore d'accomplir le désir de ceux qui étaient fermes dans la foi. Il vint donc et entra en Arménie. Hommes et femmes, grands et petits, nobles et populace vinrent à sa rencontre. Ils lui baisaient les pieds et les mains :

« Béni soit le Seigneur Dieu au plus haut des cieux, qui nous annonça par l'ange du ciel la résurrection afin que nous héritions du royaume céleste. Voici que nous découvrons en toi tous ceux qui moururent par l'espérance de la résurrection et ceux qui attendent dans les chaînes la libération. Nous voyons aussi en toi la libération du pays par la paix ; par toi, nos églises glorifiées se réjouissent et nos saints martyrs intercéderont toujours pour

 

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nous auprès de Dieu. Bénis-nous, saint père, ta parole est celle des morts ; donne-nous leur bénédiction, afin que nous sentions dans le secret de nos âmes les bénédictions des saints. Tu as aplani le sentier à ceux qui souhaitaient de rentrer dans leur pays ; prie Dieu qu'ils suivent promptement leur précurseur. Comme tu as aplani le sentier impraticable sur la terre, ouvre-nous aussi la porte du ciel pour nos prières, afin qu'elles montent vers Dieu pour l'intercession des prisonniers. Tant que nous serons dans ce corps fragile, de même que nous voyons ta bienheureuse sainteté, qu'il nous soit donné de voir ceux que nous aimons, puisque depuis longtemps nous sommes avilis et désolés dans notre âme et dans notre corps. Nous croyons maintenant avec confiance que par ta vue nous avons été ravis en ton saint amour ; et que nous puissions voir bientôt les saints martyrs du Christ, puisque nous nous consumons du désir de voir leur céleste beauté.»

Le bienheureux confesseur, malgré cet affectueux accueil, ne voulut contracter aucune affection naturelle. Il se retira loin de la foule avec trois frères et y mourut dans une sévère pénitence. Le récit de sa vie ornée de toutes les vertus ne serait pas aisé, si je devais dire ses veilles pendant toute la nuit comme une lampe inextinguible ; l'insuffisance de sa nourriture qui le faisait ressembler aux anges qui n'ont pas besoin d'aliments ; sa douceur, sa modération à nulle autre semblable ; son mépris des richesses, comme ferait un mort qui n'en a que faire.

Sa voix infatigable lui permettait de persévérer dans la prière continuelle et l'entretien avec Dieu. Il fut le sel des indifférents, le stimulant pour secouer les négligents. Il méprisait l'avarice et flétrissait la gourmandise. Il fut le salut de l'Arménie, dont beaucoup de malades lui durent la santé. Il fut le docteur des docteurs, le père de la sainteté, le conseiller de ses pères. Au bruit de sa

 

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renommée, les ignorants s'instruisirent et à son approche les hommes vicieux devinrent modérés. Il habitait une petite cellule et sa sainteté inspirait le respect à tous, de près ou de loin. Les dev (démons) s'effrayèrent et s'éloignèrent de lui ; les anges descendirent et l'entourèrent comme d'une couronne.

A cause de lui les Grecs rendirent l'Arménie heureuse, beaucoup de barbares le vinrent voir. Il fut chéri de ceux qui aimaient Dieu, et il convertit au saint amour beaucoup d'ennemis de la vérité. Il fut vertueux dès l'enfance et vécut toujours de même. Il n'était pas marié, et n'eut besoin corporellement de rien de corruptible ; enfin il échangea les indigences corporelles pour les choses nécessaires à l'esprit et fut porté de la terre au ciel.

 

Noms des satrapes qui spontanément et pour l'amour du Christ se rendirent en captivité à la cour du roi de Perse.

 

De la race de Siounie, les deux frères Papkèn et Pagour; De la race des Ardzrouni, Nerschapouh, Schavasb, Schenkin, Méhroujan, Barkev et Dadjad ;

De la race des Mamigoniens, Hamazasb, Ardavazt et Mouschegh ;

De la race des Gamsaragan, Arschavir, Thathoul, Vartz, Nersèh et Aschod ;

De la race des Amadouni, Vahan, Arautzar et Arnag ;

De la race des Kenouni, Adom ;

De la race des Timakhsian, Thathoul et Sad avec deux autres compagnons ;

De la race des Autzavatzi, Schmavon, Zovarèn et Aravan ;

De la race des Aravelian, Phalag, Varaztén et Tagd ;

De la maison des Ardzrouni, Abersam ;

De la maison des Mantagouni, Sahag et Pharsman ;

De la race des Daschiratzi, Vrèn ;

De la famille des Raphsonian, Papig et Ioukhnan.

 

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Parmi ces trente-cinq, quelques-uns sont de grands satrapes, d'autres sont d'un rang inférieur, mais tous sont de race satrapique et, quant à la vertu, tous habitants du ciel. Beaucoup d'autres nobles personnages, quelques-uns de la cour royale et d'autres des maisons des satrapes, furent les frères d'armes des héros. Nous ne nous étonnons pas seulement qu'ils soient assujettis à la torture, mais nous sommes surpris que, nobles comme ils le sont, habitants libres des montagnes couvertes de neige, ils habitent des campagnes embrasées. Ceux qui allaient en liberté, comme la bête sauvage sur les montagnes fleuries, furent chassés dans le pays brûlant d'Orient, pieds et poings liés. Nourris du pain de la douleur et de l'eau de la misère, enfermés dans l'obscurité pendant le jour et privés de lumière pendant la nuit, sans lit et sans couverture, ils s'allongèrent sur la terre comme font les bêtes, pendant neuf ans et six mois. Ils souffraient cela avec joie, et personne ne les entendit se plaindre ; ils rendaient des actions de grâces, comme des hommes satisfaits qui servent Dieu.

Pendant ces souffrances, le roi s'imagina qu'ils devaient être tristes et fatigués de leurs tortures. Il leur envoya le grand intendant : « Rentrez en vous-mêmes, leur dit-il, ne vous obstinez pas. Adorez le Soleil, on vous ôtera vos chaînes et vous recouvrerez vos biens. »

Les bienheureux répondirent : « Tu es peut-être venu nous tenter par des questions. Très certainement le roi t'a envoyé. »

L'intendant jura : « Il n'a pas dit un mot de cette affaire. »

Ils dirent : « Ceux qui ont connu une fois la vérité ne s'en éloignent plus et restent fermes dans leur voie. Nous fûmes peut-être des obstinés parce que nous n'avions pas fait l'expérience et qu'aujourd'hui les tribulations nous auraient rendus prudents. Il n'en est pas ainsi,

 

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notre chagrin est de n'être pas morts avec les martyrs. Nous t'en prions et nous en prions le roi par `ton intermédiaire, ne nous interrogez plus désormais là-dessus, mais faites promptement ce que vous avez résolu. »

Le grand intendant approuva en lui-même leur fermeté et se prit dès lors à les aimer comme des êtres chéris de Dieu. Il suppliait le roi de briser leurs chaînes ; aussi, bien qu'il fût révoqué de sa charge d'intendant, car on le jugeait coupable, et qu'il attirât sur lui-même les ruines de l'Arménie au point d'avoir été honteusement destitué, cependant il ne voulut jamais, pendant sa vie, parler mal de ces prisonniers. Or, beaucoup des bienheureux, les jeunes principalement, avaient appris la doctrine du pays de leurs pères. Ce leur fut un aliment et un sujet de mutuelle consolation. Leur coeur et leur esprit se dilataient et les plus vieux ressemblaient aux enfants pour la jeunesse et la vigueur. Bien que leur temps d'apprendre fût passé, ils chantaient des psaumes et accompagnaient par des cantiques spirituels la jeune troupe. Ils embellissaient tellement le culte sacré qu'il paraissait agréable à quelques-uns de leurs bourreaux, et ceux-ci, quand ils le pouvaient, les favorisaient malgré les ordres du roi, leur témoignant de l'empressement et de l'affection et les assistaient parfois, dans leur indigence, à cause des guérisons et des exorcismes merveilleux que Dieu opérait par ses bienheureux. Quand ils n'avaient aucun prêtre parmi eux, les malades et les infirmes de la ville couraient aux saints et obtenaient la santé.

Harevschghour Schapouh, le grand prince du pays à qui étaient confiés les prisonniers, leur témoigna une grande sympathie. Il regardait les vieillards comme des pères et caressait les jeunes gens comme des enfants chéris. Il écrivit souvent et signala à la cour l'état des prisonniers et mit en lumière leur admirable conduite. Il

 

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intercédait auprès des grands, faisait jouer beaucoup d'influences et parvint, grâce à plusieurs protecteurs, à changer les dispositions du roi [Ce prince] fit enlever les chaînes des prisonniers et leur rendit le costume et le rang satrapal . Il fixa leur apanage et ordonna que leurs armes leur fussent fournies par la cour. Il écrivit au généralissime de les admettre dans l'armée royale. Cet ordre rendu, ils se conduisirent honnêtement' dans les différents endroits où ils passèrent, en sorte qu'il leur arriva à la cour des lettres remplies d'éloges. Le roi en fut si satisfait qu'il se les fit amener. Ils se présentèrent donc devant Iezdedjerd, le roi des rois, qui les vit avec joie et leur parla avec bonté ; il permit qu'on leur rendît leurs domaines paternels d'après le rang que tenaient leurs aïeux et qu'ils quittassent le pays, en [professant librement] la religion chrétienne pour laquelle ils avaient été si cruellement tourmentés.

Au moment où, au comble de l'allégresse, ils avaient été admis devant le roi, Iezdedjerd mourut dans la dix-neuvième année de son règne. Ses deux fils se disputèrent le royaume par les armes. L'épouvantable perturbation causée par cette lutte dura deux ans. Pendant ces combats continuels, le roi des Aghouank, leur neveu, se révolta de son côté. Ce prince, qui professait d'abord la religion de son père, était chrétien, mais le roi des rois Iezdedjerd l'avait forcé d'embrasser le magisme. Trouvant le moment favorable, il se crut en mesure d'affronter la mort. Il préférait la mort par les armes au règne apostat. Toutes ces complications retardèrent l'ordre de départ des satrapes pour leur pays. Sur ces entrefaites, le gouverneur du fils cadet d'Iezdedjerd, nommé Raham, de la famille des Mehran, voyant l'armée des Arik divisée en deux partis, attaqua vivement avec la seconde moitié le fils aîné du roi, le défit et massacra l'armée du prince qui, fait prisonnier, fut mis à mort. Puis il gagna les soldats échappés au carnage, concentra l'armée des Arik et fit couronner le jeune roi Béroze (Firouz).

La paix régnait chez les Arik, lorsque le roi des Aghouank refusa sa soumission. Il franchit les défilés du Djo, et les fit traverser par les Massagètes. Il réunit à lui onze rois des montagnes et marcha sur l'armée des Arik, qu'il attaqua et endommagea beaucoup. On lui écrivit deux ou trois lettres suppliantes, mais il refusa toujours un accommodement. Il reprochait par écrit et de vive voix la dévastation de l'Arménie, la mort des satrapes, et le traitement fait aux prisonniers, « au lieu de leur accorder la vie à cause de leur grand amour et de leurs labeurs, [disait-il]. Mieux vaut souffrir un sort semblable au leur que d'abandonner le christianisme. »

Voyant qu'on ne pouvait le réduire par force ni par persuasion, ils envoyèrent beaucoup d'argent dans le pays des Khaïlantourk, ils ouvrirent la porte des Aghouank, firent une grande levée parmi les Huns, et guerroyèrent toute une année contre lui. Bien que ses troupes fussent dispersées au loin, ils ne purent le faire rentrer dans l'obéissance. Ils eurent à subir de grandes persécutions, des affronts et même de cruelles tortures : l'invasion du pays dura si longtemps que la plus grande partie de la contrée fut dévastée ; cependant personne n'osa déserter, dans la crainte du roi des Aghouank.

Le roi de Perse lui envoya dire : « Permets qu'on m'amène ma soeur et ma nièce, qui étaient nées dans la religion des mages et que tu as faites chrétiennes; et alors le pays t'appartiendra. » Ce grand homme ne se battait pas pour sa puissance, mais pour sa religion. Il abandonna sa mère et sa femme, quitta le pays, prit l'Evangile et voulut sortir de son royaume. Ayant pris cette résolution, il en fut contristé intérieurement et attribuait toute la responsabilité de ses fautes à son père. Il fit alors un serment solennel et lui envoya dire : « Pourvu que tu ne

 

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quittes pas le pays, je ferai ce que tu dis. » Il demanda l'apanage de mille maisons, qu'il avait reçues de son père dans son enfance ; le roi lui accorda sa demande, et il se retira parmi les solitaires. Il se dévoua tout entier au divin ministère, de telle sorte qu'il oubliait son ancienne condition de roi. Ces vicissitudes se prolongèrent jusqu'à la cinquième année du roi des rois Béroze et furent cause qu'on ne rendit pas la liberté aux satrapes arméniens. Cependant on augmenta leur apanage, et on leur permit de venir à la cour plus souvent que dans les années précédentes. Dans cette cinquième année, le roi accorda des revenus à beaucoup d'entre eux et fit espérer aux autres que dans la sixième année ils seraient tous renvoyés dans leur pays et rentreraient en possession de leurs biens et honneurs.

Laissons ceci, pour reprendre le fil de notre récit. Les femmes des bienheureux, des prisonniers et de ceux qui furent tués dans les combats livrés en Arménie sont si nombreuses que je ne saurais les compter. J'en connais cinq cents par leur nom et de vue ; les unes sont vieilles, d'autres jeunes, mais toutes, également embrasées d'un zèle céleste, imitèrent celles qui avaient renoncé aux joies du monde. Nobles ou plébéiennes, elles se parèrent toutes de la foi ; elles avaient oublié leur nom et leur ancienne grandeur; mais, habituées à supporter virilement les rudes travaux de la vie, elles surmontaient le courage des hommes dans la souffrance.

Non seulement elles furent consolées par l'invisible force de l'éternelle espérance, mais elles soutinrent la charge des peines corporelles; car, bien que chacun eût des servantes, on ne pouvait distinguer la maîtresse de la suivante. Elles s'habillaient toutes de même, toutes couchaient par terre, aucune ne préparait la couche de l'autre, elles ne cherchaient pas même à distinguer le lit de chacune. Les nattes étaient de couleur brune et les oreillers étaient noirs.

 

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Leur cuisine était modeste ; elles n'avaient pas de cuisiniers, comme c'est l'usage parmi les nobles, mais elles servaient de ceux de tout le monde. On jeûnait toute semaine, selon la pratique des solitaires du désert. Aucune ne versait de l'eau sur les mains des autres, les jeunes femmes ne présentaient pas la serviette aux dames nobles. Les femmes délicates ne se servaient pas de savon, ni d'huiles [parfumées] en signe de joie. On ne les servait pas dans la vaisselle précieuse; ni dans des coupes de joie. Pas d'introducteur à leur porte, pas d'invitations chez les gens illustres ; on eût dit qu'elles ignoraient si elles avaient eu des frères et des soeurs, des gouvernantes affectionnées ou des parents bien-aimés.

Les baldaquins et les lits des jeunes épousées étaient couverts de poussière et enfumés, et les araignées filaient leur toile dans les chambres nuptiales. Les sièges d'honneur étaient renversés et la vaisselle des festins brisée. On ruina les palais, on démantela les châteaux forts. Les

jardins délicieux se séchèrent et se flétrirent et les ceps de vignes furent déracinés. Elles virent de leurs yeux leurs biens enlevés et entendirent de leurs oreilles les cris d'angoisse de ceux qu'elles aimaient. Leurs trésors furent confisqués et il ne resta rien des bijoux qui ornaient leur front.

Les femmes délicates d'Arménie, élevées dans les caresses et la tendresse sur leurs coussins moelleux et leurs litières, se rendaient dans les maisons de prière sans chaussure et toujours à pied. Elles priaient patiemment et faisaient des voeux afin de supporter plus facilement cette grande tribulation. Celles qui dès l'enfance avaient été nourries avec des cervelles de veau et des mets délicatement assaisonnés de gibier, vivaient maintenant d'herbes comme les bêtes sauvages ; et elles recevaient cette nourriture avec une grande allégresse, oubliant leurs mets délicats d'autrefois. Leur peau devint

 

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brune parce que pendant le jour elles étaient brûlées par le soleil, et que chaque nuit elles dormaient à terre. Les psaumes chantés continuellement étaient les cantiques qui sortaient de leur bouche, et elles trouvaient une parfaite consolation dans la lecture des prophètes.

Elles s'unirent ensemble deux à deux, comme sous un joug spontané et égal, dirigeant leurs sillons vers le paradis, pour arriver sans dévier au port de la paix. Elles oublièrent leur faiblesse féminine, et devinrent comme les hommes fortifiées par le combat spirituel. Elles luttèrent contre les désirs des sens et elles arrachèrent leurs racines qui donnent la mort. Elles vainquirent la ruse par la simplicité, et, par le saint amour, elles effacèrent la couleur livide de l'envie ; elles tranchèrent les racines de l'avarice et les fruits de mort avec ses rameaux desséchés. Avec l'humilité, elles réprimèrent l'orgueil, et, avec la même humilité, elles parvinrent à la céleste exaltation. Par leurs prières elles ouvrirent les portes fermées des cieux, et, par la sainte prière, elles firent descendre les anges pour le salut ; elles entendirent de loin de bonnes nouvelles, et elles glorifièrent Dieu, qui est dans les cieux.

Les veuves qui étaient parmi elles devinrent les nouvelles épouses de la vertu, et effacèrent l'humiliation du veuvage. Les femmes des prisonniers emprisonnèrent de bon gré les désirs de la chair et participèrent aux tourments des saints captifs. Leur vie les rendit semblables aux valeureux martyrs qui étaient morts ; et de loin elles furent des modèles de consolation pour les prisonniers. Elles travaillaient des mains pour se nourrir, et la paye que leur avait allouée la cour, elles la leur offraient chaque année comme un secours et la leur envoyaient pour consolation. Elles se rendirent semblables aux cigales privées de sang qui, par la douceur de leur chant, vivent sans nourriture, en respirant l'air, et nous offrent l'image des

 

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êtres incorporels. Les glaces de beaucoup d'hivers se fondirent, le printemps revint et avec lui de nouvelles hirondelles ; les hommes mondains se réjouirent, mais elles ne purent voir leurs bien-aimés. Les fleurs du printemps leur rappelaient leurs tendres époux et leurs yeux

désirèrent contempler la beauté de leur visage. Les agiles lévriers disparurent et les traces [laissées par] les chasseurs furent effacées. On conserva le souvenir [de leurs bien-aimés] sur des inscriptions, et nulle fête annuelle ne les leur ramena de la terre lointaine. Elles virent leurs places au banquet et elles pleurèrent. Dans toutes les assemblées on se souvint de leurs noms. Beaucoup de monuments furent élevés à leur souvenir, et on y grava le nom de chacun d'eux.

Ainsi leur esprit était agité de toutes parts, elles ne ralentissaient pas dans la vertu. Aux profanes elles apparaissaient comme des veuves affligées et inquiètes ; mais leur âme était ornée et consolée par l'amour céleste. Elles ne demandaient plus aux voyageurs lointains : « Quand nous sera-t-il donné de voir nos bien-aimés » ? Mais elles priaient Dieu « qu'ayant commencé avec courage, elles continuassent d'être remplies jusqu'à la fin du céleste amour ».

Qu'il nous soit fait, à nous comme à eux, d'hériter de la métropole des biens et d'arriver aux possessions éternelles promises par Dieu à ses fidèles, en Notre-Seigneur Jésus-Christ !

 

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MARTYRE D'HERCULANUS, ÉVÊQUE DE PÉROUSE, EN 546 (1) .

 

Saint Grégoire, Dialogues.

 

Le vénérable évêque Floridus me raconta aussi, autrefois, un miracle bien étonnant. «Le saint homme qui m'a élevé, me dit-il, Herculanus, évêque de Pérouse, avait été tiré d'un monastère pour être élevé à la perfection du sacerdoce. Sous le règne du perfide Totila, la ville fut assiégée pendant sept années consécutives par l'armée des Goths, et un grand nombre d'habitants s'enfuirent pour ne pas mourir de faim. La septième année n'était pas achevée quand les Goths entrèrent dans la ville assiégée. Le comte qui les commandait envoya des messagers au roi Totila, pour lui demander ce qu'il fallait faire de l'évêque et du peuple. Celui-ci répondit : « Pour l'évêque, vous lui prendrez d'abord une lanière de sa peau depuis le sommet de la tête jusqu'au talon, vous le décapiterez ensuite. Quant au peuple que vous trouverez, vous passerez tout au fil de l'épée. »

Alors le comte fit conduire le vénérable évêque Herculanus sur les murailles de la ville, lui trancha la tête et lui fit couper, après sa mort, la peau depuis la tête jusqu'au talon, en forme de lanière. On jeta ensuite son corps pardessus la muraille. Quelques personnes, par piété, réunirent la tête coupée au corps et l'ensevelirent avec un petit enfant mort qu'elles trouvèrent près de la muraille.

 

1. Le siège de Pérouse, en 546, ne dura que sept mois. Saint Herculanus était de l'ordre de saint Benoît. On célèbre sa fête le 7 novembre.

 

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Quarante jours après ce carnage, le roi des Goths ordonna aux habitants de la ville, qui s'étaient enfuis, d'y revenir sans crainte. Ceux qui s'étaient éloignés pour éviter la famine profitèrent de la permission et revinrent.

Mais ceux qui se rappelaient la sainte vie de leur évêque cherchèrent où son corps avait été enseveli, afin de lui donner une sépulture digne de lui dans l'église de l'apôtre saint Pierre. Lorsqu'ils creusèrent à l'endroit où il avait été enterré, ils trouvèrent le corps de l'enfant qui avait été mis avec lui, quarante jours auparavant, tout corrompu et rempli de vers, tandis que le corps de l'évêque était conservé comme s'il venait d’être enseveli le jour même ; et ce qui causa encore plus leur admiration, c'est que la tête était tellement unie au corps, qu’elle ne paraissait pas avoir été coupée, et qu'on n'y voyait aucune cicatrice. Ils tournèrent le corps et cherchèrent si on pouvait y découvrir quelque trace d'incision ; mais ils le trouvèrent si entier que le fer semblait ne pas y avoir touché. »

 

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LES MARTYRS DE NEDJRAN DANS L'ARABIE HEUREUSE, EN L'ANNÉE 523.

 

Vers le temps de César et d'Auguste, il se forma dans l'Arabie heureuse un établissement politique dont la ville de Safar fut le centre ; cet Etat prit ou reçut le nom de royaume des Homérites ou Himyarites. Il était assez étendu et imposant pour donner de l'ombrage àAuguste; il comprenait tout l'angle sud de la péninsule arabique jusqu'à Moka et Aden, et étendait son influence sur la côte d'Afrique jusqu'à Zanzibar et au delà. Néanmoins les rois d'Himyar ne semblent pas avoir été indépendants. En effet, les rois d'Axoum se qualifient, au Ive siècle, de rois des Axoumites et des Homérites: Basileus Axomiton kai Omeriton  (Corp. inscr. graec. n° 5128. Cf. M. D. MUELLER dans, les Denkschriften de l'Académie de Vienne, t. XLIII ; tirage à part, p.4.) Ces peuples suivaient l'antique religion sabéenne, variété du polythéisme sémitique, ce qui ouvrit peut-être quelque jour tout ce pays aux établissements des Juifs. Dès les premiers temps de l'ère chrétienne, on observe des traces de propagande juive ; les désastres du temps de Pompée, de Vespasien et d'Adrien contribuèrent à tourner les Israélites fugitifs vers cette région; nous les voyons fonder des colonies dans la région centrale de l'Arabie, à Teïma, Khaïber, Yathrib (Médine). Il ne paraît pas douteux que l'introduction et la propagation du judaïsme chez les Himyarites se rattache à cette invasion ; la même voie fut suivie plus tard par les missionnaires de l'Evangile. L'historien Philostorge nous apprend que, sous le règne de l'empereur Constance (337-361), une ambassade fut envoyée de Constantinople au pays des Himyarites ; elle était conduite par un évêque nommé Théophile (vers 356 ? ), qui avait mission d'obtenir du roi du pays la liberté du culte chrétien tant pour les

 

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marchands romains qui venaient trafiquer en Himyar que pour les indigènes convertis. Il y eut quelques conversions, mais les premières traces d'organisation ecclésiastique ne se présentent guère avant le règne de l'empereur Anastase (491-518). Vers ce temps, un certain Silvanus, évêque des Homérites, et oncle de l'historien Jean Diacrinomenos, s'installa au centre d'une colonie chrétienne, probablement à Nedjrân, ville de l'intérieur, assez éloignée de Safar, capitale du royaume où se trouvait une antre église.

La situation politique du pays était alors fort troublée. Antérieurement aux années 520-523, le négus d'Ethiopie enleva la couronne d'Himyar à l'ancienne dynastie et la remit à une autre famille princière ; mais un membre de l'ancienne famille royale, nommé Dhou-Nowas, juif de religion, comme ses ancêtres, profita de la mort du vice-roi éthiopien en résidence à Safar, et de la difficulté des communications entre l'Himyar et le littoral abyssinien à cause de la saison d'hiver, pour s'emparer de vive force de Safar dont il massacra la garnison et le clergé et dont il changea l'église en synagogue.

Le négus prépara une expédition contre Dhou-Nowas. « On ne sait combien durèrent ces préparatifs, ni à quelle année au juste il faut rapporter les débuts de l'occupation himyarite. Celle-ci dut être considérée par tous les chrétiens du pays comme une menace pour leur sécurité. A Safar, Dhou-Nowas avait exterminé une colonie chrétienne qui représentait l'occupation axoumite. En d'autres endroits, notamment àNedjrân, il yavait des chrétiens d'origine différente. On aurait pu distinguer leur cause d'avec celle de la mission éthiopienne. Il semble en effet qu'il y ait eu un intervalle d'incertitude, où les chrétiens de Nedjrân n'eurent à souffrir de mauvais traitements que de la part de leurs compatriotes infidèles, sans que le nouveau roi les menaçât directement. A cette phase, me semble-t-il, se rapporte la lettre que leur écrivit Jacques, évêque de Sarong en Osroène ; il les plaint vivement d'avoir tant à souffrir de la part des Juifs et les console de son mieux avec beaucoup de considérations théologiques.

Mais la situation s'aggrava bientôt. En 523, Dhou-Nowas vint mettre le siège devant Nedjrân. Prévoyant une descente

 

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des Axoumites, il devait éviter de laisser derrière lui une colonie chrétienne assez nombreuse, qui ne manquerait pas d'acclamer le négus et de combiner avec lui quelque opération militaire. Le siège traîna en longueur. Pour en finir, le prince himyarite eut recours à la ruse ; il proposa une capitulation qui fut acceptée ; puis aussitôt maître de la ville, il viola sa promesse et fit massacrer tous les chrétiens qui se refusèrent à l'apostasie. On doit citer, parmi ses victimes, le chef de la tribu de Harêth-ibn-Kaab ; cet émir et ses gens, au nombre de 340, s'étaient renfermés dans la ville ; ils avaient donné aux Nedjrânites d'énergiques conseils qui ne furent pas acceptés, de sorte que ces braves nomades eurent le regret de mourir sans avoir combattu. Il est question aussi de deux femmes, l'une, Daumé, épouse du prince des Nedjrânites, qui fut égorgée avec ses deux filles; on eut la barbarie de la faire assister au supplice de ses enfants et de lui verser leur sang dans labouche. L'autre était mère d'un petit enfant de trois ans que Dhou-Nowas fit épargner comme d'ailleurs tous les enfants au-dessous de l'âge de raison. En vain essayait-il de le caresser ; le petit garçon ne cessait de l'injurier. En mourant, sa mère le recommanda à Jésus-Christ . Devenu grand, il vint en députation à Constantinople, où Jean d'Asie le connut ; il s'appelait Baïsar. Du moins, on disait que c'était lui, bien qu'il protestât du contraire.

Naturellement, l'exécution avait commencé par le clergé. L'évêque Paul était mort depuis deux ans ; on déterra son cadavre et on le jeta au feu. C'est par le feu, dans une vaste fosse ardente, que périrent prêtres, clercs, moines, vierges sacrées, en tout, un groupe de 427 personnes. L'église fut brûlée aussi. Vint ensuite le massacre général ; il y eut plus de 4.000 victimes.

« Ces atrocités commises, Dhou-Nowas s'empressa de faire connaître la prise de Nedjrân à ses amis politiques, le roi de Perse Kawad et l'émir de Hîra AI-Moundhir. Les envoyés rencontrèrent Al-Moundhir à dix journées de marche au sud-est de Hîra. Cette distance conduit aux environs de Houfhouf (El-Hassa), pas très loin des régions maritimes par lesquelles le Nedjed confine au golfe Persique. L'émir se trouvait assez

 

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rapproché du théâtre des événements himyarites. A ce moment arrivèrent près de lui des envoyés de l'empereur Justin, le prêtre Abramos, fils d'Euphrasios, et l'évêque Serge de Rosapha, avec divers autres personnages ecclésiastiques et laïques, au nombre desquels était le chef des monophysites de l'empire perse, Siméon, évêque de Beth-Arsam.

« C'est grâce à cette circonstance que les horreurs commises pü Nedjrân furent connues dans l'empire romain, et cela tout aussitôt. L'ambassade de Dhou-Nowas parvint au camp d'Al-Moundhir le 20 janvier 524. Cette année-là même, ou l'année suivante, Jean le Psalmiste célébrait, dans un hymne grec, la ville de Nedjrân et ses martyrs, avec Harîth, leur chef ; Jean était abbé de Beth-Aphtonius, un monastère des environs de Chalcis. On voit, par la lettre de Jacques de Sarong, que la situation de Nedjrân et de sa colonie chrétienne éveillait vive-ment l'attention dans le monde syro-euphratésien. Du reste, Jean Psaltès avait dû être renseigné par une lettre que Siméon Beth-Arsam écrivit aussitôt rentré à Hîra, et qu'il adressa à son homonyme Siméon, abbé de Gabula, localité syrienne peu éloignée de Chalcis. L'évêque de Beth-Arsam veut que ces événements soient portés à la connaissance du patriarche d'Alexandrie, afin que celui-ci presse le roi d'Abyssinie d'intervenir ; qu'on les notifie aussi aux évêques d'Antioche, Tarse, Césarée de Cappadoce, Edesse, leur recommandant de commémorer les martyrs et de prier pour les survivants. Il veut aussi que l'on s'assure des chefs de la communauté juive de Tibériade, et qu'on leur signifie qu'eux et leurs coreligionnaires seront rendus responsables des persécutions qui seraient endurées par les chrétiens himyarites.

« La lettre de Siméon n'est pas le seul document que nous ayons sur ces événements. Un auteur anonyme, qui est probablement l'évêque de Rosapha, Serge, l'un des ambassadeurs de Justin auprès d'Al-Moundhir, en fit un récit mieux ordonné, dans la forme usitée pour les histoires de martyrs. Ce document nous est parvenu en grec; c'est le Martyrium Arethae publié par Boissonnade et par les Bollandistes. Au lieu de la finale de Siméon, on y trouve actuellement : d'abord un récit des démarches faites par l'empereur Justin et le patriarche

 

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d'Alexandrie auprès d'Élesbaas, roi d'Éthiopie ; la lettre de l'empereur au négus est même reproduite, sans doute d'après l'imagination de l'hagiographe. Puis vient l'histoire de l'expédition d'Elébaas avec des détails précis, d'une authenticité évidente. Enfin, un dernier chapitre est consacré aux mesures réparatrices prises par Elesbaas, à l'investiture que reçoit de lui le vice-roi Abramos, enfin à la mort édifiante de ce pieux négus. Ce triple appendice manque à la traduction arménienne faite sur le texte syriaque du Martyrium. Il est bien à croire que nous avons ici des adjonctions postérieures provenant de sources inégalement autorisées.

« Le Martyrium et la lettre de Siméon s'inspirent l'un comme l'autre de sentiments monophysites ; chose bien naturelle, car Siméon de Beth-Arsam est connu comme un ardent monophysite, et l'évêque de Rosapha ne donnait guère dans d'autres idées. Ceci mis à part, on reconnaît encore que, dans les deux documents, bien des choses ont été dramatisées par le rédacteur. Siméon, par exemple, donne à toute une partie de son récit la forme d'une lettre adressée par Dhou-Nowas à Al-Moundhir. Il est vrai qu'il avoue, avoir fort étendu le texte d'après les renseignements oraux apportés par les envoyés himyarites. D'autres détails ont été fournis par des messagers envoyés exprès de Hîra à Nedjrân. L'ensemble ne peut être que vrai ; ces atrocités n'ont que trop de ressemblance avec bien d'autres commises dans le monde oriental à cette époque. Du reste, elles laissèrent, dans la tradition locale; une trace profonde. Mahomet, dans le Coran, parle de la fosse de feu où furent précipités les martyrs et voue les persécuteurs aux flammes de l'enfer. Au VIIe siècle, Ibn-Ishâq parle de vingt mille victimes » (DUCHESNE, loc. infr. cit.)

La lettre de Siméon a été publiée pour la première fois par J. S. Assémani, qui la tira de la partie de la chronique du pseudo-Denys Tellmahré. empruntée à l'histoire de Jean d'Asie ; on la retrouve dans la compilation syriaque de l'histoire de Zacharie, d'après laquelle Mai l'a imprimée dans sa Scriptorum veterum nova collectio, et Land l'a reproduite d'après lui. Ces deux textes, celui de la chronique de Denys et celui de l'histoire de Zacharie, diffèrent assez peu entre eux ; ils

 

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dépendent de la recension abrégée du monument original, faite probablement par Jean d'Asie. Le texte primitif a été retrouvé par M. Guidi dans un manuscrit ciel musée Borgia et dans deux autres manuscrits du British Museum. Enfin M. F. M. Esteves ;Peiieita a publié une version éthiopienne. En 1889 M. Joseph y présenta à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres un mémoire dont les conclusions tendaient à faire retomber des Juifs sur les Ariens la responsabilité des massacres. Mgr Duchesne répondit et démontra ensuite que les textes de Procope, de Jacques de Saroug, de Jean d'Asie et de Siméon Beth-Arsam s'accordaient à imputer aux Juifs les massacres du Yémen. Cependant le récit de Jean d'Asie laissait place l'hésitation précisément en ce qui concernait la religion du roi Dhou-Nowas ; cette incertitude est enlevée par le texte du manuscrit syriaque n° 234 de la Bibliothèque nationale ; on y lit, folio 266° :

« Un roi juif régnait sur le pays des Homérites. »

M. Halévy estime d'après des arguments assez probants que la lettre de Siméon est apocryphe et qu'elle a été composée à la fin du règne de Justinien ; Mgr Duchesne admet volontiers ce point et les Bollandistes paraissent y souscrire.

 

Lettre de Siméon : — J. S. ASSEMANI, Bibliotheca orientalis

clementino-vaticana, t. I (Romae, 1719, in-folio), p. 364. — MICHAELIS a réimprimé ce texte dans sa Chrestomathie. — A. MAI, Scriptorum veterum nova collectio (Roma, in-4°), t. III, p. 235. — LINGERIE a réimprimé ce texte dans sa Chrestomathie.— KNOES a également publié ce texte dans sa Chrestomathia syriaca (Göttingen, 1807, in 12), p. 37-54, d'après un ms. de la Bibliothèque nationale (no 234) qui en donne un mauvais résumé, Chrestomathia syriaca, p. 37-54. — GUIDI, La lettera di Simeone vescovo di Beith-Arscham sopra i martiri Omereti dans la Reale Accademia dei Lincei (1881), réimprimé dans BEDJAN, Acta Martyrum et Sanctorum, tomus primus (Paris-Leipzig, 1891, in-8°), p. 372-397, avec les variantes du ms. Sachau n° 222. — FR. M. ESTEVES PEREIRA, Historia dos Martyres de Nagran.Versaô ethiopica (Lisboa, Imprensa nacional, 1899, in-8°, d'après les mss. Oriental n° 649 du British Museum et n° 59 de la Biblioth. nationale).

LAND, Anecdota syriaca, t. III. Histoire de Zacharie de Mitylène, p. 87 suiv. Voy. la lettre de Siméon, p. 235. — SCHROETER,

 

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Zeitschrift der deutsch. morg. Gesell., t. XXXI, p. 360 et suiv.

RUBENS DUVAL, La littérature syriaque (Paris, 1899, in-12), p.148 et suiv. et p. 190-199.

CAUSSIN DE PERCEVAL, Essai sur l'histoire des Arabes, t, I, p. 61-161. — BOISSONNADE, Anecdota graeca, t. V. — SCHULTESS, Imperium Joctanidarum (1876), p. 105-137 ; — A. VON KREMER, Ueber die südarabische Sage (1867), p. 90-93 ; — NOUEÏRl, ibid., p. 81-99. — MAS’OUDI, Prairies d'or (édit. Barbier de Meynard et Pavet de Courteilles), t. III, ch. 43 ; — IBN-HICRAM, Sirat-er-Resoul, übersetzt von Weil, t. I, p. 13-34 ; — IBN-KBALDOUN, Hist. univers. (édit. Boulacq), t. II, p. 60. — Coran, tr. Sourate 85, v. 4. — J. LUDOLF, Hist. aethiopica, 1. II, 4 ; Comment. ad hist. aethiop., p. 232-235.— GEORGI, De Aethiop. imperio in Arabia felici (1833). — PLAYFAIR, History of Arabia felix (1850), ch. XI. — NOLDEKE, Gesch. der Perser und Araber, p. 178-186. — R. BASSET, dans le Journal asiatique (1881), t. XVII, p. 425426.

Martyrium d'Arethas : — Acta Sanctorum, octobre, t. X, p. 661-762.

J. HALÉVY, Les sources relatives à la persécution des chrétiens de Nedjrân, dans la Revue des études juives, t. XVIII, p. 16-42 et 161-178. — DUCHESNE, même revue, t. XX (1900), p. 220 suiv., et HALÉVY, t. XXI, p. 73.— Analecta bollandiana, 1891, p.58 suiv., 479; 1894, p. 169 ; 1899, p. 431. — DERAMEY, dans la Revue de l'histoire des religions, t. XXVIII, p. 14-42. — L. DUCHESNE, Les Églises séparées, ch. VII, p. 300 suiv., à qui s'emprunte la notice historique mise en tête de la lettre de Siméon. — Parmi les travaux plus anciens, le commentaire de GUIDI, loc. cit., et de ESTEVES PEREIRA, loc. cit., enfin les dissertations de BLAU, de PRAETORIUS et de MORDTMANN dans la Zeitschrift der deutsch. morgenland. Gesellsch., t. XXIII, p.560 ; t. XXIV, p. 624 ; t. XXV, p. 260, p. XXXI, 66. Cf. NOBLDEKE, Geschichte der Perser... aus Tabari (Leyde, 1879, in-8°), p. 185, note 1.

 

 

MARTYRE DE SAINT ARÉTHAS ET SES COMPAGNONS DANS LA VILLE DE NEDJRAN, EN ARABIE.

 

En la cinquantième année du règne de l'empereur romain Justin, dévot serviteur du Christ, en l'indiction deuxième, la huit cent trente-cinquième année de l'ère des Séleucides (d'Antioche de Syrie), au mois d'hyperbérétie ou d'octobre, Timothée étant évêque d'Alexandrie, Jean évêque de Jérusalem, Timothée évêque de Constantinople, et Euphrasius évêque d’Antioche, le pays d'Ethiopie était gouverné par un excellent roi nommé Elesbaas, qui faisait sa résidence à Axoum, capitale de son royaume.

A la même époque régnait sur les Himyarites un Juif, nommé Dhou-Nowas, qui surpassait en cruauté tous ceux de sa race sanguinaire. Cette contrée des Himyarites est désignée, dans les saintes Ecritures, sous le nom de pays de Saba, et les Gentils lui ont donné le nom d'Arabie heureuse. Tous les habitants de ce royaume de Saba étaient des Grecs et des Barbares, qui ne vivaient point selon les commandements de Dieu, mais selon les observances et les méprisables prescriptions des hypocrites Pharisiens et des Sadducéens. Ainsi donc, tandis que l'univers entier, et cela depuis longtemps, honorait et glorifiait le Christ, vrai Dieu, qui règne avec le Père et le Saint-Esprit, seule cette région des Himyarites ou de Saba était adonnée au culte des idoles ou suivait encore les lois de la religion juive. Les hommes ne craignaient point Dieu, mais étaient pleins de respect pour leurs idoles. Ce dissentiment de croyances était cause de guerres perpétuelles entre le roi d Ethiopie et celui des Homérites, qui était son tributaire.

Enfin Dhou-Nowas ayant fait massacrer quelques chrétiens,

 

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le roi Elesbaas, plein de zèle pour l'honneur de sa religion, accourut avec son armée, et tailla en pièces le misérable roi des Himyarites.

Il y avait au pays des Himyarites une cité très populeuse appelée Nedjrân, dont les habitants illuminés d'en haut honoraient la Trinité consubstantielle et sainte. Ils avaient depuis longtemps reçu cette foi et cette doctrine de Pères saints et remplis de l'esprit de Dieu.

Après avoir été défait sur le champ de bataille, le roi des Himyarites s'enfuit et alla se retrancher au milieu des montagnes inaccessibles. Elesbaas, laissant un de ses généraux avec une armée pour garder le pays, revint dans son royaume. Mais le démon, qui déteste tout ce qui est bien et est l'ennemi de tous ceux qui veulent vivre pieusement, excita de nouveau le roi des Himyarites contre les troupes qu'avait laissées le roi d'Ethiopie. Dhou-Nowas parvint à les exterminer, et se mit à persécuter cruellement tous ceux qui vénéraient le Nom du Christ, qu'ils fussent Grecs, Romains ou Ethiopiens. Il se déchaîna comme un démon incarné contre tous les chrétiens qui se trouvaient dans ses Etats. Après leur avoir fait subir toutes sortes de vexations, il les fit tous réunir et mettre à mort. Il se dirigea ensuite avec ses troupes vers la cité de Nedjrân dont les habitants vénéraient le Christ, se proposant de la détruire de fond en comble.

Comme l'hiver approchait, le roi d'Ethiopie ne put se mettre en campagne avec son armée pour aller combattre Dhou-Nowas, qui assiégeait Nedjrân, la glorieuse et vénérable cité des saints et des martyrs triomphants, la cité dont le nom hébreu signifie « ville tonnante », ou encore « obstacle infranchissable ». Le roi des Himyarites s'approcha des murailles, et offrit aux regards des habitants l'image de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ faite avec deux morceaux de bois. En même temps il leur fit crier par un héraut : « Quiconque ne blasphème pal le crucifix, et ne méprise pas ce bois qui représente un signe de malédiction, périra par le feu ou par le glaive. Mais celui qui embrassera mon sentiment et reniera ce que les disciples galiléens appellent la Trinité, sera comblé d'honneurs, et jouira dans mon royaume de la plus ample liberté. J'ai déjà mis à

 

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mort par le feu et le glaive non seulement tous les soldats que le roi d'Ethiopie avait laissés sur mon territoire, mais encore tous les chrétiens et les moines de mes Etats ; j'ai détruit de fond en comble, rasé et brûlé, dans toute l'étendue de mon royaume, les églises des chrétiens. Et maintenant je viens à vous, Nedjrânites, à la tête de troupes considérables, avec des forces redoutables, entouré de soldats aguerris ; nous sommes cent vingt mille autour de vos murailles. »

Les habitants de Nedjrân répondirent du haut des remparts : « On nous a enseigné, Sire, à vénérer, à adorer le Dieu tout-Puissant et son Verbe par qui tout a été fait, et son Esprit-Saint qui vivifie tout, en nous recommandant bien de ne point admettre d'autres dieux, ni de diminuer en quoi que ce soit les droits du Monarque souverain, mais d'adorer un seul Dieu en trois Personnes. Nous vénérons et nous adorons donc le même Dieu tout-puissant qu'ont adoré Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Samuel et tous les prophètes. »

A ces paroles, le roi des Himyarites, qui était censé vivre sous la loi de Moïse, mais qui au fond ne reconnaissait aucune toi, entra en fureur, et poursuivit le siège pendant longtemps, faisant usage des engins et des machines de guerre les plus redoutables. Mais ce fut en vain ; il ne put détruire une ville qui était fondée sur la pierre de la foi dans le Christ ; une ville qui, semblable à la citadelle de Sion en Jérusalem, était protégée extérieurement par les montagnes qui l'environnaient de toutes parts, et défendue an dedans par des troupes innombrables qui couronnaient ses remparts.

Le roi des Himyarites ordonna de soumettre Nedjrân à un blocus rigoureux : il défendit de laisser entrer ou sortir personne, fit chasser tous les habitants des faubourgs, en mit plusieurs à mort, et en donna un bon nombre à ses généraux pour leur servir d'esclaves. Enfin, reconnaissant qu'il lui était impossible d'emporter la ville d'assaut, il invita le serpent homicide, qui porte toujours envie à ceux qui vivent pieusement. Il jura et en prit à témoin le Dieu du ciel et de la Loi, et les Puissances les plus sacrées, qu'il ne ferait aucun mal aux citoyens et ne contraindrait personne à blasphémer sa religion, à la seule condition que la ville se rendrait, ouvrirait ses portes

 

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et paierait le tribut annuel ordinaire, c'est-à-dire un helcas par tête. L'helcas est une monnaie d'or du pays des Himyarites, valant douze kérats ; et l'impôt que payait chaque année la ville de Nedjrân montait à cent trente talents d'or.

La population de Nedjrân, désireuse de suivre en tout les saintes prescriptions de notre Dieu Sauveur,;fit répondre à Dhou-Nowas : « Sire, la loi, les prophètes et les saints apôtres nous enseignent à honorer Dieu, et à obéir aux rois en tout ce qui est conforme au droit et à la justice. Confiants en la foi de ton serment, nous t'ouvrons les portes de la ville. Tu entreras quand tu le voudras. Mais sache bien que si tu nous réduis en esclavage, Dieu est là pour nous porter secours, et pour faire retomber ta malice sur ta propre tête. Et si Dieu ne te punit pas sur-le-champ, nous autres au moins, empruntant le langage d'Ananias, Azarias et Misaël, nous te montrerons que nous ne céderons pas à ta volonté tyrannique : nous n'embrasserons pas ta religion, nous ne souscrirons pas à tes blasphèmes ; car nous estimons que mourir est un gain, puisque c'est obtenir la vie dans le Christ qui est mort et ressuscité pour nous. Que le Christ vive en nous. »

Cela dit, ils ouvrirent les portes de la ville, et le roi des Himyarites, ce rusé serpent, y pénétra après avoir réitéré son serment d'accorder la vie sauve et pleine liberté à tous les habitants, s'ils lui livraient spontanément la cité. Le lendemain, tous les principaux de Nedjrân, ayant à leur tête leur prince Aréthas, allèrent trouver le roi et, se prosternant à ses pieds, lui offrirent leurs hommages. Dhou-Nowas leur ordonna de se réunir tous autour de lui, après avoir porté hors de la ville leurs richesses, et de lui présenter leur évêque, nommé Paul. Les grands répondirent que Paul était mort depuis deux ans mais Dhou-Nowas refusant d'ajouter foi à leurs paroles, ordonna de fouiller à l'endroit où l'on disait l'avoir enterré; et lorsqu'on eut extrait ses ossements, il les fit brûler et jeter les cendres au vent.

Le lendemain il donna ordre à tous ses soldats de ramasser du bois, d'allumer un immense bûcher qui occuperait un stade entier de terrain, et d'y jeter tous les prêtres, les diacres et les ministres sacrés de Nedjrân; les moines, les diaconesses et les

 

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vierges ; celles enfin qui célébraient nuit et jour par leurs chants les louanges divines dans la maison de Dieu. Il fit brûler ainsi toutes les personnes consacrées de la ville et de la banlieue, sans distinction aucune et sans procès préalable, afin, disait-il, de terrifier le reste des chrétiens.

Le nombre des victimes s'éleva à 427. Dhou-Nowas fit alors charger de chaînes l'illustrissime prince Aréthas et tous les principaux de la ville, et, par son ordre, un héraut cria en langue himyarite : « Reniez celui que vous appelez Christ ; embrassez le judaïsme, conformez-vous à mon sentiment, et vous aurez la vie sauve. » — Les saints martyrs répondirent: « Dieu nous garde de jamais renier la foi de notre baptême. » — Le roi reprit : « Les Romains savent bien que nos pères, qui étaient prêtres et docteurs de la Loi en Jérusalem, ont crucifié un homme qui blasphémait Dieu; qu'ils l'ont flagellé, l'ont accablé d'outrages et l'ont fait périr d'une mort honteuse ; que c'était par conséquent un homme et non pas un Dieu. Pourquoi vous obstinez-vous dans l'erreur, en persistant à suivre cet homme ? Vous n'êtes pas meilleurs que les Nestoriens, qui vivent maintenant au milieu de nous, et disent que Dieu lui-même n'est pas descendu au milieu de nous, mais seulement un prophète de Dieu. Remarquez bien d'ailleurs, habitants de Nedjrân, que je ne vous demande pas de renier le Dieu du ciel et de la terre, ou d'adorer le soleil, la lune et les autres astres du ciel, ou encore une créature quelconque de la terre, de la mer ou des fleuves. Mais j'exige seulement que vous reniiez celui qu'on appelle Jésus, qui a osé pousser le blasphème jusqu'à se dire Dieu ; dites seulement que c'est un homme et non un Dieu qui a été attaché à la croix, et je me déclare satisfait. »

Les saints martyrs du Christ répondirent : « Dans notre propre intérêt, dans l'intérêt de notre nation, de tous les citoyens de cette ville, et de tous ceux que nous chérissons, nous voulons défendre, attester et professer la foi salutaire dans laquelle nous , avons été baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; nous ne consentons donc pas à rejeter le mystère de l'Incarnation. Mais ce Jésus que vous blasphémez, ce Dieu Verbe, deuxième personne de la sainte Trinité, qui s'est incarné sur le déclin des temps pour opérer notre salut, et est né de la Vierge

 

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Marie par l'opération du Saint-Esprit, nous a donné à l'avance cet avertissement : « Vous serez traînés à cause de moi devant les rois et les présidents, afin que vous rendiez témoignage de moi en leur présence et à la face des nations. » Ce que nous repoussons et condamnons, Sire,.c'est toi et ton gouvernement, parce que tu violes la loi de Dieu et tu mens à la vérité. s Le roi des Himyarites prescrivit alors à ses officiers d'employer à leur égard des caresses de tous genres et de douces paroles pour les décider à renier le Christ. Mais eux ne se laissèrent pas prendre au piège, et se contentèrent de répondre : « Quand même tu nous ferais mourir dans le feu et au milieu des tourments, nous ne renierons point la foi en la sainte Trinité ; car le Christ est l'unique raison de notre vie, et mourir nous est un gain.»

Le principal entre les martyrs, celui qui les dirigeait et les animait à confesser leur foi, était saint Aréthas, fils de Caneph, prince de Nedjrân et de ses dépendances. A la nouvelle que le misérable roi des Himyarites avait violé ses serments, beaucoup de chrétiens s'enfuirent et allèrent se cacher dans les montagnes, au fond des antres et des cavernes. Ils agirent ainsi non pas parce qu'ils redoutaient le martyre, mais parce qu’ils espéraient qu'au milieu de leurs afflictions et de leurs angoisses, lorsqu'ils erraient nus dans le désert, Celui qui entend les cris des petits et des corbeaux et leur procure la pâture, exaucerait leurs prières, et qu'en échappant à la cruauté du persécuteur, ils demeureraient comme un monument de la puissance du Seigneur des armées et serviraient de semence à la race de ses serviteurs.

Le roi des Himyarites put cependant saisir, soit dans la ville, soit dans la campagne environnante, des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes filles, des jeunes gens et des vieillards au nombre de quatre mille deux cent cinquante-deux : tous reçurent l'un après l'autre la couronne du martyre, après avoir courageusement confessé leur foi. Parmi ces victimes se trouvaient beaucoup de prêtres, et le prince lui même de la ville, le juste Aréthas. Mais, donnons quelques détails sur cette atroce exécution.

Le barbare Dhou-Nowas fit rassembler toutes les femmes et les

 

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enfants des grands de la ville, qui étaient détenus dans les fers et avaient par conséquent déjà commencé leur martyre. Il les mit en présence de leurs maris, et essaya, par toutes sortes de moyens, de persuader à tous les martyrs de lui obéir et de blasphémer le Christ. Mais les femmes et leurs enfants s'écrièrent unanimement : « Que Dieu nous fasse miséricorde ! Nous sommes prêts à abandonner enfants, parents, patrie et richesses, pour suivre Celui qui, sous Ponce Pilate, a enduré pour nous le supplice de la croix. » Le persécuteur revint à la charge, et leur adressa de douces et flatteuses paroles pour les gagner : « Voyons, ne vous obstinez donc pas dans l'erreur, en suivant celui qu'on appelle Christ et que nos pères ont mis à mort par le ministère des licteurs ; rendez-vous à mes invitations, judaïsez, et vous pourrez vivre en paix avec vos enfants. Sachez bien que si vous ne consentez pas à faire ce que je vous demande, vous périrez au milieu des plus atroces supplices. » Les femmes et les enfants se mirent à pleurer et à sangloter : « Nous sommes prêts, répétaient-ils, à mourir pour le Christ. Le Christ, notre Dieu, est le Fils du Dieu vivant; nous lui appartenons ; nous adorons sa croix, et nous désirons ardemment mourir pour lui. Dieu nous préserve de renier jamais le Christ, le Roi des siècles, et de survivre au meurtre de nos époux. » Le roi reprit alors : « Eh bien ! femmes insensées, vous choisissez donc 'de mourir pour un homme charlatan et trompeur? »

Dix d'entre ces femmes qui étaient religieuses et avaient reçu le voile des vierges répondirent au roi avec indignation : « Puisse devenir muette la bouche qui vient de blasphémer Celui qui règne au ciel et sur la terre. » Dhou-Nowas, indigné, ordonna d'emmener toutes les femmes vers une fosse où l'on avait décapité les martyrs précédents, et de leur trancher semblablement la tête. Les serviteurs du tyran saisirent par les cheveux ces courageuses martyres qui étaient au nombre de 227, et les entraînèrent vers le lieu du supplice. Lorsqu'on y fut parvenu, les religieuses s'adressèrent en ces termes à leurs compagnes : « Permettez-nous, saintes femmes craignant Dieu, de cueillir les premières la palme du martyre ; car, malgré notre indignité, nous sommes marquées du sceau de la virginité, et ornées de la chaste beauté des anges. Vous savez bien qu'au

 

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moment d'aller recevoir les saints mystères, les ministres de l'autel nous appelaient à la table sacrée les premières, comme étant les épouses du Christ, et après nous,venaient les laïques, conformément à l'institution de l'Eglise. Il est donc convenable que nous recevions aussi les premières le calice de la mort. » —Les femmes répondirent avec vivacité : « Il n'en sera point ainsi ; car étant les épouses et les mères de ceux qui doivent être prochainement immolés, il est mieux qu'on nous fasse mourir les premières, afin que nous ne soyons pas témoins des supplices de nos maris et de nos enfants. » Et chacune d'elles suppliait, contraignait presque les bourreaux qui les entraînaient à leur infliger immédiatement la mort. A ce spectacle, les étrangers de toute tribu et de toute langue qui se tenaient en foule autour du misérable roi des Himyarites, émus de compassion, se frappaient la face, et poussaient des gémissements entrecoupés de grincements de dents. — Toutes les femmes, invoquant le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, eurent l'une après l'autre la tête tranchée. Le roi, s'adressant alors à ses officiers, leur dit avec un sourire de dépit : « Voyez comme cet imposteur de Jésus a répandu et enraciné profondément son erreur dans l'univers entier. »

On amena alors une femme nommée Ruma, qui tenait par sa noblesse et sa distinction le premier rang dans la cité. Le dragon infernal, qui agissait en la personne de Dhou-Nowas, la traita avec honneur et déférence, espérant bien triompher d'elle par des moyens de persuasion. Cette femme était d'une incomparable beauté. Le tyran la fit conduire en prison, ainsi que ses deux filles ; dans son astuce, il se disait intérieurement : « Il faut ménager cette femme, ses filles et ses biens ; on pourra par ce moyen l'amener à blasphémer le Fils de Dieu. » Ruma et ses filles s'acheminèrent vers la prison, pleines de tristesse et d'angoisse, se demandant si elles seraient privées du bonheur de subir le supplice avec les autres femmes. Le troisième jour, le roi envoya un appariteur à la prison, pour signifier à la mère les conditions suivantes : « Si tu m'obéis et renies celui que vous appelez Christ, tu vivras entourée d'honneurs, ainsi que tes filles, et vous jouirez de ma faveur. Sinon, sache que tu vas périr de mort violente. » En entendant ces

 

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paroles, Ruma s'écria : « Conduisez-moi au roi ; je vais lui obéir en ce qu'il me demande. » Les serviteurs l'emportèrent dans une chaise à bras bien fermée ; car les rayons du soleil ne l'avaient jamais atteinte qu'à travers sa fenêtre. La mère se présenta donc avec ses filles en présence du roi cruel qui leur parla en ces termes : a Femme, ne te laisse plus tromper par les prestiges du Crucifié ; ne te laisse pas entraîner par la folie de tes concitoyens ; hommes et femmes ont été punis de mort. Tu es issue de parents nobles. A cause de ta race, de ta dignité personnelle et de tes richesses, mais surtout à cause de ta beauté et de celle des filles, je veux vous épargner. Nous avons ouï dire que tu n'as jamais consenti à avoir de rapports charnels avec aucun homme autre que ton mari, encore que tu eusses dans ta maison plus de trois cents hommes pour administrer tes biens et gérer tes affaires. Obéis-moi donc, et comme je viens de te le dire, tu seras comblée d'honneurs dans mon palais, et par moi et par la reine. » La sainte femme répondit : « Je ne puis pas accepter d'honneurs de la part d'un homme qui a renié son Dieu, et qui, ajoutant le blasphème à l'apostasie, contraint tous les autres à blasphémer, et ose appeler magicien notre Dieu, de qui il a reçu son royaume. »

Le roi ordonna alors de découvrir la tête à Ruma et à ses filles, et de les obliger de se tenir, les cheveux épars, à la vue de toute l'armée. La sainte ayant aperçu, en se retournant, une multitude de femmes qui pleuraient, se lamentaient sur son sort et se frappaient la poitrine, leur adressa ces paroles : « Femmes nobles et libres, qui pensez en tout comme moi, et avez vécu en ma compagnie, juives et grecques, écoutez ce que j'ai à vous dire : Vous savez que moi et toute ma famille avons embrassé le christianisme. Vous connaissez le haut rang que j'occupe, les biens immenses en or, en argent, en esclaves de l'un et l'autre sexe, en terres et en troupeaux que je possède : rien absolument ne me manque. Si j'avais voulu, après la mort de mon mari, épouser un autre homme, personne n'aurait tourné en dérision ma jeunesse, et n'aurait trouvé en cela une transgression de la loi de Dieu ; car la doctrine des Apôtres nous enseigne qu'il vaut mieux se marier que de se laisser consumer par la concupiscence. Je vous le déclare en vérité, je possède

 

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actuellement plus de dix mille pièces d'argent et d’or. Vous n'ignorez pas que le plus beau jour pour une femme est celui de ses noces ; car aussitôt après viennent pour elle les tribulations, les douleurs, les gémissements, les tristesses, surtout lorsqu'elle enfante : et pourtant ces enfants qui lui ont causé tant de peines, elle les pleure quand la mort les lui ravit. — Sachez donc qu'à partir d'aujourd'hui je renonce à tous ces biens, et la joie que j'en éprouve est égale à celle du jour de mes noces.

« Mes deux filles, qui sont encore vierges, n'ont point péri avec les femmes qui ont confessé le nom du Christ, car le misérable roi ne nous a pas fait saisir, mais seulement les épouses et les enfants des martyrs qu'on a tout d'abord rassemblés et qui sont maintenant dans les fers. Comme je suis veuve, je n'ai point eu l'honneur d'être réunie avec mes filles aux femmes qu'on a mises à mort. Mais maintenant nous allons être, par le martyre, réunies au véritable époux, Jésus-Christ Fils du Dieu vivant, qui a préparé un lit nuptial aux cinq vierges prudentes.

« Vous le savez, mes soeurs très chères, voici la seconde fois que vous me voyez la tête découverte : une première fois quand j'ai célébré mes noces temporelles et caduques, et maintenant que je vais prendre possession du lit nuptial spirituel et éternel. — Regardez-moi donc, ainsi que mes filles; nulle de vous ne nous surpasse en beauté. Toutefois, n'allez point croire que ce soit par cette beauté plastique et charnelle que nous veuillions triompher de vous, nobles femmes, et de toute la multitude présente ; mais c'est bien plutôt par cette beauté de la sagesse, cultivée et fécondée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l'éclat de la virginité que nous avons conservée intacte, mes filles d'abord et moi aussi, qui n'ai jamais connu que le mari qui m'avait été donné dans le Christ : j'en prends à témoin Dieu et ma conscience. Nous ne nous sommes point non plus laissé séduire par les propositions d'apostasie que nous a faites l'impie ; car cet homme n'a pas pu nous persuader de renier le Christ : vous en êtes aujourd'hui même témoins. Mon or et mon argent que j'abandonne témoigneront, dans le siècle futur, que je ne les ai jamais aimés, mais que je les ai distribués aux indigents selon leurs besoins. »

 

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Le roi, ayant appris par quelques Juifs, ennemis jurés du Christ, que Ruma et ses filles adressaient la parole au peuple et que les auditeurs, tant hommes que femmes, fondaient en larmes, ordonna de les lui amener de nouveau toutes trois et parla ainsi à la mère : « Vois de quelle patience, de quelle longanimité j'ai usé à ton égard, te laissant ainsi dire au peuple tout ce que tu voulais. C'est parce que j'ai espéré que, en voyant les larmes et l'affection de ceux qui prennent pitié de toi, tu te prendrais toi-même en pitié et tu m'obéirais. » — La sainte répondit : « Tu m'exhortes, Sire, à renoncer à la vie éternelle, et à prolonger ma vie d'ici-bas ; mais je crains le feu éternel, je redoute le ver qui ne meurt jamais, et j'ai en horreur la confusion qui est la conséquence de l'apostasie. Il nous est préférable de mourir que d'obéir : car si nous mourons en confessant notre foi, nous entrons dans la vie. » Détournant alors la tête, Ruma se mit à pleurer, en disant « Ne permettez pas, ô Roi céleste, Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui siégez sur les Chérubins et êtes glorifié par les Séraphins, ne permettez pas que) nous reniions jamais votre règne et votre divinité. Le roi, exaspéré, s'écria : « Tu blasphèmes, maudite vieille femme ! je vais m'attaquer à tes chairs et à tes entrailles ; je pénétrerai jusqu'à la moelle de tes os, et je verrai si ce farceur de Nazaréen viendra t'arracher de mes mains. »

La plus jeune des filles de Ruma, qui avait alors environ douze ans, s'approcha, et, remplissant sa bouche de crachat, le lança avec indignation à la face du misérable tyran. A la vue de cet outrage, les gardes du roi tirèrent leur épée et tranchèrent la tête des deux filles de la sainte. Le roi ordonna alors à un des assistants de recueillir dans ses mains du sang des victimes et de contraindre la mère à le boire. Quand la sainte eut goûté de cet affreux breuvage, elle s'écria : « Je vous rends grâces, ô Fils de Dieu, du bienfait que vous venez d'accorder à votre servante, en me jugeant digne de goûter au sacrifice que viennent de vous offrir mes humbles enfants. » Le roi ordonna de trancher également la tête à la mère, et s'adressant aux grands de son entourage, il leur dit, par manière de serment « Mots âme est noyée de tristesse par la pensée de la beauté de cette femme et de ses filles. En vérité, jamais je n'avais rien vu de

 

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si ravissant. Je me demande avec étonnement d'où provient cette folie des chrétiens qui s'obstinent à croire follement en exil un homme qui s'est appelé Dieu. »

Le lendemain, Dhou-Nowas se fit amener saint Aréthas et les 340 qui étaient retenus avec lui 'dans les fers : « Voyons, Aréthas, scélérat fieffé, lui dit-il, réponds-moi. Pourquoi n'as-tu pas suivi l'exemple de ton père, qui gouvernait cette ville avec sa banlieue au temps où mes ancêtres étaient sur le trône, et jouissait de leur estime ? Tu as préféré exercer la tyrannie sur les habitants de Nedjrân, et plein de confiance en un homme enchanteur et trompeur, tu as espéré te soustraire à ma domination Allons, maintenant au moins épargne ta vieillesse, aie pitié de tes cheveux blancs ; car tu es un vieillard vénérable. Par ce moyen non seulement tu te procureras la vie sauve, mais encore tu délivreras tous ceux qui sont prisonniers et enchaînés avec toi. Renie celui que vous appelez Christ, sinon tu mourras dans les plus atroces supplices, comme les femmes d'hier et des jours précédents. Car le Fils de Marie et de Josep n'a pas pu sauver ceux qui ont été exécutés par moi, soit dans ma capitale, soit dans tout le pays des Himyarites. »

Aréthas répondit : « En vérité, je gémis du fond de mon coeur sur le sort des chrétiens qui habitent cette ville. Je leur avais bien dit qu'il ne fallait point ouvrir les portes de la cité, ni avoir foi en tes paroles. Mais ils n'ont point voulu m'écouter. Je leur ai donné alors un autre avis, à savoir de sortir hors des murailles, et de lutter hardiment contre toi dans l'intérêt du peuple du Christ ; mais ils l'ont également rejeté. Pour moi, en effet, j'avais pleine confiance que mon maître, le Christ, te vaincrait et te taillerait en pièces, comme autrefois Gédéon avec ses trois cents hommes, fort de la parole de Dieu, mit en fuite des myriades d'ennemis. Mais que la volonté de Dieu soit faite ; je sais d'ailleurs que c'est en punition de nos péchés que nous avons été livrés entre tes mains et nous souffrons ces maux. Car tout le monde savait bien que jamais la vérité n'est sortie de ta bouche. »

Un assesseur du roi prit alors la parole : « Est-ce donc que les Ecritures des chrétiens enseignent à outrager ainsi les maîtres de la terre ? Ne sais-tu pas que les rois des Juifs ont

 

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reçu l'onction du Seigneur lui-même ? » Le saint répondit « Tu fais sans doute allusion, seigneur, à ce passage de l'Ecriture où le roi d'Israël, Achab, ayant dit au prophète Elie : « C'est donc toi qui troubles ainsi le royaume d'Israël? » Le prophète répondit : « Ce n'est pas moi qui trouble Israël, mais c'est toi et la maison de ton père. » — Il résulte de ce passage qu'il n'y a point péché à réprimander un roi qui fait le mal. Or, Dhou-Nowas n'a pas rougi de nous exhorter à renier le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, au ciel et sur la terre, les choses visibles comme les invisibles. Ce Dieu qui, peiné de voir sa créature tombée au pouvoir du diable, non seulement ne l'a point abandonnée, mais lui a témoigné sa compassion par toutes sortes de moyens : en produisant le déluge, en lui octroyant sa loi et ses commandements pour instruire tous les hommes, pour les mettre en garde et les écarter du mal, et lorsque plus tard il châtia Israël à cause de. ses crimes, en le laissant emmener en captivité, il se laissa ensuite toucher et lui rendit sa patrie. Mais enfin cette créature qui avait été façonnée à l'image du Créateur, s'étant corrompue et rendue difforme, le Verbe-Dieu lui-même descendit du ciel par ordre du Père, revêtit la chair de cette créature déchue, et cloua, en même temps que son propre corps, le péché à la croix. C'est ainsi que, par le moyen de ce corps qu'il avait pris, il devint une hostie offerte à Dieu le Père pour le salut de tout le genre humain. — Comment donc pourrais-je renier un Dieu si bon ? Comment pourrais-je, alors qu'il me reste à peine une heure ou deux à vivre, me rendre indigne du royaume des cieux ?

« Un roi qui meurt, perd son pouvoir. — Or, tu as fait serment, tu as engagé ta foi, ensuite tu as violé ta promesse. J'ai vu dans l'Inde, en Perse et en Ethiopie, des rois qui l'emportaient sur toi en puissance ; mais jamais ils ne se sont ainsi parjurés, et ils ont toujours tenu à honneur d'accomplir la parole qu'ils avaient donnée. Aussi les peuples et les nations, les villes et les contrées, les soldats des armées, tous à l'envi les appelaient des dieux, et leur obéissaient comme à Dieu de qui ils tenaient leur autorité. Sache donc bien que nous ne voulons pas obéir à un roi qui, comme toi, blasphème le Seigneur de gloire : car ma volonté m'appartient, et je suis bien

 

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déterminé à ne point faiblir dans ma foi au Christ, mais à engager le combat pour l'honneur de son nom. — C'est véritablement un grand bonheur pour moi que dans ma vieillesse, à l'âge de plus de 95 ans, je sois, par mon maître le Christ, jugé digne de mourir pour lui ! Je sais indubitablement maintenant que le Seigneur m'aime. Mes jours en cette misérable vie sont déjà nombreux ; j'ai eu des enfants et j'ai vu les enfants de mes enfants jusqu'à la quatrième génération ; j'ai lutté généreusement et courageusement dans maintes et maintes batailles. Mais aucune joie, Sire, n'a égalé celle que je ressens aujourd'hui, quand je songe que ma vieillesse va prendre fin au milieu des saints martyrs ; et je suis assuré que ma mémoire en cette ville ne périra pas. Je tiens également pour certain que, semblable à la vigne qui, taillée en son temps, porte des fruits plus abondants, cette ville de Nedjrân et tout le pays des Himyarites verra un jour, par la grâce de Dieu, se multiplier le peuple chrétien. Je te le déclare en présence de Dieu : cette cité que tu viens de réduire en cendres se relèvera ; un royaume nouveau s'établira en ce lieu, et sera confié aux mains des chrétiens. Quant à ton empire, il tombera en ruines, et ta religion sera abolie. »

Puis, se tournant vers les saints martyrs, il se mit à crier avec force : « Avez-vous entendu, mes frères, ce que je viens de dire au roi ? » Tous ensemble répondirent : « Nous avons entendu, vénérable père, nous avons entendu. » Aréthas reprit : « Si quelqu'un d'entre vous redoute les ordres de ce roi impie, qu'il quitte nos rangs. » Les saints martyrs répondirent « Tiens bon, père, dans la lutte que tu viens d'engager ; car tous nous mourrons pour le nom du Christ, et personne de nous ne s'éloignera de toi. » Saint Aréthas prit de nouveau la parole « Ecoutez-moi, chrétiens, juifs et grecs si quelqu'un de mes parents ou de mes amis a renié le Christ, qu'il sache que ce Christ le reniera à son tour, quand il viendra juger les vivants et les morts, et qu'au jour de la résurrection, je n'aurai, plus avec lui aucun rapport. Maintenant je veux et j'ordonne que l'on consacre tous mes biens à la construction de l'église qu'on élèvera après ma mort. J'établis mes héritiers ceux de mes fils ou de mes proches qui persisteront fermes dans la foi immaculée.

 

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Mais je veux que trois de mes plus belles propriétés reviennent à la sainte Eglise. »

Le vieillard, s'adressant alors au tyran, lui dit : « Il y a un point, mais un seul, sur lequel tu mérites des éloges, et je me fais un devoir de te les adresser : tu as observé fidèlement l'étiquette en usage de toute antiquité entre rois et princes : tu ne m'as point interrompu, et tu as écouté patiemment tout ce que je voulais dire. Maintenant donc cesse de nous interroger davantage ; car l'heure est venue de consommer notre martyre. Quiconque d'entre nous refusera de subir ce martyre, sera renié par le Dieu qui l'a créé. Qu'il soit à jamais exclu de la terre des vivants, celui qui ne s'élance , as gaiement à la conquête de cette palme, qui n'a pas le courage de confesser le Christ, Fils de Dieu et auteur de toute créature. Oui, que quiconque pense comme toi, Sire, et comme tous les Juifs, soit frustré des biens futurs; qu'il soit comme Dathan et Abiron, que la terre entrouverte a engloutis dans son sein béant. De même qu'autrefois, quand j'étais à table en compagnie de mes frères, c'est à moi qu'on présentait le premier la coupe, de même aujourd'hui je vais boire le premier au calice du martyre. Je signe donc tout mon peuple du signe de la croix au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Tous les martyrs se signèrent semblablement ; mais comme leurs mains étaient enchaînées, ils formèrent avec la tête le signe de la croix. Tous en choeur poussèrent alors cette exclamation : « Puissent nos âmes devenir agréables comme le parfum que l'on répand sur la tête des prêtres du Seigneur ; puisse notre sang plaire à Dieu, comme celui de l'hostie de louange,dont on asperge les cornes de l'autel !» Puis ils ajoutèrent : «O père vénérable, voici quele patriarche Abraham nous reçoit dans son sein. Puissions-nous obtenir la grâce de ne point te survivre ! »

Le roi Dhou-Nowas, bien convaincu alors qu'il ne pouvait espérer de ramener les hommes à résipiscence, ordonna de les emmener vers le torrent appelé Obedianus, où une vaste fosse avait reçu les corps des martyrs immolés les jours précédents, de précipiter leurs têtes dans la fosse, et d'abandonner leurs corps aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages de la terre. Arrivés au lieu de l'exécution, les saints martyrs du Christ s'arrêtèrent,

 

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et tenant leurs yeux et leurs coeurs élevés vers Dieu, ils firent cette prière : « Jésus-Christ, viens à notre secours, et aide-nous à achever notre course. Jésus-Christ, fortifie-nous et tais-nous la grâce de supporter courageusement le martyre. Jésus-Christ, que le sang de tes serviteurs devienne une source de grâces et de pardon pour les chrétiens que persécute ce roi impie. Jésus-Christ, voici que nous t'avons confessé en présence des hommes ; confesse-nous à ton tour à la face de tes saints anges. Jésus-Christ, relève ton temple renversé et incendié par le tyran. Jesus-Christ, fais miséricorde à tous ceux qui se souviendront de nous ; bénis tous ceux qui apprécient et estiment notre confession, et accorde-leur la rémission de leurs péchés. Jésus-Christ, affermis la puissance des chrétiens romains, et fais passer l'empire des Juifs impies aux chrétiens qui accompliront ta volonté. Jésus-Christ, frappe cet impie et sa lignée comme tu as fait à Pharaon, Amalec, Sehon et Og. Jésus Christ, accorde-nous la grâce de jouir du spectacle de ta gloire, et daigne nous faire annoncer par tes saints anges la ruine du tyran, et la confusion de l'orgueil des Juifs. «Après cette prière, tous s'écrièrent : « Paix à vous tous dans un saint baiser ! » Saint Aréthas dit : « Que la paix laissée par le Christ à ses saints disciples, soit avec vous, mes frères. Amen. » — Puis, il inclina la tête. Tous les martyrs inclinèrent également la tête à son exemple, et quatre d'entre eux le soutinrent par les bras et les épaules, comme on avait fait à Moïse sur la montagne. Un des soldats s'avança alors, et lui trancha la tête.

La troupe entière des martyrs se précipita vers la dépouille d'Aréthas ; chacun trempa ses doigts dans le sang du martyr et s'en oignit le corps : ce qui toucha jusqu'aux larmes les bourreaux eux-mêmes. Les saints eurent l'un après l'autre la tête tranchée, et conquirent la couronne du martyre, au mois d'hyperbérétie, c'est-à-dire d'octobre, le 24e jour et en l'indiction deuxième.

Une femme chrétienne, qui tenait par la main son fils de quatre à cinq ans, frappée de l'enthousiasme que les saints excitaient parmi la foule des spectateurs, et profondément touchée en voyant avec quelle dévotion les martyrs se frottaient le visage avec le sang de saint Aréthas, accourut elle aussi, et trempant

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son doigt dans le même sang, elle en traça un signe de croix sur elle et sur son fils, en s'écriant : « Qu'il arrive à ce roi des Juifs comme autrefois à Pharaon ». Les bourreaux saisirent aussitôt cette femme et l'amenèrent devant le roi juif. Celui-ci ordonna de creuser la terre, de remplir la fosse de bois, de soufre et de poix, d'y mettre le feu, et de jeter cette femme dans le brasier. L'enfant voyant lier sa mère, se (tourna vers le roi qui siégeait sur une éminence voisine, courut vers lui, pénétra jusque sous la tente royale (car le roi, craignant d'habiter la ville, ne vivait que sous la tente), et se jetant aux pieds du roi, lui saisit les pieds et les tint embrassés. Le roi tendit la main, et attirant l'enfant vers lui, le couvrit de caresses : « Dis-moi, mon petit, lui demanda-t-il, qu'est-ce que tu préfères : ou bien aller mourir avec ta mère, ou bien demeurer avec moi et devenir mon fils ? » L'enfant répondit : « Je préfère suivre maman

car elle m'a dit : « Viens, mon enfant ; soyons martyrs comme « tous les autres. » Et je lui ai dit : « Maman, qu'est-ce que c'est qu'être martyr? » Et elle m'a répondu : « C'est mourir, afin de revivre. » L'enfant ajouta aussitôt : « Allons, laisse-moi aller vers ma maman, car je vois que les hommes l'entraînent. Et il se mit à crier : « Maman, Maman ! » — Le roi lui dit alors : « Mais, marmot, est-ce que tu connais celui qu'on appelle Christ. — L'enfant : Oui, je le connais — Le roi : Et comment le connais-tu ? — L'enfant : Je le connais parce que je l'ai vu tous les jours dans l'église, quand j'y allais avec maman et si tu veux venir avec moi, je te le montrerai.

Le roi : Qui aimes-tu mieux, moi ou celui que vous appelez le Christ ? — L'enfant : J'aime mieux le Christ, parce que nous l'adorons. — Le roi : Qui aimes-tu mieux, moi ou ta mère? — L'enfant : J'aime mieux maman... Mais enfin laisse-moi aller avec elle ! — Le roi : Mais alors pourquoi donc l'as-tu abandonnée, et es-tu venu baiser mes pieds ? Tu ne savais pas que je suis juif? — L'enfant : Je pensais que tu étais chrétien, et j'étais venu à toi pour que tu délivrasses maman. — Le roi : Oui, je suis juif. Et si tu veux demeurer avec moi, je te donnerai des noix, des amandes, des figues, et tout ce que tu voudras. — L'enfant : Laisse-moi partir avec maman ; je ne veux rien accepter d'un juif comme toi. » — Le roi, se tournant alors

 

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vers les grands de son entourage, leur dit : « Voyez quelle mauvaise race que ces chrétiens ! Comme ce gamin répond habilement ! » — Un des seigneurs dit alors : « Viens avec moi, mon petit ; je vais te mener à la reine. — Non », répondit l'enfant. Et apercevant au loin sa mère qu'on emmenait et qu'on jetait dans la fournaise, il se mit à pleurer en criant : « Je veux maman ! » Mais les officiers l'empêchèrent de s'en aller et le roi lui-même le retint. L'enfant saisit alors la jambe du roi et la mordit violemment. Dhou-Nowas le remit à un de ses grands, en lui disant : « Prends cet enfant, élève-le dans la religion juive. »

L'officier emmena par la main l'enfant, et à tous les grands qu'il rencontrait il racontait comment avait parlé ce petit et comment il avait mordu le roi. A un moment, comme on n'était pas bien éloigné du brasier, l'enfant échappa à son conducteur, courut vers la fournaise et s'y précipita. C'est ainsi qu'il endura le martyre en compagnie de sa mère. Les grands et les seigneurs, profondément touchés à la vue de cet héroïsme, se jetèrent aux pieds du roi, et le conjurèrent de faire grâce à tous les autres chrétiens, quitte à reprendre un peu plus tard la persécution, s'il lui semblait bon.

 

Lettre que Siméon, évêque de Beit-Arscham, qui était à la tête

des chrétiens établis dans le pays des Perses, écrivit à Mar-

Siméon, abbé de Gabboula, et dans laquelle il raconte le martyre des Himyarites.

 

Nous informons Votre Paternité que le vingtième jour de la seconde Canune (janvier), de la présente année, la huit-cent trente-cinquième d'Irta (capitulation) de Naamari, nous sommes sortis en compagnie du prêtre Abraham, fils d'Euphrasius, envoyé comme légat par l'empereur Justinien vers le roi des Arabes, Mondhir, pour traiter de la paix avec lui.

Ainsi que nous vous l'avons écrit dans une précédente lettre, nous lui devons rendre grâces nous et tous les fidèles attachés à notre parti. Il sait ce que nous avons autrefois écrit et ce que nous écrivons encore maintenant.

Après avoir erré dix jours dans le désert, nous rencontrâmes

 

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Mondhir en face des monts connus sous le nom d'Arènes et que les Arabes nomment Ramlè. Nous étions à peine entrés dans son camp que des Arabes païens et des Maaddènes viennent à notre rencontre et nous disent : « Que ferez-vous maintenant que les Romains, les Perses et les Himyarites ont chassé votre Christ de leurs pays ? » — Ces paroles nous causèrent d'autant plus de douleur qu'à ce moment même se trouvait parmi nous un envoyé du roi des Himyarites, porteur pour le roi Mondhir d'une lettre arrogante ainsi conçue : « J'annonce à mon frère le roi Mondhir que le chef que les Ethiopiens avaient mis à la tête de notre pays n'est plus de ce monde. A l'entrée de l'hiver, profitant du moment où les Ethiopiens ne pouvaient tenter d'envahir notre pays, pour y établir, suivant leur usage, un roi chrétien, j'ai fait occuper le royaume entier des Himyarites. Je me suis emparé tout d'abord de tous ceux qui croyaient dans le Christ, les menaçant de mort s'ils ne se faisaient juifs comme nous. J'ai trouvé 280 prêtres, je les ai fait périr du même coup, j'ai arraché les Ethiopiens préposés à la garde de l'église. Je l'ai convertie en synagogue à notre usage. Enfin avec cent vingt mille hommes, j'ai campé devant Nedjrân, leur ville royale. Comme je l'avais vainement assiégée pendant quelques jours, je promis par serment de laisser la vie sauve aux habitants, bien que j'eusse l'intention bien arrêtée de ne pas tenir compte d'une( promesse faite à des chrétiens nos ennemis. C'est pourquoi,( après la capitulation, je leur ai donné l'ordre d'apporter l'or, l'argent, tout ce qu'ils avaient. Ils l'ont fait ; je m'en, suis emparé. Puis, je me suis mis à la recherche de Paul leur évêque : comme ils m'affirmaient qu'il n'était plus de ce monde, je n'ai cru à leur parole qu'après avoir vu son tombeau. J'en ai fait retirer les ossements que j'ai brûlés ; j'ai agi de même pour leur église, leurs prêtres et tous ceux qui s'y étaient réfugiés. Mais, malgré mes efforts pour faire renier par les autres le Christ et la Croix, ils n'ont jamais voulu y consentir, attestant que le Christ est Dieu et Fils du Très-Haut. Bien plus, ils affirmaient qu'ils étaient prêts à mourir pour cette cause, qu'ils le désiraient même et qu'en ce cas la mort était pour eux préférable à la vie.

«Leur chef, mesurant peu ses paroles, ne craignait pas de

 

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m'accabler d'injures. Je donnai l'ordre de conduire les principaux d'entre eux au supplice, tandis que pendant ce temps nous engagions les femmes, témoins de la mort de leurs maris, à venir à résipiscence, si elles voulaient prendre une résolution conforme à leurs intérêts et à celui de leurs enfants. Mais elles furent si peu touchées de nos exhortations, qu'elles se plaignaient de ce que des jeunes filles avaient été condamnées à mort plutôt qu'elles ; bien mieux, elles se mêlaient à elles avec empressement, désolées qu'elles étaient d'avoir été séparées de leurs époux ; on les tua donc.

« Cependant je confiai Ruma, épouse du roi désigné, à une garde choisie dans nos rangs. Dans ma pensée, elle devait être remise en liberté, si, par pitié pour ses filles, elle voulait renier la foi chrétienne et embrasser la nôtre. A cette condition elle recouvrerait ses filles, ses biens et toute sa fortune. Mais à peine nous eut-elle quittés qu'elle ôta son voile et, montrant son visage à découvert, s'avança en public, au grand étonnement de tous, car personne n'avait vu ses traits depuis sa jeunesse. Elle parcourut les quartiers et les carrefours, répétant ces paroles : « Femmes de Nedjrân et vous toutes mes amies, chrétiennes, juives et païennes, ici présentes, écoutez-moi. Je suis chrétienne, vous le savez, vous connaissez mes ancêtres et ma race. Vous savez de combien d'or, d'argent, de terres, de serviteurs je dispose. Et si, maintenant que mon époux a été mis à mort pour le Christ, je voulais me remarier, j'aurais une dot de 49 milliers d'écus d'or. Outre les richesses qu'il m'a laissées, je possède une immense quantité de diamants, de pierres précieuses et de riches vêtements. Je n'exagère rien, vous le savez. Vous savez aussi comme moi combien soupire une femme après le jour de ses noces. Il est pourtant suivi de peines nombreuses, ce jour, car il amène avec lui les douleurs de la maternité, et le profond chagrin que cause la perte des enfants.

« Je veux en finir. Les jours que j'ai passés dans le mariage ont été des jours heureux ; et, cependant, c'est avec bonheur que, pour conserver la virginité de mes filles, je les ai fiancées au Christ. Regardez-moi, mes amies. Voyez votre ancienne compagne venant à vous une seconde fois ; car la première fut lorsque, au jour de mes noces, vous m'accompagnâtes à la demeure

 

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de mon époux. Aujourd'hui, me voici de nouveau devant vous, le visage découvert ; je vais vers le Christ notre Dieu, le Seigneur de mes filles et le mien, désireuse d'imiter le Christ lui-même qui, par amour pour nous, est descendu sur la terre et a souffert pour notre salut. Imitez-moi, je vous en conjure, ne vous laissez pas séduire par la beauté passagère de votre visage. Je ne vous le cède pas en beauté, mais je veux la présenter au Christ, cette beauté, intacte, et pure de toute perfidie judaïque, afin que le seul aspect de mon visage prouve à mon Seigneur que non seulement je ne lui ai pas sacrifié ma foi, mais que j'ai fait passer après Lui l'or, l'argent et toutes les richesses. Le roi qui nous fait la guerre m'a promis la vie et la liberté, si je voulais abjurer le Christ. Dieu m'en garde, mes amies, qu'il me préserve d'abandonner maintenant le Christ en qui j'ai cru.

« Mes filles et moi nous avons été baptisées au nom de la Trinité. Comme moi, elles sont résolues à adorer la Croix du Christ, et, pour elle, à échanger la vie contre la mort, car, le Christ a souffert et il est mort pour nous sur la croix. C'est donc de plein gré que j'abandonne ces biens passagers. Je l'avoue, ils frappent la vue et flattent le corps, mais leur durée est éphémère, tandis que je recevrai de mon Seigneur des biens durables et éternels. O que vous seriez bienheureuses, mes amies, si vous pouviez me comprendre et, suivant mes conseils, donner votre amour au Christ Dieu pour qui mes filles et moi nous allons mourir. Je demande, à cette heure, la paix et des jours tranquilles pour le peuple de Dieu. Le sang de nos frères et de nos soeurs mis à mort pour le Christ dans cette ville lui servira de rempart,, pourvu qu'elle lui reste toujours attachée. C'est donc avec confiance que je quitte cette ville où nous avons vécu, mes filles et moi, comme dans une hôtellerie de passage, élevant nos pensées vers la cité éternelle où elles doivent rejoindre l'Epoux auquel je les ai fiancées. »

« Frappé par le bruit des voix qui venaient de la ville, dès leur retour, je demandai à ceux que j'avais envoyés aux informations, la cause de ces cris extraordinaires.

« Ils me rapportèrent ce que je racontais à l'instant; que Ruma avait soulevé ce tumulte féminin. Grâce à leur mollesse et à

 

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leur ineptie, les gardes lui avaient laissé prendre cette trop grande liberté. Ils auraient dû être mis à mort pour ce motif ; mais plus tard, sur les instances de quelques personnes, je fus amené à adoucir leur peine.

« Voici donc que cette femme sort de la ville, semblable à une bacchante, la tête découverte et amenant avec elle ses filles gracieusement et élégamment parées, comme si elles se rendaient à l'hyménée ; elle se présente fièrement devant moi. Dénouant sa chevelure et l'écartant de la main, elle me montre son cou découvert en disant : « Nous sommes chrétiennes, prêtes « à mourir pour le Christ. Coupe-moi la tête et envoie-moi sans « délai rejoindre mes frères et soeurs et le père de mes filles. » En présence d'une telle démence, je cherche encore à la persuader de renoncer au Christ ou tout au moins d'avouer qu'il n'est pas Dieu. Peine inutile ; bien plus, une de ses filles m'injuria pour avoir osé donner ce conseil.

« Convaincu que ni la force ni aucun autre moyen ne pourrait amener cette femme à renier le Christ, et voulant cependant inspirer la terreur aux autres chrétiens, j'ordonnai de la renverser par terre, puis de faire égorger ses filles près d'elle, de telle sorte que le sang sortant de leur blessure pût couler dans la bouche de leur mère. Bientôt je la fis elle-même mettre à mort.

« Par Adonaï notre Dieu je le jure, j'ai été excessivement affecté à la pensée d'avoir fait périr les filles si belles de cette femme. Nos pontifes et moi nous regardions comme un crime de faire expier aux enfants la faute des parents ; et comme nos lois elles-mêmes portent cette défense, je fis savoir que les enfants devaient être élevés par nos soldats, afin que, devenus plus grands, ils eussent à choisir entre la religion juive ou la mort, s'ils s'obstinaient à demeurer chrétiens.

« J'ai cru bon, Sire, de vous informer de ces faits et de vous engager en même temps à faire grâce de la vie, dans votre royaume seulement, à ceux des chrétiens qui échangeraient leur religion contre la vôtre.

« Continuez, mon frère, à favoriser de votre bienveillance ordinaire les Juifs mes frères : je vous en témoignerai ma reconnaissance par l'empressement que je mettrai à exécuter tout ce que vos lettres m'indiqueront comme étant votre bon plaisir. »

 

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Ainsi écrivit l'impie roi des Juifs à Mondhir. Quand nous arrivâmes auprès de Mondhir, il réunit son armée et lui fit lire les lettres du roi. La chose eut lieu en présence même de l'ambassadeur du roi juif, qui à son témoignage personnel joignait encore d'autres détails sur le meurtre des chrétiens et leur fuite du pays des Himyarites.

Alors Mondhir, s'adressant aux chrétiens qui étaient assez nombreux sous ses drapeaux : « Vous venez d'entendre, dit-il, ce qui a été décrété et fait contre les hommes de votre religion ! Pourquoi donc ne renoncez-vous pas dès maintenant au Christ ? Suis-je meilleur que les rois qui ont décidé de chasser les chrétiens ? »

A ces mots, un soldat fort distingué de l'armée de Mondhir, poussé par un zèle divin, osa lui parler ainsi :

« Ce n'est pas de ton règne, Sire, que date notre christianisme, pour que nous ayons à l'abjurer aujourd'hui. » — Mondhir répondit en colère : « Comment oses-tu parler ainsi en ma présence? » — Mais lui : « Quand je parle pour la foi, je n'ai pas pour habitude de craindre les hommes ; ils ne m'en imposeront jamais assez pour me faire taire quand il s'agit d'elle. Mon épée en vaut bien une autre, et je suis prêt à tout ». Mondhir se tut : tout lui en imposait, la noblesse de la naissance, l'élévation du rang que ce soldat occupait parmi les grands du royaume et aussi sa grande valeur militaire.

Nous quittâmes le camp, et le premier samedi du jeûne nous étions sur le territoire de Naaman. Un envoyé du feu roi des Himyarites vint nous y trouver. Apprenant de nous le carnage ordonné ,par le tyran des Juifs, il promit une récompense à un citoyen de Naaman et le manda au plus vite dans la ville de Nedjrân, pour s'enquérir, aussi exactement que possible, de ce qui s'y était passé. Quelques jours après, cet homme répéta devant nous à ce député chrétien (du roi des Himyarites) ce que nous avons raconté ; il ajouta que, en même temps, on s'était emparé de trois cent quarante nobles qui, sortis de la ville, allaient à la rencontre du tyran ; il dit encore que le Juif avait insulté leur chef Aréthas, fils de Caleb et époux de Huma, en ces termes :

« Ne vois-tu pas où t'a conduit ta foi dans le Christ, toi qui

 

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cherches à me faire la guerre ? Réfléchis, malheureux, renonce au Christ, et pendant qu'il en est temps encore, souviens-toi de ta vieillesse, si tu ne veux pas partager le sort de tes compagnons. »

Aréthas lui répliqua : « Pour ce qui est de mes compagnons, je déplore seulement qu'ils ne m'aient pas obéi quand je leur disais qu'il ne fallait pas se fier en tes promesses, mais demeurer dans la ville, et traiter par les armes et non par des paroles. Le Christ aurait mis fin à cette guerre, comme nous le souhaitons, et la ville, abondamment pourvue de ressources, n'aurait jamais été attaquée. Assurément, s'ils ont agi de la sorte, c'est qu'ils ont été trompés par tes artifices. C'est pourquoi j'estime que tu es indigne du nom de roi, et que celui d'imposteur est le seul qui te convienne. Ceux d'entre les rois que j'ai connus, et ils sont nombreux, savent garder un serment, les embûches et les tromperies leur sont inconnues. Enfin, pour en finir, je ne renie pas la foi que j'ai vouée au Christ mon Dieu, je n'imiterai pas ton apostasie, je ne me ferai pas juif. La vie ne dépend que de moi, je le sais. J'ai déjà vécu bien longtemps et je laisse une nombreuse famille de fils, de petits-fils, de parents. De plus, dans la carrière des armes, je me suis, grâce au Christ, acquis quelque renom. Quant à l'avenir, j'espère, je suis certain qu'un jour, de même qu'une vigne, après avoir été débarrassée des sarments superflus, produit du raisin en abondance, de même notre peuple chrétien fleurira de nouveau dans cette ville, et l'église que tu as incendiée sera sous peu magnifiquement restaurée. Bien plus, la religion chrétienne, redevenue pleine de force, régnera, commandera aux rois, tandis que la secte des Juifs sera ensevelie dans les ténèbres ; ton royaume périra et ta puissance avec lui.

« Laisse donc ton faste, et ne va pas t'attribuer quelque action d'éclat ; à peine ta gloire aura-t-elle vu le jour, que tu disparaîtras à jamais. »

Ainsi parlait le grand et vénérable vieillard Aréthas. Puis s'adressant aux nombreux chrétiens qui l'entouraient : « Vous venez d'entendre ce que j'avais à dire à ce juif ? — Oui, Père, répondirent-ils. — Est-ce vrai ou non ? — C'est vrai. — Qu'il s'en aille donc au plus vite, celui qui par crainte de la mort

 

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pense à renier la foi qu'il a jurée au Christ. » Tous dirent : « Père, que Dieu nous vienne en aide et nous garde de la peur. Nous voulons tous mourir avec toi pour le Christ, nous voulons tous rester à tes côtés. »

Ensuite, Aréthas, se tournant vers la foule des chrétiens, des juifs et païens qui l'entouraient;: «Ecoutez, vous tous, dit-il. Si quelqu'un d'entre les miens, un membre de ma famille, un parent, abandonne le Christ pour s'attacher à ce juif, celui-là je le renie, je le déshérite, et je veux que mes biens soient employés à couvrir les frais de la construction d'une église.

« Si quelqu'un d'entre les miens garde sa foi au Christ et me survit, celui-là entrera de plein droit en possession de mes biens ; je le fais mon héritier ; quant à l'église, les frais en seront couverts par l'un des trois champs de mon héritage qu'il destinera à cet effet. »

Puis s'adressant de nouveau au roi : « Toi, lui dit-il, et tous ceux qui ont renié le Christ avec toi, je vous renie, je n'ai rien de commun avec vous, je ne vous connais pas. Tu peux dis-poser de nous suivant ton bon plaisir. »

Ainsi avait parlé Aréthas ; les autres chrétiens, enflammés par ses paroles, s'écrient : « Voici le plus grand de nos pères, Abraham, qui nous attend, toi et nous, pour nous recevoir à notre arrivée. Celui qui s'éloignera de toi et reniera le Christ, celui-là nous le renions tous. » Ce furent leurs dernières paroles. Elles exaspérèrent le tyran, qui les condamna tous à mort, ordonna de les exécuter sur la rive du Vadi et de jeter ensuite leurs cadavres dans les flots.

Pendant ce temps, Aréthas, les mains élevées vers le ciel, priait : «  O Christ notre Dieu, viens à notre aide, fortifie-nous, et reçois nos âmes : agrée le sang de tes serviteurs, et rends-nous dignes de paraître en ta présence. Confesse-nous devant ton Père comme tu l'as promis, accorde-nous qu'une église soit enfin bâtie et qu'un autre évêque vienne prendre la place de ton serviteur Paul, dont les ossements ont été naguère livrés aux flammes. »

Quand ils se furent donné le baiser de paix, le vieil Aréthas fit un signe de croix pour les bénir et présenta sa tête au bourreau pour recevoir la mort. Bientôt ses compagnons arrivèrent

 

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avec tant d'entrain et à rangs tellement pressés qu'ils furent tous arrosés du sang d'Aréthas, qui venait d'expirer ; enfin ils reçurent à leur tour la couronne du martyre.

A cette même époque, un petit enfant de trois ans tenant sa mère par la main suivait péniblement pendant qu'on la conduisait au supplice. Ayant vu le roi assis, revêtu de ses habits royaux, l'enfant quitta sa mère, courut vers le roi et embrassa ses genoux. Celui-ci, frappé de cette simplicité enfantine, l'embrassa tout d'abord, comme cela se fait d'ordinaire, et lui dit : « Que préfères-tu, petit, aller avec ta mère, ou rester avec moi?

—Par Notre-Seigneur, je préfère aller avec maman, c'est pour cela que je l'accompagne ; elle m'a dit: Viens, nous allons mourir pour le Christ. Laisse-moi donc retourner vers elle pour la voir mourir. Elle m'a dit que le roi des juifs avait publié un édit de mort contre tous ceux qui ne renonceraient pas au Christ.

— Comment as-tu connu le Christ ?

— Chaque jour, lorsque j'accompagne maman à l'église, je le vois.

— Qui aimes-tu davantage, ta mère ou moi ?

— Par Notre-Seigneur, j'aime mieux maman.

— Qui aimes-tu davantage, le Christ ou moi ?

— J'aime mieux le Christ.

— Pourquoi es-tu venu en courant embrasser mes genoux ? — Je croyais que tu étais le roi chrétien que je voyais à l'église, je ne savais pas que tu étais juif.

— Je te donnerai des noix, des amandes et des figues.

— Non, jamais, par le Christ, je ne mangerai des fruits de chez les juifs ; laisse-moi retourner près de maman.

— Reste donc ici et deviens mon fils.

— Jamais, toi tu sens mauvais, au lieu que maman sent bon.»

Alors le roi, s'adressant à sa suite : « Voyez-vous comment, dès l'âge le plus tendre, le Christ a séduit cette vilaine engeance et cela pour son malheur ? » A ce moment un des nobles dit à l'enfant : « Viens avec moi, je te conduirai vers la reine, tu deviendras son fils. » L'enfant répondit : « Ce que tu dis là mériterait un soufflet. Ma mère, qui me conduit à l'église, vaut

 

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mieux que la reine. » Et, voyant qu'on voulait le retenir de force, il se mit à mordre la jambe du roi, disant : « Allons, juif, laisse-moi rejoindre maman et mourir avec elle. »

Le roi, confiant l'enfant à l'un de ses gens, lui ordonna de l'élever avec soin, afin que, devenu grand, il eût à se décider entre l'apostasie, qui le sauverait du supplice, ou la mort, s'il demeurait fidèle à sa foi.

Pendant que le serviteur du roi emmenait l'enfant, celui-ci luttait de toutes ses forces, agitant ses pieds, et appelant sa mère : « Maman, au secours, criait-il, prends-moi et conduis-moi à l'église. » — Sa mère lui répondit : « Viens, souviens-toi que tu es sous la garde du Christ, ne pleure pas ; mais attends-moi chez lui dans l'église ; je t'y rejoindrai au plus vite. » Après ces paroles, elle présenta au bourreau sa tête, qui roula à l'instant.

La nouvelle de ces faits ne tarda pas à être connue, soit grâce à ces lettres, soit encore grâce à la voix publique qui la propagea rapidement. Ce fut alors un deuil général parmi tous les chrétiens demeurant ici.

Il nous a paru bon à nous aussi de vous mettre au courant de ces choses, afin que les saints et fidèles évêques, après avoir eu connaissance de ce qui s'est passé dans le pays des Homérites, puissent faire commémoraison des saints martyrs.

Pour le reste, nous sollicitons instamment de votre charité de vouloir bien, le plus vite possible, donner connaissance de ces faits aux archimandrites et aux évêques, en particulier à celui d'Alexandrie, pour qu'ils exhortent par leurs lettres le roi d'Ethiopie à porter secours aux Himyarites.

Faites également en sorte que les pontifes juifs qui demeurent en Tibériade puissent être amenés à écrire à ce roi juif qui ne fait que de monter sur le trône, pour qu'il cesse désormais de faire la guerre aux Himyarites et de les persécuter.

 

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LES SAINTS MARTYRS VINCENT, ABBÉ, RAMIRE, PRIEUR, ET DOUZE MOINES, A LÉON, EN ESPAGNE, EN L'ANNÉE 555.

 

Les Suèves, les Alains et les Vandales, après avoir conquis la plupart des provinces d'Espagne, se partagèrent les conquêtes : les Vandales passèrent en Afrique et les Suèves s'établirent dans la Galice et le nord du Portugal actuel. L'Espagne fut ensuite gouvernée par des rois catholiques, auxquels succédèrent des rois ariens. Les derniers rois hérétiques furent Hermenéricus et Ricilianus. Ce dernier (qu'on appelle encore Richila), fils du féroce Hermenéricus, persécuta avec furie tous les catholiques qui habitaient ses Etats ; il ne se contenta pas de renverser leurs temples, mais encore il arracha la vie, au milieu des supplices, à ceux qui refusèrent d'embrasser l'hérésie. En outre, il réunit tous les sujets qui avaient quelque teinture des lettres, décora ce conciliabule du nom de concile, et essaya, par la sanction de cette assemblée, de procurer de l'autorité à ses paroles et à ses actes indignes. Son intention était de dévaster l'Église, et même, s'il pouvait y parvenir, d'exterminer tous les catholiques. Autrefois la Galice s'étendait non seulement sur le territoire du Léon actuel, mais encore jusqu'à celui de Sahagun. Ricilianus interdit donc, dans le Léon, les assemblées sacrées. Il alla même jusqu'à remettre en honneur les rites du paganisme. Les ariens avaient jusque-là supporté l'existence des monastères ; c'est ainsi que celui de Saint-Claude, que gouvernait saint Vincent à l'époque où Ricilianus tint son synode, avait été épargné par les Suèves.

Quelques impies excitèrent le roi contre cet abbé, lui représentant qu'il tenait, ainsi que toute sa communauté, pour le

 

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parti catholique, et qu'il refusait d'accepter les lois nouvelles promulguées par le synode. Le roi fit mander l'abbé Vincent. Le saint se présenta au roi, qui l'accueillit avec un mauvais regard et lui cria en présence de l'assemblée : « Es-tu donc ce Vincent qui foule aux pieds les lois que je porte, et ose répandre une fausse doctrine? » — Saint Vincent. « Je professe la foi des saints apôtres Pierre et Paul ; ma doctrine est aussi celle de saint Julien, qui pria Dieu, tandis qu'on le conduisait au supplice, de détruire les temples de ses ennemis ; de Julien qui entourait de témoignages d'affection et défendait contre leurs adversaires tous ceux qui professaient sincèrement l'égalité des Personnes divines ; qui disait avec l'évêque Athanase : Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une même  et unique Divinité ; leur gloire est égale, leur majesté semblablement éternelle. A l'aide de cet argument, le bienheureux Julien a démasqué l'affreuse larve de l'hérésie arienne, qui va, semblable aux charlatans, prêchant par le monde l'inégalité des Personnes.»

Le roi fut indigné de voir qu'il y avait, dans son royaume, un homme assez hardi pour accuser et condamner l'erreur. Aussi, pour satisfaire sa colère, il ordonna aux licteurs d'emmener sur-le-champ Vincent et de le battre de verges jusqu'à ce que les chairs déchirées missent les os à nu. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais ni le corps du saint tout déchiré par les coups, ni la terre inondée de son sang ne furent capables d'apaiser la colère du roi. Il ordonna de le jeter en prison et d'apposer le sceau royal sur la porte du cachot, se proposant de le soumettre, le lendemain, à de nouveaux supplices, s'il refusait de hurler avec les loups ariens.

En faisant sceller la porte de la prison, le tyran voulait en écarter les mortels ; mais la bonté divine y pénétra, et saint Vincent fut favorisé d'une abondance de grâces telle que les martyrs en ont reçu rarement de semblable. Dieu envoya un ange, qui inonda de lumière l'obscur cachot, dégagea des chaînes le bienheureux Vincent, remit en place la peau et les chairs pendantes, fit rentrer les entrailles en leur cavité, releva le courage du saint et remonta aux cieux. Vincent, plein de reconnaissance pour cet insigne bienfait du ciel, passa toute la nuit à chanter les louanges de Dieu et à lui rendre grâces.

 

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Le lendemain matin, le conciliabule des hérétiques se réunit de nouveau, et Ricilianus fit tirer de son obscur cachot saint Vincent, pour le mettre dans l'alternative ou bien de changer de sentiment, ou bien de subir le dernier supplice. Saint Régulus, fidèle à son nom de catholique, et encouragé par la victoire qu'il avait remportée la veille, se garda bien d'abandonner la moindre parcelle de la foi catholique, et même il se mit à invectiver de toutes ses forces contre l'hérésie arienne, avec la même liberté que s'il avait été le président du concile, et il dé-fendit chaleureusement la cause de l'Eglise. Enfin, pour terminer, il lança ce trait contre ses ennemis : « Je hais l'assemblée des méchants et je ne siégerai pas avec les impies. » — Ceci dit, il demanda la charte des décrets du conciliabule et la déchira. Un membre de cette assemblée ne put modérer sa colère, et appliqua un violent soufflet sur la joue du bienheureux ; puis il excita ses confrères à réclamer la mort de l'insolent, ajoutant que ce serait être infidèle à Arius que d'épargner un tel ennemi. Un toile de malédictions vint fondre sur le saint ; la profession de foi catholique qu'il publiait fut un moment couverte par les cris de rage des ariens ; mais enfin, réunissant toutes ses forces, il cria à ces furieux les paroles suivantes du symbole de saint Athanase : « Dans la Trinité, il n'ya rien d'antérieur et de postérieur, de plus grand ou de moins grand ; mais les trois Personnes sont coéternelles et égales en toutes choses. » — Le délire s'empara alors de ces forcenés ; ils hurlèrent que le moine était digne de mort, et poussant des cris de bêtes sauvages,ils le jetèrent hors de la salle du concile. Le roi, aussi indigné que les autres, confirma la sentence de mort contre cet innocent.

C'est une coutume ancienne d'infliger le châtiment aux criminels à l'endroit même où ils ont commis le délit, afin d'inspirer une crainte salutaire à ceux qui seraient tentés de les imiter. On entraîna donc l'abbé Vincent jusqu'aux portes de son monastère, pour lui infliger là son supplice, afin que ses moines terrifiés par cet exemple consentissent à embrasser la doctrine d'Arius.

Vincent entra de bon gré, avec bonheur et empressement, dans la carrière; non seulement il donna volontiers aux licteurs toute permission de le conduire à la suite de Jésus-Christ, mais encore il pria pour eux en se servant des paroles du Sauveur :

 

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« Seigneur, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Ces paroles charitables ne firent qu'attiser la fureur de ses ennemis. L'un d'eux tira subitement son glaive, en frappa à la tête le bienheureux Vincent, et lui fit une blessure si profonde, qu'il s'affaissa et rendit sur-le-champ sa belle âme. Ses moines, tout en regrettant la perte d'un si grand maître, se félicitèrent cependant de la fin glorieuse qui avait couronné sa vie. L'amour qu'ils portaient à ce tendre père leur fit affronter le péril, et pendant la nuit suivante, ils dérobèrent son cadavre. Ils l'ensevelirent à la hâte dans le temple, du côté du couchant, tout près des saints Claudius, Lupercin et Victoriens. Il méritait bien, en effet, de prendre place au milieu des martyrs.

Les moines passèrent la nuit en prières sur le tombeau de leur père chéri, tandis que les loups ariens aiguisaient leurs crocs et convoitaient l'occasion de se jeter sur les brebis, pour déchirer et dévorer le troupeau. Soudain le bienheureux Vincent apparut à ses fils, tout resplendissant de lumière et entouré d'une troupe nombreuse de martyrs : « L'heure du sacrifice a sonné, mes enfants, leur dit-il. Que ceux d'entre vous qui sont résolus à endurer les tourments pour le Christ, se maintiennent courageusement dans le monastère. Les supplices sont imminents, mais ils sont accompagnés des palmes. Que ceux qui ne se sentent pas le courage d'affronter le danger, s'enfuient promptement dans les montagnes. Pour moi, je jouis maintenant du bonheur éternel, je suis associé, comme vous voyez; aux choeurs des martyrs. » En achevant ces mots, il remonta vers les cieux.

Les moines se divisèrent en deux groupes. Ceux qui doutaient de pouvoir résister s'enfuirent, mais non pas cependant de divers côtés. Tous se rendirent en un même lieu, et bâtirent en Galice un monastère qu'ils dédièrent à saint Claudius. Le prieur Ramire et douze moines courageux prirent le parti de livrer leurs corps aux tourments, quels qu'ils fussent. Ils étaient alléchés par l'ambroisie céleste qu'ils avaient goûtée, en contemplant leur père tout ruisselant de lumière, entouré des bienheureux martyrs, et débordant de joies ineffables. Le prieur anima au combat ses compagnons, les exhortant non seulement à ne pas fuir, mais encore à se porter en avant avec ardeur,

 

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dans la voie qui devait les mener au royaume des cieux. Les bourreaux ne tardèrent pas à satisfaire leurs voeux ; car leur cruauté, loin d'être assouvie par le sang versé du bienheureux Vincent, n'en était devenue que plus aiguë. Cet infâme ramassis de parricides ne cherchèrent même pas à gagner les moines, qui pleuraient la perte de leur père. Ils firent irruption dans le monastère et tuèrent tous ceux qu'ils rencontrèrent. Les corps des saints moines qui avaient brillé de tout l'éclat des vertus et étaient maintenant ornés de la palme du martyre restèrent gisant çà et là sur le pavé, et leurs âmes s'envolèrent vers les cieux. Comme leurs confrères avaient fui, il n'y avait plus personne pour leur rendre les devoirs de la sépulture, et pour indiquer le lieu de leur tombeau à la vénération de la postérité. Aussi, on déplore encore aujourd'hui, dans le monastère de Saint-Claude, la perte de tant de pierres précieuses : car personne ne sait où les martyrs furent ensevelis. On retrouva seulement les corps de l'abbé et du prieur, qui étaient plus connus que les autres, et on les ensevelit en un lieu honorable.

 

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LE MARTYRE DE SAINT HERMÉNÉGILD, EN L'ANNÉE 587.

 

Saint Grégoire de Tours et saint Grégoire le Grand nous ont conservé l'histoire de la conversion et du martyre de saint Herménégild.

 

(S. GRÉGOIRE DE Tours, Hist. Franc. V, 39; S. GRÉGOIRE Ier. Dialog.)

 

LE MARTYRE DE SAINT HERMÉNÉGILD.

 

Cette année il s'éleva en Espagne une grande persécution contre les chrétiens, et plusieurs furent exilés, spoliés, affamés, emprisonnés, battus,mis à mort par divers supplices. L'auteur principal de ces maux fut Goswinde — mère de Brunehaut — que le roi Leuvigild avait épousée après la mort d'Athanagild, son premier mari. Mais cette femme, qui avait imprimé une note d'infamie aux serviteurs de Dieu, poursuivie par la vengeance divine, fut à son tour notée aux yeux de tous les peuples : il arriva qu'une taie blanche couvrit un de ses yeux et éloigna de sa vue la lumière qui manquait déjà à son esprit. Le roi Leuvigild avait, d'une première femme — Théodosie — deux fils — Herménégild et Récared — dont l'aîné était fiancé à Ingonde, la fille de Sigebert, et le plus jeune à Rigonthe, la fille de Chilpéric. Ingonde, envoyée en Espagne en grand appareil, fut reçue avec beaucoup de joie par son aïeule Goswinde. Celle-ci ne put souffrir longtemps de la voir persévérer dans la religion catholique ; et d'abord elle voulut l'engager, par des paroles caressantes, à se faire baptiser de nouveau dans l'arianisme ; mais Ingonde résista avec courage et dit : « Il me suffit d'avoir été  lavée une fois du péché originel par un baptême salutaire, et d'avoir confessé la sainte Trinité, une et sans inégalité de

 

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personnes : voilà ce que je confesse croire de tout coeur, et jamais je ne renoncerai à ma foi. » A ces mots, Goswinde, irritée, furieuse, saisit la jeune fille par les cheveux, la jette à terre, la bourre de coups de pieds, et, tout ensanglantée, la fait dépouiller et plonger dans la piscine. Mais beaucoup assurent que son coeur demeura toujours fidèle à notre croyance. Leuvigild donna à Herménégild et à Ingonde une de ses cités — c'était Séville — pour qu'ils y vécussent en souverains. Quand ils y furent établis, Ingonde se mit à prêcher son mari, pour que, abjurant l'hérésie, il reconnût la vérité de la foi catholique. Il résista longtemps ; mais enfin, persuadé par ses prédications, il embrassa le catholicisme; et, en recevant l'onction sainte, il prit le nom de Jean. Dès que Leuvigild l'apprit, il chercha des motifs pour le perdre. Herménégild, s'en étant aperçu, fit alliance avec l'empereur et forma des liaisons avec le préfet impérial qui pour lors attaquait l'Espagne. Leuvigild lui envoya des messagers qui lui dirent : « Viens me trouver, il est des choses que nous devons discuter ensemble » ; et Herménégild répondit : « Je n'irai point car tu es mon ennemi, parce que je suis catholique. » Leuvigild ayant donné au préfet trente mille sous d'or pour le détacher du parti de son fils, marcha contre ce der-nier avec une armée. De son côté, Herménégild, ayant appelé les Grecs à son secours, s'avança contre son père, laissant Ingonde dans la ville. A la vue de Leuvigild qui venait à sa rencontre, ses alliés l'abandonnèrent ; et se voyant désormais sans espoir de vaincre, il se réfugia dans une église voisine, en disant : « Que mon père ne vienne pas m'attaquer, car c'est un crime impie qu'un père soit tué par son fils, et un fils par son père. » Leuvigild, apprenant ces paroles, lui envoya son frère, qui lui garantit par serment le maintien de sa dignité et lui dit : «Viens toi-même te prosterner aux pieds de notre père et il te pardonnera tout ». Herménégild demanda qu'on fît venir son père et, dès qu'il le vit, il se prosterna à ses pieds. Celui-ci l'étreignit, l'embrassa et,l'ayant entortillé avec de belles promesses, il l'emmena au camp ; là, oubliant son serment, il le livra à ses gens ; on se saisit de lui, on lui enleva ses vêtements et on lui donna des hardes d'esclave ; de retour à Tolède, on le sépara de ses gens et on l'envoya en exil avec un seul valet.

 

Du roi Herménégild, fils de Leuvigild, roi des Visigoths, qui fut mis à mort par son père pour la foi catholique.

 

Comme nous l'avons appris de beaucoup qui sont venus d'Espagne, le prince Herménégild, fils de Leuvigild, roi des Visigoths, fut converti de l'arianisme à la foi catholique par le très vénérable évêque de Séville, Léandre, auquel je suis lié depuis longtemps d'une étroite amitié. Son père, qui était arien, employa pour le ramener à l'hérésie les caresses et les menaces ; et comme le jeune prince répondait avec constance qu'il ne pourrait jamais abandonner la foi véritable qu'il avait eu le bonheur de connaître, son père irrité le priva du royaume et le dépouilla de tous ses biens. Mais rien ne pouvant ébranler la force de son âme, il le fit enfermer dans une étroite prison, et charger de fers au cou et aux mains. Le jeune prince, méprisant le royaume de la terre et désirant ardemment le royaume du ciel, portait le cilice dans les chaînes et priait Dieu avec ferveur de le fortifier. Il dédaignait d'autant plus la gloire passagère de ce monde, qu'il avait reconnu, dans sa prison, le néant de ce qui pouvait lui être enlevé. La fête de Pâques arriva, et pendant le silence d'une nuit profonde son perfide père lui envoya un évêque arien, pour qu'il reçût de sa main une communion sacrilège, et qu'il rentrât ainsi en grâce avec lui. Mais le prisonnier, fidèle à Dieu, fit à l'évêque arien les reproches qu'il méritait, et repoussa énergiquement ses propositions trompeuses, en lui disant que, « Si son corps pliait extérieurement sous les chaînes, son âme, cependant, s'élevait en paix vers le ciel. » Au retour de l'évêque, le père furieux envoya aussitôt ses gardes mettre à mort dans sa prison le généreux confesseur de la foi. Il fut obéi; les bourreaux, à peine entrés, le frappèrent à la tête d'un coup de hache et lui ôtèrent la vie ; mais ils ne purent lui ravir que ce qu'il avait déjà méprisé lui-même.

Les miracles ne manquèrent pas pour manifester sa gloire. Dans le silence de la nuit, on entendit des chants près du corps de ce roi martyr, d'autant plus roi qu'il était martyr. Plusieurs rapportent aussi que des lumières brillantes apparurent au milieu de l'obscurité, comme pour signaler à la vénération des

 

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fidèles le corps du saint martyr. Son père, hérétique et parricide, se repentit du crime qu'il avait commis, mais pas assez pour obtenir son salut. Il reconnut bien la vérité de la foi catholique, mais la crainte de sa nation l'empêcha de l'embrasser. Une maladie l'ayant réduit à l'extrémité, il recommanda son fils, le roi Récarède, qui partageait son hérésie, à l'évêque Léandre, qu'il avait autrefois violemment persécuté, pour qu'il le convertît par ses instructions, comme il avait converti son frère. Cette recommandation faite, Leuvigild mourut. Après sa mort, le roi Récarède ne suivit pas l'exemple de son père coupable, mais celui de son frère martyr. Il abjura l'arianisme, et ramena si bien à la vraie foi toute la nation des Visigoths, qu'il refusa dans son royaume la permission de porter les armes à quiconque ne craindrait d'être hostile au royaume de Dieu en étant hérétique. Il n'est pas étonnant qu'il devînt ainsi le zélé propagateur de la vraie foi, puisqu'il était le frère d'un martyr dont les mérites l'ont aidé à ramener tant de personnes au sein de l'Eglise. Nous devons croire que tout cela n'aurait pu arriver si le roi Herménégild n'était pas mort pour la vérité. Car il est écrit : « Si le grain de froment qui tombe sur la terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit ». (S. Jean, XII, 24, 25.)

Nous voyons se faire dans les membres ce que nous savons s'être fait dans le chef. Dans la nation des Visigoths, un seul est mort pour que beaucoup eussent la vie ; un grain est tombé pour la foi, et toute une moisson d'âmes s'est levée pour la vie véritable.

 

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LA PRISE DE JÉRUSALEM PAR LES PERSES, LE 26 MAI 614 (1).

 

Les historiens byzantins (2) qui ont rapporté la prise de Jérusalem par les Perses de Chosroès II, le 26 mai 614, se sont montrés d'une sobriété qui contraste avec leurs habitudes. Quelques documents sont venus depuis ajouter des détails d'une valeur historique fort variée à ceux que nous connaissions (3). Le plus important est une Elégie ou Ode anacréontique qui a pour auteur saint Sophrone, patriarche de Jérusalem (4),

 

1. La date 614 est admise par DULAURIER, D'AVRIL, DRAPEYRON, LONGPÉRIER, Oeuvres, t. I, p. 127-128, tandis que LEBEAU, t. XI, livre LVI, et VICTOR GUÉRIN, Jérusalem, p. 132, adoptent la date 615 ; S. VAILHÉ, La prise de Jérusalem par les Perses en 614, dans la Revue de l'Orient chrétien, t. VI, p. 643-649.

2. Cf. Chronique pascale, THÉOPHANE, ZONARAS, CEDRENUS, EUTYCHUS et le moine ANTIOCHUS ; COURET, La Palestine sous les empereurs grecs, in-8°, Grenoble, 1869, p. 242-244.

3. DULAURIER, Recherches sur la chronologie arménienne, in-4°, Paris, 1859, t. I, contenant plusieurs passages de la chronique de l'évêque arménien SÉPÊOS, trop maltraitée par M. DELPIT, Essai sur les anciens pèlerinages à Jérusalem, suivi du texte du pèlerinage d'Arculphe, in-8°, Paris, 1870, p. 235, note 2. Tels quels, les fragments de Sépêos ont été heureusement mis à profit par L. DRAPEYRON, L'empereur Héraclius et l'empire byzantin au VIIe siècle, in-8°, Paris, 1869, p. 13, 102, 103, 131.

4. LAURENT DE SAINT-AIGNAN, Vie de saint Sophrone, patriarche de Jérusalem, dans les Mém. de l'Acad. de Sainte-Croix d'Orléans, t. V. COMTE COURET, La prise de Jérusalem par les Perses, en 614. Elégies du patriarche saint Sophronius et récit contemporain du même événement, par un moine du couvent de Saint-Sabas, dans la Revue de l'Orient chrétien, 1897, t. II, p. 123-164. Pour le rôle de Sophrone pendant le siège par les Arabes, cf. Histoire de Jérusalem et d'Hébron, depuis Abraham jusqu'à la fin du XV° siècle de J.-C. Fragments de la Chronique de Mondzir. éd. Dyn, traduits sur le texte arabe, par HENRI SALIVAIRE, in-8°, Paris, 1876, p. 36-43.

 

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contemporain de l'événement. Mais de cette Elégie, composée entre 620 et 628, il ne subsistait jusqu'à ces dernières années qu'un seul vers, le premier (1), jusqu'à ce que le comte Riant eût retrouvé le texte intégral dans un manuscrit du Cabinet des Titres de la Bibliothèque nationale (2). Le texte et la traduction ont été publiés par M. le comte Couret (3). La pièce se composait jadis de 96 vers, elle n'en compte plus aujourd'hui que 88, répartis en 22 quatrains, dont chaque première lettre suit l'ordre des lettres de l'alphabet ; mais les lettres Epsilon et Oméga manquent, ce qui entraîne la perte de huit vers.

L'Elégie nous apprend, ainsi que le faisait, plus de deux siècles auparavant, une dame espagnole en pèlerinage aux lieux saints (4), que la population de Jérusalem comptait dans ses rangs des fidèles fort dévots et assidus aux offices de l'Eglise. Nous savons en outre, grâce à elle, que la ville assiégée par Romizanès ne se rendit pas sans combat. a Enfin, notre Elégie détruit la curieuse mais invraisemblable légende des deux prises successives de la ville racontées avec tant d'assurance et si peu de véracité par la fallacieux Sépêos et, d'après lui, par le distingué M. Ludovic Drapeyron. A en croire le chroniqueur arménien, les Perses seraient entrés une première fois dans Jérusalem en vertu d'une capitulation amiablement consentie ; ils auraient

 

1. F. MATRANGA, dans Patr. Gr. t. LXXXVII, part. 3, col. 3799, col. 47.

2. Archives de l'Orient latin, t. II, 1ère partie, B. §. 2 : Inventaire sommaire des mss. relatifs à l'histoire et à la géographie de l'Orient latin,

p. 135, ligne 23, in-8°, Paris, 1884. Une édition à peu près inconnue

de l'Élégie fut donnée par L. Enlumina et STUDEMUND, S. Sophronii anacreonficorum carmen XIV, dans le Programm des Katholischen Ggmnasiums St Stephan in Strasburg. V Schuljahr, 1886-1887, in-4°, Strassburg, 1887, p. 16-20 ; reproduite par C. COURET, op. Cit.,

p. 139.

3. Vide supra. Nous renvoyons à ce travail pour l'étude de tout ce qui touche au poème, au manuscrit qui le contient, etc.

4. D. M. FÉROTIN, Le véritable auteur de la Peregrinatio Silviae, dans la Revue des questions historiques, 1903.

 

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respecté la ville et se seraient éloignés en laissant une faible garnison dans le Prétoire et la Tour de David. Croyant ce départ irrévocable, les habitants se seraient soulevés, auraient arboré de nouveau le labarum byzantin et massacré la petite garnison persane. Les Perses, encore peu éloignés, campés peut-être à Méchatta, sur la route de l'Euphrate, ou sur la frontière égyptienne, seraient revenus à grands pas, auraient assiégé et pris d'assaut Jérusalem et l'auraient pillée et incendiée pour la punir du manque de foi de ses citoyens... Tout cela est un rêve, ou plutôt un récit fabuleux reposant peut-être sur le souvenir indécis de propositions de paix réellement faites à Jérusalem par les Perses avant le siège, propositions qui, malheureusement, furent rejetées, sur le conseil équivoque de quelques anachorètes du désert de Judas (1). »

 

 

VERS DE SAINT SOPHRONIUS, PATRIARCHE DE JÉRUSALEM, SUR LA PRISE DE JÉRUSALEM, EN MÉTRE ANACRÉONTIQUE, SELON L'ORDRE DE L'ALPHABET.

 

Sainte ville de Dieu, sol puissant des saints, très grande Jérusalem, quel gémissement t'apporterai-je ?

Le flot [des larmes qui coulent] de mes yeux est bien faible pour un si grand deuil ; le gémissement de mon coeur est peu de chose 'pour une si cruelle douleur.

Cependant, dissimulant le cours de mes larmes, je pousserai des cris et des lamentations, je composerai un chant sur tes malheurs, parce que tu as rencontré un tel sort.

Le Mède perfide s'est avancé de la Perse funeste, guerroyant contre les villes, contre les bourgades, guerroyant contre l'empereur de Rome.

| Enfants des chrétiens bienheureux, venez pour gémir sur Jérusalem aux collines élevées.

Marchant en avant contre la Terre Sainte, [l'ennemi] scélérat

 

1 COMTE COUET, op. cit., p. 132-133.

 

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est venu pour détruire même la ville de Dieu : Jérusalem.

Un génie malfaisant a surgi avec fureur, poussé par la folie, la haine, l'épée en main, détruisant avec les glaives meurtriers les villes divines, les bourgades.

[Manque la strophe H.]

Là [habitaient] des serviteurs du Christ de toute nation ; dès gti'ils virent l'approche de l'ennemi, ils se refugièrent dans la ville.

| Pleurez les générations des chrétiens saints, de la sainte Jérusalem détruite.

Car un peuple saint occupait [Jérusalem] ; ayant abandonné ses villes propres, ayant délaissé ses propres demeures, il habitait là pour l'amour du Christ.

Un aiguillon puissant, l'aiguillon du Fils de Dieu, le pressait, en effet, d'accourir hors de sa patrie dans la ville de Jérusalem.

[Le Christ] assuma le joug même de la mort et accepta d'être la brebis des mortels, ayant été attaché par des clous, sur une croix, pour sauver tout le genre humain.

Mais avec les signes de victoire, sublime, il surgit du sépulcre, ayant foulé aux pieds la puissance de la mort, ayant délivré du trépas les mortels.

| O Christ, bienheureux protecteur, irrite-toi contre les Mèdes, parce qu'ils ont détruit la ville qui t'était douce.

Là, ayant renoncé à la loi du mariage, jeunes gens, femmes, habitaient la cité comme [si t'eût été] le ciel, apparaissant comme les anges de la terre :

[Tous], étranger, indigène de la ville, poursuivant l'amitié de Dieu, chérissant la ville de Dieu, vivent en dehors des passions:

Aussi, dès qu'ils virent présent le Parthe avec les Hébreux ses amis, ils coururent aussitôt et fermèrent de concert les portes de la ville.

Puis tous ensemble ils levèrent vers le ciel leurs mains très pures, criant vers le Seigneur Christ pour qu'il combattît en faveur de sa propre cité.

L'objet des voeux de tous les hommes qui vivent sur la terre a péri : ils ont subi le sort déplorable de la ville céleste.

 

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Au sommet de la montagne, les habitants enfermés dans les murs sont sans crainte, et tous ceux qui participèrent à la lutte ne conçurent que de faibles alarmes.

Fermes, résolus, avec des grêles de pierre et de traits, ils repoussèrent loin de leurs puissantes murailles le Mède qui s'approchait.

Alors le Perse, l'esprit furieux, en barbare que certes il était, après d'innombrables combats, eut recours aux machines de guerre.

Sous toute l'enceinte de la muraille, ayant placé la flamme, les mangonneaux, les corps de troupe, il renversa le fort rempart et s'établit dans la ville.

| O Christ ! puisses-tu dompter par la main des chrétiens les enfants infortunés de la Perse qui enfante pour le malheur.

Brandissant le glaive meurtrier, il égorgea la multitude des mortels : citoyens saints, purs, vieillards aux cheveux blancs, enfants, femmes.

Accomplissant son cruel forfait, il pilla la ville sainte, et de la flamme ardente, il embrasa les Saints Lieux du Christ.

Ayant proféré des cris d'imprécation contre Dieu, le Dieu qui jadis souffrit en ce lieu même, et ayant ravi les saintes dépouilles avec cette proie, il s'éloigna...

[Manque la strophe Oméga.]

|O Christ, donne-nous de voir bientôt, en représailles de la ruine des Lieux Saints, la Perse consumée par l'incendie.

Nous pouvons ajouter à ces lamentations un récit d'une tendance plus historique, rédigé à une date très voisine de l'événement par un moine du couvent de Saint-Sabas, près de Jérusalem, lequel paraît avoir été prisonnier des Perses. Ce récit aurait été traduit du grec en arabe, s'il fallait ajouter foi à une note du manuscrit qui le contient. (Bibi. nationale, fonds arabe, n° 262, — ancien fonds arabe, n° 154, fol. 140-153.) Ce texte aurait évidemment beaucoup à gagner à la forte macération critique à laquelle il devra être soumis, jusqu'à ce que tous les détails qu'il contient aient été vérifiés.

 

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PRISE DE JÉRUSALEM PAR LES PERSES

 

Nous commencerons avec l'aide de Dieu et sa belle assistance à écrire l'histoire de la destruction de Jérusalem.

Un saint moine raconta comme suit la conquête de Jérusalem, la prise de la Croix, et le pillage des vases des églises :

Les Perses firent prisonniers le patriarche et beaucoup de sujets à l'époque où la mauvaise conduite des habitants en fait de libertinage et d'adultère était devenue générale, la crainte de Dieu bannie des coeurs de la foule, et le mensonge et la trahison fréquents. Ainsi Dieu, qui ne désire pas la perte des pécheurs mais leur salut, fit régner sur les habitants, comme verge correctrice, les Perses. Ceux-ci battirent l'armée romaine, s'emparèrent des provinces de la Syrie et conquirent ville par ville, contrée par contrée, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au coeur de la Palestine, à Césarée, la mère des villes. Là, ils donnèrent un sauf-conduit aux habitants et se rendirent à Arsoûf et sur toutes les côtes, et, comme un tison de feu, ils s'emparèrent de toutes les cités jusqu'à Jérusalem. Ils tuèrent des gens innombrables comme le prophète a dit : « Dieu m'a châtié, mais il ne m'a pas ivré à la mort. » Qui ne pleurera sur la capture des prêtres et la destruction des églises ? Ensuite ils prirent les saints moines, ce qui était la cause du salut du monde, comme le monde avait été sauvé par la prise du prophète Daniel et de ses trois jeunes gens. Lorsque l'ennemi eut amené ces moines devant le gouverneur, celui-ci ordonna de les enchaîner, afin d'apprendre par eux quel serait le sort de la ville ; en effet, tous les jours il posait cette question : « O vous, les moines, aurai-je la victoire sur cette ville ou non ? » Les moines répondaient : « O toi, le malheureux ! ton effort est vain, parce que Dieu protège cette ville. »

En voyant le sanctuaire et les couvents autour, les grands dignitaires perses désirèrent la paix ; le patriarche de même, Zacharie, voulait la paix pour sauver les sujets et pour conserver ces endroits saints, parce qu'il connaissait les péchés du peuple ; mais les habitants de la ville se rassemblèrent et lui dirent : « Ceci n'est pas bien, peut-être es-tu l'ami des Perses, car, autrement,

 

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comment voudrais-tu faire la paix avec des gens qui ne craignent pas Dieu ? » Le patriarche, en entendant leurs paroles, pleura sur la perte des sujets, et, par crainte, leur dit : « Vous connaissez mieux ce que vous avez à faire. » Puis il pleura et dit : « Je suis innocent du sang de ces hommes, Dieu est puissant, peut-être anéantira-t-il la force de l'ennemi. »

Comme les habitants n'avaient pas accepté la paix, le patriarche conseilla autre chose : il demanda à un moine du couvent de Davalis de réunir les troupes romaines qui étaient à Jéricho. Quelques jours après, les moines (emprisonnés), voyant par la pensée que la ville ne pouvait manquer d'être détruite, poussèrent des gémissements et couvrirent leurs visages, et, lorsque les Perses eurent posé de nouveau la question, répondirent : «Pour nos péchés, Dieu nous a livrés en vos mains. » Alors les Perses les relâchèrent et ils entrèrent dans la ville. Les habitants dirent aux moines : « Pourquoi ne nous avez-vous pas dit que la ville serait détruite? » Ceux-ci répondirent : « Nous ne sommes pas des prophètes ; seulement, lorsque les Perses nous eurent fait sortir de nos grottes, ils nous conduisirent à Jérusalem, et là nous vîmes sur chaque citadelle de la ville un ange qui tenait dans la main une épée de feu; c'est ainsi que nous sûmes que Dieu était avec nous. Mais lorsque vous avez abandonné l'obéissance de Dieu et que vous avez commis de mauvaises actions, Dieu vit la méchanceté de vos actes et fit tomber le feu sur Sion et le meurtre sur la population, et un ange descendit du ciel, se rendit auprès des anges qui se tenaient sur les citadelles, et leur dit « Allez-vous-en, car Dieu a livré cette ville dans la main de l'ennemi ! » Pourtant Dieu ne nous a pas abandonnés, il nous a seulement châtiés, comme l'a dit le prophète David : « J'ai supporté avec patience le châtiment du Seigneur, et celui-ci a eu pitié de moi »; et ailleurs : « Heureux l'homme qui supporte avec patience les calamités, car il prendra la couronne de la vie ! » Les moines enseignaient aux habitants la bonne parole et dissipaient la tristesse de leurs coeurs.

Il y avait dans le couvent de Saint-Sabas un autre moine qui s'appelait Johan. Il avait un disciple qui lui dit : « O mon père! je sais avec certitude que tout ce que tu demandes à Dieu il te le donne; mais je suis ton unique disciple, je te prie

 

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donc de me faire connaître si la ville sera détruite et les habitants faits prisonniers. » Le moine répondit : « Qui suis-je, moi, le pécheur, pour que tu me demandes une chose pareille ? » Mais le disciple insista en pleurant, et le moine lui ,dit « Je te fais savoir, ô mon fils, que j'ai vu, il y a cinq jours, comme si un homme m'avait transporté devant le Golgotha, et la foule criait : « O Seigneur, aie pitié de nous (1) » Puis j'ai vu le Christ qui se tenait sur la croix, pendant que Marie intercédait en faveur des créatures ; mais lui disait : « Je n'écouterai pas leur prière, parce qu'ils ont profané mon sanctuaire ! » Nous nous écriâmes alors en pleurant : « Aie pitié, Seigneur ! » et nous montâmes vers le temple de Constantin. Moi je levai la tête pour regarder du côté de la croix. »

Or, pendant que le moine racontait tout cela à son disciple, les Perses vinrent et le tuèrent ; le disciple eut le temps de se sauver. Puis il revint, pleura la mort de son maître, et l'ensevelit dans le cimetière des saints.

Quant aux armées romaines, elles s'étaient enfuies, et le moine resta seul, mais Dieu le protégea, et il put arriver jusqu'à Jéricho.

Les Perses, en apprenant que les habitants ne voulaient pas la paix, se ravisèrent et dressèrent des machines de guerre contre les citadelles. Le commencement du combat eut lieu le treize du mois dans l'an quatre du règne d'Héraclius, et se prolongea pendant vingt jours ; puis les murs furent détruits par les machines de guerre, et les Perses entrèrent dans la ville avec une grande colère. Les sentinelles s'enfuirent et se cachèrent dans les montagnes et les grottes ; beaucoup d'entre eux cherchèrent un refuge dans les églises, où les Perses entrèrent comme des lions, en grinçant des dents et en tuant tons ceux qu'ils y rencontraient, sans miséricorde.— Et le sanctuaire céleste pleurait sur le sanctuaire terrestre, et la preuve en est dans ce qu'il y avait, ce jour-là, dans la ville, de grandes ténèbres, comme cela eut lieu lors de la crucifixion du Pur [Sauveur]. — Et ils égorgeaient

 

1. Cette date diffère entre le mois de mai (26) et le mois de juillet chez les récents historiens du siège.

 

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les vieillards comme on égorge les bêtes ; toute la communauté but cette coupe ; ils fauchaient les humains comme on fauche la paille; les églises de Dieu étaient détruites, et l'ennemi crachait sur les sacrifices qui se trouvaient sur les autels et foulaient aux pieds les croix. Le châtiment atteignit les prêtres, et la mort frappa les vieillards et les petits enfants ; le sang coulait comme un torrent, et la désolation était grande à Jérusalem. Etant donné que les épées des Perses étaient tirées contre ceux qui n'ont jamais trompé et trahi, elles frappaient les prêtres sur les autels, et celui qui élevait le sacrifice vers le ciel était tué sur-le-champ.

Lorsque les Perses apprirent que beaucoup de gens s'étaient cachés dans les lieux secrets, ils proclamèrent que tous ceux qui se montreraient auraient la vie sauve. Alors ceux qui s'étaient cachés reparurent ; mais beaucoup d'entre eux étaient morts de ténèbres [d'angoisse ?], de faim et de froid, au point que les lieux où ils étaient devinrent empestés. Le Cadi s'informa de leurs occupations, et chacun d'eux le renseigna sur ce qu'il faisait. Il prit alors les meilleurs d'entre eux et les envoya en Perse, et mit ceux qui restaient dans un étang (citerne ?) qui se trouvait hors de la ville à une distance du vol d'une flèche, où il plaça des gardes, afin de les surveiller. Le nombre de ceux qui étaient réunis dans l'étang était si grand qu'ils s'écrasaient les uns les autres ; les femmes étaient entassées sur les hommes à cause du manque de place, comme les bestiaux qu'on mène à l'abattoir, et la douleur les brûlait comme le feu. Ainsi mouraient-ils sans être tués et cherchaient-ils la mort comme l'homme cherche la vie ; ils criaient : « O Seigneur ! fais-nous voir ta miséricorde et sauve-nous du châtiment dans lequel nous nous trouvons, car la mort nous est préférable à la faim et à la soif ? » Et, en effet, Dieu exauça leur prière.

Les Juifs, en voyant que les chrétiens étaient livrés aux mains des Perses, s'en réjouirent et conçurent une mauvaise pensée. Profitant de la grande influence qu'ils avaient sur les Perses, ils s'avancèrent vers l'étang et dirent : « Quiconque veut devenir Juif, qu'il monte vers nous : nous le rachèterons des Perses ! » Mais personne ne se montra, ce qui fâcha beaucoup les Juifs ; aussi achetèrent-ils beaucoup de chrétiens qu'ils

 

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égorgèrent comme des bestiaux — les chrétiens étant joyeux de mourir pour le nom du Christ — et renversèrent-ils les églises. Voici comment a été détruite la ville de Jérusalem. Cependant nous nous réjouissons et disons : « Nous avons mérité tout ce qui nous est arrivé, que le nom du Seigneur soit béni à tout jamais ! car il n'a pas abandonné nos âmes dans la perdition, il nous a seulement ramenés à la pénitence. Nous nous rappellerons toujours l'état où nous étions. »

Ecoutez encore :

Il y avait un couvent près de la montagne des Oliviers. Les Perses y entrèrent et en firent sortir quatre cents nonnes, vierges, ils se les partagèrent entre eux et se livrèrent à la débauche. ' Un jeune homme perse se rapprochait d'une nonne, celle-ci lui dit : a O jeune homme 1 laisse-moi ma virginité, et je te donnerai une huile qui te servira à la guerre : partout où tu te frotteras avec cette huile, l'épée ne laissera pas de trace. » Le jeune homme consentit à prendre l'huile, tout en satisfaisant au désir de la nonne. Alors elle lui dit : « Frotte ton cou avec cette huile, et laisse-moi te frapper avec l'épée, afin que tu saches l'exactitude de mes paroles. — Non, dit-il, frotte le tien ! » Or c'était ce qu'elle voulait : elle préférait mourir que de perdre son innocence. En effet, le jeune homme prit l'épée, la frappa, et, voyant sa tête tomber par terre, il dit : « Cette nonne aimait son âme et préférait la couronne du martyre. » Les autres nonnes qui étaient avec elle, en apprenant son acte, l'imitèrent, se livrèrent à la mort et subirent le martyre (1).

Les Perses firent sortir ensuite le patriarche de Sion. Celui-ci s'assit alors dans la montagne des Oliviers, au milieu des prisonniers, à qui il dit en soupirant : « Tout ce qui a été écrit au sujet de Jérusalem s'est accompli ! » Les prisonniers levèrent leurs mains vers le ciel, en s'écriant : « O Seigneur, aie pitié de ton sanctuaire, Jérusalem, de tes autels et de tes églises ! Retiens ta colère et regarde comme tes ennemis se réjouissent ! le O Seigneur, ne nous châtie pas avec ta colère, mais avec ta

 

1. Il paraît toutefois assez peu probable qu'elles aient réédité sur quatre cents soldats la supercherie passablement enfantine de leur compagne.

 

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miséricorde l En, effet nous avons péché, mais ne nous punis pas, afin que tes ennemis ne disent pas : « Où est votre Dieu ? où est votre Croix? » Le patriarche leur fit signe de se taire, et il dit: « Béni soit le Seigneur qui vous a infligé cette correction ! Notre-Seigneur Jésus-Christ aété Sur la croix pour notre salut : ne vous affligez pas et ne désespérez pas, car vous avez l'arme qui ne se gâte point, c'est la sainte Croix ; ainsi celui qui souffrira avec patience jusqu'à la fin aura son salut, car les anges, les martyrs et les saints sont avec nous, ils combattront pour nous et demanderont à Dieu notre grâce. Béni soit Dieu qui ne nous a pas abandonnés ! que son nom soit loué à tout jamais ! Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : Ne craignez point ceux qui tuent le corps ! craignez ceux qui tuent le corps en même temps que !l'âme. Priez donc Dieu avec coeur, peut-être vous sauvera-t-il de l'ennemi, car sa miséricorde est grande comme le sable de la mer si vous voua affligez un peu. » Après avoir achevé de parler, le patriarche se tourna du côté de l'Orient, fit la prière et dit : « Béni soit Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » puis il étendit les mains et dit : « Que la paix soit sur toi, ô Sion Que la paix soit sur toi, ô Jérusalem ! J'espère en Dieu que je te reverrai une autre fois.» Les Perses vinrent, prirent le patriarche et l'entraînèrent comme on entraîne l'agneau à l'abattoir; lui se tourna et dit : « Adieu tous les Lieux saints ! Amen ! » Tous les prisonniers répondirent : « Amen », et descendirent de la montagne des Oliviers pour se diriger vers le chemin de Jéricho et du Jourdain.

Il y avait parmi les prisonniers un saint homme, diacre d'une Eglise, nommé Eusèbe. Il avait deux filles très jolies, dont l'une avait dix ans, et l'autre huit ans. Les Perses prirent les deux jeunes filles et leur ordonnèrent de se prosterner devant le feu ; mais le père leur faisait signe de ne point le faire. L'ennemi se fâcha, tira son épée et tua l'aînée, qui prit la couronne du martyre ; ensuite il fit venir la cadette, qui refusa également bien qu'elle fût déjà effrayée de la mort de sa soeur : elle fut aussi tuée. Le père en était très joyeux, et il se mit à se moquer de l'ennemi et lui dit : « Tu as été fort avec des enfants, mais tu ne pourras rien contre le père. » Alors l'ennemi donna l'ordre d'allumer un feu , de ligoter le malheureux père et

 

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le fit jeter dans le feu ; ainsi se consomma son martyre.

Il y avait aussi parmi les prisonniers deux frères qui s'aimaient beaucoup ; ils étaient nés dans la même heure et avaient tous les deux douze ans. Or, les Perses les séparèrent l'un de l'autre. Un jour, un des frères vit de loin un prisonnier et se mit à crier : « Je te conjure de me dire si tu es Jérusalémite ! — Oui », répondit-il. — Ce prisonnier était à cheval en compagnie de ses gardiens qui marchaient au galop : « Arrête, dit-il, afin que je puisse voir ton visage, cela me consolera. — Je ne suis point maître de moi-même, lui répondit-il ; va, mon frère, que la paix de Dieu soit sur toi ! Dieu me fera voir ton visage une autre fois. »

Les Perses nous enfermèrent, en arrivant sur la terre persane, dans une grande maison au seuil de laquelle ils avaient mis la Croix du Christ, et nous firent sortir de manière à la fouler aux pieds, en tuant ceux qui refusaient de marcher ; en effet, la plupart des prisonniers furent tués et devinrent martyrs. Le patriarche Zacharie demanda aux Perses d'accorder aux prisonniers un moment de répit pour qu'ils pussent se reposer, ce qui lui fut accordé. Alors il réunit les diacres et les moines, se mit au milieu d'eux, se prosterna du côté de l'Orient — les diacres et les moines en firent autant — et ordonna de réciter trois psaumes : le psaume cent, le psaume vingt et un et le psaume dix-neuf ; puis il s'arrêta, se mit à pleurer, et en leur faisant voir le fleuve persan, il dit : « Sur le fleuve de Babylone nous étions assis et nous pleurions au souvenir de Sion. Que notre main droite soit desséchée si nous t'oublions, ô Sion ! » Tout le monde se mit à pleurer. Puis il donna l'ordre de réunir les enfants de 5 à 12 ans qui étaient au nombre de 3000, et leur dit de crier à haute voix : « O Seigneur, aie pitié ! » pendant que lui-même levait les mains et les yeux vers le ciel et disait : « Sauve-nous, ô Seigneur ! Nous sommes venus nous-mêmes, et nous avons fait venir ces agneaux pour prier : exauce-les et pardonne-leur, car leurs coeurs sont purs, et ne regarde pas nos péchés. Rappelle-toi, ô Seigneur ! ces enfants, tes églises, la ville sainte de Sion et ce que les ennemis ont fait avec ta Croix! Rappelle-toi où est le tombeau (de Jésus), car lui a (la propriété) de pardonner à tes serviteurs et d'avoir pitié d'eux ;

 

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il est vrai que nos actions ne sont pas bonnes devant toi. Exauce, ô Seigneur, la prière de tes serviteurs, qui sont dans le désespoir ! Nous sommes devant l'ennemi, et toi tu viens en aide tous ceux qui cherchent un refuge auprès de toi. » Aussitôt que nous et nos enfants eûmes adressé cette prière à Dieu, le roi des Perses s'écria qu'il n'imposait à personne l'ado ration des idoles, Ainsi tenons ferme la Croix, car elle est notre force, et demandons assistance à Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Le roi des Perses assembla ses conseillers, les mages, les sorciers et les astrologues, et leur dit : « Certes, la puissance du feu nous a livré la grande gille des chrétiens, Jérusalem, et la Croix devant laquelle ils se prosternent ; regardez donc ce que vous avez à faire avec les chrétiens, et, si vous arrivez à les convaincre, je vous donnerai de beaux présents. » Puis on fit venir devant le roi le patriarche, qui regardait la Croix pour implorer son secours. Un mage dit : « Je sais ce que tu as fait hier et ce que tu veux faire aujourd'hui. » Le patriarche dit alors au roi « Il ne convient pas à tes serviteurs d'être frivoles devant toi et de mentir. » Le roi jura devant le feu que si le mage mentait, il ordonnerait de le tuer, mais que s'il disait la vérité, il. ferait tuer le patriarche, le chef des chrétiens. Ce dernier prit alors le bâton que le mage tenait dans la main et leur dit : « Ton épée est-elle dans ton bâton ou non ? » Le mage fut embarrassé dans la réponse et se tut. Le roi donna l'ordre de le tuer. A partir de ce temps, personne parmi les mages n'osait plus approcher de la Croix par crainte.

Un moine nommé Siméon séduisit une jeune fille des servantes du roi. Cette jeune fille était une chrétienne qui honorait la Croix et respectait beaucoup le patriarche, à qui elle envoyait de grands présents. Puis elle mit au monde un garçon, et lorsque celui-ci eut l'âge de quinze jours, on donna à cette fille beaucoup d'argent et on lui apprit à dire que le patriarche avait eu commerce avec elle, et que l'enfant était de lui. Le patriarche, en apprenant cela, prit l'enfant dans ses bras, fit un signe de croix sur sa bouche, et lui dit : « Au nom de Jésus-Christ, dis à cette foule s'il est vrai que je suis ton père ! » L'enfant répondit : « Non, tu n'es pas mon père ! » Tous les

 

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assistants furent émerveillés, et le respect du roi pour le patriarche s'augmenta ; il le considérait comme son fils.

Un homme des nobles de la royauté apprit au patriarche que sa femme était stérile; celui-ci pria pour lui et lui donna un liquide, en disant : « Ordonne à ta femme de boire ceci et de s'en laver le visage» ; mais la femme, en apprenant que cela venait du patriarche, le fit jeter. Lorsque son mari revint, il trouva deux branches odorantes qui avaient poussé à l'endroit où le liquide avait été jeté : ainsi apprirent-ils que, si elle l'avait bu, elle aurait eu deux enfants. La femme se repentait, mais elle continua d'être stérile.

Après un long séjour sur la terre perse, le patriarche écrivit à ceux qui étaient restés à Jérusalem un message dans lequel il leur adressa des recommandations, des exhortations et des consolations (1), afin qu'ils ne se disent pas en eux-mêmes que les prisonniers avaient péri.

Il y avait un homme nommé Thomas qui racontait que, en ensevelissant ceux qui avaient été tués, lui et sa femme les avaient comptés. Il dit :

De l'Autel Saint-Georges, il y en avait 7 : de la Maison de la Foi, 18 ; de Djabab (?), 250 ; de l'église Sainte-Sophie, 866 ; du couvent Kesman et Damien, 2,112 ; de la Croix, 70 ; de la Maison de la Résurrection, 212 ; de la place publique, 32 ; de la rue Samanarka (?) 723 ; de la Maison Saint-Mars, 1407 ; du côté occidental de Sion, 197 ; de El-Ibrounatik (?), 2,107 ; de la Maison Saint-Jacob, 1700 ; de Golgotha, 308 ; de Kabaïl (?), 8,111 ; de Bakharoun (?), 1,708; de la Source de la Consolation, 2313; de Namilla (?), 24,518 ; de la Ville d'Or, 1,202 ; du couvent Saint-Joh, 4,250 ; de Hercanien-le-Roi (?), 167 ; de la montagne des Oliviers, 1,207 ; de la petite place publique, 102 ; de la grande place publique, 417 ; de l'église Saint-Séraphin, 38 ; et devant le Golgotha, 80 ; des grottes, des montagnes et des iardins, 6,807 ; de la ruine de David, 2,210 ; de l'intérieur de la

 

1. Zachariae hierosolymitani epistola, P. G., t LXXXVI, col. 3230-3231.

 

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Dale, 265 ; die l'endroit où se trouve la muraille, 1.800. Le total des tués par les Perses à Jérusalem était de 62.455 (1).

La grande Croix fut rendue à Jérusalem par Héraclius. Le roi des Perses fut attaqué par son propre fils, qui le tua et régna à sa place. Héraclius, l'empereur romain, vint en Perse, test des milliers d'hommes, prit beaucoup de villes et délivra les prisonniers ; les Perses fuyaient devant lui.

Dix-neuf ans plus tard, régnait en Perse un homme qui était en paix avec Rome ; c'est lui qui envoya à Héraclius la grande Croix et beaucoup de présents. Ce qui est étonnant, c'est que Dieu avait gardé l'arche sainte des Israélites et n'avait pas abandonné la grande Croix. Gloire à Dieu à tout jamais ! Puisse aa miséricorde, la puissance de la grande Croix, l'intercession de la Vierge, la mère de la lumière et tous les saints être avec nous. Amen.

NOTE. — M. le comte Couret donne en note une traduction de ce paragraphe due au R. P. Rhéthoré, O. P. ; la voici :

« De l'Autel Saint-Georges, il y en avait 7 ; de la Maison de la Pénitence, 18; de El-Nabab (?), 250; de l'autel d'El- Yinat (?) (2) de l'église Sainte-Sophie, 399 morts ; du couvent Qazman et Damien (SS. Cosme et Damien), 2,112 ; de la Croix, 70 ; de la Maison de la Résurrection, 212 ; de la place publique, 32 ; du quartier Semounqa (?), 723 ; de la Maison de Saint-Marc, 1,407 ; du côté occidental de Sion, 197 (3) ; de El-Ibroubatiki (Fontaine Probatique), 2,107 ; de la Maison de Jacques, 1,700 ; du Golgotha, 308 ; de El-Qabâïl (?), 8,111 ; de EI-Bakhâroun (quartiers des parfumeurs??), 1,078; de la Fontaine de Silouan (Fontaine de Siloé), 2.313 ; de Mamilla (Birket et cimetière Mamilla), 24,518 ; de la Ville d'Or (la Porte Dorée ?), 1,202 ; du couvent de Saint-Jean, 4,250 ; de Djerqounioun le Roi (?), 167 ; de la montagne des Oliviers, 1,207 ; de Matroumàt de la Résurrection (4)., 83 ; de

 

1. Voir la Note qui suit le texte que nous publions.

2. Ce passage manque dans la traduction française donnée plus haut, mais on a omis de nous indiquer le nombre des morts.

3. Ce passage ne paraît pas exister dans le texte arabe.

4. Le défaut de formation d'un des caractères arabes laisse quelque doute. Ce passage manque dans la traduction française donnée plus haut.

 

la petite place publique, 102 ; de la grande place publique, 417 ; de l'église Saint-Serabioun (Saint-Sérapion), 38 ; de devant le Golgotha, 80 ; des grottes, des montagnes et des jardins, 6,707; du Makhrâb (Y), de David (peut-être Mihrâb, salle d'honneur,. logement élevé, temple Y), 2,210, de l'intérieur de la ville; 265 de l'endroit où se trouve la muraille, 1.800. Le total des tués par les Perses à Jérusalem était de 62,455. Après vérification, on trouve que le total des chiffres du texte arabe donne 64.820. »

Il existe une autre liste dans un manuscrit géorgien de la bibliothèque patriarcale orthodoxe de Jérusalem. Cette liste offre des variantes dans les chiffres et les désignations topographiques qui méritent d'être étudiées (1).

 

1. Voir la Revue Biblique, 31 juillet 1903, p. 492 sq.

 

 

LE MARTYRE DE JÉSUS-SABRAN, A BEIE-DOUDARÊ, EN PERSE, EN 620-621.

 

« L'Histoire de Jésus-Sabran nous est parvenue dans un manuscrit unique conservé à la Bibliothèque Vaticane sous le na car. Nous n'avons rien à ajouter à la description qui en a ôté donnée par Assémani. Ce document occupe les folios 186 a - 216 b du manuscrit.

« On a publié dans ces derniers temps le texte d'un grand nombre de Vies de saints — plus ou moins authentiques— écrites en langue syriaque. Si l'Histoire de Jésus-Sabran a été négligée, c'est sans doute à cause des passages favorables aux doctrines nestoriennes qu'elle renferme. Mais ces passages eux-mêmes ne sont pas sans intérêt. Toutefois, nous le répétons, c'est surtout à cause de sa valeur littéraire que nous avons cru devoir prendre la peine de transcrire et d'éditer cette vie, les faits qu'elle renferme ne pouvant contribuer que bien faiblement â l'histoire du Christianisme sous les Sassanides.

« Aussi, après avoir achevé la traduction intégrale de cet ouvrage, nous a-t-il paru préférable de les remplacer par une simple analyse qu'on trouvera ci-après. Il nous a semblé impossible de faire passer dans une traduction, quelle que soit sa fidélité, les tournures et les images qui constituent la beauté et l'élégance du style dans les langues sémitiques, dont le génie est si différent des nôtres. Autant le texte mérite d'être lu et admiré, autant la lecture d'une traduction littérale paraîtrait fastidieuse et insipide. »

L'Histoire de Jésus-Sabran a été écrite par Jésus-Yab d'Abiadène (+ 658) et « peut être considérée comme une des

 

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meilleures productions sorties de la plume » de cet « écrivain fécond et de grand mérite ».

 

ASSEMANI, Catalogus bibliothecæ apostolicae, t. III, p. 328. — J.-B. CHABOT, Histoire de Jésus-Sabran écrite par Jésus-Yab d'Abiadêne, publiée d'après le mss. syr. CLXI de la Bibl. Vade., dans Nouvelles Archives des missions scientifiques, t. VII, 1897, p. 485 sq. RUBENS DUVAL, La Littérature syriaque, p. 147.

 

HISTOIRE DE JÉSUS—SABRAN

 

CHAP. I. Comment le bienheureux Jésus-Sabran fut instruit de la foi chrétienne et devint digne du saint baptême par son zèle pour la vertu. —  Celui qu'on appelle Jésus-Sabran, selon le Christ, s'appelait auparavant Mahanous. Il était du village de Qour, dans la montagne de Hedayab. Sa famille était d'origine persane et son père s'appelait Tirgousnasp. Il pratiquait le magisme. Il y avait dans le village de Qour un prêtre nommé Jésus-Rahmeh, avec lequel il se rencontrait fréquemment et qui l'exhortait en vain à se faire chrétien. Une circonstance inattendue amena sa conversion. La fiancée de Mahanous s'étant fait baptiser, la mère de la jeune fille engageait celui-ci à chercher une autre femme. Il s'y refusa, promettant de laisser à son épouse toute liberté pour pratiquer sa religion. Le mariage eut lieu, et, par l'influence de sa femme, Mahanous se mit à étudier la doctrine chrétienne. Il se décida à recevoir le baptême. Pour ne point attirer la colère des mages sur les chrétiens de son village, il résolut de se faire baptiser en secret et se rendit, dans ce but, à un petit monastère appelé Beit-Sakouh, situé à l'est d'Arbèle. Le supérieur, nommé Siméon, s'informa de sa condition avant de lui conférer le baptême. Mahanous se contenta de répondre qu'il était de loin ; mais il fut reconnu par un des assistants. Siméon lui fit comprendre qu'il ne pouvait s'exposer à la colère des mages, et le congédia sans vouloir le baptiser. C'était le soir. Pendant la nuit, un ange apparut à Siméon, le frappa d'une vive douleur en le touchant aux épaules et lui reprocha sa lâcheté. Siméon supplia l'ange de le guérir du mal dont il venait de le frapper et promit de baptiser Mahanous avant le chant du coq. Il sortit à sa rencontre et le pressa de venir recevoir

 

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 le baptême. Mahanous prit alors le nom de Jésus-Sabran. Il retourna à sa maison et raconta l'événement à sa femme, qui en fut dans la joie. Peu de temps après, celle-ci mourut. Au grand étonnement des fidèles, qui ignoraient sa conversion, il la fit enterrer suivant l'usage des chrétiens. Il recevait les sacrements en secret, mais bientôt il rougit de sa lâcheté. Encouragé par les exhortations du prêtre de son village, il résolut de pratiquer ouvertement la religion. Un dimanche, il alla recevoir la communion avec les autres fidèles. Dès lors ce ne fut qu'un cri dans toute la contrée « Mahanous s'est fait chrétien ». Les mages en furent irrités. Le frère charnel de Jésus-Sabran s'acharna particulièrement à le poursuivre. Il alla le dénoncer au juge du village voisin. Celui-ci se rendit à Qour, en ayant soin de faire annoncer son arrivée, dans l'espoir de voir Mahanous prendre la fuite et de pouvoir ainsi confisquer ses biens. Les chrétiens offrirent à Jésus-Sabran de calmer le juge par des présents; mais il refusa, et se déclara prêt à affronter la lutte pour le Christ. Ils passèrent la nuit à prier dans l'église du village.

 

CHAP. II. Commencement de la lutte du bienheureux Jésus-Sabran ; comment il fut d'abord interrogé par le juge et avec quelle liberté il confessa le vrai Dieu. — Le lendemain matin, le juge le fit appeler. Jésus-Sabran se montra insolent à son égard. « Es-tu Mahanous ? demanda le juge. — Maintenant, non. Auparavant je m'appelais Mahanous, mais à présent je suis Jésus-Sabran. — Pourquoi ne m'as-tu pas salué? — Parce que, ne connaissant pas Dieu, tu n'es pas digne d'être salué. »

Le juge et les mages, irrités de son audace, le frappèrent et le maltraitèrent ; puis le juge, simulant la pitié, voulut lui persuader de revenir à la croyance de ses pères, pour conserver ses biens et obtenir les faveurs du roi. Jésus-Sabran déclara qu'il méprisait les biens et les honneurs temporels. Le juge le fit frapper de nouveau et le chassa de sa présence. On le conduisit à la prison du village de Hazza, en attendant la sentence qui devait être prononcée contre lui. Il resta en prison quarante jours. Le prince des fidèles, Mar-Yezdin, étant venu à Hazza pour les affaires du royaume, les chrétiens lui parlèrent de Jésus-Sabran. Il aurait pu de sa propre autorité le délivrer ;

 

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mais il préféra le réclamer au juge, qui s'empressa d'acquiescer à son désir. Yezdin déclara au bienheureux qu'il était libre d'habiter où il lui plairait ; et celui-ci retourna à son village. Son frère reçut le châtiment de sa haine. Pendant un festin qu'il donnait aux mages, ses compagnons, il se blessa involontairement les bras avec un couteau qu'il tenait à la main pour couper une grenade ; la plaie s'envenima, et il en mourut.

 

CHAP. III. Comment, après être sorti de ce premier combat, le bienheureux se tourna vers les oeuvres sublimes du monachisme et, sous l'habit des mendiants, parcourut quelque temps le désert. — Après avoir passé quelque temps dans son village, Jésus-Sabran fut pris du désir de la perfection. Il changea de vêtements, prit une chemise de crin et mit par-dessus une tunique de laine ; il se fit tonsurer et quitta son village sans qu'on s'en aperçût. Il parcourut le désert et les montagnes, se reposant et s'édifiant auprès des solitaires qu'il rencontrait de temps en temps sur sa route. Il serait difficile de dire tout ce qu'il souffrit pendant son séjour au désert, soit à cause des intempéries de l'air, soit à cause de ses mortifications volontaires; il vivait alternativement de fruits, de racines ou d'herbes, selon la saison, et n'avait d'autre toit que le ciel, ni d'autre lit que la terre. Quand il entrait dans quelque monastère, il y remplissait les offices les plus humbles à l'égard de tous les religieux, demandant en échange l'aumône de quelques prières ; et s'il venait à être reconnu, il partait aussitôt.

 

CHAP. IV. Comment, pendant son exil, il fut pris du désir du martyre et revint dans son pays. — La pratique des oeuvres de vertu excita en lui le désir du martyre. Il quitta la solitude de la montagne pour revenir à son village. Comme on ne le persécutait pas, il résolut de provoquer les mages, après toutefois s'être préparé à la discussion par l'étude des Ecritures. Il manifesta son intention au prêtre de son village. Ce dernier avait un jeune fils nommé Jésus-Zeka. Le bienheureux lui demanda ce jeune homme pour lui servir de maître dans l'étude de l'Ecriture sainte. De retour chez lui, Jésus-Sabran interrogea de nouveau son précepteur : e Par où doit-on

 

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commencer son éducation ? » Le jeune homme répondit a D'abord par apprendre les lettres, puis à épeler, ensuite à réciter les psaumes, enfin à lire toute l'Ecriture. » Jésus-Sabran, accoutumé à réciter par coeur les prières du magisme, déclara inutile d'apprendre les lettres et pria le jeune homme de lui réciter dix psaumes. Il répétait les versets l'un après l'autre, en balançant la tête, jusqu'à ce qu'il les sût par coeur. Mais, sur les conseils du prêtre, il consentit à étudier les lettres et apprit à lire en peu de temps.

 

CHAP. V. Par quelles ruses l'ennemi le combattait, tandis qu'il était dans son village après le retour de l'exil. — Le démon, voyant que Jésus-Sabran s'adonnait à la pratique de la vertu et de la prière, le combattit avec acharnement. Le bienheureux raconta ses luttes à son fidèle compagnon Jésus-Zeka. Lorsqu'il allait prier dans la solitude, il voyait les démons qui se précipitaient sur lui sous la figure de chameaux sauvages prêts à le dévorer, ou comme des tigres féroces, ou comme des cavaliers armés disposés à le frapper. Mais par la vertu du Christ il avait toujours triomphé de leurs ruses.

 

CHAP. VI. [Comment], après être resté quelque temps dans son village sans être inquiété par les mages, il en sortit pour bâtir un couvent qu'il habita jusqu'au moment où il en fut tiré pour être conduit en prison. — Jésus-Sabran, voulant pratiquer l'ascétisme, fonda, à deux milles de son village, un couvent dans lequel il, se fixa. Là, il se livra à toutes .les rigueurs de la mortification corporelle. Il portait des habits et des chaussures déjà usés par les autres. Il se nourrissait de légumes et d'herbes, ne mangeant jamais de pain. Pendant la nuit, il allait prier dans la montagne et rentrait au moment où le sacristain donnait le signal pour l'office nocturne. Jésus-Zeka lui ayant demandé pourquoi il agissait de la sorte, il répondit qu'il trouvait ainsi l'occasion de lutter centre le démon. La première fois qu'il se rendit à la montagne, il vit un ours qui se précipitait vers lui ; ayant levé son bâton pour se défendre, l'ours disparut subitement, et il entendit les cris poussés par le démon qui avait revêtu cette apparence. D'autres fois,

 

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pour le troubler, Satan faisait craquer le rocher sous lequel il se tenait en prière. Mais toutes les ruses du démon étaient déjouées par la confiance en Dieu du bienheureux moine. Pendant une famine qui sévit dans le pays, Jésus-Sabran fut la providence des pauvres, des veuves, des orphelins. Il accueillit dans son couvent une vingtaine d'enfants abandonnés, malgré les remontrances de ses moines qui ne voulaient pas se charger de bras incapables de travailler. Il passa dans ce monastère un peu moins de deux ans et en fut tiré pour être conduit à la prison d'Arbèle.

 

 

CHAP. VII. Comment, les mages l'ayant accusé une seconde fois près du rad, celui-ci le fit amener en sa présence. — Les mages voyant le succès de Jésus-Sabran, sans reconnaissance pour ses largesses auxquelles eux-mêmes avaient part, allèrent l'accuser près du rad de Hazza. « Il fait de nombreuses conversions, disaient-ils, et les mages eux-mêmes l'honorent. » Le rad envoya un capitaine avec le juge, et dix cavaliers pour s'emparer de sa personne. Une vision céleste fit connaître au bienheureux ce qui se passait. Il prévint Jésus-Zeka qu'il fallait se préparer à par-tir le lendemain de bonne heure. Au matin, Jésus-Zeka vint lui dire que des cavaliers étaient à la porte du couvent. Jésus-Sabran sortit, interpella en langue persane le chef de ces cavaliers et lui fit connaître qui il était. Celui-ci avait peine à croire qu'un homme aussi mal vêtu fût le supérieur du couvent. Il invita le bienheureux à le suivre.Tous les frères voulaient l'accompagner, mais il les engagea à retourner au couvent, à l'exception d'un ou deux qui pourraient aller avec lui. Les païens, craignant que la nouvelle de cet enlèvement ne parvînt aux oreilles des chrétiens, firent monter Jésus-Sabran sur un mulet et pressèrent sa marche. Ils arrivèrent le soir même en Arbèle, où les moines le rejoignirent. Dès le lendemain matin, on le conduisit au village d'Hazza devant le rad. En entrant à narra, il entendit les passants affirmer qu'un ordre était venu de la Porte pour le faire crucifier. Il s'en réjouissait ; mais ces clameurs avaient pour but de l'effrayer.

 

CHAP. VIII. — Comment le bienheureux Jésus-Sabran confessa

 

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la foi avec une grande liberté, en présence du rad et des autres chefs du magisme, dans le village de Hazza, et fut ensuite envoyé sous une escorte de cavaliers à la prison d'Arbèle. — On le fit entrer chargé de chaînes devant le rad et un autre officier. Leurs menaces ne purent l'intimider. Il répondit avec fermeté à; leurs reproches et exposa sa croyance. On le condamna à être roué de coups. Comme on craignait qu'il ne succombât dans ce supplice, à cause de la faiblesse de son corps, l'ordre ale le faire périr n'étant pas arrivé de la Porte, on décida de le faire conduire à la prison d'Arbèle, escorté par cinquante des cavaliers appelés, à cause de leur vaillance, djina basipar, c'est-à-dire « qui se livrent eux-mêmes ». Le capitaine n'avait avee lui que trois hommes, mais si robustes, que tous les chrétiens du pays ne parviendraient pas à leur arracher le bienheureux. En attendant le départ, Jésus-Sabran était dans la cour, appuyé contre le mur. Alors se passèrent des scènes étranges. Il cracha à terre, et une chrétienne se précipita pour ramasser la, poussière humectée par sa salive, ce qui lui valut d'être frappée par les cavaliers. Une païenne lui demanda de partager avec elle cette relique, mais la chrétienne s'y refusa, disant que celle qui n'avait point partagé ses coups ne devait point avoir part au fruit de sa peine. Le même soldat frappa également le bienheureux, et avec une telle violence, qu'il s'attira une réprimande du greffier du rad ; il s'éloigna alors en crachant sur la tête du saint. Aussitôt la femme païenne se précipita pour recueillir son crachat comme une relique sanctifiée par ce contact. Le soldat, irrité de cette action, en prit occasion pour maltraiter de nouveau son prisonnier ; mais il ne tarda pas à recevoir de Dieu le châtiment de son impiété. Après avoir conduit le saint à la prison d'Arbèle, il alla loger en ville dans la maison d'un prêtre. Pendant son repas, il fut pris de telles douleurs et de vomissements si violents, que personne n'osait l'approcher. Il comprit que la vengeance divine le frappait. Il se fit conduire près du bienheureux, lui demanda pardon et obtint sa guérison. Il s'attacha à lui et prit l'habitude de venir passer son temps à ses pieds jusqu'au jour où il partit pour le pays des Romains. Le bienheureux ne devait être tiré de la prison dans laquelle il venait d'être jeté qu'au bout de quinze ans, pour être crucifié.

 

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CHAP. IX. — A quels labeurs se livra le bienheureux pendant le reste de sa vie qu'il passa en prison. — Jésus-Sabran continua à mener dans sa prison la vie austère du couvent. Il consentait à peine à manger un peu de pain avec les évêques ou les moines étrangers qui venaient le visiter. Il s'était fixé une ration de légumes pour chaque semaine, et la mangeait en trois fois. Il ne voulut jamais consentir à suivre les prescriptions du médecin qui ordonnait de mettre deux cuillerées de vin par semaine dans sa boisson. Pendant le grand jeûne — [le carême] — il redoublait ses austérités ; durant la première semaine, celle du milieu et la dernière, il ne goûtait pas même de l'eau ; pendant les autres, il prenait pour chacune trois onces d'amandes et de figues sèches, et souvent il en restait. Après avoir fait la prière du soir avec ses frères, il dormait environ une heure, puis commençait la récitation du psautier, entrecoupée d'hymnes, d'antiennes, de prostrations, si bien qu'elle durait jusqu'au jour.

 

CHAP. X. — Des choses qui arrivèrent aux autres à cause de lui pendant qu'il était en prison, pour la démonstration de sa foi et de la providence de Dieu à son égard, en même temps que pour la correction des autres. — Le démon, ne pouvant attaquer ouvertement le serviteur fidèle, excita les méchants contre lui. Un dimanche, pendant que ses disciples étaient allés chercher la communion, deux cavaliers montèrent sur le mur de la prison, l'accablèrent d'injures et lui lancèrent des pierres et de la poussière. Loin de se dissimuler, il supportait tout cela avec joie. Le lendemain, la femme d'un de ces hommes vint se jeter en pleurant aux pieds du saint et lui raconta que les deux cavaliers avaient été saisis d'horribles convulsions en châtiment de leur péché. Il les fit venir, leur donna de l'eau et de l'huile bénites et les guérit en plaçant sa main sur leur tête. Le chef de la prison, voyant les libéralités du saint envers les malheureux qui venaient le solliciter, voulut y avoir sa part. Il se mit donc à le tourmenter, mais il n'obtint rien. Alors il commença à lui prodiguer des marques d'amitié. Le bienheureux comprit ses intentions et en profita pour soulager les pauvres. De temps en temps il lui donnait quelque chose afin de le contenter. Dieu

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punit l’astuce de cet homme. Un général, ramenant la cavalerie du pays des Romains pour la conduire à la Porte, vint à passer par Arbèle. Il refusa à son secrétaire, un chrétien originaire de Nisibe, la permission d'aller visiter Jésus-Sabran.

Le fidèle  vint secrètement à la prison pendant la nuit. Le général s’étant aperçu de son absence, entra en fureur et se mit à sa poursuite. Il arriva à la porte de la cellule du bienheureux et la fit ouvrir. Par un effet de la miséricorde divine, sa colère se changea subitement en admiration. Le chef de la prison étant venu, selon sa coutume, s'asseoir aux pieds du bienheureux; le général fut offensé de ce qu'il osait prendre cette posture, tandis que lui-même demeurait debout. Il se mit à le frapper si violemment qu'on crut qu'il allait le mettre à mort.

 

CHAP. XI. — Troisième confession de la foi devant un autre rad à la suite  de laquelle on imposa au bienheureux de cruelles entraves. — Le bienheureux était en prison depuis quatre ans, lorsque le rad qui l'avait condamné fut changé. Le nouveau gouverneur vint inspecter la prison, et ce fut pour Jésus-Sabran l'occasion de confesser à nouveau la foi chrétienne. Le gouverneur, stupéfait de son audace, ordonna au mage, chef de la prison, de dompter son courage par la rigueur des supplices. On attacha donc les mains du bienheureux à ses pieds avec une chaîne si lourde qu'un homme avait peine à la soulever. Il était ainsi maintenu plié en deux, la tête sur les genoux, et ne pouvait ni marcher ni faire usage de ses mains. On lui rasa les cheveux et la barbe ; on le traita comme un criminel et on le mit dans le cachot de la prison.

 

CHAP. XII. — Exposé des angoisses du bienheureux et de son argumentation contre les païens. Ce que Dieu fit pour calmer les douleurs de sa torture. — L'auteur trace dans ce chapitre un tableau fort pathétique des souffrances de Jésus-Sabran. Il exalte ses vertus et fait en termes éloquents l'éloge de sa constance, montrant comment le Seigneur le consolait intérieurement de, ses douleurs. Le bienheureux raconta un jour à Jésus-Zeka qu'un ange lui apparut pendant son sommeil et, ayant touché aon dos, le rendit insensible aux douleurs que lui faisait endula cruelle posture dans laquelle il était enchaîné.

 

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CHAP. XII.— Ce qui arriva au mage, chef de la prison, qui avait enchaîné le bienheureux, et à deux autres mages qui l'insultèrent.— Le chef de la prison, qui s'était montré très empressé à exécuter les ordres du rad, fut saisi par d'horribles convulsions. On l'apporta aux pieds du bienheureux, qui le guérit en le touchant de ses doigts. — Deux mages qui l'avaient insulté et lui avaient jeté des pierres du haut du mur de la prison eurent le même sort que les deux cavaliers qui avaient eu la même audace; ils furent également guéris par le bienheureux.

 

CHAP. XIV. — Avec quelle satisfaction le bienheureux supportait sa lourde chaîne, et comment il arracha aux mages un homme qui avait été enchaîné pour la foi chrétienne. — Jésus-Sabran était si heureux de souffrir pour le Christ, qu'il priait Dieu de prolonger ses chaînes. On ne put jamais lui persuader d'adoucir son régime. Il ne mangeait pas avant d'avoir vu les étoiles. — Le chef des gardiens de la prison était un chrétien. Les disciples du bienheureux en profitèrent pour lui procurer quelque soulagement. Ils lui persuadèrent d'aller habiter dans la cellule extérieure de la prison. Mais, dès la première nuit, il se repentit de cette détermination, et il fallut le réintégrer dans la prison intérieure, sans même attendre le matin. — Un jeune homme nommé Gabriel, fils d'un païen de Hazza, avait été emprisonné pour la foi chrétienne ; le bienheureux voulut malgré tout l'accompagner, lorsqu'il comparut devant le mobed. Après l'avoir empêché d'apostasier, il trouva moyen de le faire évader.

 

CHAP. XV. — Comment, après avoir recouvré la liberté de ses mains, il supporta volontairement cette chaîne toutes les nuits ; comment les moines étaient excités par la vue de ses oeuvres.— Il était enchaîné depuis sept mois, lorsque l'ordre fut donné de le délier. Il ne consentit à se laisser délivrer de ses liens que sur l'intervention de l'évêque et à la suite d'une vision lui faisant connaître que telle était la volonté de Dieu. Les chaînes devinrent l'objet de la vénération publique. Quand on le délia, il ne put se relever aussitôt, car ses membres étaient paralysés. — Il avait appris à connaître le prix des souffrances, et, depuis le jour où il fut guéri jusqu'au jour de sa mort, il reprit volontairement

 

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chaque nuit, pour réciter l'office, la position douloureuse qu'il occupait dans les chaînes. Il pratiquait encore d'autres mortifications en grand nombre et traitait son corps comme s'il eût été impassible. Les nombreux moines qui venaient le visiter étaient fortement encouragés dans la pratique des oeuvres du monachisme par la vue d'une conduite si édifiante.

 

CHAP. XVI. — Comment il louait Dieu dans ses souffrances pour la vérité ; comment il prédit la mort d'un apostat qu'il n'avait pu convaincre, et comment s'accomplit sa prédiction. — Un jour que ses disciples le contraignirent de quitter ses vêtements pour les raccommoder, il mit la main sur la poitrine et s'écria : « Quand donc un trait pénétrera-t-il ici ? » Ses disciples furent affligés, mais il les rassura en leur affirmant que cela n'était pas près d'arriver et qu'il devait passer quinze ans en prison, comme le bienheureux Grégoire. — Un chrétien de Marga, nommé Mihrkoust, fut arrêté et emprisonné à Arbèle. Les mages, craignant que Jésus-Sabran ne parvînt à le délivrer, veillèrent avec soin à ce qu'il ne pût lui parler. Cet homme apostasia. Chaque jour, on le conduisait au temple du feu pour y sacrifier et s'y instruire de la doctrine de Zoroastre. Jésus-Sabran, ayant épié le moment où Mihrkoust passait, monta sur le toit de sa cellule, l'interpella et le supplia de revenir à la foi. L'apostat répondit qu'il ne voulait plus d'une doctrine qui devait le conduire à la croix. Le bienheureux lui prédit qu'il subirait quand même ce supplice et sans profit pour son âme. Et, en effet, après avoir été remis en liberté, il fut plus tard saisi dans sa maison, et conduit à la Porte où on le fit périr.

 

CHAP. XVII. — Quel zèle il avait pour la vraie foi, et combien il était éloigné du commerce des hérétiques. — L'apostat Sabhour, partisan de Sévère (1), étant venu l'entretenir de ses doctrines, le bienheureux, qui n'entendait rien aux discussions théologiques, l'écouta avec intérêt . Il raconta ensuite sa conversation à ses disciples, qui lui expliquèrent le sens des paroles de Sabhour.

 

1. C'est-à-dire « monophysite », soit qu'il s'agisse de Sévère d'Antioche, soit qu'il veuille désigner Sévère Sêbôkht de Nisibe.

 

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Dés l'instant il lui fit dire de ne plus reparaître et ne consentit pas même à le revoir une seule fois. Ayant appris que les moines nestoriens d'un certain couvent passaient pour être favorables à Sabhour, il les fit venir et les interrogea sur ce fait. Les moines se déclarèrent partisans de Sabhour, et Jésus-Sabran leur interdit de revenir près de lui, tellement il avait horreur du contact avec les hérétiques et tant était grand son respect pour l'orthodoxie, dit Jésus-Yab.

 

CHAP. XVIII. — Comment il pourvoyait aux besoins des indigents qui venaient auprès de lui, et quels prodiges de la grâce divine furent accomplis par son intermédiaire en faveur des infirmes et de ceux qui avaient besoin de secours.— Le bienheureux distribuait de nombreuses aumônes aux pauvres qui venaient solliciter sa charité : environ dix statères par jour. Écrire tout ce qu'il fit pour le soulagement des affligés serait impossible: Un jour il chassa le démon du corps d'un possédé. Une autre fois il rendit à un jeune homme l'usage de ses doigts paralysés. Un homme noble était venu du Beit-Garmai pour voir le bienheureux. Tandis qu'il retournait chez lui, son cheval s'arrêta et refusa de marcher. Aussitôt cet homme dépêcha son serviteur vers Jésus-Sabran, et celui-ci donna un bâton à un disciple à qui il suffit de toucher la queue du cheval avec ce bâton pour que l'animal reprît son allure rapide. Un autre noble, de la contrée de Beit-Nouhadra, vint avec sa femme trouver le saint. Ils étaient désolés de n'avoir point d'enfant. Jésus-Sabran leur donna de l'eau bénite à boire et des reliques (1). Trois ans après, ils revenaient le remercier avec leurs deux fils.

 

CHAP. XIX. — Quatrième confession de la foi en présence du rad de la ville d'Arbèle. — Jésus-Sabran était prisonnier depuis dix ans, lorsqu'un officier vint inspecter la prison. Il fit appeler le bienheureux, qui, sans attendre qu'on l'interrogeât, se mit à confesser ouvertement la foi chrétienne et à invectiver le rad, les mages et l'apostat du village de Kôdid, dont il a été question

 

1. Littéralement : gratia, misericordia. Sorte d'onguent fait avec de l'huile, de l'eau et de la poussière provenant soit des ossements des martyrs, soit du lieu de leur martyre ou de leur tombeau.

 

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plus haut, qui se trouvait présent. Le rad fut stupéfait d'une telle audace. Persuadé qu'il ne pourrait vaincre la résistance et le courage de cet homme, il le renvoya en prison. Jésus- Sabran y reprit sa vie de prière et de pénitence.

CHAP. XX. — Comment, après des labeurs prolongés et quinze années de détention dans la prison d'Arbèle. le bienheureux fut mandé à la Porte royale et y fut couronné du martyre par la mort sur la croix pour le Christ. — Au bout de quinze années de prison, ainsi qu'il l'avait prédit, Jésus-Sabran en fut tiré par Ordre du roi pour être conduit à la Porte, avec quelques notables du Beit-Garmai.

L'histoire de ces autres martyrs a été écrite par d'autres écrivains, et il est inutile de la retracer. On le fit donc sortir de la prison d'Arbèle pour le conduire à la Porte. Il ne fut pas facile aux chrétiens de l'approcher avant son arrivée à Karka, près de Yezdin, prince des fidèles. Sur toute sa route à travers lé Beit-Garmai, il fut l'objet d'une véritable ovation de la part des chrétiens qui venaient le voir passer. Des milliers de personnes obtinrent en cette occasion des bienfaits corporels et spirituels par le simple attouchement de ses vêtements ou même en le regardant de loin, lorsqu'on ne pouvait l'approcher. Jésus-Sabran et ses compagnons arrivèrent à la Porte et subirent un interrogatoire. La sentence fut ensuite prononcée, et le bienheureux fut enfermé avec quelques autres chrétiens dans la cellule des condamnés à mort. On ne sait rien de ce qui se passa dans cet intervalle, car aucun chrétien ne put y être présent. Au bout de six jours on tira les confesseurs de cette prison pour les torturer. L'un d'eux mourut sous les coups de ses bourreaux. Les autres, après avoir enduré bien des tourments, furent conduits au village de Beit-Doudârê, et là ils subirent le supplice de la croix. Jésus-Sabran fut le premier de ces martyrs. Il s'avança joyeusement vers la croix qu'il avait tant désirée, et sel prosterna trois fois devant elle, la face contre terre

La fin manque.

 

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SAINT OSWALD, ROI DE NORTHUMBRIE, MARTYR, 5 A0UT 642.

 

Nous ne pouvons entreprendre un résumé des événements qui remplissent l'histoire de l'évangélisation de l'Angleterre. Après l'introduction du christianisme à l'époque romaine (Voir t. III, préf., p. XLII) et les désastres qui amenèrent la ruine presque complète des Eglises, la mission envoyée parle pape saint Grégoire Ier parvint, en s'appuyant principalement sur les chefs militaires des différents Etats, à fonder de nouveaux établissements dont plusieurs atteignirent à une véritable prospérité, surtout celui de Northumbrie. Le roi du Kent Ethelbert mourut le 24 février 616, et aussitôt la situation du christianisme devint menaçante. La conversion du roi n'avait pas été suivie de celle du peuple, et le successeur d'Ethelbert, Eadbald, était païen. Cet homme vicieux et emporté vint bientôt à bout de ramener à l'idolâtrie ceux qui avaient embrassé le christianisme en vue de plaire à Ethelbert. La mort duroi Sebert, neveu d'Ethelbert et roi d'Essex, donna son trône à trois fils, qui eux aussi étaient demeurés païens. Ils se mirent aussitôt à pratiquer l'idolâtrie, et un grand nombre de sujets suivit leur exemple. Bède raconte qu'ils avaient gardé l'habitude d'assister de temps à autre aux cérémonies du culte chrétien. Un jour que l'évêque de Londres, Mellitus, distribuait en leur présence la communion aux fidèles, il lui dirent : « Pourquoi ne nous offres-tu pas de ce pain si blanc que tu donnais à notre père et que tu continues encore à donner au peuple dans ton église ? Si vous voulez, répondit l'évêque, être lavés dans la fontaine du salut, où votre père l'a été, vous pourrez

 

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avoir, comme lui, votre part du pain sacré ; autrement c'est impossible. — « Nous ne voulons point, répliquèrent les trois princes, entrer dans ta fontaine, nous n'en avons nul besoin ; mais nous avons envie de nous restaurer avec ce pain. » Comme ils insistaient, l'évêque leur répéta qu'il fallait être purifié de tout péché avant d'être admis à la communion. Alors ils se mirent dans une grande colère et lui ordonnèrent de sortir du royaume avec tous les siens : « Puisque tu ne veux pas nous complaire dans une chose si aisée, lui dirent-ils, tu ne peux plus rester dans notre pays. »

Les évêques de Londres, de Rochester et de Cantorbéry, renonçant à la lutte, se résolurent à quitter l'Angleterre ; mais un revirement amené dans les dispositions d'Eadbald retint l'archevêque de Cantorbéry. Mellitus toutefois nè put reprendre son siège et succéda à celui de Cantorbéry(619), ce qui équivalait à un renoncement définitif sur la chrétienté d'Essex. Après lui l'évêque de Rochester, Juste, lui succéda (624), et il fut remplacé par Honorius (627). Le christianisme se trouvait alors renfermé dans les limites du Kent. Parmi ces mécomptes, l'horizon s'éclaira soudain vers le nord de l'Angleterre, dans le royaume de Northumbrie, le plus vaste de ceux qui composaient l'Heptarchie saxonne. Il n'est pas aisé de démêler la part de l'histoire parmi les grandes tueries et le cycle de manifestations surnaturelles qai composent l'histoire des origines du roi Edwin et la préparation de son établissement sur le trône de Northumbrie (616). Le souverain de ce royaume, Ethelfrid, fut défait et tué ; ses fils, bien que neveux par leur mère du nouveau roi, furent réduits à se réfugier chez les Scots Dalraidiens, dont Colomba avait été l'apôtre. On verra bientôt quelles furent pour la Northumbrie et pour toute l'Angleterre les suites de cet exil...

Edwin épousa la fille d'Ethelbert et de la reine Berthe, Ethelburge, princesse chrétienne. Ce ne fut pas sans de longues hésitations que le roi païen consentit à embrasser lui-même le christianisme ; il se fit enfin baptiser solennellement le jour de Pâques de l'année 627 par l'évêque Paulin, à York, dans une église en bois, bâtie à la hâte, pendant qu'on le préparait au baptême. Pendant les six années que dura son règne après son

 

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baptême, Edwin étendit beaucoup sa puissance, mais la lutte qu'il eut à soutenir contre le royaume de Mercie, centre de la résistance païenne, l'affaiblit beaucoup. Les païens de Mercie avaient pour chef Penda ; la conversion d'Edwin le transporta de fureur contre le roi de Northumbrie, et il ne songea plus dès lors qu'à l'accabler. Chose douloureuse à dire, les païens saxons étaient excités dans leurs ressentiments par les habitants primitifs de l'île, les Bretons chrétiens, plus nombreux en Mercie que dans tout autre royaume anglo-saxon. Ces vieux chrétiens, toujours exaspérés contre les envahisseurs de leur île, ne tenaient aucun compte de la foi des Angles convertis et ne voulaient à aucun titre entrer en communion avec eux ; bien plus, méprisant les intérêts de l'Eglise afin de mieux satisfaire leurs vengeances, ils ne songeaient qu'à détruire la puissance northumbrienne chrétienne pour le plus grand profit des païens de Mercie, auxquels ils ne pouvaient songer à reprendre le pouvoir. Cadwallon, chef des Bretons de Cambrie, s'unit à Penda. Sous ces deux chefs, une immense armée, où les Bretons chrétiens de Cambrie coudoyaient les païens de Mercie, envahit la Northumbrie. Edwin attendait l'ennemi à Hatfield, il fut écrasé et périt dans la bataille (12 octobre 633). On l'a honoré en qualité de martyr (1).

La rancune bretonne était satisfaite. La chrétienté de Northumbrie disparut de ce coup. « En ce temps-là, dit Bède, il se fit un grand carnage dans l'Eglise et le peuple de Northumbrie : l'un des deux chefs étant païen, et l'autre pire qu'un païen ... Cadwallon se disait chrétien, mais son coeur et ses moeurs étaient d'une telle barbarie, qu'il s'en prenait aux femmes, égorgeait les petits enfants, et, dans sa cruauté de bête fauve, il ne les mettait à mort que dans les tourments. Longtemps il promena par toutes les provinces sa course furieuse ,

 

1. BEDE, Historia, I. II, c. XX, dit que Edwin était dans la dix-septième année de son règne quand il périt. Il avait alors 38 ans. La défaite se changea en déroute : ejusque totus vel interemptus vel dispersus est exercitus. Le culte et le titre de martyr attribués à Edwin ne sont guère mentionnés qu'en passant par Byæus, dans Acta Sanctorum, 12 octobre, p. 117.

 

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ne cherchant qu'à effacer du sol breton la race anglaise. La religion chrétienne elle-même, parce qu'elle était la religion de ses ennemis, il la méprisait. Et aujourd'hui encore, c'est le propre des Bretons de ne pas tenir plus de compte de la foi des Anglais que s'ils étaient païens. »

L'apostasie suivit la défaite. Un cousin germain d'Edwin, Osric, baptisé par saint Paulin, avait pris pour sa part le Deïra. Un fils d'Ethelfrid, baptisé, lui aussi, mais par les moines d'Iona, s'empara de la Bernicie. Ces deux princes apostasièrent, mais le premier fut tué à la guerre contre les Bretons, le deuxième égorgé par Cadwallon dans une entrevue qu'il avait sollicitée de ce chef. « Armée terrible, dit Bède, aujourd'hui encore en horreur à tous les gens de bien, tant à cause de l'infamie des deux rois anglais, que pour la tyrannie folle du roi breton (1). »

Une soeur d'Edwin, mariée à Ethelfrid le Ravageur, donna le jour à un fils, Oswald, qui passa en exil les dix-sept années du règne de son oncle. Réfugié chez les Scots, Oswald et ses compagnons connurent le christianisme et se firent baptiser. Après la bataille de Hatfield et la chute d'Edwin, la dynastie bernitienne, dont Oswald était le chef, rentra en Northumbrie. A la tête d'une petite troupe de braves gens, parmi lesquels on comptait une douzaine de chrétiens, Oswald entreprit la conquête de son royaume et, malgré la réputation et les ressources de Cadwallon, il n'hésita pas à tenter la fortune de la guerre. La veille du jour de la bataille, le prince fit faire une grande croix de bois qu'il tint debout de ses propres mains pendant que ses compagnons entassaient la terre pour la maintenir droite dans le creux où on l'avait plantée. Puis, se prosternant devant elle, il dit à ses frères d'armes : « Tombons tous à genoux, et tous ensemble prions le vrai Dieu vivant et tout-puissant de nous défendre, dans sa miséricorde, contre l'orgueil et la férocité de notre ennemi ; car ce Dieu sait que notre cause est juste et que nous allons combattre pour le salut de notre nation. Oui, c'est pour notre salut et notre liberté qu'il nous faut combattre aujourd'hui contre ces Bretons que nos

 

1. Bède, op. cit., l. III, c. I

 

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pères se glorifiaient de provoquer, mais qui maintenant prophétisent l'extermination de notre race. »

Cadwallon fut vaincu et tué. Les Bretons évacuèrent pour toujours la Northumbrie et se retirèrent derrière la Severne ; la puissance d'Oswald s'étendit sur toute l'Heptarchie saxonne. Non seulement, dit Bède, il avait appris à posséder en espérance le royaume du ciel, inconnu de ses aïeux, mais sur cette terre Dieu lui donna un royaume plus vaste qu'à aucun de seps ancêtres. Il régna de 635 à 642. Ce règne marqua une nouvelle évangélisation, mais cette fois on s'abstint de recourir aux missionnaires romains ; ce furent les moines d'Iona qui tentèrent de ressusciter l'Eglise de Northumbrie. L'évêque Aïdan, soutenu par le roi Oswald, réussit à faire de grands progrès ; mais de nouvelles épreuves allaient fondre sur le royaume et l'Eglise à peine restaurés. Le terrible Penda demeurait maître de la Mercie et défenseur du paganisme. Quand il vit qu'Oswald songeait à franchir le fleuve qui formait la limite des deux royaumes et réunir à ses terres une province qui avait toujours appartenu aux Merciens, le vieux chef recommença la guerre. Oswald devait y laisser la vie sur le champ de bataille de Maserfeld (5 août 642). Victime de son désir d'étendre le règne du Christ en même temps que sa domination, il a reçu le titre de Martyr (1).

 

SAINT OSWALD, ROI ET MARTYR.

 

Le roi Oswald régna sur la Northumbrie pendant neuf années, y compris celle que marqua la féroce impiété du roi breton et l'apostasie lamentable des princes anglais (2) . D'un consentement unanime on décida que le nom et la mémoire des princes

 

1. Acta Sanct., t. II, août, p. 83 sq.

2. Le règne d'Oswald fut antidaté et censé commencer à la mort d'Edwin, sans tenir compte de l'intervalle écoulé entre cette mort et l'avènement d'Oswald. On sait qu'une fantaisie identique fit dater la charte de 1814 de la dix-neuvième année du règne de Louis XVIII. Taine, qui admirait fort l'échine si raide des vieux Saxons, aurait dû se rappeler qu'en fait de platitude, ils ont été nos maîtres.

 

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apostats seraient effacés du catalogue des rois chrétiens et que la durée de leur règne serait abolie. Après ces neuf années, Oswald tomba, dans une grande bataille, sous les coups de cette même race païenne et de ce même roi païen de Mercie qui avaient écrasé son prédécesseur Edwin. Ceci arriva en un lieu que les Anglais nomment Maserfeld, dans la trente-huitième année de son âge, le cinquième jour du mois d'août.

Les miracles qui se firent après sa mort montrèrent la grandeur de sa foi, l'ardeur de sa dévotion. En ce lieu même où il tomba pour la patrie dans sa lutte contre les païens, on n'a cessé depuis lors, bêtes et gens, de recouvrer la santé. La terre de l'endroit où le corps tomba est emportée par les pèlerins qui la délayent dans l'eau et obtiennent ainsi le soulagement de leurs eaux. Cette pratique est si répandue que peu à peu le sol s'est creusé et présente une fosse de la hauteur d'un homme. Qu'on ne s'étonne pas que les malades soient guéris en cet endroit où perdit la vie le saint qui pendant sa vie ne cessait de soulager les pauvres et les infirmes, de répandre des aumônes, de porter secours à autrui. On raconte, et le récit s'est même changé en proverbe, qu'Oswald rendit l'âme en murmurant une prière suprême. Environné d'ennemis et d'instruments de mort et se voyant perdu, il songea aux âmes de ses gens de guerre. C'est ainsi qu'on dit en proverbe : « Mon Dieu, sauvez les âmes, dit Oswald en tombant ». Le cadavre fut enterré dans le monastère [de Lindisfarne ; la tête et les mains furent coupées, et Penda les fit planter sur des pieux. Un an plus tard, le successeur d'Oswald, Oswy, suivi d'une armée, les reprit et fit déposer la tête à Lindisfarne et les mains dans la forteresse royale [de Bamborough].

 

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LE PAPE SAINT MARTIN Ier, MARTYR, EN CHERSONÈSE, LE 16 SEPTEMBRE 655.

 

La plus illustre victime des violences auxquelles l'hérésie monothélite entraîna les empereurs byzantins fut le pape Martin Ier. Elu le 5 juillet 549, Martin let se montra plein de courage et fidèle à son devoir. Simple prêtre de Rome, il s'était signalé par sa vertu et sa science et avait séjourné à Constantinople en qualité d'apocrisiaire. Au mois d'octobre 549, il célébra avec 105 évêques le concile de Latran, dans lequel il condamna solennellement le Type et l'Ecthèse, en un mot le monothélisme tout entier, puis les byzantins Sergius, Pyrrhus, Paul, Cyrus d'Alexandrie et Théodore de Pharan. Les actes du concile, traduits en grec, furent envoyés à l'empereur et à tous les évêques. L'empereur Constance donna ordre à l'exarque d'Italie, Théodore Calliopas, d'occuper l'église et le palais de Latran (juin 653), de s'emparer du pape qui fut déporté à Naxos, où il demeura prisonnier toute une année. Enfin on l'amena à Constantinople en septembre 654, où nous allons voir les souffrances qu'on lui infligea.

Plus cruel encore fut le sort de saint Maxime et de ses deux disciples, appelés tous deux Anastase, l'un moine, l'autre apocrisiaire de l'Eglise romaine. Eux aussi, malgré les griefs religieux qu'on fit valoir contre eux, furent surtout chargés d'accusations politiques. Après plusieurs interrogatoires, Maxime fut emmené à Byzie, dans la Thrace. Les disciples furent conduits ailleurs, et, réduits à la misère. Comme ils refusaient obstinément d'entrer en communion avec l'Eglise hérétique de Constantinople, ils furent successivement relégués en divers endroits,

 

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puis ramenés à Constantinople, après avoir tout enduré. On leur arracha la langue, on leur cassa la main droite et on les promena à travers la ville en les frappant de verges. Condamnés à un exil et à une prison perpétuelle (à Colchis, dans le Pont-Euxin), ils arrivèrent le 8 juin 662 au lieu de leur destination, furent séparés les uns des autres et de nouveau maltraités. Le moine Anastase mourut le 24 juillet 662, Maxime le 13 août de la même année ; l'apocrisiaire Anastase survécut jusqu'au 11 octobre 666, et expira après de nouveaux et affreux supplices.

 

MARTYRE DU PAPE SAINT MARTIN Ier.

 

Le pape saint Martin sentit bientôt les effets de l'indignation de l'empereur Constance. Avant que l'on eût connaissance à Constantinople du concile de Latran, l'empereur envoya pour exarque en Italie Olympius, son chambellan, avec ordre de faire souscrire le Type à tous les évêques et propriétaires de terres. « Si vous pouvez, ajouta-t-il, vous assurer de l'armée d'Italie, vous arrêterez Martin, qui a été légat à Constantinople. Si vous trouvez de la résistance dans l'armée, tenez-vous en repos jusqu'à ce que vous soyez maître de la province et que vous ayez gagné les troupes de Rome et de Ravenne pour faire exécuter nos ordres. »

Olympius arriva à Rome, trouva le concile assemblé, et voulut d'abord exciter un schisme dans l'Eglise par le moyen des troupes qu'il amenait ; il y travailla longtemps, mais inutilement. Ne pouvant réussir par la violence, il eut recours à la trahison. Comme le pape lui présentait la communion dans l'église Sainte-Marie-Majeure, il voulut le faire tuer par son écuyer. Ceci était d'autant plus facile, que le pape, comme il a été dit, allait communier chacun à sa place. Mais l'écuyer assura depuis avec serment qu'il avait été frappé d'aveuglement et n'avait point vu le pape, quand il vint donner la communion à l'exarque. Celui-ci, voyant la protection de Dieu sur le pape, lui déclara les ordres qu'il avait reçus, fit lu paix avec lui, et passa en Sicile avec son armée pour combattre les Sarrasins, qui s'y étaient déjà établis. Mais l'armée romaine y périt, et l'exarque mourut ensuite de maladie.

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L'empereur envoya pour lui succéder Théodore, surnommé Calliopas, avec un de ses chambellans, nommé aussi .Théodore et surnommé Pellure, et leur donna ordre d'enlever le pape qu'il accusait d'hérésie, parce qu'il avait condamné le Type. On l'accusait aussi de ne pas honorer la sainte Vierge en qualité de mère de Dieu, ce qui était une conséquence de la calomnie précédente ; car les monothélites comme les eutychéens accusaient les catholiques de nestorianisme. On chargeait encore le pape de crime d'Etat et d'avoir envoyé des lettres et de l'argent aux Sarrasins. Le pape, averti des desseins formés contre lui, s'était retiré avec son clergé dans l'église de Latran, quand l'exarque Calliopas arriva à Rome avec le chambellan Théodore et l'armée de Ravenne. C'était le samedi 15 juin 653. Le pape, qui était extrêmement malade depuis le mois d'octobre, envoya au-devant de l'exarque quelques personnes de son clergé ; l'exarque les reçut dans le palais, croyant que le pape était avec eux. Mais, ne l'y trouvant pas, il dit aux premiers du clergé : « Nous voulions l'adorer ; mais demain dimanche, nous l'irons trouver et saluer ; car aujourd'hui nous n'en avons pas eu le loisir. »

Le lendemain dimanche, 16 juin, la messe fut célébrée dans la même église de Latran, et l'exarque, craignant la multitude du peuple, envoya dire au pape : « Je suis si fatigué du voyage, que je ne puis vous aller voir aujourd'hui ; mais j'irai demain sans faute adorer Votre Sainteté. » Le lundi matin, il envoya son cartularius et quelques autres de sa suite dire au pape : « Vous avez préparé des armes et amassé des pierres pour vous défendre, et vous avez des gens armés chez vous. » Le pape leur fit visiter toute la maison épiscopale pour témoigner s'ils y auraient vu des armes ou des pierres. Ils revinrent sans avoir rien trouvé, et il leur dit : « Voilà comme on a toujours agi contre nous, par des faussetés et des calomnies. Quand Olympius vint, il y avait aussi des menteurs qui disaient que je pouvais le repousser à main armée. »

Ils s'en allèrent avec cette réponse ; mais une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'ils revinrent avec des troupes. Le pape, malade, était couché sur son lit à la porte de l'église. Les soldats entrèrent armés d'écus, de lances et d'épées, et les arcs

 

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bandés. Ils brisèrent les cierges de l'église et en jonchèrent le pavé avec un bruit effroyable, joint à celui de leurs armes. En même temps, Calliopas présenta aux prêtres et aux diacres un ordre de l'empereur pour déposer le pape Martin, comme indigne et intrus, et l'envoyer à Constantinople, après avoir ordonné un autre évêque à sa place. Alors le pape sortit de l'église, et le clergé s'écria en présence de l'exarque et du chambellan Théodore : « Anathème à qui dira ou croira que le pape Martin a changé un seul point dans la foi et à quiconque ne persévère pas jusqu'à la mort dans la foi catholique ! » Calliopas, voulant se justifier devant les assistants, commença à dire : « Il n'y a point d'autre foi que la vôtre, et je n'en ai point d'autre moi-même. »

Le pape se livra donc sans résistance pour être conduit à l'empereur. Quelques membres du clergé lui criaient de n'en rien faire ; mais il ne les écouta pas, aimant mieux mourir dix fois, comme il dit lui-même, que d'être cause qu'on répandît le; sang de qui que ce fût. Il dit seulement à l'exarque : « Laissez venir avec moi ceux du clergé que je jugerai à propos. » Calliopas répondit : « Tous ceux qui voudront, peuvent venir ; à la bonne heure, nous ne contraignons personne. » Quelques-uns des évêques s'écrièrent : « Nous mourrons et vivrons avec lui. » Ensuite Calliopas dit au pape : « Venez avec nous au palais ». Il y alla donc le même jour, et le lendemain mardi, 18 juin, tout le clergé vint le trouver avec plusieurs autres qui s'étaient préparés à s'embarquer avec lui, et avaient déjà mis leurs hardes dans les barques. Mais la nuit suivante, vers la sixième heure, c'est-à-dire à minuit, on tira le pape du palais, et l'on renferma tous ceux de sa suite et diverses choses qui lui étaient nécessaires pour son voyage, on lui laissa seulement six jeunes serviteurs et un pot à boire.

On le fit, en cet équipage, sortir de Rome, dont on referma les portes aussitôt, de peur que quelqu'un ne le suivît ; et on l'emmena dans une barque sur le Tibre. Ils arrivèrent à Porto vers la quatrième heure du jour, le 13 des calendes de juillet, c'est-à-dire le mercredi 19 juin, à dix heures du matin. Ils en partirent le même jour et arrivèrent à Misène le 1er de juillet. De là ils passèrent en Calabre, puis en plusieurs es où ils

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furent arrêtés pendant trois mois. Enfin ils arrivèrent à l'île de Naxos, où ils demeurèrent un an. Pendant tout ce voyage, le pape fut travaillé d'un cours de ventre qui ne lui donnait point de repos, avec un dégoût effroyable ; toutefois, on ne lui accorda aucun soulagement, excepté à Naxos, où il se baigna deux ou trois fois et logea dans une maison de la ville. Hors de là, il ne sortit point du vaisseau, qui était sa prison, quoique ceux qui le conduisaient prissent terre à toute occasion pour se reposer. Cependant, à Rome, Eugène fut établi pape par autorité de l'empereur. Il était romain, fils de Rufinien, et clerc dès son bas âge ; il ne fut élu que le 9 septembre 655, et tint le saint-siège près de trois ans.

Le pape saint Martin était prisonnier dans l'île de Naxos, où on envoyait de la part des évêques et des fidèles tout ce qui lui était nécessaire pour ses différents besoins. Mais ses gardes ne souffraient pas que rien de tout cela lui fût remis ; ils pillaient tout, même en sa présence, le chargeant des reproches les plus outrageants. Ils maltraitaient même de paroles et de coups ceux qui apportaient les présents et les chassaient en disant : « Quiconque aime cet homme est ennemi de l'Etat. » Le saint pape sentait plus vivement les injures de ses bienfaiteurs que les douleurs de sa goutte et de ses autres incommodités. Etant partis de Naxos et arrivés à Abydos, ceux qui le conduisaient envoyèrent à Constantinople donner avis de son arrivée, le traitant d'hérétique, d'ennemi de Dieu et de rebelle, qui soulevait tout l'empire. Enfin saint Martin arriva à Constantinople le 17 septembre 654. On le laissa au port, depuis le matin jusqu'à quatre heures après midi, dans le vaisseau, couché sur un grabat, exposé en spectacle à tout le monde. Plusieurs insolents, et même des païens, s'approchaient et lui disaient des paroles outrageantes. Vers le coucher du soleil, vint un scribe nommé Sagolève, avec plusieurs gardes. On tira le pape de la barque, on l'emporta sur un brancard, on le mena dans la prison nommée Prandéaria, et Sagolève défendit que personne de la ville ne sût qu'il s'y trouvait. Le pape demeura donc enfermé dans cette prison, sans parler à personne, pendant quatre-vingt-treize jours, qui font trois mois, c'est-à-dire depuis le 17 septembre jusqu'au 15 décembre.

 

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Ce fut apparemment de là qu'il écrivit les deux lettres à Théodore. Dans la première, il se justifie contre les calomnies dont on le chargeait : premièrement, par le témoignage que le clergé de Rome avait rendu de sa foi en présence de l'exarque Calliopas, ensuite par la protestation qu'il fait lui-même de la défendre jusqu'à la mort. Puis il ajoute : « Je n'ai jamais envoyé aux Sarrasins ni argent, ni lettres, ni l'écrit que l'on dit, pour leur marquer ce qu'ils doivent croire. J'ai seulement donné quelque peu de chose à des serviteurs de Dieu qui venaient chercher des aumônes ; mais ce n'était pas pour les Sarrasins. Quant à la glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, ils ont porté faux témoignage contre moi ; car je déclare anathème, et en ce monde et en l'autre, quiconque ne l'honore pas au-dessus de toutes les créatures, excepté son Fils, Notre-Seigneur. »

Dans l'autre lettre, il raconte comme il fut enlevé de Rome, et comme l'exarque Calliopas présenta un ordre de l'empereur pour faire élire un autre pape à sa place. Sur quoi il dit : « On ne l'a encore jamais fait, et j'espère qu'on ne le fera jamais, car, en l'absence de l'évêque, l'archidiacre, l'archiprêtre et le primicier tiennent sa place. » Ayant raconté ce qu'il a souffert dans le voyage, il ajoute à la fin : « Il y a quarante-sept jours que je n'ai pu obtenir de me laver ni d'eau chaude ni d'eau froide ; je suis tout fondu et refroidi, car le flux de ventre ne m'a point donné de repos jusqu'à présent, ni sur mer, ni sur terre ; j'ai le corps tout brisé, et quand je veux prendre de la nourriture, je manque de celle qui me pourrait fortifier, et je suis entièrement dégoûté de celle que j'ai. Mais j'espère en Dieu, qui voit tout, que quand il m'aura tiré de cette vie, il recherchera ceux qui me persécutent pour les amener à pénitence. »

Le vendredi 15 décembre 654, le pape saint Martin fut tiré de sa prison dès le matin et amené dans la chambre de Bucoléon, sacellaire, c'est-à-dire grand trésorier, où, dès la veille, on avait donné ordre à tout le sénat de s'assembler. Saint Martin y fut apporté dans une chaise, car la navigation et la prison avaient augmenté ses maladies. Le sacellaire, le regardant de loin, lui commanda de se lever de la chaise et de se tenir debout. Quelques officiers représentèrent qu'il ne pouvait, et le sacellaire cria en colère qu'on le soutînt des deux côtés, ce qui fut fait.

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Alors le sacellaire lui parla ainsi : « Dis, misérable, quel mal t'a fait l'empereur? T'a-t-il ôté quelque chose? T'a-t-il opprimé par violence ? » Le pape ne répondit rien. Le sacellaire lui dit d'un ton d'autorité : «Tu ne réponds pas ? Tes accusateurs vont entrer. » Aussitôt on les fit entrer au nombre de vingt, la plupart soldats et gens brutaux ; quelques-uns avaient été avec l'exarque Olympius, entre autres André, son secrétaire. Le pape, les voyant entrer, dit en souriant : « Sont-ce là les témoins ? Est-ce là votre procédure ? » Puis, comme on les fit jurer sur les Evangiles, il dit aux magistrats : « Je vous prie, au nom de Dieu, ne les faites point jurer ; qu'ils disent sans serment ce qu'ils voudront, et faites ce que vous voudrez. Qu'est-il besoin qu'ils perdent ainsi leurs âmes ! »

Le premier de ses accusateurs fut Dorothée, patrice de Cilicie, qui dit avec serment, parlant du pape : « S'il avait cinquante têtes, il mériterait de les perdre, pour avoir seul renversé et perdu tout l'Occident. » Il était de concert avec Olympius et ennemi mortel de l'empereur et de l'Etat. Un des témoins dit aussi que le pape avait conjuré avec Olympius, et pris le serment des soldats. On demanda au pape s'il en était ainsi. Il répondit : « Si vous voulez entendre la vérité, je vous la dirai. Quand le Type fut fait et envoyé à Rome par l'empereur... » Alors le préfet Troïle l'interrompit, en criant : « Ne nous parlez point ici de la foi, il est question du crime d'Etat. Nous sommes tous chrétiens et orthodoxes, les Romains et nous. — Plût à Dieu ! dit le pape ; toutefois, au jour terrible du jugement, je rendrai témoignage contre vous sur cet article même. »

Troïle lui dit en colère : « Quand vous voyiez le malheureux Olympius former de tels projets contre l'empereur, que ne l'empêchiez-vous, loin d'y consentir ? »

Le pape répondit : « Dites-moi, seigneur Troïle, quand Georges, qui avait été moine et depuis magistrat, vint ici du camp et fit ce que vous savez, où étiez-vous et ceux qui sont avec vous ? Non seulement vous ne résistâtes point, mais il vous harangua et chassa du palais qui il voulut. Et quand Valentin se revêtit de la pourpre avec un ordre de l'empereur et s'assit avec lui, où étiez-vous ? que ne l'empêchâtes-vous ? pourquoi, au contraire, prîtes-vous tous son parti ? Et moi,

 

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comment pouvais-je résister à Olympius, qui avait toutes les forces d'Italie ? Est-ce moi qui l'ai fait exarque ? Mais je vous conjure, au nom de Dieu, faites au plus tôt ce que vous avez résolu de moi ; car Dieu sait que vous me procurez une grande récompense. » Je ne vois point qui était ce Georges dont parle le pape ; mais pour Valentin, il fut le chef du parti contraire à l'impératrice Martine. Le pape parlait, et ce qu'il disait était expliqué en grec par le consul Innocent, fils de Thomas, originaire d'Afrique. Mais le sacellaire, ne pouvant souffrir les réponses du saint pape, dit en colère à Innocent : « Pourquoi nous expliquez-vous ce qu'il dit ? » Puis il demanda au scribe Sagolève s'il y avait encore dehors d'autres témoins. « Oui, seigneur, dit le scribe, il y en a plusieurs. » Mais ceux qui présidaient à l'assemblée dirent que c'en était assez.

Le sacellaire se leva et entra au palais pour faire son rapport à l'empereur. On fit sortir le pape de la chambre du conseil, toujours porté sur une chaise, et on le mit dans la cour, qui était devant, près de l'écurie de l'empereur, où tout le peuple s'assemblait pour attendre l'entrée du sacellaire. Le pape était environné des gardes, et c'était un spectacle terrible. Peu de temps après, on le fit apporter sur une terrasse, afin que l'empereur pût le voir par les jalousies de sa chambre. On leva donc le pape, en le soutenant des deux côtés, au milieu de la terrasse, en présence de tout le sénat, et il s'amassa une grande foule autour de lui. Alors le sacellaire sortit de la chambre de l'empereur, et fendant la presse, vint dire au pape : « Regarde comme Dieu t'a livré entre nos mains. Tu faisais des efforts contre l'empereur, avec quelle espérance? Tu as abandonné Dieu, et Dieu t'a abandonné. » Aussitôt il commanda à un de ses gardes de lui déchirer son manteau et la courroie de sa chaussure, puis il le mit entre les mains du préfet de Constantinople, en lui disant : « Prenez-le, seigneur préfet, et le mettez en pièces sans plus tarder. » Il commanda aux assistants de l'anathématiser. Mais il n'y eut pas vingt personnes qui crièrent anathème ; tous les autres baissaient le visage et se retiraient accablés de tristesse.

Les bourreaux prirent le pape, lui ôtèrent son pallium sacerdotal et le dépouillèrent de tous ses habits, ne lui laissant

 

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qu'une seule tunique sans ceinture ; encore la déchirèrent-ils des deux côtés depuis le haut jusqu'en bas, en sorte que l'on voyait son corps à nu. Ils lui mirent un carcan de fer au cou et le traînèrent ainsi depuis le palais par le milieu de la ville, attaché avec le geôlier, pour montrer qu'il était condamné à mort ; un autre portait devant lui l'épée dont il devait être exécuté. Malgré ses souffrances, il conservait un visage serein; mais tout le peuple pleurait et gémissait, hormis quelques insulteurs. Etant arrivé au prétoire, il fut chargé de chaînes et jeté dans une prison avec des meurtriers. Mais, environ une heure après, on le transféra dans la prison de Diomède. On le traînait si violemment, qu'en montant les degrés, qui étaient hauts et rudes, il s'écorcha les jambes et les jarrets, et ensanglanta l'escalier. Il semblait prêt à rendre l'âme, tant il était épuisé ; et, en entrant dans la prison, il tomba et se releva plusieurs fois. On le mit sur un banc, enchaîné comme il était et mourant de froid, car l'hiver était insupportable, et c'était, comme il a été dit, le 15 décembre. Il n'avait personne des siens qu'un jeune clerc qui l'avait suivi et se lamentait auprès de lui.

Deux femmes qui gardaient les clefs de la prison, la mère et la fille, touchées de compassion, voulaient soulager le saint pape ; mais elles n'osaient à cause du geôlier qui était attaché avec lui, et elles croyaient que l'ordre allait venir de le mettre à mort. Quelques heures après, un officier appela d'en bas le geôlier, et, quand il fut descendu, une de ces femmes emporta île pape, le mit dans un lit et le couvrit bien pour le réchauffer Mais ils demeura jusqu'au soir sans pouvoir parler. Alors l'eunuque Grégoire, qui, de chambellan, était devenu préfet de Constantinople, lui envoya son maître d'hôtel, avec quelque peu de vivres, et, lui en ayant fait prendre, il lui dit : « Ne succombez pas en vos peines, nous espérons en Dieu que vous n'en mourrez pas. » Le saint pape, qui désirait le martyre, n'en fut que plus affligé ; aussitôt on lui ôta les fers.

Le lendemain, l'empereur alla voir le patriarche Paul,. qui était malade à la mort, et lui conta tout ce que l'on avait fait au pape. Paul soupira et, se tournant vers la muraille, il dit « Hélas ! c'est encore pour aggraver ma condamnation. » L'empereur lui demanda pourquoi il parlait ainsi ; Paul répondit :

 

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« N'est-ce pas une chose déplorable de traiter ainsi un évêque ? » Ensuite il conjura instamment l'empereur de se contenter de ce que le pape avait souffert. Paul mourut en effet, après avoir tenu le siège de Constantinople treize ans ; et Pyrrhus, qui ôtait présent, voulut y monter. Mais plusieurs s'y opposaient et publiaient dans le palais le libelle de rétractation qu'il avait donné au pape Théodore, soutenant qu'il s'était par là rendu indigne du sacerdoce, et que le patriarche Paul l'avait anathématisé.

Comme le trouble était grand à cette occasion, l'empereur voulut être éclairé sur ce que Pyrrhus avait fait à Rome, et pour cet effet, il envoya Démosthène, commis du sacellaire, avec un greffier, pour interroger le pape dans la prison. Quand ils furent entrés, ils lui dirent : « Voyez en quelle gloire vous avez été, et en quel état vous êtes réduit. C'est vous seul qui vous y êtes mis. » Le pape répondit seulement : « Dieu soit loué de tout ! » Démosthène dit : « L'empereur veut savoir de vous ce qui s'est passé ici à Rome à l'égard de Pyrrhus, ci-devant patriarche. Pourquoi alla-t-il à Rome ? Fût-ce par ordre de quelqu'un, ou de son mouvement ? — De son propre mouvement s, répondit le pape. Démosthène dit : « Comment fit-il ce libelle? Y fut-il contraint ? » Le pape répondit : « Non, il le fit de lui-même. » Démosthène dit : « Quand Pyrrhus vint à Rome, comment le pape Théodore, votre prédécesseur, le reçut-il ? comme un évêque ? » Le pape répondit : « Et comment donc ? puisqu'avant que Pyrrhus vînt à Rome, Théodore avait écrit nettement à Paul qu'il n'avait pas bien fait d'usurper le siège d'un autre. Pyrrhus, venant ensuite de lui-même aux pieds de saint Pierre, comment pouvait-il s'empêcher de le recevoir et de l'honorer comme évêque ? — Il est vrai, dit Démosthène. Mais d'où tirait-il sa subsistance ? » Le pape répondit : « Sans doute du palais patriarcal de Rome. » Démosthène dit : « Quel pain lui donnait-on ? » Le pape répondit : e Vous ne connaissez pas l'Eglise romaine. Je vous dis que quiconque y vient demander l'hospitalité, quelque misérable qu'il soit, on lui donne toutes les choses nécessaires ; saint Pierre ne refuse personne. On lui donne du pain très blanc et des vins de diverses sortes, non seulement à lui, mais aux siens. Jugez par là comme on doit traiter un évêque. »

 

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Démosthène dit : « On nous a dit que Pyrrhus a fait ce libelle par force, qu'on lui a mis des entraves et fait souffrir beaucoup de maux. » Le pape répondit : « On n'a rien fait de semblable. Vous avez à Constantinople plusieurs personnes qui étaient alors à Rome, et qui savent ce qui s'y est passé, si la crainte ne les empêche de dire la vérité. Vous avez entre autres le patrice Platon, qui était exarque et qui envoya ses gens à Pyrrhus. Mais à quoi bon tant de questions ? me voilà entre vos mains, faites ide moi ce qu'il vous plaira. Quand vous me feriez hacher en pièces, comme vous avez ordonné au préfet, je ne communique point avec l'Eglise de Constantinople. Est-il encore question de Pyrrhus, tant de fois déposé et anathématisé ? » Démosthène et ceux qui l'accompagnaient, étonnés de la constance du pape, se retirèrent après avoir mis par écrit toutes ses réponses.

Le pape saint Martin demeura donc dans la prison de Diomède quatre-vingt-cinq jours, qui font près de trois mois, et avec les trois mois de la première prison, près de six mois, c'est-à-dire depuis le 17 septembre jusqu'au 10 mars 654. Alors le scribe Sagolève lui vint dire : « J'ai ordre de vous transférer chez moi et de vous envoyer dans deux jours où le sacellaire commandera. » Le pape demanda où on le voulait mener ; mais on ne voulut pas le lui dire, ni lui permettre de demeurer dans la même prison jusqu'à son exil. Vers le soir le pape dit à ceux qui étaient auprès de lui : « Venez, mes frères, disons-nous adieu; on va m'enlever d'ici. » Alors ils burent chacun un coup, et le pape, se levant avec une grande constance, dit à un de ses assistants qu'il aimait : « Venez, mon frère, donnez-moi la paix. » Celui-ci, qui avait déjà le coeur serré, ne put retenir sa douleur et fit un grand cri ; les autres s'écrièrent aussi. Le saint pape, les regardant d'un visage serein, les en reprit, et mettant les mains sur la tête du premier, il dit en souriant : « Tout ceci est bon, mon frère, il est avantageux ; faut-il en user ainsi ? Vous devriez plutôt vous réjouir de mon état. » Celui-ci lui répondit : « Dieu le sait, serviteur de Jésus-Christ, je me réjouis de la gloire qu'il vous prépare, mais je m'afflige ele la perte de tant d'autres. » Après donc l'avoir salué tous, ils se retirèrent. Aussitôt vint le scribe, qui l'emmena dans sa maison, et il fut dit qu'on l'envoyait en exil à Kherson.

 

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En effet, on le fit embarquer secrètement le jeudi saint, qui, cette année 655, était le 26 mars, et après avoir passé en divers lieux, il arriva à Kherson le 15 mai. C'est lui-même qui le rapporte dans une lettre qu'il écrivit à un de ses plus chers amis à Constantinople, où il ajoute : « Le porteur de cette lettre est arrivé un mois après nous de Byzance à Kherson. Je me suis réjoui de son arrivée, croyant que l'on m'aurait envoyé d'Italie quelque secours pour ma subsistance. Je le lui ai demandé, et ayant appris qu'il n'apportait rien, je m'en suis étonné ; mais j'en ai loué Dieu qui mesure nos souffrances comme il lui plan, vu principalement que la famine et la disette sont telles en ce pays que l'on y parle de pain, mais qu'on n'en voit point. Si on ne nous adresse des secours d'Italie ou de Pont, nous ne pouvons absolument vivre ici : car on ne peut y rien trouver. Si donc il nous vient de là !du blé, du vin, de l'huile, ou quelque autre chose, envoyez-les-nous promptement, comme vous pourrez. Je ne crois pas avoir si maltraité les saints qui sont à Rome, ou les ecclésiastiques, qu'ils doivent ainsi mépriser à mon égard le commandement du Seigneur. Si saint Pierre y nourrit si bien les  étrangers, que dirai-je de nous, qui sommes ses serviteurs propres, qui l'avons servi du moins quelque peu et qui sommes dans un tel exil et une telle affliction ? Je vous ai spécifié certaines choses que l'on peut acheter par delà, et que je vous prie de m'envoyer avec votre soin ordinaire, à cause de mes grands besoins et de mes fréquentes maladies. »

Il écrivit encore une lettre au mois de septembre, où il dit : Nous sommes non seulement séparés de tout le reste du monde, mais privés même de la vie. Les habitants du pays sont tous païens, et ceux qui y viennent d'ailleurs en prennent les moeurs, n'ayant aucune charité, pas même la compassion naturelle qui se trouve entre les Barbares Il ne nous vient rien que de dehors, par les barques qui arrivent pour charger du sel, et je n'ai pu acheter autre chose qu'un boisseau de blé pour quatre sous d'or. J'admire le peu de sensibilité de tous ceux qui avaient autrefois quelque rapport avec moi, et qui m'ont si absolument oublié qu'ils ne veulent pas seulement savoir si je suis encore au monde. J'admire encore plus ceux qui appartiennent à l'Eglise de saint Pierre, du peu de soin qu'ils ont d'un homme qui est de

 

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leur corps. Si cette Eglise n'a point d'argent, elle ne 'manque pas, Dieu merci, de blé, de vin et d'autres provisions, pour nous donner au moins quelque petit secours, Avec quelle conscience paraîtrons-nous au tribunal de Jésus-Christ, nous qui sommes tous formés de la même terre ? Quelle crainte a saisi tous les hommes pour les empêcher d'accomplir les commandements de Dieu ? Ai-je paru si ennemi de toute l'Eglise et d'eux en particulier ? Je prie Dieu toutefois, par l'intercession de saint Pierre, de les conserver inébranlables dans la foi orthodoxe, principalement le pasteur qui la gouverne à présent, c'est-à-dire le pape Eugène. Pour ce misérable corps, le Seigneur en aura soin. Il est proche, de quoi suis-je en peine ? car j'espère en sa miséricorde qu'il ne tardera pas à terminer ma carrière. »

Le pape saint Martin ne fut pas frustré de son espérance, car il mourut le jour de sainte Euphémie, 16 du même mois de septembre, indiction quatorzième, l'an 655. Il avait occupé le saint-siège, à compter depuis son ordination jusqu'à sa mort, six ans un mois et vingt-six jours. En deux ordinations, au mois de décembre, il fit onze prêtres et cinq diacres, et d'ailleurs trente-trois évêques. Il fut enterré dans une église de la Vierge, à un stade de la ville de Kherson, et il y eut depuis un grand concours de peuple à son tombeau.

 

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SAINT AIGULPHE, ABBÉ DE LÉRINS, ET SES COMPAGNONS. EN L'ANNÉE 675.

 

Si l'on en juge par les actes des Saints qu'on lit dans l'assemblée des fidèles, il est évident qu'on doit accorder le titre de martyrs non seulement à ceux qui ont eu à combattre pour la foi du Christ, mais encore à ceux qui ont courageusement répandu leur sang pour le maintien des droits de la Justice et de la Vérité, qui est Dieu même, à l'exemple de ces prophètes de l'Ancien Testament, qui ont eu à endurer, dit l'Apôtre, de sanglantes railleries et des coups, qui ont été mis en pièces, soumis à toutes sortes d'épreuves, et sont morts frappés par le glaive. Dans le Nouveau Testament, nous trouvons également des saints en grand nombre qui ont été torturés de diverses façons, non pas précisément à cause de la confession de leur foi, mais à cause de leur amour de la justice et de la vérité. Nous en avons un exemple manifeste dans saint Jean-Baptiste, qu'aucun des fils de femmes n'a surpassé, et qui fut décapité par le cruel Hérode, à cause de son attachement inébranlable à la justice et à la vérité, ainsi que nous l'apprenons par le récit sacré de l'Evangile. « Hérode en effet, y lisons-nous, redoutait Jean, car il le savait homme juste et saint ; il veillait à sa conservation, et le consultait en nombreuses circonstances. Mais il finit par lui faire trancher la tête, parce que Jean le réprimandait au sujet de la femme de son frère que le roi avait épousée du vivant même de son mari.

Aussi le Seigneur dit-il à ses fidèles : Bienheureux ceux qui

 

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endurent persécution pour la justice. Et pour que les futurs pasteurs de son Eglise ne vinssent à trembler en présence de l'ennemi, il les encourage par la vue de son propre exemple, leur disant : « Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. » C'est donc à bon droit que nous vénérons les pasteurs, qui, consumés par le feu de la charité, n'ont pas craint les coups des bourreaux, mais qui se sont offerts comme une hostie vivante et agréable à Dieu, et se sont immolés au Seigneur par un sacrifice de suave odeur.

Il faut compter parmi ces pasteurs généreux et considérer comme ayant droit aux devoirs de notre piété le martyr Aigulphe, abbé du monastère de Lérins, qui, dévoré de zèle pour la vérité, consumé par le feu de la charité, aima mieux subir la mort que de commettre le mal: il succomba pour l'Eglise du Christ, c'est-à-dire pour le salut des âmes qu'il voulait à tout prix arracher aux abîmes de l'enfer. Nous allons, avec l'aide de Dieu, rapporter ici son histoire toute remplie de vertus et vraiment digne d'éloges, telle que nous la trouvons dans certains documents du monastère de Lérins, qu'il gouverna. Nous commencerons d'abord, à l'exemple des anciens historiens, par faire connaître la famille du saint, son pays natal, les circonstances qui l'amenèrent en ce lieu, et nous terminerons en disant comment il répandit courageusement son sang pour l'amour du Christ.

A l'époque où par la grâce de Dieu, régnait dans les Gaules le roi Dagobert Ier, vivaient en la ville de Blois les parents du Bienheureux Aigulphe. Ils ne possédaient pas beaucoup de ces richesses qui sont considérées dans le monde comme le principal relief des familles, mais ils brillaient entre tous par la pureté de leurs mœurs et la sainteté de leur vie. Ayant été quelque temps sans pouvoir recueillir le fruit de leur mariage, ils supplièrent le Seigneur de daigner exaucer leurs voeux, et de leur envoyer un fils, moins pour leur avantage personnel que pour avoir la consolation de le consacrer au service divin. Dieu exauça leurs prières et leur accorda un enfant d'une beauté remarquable. Ils mirent tous leurs soins à le bien élever, afin qu'il brillât un jour par ses vertus devant Dieu et devant les hommes.

Lorsque Aigulphe eut atteint l'âge de l'adolescence et sentit

 

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en ses membres les aiguillons de la luxure, ils s'efforça de remédier à cette maladie mortelle de l'âme en se soumettant à des jeûnes rigoureux. En même temps on le voyait fréquenter assidûment l'église et assister avec dévotion aux offices divins, dans l'espérance que Dieu daignerait l'éclairer sur la voie qu'il devait choisir. Enfin, il se sentit frappé par ces paroles du Psalmiste : Le sacrifice de louange m'honorera ; et c'est là le chemin par où je lui manifesterai le salut de Dieu.

A cette époque, Leodebundus, de bienheureuse mémoire,gouvernait le monastère de Saint-Aignan,situé en la ville d'Orléans. Ce Père vénérable, digne émule de la sainteté de son très saint Père Maur, et des vertus admirables qu'il avait laissées en testament à ses successeurs de la Gaule, était rempli d'une ardeur divine et travaillait à propager, autant qu'il était en son pouvoir, l'ordre monastique.

Tandis qu'il cherchait un endroit convenable où il pourrait réunir des âmes pour le service divin, il découvrit une vallée extrêmement paisible, dont la vaste superficie était des plus fertiles. Il se rendit alors auprès de Clovis II, fils du roi Dagobert, et le pria de lui octroyer, pour y construire un monastère, ce champ que les habitants du lieu appelaient Fleury. Le roi accorda à Leodebundus ce qu'il demandait, et ajouta en outre une forte somme d'argent pour la construction de ce monastère qui porte actuellement le nom de Fleury. Dès que le bâtiment fut achevé, on vit accourir de tous côtés vers le serviteur de Dieu des hommes qui ambitionnaient de militer pour le Seigneur sous sa conduite. La sainteté de ces fervents religieux devint si grande, que de ce monastère de Fleury sortirent en quantité des fleurs et des fruits dont l'odeur suave embauma la Gaule tout entière. La renommée de cette communauté parvint jus-qu'aux oreilles du Bienheureux Aigulphe, qui avait alors perdu ses parents. Désireux de se dégager de toutes les entraves du siècle pour se livrer tout entier au Christ, le saint jeune homme commença, pour rendre sa marche plus expéditive, par vendre tous ses biens, dont il distribua le prix aux pauvres, puis il s'engagea résolument, ainsi dépouillé de tout, dans la voie de la croix.

L'austérité de ses jeûnes était si grande, son assiduité aux

 

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prières et aux veilles si continue, que tout le monde considérait sa vie comme un vrai prodige. Au bout de quelques années, la renommée de sainteté du Bienheureux devint universelle. Mais lui, ne pouvant supporter les éloges de la multitude, se sous-trayait, autant qu'il était en son pouvoir, aux relations avec les hommes : car il craignait que le Christ ne le considérât comme ayant été payé en ce monde de ses mérites par la faveur populaire.

Mais le Seigneur voulut placer sur le chandelier ce flambeau ardent, et confier le gouvernement de sa famille à ce fidèle serviteur, pour qu'il lui distribuât en temps opportun la mesure de froment En effet, les parfums de la sainteté de Leodebundus s'étant répandus jusqu'aux confins du pays, les moines de Lérins, pleins d'admiration pour sa vie zélée et son exacte observance dans le service divin, décidèrent à l'unanimité d'envoyer vers le bienheureux des messagers, pour le conjurer de daigner leur servir de père et réunir par ses enseignements de pauvres moines qui erraient au hasard sans pasteur.

Il était arrivé, en effet, que, après que le bienheureux Honorat, aussi estimé de Dieu que cher aux hommes, eut passé de ce monde au royaume céleste, le monastère de Lérins avait été pillé et presque ruiné par les barbares ; les moines, abandonnant cette île dépeuplée, vivaient sans pasteur au gré de leurs désirs. Le bienheureux Aigulphe reçut avec bonté les messagers, et lorsqu'ils lui eurent fait connaître et les dévastations produites par les ennemis et le genre de vie actuel des moines, il leur répondit en ces termes : « Mes frères, il est préférable que vous choisissiez parmi vous un des anciens et que vous vous soumettiez à son autorité et à son gouvernement, car j'estime qu'il n'y a pas d'accommodement possible entre mon genre de vie et le vôtre. A cette époque, en effet, la discipline régulière, que le courageux serviteur du Christ, saint Maur, avait instituée dans les monastères de Gaule, était en pleine efflorescence. Les moines de Lérins ne se laissèrent pas décourager par ce refus du bienheureux d'acquiescer à leurs désirs, mais ils revinrent plusieurs fois à la charge, et conjurèrent le saint, par les prières les plus instantes, de ne pas les laisser retourner seuls chez eux.

 

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Leodebundus se laissa enfin toucher par leurs prières, et c cédant aux sollicitations de la charité, qui est Dieu même, il fit ses adieux à ses frères, aux magistrats du lieu qui le tenaient en grande estime à cause de sa vertu, au roi qui l'aimait tendrement, et qui, après avoir consulté son conseil, lui permit de s'éloigner ; puis il se mit en route pour aller rétablir la communauté de Lérins. Il reçut paternellement, dans l'amour du Christ, tous les fils que Dieu lui confiait, et il s'employa immédiatement à relever les bâtiments en ruines, afin que tous les frères dispersés pussent s'y réunir. Tous se réjouissaient d'entrer en part de ses bénédictions. Beaucoup d'hommes d'illustre naissance, prenant en dégoût la vie voluptueuse de ce monde, vinrent se mettre sous sa conduite, après avoir distribué aux pauvres châteaux, villages, possessions de tous genres, et s'être ainsi dégagés des liens du siècle, pour servir le Christ avec plus d'assurance.

Le saint abbé, semblable à un sage médecin, appliquait aux âmes et aux corps les remèdes que réclamait leur état, ne se contentant pas de guérir les maladies présentes, mais prenant en outre les moyens propres à écarter les maladies futures. Il commençait d'abord par arracher radicalement du coeur de ses fils les ronces qu'y avaient fait croître leurs désordres antérieurs ; puis il s'appliquait à semer, en la place, la semence précieuse de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Il Ieurr enseignait en outre à détester cette fausse douceur du monder dont parle l'apôtre saint Jean, lorsqu'il dit : Mes chers enfants, gardez-vous bien d'aimer le monde, ni quoi que ce soit du monde; car en celui qui aime le monde la charité du Père ne peut habiter. Aussi arriva-t-il promptement que, tous les frères menant sur cette terre une vie tout angélique, la communauté de Lérins recouvra l'antique observance qui avait fait

autrefois sa gloire.

Le bienheureux Aigulphe était heureux de voir ses chères brebis oublier ainsi tout ce qui est transitoire pour ne soupirer qu'après les biens éternels, et il en rendait à Dieu d'immenses actions de grâces. La bonne odeur qu'exhalait la sainte vie de ces premiers disciples se répandait dans les pays circonvoisins et gagnait en grand nombre des hommes illustres qui

 

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venaient avec bonheur se soumettre au joug du Christ. Oh! qu'elle était heureuse l'île de Lérins, rehaussée par l'éclat de ce vaillant champion du Christ, Aigulphe, en qui resplendissait la charité la plus ardente, et l'innocence la plus pure ! Il gouvernait sa communauté au milieu du calme le plus profond ; car il avait un pouvoir souverain pour mettre en fuite tous les démons. Une pureté mêlée de douceur, une sévérité qui faisait le charme de tous les bons religieux, le rendait aimable à tous ceux qui cherchaient Dieu en vérité.

Mais le diable, cet antique ennemi du genre humain, celui par la misérable envie duquel la mort était entrée en ce monde, était jaloux de voir la gloire du Seigneur s'étendre et se dilater dans cette bienheureuse île : il souffrait de se voir arracher successivement ceux qu'il retenait autrefois en esclavage. Il parvint à se servir comme d'agents de deux moines, Arcadius et Columbus, dont le coeur était rempli d'amertume, et qui avaient toujours eu en horreur la voie étroite qui conduit à la vie. Il leur persuada de songer aux consolations de la vie présente, qu'il n'était plus loisible de se procurer sous la direction du Bienheureux. Le diable leur fit concevoir, comme autrefois à Judas, le dessein de livrer leur maître, dans l'espoir que, le pasteur une fois mis en fuite, il serait facile de disperser les brebis privées de leur gardien.

La rage des méchants, excitée par ces deux tisons d'enfer, s'accrut promptement, et le nombre des ennemis du saint surpassa celui des amis qui lui restèrent fidèles. Toujours en effet on a compté plus de fous que de sages. Cependant ces misérables, ne pouvant arriver à satisfaire leur volonté perverse. jetèrent dans la communauté des semences de discorde, et s'efforcèrent de détourner de leurs saintes résolutions tous ceux que le saint Père avait solidement établis dans le service de Dieu. Le bienheureux Aigulphe ne tarda pas à découvrir où tendaient les efforts des méchants, et pour sauvegarder la discipline régulière, il aborda, en se tenant lui-même ferme dans l'observance, comme une colonne immobile, il aborda ces moines séditieux, et le visage joyeux, l'âme tranquille, il s'efforça par ses paroles de calmer la fureur qui agitait leurs coeurs : « Mes doux enfants, mes fils que j'aime à

 

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l’excès, pourquoi vous efforcez-vous de rompre le lien sacré qui vous unit en cette île, après que la vocation divine vous y a amenés des diverses parties du monde? Consentez à renoncer à vos jalousies, et obéissez à la parole du Christ qui vous dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Exercez-vous à l'humilité qui est l'amie de toutes les vertus, et appliquez-vous uniquement à la posséder. » Ces paroles suppliantes du Bienheureux réussirent à calmer pour un moment la fureur des misérables, qui firent humblement l'aveu de leur faute.

Mais l'année suivante, elle se réveilla plus violente que jamais, Arcadius et Columbus remuèrent de nouveau la tourbe des méchants toujours prêts à tramer la perte des bons; les scélérats se ruèrent sur ceux qui entendaient rester fidèles à leur saint abbé, et qui n'eurent que le temps de se réfugier en l'église de Saint-Jean-Baptiste, pour mettre leurs, corps et leurs âmes sous la protection du Seigneur. Les moines révoltés les ayant poursuivis jusqu'en ce saint asile, le bienheureux Aigulphe s'avança à leur rencontre, et leur adressa la parole avec douceur : « Je vous en conjure, mes frères, dépouillez-vous de cette misérable haine que vous inspire votre jalousie, et conservez le lien de la charité entre vous et vos frères. Vous savez bien que je suis venu en cette île uniquement pour condescendre à vos supplications. Si donc vous pensez que je sois la cause des discordes qui règnent parmi vous, traitez-moi comme Jonas, sacrifiez-moi; car il m'est bien préférable de m'éloigner de vous que d'endurer ici un supplice perpétuel par le spectacle de vos moeurs relâchées. »

Le saint, qui prévoyait les extrémités auxquelles allaient se porter les insurgés, redoublait auprès d'eux ses sages avertissements et priait Dieu avec ferveur pour ces malheureux. Mais ceux-ci, qui semblaient avoir hérité de la rage aveugle de l'antique Pharaon, ne se laissèrent point toucher par les douces paroles du vieillard, ils n'en devinrent même que plus acharnés, et, se précipitant sur le bienheureux Aigulphe et ses compagnons, ils les accablèrent de coups et d'outrages. Ils les affublèrent de sales vêtements pour les rendre ridicules et les condamnèrent à quitter l'île sur-le-champ. Pour exécuter cette

 

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sentence, ils réunirent une petite troupe de soldats que leur avait fournie le gouverneur de la cité d'Unserie, de connivence avec les révoltés, l'exécrable Mummole, ils montèrent sur un navire avec les saints moines, et allèrent déporter ces derniers dans l'île Caprasia.

Durant tout le trajet, les saints de Dieu furent accablés de tortures, de coups et d'outrages par les moines révoltés ; on leur coupa la langue, on leur creva les yeux, enfin on les fit souffrir dans tous leurs membres. Mais, chose merveilleuse t quand leurs langues eurent été coupées, on les entendit chanter au Seigneur : Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres, et ma bouche fera retentir votre louange. Dieu, qui leur avait ainsi rendu miraculeusement l'usage de la parole, leur accorda même une éloquence plus persuasive que celle qu'ils possédaient antérieurement; et le bienheureux martyr du Christ Aigulphe en profita pour consoler ses compagnons enchaînés : « Souvenez-vous, mes enfants, leur disait-il, que c'est à travers des tribulations multiples que nous devons aller au ciel.

Le bienheureux Aigulphe supporta courageusement et joyeusement tous les supplices qu'il eut à endurer dans la prison avec ses compagnons. Le souvenir de la passion de Notre-Seigneur leur donnait la force de demeurer fermes au milieu des tortures. Tous chantaient en choeur au Seigneur : Que vous rendrons-nous, Seigneur Jésus-Christ, pour les souffrances, infiniment plus cuisantes que les nôtres, que vous avez endurées par amour pour nous? Nous prendrons généreusement le calice du salut et nous invoquerons votre 'nom. Seigneur, cet à cause de vous qu'on nous fait mourir tout le jour; ne repoussez pas vos serviteurs, car c'est de notre plein gré que nous nous laissons immoler pour l'honneur de votre nom, comme des brebis destinées à la boucherie. Seigneur, nous avons placé en vous notre espérance, ne trompez pas notre attente.

Lorsqu'ils eurent cessé de prier, l'archange saint Michel descendit dans la prison au milieu des ténèbres de la nuit et dit aux courageux confesseurs : « Courage, petit troupeau ; ne craignez point ; car il plaît à votre père de vous procurer le royaume de Dieu par le moyen du saint martyre. » Les prisonniers

 

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rendirent d'ardentes actions de grâces à Dieu, qui daignait ainsi les soutenir.

Cependant un des gardes, touché de pitié à la vue des souffrances des martyrs du Christ, les engageait à prendre la fuite. Mais le bienheureux Aigulphe lui répondit : « Si nous demeurons en vie, c'est pour le Seigneur que nous vivons; si l'on nous fait mourir, c'est également pour le Seigneur que nous mourrons : que la volonté du Seigneur s'accomplisse en nous. » Puis les saints moines se mirent de nouveau à chanter au Seigneur : C'est vers vous, Seigneur, que nous levons les yeux. Enfin, on exécuta les martyrs en cette même île de Caprasia; on leur amputa d'abord les bras, puis on leur trancha la tête. Mais, avant de recevoir la mort, ils avaient obtenu des bourreaux un moment de répit pour se recommander à Dieu; et comme on voulait, selon la coutume, leur voiler le visage, ils répondirent : « Laissez-nous voir le ciel, afin que notre esprit se dirige plus facilement vers le Seigneur qui nous a créés. » Après avoir recommandé leur âme au Seigneur, ils se livrèrent avec fermeté et allégresse entre les mains des bourreaux, et rendirent à Dieu leur esprit en récitant les prières et en louant le Seigneur.

Dieu permit qu'un des compagnons d'Aigulphe, qui avait réussi à s'échapper, pût revenir à Lérins, et rapporter tout le récit du martyre des saints moines. Tous éclatèrent alors en sanglots, et envoyèrent immédiatement à l'île Caprasia quelques-uns d'entre eux pour en rapporter les corps sacrés des martyrs. Les envoyés recueillirent pieusement dans des corbeilles des reliques vénérables, qui exhalaient une odeur si suave qu'on eût cru le vaisseau chargé d'aromates ou de roses. Lorsqu'ils furent de retour à Lérins, le bienheureux Pigromo, successeur de l'abbé Aigulphe, ensevelit honorablement les ossements sacrés.

 

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LES DEUX SAINTS EWALD, PRÊTRES ET MARTYRS DANS L'ANCIENNE SAXE, VERS L'ANNÉE 695.

 

Bède, Histor. Angl., lib. V, cap. XI.

 

L'homme de Dieu Egbert, regrettant de ne pouvoir aller annoncer la foi aux Gentils (le Seigneur en effet lui avait fait connaître en songe qu'il devait demeurer en Angleterre pour le bien de la sainte Eglise), et voyant que Vitbert, qu'il avait envoyé à sa place, n'obtenait aucun succès, essaya de nouveau de confier le ministère de la prédication à des hommes saints et habiles, entre lesquels se distinguait, et par la dignité du sacerdoce et par le mérite de la vie, le célèbre Wilbrord. Le premier soin de ces 12 missionnaires, en abordant sur le continent, fut de se rendre auprès de Pépin, roi des Francs, qui les accueillit avec bonheur. Comme il venait de s'emparer tout récemment de la Frise citérieure, après en avoir chassé Radbod, il les envoya prêcher l'Evangile en ce pays. Pépin prit soin en même temps de seconder leurs efforts par son autorité impériale ; il défendit à qui que ce soit d'entraver leur action, et promit des récompenses nombreuses à tous ceux qui consentiraient à embrasser la foi. Le résultat de cette action combinée des prédicateurs et du roi fut, avec le secours de la grâce divine, que beaucoup de païens abandonnèrent en peu de temps l'idolâtrie et se convertirent à la foi du Christ.

L'exemple et les succès de ces premiers missionnaires gagnèrent deux autres prêtres anglais, qui depuis longtemps avaient

 

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quitté leur patrie pour embrasser la profession monastique en Irlande. Eux aussi résolurent de se rendre dans la province des anciens Saxons, pour voir si par leurs prédications ils ne pourraient pas conquérir quelques âmes au Christ. Ces deux prêtres qu'animait un même zèle pour la foi, portaient également le même nom : l'un et l'autre s'appelaient Ewald. Toutefois, pour les distinguer, on appelait l'un Ewald le Noir et l'autre Ewald le Blanc, à cause de la couleur différente de leurs cheveux. Tous deux étaient pleins de ferveur, mais Ewald le Noir l'emportait sur son compagnon par sa science des Lettres sacrées.

A leur entrée dans la province de Frise, ils allèrent demander I'hospitalité à un certain colon, et le prièrent de les adresser au gouverneur du pays, parce que, disaient-ils, ils avaient un message d'une grande importance à lui transmettre. Ces anciens Saxons n'avaient point de roi ; mais ils étaient gouvernés par des satrapes, qui, en temps de guerre, tiraient au sort pour savoir qui d'entre eux posséderait le gouvernement général durant tout le temps de la campagne. Celui qui est désigné a les pouvoirs de dictateur tant que dure la guerre ; mais, aussitôt après tous les gouverneurs redeviennent égaux. Le colon reçut les deux voyageurs, promit de les présenter, selon leurs désirs, au gouverneur dont il dépendait, et les retint quelques jours auprès de lui.

Mais les barbares ne tardèrent pas à s'apercevoir que ces étrangers appartenaient à une religion différente de la leur. Car ils vaquaient sans relâche à la psalmodie et aux oraisons ; en outre ils avaient apporté avec eux des vases sacrés et une table d'autel, et chaque jour ils offraient à Dieu le sacrifice de la Victime salutaire. Cette remarque indisposa contre eux les indigènes. Ils craignirent, si on leur permettait de voir le gouverneur, qu'ils ne réussissent à le détourner de ses dieux et à lui faire embrasser la nouvelle religion de la foi chrétienne. Ainsi toute la province serait amenée peu à peu à échanger contre un nouveau culte celui des aïeux. En conséquence, ils fondirent sur les missionnaires à l'improviste et les tuèrent : Ewald le Blanc fut égorgé ; quant à Ewald le Noir, il eut à endurer une longue série de tortures ; car on lui déchira successivement tous les membres. Les barbares jetèrent ensuite

 

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leurs cadavres dans le Rhin. Quand le gouverneur, à qui les deux martyrs avaient désiré s'adresser, apprit que les habitants de tel village les en avaient empêchés de cette façon, il entra dans une grande colère et envoya des troupes avec ordre de passer au fil de l'épée tous les habitants et d'incendier leur village. Les deux Ewald, prêtres et. serviteurs du Christ, souffrirent le martyre le 5 des nones d'octobre.

Les miracles ne manquèrent pas d'accompagner leur mort. En effet, leurs corps, jetés dans le Rhin par les païens, ainsi que nous venons de le dire, remontèrent d'eux-mêmes le courant du fleuve durant l'espace de quarante mille pas, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où se trouvaient leurs compatriotes. En outre, un rayon d'une lumière éclatante et allant de la terre jusqu'au ciel brillait durant la nuit au-dessus de leurs corps ; il s'avançait en même temps qu'eux, et se laissait voir parfaitement aux païens qui les avaient massacrés. L'un des martyrs, Ewald, apparut alors à l'un des missionnaires anglais, nommé Tilmon, homme noble et autrefois illustre dans le siècle, qui avait passé de la carrière militaire à l'état monastique, et lui apprit qu'il trouverait leurs corps au lieu où il apercevrait un rayon de lumière allant de la terre au ciel.

C'est ce qui arriva. Les saintes dépouilles des martyrs furent repêchées et on leur rendit les honneurs de la sépulture. Le jour de leur mort et celui de leur invention sont également fêtés avec dévotion dans le pays.

Quand le glorieux roi des francs, Pépin, eut connaissance de ce qui était arrivé, il envoya immédiatement chercher les reliques des deux martyrs et les déposa en grande pompe dans l'église de la ville de Cologne, située sur le Rhin. On rapporte qu'à l'endroit où les saints furent immolés, jaillit une source dont les eaux bienfaisantes enrichissent encore aujourd'hui le pays.

 

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SAINTE JULIE, VIERGE ET MARTYRE EN CORSE, VIe OU VIIe SIÈCLE.

 

Nous lisons dans la sainte Ecriture, mes frères : « Les Israélites raconteront ces prodiges à leurs enfants, afin qu'ils mettent en Dieu leur espérance, et qu'ils n'oublient pas tout ce que le Seigneur a opéré dans ses saints. » Or nous nous sommes naguère informés auprès des anciens des détails concernant la vie de la martyre sainte Julie et les luttes glorieuses qui lui procurèrent la palme du martyre. Ces anciens nous en rapportèrent ce qu'ils avaient eux-mêmes appris de leurs pères. Nous nous faisons un devoir de transmettre ce récit à la postérité, en nous appliquant, dans ces quelques pages, moins à l'élégance du style qu'à la simplicité la plus fidèle. Nous avons Craint, en effet, que la foi s'affaiblissant dans notre pays, on en vînt à oublier la passion d'une si grande martyre, qui, en répandant au Capo-Corso son sang pour l'amour de Jésus-Christ, a consacré toute notre province.

A l'époque où Carthage fut prise d'assaut, la B. Julie fut emmenée captive, et achetée par un nommé Eusèbe. Dans sa nouvelle condition, la vénérable martyre observa le précepte de l'Apôtre : elle obéit à son maître temporel, non pas uniquement pour lui plaire, mais pour plaire au souverain Seigneurs dont elle se déclarait publiquement la servante. Son maître: quoique païen, admirait le courage qu'elle déployait dans l'accomplissement de son service, et ne pouvait s'empêcher de vénérer la religion qui le lui inspirait. Dès que, ses occupations terminées, on lui permettait de se reposer, elle vaquait à la lecture ou s'adonnait à l'oraison. Mue par l'amour de Dieu, elle exténuait son corps par la privation de nourriture, et son maître ne put jamais, ni par les caresses ni par les représentations,

 

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obtenir qu'elle relâchât son jeûne un seul jour, sauf le dimanche de la Résurrection. Le jeûne faisait pâlir son visage, mais sa foi se maintenait ferme ; ses membres s'amaigrissaient au milieu de ces mortifications journalières, mais son âme, toute tournée vers les choses du ciel, s'enrichissait, par la méditation des paroles divines. Elle s'exténuait par les violettes de l'abstinence, et resplendissait par les lis de la chasteté.

Son maître Eusèbe, habitant la Palestine de Syrie, ayant fait un voyage en Gaule, pour y vendre de précieuses marchandises, fit un arrêt à Capo-Corso et nous y laissa le plus précieux de ses trésors. En effet, comme son vaisseau était amarré sur la côte, Eusèbe, ayant aperçu des païens qui offraient un sacrifice, se hâta de descendre pour aller y prendre part, et immola lui-même un taureau à ses démons. Tandis que les païens se livraient à la débauche, sainte Julie, restée sur le navire, soupirait à la vue de leurs égarements. Des satellites qui l'aperçurent, vinrent rapporter à leur chef Félix qu'il y avait sur le vaisseau une jeune fille qui se moquait du culte des dieux. Ce Félix, Saxon, fils de serpent, interpella aussitôt Eusèbe : «Pourquoi donc, lui demanda-t-il, tous ceux qui t'accompagnent ne sont-ils pas descendus pour prendre part au culte de nos dieux ? On me dit même qu'il y a là-bas une jeune fille qui tourne en dérision les noms de nos dieux. » Eusèbe répondit « J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'arracher à la religion des chrétiens, mais, sans y réussir ; j'ai usé de menaces pour l'obliger à embrasser notre religion, mais en vain. Aussi, je l'aurais depuis longtemps fait périr au milieu des supplices, si ses services, très fidèles d'ailleurs, ne m'étaient pas absolument nécessaires. » Félix le Saxon reprit : «Il faut absolument que tu la contraignes à sacrifier à nos dieux ; sinon cède-la-moi, je te donnerai en échange celle de mes meilleures servantes qui te plaira, ou bien le prix que tu demanderas.» Eusèbe répondit : « Tu me donnerais toutes tes richesses, que tu ne paierais pas encore le prix des services de cette fille. »

Le vénéneux serpent usa de ruse. Il fit préparer alors un grand festin durant lequel Eusèbe, enivré par les rasades, tomba dans un profond sommeil. Aussitôt la tourbe des gentils se précipite vers le navire, en tire sainte Julie et l'amène sur le rivage.

 

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Le Saxon Félix dit alors à la jeune fille : « Sacrifie aux dieux, et je te promets de payer à ton maître la rançon qu'il demandera pour toi, afin de te rendre à la liberté. » Sainte Julie répondit: « Ma liberté c'est de servir le Christ, que j'adore chaque jour dans toute la pureté de mon âme. Quant à votre erreur, non seulement je ne la respecte pas, mais je la déteste. » Félix ordonna de souffleter la jeune fille. Sainte Julie dit alors : « Si notre Seigneur Jésus-Christ a consenti à endurer, par amour pour moi, des soufflets et à recevoir des crachats, pourquoi ne serais-je pas heureuse d'endurer, moi aussi, des soufflets pour lui témoigner mon amour ? Je ne reçois pas de crachats, mais mon visage est baigné de mes larmes. » Le cruel serpent ordonna de lui tirer les cheveux. On tortura donc de cette façon la vénérable martyre de Dieu, puis on la flagella. Mais, au milieu de ces tourments, la sainte ne faisait que confesser sa foi avec plus d'ardeur : « Je confesse,criait-elle,Celui qui par amour pour moi a enduré le supplice de la flagellation. Car si mon Seigneur a été couronné d'épines à cause de moi, et a été suspendu à l'arbre de la croix, pourquoi refuserais-je de me laisser tirer les cheveux pour la confession de ma foi, afin de mériter de cueillir la palme du martyre » ?

Le serpent se hâta ; car il craignait de payer cher ses cruautés, si le maître venait à se réveiller, et il fit immédiatement clouer à une croix la sainte servante du Christ. Quand Eusèbe se réveilla,elle achevait de remporter la victoire ; et l'on vit, au Moment de sa mort, une colombe sortir de sa bouche et se diriger à tire d'ailes vers les cieux.

Elle consomma l'union avec son divin Epoux sur le lit de la croix par la pleine foi de sa confession et le signa par l'effusion de son sang. De saints moines qui vivaient dans l'île Marguerite (Gorgone) furent divinement informés du triomphe de la vierge. Aussitôt ils montèrent sur un vaisseau, mirent à la voile et, secondés par un bon vent, arrivèrent promptement au Capo-Corso. Là, ils trouvèrent tout ce que leur avaient révélé ès anges et, après avoir détaché de la croix le corps sacré de la martyre, ils le portèrent sur le vaisseau, et se hâtèrent, encore aidés miraculeusement par le vent, de regagner leur monastère. Ils rencontrèrent en route des moines qui venaient sur un

 

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vaisseau de l'île Capraria, et qui s'étonnèrent de ce que leurs confrères allaient si bon train, malgré les vents contraires. Ils s'approchèrent et demandèrent quelle vertu divine opérait ce prodige. Les moines de l'île Marguerite racontèrent tout ce qui venait d'arriver. Les moines de l'île Capraria, après avoir obtenu des reliques, retournèrent chez eux. Les autres, de retour dans l'île Gorgone, tirèrent du vaisseau le corps de la martyre, et trouvèrent sur elle le récit de sa vie, de ses luttes et de son triomphe écrit par la main des anges. Toute la communauté se réjouit à la vue de ce miracle, et après avoir embaumé les sain. tes dépouilles, elle les déposa dans un splendide tombeau. Cette translation du corps précieux de sainte Julie se fit le 11 des calendes de juin ; et les miracles se multiplièrent en ce lieu, pour la louange de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LA PERSÉCUTION ICONOCLASTE (726-842)

 

Il est intéressant de noter la distance qui sépare les controverses théologiques qui agitèrent l'Orient pendant les IVe, Ve et VIe siècles de la préoccupation qui donna naissance à l'hérésie Iconoclaste. Cette dernière n'offre plus rien des raffinements et des subtilités qui rendent si difficiles à saisir les nuances d'idées de ces hérésies célèbres qui furent le monothélisme, le monophysisme et leurs ramifications. Le culte des images, nus être prescrit par l'Eglise, avait été protégé par elle comme favorable au développement de la piété et à l'instruction des fidèles. Ce culte avait pris, particulièrement en Orient, un développement considérable. Il avait pu en résulter des abus, mais ceux-ci relevaient de la pratique individuelle ; cependant de très saints personnages frappés de ces abus et quelques autres opposés par principe à toute représentation iconique formaient un premier groupe d'opposition bientôt transformé jusqu'à devenir méconnaissable. On connaissait, dit Hergenröter, les images miraculeuses. Léonce, évêque de Néapolis en Chypre, fit ressortir, dans sa Défense du Christianisme, rédigée à la fin du VIe siècle, contre les reproches des Juifs, les merveilleux effets attachés au culte de certaines images vénérées, et il combattit en même temps ceux qui alléguaient contre ce culte des textes mal entendus. Dans l'Orient mahométan, le calife Yezid II (720-724), et déjà peut-être Yezid Ier (680-683), commença contre les images un assaut qui ne resta pas sans influence sur les chrétiens voisins de l'empire grec. Toutes ces causes suscitèrent enfin le parti des briseurs d'images (iconoclastes, iconomaques) qui se rattacha à d'anciens précurseurs, entre autres à Xénajas, évêque nestorien d'Hiérapolis. Au début du VIIIe siècle,

 

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ce parti comptait également plusieurs évêques, tels que Constantin de Nacolie, en Phrygie, Théodose d'Ephèse, Thomas de Claudiopolis, lesquels, ainsi que Beser, renégat de Syrie, jouissaient d'un grand crédit auprès de l'empereur Léon III l'Isaurien (716-741). Ils parvinrent sans peine à persuader à ce prince grossier et inculte que le culte des images était un retour à l'idolâtrie, un obstacle à la conversion des Juifs et des mahométans, une cause de décadence pour son empire. Léon III espérait obtenir l'abolition du culte des images sans se départir des voies de douceur, il fut bientôt entraîné fort loin de ses premiers desseins. Dès 726, on mit la main à l'oeuvre de destruction en renversant du portail d'airain du palais impérial la célèbre image du Christ appelée Antiphonètes. Quelques insurrections éclatèrent dans les provinces, elles furent réprimées avec une rigueur barbare. Le patriarche de Constantinople, Germain, fut contraint de quitter son siège, et l'oeuvre de destruction s'accomplit avec un acharnement inouï. Les moines qui s'occupaient beaucoup de peinture furent particulièrement maltraités.

Le pape Grégoire II intervint avec une extrême vigueur (vers 727), mais Léon III s'obstina dans sa politique, et une nouvelle lettre du pape le rendit plus acharné encore que par le passé. Un concile réuni à Rome (novembre 731) par Grégoire III décida que quiconque enlèverait, détruirait ou déshonorerait es images du Christ, de sa mère, des apôtres, des saints, fierait excommunié. Ce n'est pas seulement en Occident que se manifestait la résistance.. En Orient, dans la partie du pays soumise aux Sarrasins, la défense des images s'incarna dans le célèbre Jean Damascène, moine de la laure de Saint-Sabas, en Palestine ; il mourut en 754, ayant eu le temps d'organiser dans les patriarcats d'Orient la résistance aux nouveautés byzantines.

Le règne de Constantin Copronyme (741-775) fut signalé par de nouvelles violences. En 754, un conciliabule de 338 évêques se tint à Constantinople. L'empereur, s'appuyant sur les décisions hérétiques rendues, voulut achever l'oeuvre entreprise sous le règne de son père. On détruisit, on souilla, on badigeonna les peintures, on brisa ou bien on fondit les statues. Tandis

 

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que la plupart des évêques souscrivaient aux volontés de l'empereur et aux décrets de son concile, les moines résistaient vaillamment. Plusieurs s'enfuirent dans le nord, vers la Scythie, ou vers l'ouest, dans la direction de l'Italie, où ils furent bien accueillis. Après les malheureuses guerres des Bulgares (756 et 760), la persécution devint encore plus terrible : plusieurs moines furent maltraités et mis à mort, les monastères détruits et livrés aux flammes. Pierre le Calybite, qui qualifiait l'empereur de nouveau Julien, de second Valens, fut battu de verges jusqu'à la mort (16 mai 761). Etienne, abbé de la Montagne-Saint-Auxence, fut mis à mort après un long martyre, pour avoir rejeté le concile des iconoclastes (28 nov. 767). Plusieurs autres moines furent torturés, mutilés et livrés aux flammes ; des églises profanées, des couvents convertis en casernes et abattus. Constantin, voulant abolir les moines, leur ordonna de se marier, leur défendit de porter leur costume, livra à la risée du peuple et aux supplices ceux qui s'obstinèrent, tandis qu'il récompensait et honorait les apostats.

Bientôt sa tyrannie s'étendit aux laïques : il obligea ses sujets à promettre par serment qu'ils n'honoreraient aucune image et persécuteraient tous les moines indistinctement. Le patriarche Constantin Il fut contraint de jurer du haut de l'ambon, la croix à la main, et, à dater de ce jour, quoiqu'il eût été moine, il mena une vie toute profane. Les reliques aussi devinrent bientôt un objet de persécution. Celles de sainte Euphémie furent enlevées de la magnifique église de Chalcédoine et jetées dans la mer ; mais de pieux fidèles les recueillirent près de Lemnos et les conservèrent secrètement. L'invocation des saints ne fut pas épargnée.

Le successeur du tyran Copronyme fut Léon IV Chazare, plus favorable à l'orthodoxie. Celui-ci laissa un fils mineur sous la régence de l'impératrice Irène. On assista alors brusquement à un revirement complet vers l'orthodoxie. L'impératrice restitua à l'église principale de Constantinople une couronne précieuse que lui avait donnée l'empereur Maurice, et que son mari avait enlevée pour satisfaire sa passion des pierreries ; elle fit ramener solennellement à Chalcédoine les reliques de sainte Euphémie conservées à Lemnos, rendit aux monastères

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leur pleine liberté et laissa à chacun la faculté de faire des images et de les honorer. Elle eût volontiers aboli les lois des empereurs iconoclastes et rétabli la communion ecclésiastique avec Rome, selon les nombreuses invitations du pape Hadrien Ier, mais elle voulait par-dessus tout ménager l'armée, qui avait été fanatisée contre les images pendant les trois derniers règnes. Des négociations furent conduites entre le pape Hadrien Ier et Byzance en vue d'aboutir à la convocation d'un concile oecuménique destiné à restaurer l'othodoxie. Ce concile s'ouvrit en août 786, à Constantinople ; mais une révolte de soldats obligea de le dissoudre, il fut transféré à Nicée (787), Le concile porta 22 canons, dont plusieurs réhabilitaient le culte des images, qui fut rétabli immédiatement dans l'empire grec, à la grande satisfaction du peuple et des moines. La communion religieuse fut rétablie avec Rome.

L'impératrice régente Irène ne put garder toujours le gouvernement et se trouva contrainte de le partager avec son fils Constantin VI. Celui-ci, ayant divorcé (janvier 795), épousa une dame de la cour, nommée Théodote, parente du fameux abbé Théodore le Studite, et ce divorce provoqua une recrudescence de persécution contre ceux qui y étaient opposés. Cette fois encore le culte des images servit de prétexte aux violences. Grâce aux écrits de Théodore Studite, nous pouvons nous former une idée d'ensemble suffisamment exacte et complète de la persécution iconoclaste. Nous citerons le résumé qu'en a donné un des savants de notre temps qui connaissent le mieux les documents de cette époque (1) :

Au début, la persécution ne fut point sanglante, au moins en public, par ce calcul de ne pas rehausser de l'auréole du martyre ceux qu'on poursuivait ; mais on n'en menaçait pas moins ceux qui soutenaient les moines poursuivis. Au reste, les défections furent lamentables. A Constantinople, tous les prêtres et les clercs des ordres mineurs cédèrent aux circonstances, hormis le clerc Grégoire, qui fut relégué dans une île. Presque

 

(1) A.TOUGARD, La persécution iconoclaste d'après la correspondance de saint Théodore Studite, dans la Revue des Quest. histor., 1891, t. L, p. 80 sqq.

 

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tous les abbés et les moines de la ville et des faubourgs, avec les religieuses et les chanoinesses, abandonnèrent la foi orthodoxe. Sont pourtant cités parmi les abbés fidèles ceux de Cathara, de Picridius, de Paulopetrius, d'Agrau, de Delmate et de Pélécète.

Au début, la plupart des abbés résistèrent : et celui des Céramées, après un instant de défection, renouvela la lutte contre l'hérésie. « Les divins autels sont profanés, écrit saint Théodore ; l'enlèvement des images vénérées a fait perdre aux temples saints tout leur éclat. Presque partout les âmes faiblissent et donnent aux impies des attestations d'hérésie. Il en est peu qui résistent, et ceux-là passent par le feu des afflictions. Entre les évêques, ceux de Smyrne et de Cherson sont tombés ; parmi les abbés, ceux de Chrysople, de Dios et de Chara, avec presque tous ceux de la capitale. En Bithynie, grâce à Dieu, on résiste. Personne chez les laïques n'est demeuré ferme, sauf Peximénite, qui a été fouetté, puis banni. Un seul des clercs est cité, l'admirable Grégoire ; mais il y a jusqu'à six abbesses détenues dans les monastères. » Le saint ajoute ailleurs, à deux re-prises, mais sans détails malheureusement, que ses moines luttent courageusement : u Ceux qui refusent d'obéir, les icono-

clastes les mettent en prison, les frappent, les étouffent, les a accablent, les tourmentent, les exilent, les enchaînent, et e inventent contre eux toute sorte de mauvais traitements. » Et alors que Grégoire était encore le seul membre du clergé de la capitale que la persécution eût atteint, le Studite lui écrit : « Où est l'assemblée des prêtres ? Où sont les ordres mineurs ? O ruine ! Ils sont devenus des hommes de ce temps ! » Et dans sa lettre précédente il demande encore : « Reste-t-il à Byzance quelques lueurs d'orthodoxie ? Ou tous ont-ils fléchi et sont-ils devenus en même temps des hommes inutiles ? » En présence de l'audace des persécuteurs, Théodore s'écrie. : « Qu'arrivera-t-il de nous si, ayant pour roi le maître de toutes choses, nous n'osons pas même parler en secret aux hommes e même foi ? Aussi est-il dit par manière de grand reproche : « La bouche des hommes pieux garda le silence. » Cependant on nous ordonne de fuir la tentation : il faut donc prendre un

 

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moyen ferme. Et si après cela, la persécution nous atteint, bienheureux serons-nous. »

Malgré cette sage réserve, la constance du Studite exaspéra tellement le gouvernement impérial que, dans une de ses phases, la persécution tomba exclusivement sur ses moines. Néanmoins, la forte organisation de la vie monastique résista très bien aux fureurs du despotisme byzantin. En règle générale, les moines jetés hors de Stude ne vivaient pas isolés les uns des autres, « ce qui n'eut été, remarque leur abbé, ni saint, ni sans danger. » Un groupe de frères put même se réunir sous la conduite du frère Philippe, choisi pour cette fonction par deux dignitaires, et approuvé par le saint. Les rapports entres les moines furent même encore assez suivis pour que, à la demande de l'économe, le frère Eleuthère, cordonnier, pourvut à la chaussure de la communauté.

Jusqu'ici nous avons vu surtout la condition des personnes. Voici maintenant la situation matérielle. On ne sera pas surpris d'y voir reproduites les répétitions, si naturelles dans une correspondance étendue ; elles témoignent à merveille des calamités les plus sensibles. « Déjà tous les autels ont été souillés ; tous les édifices sacrés le sont à leur tour. Toutes les réunions suivent l'hérésie. Notre temps diffère à peine du paganisme. » — « De là vient la détention du patriarche, l'exil et la déportation des archevêques et des prêtres, les entraves et les chaînes de fer des religieux et des religieuses, leurs tortures et enfin leur mort. O parole affreuse ! La vénérable image du Dieu sauveur, que les démons mêmes redoutent, est couverte d'insultes et tournée en dérision, non seulement dans la ville impériale mais encore dans toute la contrée et dans toute la bourgade. Les autels sont détruits, les sanctuaires déshonorés, les choses saintes profanées. Ceux qui demeurent fidèles à l'Evangile ont versé leur sang, et le versent encore ; et ceux qui restent sont poursuivis et exilés. » Tels sont les termes de la lettre au souverain pontife Pascal Ier. Mettons en regard un fragment de la missive au patriarche d'Alexandrie :

« Les autels ont été sapés, les sanctuaires du Seigneur anéantis, dans les maisons, et dans les appartements des hommes et des femmes, les anciens comme les nouveaux. Spectacle lamentable

 

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de voir ainsi les églises de Dieu dépouillées de leur parure propre. L'Arabe qui vous opprime eut peut-être agi avec plus de retenue... Les évêques et les prêtres, les moines et les séculiers, tout sexe et tout âge, les uns ont fait naufrage dans la foi, les autres dont la pensée n'est pas encore au fond de l'abîme, ont à moitié participé à la communion hérétique, par crainte de la mort corporelle. Il en existe qui n'ont pas fléchi le genou devant Baal : d'abord, le premier de tous, notre Chef sacré, puis les évêques et les prêtres du Seigneur, les moines et les religieuses. Les uns ont éprouvé les insultes et les fustigations, les autres les liens et la prison, ne recevant qu'un peu de pain et d'eau. Il y en a eu de relégués par le bannissement, de réduits à vivre dans les déserts, sur les montagnes, dans des cavernes et des grottes de la terre. Plusieurs après avoir été fouet-tés s'en sont allés vers le Seigneur, comme des martyrs ; quelques autres mis dans des sacs, ont été, durant l'obscurité, précipités à la mer, comme on l'a su de ceux qui l'avaient vu. Qu'y a-t-il encore ? On anathématise les Saints Pères, on exalte les impies, les enfants apprennent la doctrine de l'impiété, dont le volume est donné à leurs maîtres. Plus de refuge pour le corps sur le globe. On ne peut proférer une parole pieuse : car on est surveillé de près. Il faut que l'homme se défie de sa femme. Les délateurs et les rédacteurs de rapports sont payés tout exprès pour cela par le pouvoir, afin de noter en quoi on ne parle pas selon le bon plaisir de sa Majesté, ou on ne participe point à l'impiété. On possède quelque livre parlant des images, ou quelque image elle-même ; on a accueilli un fugitif, on a servi ceux qui sont captifs pour Dieu : est-on surpris ? Aussitôt on est enlevé, flagellé, banni : de là des maîtres qui se jettent aux pieds de leurs esclaves, par crainte de la délation.

« L'empereur poursuit, dans leurs représentations, le Christ, sa mère et ses serviteurs ; partout où il les trouve, il les détruit et les brûle. De là, les autels ruinés, les saints lieux flétris, les vases sacrés consumés, et il n'existe aucune partie de son empire qui demeure à l'abri de ces ravages. Bien plus, si l'on trouve quelqu'un qui ait caché une vénérable image ou des tablettes qui portent quelque chose d'écrit à ce sujet, aussitôt il est arrêté, déchiré à coups de fouet, et endure toute sorte

 

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d'autres souffrances. De là l'effroi, l'épouvante et la stupeur à l'égard de tout homme ; en sorte que le frère maudit son frère, et que l'ami se détourne de son ami. Un synode a confirmé la suprême impiété du synode précédent et frappe d'anathème le concile orthodoxe. Les prêtres ont perdu l'esprit et n'ont point recherché le Seigneur ; à fort peu d'exceptions près, composées d'évêques et de prêtres, de moines et de religieuses et par la grâce de Dieu, de l'archevêque, notre chef suprême. Parmi eux, les uns ont été fouettés, d'autres bannis, d'autres emprisonnés. Quelques-uns, à la suite de ces châtiments, sont sortis de ce monde après avoir remporté la couronne du combat... On nous enlève, dit plus loin le Studite, les cantiques qu'une antique tradition nous a laissés, où se chante quelque chose sur les images. Et on chante en échange les nouveaux dogmes impies exposés en public ; il y en a d'autres que les maîtres transmettent aux enfants.

« Les saints autels ont été souillés, mande le Saint aux moines de saint Sabas, les temples du Seigneur flétris, offrant un objet de deuil à qui les contemple en toute ville et région de cette obéissance et dépouillés de l'ornement qui leur est propre, de la divine beauté. Les vases sacrés sont fondus, les vêtements sacrés sont livrés au feu, avec les dessins sur les tableaux et les livres où se lit quelque chose sur les images. Le grand mystère de l'incarnation est tourné en ridicule. Il en résulte des perquisitions et des enquêtes et par individu et par demeure, des terreurs et des menaces, pour ne laisser hors de la saisie des hérétiques aucune image, et bien moins encore toute sorte d'images. Les prêtres s'écartent de la loi ; les moines cessent de l'être par leurs violences contre leurs frères. Les disciples s'élèvent contre leurs maîtres, et obtiennent le supériorat comme prix de leur défection. Quiconque se distingue par ses fureurs contre le Christ, se rend aussi digne de plus d'honneurs ; pour ceux qui résistent, les fouets, les liens, les prisons, les tortures de la faim, l'exil, la mort. Le sacerdoce n'est point respecté par les impies, la vieillesse n'est point pour eux un objet de pitié, non plus que la pratique de la piété, ou ce qui d'ordinaire mérite la compassion. Il n'y a qu'une loi, la volonté du prince ; un souci, y contraindre tout le monde. Les déserts sont peuplés de

 

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ceux qui ont fui ; les rochers et les cavernes de ceux qui s'y sont réfugiés ».

Enfin,voici ce que le saint mande à la laure de saint Chariton :

« On exige par écrit des attestations d'impiété ; la participation à la communion impie est l'objet de grandes recherches et enquêtes, de façon à ce qu'aucun homme ne puisse s'en préserver. Car il faut de deux choses l'une : ou adorer une image d'or (sans doute le veau d'or, désignation méprisante de la puissance impériale) ou se soumettre à la flamme cruelle des tortures. Et d'ailleurs ceux qui n'ont pas fléchi sont aisés à compter.... Qui-conque est surpris cachant un seul fidèle court grand risque ; et encore quiconque, même en secret, fuit la communion détestable, ou garde une image ou un livre qui en traite. La bouche des hommes qui ont des sentiments de piété est réduite au silence ; la langue blasphématrice a toute liberté. C'est maintenant, dit-elle, qu'on a fait disparaître les abominations du polythéisme païen, qu'on a purifié l'Eglise, qu'a brillé la lumière aux yeux des chrétiens retenus dans les ténèbres de l'ignorance. »

Chaque jour on entendait dire : l'un vient d'être arrêté, l'autre d'être jeté en prison ; cette religieuse a été flagellée, cette autre bannie. Bien des gens et aussi des amis de saint Théodore évitaient même de le saluer. Le Studite remarque que Dieu a permis la dispersion causée par la persécution, pour illuminer des lumières de la foi beaucoup d'hommes qui n'y étaient pas encore initiés. En 797, l'impératrice Irène détrôna son fils et il se produisit un revirement complet. Théodore put s'occuper de relever les ministères de Saccudium et de Stude et la paix religieuse parut rétablie.

« Léon l'Arménien (813-820) étendit ses recherches sur ceux qui n'étaient pas ses sujets, les saisit, les tua, les extermina. Son traitement le plus doux fut de les jeter en prison, après les avoir cruellement flagellés. Quelques-uns néanmoins, l'abbé Eustrate entre autres, se vantaient d'avoir conservé leur église et leurs images et d'être restés en communion avec le patriarche. Le saint, remarquant qu'aucun de ceux qui ont hardiment confessé la foi n'a évité la prison ou du moins l'exil, conclut de ces avantages qu'ils ont vraiment trahi la bonne cause.

En décembre 814, Léon essaya de faire entrer le patriarche

 

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de Constantinople dans ses vues, en alléguant les maux que le culte des images avait procurés à l'empire, l'opinion du peuple, le silence de la Bible sur les images. L'empereur n'étant que laïque, Nicéphore se borna à lui opposer la tradition de l'Eglise, qui devait lui suffire, s'il était encore catholique, il releva en même temps l'inconséquence des adversaires qui ne laissaient pas d'honorer le livre des Evangiles et le signe de la croix. Léon, mécontent de cette réponse, s'appuya sur les nombreux théologiens de son parti. En vain le patriarche lui envoya-t-il dans la suite plusieurs savants évêques et abbés pour lui suggérer de meilleurs sentiments, Nicéphore rejeta la proposition d'une conférence avec les adversaires des images, parce que la question avait été définitivement vidée par le septième concile oecuménique, et il assembla lui-même à Sainte-Sophie les évêques et les archimandrites, pour prononcer l'excommunication contre l'évêque Antoine reconnu parjure et renouveler la promesse de rester inviolablement attachés à la doctrine de l'Eglise. Plusieurs laïques se groupèrent autour de Nicéphore et de son clergé, et persévérèrent toute la nuit en prières avec eux.

La colère de l'empereur, quant il apprit cette réunion, fut extrême, et déjà les soldats portaient la main sur l'image de Jésus-Christ que l'impératrice Irène avait fait:rétablir sur la porte d'airain. L'empereur cependant se contenta de mander au palais le patriarche (815). Nicéphore s'y rendit escorté d'évêques, de moines et d'abbés. L'empereur prononça un discours contre ce qu'il nommait une idolâtrie et proposa une conférence contradictoire. Le patriarche et les évêques s'y refusèrent pour différents motifs ; un des plus animés d'entre eux était le Studite qui s'expliqua longuement sur la distinction des deux puissances, — religieuse et civile, — et sur les devoirs d'un empereur chrétien envers l'Eglise. Léon se plaignit que ce moine l'avait traité sans ménagements. «Il mérite la mort, mais je ne veux pas lui donner la gloire du martyre. » L'assemblée fut chassée du palais ; les moines se joignirent à l'abbé Théodore qui les anima à soutenir la lutte. On leur interdit de se réunir et d'agiter aucune question religieuse ; ils devaient garder le plus strict silence et s'y obliger en donnant leur signature. Théodore s'y refusa et son exemple soutenait le patriarche Nicéphore qui fut

 

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contraint d'abdiquer et de se retirer en exil de l'autre côté du Bosphore (mars 815). Il continua de défendre de vive voix et par ses écrits la doctrine de l'Eglise. Une grande partie du troupeau lui demeura fidèle, tandis qu'un patriarche intrus était établi le 1er avril 815 sous le nom de Théodote Ier. Il célébra un concile, qui rejeta le 7e concile oecuménique et proclama à sa place le conciliabule de 754. Les évêques, les prêtres et les laïques récalcitrant furent frappés d'excommunication et gravement maltraités. A dater de ce jour, les iconoclastes occupèrent de nouveau le siège patriarcal pendant 27 années, et la persécution contre les catholiques recommença.

L'abbé de Stude était devenu le centre intellectuel et le premier personnage du parti orthodoxe. Les mauvais traitements auxquels il fut soumis ne refroidissaient pas son ardeur et ajoutaient au respect et à l'attention qu'on lui témoignait. Il put aire plusieurs conversions retentissantes qui aggravèrent sa situation. En 819, il fut déporté à Smyrne, dont l'évêque iconoclaste le maltraita fort. Les monastères de Stude et de Saccadium furent placés sous le gouvernement de l'abbé Léonce. La persécution était redevenue générale.

Enfin, l'avènement de Michel le Bègue (820) amena un ralentissement de la persécution « dans toutes les provinces et toutes les villes ». Le saint, « au su de l'empereur », est auprès de Constantinople, visite ses moines et en est visité.

« La tourmente qui ébranla si profondément l'Eglise d'Orient provoqua dans la discipline ecclésiastique un certain nombre de mesures d'exception qui ne sont pas l'épisode le moins curieux de l'histoire byzantine au IXe siècle.

« D'après une règle déjà en vigueur, les prêtres qui s'étaient engagés dans l'hérésie, étaient suspens à vie, à moins que n'intervînt une décision canonique contraire,solennellement rendue, et sauf urgence grave. Le patriarche ne leur permettait même pas de bénir solennellement la table. Celui qui donnait sa signature aux iconoclastes était interdit et devait faire pénitence jusqu'à ce qu'un synode l'eût réhabilité : s'il a communié chez eux, il sera un an ou deux privé de la communion. Le prêtre qui avait communiqué avec les hérétiques pouvait, en cas de nécessité seulement, « baptiser, enterrer, donner l'habit monastique,

 

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dire l'évangile au choeur pendant les matines, faire la bénédiction solennelle de l'eau à l'Epiphanie et donner les sacrements consacrés par un prêtre fidèle ». Le saint avoue que ce' n'est là que son avis personnel. Comme il n'a, point été rendu de décision épiscopale à laquelle tout le monde doive se soumettre, si d'autres ecclésiastiques, égaux ou supérieurs en dignité, en décident autrement. Théodore ne réclamera pas. Son sentiment n'en fut pas moins adopté par les confesseurs de la foi, les archiprêtres et les abbés. Enfin, manger avec les hérétiques était pour les prêtres un motif de suspense ; et ils ne pouvaient s'asseoir à la table des orthodoxes ni reprendre les fonctions sacrées, sans une pénitence de deux ou trois carêmes.

« Quant aux moines, ceux qui, étant devenus iconoclastes, s'étaient ensuite repentis, demeuraient privés de la communion jusqu'au rétablissement de la paix : que si elle tardait à se rétablir, un synode y pourvoirait. Certains moines fréquentaient in-différemment les premiers venus, mangeaient ou priaient avec eux : ces religieux n'étaient plus ensuite admis à la table et à l'office de leur communauté. Enfin, les apostats repentants pouvaient bénir la table en particulier et même en public.

« Le lecteur devenu inconoclaste ne pouvait, pas plus que le prêtre, exercer ses fonctions avant la tenue du concile. Théodore veut en outre qu'il soit bien arrêté qu'on n'entretiendra aucun rapport avec ceux qui auront donné leur nom à l'hérésie. On pouvait enfin prier pour un déserteur de la foi orthodoxe qui s'était repenti à l'heure de la mort, mais non pas pour celui qui n'avait alors reçu que les sacrements des hérétiques.

« Quant aux églises, on ne pouvait naturellement entrer dans celles des hérétiques,et celles dont les catholiques se ressaisissent, après que les iconoclastes y ont fait leurs offrandes, ne sauraient servir au culte orthodoxe sans la permission de l'évêque. Il n'était pas permis davantage aux catholiques de célébrer dans une chapelle non encore livrée au culte, mais faisant partie d'une église possédée par les hérétiques. Défense pareillement d'entrer dans les cimetières occupés par les iconoclastes, même lorsqu'il s'y trouvait des corps saints, si ce n'est par nécessité et uniquement pour vénérer leurs reliques. La persécution amena à faire autoriser les simples prêtres et même à leur défaut les moines, à imposer la pénitence. Les prêtres ordonnés à Rome, à Naples ou en arche (curieux témoignage de la fréquence des relations avec ces régions éloignées), sans proclamation (akerukton) et qui n'étaient attachés à aucun diocèse, pouvaient être accueillis, à cause de la difficulté de ces temps de persécution.

«Terminons ces généralités par un détail qui rappelle que le fanatisme byzantin a toujours eu quelque chose de spécialement odieux. On ne se contentait pas en effet de tourmenter physiquement les fidèles, on les faisait encore communier de force. Plusieurs textes de notre saint concernent cette monstruosité d’où résultaient d'affreuses profanations. « La participation est volontaire, dit-il, si on ouvre de force la bouche d'un catholique et qu'on y verse la communion hérétique, ce qu'ont fait les hérétiques anciens et ce que font, à ce que j'ai ouï dire, les ennemis, actuels du Christ. » Il y en avait qui rejetaient en secret hostie des iconoclastes. Théodore leur applique ces paroles : « Ils ont aimé la gloire des hommes plus que celle de Dieu. »

« Après les souffrances de l'Eglise, voyons maintenant les tribulations des personnes, en nous bornant toujours aux renseignements les plus caractéristiques.

« Différents évêques, dont le nom n'est pas cité, furent exilés, notamment en Crimée, d'où ils députèrent le moine Agapit pour visiter e le chef divin et le plus élevé », et aussi l'abbé de Stude. Saint Théodore leur envoya des secours. Parmi les renseignements anonymes figure encore la recommandation du saint de s'attacher au métropolitain, « qui, parmi les évêques, grandement lutté pour Dieu. »

« Joseph, archevêque de Thessalonique et frère du saint, Souffrit trois fois l'exil et la prison. Sans avoir autant d'influence que Théodore sur les affaires ecclésiastiques, il se montra digne d'un tel frère, à en juger par cette seule phrase de l’abbé de Stude: « Tandis que beaucoup de pasteurs se sont follement égarés en ne cherchant pas Dieu, tu as été, pour si dire depuis ton épiscopat, dans les prisons, dans les déserts, dans les privations, dans les gênes, dans les travaux, dans les larmes, dans les angoisses et dans toute sorte d'occasions. »

« L'évêque de Chio avait abandonné l'orthodoxie. Le saint avait pas voulu le recevoir, mais n'avait pas laissé de lui répondre.

 

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Cette fermeté mêlée d'égards porta ses fruits. Le prélat repentant se démit de son siège. Suivant les règles énoncées plus haut, il dut se tenir éloigné des saints mystères, et faire pénitence jusqu'à la paix de l'Eglise.

« Théophile, évêque d'Ephèse, fut maltraité jusqu'au sang, puis battu et exilé. Celui de Milet, Ignace, fut arrêté, dépouillé de tous ses biens et envoyé en exil. Le premier qui affronta la persécution fut Euthyme,évêque de Sardes. Il subit un long exil et fut « renversé à terre par une assemblée digne de Caïphe ». Jean, titulaire du même siège, traduit devant une assemblée hérétique, fut moqué, frappé à coups de poings et accablé d'insultes et d'ignominies. L'archevêque de Durazzo ramena de l'hérésie le moine Denys. L'évêque Léon, dit Baleladès, fut persécuté en Chersonèse.

« Après ces hommes dignes d'admiration,il faut bien mentionner les malheureux infidèles à leur devoir. De ce nombre fut l'évêque Démétriade, imité en cela par celui de Chrysople, fort zélé, comme le prélat de Nicée, pour l'économe Joseph, qui avait béni l'union adultère de Constantin. Le métropolitain Grégoire tomba aussi dans l'hérésie. Enfin le saint appelle très impie l'évêque de Smyrne.

« L'état monastique est naturellement celui qui occupe la plus large place dans la correspondance du Studite, mais il faut encore ici regretter le laconisme extrême de ces informations elles méritent néanmoins d'être recueillies, puisqu'elles font défaut ailleurs.

« Quelques abbés saisis par l'empereur ne s'élevèrent pas contre la persécution, ils s'engagèrent même, par écrit, à ne pas avoir entre eux de conférences et à ne pas enseigner. Dans une circulaire destinée à soutenir le courage des moines, Théo-dore apprécie sévèrement cette conduite.

Après avoir d'abord «bien répondu », l'abbé de Medicios avait lâchement trahi sa foi. Il reconnut sa faute et partit, de lui-même, en exil. L'abbé Basile avait communiqué avec les iconoclastes, laissé enlever les saintes images et souscrit à l'hérésie (ce que le Studite dit qu'il faut entendre d'une simple croix apposée à la formule). Or, cet abbé, revenu aux bons sentiments, s'excuse de ne pouvoir accomplir entièrement la pénitence

 

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ordinaire. Le saint décide qu'il s'abstiendra encore un an des saints mystères, qu'il fera (non toutefois en maladie) les prières et les génuflexions accoutumées, et enfin une aumône convenable ; il se retirera en outre dans quelque lieu désert. Théodore fait ailleurs, en apprenant sa mort, un bel éloge de l'abbé Laurent, plusieurs fois persécuté et exilé pour la foi.

L'abbé Antoine fut le seul fidèle entre presque tous les abbés de la capitale et des faubourgs. L'abbé Epiphane était détenu à Nicée. Théodore demande s'il reste encore des orthodoxes dans cette ville. Un ancien pêcheur, l'abbé Hilarion, d'abord disciple du saint, fut proscrit et battu de verges. La persécution l'obligeait à pêcher pour gagner sa vie, aussi bien que le moine Nil.

Cent coups de fouet furent donnés à un abbé qui n'est pas nommé. L'abbé Ignace était tombé ; mais il se releva par la pénitence que Naucrace lui imposa. Nous pouvons clore cette liste d'abbés par un nom illustre entre tous, celui de saint Théophane, le célèbre annaliste. Il fut également arrêté, malgré son grand âge et une maladie qui le faisait extrêmement souffrir, en le retenant au lit. Il fut arraché à sa communauté pour être jeté en prison, où il manqua des soins nécessaires. Rien ne put néanmoins le fléchir ; mais il demeura ferme et répondit généreusement aux interrogatoires.

La circulaire dont il vient d'être parlé était destinée à prévenir les suites de la lâche condescendance des abbés, elle contient plusieurs maximes et réflexions excellentes ; en voici quelques-unes:

« Ces abbés devaient édifier les orthodoxes, affermir les monastères, fortifier ceux qui souffrent dans l'exil. Qu'avons-nous donc à préférer nos monastères à Dieu, et leurs agréments aux désagréments que nous souffrons pour la vertu ? Où est la gloire et la force de l'ordre monastique ? Mais les abbés allèguent, dit-on, pour leur défense : Que sommes-nous ? D'abord, ce sont des chrétiens, qui maintenant doivent absolument parler ; puis des moines, qui ne doivent se laisser entraîner par quoi que ce soit, n'ayant aucune attache au monde, ni aucune influence ; enfin ce sont des abbés, qui doivent et faire disparaître les fautes des autres, et ne donner eux-mêmes aucun

 

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scandale. Or, si le silence est une sorte de consentement, de quelle gravité est-il de garantir par écrit ce silence devant toute l'Eglise ! Vienne quelqu'un, abbé ou autre, s'enquérant de la vérité, que répondra l'abbé ? Sans doute : J'ai reçu des instructions pour ne pas parler. Plaise à Dieu qu'il s'en tienne là, et n'ajoute pas : Même pour ne pas vous recevoir dans le monastère, ni manger avec vous. »

Un certain nombre de moines dissimulèrent leur costume monastique sous des habits laïques. Dix autres se cachèrent, ce dont le saint les félicite. Huit moines furent flagellés en une seule fois, aussi bien que dix autres. Les tortures laissèrent inébranlables dans la foi un troisième groupe de religieux ; mais quelques autres faiblirent misérablement. Il y en eut plusieurs qui, tout en paraissant orthodoxes, tenaient pour indifférent de recevoir la bénédiction ou la communion des iconoclastes, et de suivre leur psalmodie. « Ceux-là, dit le saint, sont condamnés, leur enseignement est pervers. »

Bon nombre de moines de Stude furent bannis jusqu'en Grèce. L'abbé leur recommande la fidélité aux devoirs monastiques, spécialement à la psalmodie. Il ne veut point qu'ils amassent de l'argent, pour le distribuer plus tard aux parents et aux amis ; car le couvent prendra soin d'e'ux. « Cette bête, disaient plusieurs (à ce qu'on lui a apporté), ce vêtement, cette autre chose, je veux le laisser à un tel. — O pitié, ô folie ! s'écrie le saint. Un tel homme n'est pas de la communauté : c'est un étranger et un sacrilège ! » D'autres avaient pu rester dans la ville en se dispersant. Or, par un usage local des plus remarquables, les familles pieuses les mandaient parfois pour psalmodier. Mais . cela n'allait pas toujours sans difficulté.

« Tu m'as devancé, disait l'un, et tu ne m'as pas attendu ! Tu as mangé ton dîner, s'écriait un autre, et tu ne m'y as pas appelé ! Ce sera moi, protestait un troisième, qui ferai maître chantre, et non pas toi. » Tout cela se passait dans l'église, en présence de ceux qui les avaient appelés, et retombait sur le saint. « Tels moines, tel abbé », entendait-il dire, parmi d'autres plaintes sur les disputes de ses disciples et sur leurs excès de table.

Une des conséquences de la persécution fut de désorganiser la

 

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vie monastique. C'est ainsi, comme le saint l'apprend, que ses moines ne résident plus d'une façon stable, qu'ils changent de séjour et de compagnon, ou vivent solitaires, ont leur cellule dans une maison que fréquentent des femmes, habitent un monastère de religieuses, se trouvent avec des jeunes filles ; d’autres achètent des esclaves et les logent avec eux, ou acquièrent des champs. L'abbé n'a pas de peine à leur démontrer que tout cela est contraire à leur vocation. Il insiste ailleurs sur la pratique du jeûne, du . carême et sur la nécessité d'éviter le sexe (tout en rappelant que saint Athanase fut soigné sept ans par une femme), la solitude, l'amour de l'argent, l'achat des esclaves et l'intempérance.

Bien qu'on voie de nombreux studites abandonner le saint, lorsqu'il avait à craindre l'arrestation de l'archimandrite Hilarion, il atteste, d'autre part, que ses frères résistèrent courageusement à la persécution, et va même ailleurs jusqu'à leur écrire : « Parla grâce de Dieu,vous êtes la lumière de Constantinople, pour ne pas dire du monde entier. » Aussi leur exemple soutenait-il les chrétiens du dehors. Les moines signalés nommément comme victimes de la persécution sont moins nombreux qu'on eût pu l'espérer. Photin, père du saint, qui avait exercé un emploi dans les finances impériales, s'était ensuite fait moine. Une grave maladie le sépara de sa communauté ; emprisonné plus tard pendant deux ans et au-delà, à Constantinople, il fut enfin exilé dans une île où il mourut. Timothée, disciple du Studite, bien qu'il pût fuir, se livra aux soldats et en reçut cent cinquante coups de fouet. La persécution s'acharna par trois fois sur le moine Théoctiste. Tite et Philon, nés dans la condition la plus modeste, souffrirent la prison avec courage, Jacques et Bessarion ne moururent pas sous les fouets. Il ne fut de même de Dorothée, quoiqu'il eût été cruellement tourmenté. Thaddée, au contraire, expira le lendemain de sa flagellation, ayant enduré cent trente coups de fouet ; le saint en parle à diverses reprises avec des transports de vénération. A Thessalonique, le moine Théodule reçut deux cents coups de fouet. Siméon, moine habile en médecine, fut battu, enfermé et banni pour la foi. Théodore l'engage à ne pas exercer la médecine au dehors , ni en passant d'un lieu à

 

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un autre, vu les circonstances, à ne point traiter les femmes.

Celui dont le martyre nous est le mieux connu dans ses détails est le moine Jacques. Au dernier rang parmi les moines, il souffrit le premier. Battu de verges sur le dos, la poitrine et les bras, sans proférer une plainte, il fut relevé de terre comme une masse sans vie et enveloppé d'une méchante étoffe par ses bourreaux. Loin de céder, il se prépara pour de nouvelles luttes. Il ne refusa pas de subir un traitement douloureux, mais ne laissa pas de disposer tout pour sa mort qu'il prédit. Ses funérailles furent honorées d'un grand concours de personnages éminents.

Le moine Arcade, pour entrer en religion, avait abandonné « de très grandes dignités, des habitations princières et, j'ajouterai volontiers, toutes sortes de délices » . Sans se scandaliser de la chute de ceux qui trahissaient la vérité, il s'était caché dans les montagnes, et y vivait dans des grottes avec des serviteurs : « Traîné une première fois au tribunal, lui écrit le saint, vous n'y avez pas tremblé. Amplement fouetté, vous avez été banni, et vous êtes exilé en quelque solitude écartée. Emmené de nouveau par les bourreaux, vous n'avez pas renié la foi. Vous avez été une seconde fois déchiré de coups, et vous êtes demeuré invincible. On vous a classé parmi les tisserands, comme un esclave de l'empereur. Quoi d'étonnant ? c'est le sort des saints. D'ailleurs, sans le vouloir, ils ont vraiment montré au monde que vous êtes l'esclave du Roi du ciel, un exemple de martyre, la confusion de l'impiété. »

Groupons enfin les mentions fugitives jointes à quelques autres noms. Le moine Arsène fut étroitement tenu en prison. Clédonius ne put souffrir qu'un jour la captivité et les coups (ce dont le saint s'étonne fort). Le moine Nicolas, fidèle compagnon du saint, subit en même temps que lui une cruelle flagellation. Agapius, Aphthonius et Tarterius confessèrent généreusement la foi. Dorothée, d'abord flagellé, fut ensuite enfermé.

Mais, parce que, dans toute persécution, l'Eglise a toujours quelques défections à déplorer, le saint a nécessairement mentionné parmi les moines ces tristes scandales.

« Nectaire, antique apostat, dit-il, s'est montré pire que

 

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Judas. Car, loin de se repentir comme cet apôtre, il a consommé sa ruine et celle de beaucoup d'autres en exigeant des attestations d'hérésie revêtues de signatures. » Un autre moine apostat, et relaps, nommé Elie, persévère plus de douze ans dans son égarement, et bâtit des maisons. Tite et Philon, fidèles au premier moment, devinrent hérétiques. Par une sorte de compensation, Evode et Hypatius, après avoir cédé en paroles, refusèrent de communiquer avec les hérétiques. On ne connaît l'apostasie de Maxime que parce que son nom est accolé à celui de deux autres iconoclastes. Le Studite, après avoir réfuté bon nombre d'inepties dans un écrit du moine Théodore, conclut ainsi la lettre qu'il envoie à son auteur : « Or, si nous demandons pardon d'avoir inconsidérément irrité Dieu, déshonoré les saints, accusé les confesseurs et diffamé l'Eglise, ce sera bien. Autrement, dans notre bassesse, nous nous mettrons la main sur la bouche sans provoquer Votre Sainteté à un second appel par écrit ». Nous connaissons mieux dans le détail les faiblesses du moine Euprépien. Pris d'abord d'un beau zèle, il voulait être compris dans les mesures de rigueur dictées contre son abbé qui l'en dissuada. Quand il fut séparé de ses frères le saint crut qu'il l'avait fait par amour de la solitude, et il se persuada qu'il vivait sur la montagne voisine de Pruse ; mais il. apprit que son disciple avait laissé croître ses cheveux, portait une robe blanche, et qu'aux ordres d'une abbesse à titre d'économe ou d'intendant, il allait et venait, achetant du bétail et exportant des marchandises.

« Malheur à moi ! s'écrie le saint. Qu'avez-vous fait, mon frère ? Jadis confesseur de la foi, vous trafiquez maintenant du Christ. Vous, jadis retenu, jusqu'à un simple regard, vous êtes le serviteur d'une femme, pour ne rien dire de plus. Vous appellerai-je moine ? Mais vos cheveux ! — Je porte dans mon coeur, dites-vous, l'habit monastique, et je n'ai point apostasié intérieurement. — Tous ceux qui participent à l'hérésie en di-sent autant. Mieux eût valu pour vous y tomber, et vous repentir, plutôt que de rejeter notre saint vêtement, et de persévérer dans l'impénitence ! » Pour l'engager plus efficacement à revenir à son devoir, le saint lui rappelle que jadis, pour pénétrer de nuit dans sa prison, il n'a pas hésité à en escalader la terrasse.

 

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Il était assez naturel que la violence atteignît les membres du clergé réfractaires aux fantaisies doctrinales du pouvoir. Les laïques ne furent guère plus ménagés, comme on va le voir.

Tout d'abord, Grégoire fut le seul laïque poursuivi ; on l'enferma dans le palais. Mais plus tard des laïques et même des sénateurs eurent à défendre leur croyance.

Le premier médecin Eustratius, en évitant de manger avec le chef de l'hérésie, perdit une partie de ses revenus. Thomas, deux fois consul, fut dépouillé de ses biens et banni. Le curateur Nicétas avait un instant suivi par peur le courant hérétique : il rétablit ensuite les images dans son oratoire.

Un simple conseiller, nommé Etienne, ne craignit pas de prendre devant l'empereur les intérêts de la foi orthodoxe, et de réclamer le rétablissement de la paix de l'Eglise. Mais un commandant d'armée obligeait ses hommes à psalmodier avec les hérétiques, et à manger ce qu'ils avaient béni d'un signe de croix. Sans rien décider, le saint engage un officier, du nom de Philothée, à conserver ses bons sentiments. Par une de ces exceptions, qui consolent aux plus tristes époques, un chargé d'affaires de l'empereur en pays étranger ne laissait pas d'être orthodoxe. Deux frères, professeurs de grammaire, furent jetés en prison. Vu la dureté de leur geôlier, leur vie y était des plus tristes, n'ayant eux-mêmes aucuns parents ou amis pour apporter quelque agrément à leur captivité. Etienne, cousin du Studite, fut également arrêté et emprisonné. Pour un autre grand personnage (demeuré anonyme), illustre dans le monde, plus illustre encore dans le cloître, la persécution amena la perte de sa demeure, la séparation de ses enfants.

Le despotisme byzantin couronna toutes ses vexations en se donnant libre carrière dans cette « chasse aux femmes » devant laquelle ont reculé naguère certains tyranneaux de bas lignage.

« Les femmes se montrent des hommes contre le diable », avait dit notre abbé. Cette intrépidité leur coûta cher. L'abbesse Anne, d'abord séquestrée de sa communauté, fut mise en prison. — A Nicée, des religieuses furent flagellées et bannies avec leur abbesse. La vraie doctrine fut

 

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confessée par l'abbesse et des religieuses de Saint-Phocas, dont la prison punit le zèle. Le saint parle ailleurs d'une abbesse qui fut dépouillée de sa dignité, chassée de son monastère et mise en prison. Des chanoinesses furent menacées de mesures violentes.

Tout un monastère, composé de trente religieuses, préalablement privées de leur abbesse, et séparées même les unes des autres, endura la prison et la flagellation, sans qu'une seule ait faibli, alors qu'un « petit nombre de moines était resté fidèle ». Des religieuses, notamment une abbesse avec plusieurs de ses filles, étaient sorties de leurs monastères plutôt que de communier de la main des hérétiques. Par une de ces heureuses inconséquences qui se retrouvent à toutes les époques, il y eut cependant, à Constantinople même, un monastère de femmes que la persécution respecta, grâce à Irène, veuve d'un grand dignitaire de l'empire et arménienne de naissance, qui s'y était consacrée à Dieu avec sa fille Euphrosyne, laquelle en fut abbesse après sa mère.

Les femmes du monde eurent leur part dans les mauvais traitements qui honorèrent les vierges consacrées à Dieu. L'impératrice Irène, que Constantin Porphyrogénète avait chassée du palais pour contracter une alliance adultère, résista fortement aux iconoclastes. Casia, une toute jeune fille, fut flagellée, ce qui n'arrêta point son zèle pour la foi. Enfin, la patrice Irène, très généreuse pour les moines, avait donné dans l'hérésie. Revenue à la saine doctrine, elle fut « arrachée à son mari, chassée de sa maison et de la ville, séparée de ses parents et de ses amis, et reléguée à la frontière avec sa fille » ; plus tard séparée de sa file, privée de tous ses biens, flagellée, elle fut déportée dans une île lointaine. Le saint dut insister à diverses reprises pour qu'elle menât un genre de vie moins austère.

Cette Irène nous amène à étudier une autre galerie de personnages des plus attachants qui soient cités dans la correspondance de notre abbé, celle des bienfaiteurs des persécutés.

Le sacellaire Léon, « asile de l'orthodoxie, recevait et soignait les grands et les petits, les prêtres et les évêques ». Le laïque Grégoras avait assisté les moines emprisonnés pour la foi, les visitant, leur donnant à manger, pansant leurs plaies.

 

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Cette charité lui attira toute sorte de mauvais traitements et de dommages : il fut frappé à coups de poing, et forcé d'errer çà et là, sans néanmoins être appréhendé. Le saint l'encouragea à continuer ses bonnes oeuvres, et à assister les orthodoxes, hommes et femmes, détenus dans les prisons, puisque « Dieu l'a chargé de servir les martyrs, d'exhorter les confesseurs et de secourir les faibles ». Plus tard, il fut détenu dans le palais et chargé de chaînes.

Le laïque Moschus reçut dans sa maison voisine de Pruse le Studite qui partait pour l'exil, et il l'assista d'ailleurs malgré son éloignement. Il accueillit en outre de nombreux moines. Sa demeure était une véritable hôtellerie monacale et un orphelinat où il nourrissait quarante enfants, après avoir fait entrer quelques-uns de leurs devanciers dans la cléricature, ou les avoir dotés. Il menait la vie de famille avec ses sœurs Irène et Calé, restées dans le célibat aussi bien que lui pour ne pas se séparer.

Le domesticos Politien se signala aussi par ses bons offices envers les confesseurs de la foi, alors que leurs anciens amis les abandonnaient. Parmi leurs protecteurs, les orthodoxes comptèrent le dromarchon, qui ménagea sans péril au « maître chéri » de notre saint une entrevue avec l'empereur ; et le mandator Nicétas, dont Théodore fait un grand éloge en lui demandant son appui pour l'abbé Hypatius. La demeure d'un spathaire fut le séjour et le refuge de ceux qui fuyaient l'épreuve.

Les moines de Stude avaient des amis qui les assistaient particulièrement. La femme d'un consul, après avoir envoyé des secours au saint, accueillit le moine Proterius dans sa maison, lorsque, par crainte, beaucoup d'amis et de connaissances fermaient la leur. Une patricienne « ne cessait de faire du bien à différents moines de Stude qui jouissaient toujours de ses dons. »

Un comte qui, dans le premier exil de Théodore, l'avait aidé et protégé, se conduisit à l'égard de ses moines dispersés comme un autre lui-même, « avertissant l'un, réconciliant l'autre, nourrissant celui-ci, escortant celui-là, faisant d'un solitaire un cénobite, fournissant tantôt des habits, tantôt des vivres ».

 

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Mais c'était l'éminent abbé lui-même que la vénération des peuples se plaisait à entourer de soins et de témoignages d'estime, dans un temps où on regardait comme une grande preuve d'amitié et de religion de saluer simplement les exilés pour la foi, ou de leur dire quelques mots. L'hôtelier Georges ouvre au Studite sa maison, quand l'effroi le faisait exclure de toits amis. Un marchand de cire lui envoie des présents dont Théodore tient à le remercier. La vierge Eudocos l'assiste dans sa prison, lui et Nicolas, « le nourrit, le console, l'exhorte, avec un danger évident de mort, malgré les gardes qui ne laissent approcher personne (elle les gagnait par des présents), malgré les dénonciations du voisinage et les exactions des magistrats ». Des chanoinesses leur fournirent des vivres et des vêtements. Le patrice Léon, grand bienfaiteur de Théodore, ne put en être séparé, « ni par le temps, ni par la tribulation, ni par les épreuves, ni par l'enlèvement de ses biens dont ses ennemis le dépouillèrent s. Le consul Zacharie se plaça aussi au nombre des principaux bienfaiteurs du Studite, « de l'archevêque » et des autres persécutés. Dans son exil au fond de l'Asie Mineure, une abbesse lui fait passer de Laodicée et de la Bithynie des secours et des provisions.

On a peut-être reproché déjà à cette note d'avoir trop laissé dans l'ombre le vaillant champion de l'orthodoxie qui en fournit les matériaux. Mais la vie d'un personnage, si grand qu'il soit, ne fait jamais pleinement connaître l'histoire de son temps, et bien qu'un homme ait rarement, mieux que saint Théodore, personnifié en lui-même la saine doctrine et la vraie vertu, c'était surtout les faits intimes d'une lutte religieuse à Byzance au commencement du ixe siècle dont il fallait présenter, le tableau. Cependant, il serait injuste de ne pas nous arrêter quelques instants à l'un des principaux acteurs de ce triste drame. Chose singulière, d'ailleurs, et qui montre tout l'intérêt de ces extraits ! Nous avons aujourd'hui deux vies fort amples de saint Théodore, dont l'une fut écrite par Michel, moine presque contemporain ; et cependant, les traits qu'on va lire étaient encore inconnus.

On s'intéressait jusqu'en Sicile au sort de notre abbé. Écoutons-le nous raconter quelques épisodes de ses tribulations,

 

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tout en ayant soin d'exprimer par un seul mot les tourments qu'il endurait pour Dieu.

«J'ai sans cesse à mes côtés un des geôliers, qui s'échangent chaque semaine pour cet office. Avec lui nous disons l'office, nous prenons nos repas et notre repos. Notre journée se partage, comme le sait Dieu qui nous voit, entre le travail, la lecture, le silence, et parfois aussi la conversation sur les événements ; nous en parlons entre nous et avec nos visiteurs, qui sont des gens de bien ou des moines. Car Dieu a porté des hommes du pays, ou encore des étrangers, où même des personnes fort éloignées, à nous prodiguer des consolations corporelles et spirituelles ; plusieurs nous sont tellement attachés qu'ils nous donnent leur main pour nous attester qu'ils persévéreront jusqu'à la mort dans les combats pour la foi. Ne m'envoyez pas de livres, si ce n'est peut-être un dictionnaire et la feuille in-4° où j'ai sténographié le discours que Hypatius avait montré à Calliste pour en tirer copie. Par nos amis nous pouvons encore avoir ici quelque livre à lire.

« Après nous avoir déchirés à coups de fouet (lui et son disciple Nicolas), écrit-il à Naucratius, ils nous ont enfermés dans une salle haute, ont muré la porte et enlevé l'échelle. Tout autour, des gardes, pour que personne n'approche et ne touche notre réduit. Et même quiconque entre dans l'enceinte fortifiée, voit venir à sa rencontre les gardes qui ne le laissent se diriger nulle part ailleurs que vers leur propre maison, jusqu'à ce qu'il ressorte. Il y a un ordre sévère de ne nous donner quoi que ce soit, hormis de l'eau seulement et du bois. Ils nous ont ainsi placés comme dans un tombeau, et pour nous tuer. Mais, par sa miséricordieuse bonté, Dieu nous nourrit avec les provisions que nous avons apportées d'avance, et avec ce qu'on nous fait donner par l'ouverture de la fenêtre, où un homme monte par l'échelle à l'heure marquée. Tant donc qu'il y a de quoi nous soutenir à l'intérieur ou que l'un des portiers ou l'officier de semaine nous apporte en cachette quelque chose de chez lui, Dieu nous nourrit et nous le glorifions. Mais quand, par la permission du Seigneur, les provisions nous manqueront, la vie nous manquera en même temps, et nous nous en réjouissons. Et c'est un bienfait de Dieu. »

 

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Dans sa captivité, on enleva au saint son argent (sauf dix pièces de monnaie), sa croix pectorale d'abbé, ses livres et même ses livres liturgiques (son Tropologion). « Si j'y mettais ma confiance, s'écria-t-il quand on lui prit son or, en serais-je venu à souffrir tout cela ? » Ailleurs, il écrit agréablement à Grégoras : « J'ai bien reçu vos figues en paroles, mais non en effet, à cause de notre réclusion ». Au commencement de ses combats pour la vérité, il avait rencontré « les Actes des martyrs en douze volumes » ; et à cette lecture il n'osait plus dire qu'il souffrait quelque chose pour Jésus-Christ.

« Réjouissez-vous, bien chers frères et pères, écrit-il longtemps après, car voici des nouvelles pleines de joie. Nous avons été de nouveau jugés dignes, malgré notre indignité, de confesser la belle confession. Nous avons de nouveau été maltraités tous deux pour le nom du Seigneur. En effet, le frère Nicolas a aussi soutenu une lutte très et très fidèle. Dans notre néant, nous avons vu à terre le sang de nos chairs épuisées ; nous avons contemplé les plaies, l'inflammation et autres conséquences. N'est-ce point de la joie ? n'est-ce point de l'allégresse spirituelle ? Mais qui suis je, infortuné, pour être compté parmi vous, dignes confesseurs du Christ, moi le plus inutile de tous les hommes ?

« Or la cause de ce qui s'est passé est mon ancienne catéchèse L'empereur l'ayant eue en main, l'a envoyée au commandant de l'armée, en ordonnant que le comte de la cohorte se présentât devant nous. Etant venu dans l'obscurité avec des officiers et des soldats, ce comte entoura la petite maison où nous étions, à l'improviste et à grands cris, comme un chasseur qui tombe sur quelque proie. En un clin d'oeil des sapeurs rompirent le barrage de la porte. Puis il apporta, lut et présenta la catéchèse. Nous avouâmes que c'était bien nous qui l'avions faite, selon la volonté de Dieu. Pour lui, il ne demandait qu'une chose, c'était que nous en vinssions au désir de l'empereur. « A Dieu ne plaise ! » avons-nous répondu, comme l'exigeait la vérité ; « nous n'abandonnons pas Notre-Seigneur » ; et tout ce que nous devions répondre à ceux qui nous écoutaient. A ce moment, il nous a violemment frappés. Et le frère n'a rien souffert d'aussi terrible dans ses peines après son incarcération.

 

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Pour moi, dans ma bassesse et ma misère, saisi par des fièvres très violentes et des douleurs difficiles à supporter, peu s'en est fallu que je n'aie désespéré de vivre. Néanmoins le Dieu bon a eu quelque peu pitié de moi, le frère y ayant contribué en ce qu'il a pu, bien que les plaies subsistent encore, n'ayant pas obtenu une parfaite guérison. »

Théodore le Studite mourut le 11 novembre 826, le patriarche Nicéphore le 2 juin 828, enfin Michel le Bègue mourut en 829. Son successeur Théophile, ennemi implacable des images, maintint les lois de ses devanciers et ralluma la persécution contre les prêtres et les moines. Ces derniers furent chassés des couvents et des villes et plusieurs moururent de faim et de misère. Le moine Lazare fut flagellé jusqu'au sang et Méthodius demeura sept ans enfermé dans la prison la plus infecte, en compagnie de deux malfaiteurs. Le syncelle Michel de Jérusalem et l'hymnographe Joseph furent indignement maltraités. L'empereur discuta, lui-même, avec les deux chantres Théophane et son frère Théodore, leur fit donner deux cents coups de bâton et taillader le visage, en y gravant douze vers iambiques où ils étaient flétris comme des idolâtres. Théophane raconte lui-même ce qui se passa en cette occurrence : « Celui qui était chargé des ordres de l'empereur étant arrivé à l'île d'Aphusia, nous mena en grande diligence à Constantinople, sans nous en dire le sujet. Nous arrivâmes le 8 juillet. Celui qui nous conduisait, ayant vu l'empereur, eut ordre de nous enfermer aussitôt dans le prétoire. Six jours après, c'est-à-dire le 14 du même mois, on nous mena à l'audience de l'empereur. Comme tout le monde savait le sujet pour lequel on nous amenait, nous n'entendions que des menaces. « Obéissez au plus tôt à l'empereur », disaient les uns ; d'autres : « Le démon les possède », et des discours encore pires. Environ à la dixième heure, c'est-à-dire quatre heures après midi, nous entrâmes dans la salle dorée, le gouverneur marchant devant nous. Il se retira et nous laissa en présence de l'empereur, qui nous parut terrible et animé de colère. Après que nous l'eûmes salué, il nous dit d'un ton rude d'approcher plus près, puis il nous demanda le pays de notre naissance. « C'est, dîmes-nous, le

pays des Méabites. » Il ajouta : « Qu'êtes-vous venus faire ici? »La

 

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Et sans attendre notre réponse, il commanda qu'on nous frappât au visage. On nous donna tant et de si grands coups, que nous tombâmes à terre tout étourdis, et si je n'eusse pris celui qui me frappait par le devant de sa tunique, il m'aurait aussitôt jeté sur le marchepied de l'empereur. Mais je me tins ferme jusqu'à ce qu'il fît cesser de nous frapper. Il nous demanda encore pourquoi nous étions venus à Constantinople, voulant dire que nous n'y devions pas venin nous ne voulions embrasser sa créance. Et comme nous baissions les yeux sans dire mot, il se tourna vers un officier qui était proche, et lui dit d'une voix rude et regardant de travers : « Prenez-les, écrivez sur leurs visages ces vers iambiques, et mettez-les entre les mains de deux Sarrasins pour les emmener en leur pays. »

Un nommé Christodule, qui avait composé ces vers, était là t les tenait. L'empereur lui ordonna de les lire et ajouta : « Ne te mets pas en peine s'ils sont beaux ou non. » Un des assistants dit : « Ces gens-ci, Seigneur, n'en méritent pas de plus beaux. » Il y avait douze vers dont le sens était : Ceux-ci ont paru à Jérusalem comme des vaisseaux d'iniquité pleins d'une erreur superstitieuse, et ont été chassés pour leurs crimes. S'en étant enfuis à Constantinople, ils n'ont point quitté leur impiété. C'est pourquoi ils en sont encore bannis, étant inscrits sur le visage, comme des malfaiteurs. »

Saint Théodore continue ainsi son récit : « Après la lecture de ces vers, l'empereur nous fit ramener au prétoire ; mais à peine y fûmes-nous entrés qu'on nous ramena en grande hâte devant l'empereur, qui nous dit : « Vous direz sans doute, quand vous serez partis, que vous vous êtes moqués de moi, et moi je veux me moquer de vous avant de vous renvoyer. » Alors il nous fit dépouiller et fouetter, commençant par moi. L'empereur criait toujours, pour animer ceux qui me frappaient, et je

disais cependant : « Nous n'avons rien fait contre Votre Majesté, ayez pitié de moi ! Sainte Vierge, venez à mon secours ! » Mon frère fut ensuite traité de même, et après qu'on nous eut déchirés de coups, l'empereur nous fit sortir. Mais aussitôt on nous fit revenir, et un receveur nous demanda de la part de l’empereur : « Pourquoi vous êtes-vous réjouis de la mort de Léon ?— Nous ne sommes pas venus vers lui et nous ne pouvons

 

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pas changer notre créance, comme vous qui la changez selon le temps. » Le receveur ajouta : « N'êtes-vous pas venus sous le règne de Léon ? — Non, dîmes-nous, mais sous le prédécesseur de l'empereur, c'est-à-dire sous Michel le Bègue. » Nous revînmes au prétoire, et quatre jours après on nous présenta au préfet, qui, après plusieurs menaces, nous ordonna d'obéir à l'empereur. Nous dîmes que nous étions prêts à souffrir mille morts plutôt que de communiquer avec les hérétiques. Le préfet revint aux caresses et nous dit : « Communiquez seulement une fois, on ne vous demande pas davantage ; j'irai avec vous à l'église, allez ensuite où il vous plaira. » Je lui dis en souriant : « Seigneur, c'est comme qui dirait à un homme : Je ne vous 1demande autre chose que de vous couper la tête une seule fois, après quoi vous irez où vous voudrez. On renverserait plutôt le ciel et la terre que de nous faire abandonner la vraie religion. » Alors il ordonna qu'on nous marquât au visage, et quoique les plaies des coups de fouet fussent encore enflammées et fort douloureuses, on nous étendit sur des bancs pour nous piquer le visage en y écrivant les vers. L'opération fut longue, et le jour venant à manquer, il fallut cesser. Nous dîmes, en sortant : « Sachez que cette inscription nous fera ouvrir la porte du paradis et qu'elle vous sera montrée en face de Jésus-Christ. Car on n'a jamais fait rien de semblable, et vous faites paraître doux tous les autres persécuteurs. »

Les prisons, étaient remplies de victimes et toute manifestation du culte des images était défendue. En 842, Michel III, âgé de trois ans, monta sur le trône avec sa mère Théodora et l'aînée de. ses soeurs Thècle. Théodora, aidée pendant sa régence pàr le logothète Théoctiste, par le précepteur Manuel et son frère le patrice Bardas, ouvrit les prisons, laissa rentrer les exilés et fit naître dans le peuple l'idée d'un complet revirement. Théoctiste et Bardas se prononcèrent dans ce sens, mais Manuel et l'impératrice elle-même hésitaient encore. Cette dernière, malgré tous ses désirs, croyait devoir temporiser par égard pour son mari défunt, à cause de la promesse qu'elle lui avait faite, et aussi par crainte du parti très puissant des iconoclastes, qui occupait le siège patriarcal, plusieurs sièges épiscopaux et les plus grands postes de l'armée.

 

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Mais lorsque Manuel, à la suite d'une maladie et d'un voeu qu'il avait fait alors, proposa de rétablir les choses dans l'état où elles se trouvaient sous l'impératrice Irène, tandis que les moines demandaient qu' étouffât l'hérésie régnante, l'impératrice prit un parti décisif. Le patriarche Jean VII dut opter entre la restauration des images et l'abdication ; il fut déposé

et son siège fut donné au vaillant Méthodius, qui avait si cruellement souffert sous les deux précédents empereurs. Un concile de Constantinople approuva la déposition de Jean et la promotion de Méthodius, il renouvela les décrets du 7e concile (787) et ceux d'autres conciles, déclara légitime le culte des images et frappa d'anathème les iconoclastes. Il fut décidé en outre que la fête de « l'orthodoxie » serait célébrée tous les ans, le premier dimanche de Carême, par une procession solennelle et la publication de l'anathème contre les ennemis des images. On la célébra immédiatement après la clôture du concile, le 19 février 842, et les images furent rétablies en grande pompe dans les églises. La fête fut maintenue dans l'Eglise grecque, en mémoire de la défaite de toutes les hérésies. Il existait encore des iconoclastes plus de trente ans après ; mais ils se tenaient cachés, et ils ne recouvrèrent jamais leur ancienne puissance.

 

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SAINTE THÉODOSIE, RELIGIEUSE ET MARTYRE

 

La femme forte dont nous avons à faire ici l'éloge s'appelait Théodosie, nom qui s'appliquait bien à celle qui était un magnifique présent fait par Dieu aux hommes. L'ardeur de sa foi la place incontestablement parmi les plus saintes vierges ; la célébrité de son martyre lui permet de disputer avantageusement la première place. On en jugera par le récit de son courage parmi les combats, et de sa force d'âme dans la lutte glorieuse de l'arène.

Théodosie naquit à Constantinople de parents remarquables par leur piété, leur zèle dans le service de Dieu, en un mot, dignes en tout de leur sainte fille. A sept ans, elle perdit son père, et sa mère, renonçant alors au monde, se retira avec sa fille dans un monastère. Pendant trois ans la pieuse veuve se livra tout entière à l'éducation de son enfant. Dieu l'ayant alors appelée à lui, Théodosie distribua aux pauvres tous les biens que lui avaient laissés ses parents. Elle ne se réserva qu'une petite somme avec laquelle elle se procura trois images : une de notre Seigneur Jésus-Christ, une de la très pure Mère de Dieu et une troisième de la célèbre martyre Anastasie, qui endura tant de souffrances pour la cause de Dieu, et qui procura tant de grâces miraculeuses au peuple fidèle qu'on la surnommait l'Exterminatrice des maléfices. Théodosie, libre de toute préoccupation terrestre, s'adonna à la pratique de la vertu, et arriva promptement au sommet de la perfection...

A cette époque, la fureur du diable se déchaîna sur l'Eglise, et voulut abolir, par l'intermédiaire de ses suppôts l'empereur

 

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Léon l'Isaurien et le patriarche Anastase, le culte des saintes images. Tous ceux qui résistèrent aux édits impies furent l'objet de persécutions de tous genres et soumis aux plus cruels supplices.

Or, tandis qu'on infligeait de si horribles, de si intolérables tortures à ceux qui vénéràient les saintes images, tandis qu'on brisait les statues et qu'on les réduisait en poudre, un des commissaires de Léon vint pour exercer sa fureur sur une statue de notre Sauveur Jésus-Christ qui était placée au-dessus de la porte d'airain, et pour la jeter à terre. Dès que la bienheureuse Théodosie découvrit son dessein, elle se sentit saisie par le zèle de Phinées et d'Elfe et, réunissant quelques matrones qui avaient renoncé aux ornements de ce monde pour mener la vie religieuse et n'adhérer plus qu'à Dieu seul, elle se précipita avec indignation au devant du soldat. Celui-ci appartenait à la garde de l'empereur, il portait non la hache, mais l'épée, et appartenait au corps des satellites ; car ils vaquent sans interruption à la garde de l'empereur, le suivant partout où il va, gardant sa chambre pendant la nuit, et l'entourant toutes les fois qu'il paraît en public.

La jeune vierge n'oubliait pas qu'elle s'était engagée par serment devant Dieu et devant les hommes à vivre dans la retraite et le silence ; mais elle se disait que, du moment que le diable s'attaquait à l'Eglise de Dieu, c'était le devoir de tous de s'opposer à ses entreprises, et qu'une bonne religieuse devait, à l'exemple du Sauveur lui-même, sacrifier sa tranquillité au souci de la gloire de Dieu.

Elle fit choix, comme armes, de versets des psaumes, et se mit à chanter au Dieu sauveur, en alternant avec ses compagnes : « Seigneur, jugez ceux qui veulent me nuire ; repoussez ceux qui m'attaquent ; prenez vos armes et votre bouclier et levez-vous pour défendre votre héritage. Voici en effet que les prévaricateurs de votre loi lèvent la tête contre vous ; ils ont l'audace de profaner vos autels par leurs danses impures ; ces hommes immondes et scélérats osent souiller vos sanctuaires. Mais, Seigneur, regardez-nous en votre miséricorde, afin que nous éprouvions les bontés dont vous comblez vos élus, et que nous goûtions avec allégresse le bonheur qu'il y a d'être de

 

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votre peuple. Or ce bonheur consiste ici-bas à vénérer vos saintes images et celles de vos saints, et à en faire, selon la coutume antique, le principal ornement de nos temples. Et maintenant daignez du haut de vos demeures célestes tendre une main secourable à vos humbles servantes qui sont prêtes en ce moment à tout endurer pour l'honneur de vos saintes images, pour l'honneur de votre Mère très pure, enfin pour l'honneur de tous ceux qui jusqu'à ce jour ont versé leur sang pour vous ou vous ont plu en quelque manière. Affermissez notre faiblesse, car vous seul le pouvez ; donnez-nous des forces et du courage.

Puis, se tournant vers ses compagnes, elle leur dit : « Voilà, mes soeurs, le temps favorable, les jours de salut. Revêtons-nous des armes de la lumière et avançons-nous hardiment contre les ennemis de la vérité. La mort nous attend, méprisons la vie. Les tortures et les supplices précéderont la mort, mais ne nous laissons pas effrayer ; ne redoutons pas ceux qui peuvent en vérité donner la mort au corps, mais ne peuvent nuire en rien à l'âme, selon la recommandation de notre Seigneur et Maître. »

Elle dit et se dirigea en hâte vers la porte. Son audace et la fierté de son regard imposèrent tellement à la foule que personne n'osa porter la main sur elle. Elle saisit l'échelle et ordonna vaillamment à ses compagnes de faire de même. L'impie mandataire de l'empereur était déjà presque au sommet et allait atteindre l'image, quand il fut renversé à terre et précipité au plus profond des enfers. Ce châtiment inattendu effraya tous les spectateurs qui prirent la fuite, et Théodosie put avec ses compagnes retourner à son monastère sans être molestée par personne.

Le barbare empereur ne tarda pas à apprendre ce qui venait de se passer, et entra en fureur contre les saintes vierges de Dieu. Il dit en fronçant le sourcil : « Par ma tête, je ne croirai à l'amitié de ceux qui m'entourent si une seule de ces femmes scélérates échappe de mes mains, et si vous ne les tirez toutes sur-le-champ de leur retraite, pour recevoir en public le châtiment que mérite une telle audace. » L'empereur avait à peine achevé de parler que plusieurs de ses ministres se rendirent dans les divers quartiers de la ville, pour aller fouiller toutes

 

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les demeures des vierges sacrées et tous les monastères de la le. Leur dessein était de saisir toutes les religieuses qui aient osé contribuer à la mort du satellite ; mais c'était surtout à la bienheureuse Théodosie qu'ils en voulaient ; car il leur semblait que l'empereur leur maître méditait contre elle une vengeance extraordinaire, attendu que c'était elle qui avait mis la première la main à l'oeuvre et avait excité ses compagnes à l'aider dans l'accomplissement du crime. Toutes furent appréhendées et traînées en public. Théodosie, que l'on remarquait entre toutes ses compagnes, et dont l'éclat effaçait celui des autres comme la lumière du soleil fait pâlir et disparaître celle des étoiles, comparut donc, ainsi que les autres vierges, devant l'empereur.

Léon leur lança un regard furibond et leur dit : « Comment se fait-il, coquines, que vous osiez pousser si loin l'audace ? Non seulement vous méprisez mes ordres, non seulement vous empêchez mes officiers de les exécuter, mais vous allez même jusqu'à les faire périr de mort violente ! » Puis, se tournant vers la bienheureuse Théodosie « Tu n'as pas pu te cacher de moi, scélérate ; je connais ta jactance et ton audace insigne; je sais ce que, à ton instigation et sous ta direction, on a fait à mon satellite, et comment tu as osé donner la mort à un de mes ministres, au moment même où il exécutait mes ordres. En agissant ainsi, tu savais bien que c'était à moi que tu résistais, que c'était sur moi que tu avais l'audace de porter la main. C'est justice maintenant que je me dresse contre toi avec colère, et que je t'inflige un châtiment digne de ton crime. Je vais donc te faire subir un supplice vengeur, afin que dorénavant personne n'ose plus s'opposer à l'accomplissement des ordres royaux et s'attaquer de quelque manière que ce soit à l'empereur. Toutefois, sache qu'il est encore en ton pouvoir d'échapper au péril qui te menace : change de sentiments, obéis aux invitations du roi sans attendre ses ordres, et tu mèneras ici-bas une vie heureuse à laquelle succédera dans l'autre monde un bonheur éternel... — Sire, répondit Théodosie, dès ma plus tendre enfance j'ai soupiré après une vie paisible loin du bruit des hommes et n'ai jamais eu de désir plus grand que celui de faire mon salut : aussi rien de ce qui fait les délices du monde

 

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n'a jamais pu, grâce à Dieu, me détourner de ma résolution d'embrasser la vie religieuse. Sache donc que tu ne pourras absolument rien faire qui puisse me détacher de l'amour de Dieu. S'il te plaît de me donner la mort, va, hâte-toi de m'accorder ce bienfait ; j'abandonne de bon gré mon corps aux supplices ; fais-le déchirer, disloquer, broyer, décapiter, en un mot, prive-moi de la vie pour que je vole plus tôt vers la vie immortelle et bienheureuse. »

Le tyran ne sut que dire ; il s'adressa alors aux autres vierges : « Vous du moins, vous n'allez pas vous entêter à suivre cette folle ; vous n'aurez pas la folie de vous exposer à perdre les biens de ce monde et ceux, à tout le moins, non moins grands de l'autre vie, pour endurer en outre une mort éternelle. » Mais les disciples se montrèrent dignes de leur maîtresse et dirent : «Dieu nous garde d'avoir d'autres sentiments que notre mère et maîtresse inspirée de Dieu, de nous laisser allécher par ',tes caresses ou effrayer par tes menaces. Notre devoir est d'imiter la conduite de notre supérieure et de pratiquer ses enseignements ; aussi nous demandons de n'être point séparées d'elle. Regarde donc tout ce qu'elle t'a dit comme l'ayant été par nous. » Ces paroles accrurent la colère du tyran, qui dit : « Entraînez de suite ces folles loin de moi, ou plutôt faites-leur subir, comme elles le méritent, une mort cruelle, afin d'empêcher que d'autres, atteintes de la même folie, osent perpétrer de semblables crimes.»

Dès que le tyran eut parlé, ses ministres, crépitant comme la flamme dans un fagot, emmènent la sainte et ses compagnes, les tirent par les cheveux, les frappent aux seins et les traînent à travers les places publiques. Les bourreaux égorgèrent sur-le-champ les compagnes de Théodosie, et offrirent ainsi à Dieu des victimes assurément agréables, puisqu'elles furent immolées pour la religion ; mais les scélérats recevront le châtiment de leurs crimes au jour du jugement et seront écrasés sous le mépris. Quant à la bienheureuse qui avait répondu avec tant d'assurance à l'empereur, ils la réservèrent pour un second interrogatoire, et se mirent à lui demander pourquoi elle refusait avec tant d'obstination d'obtempérer aux ordres impériaux.

La bienheureuse leur répondit : « Je vous demande à mon tour,

 

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mes amis, le motif de ma condamnation aux tortures et à la mort. est-ce parce que je me suis appliquée à vénérer en toute religion l'image de Celui qui, étant Dieu, a daigné, par amour pour moi, naître dans une nature semblable à la mienne ? ou bien l'image de cette bienheureuse femme, qui a enfanté un homme-Dieu sans ternir sa virginité? ou bien encore les images des anges qui ont annoncé au monde la naissance du Sauveur ? ou des hommes qui ont versé leur sang pour rendre témoignage à la doctrine du Christ ? ou enfin de ceux qui se sont efforcés sans relâche de vivre dans l'amitié de Dieu ? Vraiment, n'aurait-on pas bien raison de me traiter de folle et d'idiote si je consentais à embrasser vos dogmes insensés ? si je me laissais entraîner par ceux qui s'efforcent de me persuader des absurdités ? Comment pourrais-je raisonnablement supporter que vous tourniez en dérision et poursuiviez de votre haine nos saintes et vénérables images ? que vous les traitiez comme des idoles ? Ce sont des représentations plus ou moins artistiques d'êtres qui n'existent pas ; et comme leurs exemplaires n'ont aucune réalité, aucune vérité, il en résulte naturellement que ces statues n'ont aucune valeur morale et ne sont dignes d'aucune espèce de vénération. »

En l'entendant répondre avec tant de fermeté et réfuter leurs erreurs avec tant de sagesse, les bourreaux comprirent qu'ils ne triompheraient jamais de la sainte par la parole. Ils se mirent alors à la battre cruellement pour essayer de lui extorquer par l'atrocité des coups ce qu'ils n'avaient pas pu obtenir d'elle par les prières et la persuasion. Mais ils n'aboutirent à rien et ne tardèrent point à perdre tout espoir de succès. Théodosie finit par les convaincre qu'ils étaient, suivant le mot des Proverbes, les plus insensés des hommes. Ils étaient là ordonnant et dirigeant les coups ; mais la sainte les écrasait sous son regard de mépris. Dès qu'elle les vit de nouveau disposés à interrompre les coups pour reprendre l'interrogatoire, elle leur dit : « Continuez donc jusqu'au bout ce que vous avez commencé ; car vous savez bien que je ne changerai jamais d'opinion. Jamais je ne me laisserai effrayer par aucun de ceux qui peuvent bien tuer ce corps, mais ne peuvent nuire en aucune façon à l'âme. Seul Celui qui crée et façonne le corps et l'âme peut détruire l'un et l'autre. »

On juge de la rage des bourreaux en entendant ces paroles…           

 

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A leurs yeux, Théodosie n'était plus digne du nom de femme ; et, loin de considérer sa vie sainte et religieuse, ils ne voyaient en elle qu'une infâme sorcière, la plus sorcière et la plus scélérate des femmes. Ils l'étendirent à terre, se mirent à la battre à coups redoublés et de toutes leurs forces. Tandis qu'ils frappaient, la sainte tenait son esprit élevé vers le ciel, et quoique fixée au sol, elle était absorbée dans la méditation des choses sublimes et suprasensibles : tant était grande sa force d'âme tant était admirable sa confiance en Dieu ! tant enfin sa générosité était au-dessus de toute louange i On entendait donc la bienheureuse martyre chanter d'une voix suave les versets suivants des psaumes : « Le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon libérateur. Mon Dieu me prête secours, c'est en lui que se trouve l'espérance de mon salut ; il a daigné m'adopter, je n'ai donc qu'à l'invoquer pour être sauvée. Portée par lui, je surmonterai tous les obstacles, et en particulier celui que dresse devant moi votre perversité, qui voudrait me séparer de Dieu et me frustrer à jamais de l'éternelle béatitude.

On voyait les ruisseaux de sang découler de toutes parts du corps virginal de la bienheureuse et rougir le sol ; les lambeaux de chairs gisaient çà et là ; les membres de la martyre étaient déchirés, disloqués, pis que morts quoique toujours en vie. Mais son âme jouissait du calme le plus profond, et semblait déjà habiter en quelque façon dans les cieux. Théodosie en effet soulevait avec effort la tête et disait, en s'adressant aux bourreaux : « Frappez tant que vous pourrez : réunissez tout ce que vous avez de forces pour appliquer les coups. Vous savez bien que jamais je n'abandonnerai ma résolution première et que vous ne pourrez réussir à me plier à vos désirs. »…

Nous ne devons pas nous étonner que, après l'incarnation toute surnaturelle du Fils de Dieu, la nature humaine ait le pouvoir d'agir et de souffrir d'une manière vraiment étonnante. En effet, Dieu est au-dessus de toute nature, il est le créateur même de la nature ; par conséquent, en se faisant homme contrairement aux lois de la nature, il a joui dans cette nature d'un pouvoir d'opérer vraiment surnaturel et il l'a en même temps communiqué partiellement à cette même nature. De là cette force d'âme surhumaine que nous admirons en notre bienheureuse….

 

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Quand les bourreaux virent que la martyre supportait les tortures les plus cruelles avec tant d'énergie, ils en vinrent à rougir d'être ainsi vaincus par une femme, et dans leur rage ils réprimèrent les emportements de leur cruauté, afin d'essayer de triompher d'elle par d'autres voies. Ils la jetèrent en prison et l'accablèrent de toutes sortes de vexations et d'épreuves, dans l'espoir de fatiguer sa résistance et de l'amener à la soumission.

Au bout de quelques jours, ils lui firent subir un nouvel interrogatoire ; mais la trouvant dans les mêmes dispositions et plus attachée que jamais à son sentiment, ils se décidèrent enfin à la faire mourir. Aussitôt les uns l'empoignent, d'autres la tirent par son voile, d'autres la traînent par les membres du corps ; ils entraînent ainsi à la boucherie, comme un vil animal, cette innocente brebis de Dieu, si attachée à son bercail et à ses pâturages qu'elle ne voulait à tout prix en être arrachée. Durant le trajet, les uns la frappaient avec barbarie, les autres lui lançaient à pleine bouche les injures. Quand les bourreaux furent arrivés sur la place du marché (car c'est là qu'ils avaient résolu d'immoler leur victime au milieu du bétail, afin d'humilier davantage la sainte et se payer à eux-mêmes ainsi qu'à tous ceux qui pensaient comme eux une partie de plaisir), lors donc qu'ils furent parvenus sur le marché, l'un d'eux inventa un genre de supplice nouveau ; car ils trouvaient que trancher la tête d'un coup d'épée était un supplice douloureux sans doute, mais enfin tolérable. Saisissant donc une corne d'animal qu'il trouva par hasard, et étendant à terre la martyre, il enfonça la pointe de la corne dans la gorge. Les vertèbres du cou se disloquèrent, la bienheureuse expira dans les plus atroces douleurs. — Ainsi furent à la fois satisfaits et les instincts barbares des bourreaux et les voeux ardents de Théodosie

 

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LES MARTYRS DE CONSTANTINOPLE : MARIE ET DIX COMPAGNONS, GRÉGOIRE SPATHAIRÉ, JULIEN, MARCIEN, JEAN, JACQUES, ALEXIS, etc… EN L'ANNÉE 730.

 

... En la neuvième année de son règne, l'empereur Léon l'Isaurien forma le projet d'abolir le culte des saintes et vénérables images. Dès que le pape de l'antique Rome, saint Grégoire II (715-731) connut les entreprises sacrilèges de l'empereur, il défendit à ses sujets de l'Italie et de Rome de lui payer le tribut, et lui adressa personnellement une lettre décrétale par laquelle il lui rappelait qu'un empereur n'a pas le droit de statuer sur les vérités de la foi, ni de changer ou d'attaquer les dogmes de l'Eglise, approuvés et sanctionnés par les saints ères et par l'autorité ordinaire… Mais les menaces de la colère divine ne firent que rendre l'empereur plus acharné contre les saintes images…

Il commença par mander en son palais le bienheureux Germain, archevêque de Constantinople, et essaya, par des paroles doucereuses, de lui faire partager ses vues : « Le culte des images, dit-il en terminant, est une forme d'idolâtrie ; aussi je ne permets à aucun de mes sujets de s'y livrer. Quiconque enfreindra ma défense peut s'attendre à une prompte mort... » Le patriarche s'efforça de montrer à l'empereur qu'il n'y avait aucune ombre d'idolâtrie dans le culte des images tel que l'entendait l'Eglise ; que ce culte, tout relatif, ne s'arrêtait pas à la matière dont était formée la statue, mais s'adressait directement à la personne sacrée qu'elle représentait. L'Isaurien ne

 

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voulut rien entendre et, résolu à perdre la patriarche, il profita de toutes les occasions pour le vexer, faisant en même temps observer toutes ses démarches pour y trouver matière à condamnation en qualité de séditieux. Mais la sagesse de Germain ne donnait aucune prise à la malignité. L'empereur, impatient de s'en défaire, fit assembler le sénat le 7 janvier 730, et, ayant fait venir le patriarche, lui présenta son édit avec ordre d'y souscrire sur-le-champ. Le prélat, se dépouillant alors de son pallium, fit la réponse suivante : « Sire, si je suis Jonas, jetez-moi à la mer ; mais sur un point qui intéresse la foi, je ne puis céder qu'à l'autorité d'un concile général. » Il renonça alors à l'épiscopat et se retira dans un monastère où il acheva paisiblement ses jours...

Le tyran s'abandonna alors à des excès inconnus aux plus cruels persécuteurs... Dans sa fureur, il ordonna de briser et de brûler le grand crucifix qui se trouvait au-dessus de la porte Chalcé, et défendit de laisser subsister aucune statue dans les frontières de son empire. Les ministres du tyran s'empressèrent d'exécuter ses ordres et appliquèrent des échelles pour atteindre le crucifix.

... A cette vue, la sainte martyre Marie, qui était d'illustre naissance et appartenait même à la,famille impériale, prenant avec elle le protospathaire saint Grégoire et d'autres saints illustres eux aussi par leur naissance et leurs fonctions, s'avance vers la porte Chalcé. Saisis par un saint enthousiasme, les martyrs renversent les échelles, précipitent à terre l'officier impérial qui atteignait déjà l'image sacrée, le tuent, maudissent le tyran persécuteur et se déclarent attachés inébranlablement à la foi catholique. Un tumulte indescriptible s'élève dans la ville, toute la multitude épouvantée accourt à la porte Chalcé, et quand les habitants ont reconnu la cause du trouble, ils s'écrient tous Kyrie eleyson, se proclament chrétiens, témoignent de leurs respect pour les saintes images, et se déclarent prêts à mourir pour défendre leur honneur.

A cette nouvelle, le tyran devint furieux et envoya sur-le-champ cinq cents soldats avec ordre d'empoigner tous les coupables et de les tuer tous, à la réserve des saints qui avaient commis l'attentat. Les soldats accomplirent l'ordre du barbare

 

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et sabrèrent la foule massée devant la porte Chalcé : le nombre des martyrs fut considérable; Dieu seul sait combien de femmes, d'hommes, de prêtres et de lévites, de jeunes filles et de nonnes, de magistrats et de plébéiens, périrent dans la mêlée ; quant à nous, nous ne pouvons pas essayer de les compter. Ils reçurent la couronne le 19 du mois de janvier, et leurs corps, sur l'ordre de l'infâme tyran, furent jetés pêle-mêle dans les fosses où l'on précipitait les cadavres des suppliciés.

Le lendemain matin, Léon fit comparaître devant lui la vénérable martyre Marie et ses saints compagnons : « Vous auriez dû avoir honte, leur dit-il, vous qui êtes distingués par votre naissance et vos dignités, de vous mêler ainsi à des gens vils et abjects, de fomenter des séditions et de vous révolter contre mon autorité. Mais puisque vous avez poussé l'audace jusqu'à désobéir à l'empereur en adorant les idoles, et en mettant votre espérance en des ossements desséchés comme en Dieu lui-même, je vous déclare que si vous ne changez immédiatement de sentiment, je vais vous faire endurer toutes sortes de supplices et trancher la tête.

La sainte martyre répondit : « Tu es fou, sire. Comment peux-tu dire que nous rendons un culte aux idoles quand nous vénérons les images de Notre-Seigneur, de sa sainte et immaculée Mère et de tous les saints ? Toi, tu es plus insensible que les idoles et les statues ; tu as moins de coeur que les pierres inanimées, misérable, infortuné, inventeur de machinations infernales, ennemi de toute justice et précurseur de l'Antéchrist. Ton coeur, dépourvu de vie et dur comme la pierre, n'a donc pas en horreur de lancer le venin de ta langue maudite sur le Dieu Très Haut, sa Mère immaculée et ses saints ? Fol et orgueilleux, nous n'offrons nullement à la matière notre vénération, mais notre culte, notre amour s'adresse aux personnes sacrées qui sont représentées par cette matière. Est-ce que ceux qui se regardent dans un miroir agissent ainsi parce qu'ils croient que le miroir a la faculté de rendre beaux les hommes ? Nullement, mais c'est pour contempler en lui l'image de la vérité. De même encore, quand avec le sceau on imprime dans la cire l'image de l'empereur, on ne se figure point que le sceau et la cire sont l'empereur en personne, mais on vénère l'empereur lui-même

 

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dans son image. Cesse donc de pervertir les voies droites du Seigneur; cesse d'attaquer et de persécuter l'Eglise catholique et apostolique. Sinon Dieu, du haut de son sanctuaire, fera éclater sur toi sa puissance à laquelle personne ne peut résister, et les calamités s'abattront sur toi. Nous ne te souhaitons pas ces maux ; nous voudrions au contraire te voir revenir au Dieu Sauveur, dont tu t'es éloigné en suivant les conseils d'un maître misérable et impie. »

L'empereur rugit à l'instar d'un lion, et, lançant sur les martyrs des regards furibonds, il ordonna de rompre leurs ceintures et de les fouetter avec des nerfs de boeuf tout crus. Quant à sainte Marie, il la fit reconduire en son palais : car il ne pouvait châtier en public un membre de la famille impériale, vénéré de tous les habitants non seulement à cause de sa noblesse, mais encore et surtout à cause de la sainteté de sa vie. Les martyrs furent battus pendant longtemps, mais sans se laisser vaincre ; alors le tyran, de plus en plus exaspéré contre eux, se leva de son tribunal et ordonna de les emmener en prison, en prenant soin de lier chacun d'eux avec une chaîne double.

En s'acheminant vers la prison, les martyrs chantaient en choeur : « Seigneur, nous avons mis en vous notre espérance, ne permettez pas que nous tombions dans une confusion éternelle en faiblissant ; car c'est vous seul, Seigneur, qui êtes notre défense, vous seul notre espérance, puisque nous endurons la mort pour vous, Seigneur, qui êtes l'unique soutien de notre vie. Nous avons confiance, Seigneur, car la domination et le pouvoir vous appartiennent dans les siècles des siècles. Amen. » L'empereur ordonna au geôlier de leur administrer chaque jour cinq cents coups de nerf de boeuf.

Huit mois après, le tyran, ayant fait dresser son tribunal devant la porte Chalcé, se fit amener les saints martyrs. Lorsqu'ils furent arrivés, il leur ordonna de se tenir debout sur l'estrade et leur parla en ces termes : « Jusques à quand, ô misérables, persisterez-vous dans l'idolâtrie, vous entêtant à vous prosterner devant des ossements inanimés et refusant de vous soumettre au joug de la vérité ? » Les saints répondirent : « Détestable scélérat, officier de satan, ne cesseras-tu jamais de blasphémer, en appelant idoles les saintes et vénérables images ? Tu es parqué dans

 

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l'erreur et, comme ton père le diable, tu veux feindre de posséder la vérité. » Le tyran les fit étendre sur le chevalet et battre violemment de verges, jusqu'à ce que quatre bourreaux se furent successivement lassés sur chacun d'eux. Durant tout le temps que dura le supplice, les saints martyrs, tenant les yeux fixés au ciel, ne firent entendre que ces paroles : Kyrie eleyson. — Le cruel empereur, remarquant que les licteurs n'en pouvaient plus, fit cesser la flagellation ; mais il ordonna de brûler le visage des martyrs avec des lames de fer rouge, puis de les décapiter au Cynégée et de jeter leurs cadavres à l'égout.

Dès que la martyre Marie apprit que la sentence de mort avait été portée contre les saints, elle courut aussitôt au lieu de l'exécution. Les saints martyrs, en la voyant, la saluèrent par des acclamations de joie ; tous s'embrassèrent fraternellement et furent exécutés, Marie comme les autres, le 9 du mois d'août (730).

L'impie tyran avait ordonné de jeter à l'égout le corps de la noble Marie et de ses dix compagnons ; mais de pieux fidèles réussirent à les en retirer. Le jour où les bienheureux endurèrent le martyre, le ciel se chargea de nuages, et vers le soir éclata un orage si violent, accompagné d'épouvantables coups de tonnerre, que tous croyaient que la ville allait être submergée et détruite. Les fidèles zélés dont nous venons de parler, obéissant aux invitations de leur conscience, et voulant honorer la noblesse royale de la martyre Marie, se rendirent, sous la protection de Dieu, au lieu infect où les porcs avaient jeté les perles (les martyrs). Ils descendirent dans la fosse, en remontèrent les saintes reliques qu'ils placèrent sur des montures comme autant d'étoiles resplendissantes, et les conduisirent dans l'oratoire du célèbre thaumaturge Anianus. Après avoir nettoyé les saints corps et les avoir revêtus de riches ornements, ils les déposèrent dans le temple du glorieux martyr Démétrius.

 

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L'ABBÉ PORCAIRE ET CINQ CENTS MOINES DE LÉRINS EN L’ANNÉE 730

 

Sous le règne de Charles, surnommé Martel à cause de ses exploits, ainsi que le rapportent les chroniqueurs, le Seigneur fut contraint par les abominations des pécheurs de châtier le genre humain. Espérant que la crainte du châtiment arrêterait les uns sur le bord de l'abîme, et que l'horreur de leurs maux mènerait les autres de leurs égarements, Dieu se servit, Aune instrument, de la cruauté des païens. Aussitôt une armée d'Agaréniens, de race exécrable, sortirent du pays qu'ils habitaient et envahirent les contrées de la Gaule. Ces hordes barbares, dépourvues de tout sentiment d'humanité, se répandirent de tous côtés, pillant et dévastant principalement les côtes, atteignirent la Narbonnaise. Là comme ailleurs ils amoncelèrent les ruines et formèrent le projet de s'établir dans cette province et d'y abolir le nom du Christ.

Les chrétiens resserrés entre les Alpes et la mer prirent peur et, abandonnant les villes et les châteaux forts, s'enfuirent dans les Montagnes pour échapper aux mains des barbares. Le. spectacle, de cette confusion faisait pitié à voir. L'ennemi promena le carnage dans toute l'étendue du pays et réduisit en solitude la région presque entière. Il était lamentable de voir ces contrées, autrefois si riches et si agréables, dévastées comme le désert, les villes remarquables et florissantes détruites de fond en comble, les châteaux démantelés, les places fortes ruinées. Les barbares se ruèrent également sur les bergeries du Christ et

 

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massacrèrent d'innombrables chrétiens. Ceux-ci en effet avaient essayé, sous la conduite de chefs illustres et vaillants, de résister au flot envahisseur ; mais tous furent exterminés par le glaive des Sarrasins.

Quand il n'y eut plus rien sur terre ni sur mer qui pût attirer la rage de ces barbares, ils se précipitèrent dans l'île de Lérins. Depuis de longs siècles cette île était comme la demeure de la religion : elle possédait un essaim de moines extrêmement nombreux, et jouissait, par-dessus toutes les autres îles, d'une réputation de sainteté qui rayonnait de toutes parts jusqu'aux confins de l'Eglise. A l'époque de l'invasion des Sarrazins, le monastère de Lérins avait à sa tête un saint abbé, nommé Porcaire. C'était un homme remarquable à tous les points de vue, qui enseignait, par ses exemples aussi bien que par ses paroles, à la troupe nombreuse de ses disciples à bien accomplir le service divin. Sous la direction d'un tel maître, les moines de Lérins firent de si prodigieux progrès dans la sainteté, que de tous les points de la Gaule on réclamait des religieux de ce monastère, soit pour en faire des évêques, soit pour en faire des abbés.

Or donc, lorsque la troupe furieuse des Agaréniens eut dévasté toute la province, et fait mourir un grand nombre de fidèles à cause de leur attachement au Christ, un ange du Seigneur apparut en songe au bienheureux Porcaire, dix jours avant leur arrivée à Lérins, et lui dit : « Lève-toi promptement et esche les reliques sacrées, que le Seigneur veut voir conservées en cette île durant la suite des siècles. Ce lieu va être souillé par les barbares et en même temps consacré par le sang des moines, après avoir été sanctifié par leurs prières, leurs veilles, leurs abstinences et l'offrande si souvent répétée du saint sacrifice de la messe. Arme-toi de courage et anime tes frères, de peur que, se laissant gagner par la peur, ils ne viennent à faillir dans la foi et à perdre la vie éternelle que le Seigneur tient préparée pour tous ceux qui combattront loyalement et courageusement usqu'à la mort pour la confession de son nom. » Le bienheureux Porcaire , s'étant réveillé, aperçut un rayon d'éclatante lumière descendant du ciel jusqu'à là terre. Il en conclut que la vision dont il venait d'être favorisé était véritable, et, tout rempli de Joie, il alla se prosterner devant l'autel du bon apôtre Pierre,

 

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patron des habitants de Lérins. Il le supplia par ses prières et ses larmes de venir à son secours et de protéger la troupe de ses disciples qui mettaient en lui tout spécialement leur espérance. Et eu achevant ces mots, il se prosterna à terre.

Les moines, attristés de voir leur père dans l'angoisse et les larmes, accoururent le relever et lui demandèrent quelle était la cause d'une si grande douleur.

Saint Porcaire, après avoir célébré avec grande dévotion la messe du Saint-Esprit, réunit ses frères au chapitre et leur dit: « Mes bien chers enfants, je vous annonce une joie qui durera éternellement. Vous savez en effet comment Dieu a pris tout spécialement en affection cette île, comment il l'a sanctifiée, comment il y a planté, cultivé et propagé l'arbre saint de l'état religieux, comment du tronc vigoureux enraciné en ce lieu il a fait pousser des branches pleines de sève qui se sont étendues jusqu'aux confins de l'univers, comment il a multiplié les tentes autour de ce pavillon béni, comment enfin il l'a fait prospérer plus que tous les autres monastères. Or maintenant, comme un bon père de famille, Dieu vient visiter la vigne qu'il a plantée d'une manière si merveilleuse ; il convoque ses fidèles colons à laver leurs robes dans son sang, et il se tient tout prêt à les servir après les avoir fait asseoir aux noces de l'Agneau, époux des âmes. »

A peine le saint abbé eut-il cessé de parler, qu'un nuage resplendissant apparut au-dessus de tous les moines présents, et chacun d'eux entendit une voix sonore qui, sortant de ce nuage, leur dit : « Venez, mes enfants bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l'origine. » Le bienheureux Porcaire reprit alors la parole. « Mes frères et pères bénis, leur dit-il, voici que notre doux Seigneur Jésus-Christ, qui dans son infinie miséricorde a daigné souffrir pour nous et réparer toutes nos fautes, afin que nous puissions suivre sans entraves l'Agneau sans tache, voici, dis-je, qu'il vous invite à entrer en participation de sa gloire éternelle parle moyen du martyre. Ne vous troublez pas, mais demandez au Seigneur la force de subir glorieusement cette épreuve, afin de vous procurer à jamais le bonheur éternel qui vous est proposé. Sachez que dans dix jours nous serons assaillis par les ennemis de la foi chrétienne,

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qui, vous le savez, ont déjà égorgé tant d'innocents. Purifiez donc vos coeurs des souillures de la chair, afin de vous offrir purs à Notre-Seigneur Jésus-Christ. »Tous les:moines, aspirant ardemment à cette insigne faveur du martyre, se mirent alors à verser des larmes de joie. Le bienheureux abbé ajouta:« Cachons nos vénérables reliques, mes enfants, de peur qu'elles ne tombent au pouvoir des sacrilèges. » Les religieux obéirent aussi-tôt, et saint Porcaire dit ensuite : « Vous savez que nous élevons parmi nous seize enfants et trente-six adolescents : je crains qu'ils ne se laissent séduire par les caresses ou effrayer par les menaces des impies; je conseille donc de les envoyer en Italie. Quand l'orage furieux qui nous menace aura cessé, ils reviendront à Lérins, rebâtiront ce saint monastère et entoureront de nouveau d'un culte les reliques que nous venons de cacher.» Tous approuvèrent cette résolution, et le bienheureux Porcaire, réitérant ses exhortations, dit à ses moines : « Examinez-vous avec soin, et si quelqu'un d'entre vous redoute le martyre, qu'il s'embarque avec les enfants, de peur de défaillir dans le combat suprême ; n'oublions pas que les tendances de la chair sont opposées à celles de l'esprit. »

Les saints moines s'examinèrent ,scrupuleusement durant deux jours, et ils se trouvèrent cinq cents fermement résolus à endurer courageusement le martyre pour le nom du Christ. Désirant ardemment verser leur sang pour la foi, ils s'y préparent par des oraisons multipliées. Lorsqu'ils reçurent les sacrements de l'Eglise, ils s'aperçurent que deux d'entre eux, jeunes encore, s'étaient laissés gagner parla crainte d'une mort violente, et étaient allés se cacher dans une grotte située sur le rivage.

Les hordes des Sarrasins abordèrent bientôt à Lérins, en poussant contre les saints des cris de haine et de mort. Ils abattent les églises, brisent Ies croix, profanent les autels et tous les ustensiles sacrés, et se saisissent des moines innocents. Ils commencèrent par leur faire endurer de nombreux supplices pour leur faire révéler le lieu où ils avaient caché leurs richesses. Comme ils n'avaient trouvé, en fait de butin, que les vêtements grossiers qui servaient aux moines, ils séparèrent des vieux les jeunes religieux, et promirent à ceux-ci de riches récompenses, s'ils consentaient à embrasser leur religion, les menaçant en

 

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même temps de tortures diverses s'ils s'y refusaient. La vue de cette épreuve à laquelle on soumettait leurs jeunes confrères affligea et effraya les anciens. Ils prièrent et soupirèrent vers le Seigneur, pour l'amour duquel ils se livraient à la mort, de soutenir ces jeunes religieux par sa grâce et de ne pas les laisser faiblir. Les barbares se ruèrent comme des chiens enragés sur les vieillards et leur firent endurer les plus atroces tortures : puis, s'adressant aux jeunes, ils les invitèrent à ne pas s'exposer à de semblables maux, mais plutôt de consentir à jouir en leur compagnie des biens de ce monde. Les jeunes moines ayant résisté vaillamment, comme leurs anciens, aux caresses et aux menaces, les Sarrasins les firent mourir au milieu de supplices divers. Ils ne réservèrent de cette sainte et vénérable troupe que quatre jeunes gens, robustes de corps et beaux de visage, qu'ils enfermèrent dans le vaisseau de leur chef. Tous les autres eurent à endurer successivement les opprobres et les insultes de tous genres; les sauvages barbares les piquèrent avec leurs lances, les sabrèrent avec leurs glaives, et enfin leur tranchèrent la tête.

Les deux des moines, Columbus et Eleutherius, qui s'étaient cachés, ainsi que nous l'avons dit, dans un creux de rocher, aperçurent alors par une fente de la caverne les âmes de leurs confrères martyrisés qui resplendissaient dans les airs comme autant d'étoiles, et qui s'attendaient mutuellement. Columbus dit alors à Eleutherius : « Ne vois-tu pas comment nos frères, tout rayonnants de la gloire du martyre qu'ils viennent d'endurer, montent au ciel et nous invitent à les suivre ? Allons donc, nous aussi, conquérons une couronne et montons en même temps qu'eux vers le Seigneur. » Eleutherius n'ayant pas consenti à sortir de sa retraite, Columbus s'élança seul dehors, et fut promptement réuni au groupe de ses frères glorieux par les barbares qui lui tranchèrent la tête.

Le meurtre de tous les moines n'ayant pas suffi à assouvir la rage des barbares, ils se ruèrent sur les églises et les autres édifices sacrés de l'île de Lérins, les renversèrent, les rasèrent, et brisant en mille pièces les colonnes artistement sculptées du sanctuaire, ils jetèrent les débris à la mer, en haine du Christ et de la religion catholique. Leur fureur apaisée, les Sarrasins

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abandonnèrent tout et s'embarquèrent. Ayant fait escale à un lieu nommé Agathon (Agay), les quatre moines qu'ils emmenaient captifs obtinrent d'eux la permission de descendre à terre et de s'écarter un peu pour satisfaire les besoins de la nature. Ils s'enfoncèrent alors dans un fourré, et avec la protection divine, ils parvinrent à s'enfuir à travers les bois.

Après avoir marché toute la nuit, ils arrivèrent en un lieu nommé l'Autel de la Lumière. Ils trouvèrent heureusement une barque amarrée au rivage, et s'en étant emparés, ils abordèrent au point du jour à l'île de Lérins.

Quand ils aperçurent les vénérables corps de leurs pères tout couverts de blessures, tout déchirés, on imagine quels ne furent pas les gémissements, les larmes, les soupirs qui s'échappèrent du plus profond de leurs coeurs. Ils s'affligeaient surtout en pensant qu'ils n'avaient pas été jugés dignes de conquérir la gloire du martyre en compagnie de ces bienheureux, Leurs sanglots éclatèrent, et leurs lamentations s'entremêlaient et se répondaient.

Eleutherius, ayant entendu de loin leurs gémissements, sortit de sa retraite et vint se joindre à ses frères. Les larmes et les sanglots redoublèrent à son arrivée (c'était pitié de voir ce spectacle) ; ils s'apitoyaient sur la mort des moines leurs frères, et Eleutherius se repentait d'avoir manqué de courage, alors qu'il pouvait, en suivant Columbus, entrer triomphant dans la gloire en la société des martyrs, Mais c'était la Providence divine qui avait voulu le conserver en vie, afin qu'il pût révéler à la postérité tout ce dont il venait d'être témoin et qu'on célébrât dignement, durant la suite des siècles, le jour anniversaire du martyre des saints moines.

Lorsque le soleil se leva sur l'île de Lérins, une nuée d'oiseaux marins remplit les airs, et se mit à pousser des cris plaintifs, comme pour pleurer la perte de si vénérables moines. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que les corps fussent ensevelis. Quand les quatre moines infortunés ainsi que l'homme de Dieu Eleutherius eurent séché leurs larmes, ils célébrèrent les funérailles de leurs frères avec tout l'honneur, et la pompe possibles et ensevelirent les corps sacrés dans l'île même de Lérins ; puis abandonnant, non sans verser beaucoup de larmes, comme

 

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on le pense, bien, cette terre enrichie désormais d'un si précieux trésor, ils firent voile vers l'Italie, dans l'intention d'en ramener leurs compagnons. En passant à Rome, ils informèrent le Souverain Pontife du massacre des saints moines et de la ruine du monastère de Lérins.

Ces vénérables martyrs furent couronnés vers l'an 730 de Notre-Seigneur, la veille des Nones d'août. — Quelques années après ces désastres, lorsque la puissance des Francs eut expulsé les barbares de la province, l'homme de Dieu Eleutherius revint d'Italie avec les moines ses compagnons et travailla à relever de ses ruines lé monastère de Lérins et à lui rendre son ancienne prospérité.

Quant à nous, mes frères très chers, vénérons aujourd'hui ces martyrs, nos pères, qui par leurs jeûnes, leurs veilles, leurs prières et l'oblation du saint sacrifice, ont sanctifié cette île de Lérins et l'ont élevée à un si haut degré de gloire, qu'on peut lui appliquer les paroles du psaume : Que de choses merveilleuses on dit de toi, ô cité de Dieu ! C'est en se tenant étroitement attachés au Seigneur qu'ils ont procuré à leur monastère cette célébrité qui s'est étendue dans tous les pays chrétiens. Célébrons donc ce jour en chantant avec un coeur pur des hymnes et des chants de joie, et supplions le Seigneur de nous accorder, par l'intercession des saints martyrs, la grâce de jouir en leur société des récompenses éternelles. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.

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SAINT PAUL LE NOUVEAU, MARTYR A CONSTANTINOPLE, LE 8 JUILLET DE L'ANNÉE 766.

 

Depuis longtemps déjà était dissipée la peste des hérésies toujours renaissantes, et une période de paix s'était ouverte pour la religion. L'ennemi de toute vérité rougissait de honte, se consumait de dépit; car aucun mensonge ne pouvait plus subsister devant l'éclat de la vérité divine. Mais le Malin, jaloux et envieux, ne put pas se résigner à ne plus déchirer désormais le corps de l'Eglise ; il chercha des occasions de reprendre une guerre qu'il n'avait interrompue que malgré lui et qu'il entendait poursuivre sans trêve.

A cette époque, un syrien, nommé Léon, qui avait reçu le gouvernement de l'Orient, entreprit de s'emparer du pouvoir impérial ; il leva l'étendard de la révolte contre l'empereur Théodose, qui, ayant été vaincu, embrassa l'état monastique, et abandonna le sceptre à son ambitieux rival. Ce tyran impie (pût-il n'avoir jamais régné !) engagea immédiatement la lutte contre Dieu ; le misérable, en effet, osa livrer aux flammes et condamner à la destruction toutes les vénérables et divines images honorées sur la surface de la terre qu'éclaire le soleil. Comme la vengeance divine suit infailliblement les actes mauvais, il arriva que le successeur de ce prince impie hérita de son impiété en même temps que de son pouvoir. Mettant en oeuvre la cruauté et la malice que lui avait léguées son père, il réunit le conseil de Caïphe afin de persécuter et d'anéantir le Christ en son image ; puis, s'installant avec ses complices

 

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dans le temple de la Mère de Dieu, situé aux Blaquernes, il se mit, selon le mot du prophète David, à former de vains complots contre le Christ.

En entrant dans ce saint temple, que les peintures décoraient autrefois, l'empereur aperçut des tableaux représentant la Nativité du Sauveur, ses principaux miracles, sa mort, sa résurrection, son ascension et la descente du Saint-Esprit. L'impie détruisit tout, et rendit l'église affreuse à voir. Beaucoup de fidèles résistèrent jusqu'au sang pour la défense de la foi véritable et entière; leur courage et leur générosité étaient tels qu'ils préférèrent sans hésitation endurer tous les supplices plutôt que de déserter les divins commandement, ainsi qu'on le leur ordonnait.

Parmi ces nombreux fidèles qui luttèrent courageusement pour la défense de la vérité, nous devons mentionner le bienheureux Paul. Quand il eut connaissance de l'édit qui prohibait sous peine de mort le culte des images, il sécha de zèle pour l'honneur de son divin Maître, selon l'expression du Psalmiste. Se dépouillant de tout ce qu'il possédait, et s'affranchissant des soucis de cette vie (il était de race noble et possédait de grandes richesses), il s'avança pour lutter contre le péché qui s'affichait impudemment. Il ne redouta point l'empereur Constantin, qui siégeait sur son tribunal et avait pris à son service une tourbe de méchants et d'impies païens pour faire exécuter ses ordres, et qui se livrait à un honteux trafic avec l'or et l'argent des statues qu'il détruisait. Il ne recula devant aucun obstacle ; il ne trembla pas devant la fureur de l'empereur, mais se jetant au milieu de la foule, il s'écria : « Si tu n'avais pas en mains le pouvoir, Sire, on pourrait t'absoudre de ces horribles sacrilèges. Mais voici que, perdant la tête, et cédant aux suggestions d'un mauvais démon, tu as renoncé à tout sentiment religieux, tu as insulté le nom vénérable de l'Eglise, tu l'as dépouillée de ses ornements, tu as souillé sa tunique sans tache, tu l'as rendue laide et affreuse, oserai-je-dire ; tu as agi d'une façon indigne d'un empereur, indigne de ta noblesse, indigne de ta prudence. Tu ignores donc que la nature divine a daigné s'approprier toute la masse de notre misérable chair, qu'elle s'est intimement unie à l'humanité

 

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tout entière, qu'elle a relevé ce qui était tombé, qu'elle a sauvé

ce qui était perdu ? Or, nous représentons ce corps que le Christ a daigné prendre pour notre salut, et nous vénérons nullement cette image ; car elle nous rappelle le Verbe de Dieu incarné, dont elle nous offre les traits, non pas en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Lors donc que, par légèreté d'esprit ou pour obéir à un instinct de cruauté, tu détruis ces vénérables statues, penses-tu pouvoir échapper aux châtiments qui doivent suivre indubitablement des actes si criminels ? »

A la vue du courage du martyr, le fou, le voluptueux, l'orgueilleux empereur s'écria, avec indignation : « Quel est donc ce meneur, qui ose mépriser publiquement le tribunal de l'empereur, qui se permet une telle violence de langage, et qui cherche à mettre le trouble dans cette sainte assemblée ? — Je ne suis pas un étranger, répondit le martyr Paul ; je suis né, j'ai été nourri et élevé dans tes Etats. Mais en voyant le Christ outragé dans son image, je me suis armé de courage pour réprimander ton indigne folie. Les tourments ne m'effraieront pas, les caresses ne me gagneront pas ; car je me suis volontairement décidé à m'exposer à la mort pour défendre le culte des vénérables images. »

L'empereur dit : « Que trouves-tu en nous qui s'écarte de la rectitude de la foi, ou soit opposé aux lois divines, et qui par conséquent soit digne de répréhension ? » — Saint Paul répondit : « Tu as porté un loi qui tend à livrer au mépris et à anéantir les ordonnances reconnues divines en tout temps par les saints Pères. » — L'empereur : « Et comment est-il juste de laisser représenter par la matière et peindre en image Celui que l'intelligence humaine ne peut comprendre, que nos yeux ne peuvent voir, dont nos oreilles; ne pourraient supporter la voix tonnante, Celui enfin qu'aucune limite ne peut circonscrire et que l'infini seul contient, comme dit Grégoire le Théologien ? » — Saint Paul : «Avons-nous la prétention de représenter en peinture pour l'adorer une nature qui nous est inconnue et qui du reste n'a aucune forme sensible? Point. Quand nous adorons la représentation en peinture ou sculpture du corps que notre Sauveur a daigné s'unir, c'est à Dieu lui-même, c'est-à-dire au Verbe incarné que se rapportent nos hommages. « — L'empereur : » Donc, de

 

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deux choses l'une : ou bien le divin est immatériel, ou il est uni à la matière. S'il est immatériel, il est hors de doute qu'il n'a ni beauté ni forme sensible. S'il est uni à la matière, comme tu sembles le prétendre, alors il peut être circonscrit dans des limites certaines, il est susceptible de formes, et on peut dans ce cas l'adorer dans des images. Mais, à moins de soutenir une opinion si absurde, je ne comprends pas comment on pourrait le faire.» — Saint Paul: « Il faut distinguer, sire. Selon sa naturel première et divine, il est évident que Dieu le Verbe est impassible et sans limites ; mais lorsqu'il lui a plu de prendre notre, nature, il est devenu circonscriptible par le temps, et nos sens,; ont pu la percevoir. »

L'empereur demeura interdit, ne trouvant pas moyen de réfuter son interlocuteur et ne sachant que répondre ; la fureur bouillonnait dans son âme, et la confiance calme du martyr ne faisait que l'attiser; considérant la logique de son adversaire, l'autorité de ses arguments et le mordant de ses paroles, il se prit à craindre qu'une discussion plus longue ne fît que porter les assistants à étudier leur religion, et il cessa d'argumenter contre le martyr. Il était du reste sous l'impression d'une stupeur écrasante, et les commentaires commençaient àse produire dans son entourage. Il donna donc ordre aux officiers publics de mener immédiatement le martyr dans la prison du; prétoire. Dans cette prison, le bienheureux Paul avait les pieds enchaînés dans les ceps, mais son esprit n'était nullement paralysé. par la. crainte du tyran. L'espoir des biens futurs lui faisait, mépriser les maux présents. Aussi ses chants étaient continuels. Retenu dans les fers et placé sous la surveillance de la garde, il se plaisait à répéter les versets de psaumes qui s'adaptaient le mieux aux circonstances où il se trouvait et aux maux qu'il endurait. « Je me suis délecté, chantait-il, dans l'accomplissement de vos commandements, Seigneur, comme d'autres se réjouissent dans l'acquisition de richesses considérables. Je parlais de vos témoignages en présence des rois, sans me laisser intimider. Dirigez mes pas conformément à vos commandements et ne  permettez pas à l'injustice, quelle qu'elle soit, de triompher de moi, etc... » Il ne cessa pas un instant de chanter durant les huit jours de détention injuste qu'il eut à subir. Il endura sa

 

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peine avec dignité et grandeur d'âme, étendu paisiblement dans la prison comme s'il avait reposé sur une pelouse verdoyante, remplaçant par les cantiques sacrés la nourriture, la boisson et tous les plaisirs dont il était privé.

Les huit jours écoulés, le martyr, sur l'ordre du tyran, comparut de nouveau devant le tribunal impérial. L'empereur l'interpella en ces termes : « Je pense que c'est le dérangement de ton cerveau qui t'a poussé l'autre jour à`une si monstrueuse incontinence de langage. Mais je veux bien oublier l'infatuation criminelle à laquelle t'a entraîné la bassesse de tes pensées, si au moins maintenant tu consens à penser comme nous et à te soumettre aux ordres impériaux. » — Saint Paul répondit : « Sire, nous autres, chrétiens, qui obéissons aux commandements de Dieu et aux préceptes des apôtres, nous sommes soumis à l'autorité. Mais dès que cette autorité s'attaque à Dieu lui-même, nous lui résistons, nous nous opposons à elle formellement, et nous disons avec le prophète de ces tyrans impies comme de toi : Seigneur, n'est-il pas vrai que je haïssais ceux qui vous haïssent, et que je séchais de dépit à la vue des agissements de vos ennemis? Oui, je les haïssais de tout mon cœur, et je les ai considérés comme mes propres ennemis. » — L'empereur : « Tu dis que je déclare la guerre à Dieu, parce que nous répudions le culte rendu aux idoles qui fait échec à celui du Christ. » — Paul : « Et n'ai-je pas raison de t'appeler ennemi de Dieu et même de reconnaître en toi la perfidie des Juifs ? Ces derniers, en effet, dénièrent tout honneur au File et au Saint-Esprit, malgré les avertissements de Dieu, et furent privés de la grâce divine. Et toi, en méprisant le culte des images et en profanant ainsi l'économie de l'Incarnation, vous êtes déchus de la dignité de fils de Dieu, et vous encourez les peines réservées aux Juifs. »

Ainsi parla et raisonna le bienheureux Paul. Le tyran ordonna de couper le nez du martyr et de le reconduire en cet état dans la prison du prétoire. L'exécution suivit immédiatement l'ordre, et l'on eut alors le spectacle d'une patience vraiment surhumaine. Le saint ne fit entendre ni plainte ni gémissement ; il ne versa pas une larme et ne poussa pas le moindre soupir ; on ne put saisir aucun des signes extérieurs que donnent

 

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ordinairement les hommes qui endurent un supplice. Après avoir subi cette atroce torture, il fut ramené dans sa prison et reprit comme auparavant ses chants sacrés. On l'entendit psalmodier ces paroles du Prophète : « J'ai présenté mon dos aux coups ; j'ai offert mes joues aux soufflets ; je n'ai point détourné ma face des honteux crachats qu'on lui lançait. » Et encore : « Le Seigneur est mon soutien, je ne redouterai rien Je ce que l'homme peut me faire. Le Seigneur est mon appui ; aussi mépriserai-je les menaces de mes ennemis. Mes lèvres n'ont rien de plus agréable que de chanter vos louanges ; et mon âme, qui vous est redevable de sa rédemption, trouve en cela ses délices. »

Trois jours ne s'étaient pas écoulés que l'empereur, s'asseyant à son tribunal, donna ordre de lui amener de nouveau le bienheureux Paul : « Eh bien ? ces tortures, quoique légères, t'ont-elles persuadé de prendre une meilleure résolution, de t'attacher enfin à ce qui t'est le plus avantageux, d'abandonner tout entêtement inutile et de renoncer à un culte idolâtrique ? oui bien persistes-tu dans ta superstition et ta témérité ? » Saint Paul répondit: « Sache-le bien, sire, ni la détention, pour longue qu'elle soit, ni l'amputation de mes membres, ni les supplices qui font souffrir et défigurent le corps, ne seront capables de m'arracher au culte des images. S'il te semble bon, tu peux apprêter les fouets, faire jeûner les bêtes féroces, allumer le bûcher ; si tu connais quelque autre genre de supplice plus horrible, essaie-le surmoi, et tu te convaincras qu'il t'est impossible de me détourner de ma noble confession. » En achevant ces mots, il dirigea ses regards vers la terre, éleva la voix et, tendant les mains vers le ciel, il s'écria : « Gardez-moi, Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, gardez-moi de jamais profaner l'adoration de votre image sacrée, de celle de votre Mère et de vos saints; car ce culte est un moyen pour nous de vous adresser nos hommages. » L'empereur ordonna de verser sur la tête du martyr du soufre et de la poix fondus. Le martyr endura ce supplice avec la même force d'âme qu'il avait manifestée dans le précédent, et l'on ne découvrit pas la moindre altération dans ses traits.

L'emprisonnement succéda à ce supplice, et le B. Paul, dès

 

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qu'il fut remis aux fers, recommença à louer Dieu. On l'entendit psalmodier d'une voix ferme et claire : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est ma défense, devant qui tremblerai-je ? etc. » Et encore : « Le Seigneur me conduit, rien ne me manquera : il m'a établi au mi-lieu de gras pâturages. Il m'a fait croître près des eaux réconfortantes, il m'a dirigé dans les sentiers de la justice. Si donc je viens maintenant à marcher au milieu des ombres de la mort, je ne redouterai aucun mal, parce que vous êtes toujours auprès de moi, Seigneur. Vous avez oint abondamment d'huile ma tête, et votre miséricorde m'accompagnera tous les jours de ma vie. »

C'est ainsi que le B. Paul supportait vaillamment les épreuves de sa détention, fortifié qu'il était par l'Esprit-Saint et nourri par les paroles divines : tant est vraie cette parole des Livres saints : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais encore de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

Mais le tyran était de plus en plus surexcité par sa folie ; il n'avait pas de repos tant qu'il n'avait pas amené le saint à embrasser son impureté, et ses insuccès précédents ne le décourageaient pas. Il le fit donc tirer une troisième fois de prison et amener en sa présence. Dès qu'il l'aperçut, la fureur s'empara de lui, et lançant des regards féroces, il cria : « Jusques à quand, misérable, désireras-tu la mort, jusques à quand nous exciteras-tu par tes provocations à te priver de cette vie si désirable dont nous jouissons ici-bas ? Continueras-tu toujours à nous appeler transgresseurs de la loi, ennemis de la substance divine, profanateurs des traditions légales, et épie sais-je encore ? » Saint Paul répondit: « Ce n'est pas moi, sire, qui t'accuse ; ce sont tes propres actions. Car ceux qui méprisent les antiques traditions des Pères sont à juste titre accusés et réprimandés par ces mêmes traditions que les Pères ont promulguées. Si celui qui enfreint les lois portées par le roi est condamné à subir un châtiment et un supplice, combien plus en sera-t-il de même pour celui qui injurie les objets d'un Culte divin ! » — L'empereur : « Et laquelle donc des traditions établies par les saints Pères et les docteurs avons-nous abolie?» — Saint Paul: « Tu as violé les traditions des Pères en vouant à l'anathème et à la destruction,

 

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en jetant hors de l'Eglise les images des saints que les Pères y avaient établies et adorées. » — L'empereur : « Mauvaise tête ! Est-ce à toi que les Prophètes, les Apôtres et les Pères ont ordonné de peindre des formes humaines et de les baiser sacrilègement ? »

Saint Paul : « Nous savons qu'anciennement l'hémorroïsse qui avait été guérie d'un flux de sang en touchant la frange du vêtement du Sauveur avait déposé dans le temple une image de Notre-Seigneur ; en outre, tout le monde reconnaît comme authentique et vénère l'image de la Mère de Dieu peinte par saint Luc, et les saints conciles universels ont autorisé ce culte. Ils l'ont même affermi en lui accordant une autorisation officielle. Ainsi donc ce sont ces vénérables images de saint, dont l'origine était si sacrée, et que tous avaient approuvées, que tu n'as pas eu honte de détruire, toi le plus misérable et le plus fou des hommes. C'est un profond chagrin pour moi de voir que tu mets tant d'animation à te mériter le feu éternel, et à vouloir nous faire partager ta folie et ta témérité, c'est-à-dire nous arracher à Dieu et nous livrer au diable. »

Ces paroles ne firent qu'exciter davantage la fureur du tyran ; les ténèbres s'épaissirent en son âme et la mort du martyr fut résolue. Il négligea de répondre, et ne songea plus qu'à porter la sentence. Aussitôt la foule des juges s'assemble autour de l'empereur ; on feuillette les lois pour trouver quel juste châtiment on infligerait bien au coupable qui a osé injurier l'empereur. Le tyran se posait comme catholique, et voulait appuyer par la loi ses actes de vengeance.

Les juges déclarèrent que Paul méritait de subir la mort sur-le-champ. Mais le tyran voulut que cette mort fût traînée en longueur afin d'être plus cruelle. Il ordonna d'abord d'arracher les yeux au bienheureux Paul, puis de le traîner par les pieds à travers le forum jusqu'à ce qu'il rendît l'âme, enfin de livrer son cadavre aux oiseaux carnassiers et aux chiens, afin qu'il fût privé de sépulture.

A peine la sentence de mort fut-elle portée que les officiers d'iniquité s'empressèrent de la mettre à exécution : ils lièrent derrière le dos les mains du martyr, lui attachèrent une corde au pied et le traînèrent à travers le forum. Durant ce supplice,

 

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le B. Paul priait ainsi : « J'ai levé les yeux vers les montagnes d'où descendra pour moi le secours. Mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. » Tiré en tous sens et heurtant de pierre en pierre, le saint martyr ne tarda pas à rendre l'âme. Les impies continuèrent à traîner et à rouer de coups son cadavre, jusqu'à ce qu'arrivés à la citerne Asparis, ils l'y précipitèrent en compagnie des cadavres des suppliciés, pour devenir la pâture des chiens. — Mais quelques fidèles craignant Dieu parvinrent à l'en retirer ; ils ensevelirent dans une propriété privée le vénérable corps du martyr, et roulèrent par-dessus une grosse pierre, pour empêcher qu'on ne vînt profaner ces saintes reliques.

Le confesseur et sacré martyr du Christ, Paul, mourut le 8 du mois de juillet, la 4e année du règne de l'impie Constantin Copronyme, qui, après en avoir régné 34 autres, reçut enfin le châtiment de ses crimes : il mourut rongé par les vers et devint la proie du feu éternel.

Au bout d'un temps qui parut interminable aux fidèles, la tyrannique persécution des iconoclastes disparut. Michel, fils de la pieuse Théodora, étant monté sur le trône impérial, releva et restaura les temples, aida de tout son pouvoir à la diffusion de la foi catholique, remit en honneur et développa le culte des vénérables images, et procura aux Eglises les ornements qui leur conviennent. Puis ce pieux empereur (par un jugement dont Dieu seul connaît la raison) mourut de mort violente. Ce fut alors le Macédonien Basile qui lui succéda, tandis qu'Ignace occupait la chaire pontificale de Constantinople. Ignace étant mort sous cet empereur, fut remplacé par Antoine, abbé du vénérable monastère de Caléos ; homme de sainte vie et de haute intelligence, le saint évêque Antoine eut une apparition divine qui lui révéla l'endroit ou était enseveli le corps du B. martyr Paul. Un ange en effet lui apparut durant son sommeil, et lui dit : « Lève-toi de bon matin et, prenant avec toi un clerc craignant Dieu, dirige-toi vers le quartier d'Asparis. Là, tu entreras dans le monastère Chaioma et tu y trouveras en cherchant le corps du B. martyr Paul, qui a soutenu de nombreuses luttes pour la défense de la vérité et a conquis par ce moyen la couronne de l'immortalité. « Le patriarche, après avoir

 

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pris conseil de l'empereur, réunit un synode et fit part de la mission qu'il venait de recevoir d'un ange. Tous furent d'avis d'ordonner de solennelles litanies auxquelles prendraient part le clergé, les moines et les fidèles, et de se rendre en priant sur l'emplacement signalé au patriarche. Ainsi fut fait. On alluma les cierges, l'étendard de la croix dirigea la marche, et on se rendit au chant des psaumes et des hymnes au monastère désigné. On y célébra les saints mystères dans l'église de Notre-Dame, Mère de Dieu et toujours Vierge Marie ; puis commencèrent les recherches et, guidés par la grâce divine, on découvrit le sépulcre, au-dessus duquel se trouvait une pierre énorme, roulée par les pieux fidèles, comme nous l'avons rapporté plus haut, et si lourde qu'on pouvait à peine l'ébranler. Le patriarche, après avoir prié longuement, plein de confiance dans le secours du saint, entreprit d'enlever cette pierre de ses propres mains. Il y réussit, et l'on aperçut le corps sacré du martyr étendu dans le tombeau. Tous purent alors constater un prodige éclatant : il y avait 122 ans que le cadavre du saint avait été déposé dans ce sépulcre, et il paraissait alors vivant encore. Le corps en effet était tout entier en état de conservation parfaite, et sans la moindre tache de corruption ; son visage même resplendissait d'un éclat si vif, qu'il éclipsait les rayons mêmes du soleil. Le saint patriarche baisa respectueusement la dépouille sacrée, et la transporta, accompagné du clergé et du peuple, dans le temple de notre très sainte Dame, Mère de Dieu et toujours Vierge Marie, tout spécialement honorée dans le monastère de Chaioma. Depuis lors, le saint et vénérable corps du martyr se conserve incorruptible, opérant des guérisons miraculeuses en faveur de tous ceux qui l'invoquent. Qui donc, accablé par la maladie et assailli par les calamités, ne s'est pas trouvé subitement délivré après avoir invoqué le nom du B. martyr Paul ? — Ces reliques sont le prompt remède des infirmes, le secours toujours prêt de ceux qui sont dans la tribulation.

Et maintenant, ô Martyr, splendeur des justes, et protecteur de cette église, maintenant que vous êtes en possession d'une puissance céleste, venez à nous qui implorons votre aide et votre secours ; faites-nous triompher des tentations du

 

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malin, que notre faiblesse nous fait trouver insurmontables. Apaisez les troubles qui forment la trame de la vie d'ici-bas ; maintenez notre âme dans le calme, et obtenez-nous la force de dominer les tempêtes et les révolutions de ce monde. Dirigés par le gouvernail de votre intercession, nous marcherons en paix dans,le chemin de cette vie, et puis nous arriverons à la possession des biens célestes, que nous souhaitons à tous avec la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en union duquel soient gloire,. empire, honneur et hommage au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

 

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SAINT ANDRE DE CRÈTE. EN L'ANNÉE 767.

 

Grande est la malice dont use le diable contre les martyrs du Christ, surtout lorsqu'il les voit entrer courageusement dans la lice et servir Dieu fidèlement sans jamais l'offenser. Comme les expédients de cette malice sont variés à l'infini, il est besoin, pour s'en défendre, d'un grand courage, et comme armure, d'un ardent amour du Christ ; sinon, on est exposé à être écrasé et à tomber entre les mains exécrables de cet ennemi, qui trouve sa jouissance à insulter les enfants de Dieu. En effet, tantôt par lui-même, tantôt par ses suppôts, il cherche à outrager de toutes façons les serviteurs du Christ : il fait rouler les uns au fond des précipices; il fait exposer les autres aux morsure des bêtes sauvages ; il allume une fournaise pour ceux-ci, il creuse un gouffre béant pour ceux-là ; pour d'autres il prépare une roue, pour d'autres encore il aiguise un glaive ; bref, il invente pour chacun d'eux un nouveau genre de supplice.

Mais les martyrs le tournent en dérision, quand, faisant peu de cas de tous ces tourments, ils en réclament de plus violents, afin de témoigner davantage l'amour ardent dont ils brûlent pour le Christ. A la vérité, le diable a fait mourir quantité de serviteurs du Christ et a triomphé en eux du corps, mais jamais de la résolution, de la volonté et de l'âme qui est supérieure à tout. C'est donc lui en définitive qui a été vaincu et qui a subi la honte d'un échec, quand, malgré les tortures qu'on faisait endurer à leur chair, les martyrs ont su maintenir leur âme invincible. Tel est précisément le triomphe qu'a remporté

 

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sur lui le généreux et bienheureux martyr André. Cet athlète, en supportant ces tortures et d'autres plus cruelles, non seulement remporta sur l'ennemi une brillante victoire, mais encore il offrit un exemple remarquable qui a donné du courage à tons ceux qui ont ensuite marché sur ses traces. Le saint dont nous allons parler a donc accompli des exploits vraiment admirables; mais il ne faut pas oublier qu'il s'y est préparé par une longue suite d'actions saintes, vraiment dignes d'être proposées pour exemples ; par conséquent il ne suffit pas d'écouter avec intérêt le récit des combats d'André, il faut en outre s'appliquer à imiter les vertus qu'il a pratiquées.

Il vit le jour en Crète, qui était alors régie par les lois les plus admirables. Il s'adonna dès son enfance à la piété qui distinguait sa patrie, et donna promptement l'exemple de toutes les vertus. La gloire humaine ne lui parut point digne de louanges ; les richesses ne captèrent point son admiration il ne chercha point à se procurer une vie molle et désoeuvrée ; mais il se soumit à un genre de vie dur, rigide et âpre, qui était tout à fait propre à le préparer à la lutte. Comme il brûlait d'un ardent amour pour la vertu et qu'il était affranchi des voluptés charnelles, il remporta d'éclatantes victoires sur les ennemis de notre âme, et devint pour tous un admirable exemple pour reconnaître et suivre la voie du salut. Il parvint à persuader à nombre de ses compatriotes de mépriser les choses de ce monde, et de tendre vers le ciel, là où les sages nous disent que se trouve et où se trouve réellement notre vie véritable. Tel était donc son genre de vie ; telle était la croyance qui guidait ses actions, c'est-à-dire celle que les apôtres avaient transmise et à laquelle sa patrie était fermement attachée. Du reste, à cette époque, l'univers entier jouissait paisiblement de la possession d'une religion pure et sincère, au milieu de laquelle ne croissait aucune graine du semeur de zizanie. Le malin, témoin de cette longue prospérité et de la parfaite tranquillité dont jouissait l'Eglise, se sentit piqué de jalousie, et il ne put pas supporter plus longtemps cet état de choses. Aussitôt il se mit à chercher quelle ruse il pourrait imaginer pour entamer l'Eglise. Il reconnaissait désormais presque impossible de persuader aux chrétiens quelque hérésie touchant la divine

 

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incarnation du Christ, car depuis longtemps la foi sur ce point était immuablement affermie ; elle avait, comme dit David, étendu ses branches jusqu'à la mer et ses racines jusqu'aux fleuves ; de son ombre elle recouvrait les montagnes et ses re-jetons dépassaient les cèdres les plus élevés ; l'infernal sanglier, se précipitant hors de sa forêt embrasée, conçut le projet de ravager la vigne du Seigneur par un moyen nouveau qui aboutirait à peu près aux mêmes résultats que l'antique négation touchant l'Incarnation divine. Il lui sembla qu'en abolissant le culte des saintes images, il arriverait de nouveau à saper la croyance à l'Incarnation du Sauveur ; car ce que l'on fait à l'image atteint indirectement la personne qu'elle représente.

Satan entreprit donc peu à peu le scélérat et le misérable qui à cette époque gouvernait l'empire, et qui se nommait Constantin. C'était, sous le rapport religieux, l'antipode de son homonyme, qui reconnut le premier comme officiel le christianisme ; aussi le diable n'eut-il pas beaucoup de peine à lui persuader que c'était un sacrilège pour les chrétiens de rendre un culte véritable aux images sacrées. L'empereur imbécile rendit donc un édit par lequel il proscrivait ce culte comme entaché de paganisme. La vérité était qu'il comprenait mal la notion de ce culte, et faisait un mélange aussi insensé que périlleux de choses qui ne pouvaient en aucune façon s'associer. En effet, les images dont le prototype est impie sont naturellement considérées comme impies par ceux qui professent la vraie religion. Mais celles dont l'exemplaire est vénérable et adorable ne doivent-elles pas forcément être tenues par eux comme pareillement adorables et vénérables ?

Ainsi donc, Constantin, conformément aux instructions du diable, promulgua un édit qui abolissait le culte des images sur toute la surface de la terre, et menaçait de terribles supplices tous ceux, sans distinction d'âge ni de rang, qui n'accueilleraient pas avec joie et empressement cette ordonnance et ne s'y soumettraient pas absolument. Bien plus, était passible du châtiment quiconque honorerait, ne fût-ce que par un mot, une image sacrée. Il était prescrit de sévir principalement et sans merci contre les officiers, quels qu'ils fussent

 

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qui auraient admis aux fonctions dépendantes de leur administration, des sujets coupables de désobéissance à l'édit, attendu que leur soumission devait exercer plus d'influence que celle des autres. L'empereur se livra donc aveuglément aux accès de sa fureur, sans se préoccuper en aucune façon de l'intérêt public. La conséquence de ces terribles menaces fut que les villes devinrent désertes ; car les habitants s'enfuirent dans les montagnes pour échapper aux appariteurs ; les prisons devinrent trop étroites, car on les emplissait non plus de voleurs, d'assassins et d'autres malfaiteurs, mais de gens pieux, religieux, craignant Dieu, adonnés aux jeûnes, aux veilles, aux larmes, destinés à jouir des plus grands honneurs dans la Jérusalem céleste.

Dès que cette guerre cruelle et acharnée eut été déclarée dans toute l'étendue de l'empire, on en vit, hélas ! et en grand nombre, se plier aux circonstances, et affecter le servilisme le plus écoeurant dans leurs paroles et leur conduite. Mais le bienheureux André ne put pas supporter ces chaînes honteuses, ni rester insensible à ces milliers d'âmes pieuses auxquelles on voulait fermer les portes du ciel. Il jugea que le temps était venu d'étaler courageusement au grand jour le zèle ardent qu'il nourris• sait depuis longtemps en son âme. Il quitta donc sa patrie, s'arracha au sol qui l'avait vu naître, et accourut à Constantinople comme un athlète vaillant et généreux, qui vient d'achever ses exercices préparatoires et brûlé du désir de descendre dans l'arène. Sans redouter les officiers ni quoi que ce soit, il se jeta dans la mêlée, et se mit à censurer librement la mauvaise secte de l'empereur et tous ceux qui étaient de son parti. On l'entendit proclamer hautement l'honneur qui était dû aux images sacrées : « Oui, répétait-il sans se lasser, il faut vénérer les images pour les mêmes raisons qui nous font honorer Dieu. » Il ajoutait qu'il était expressément venu à Constantinople 'pour démasquer les embûches dressées par le diable, pour amener à résipiscence ceux qui avaient eu le malheur de trahir les intérêts de leur salut, pour leur rendre courage et les exciter au combat, enfin pour protéger et affermir par ses prières, ses exhortations et ses conseils, ceux qui n'étaient point encore tombés.

Comme le bienheureux André s'exprimait ainsi en public sans daigner user d'aucune précaution de langage, on vint en avertir

 

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l'empereur. Constantin se fit dresser un tribunal hors de la ville, devant la basilique du martyr Marnant. Là, s'entourant du faste le plus exagéré, ayant à ses côtés une multitude innombrable d'assesseurs et de satellites, il semblait défier les regards des spectateurs. Son oeil terne et farouche s'abattait, avec la férocité d'une bête sauvage, sur les orthodoxes : il faisait fouetter horriblement les uns avec des nerfs de boeufs, livrait les autres aux flammes ou à divers genres de supplices ; à ceux-ci on crevait les yeux, à ceux-là on arrachait la langue, afin que les premiers ne pussent jouir de l'héroïsme des autres athlètes, et puiser du courage dans la vue de ces exemples ; afin que les seconds ne pussent exciter leurs compagnons à la lutte, et pour ainsi dire les tenir par la main en les exhortant et les conseillant ; il y en avait enfin à qui, dans un accès de colère, on amputait les pieds et les mains.

Le B. André fut blessé au coeur à la vue de ce spectacle lamentable ; il se sentit animé de courage et de force pour protester publiquement en faveur du Seigneur, et après avoir fait en son coeur cette prière : « Seigneur, guidez mes pas », il se jeta au milieu de la foule des spectateurs, se frayant un chemin à travers la multitude, esquivant ceux qui tentaient de l'arrêter, et arriva soudain en présence de l'empereur. « Pourquoi donc, Sire, lui cria-t-il, pourquoi, si tu es chrétien, t'acharnes-tu avec tant de barbarie contre l'image du Christ et contre ses serviteurs ? » Le tyran ne put supporter une telle liberté de langage, qu'il considérait comme un outrage public à sa majesté aussi interrompit-il immédiatement le saint et ordonna-t-il à ses gardes de se saisir de lui. Les officiers, dont les mains étaient avides de meurtre, se jettent aussitôt sur le bienheureux ; les uns l'empoignent par la tête, les autres par les mains ; ceux-ci le tirent par le manteau, ceux-là par la tunique, tous l'accablant à qui mieux mieux d'outrages. Pour plaire davantage à celui qui venait de les commander, ils jettent à terre le saint, dont l'âme habitait dans les régions célestes, et ils ne cessent de le tirailler, de le traîner jusqu'à ce que l'empereur, estimant que l'athlète était suffisamment châtié de sa liberté de langage et voulant faire ostentation de clémence, leur ordonnât de cesser

 

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Il le fit ensuite approcher et se tenir debout en sa présence, afin d'essayer de gagner par la douceur celui que les mauvais traitements n'avaient point effrayé. « D'où vient, lui dit-il, que tu pousses l'audace et la grossièreté jusqu'à refuser d'obéir aux ordres de l'empereur, et à débiter hors de propos et sans l'ombre de motif en sa présence tout ce qui te passe par la tête ? Tu as probablement choisi ce moyen pour attirer d'une façon quelconque sur toi l'attention de l'empereur. Eh bien ! tu y as parfaitement réussi et tu obtiendras de moi tout ce que tu désires, pourvu que, tu adoptes mon sentiment et que tu fasses une profession de foi telle que la raison ordonne qu'on la fasse. Tout alors ira pour toi à souhait. » Notre admirable saint répondit : « Sire, ce n'est ni l'audace, ni la grossièreté, ni le désir d'attirer ton attention ou d'obtenir de toi quelque faveur qui m'a amené ici. Qu'ai-je besoin de ce que tu possèdes ? Je puis même ajouter : qu'ai-je besoin des biens de ce monde, puisqu'il y a longtemps que je les ai méprisés, comme n'ayant pas plus de t réalité qu'un songe. L'unique bien qui m'est agréable, c'est de jouir de la paix de l'âme et de vivre en union intime avec Dieu. Mais comme j'ai appris que tu professais des dogmes étrangers à la foi, que tu détournais les chrétiens de rendre aux image sacrées le culte qui leur est dû, et qu'ainsi tu jetais le trouble parmi tes sujets et la confusion dans l'Eglise de Dieu, je n'ai pu supporter qu'une si horrible injustice fût commise sans soulever de protestation ; abandonnant aussitôt ma patrie et mes parents et traversant la vaste étendue des mers, je suis venu, le coeur brûlant de zèle, avec l'intention ou bien de t'affranchir de cette erreur sacrilège, ou bien de donner ma vie pour le Christ, qui, tout Seigneur qu'il était, l a daigné donner la sienne pour moi, sa pauvre petite image. Certes, répondit l'empereur, c'est dans un dessein merveilleux et gigantesque que tu as entrepris ton voyage, savoir : pour amener à ton petit sentiment et l'empereur lui-même et tous les magistrats et jusqu'au pontife Vénérable de notre ville. Mais laissons de côté les longs discours, écoute les conseils que je te donne : sors de l'épais nuage qui t'enveloppe, obéis à, tout ce qu'ordonne notre puissance et contente-toi de penser comme tout le monde. Sinon, tu éprouveras par expérience combien il

 

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en coûte de manquer de jugement, de se persuader vainement qu'on est quelque chose et de se conduire avec arrogance vis-à-vis des empereurs, en s'en tenant exclusivement à son propre sentiment. »

En entendant ces paroles, le martyr se contenta de lever les yeux au ciel et fit cette prière : « Non, ô Christ, mon Sauveur, je ne te renierai pas ; je ne te frustrerai pas de la gloire d'une belle confession ; jamais je ne mépriserai ton image ; jamais je ne me désintéresserai, autant qu'il est en mon pouvoir, des souffrances qu'on fait endurer à tes fidèles serviteurs. Sire, fais-moi rouer de coups, fais couper ma langue, amputer mes pieds, si cela te plaît. Car je suis prêt à tout souffrir plutôt qu'à déshonorer en quoi que ce soit mon Christ, qui est tout pour moi et que depuis longtemps j'ai pris la résolution de suivre uniquement.

Le tyran reprit : « Ne faut-il pas être fou ou du moins avoir l'esprit hébété, obtus, pour attribuer à une matière grossière et corruptible la gloire d'un Dieu qui est à une distance infinie de toute matière et que ne peut atteindre en aucune façon la corruption? et enfin pour refuser d'écouter le saint législateur Moïse, qui défend expressément de tailler des statues ? Telle est la gravité de la maladie qui vous bouleverse l'esprit, que non seulement vous résistez à l'autorité de propos délibéré, mais encore vous vous précipitez tête baissée dans le péril. Mais, voyons, rends-toi bien compte de tes actions : ce n'est pas pour la défense de la vérité ni pour l'amour du Christ que tu vas endurer le dernier supplice, mais c'est uniquement pour expier un acte d'audace qui n'a pas l'ombre de raison. » Le généreux athlète ne put écouter ces outrages d'une langue blasphématrice ; il lui sembla que ne pas venger en cette circonstance l'injure faite aux images, c'était trahir le bien, et il répondit, en ces termes à l'empereur : « Exécrable tête, penses-tu donc que ce n'est point souffrir pour le Christ que d'endurer des tortures pour l'honneur de son image et que l'outrage que l'on fait à une statue n'atteint pas la personne qu'elle représente ? Et comment se fait-il donc que vous condamniez aux derniers supplices ceux qui ont insulté les statues des empereurs, de même que ceux qui vous injurient personnellement? Et pourtant ne sait-on pas que ces statues

 

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d'airain, si parfois elles sont dorées à l'extérieur, ne contiennent -à l'intérieur que de la poix, des étoupes, du bois, et d'autres matières viles et abjectes ? Si donc vous, qui n'êtes que poussière et n'existerez plus demain, vous consentez à être ainsi honorés par des statues et des images, vous faites vénérer comme des demi-dieux, et punissez cruellement quiconque offense les statues impériales, comment osez-vous entreprendre quelque chose contre l'image même du Christ, comment ne comprenez-vous pas que l'outrage s'adresse alors à la personne même que représente la statue ? Comment enfin osez-vous affirmer que ceux qui se déclarent prêts à tout souffrir pour lui ne s'exposent pas au péril par amour de la vérité ? » Le martyr, continuant son discours, se disposait à expliquer le texte allégué de Moïse, à préciser quelle espèce de statue il avait défendue, à faire re-marquer que lui-même avait ordonné de fondre des statues de séraphins, qui cependant sont incorporels par nature. Mais l'empereur l'interrompit subitement : « Il est temps, dit-il en s'adressant à son entourage, d'apprendre à cet homme à être modéré et prudent, et de le punir des témérités de sa langue. Si, comme il vient de le rappeler lui-même, ceux qui insultent les statues royales méritent de subir inexorablement un supplice cruel, quel châtiment ne doit-on pas infliger en toute justice à celui dont la langue scélérate s'attaque audacieusement et impudemment à notre personne même ? » Il prononça ces paroles en lançant des regards furieux au martyr, et en gesticulant selon son habitude, puis il s'écria d'une voix tonnante : « Qu'on le dépouille de ses vêtements, qu'on lui tende les membres avec des cordes et qu'on le flagelle rudement. »

Cette sentence ne changea absolument rien aux dispositions généreuses du saint; l'attente assurée des coups et des blessures qu'il allait recevoir ne refroidit nullement son zèle; au contraire, les colères et les menaces de l'empereur ne firent qu'attiser sa sainte ardeur. L'empereur, voyant qu'il avait affaire à un homme courageux et inaccessible à la crainte, disposé à supporter tous les maux plutôt que d'abandonner son sentiment, craignit que les tortures n'aboutissent qu'à rendre le saint plus tenace, de même que les coups ne rendent que plus entêtés certains animaux ; il prit donc le parti de feindre la

 

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clémence : « Voyons, dit-il en s'adressant au martyr, n'attends pas d'avoir expérimenté les supplices ; obéis à notre décret, et soustrais-toi par ce moyen aux maux qui te menacent. » Le martyr du Christ leva les yeux de l'âme et du corps vers son agonothète et le pria intérieurement d'affermir inébranlablement en lui la vénération qu'il ressentait pour les images sacrées; puis, abaissant les yeux et les dirigeant vers le tyran, il dit : « Sire, à ce que je vois, tu négliges la guerre contre les barbares et l'administration de tes Etats, pour concentrer tous tes efforts contre le Christ et ses serviteurs. Penses-tu donc, en agissant de la sorte, pouvoir tenir paisiblement les rênes de l'empire romain? Ne redoutes-tu point le jugement de Dieu ? ou bien t'imagines-tu qu'il ne jugera pas toutes tes actions ? »

Ces paroles suffirent pour démasquer la feinte douceur du tyran, qui, retournant à sa férocité naturelle, fit fouetter horriblement le martyr avec des nerfs de boeufs. Les officiers de son entourage, désireux de satisfaire la fureur de leur maître, battirent avec rage le martyr, et lui couvrirent le corps de plaies affreuses, d'où le sang précieux découlait et rougissait la terre ; quelques-uns même, saisissant des glaives, se précipitèrent sur l'athlète pour le tuer ; d'autres lui lançaient des pierres et l'accablaient de toutes sortes d'outrages. Ils ne songeaient pas, les malheureux, qu'ils se faisaient tort bien plutôt à eux-mêmes qu'au martyr : car en s'appliquant à conserver l'amitié d'un roi, qui ne dure qu'un temps, ils se rendaient Dieu hostile, et se préparaient par là des larmes pour le jour du jugement, tandis qu'ils ménageaient de la joie au saint athlète. Mais l'empereur voulait a tout prix triompher de la résistance du martyr. Je ne sais comment, mais, tout stupide qu'il était, le tyran ne laissait pas de reconnaître qu'il y avait habileté, en cette circonstance, d'essayer par tous les moyens possibles de gagner le saint, parce qu'alors il gagnerait du même coup beaucoup d'autres orthodoxes, attendu que prendre la tête, c'est saisir en même temps les membres du corps qui suivent nécessairement.

Mû par ces réflexions, l'empereur ordonna de cesser les coups et tenta de nouveau de gagner le bienheureux André par la persuasion et par l'apparence d'une fausse bonté. Il le fit approcher

 

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près de lui, rendit sa parole plus douce que l'huile, tout en lançant secrètement des traits aigus sur le juste et en lui enfonçant traîtreusement le poignard dans le coeur. Mais, dès qu'il s'aperçut qu'il n'obtenait absolument rien par les caresses, que le saint au contraire n'en profitait que pour attaquer avec plus de liberté sa folie, il jeta de côté la peau d'agneau dont il s'était recouvert, et se montra à tous tel qu'il était en réalité, c'est-à-dire un loup.

Il ordonna d'abord de briser avec des pierres la mâchoire du martyr, pour le punir des paroles piquantes dont il lui avait blessé le coeur. André, imitant alors le protomartyr Etienne, se mit à prier pour ceux qui le frappaient avec les pierres.

L'empereur envoya alors le bienheureux en prison comme un coupable condamné ; mais il ne songeait pas qu’il procurait par ce moyen un habile docteur aux chrétiens qui s'y trouvaient déjà renfermés. André se réjouit à l'exemple de saint Paul des souffrances et des tortures qu'on lui infligeait, et rendit de ferventes actions de grâces au Dieu bienfaisant et clément, qui daignait lui procurer l'honneur de souffrir la prison et les coups pour la gloire de son nom. Dès son arrivée, il se mit à instruire et à affermir tous ses compagnons de captivité, non seulement par ses discours pleins de foi et d'ardeur, mais encore par l'allégresse spirituelle avec laquelle il endurait les épreuves pénibles de la prison. Son corps était retenu dans les fers, mais son âme, sans attendre qu'on eût brisé ses liens, s'envolait d'avance en esprit dans les demeures célestes, tellement que le courageux athlète accusait le tyran de trop tarder à le délivrer du poids de la chair et à le débarrasser des liens naturels de la vie d'ici-bas. — Pour lui, en effet, le corps n'était qu'une prison, qui retenait l'âme éloignée de son centre, qui par son enveloppe l'empêchait de s'envoler vers les douceurs qui lui étaient réservées et de jouir de l'inénarrable béatitude qui l'attendait.

Quelques jours après, l'empereur ordonna de tirer le martyr de sa prison et le fit de nouveau comparaître en sa présence_ Il pensait que la crainte des tourments qui lui étaient réservés, jointe aux souffrances qu'il éprouvait des tortures précédentes, devaient avoir brisé sa force de résistance, et que désormais il se montrerait plus lâche et plus coulant. Mais quand il eut

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constaté élue le saint était plus audacieux que jamais et que son amour du Christ n'avait fait que s'aviver avec le temps, il commanda à deux licteurs de le dépouiller et de fouetter rudement ses membres qui portaient encore les traces visibles des coups reçus précédemment. Les bourreaux se mirent à déchirer les chairs du saint, à lui labourer les flancs, à lui arracher des lambeaux de chair. Mais tous leurs efforts ne parvinrent point à lui ravir le trésor de sa foi. Enfin, le tyran, voyant que tout était inutile, hésita quelques instants, puis il se déclara vaincu en prononçant contre le saint la sentence de mort. Il ordonna de lier le martyr par les pieds, de le traîner par toute la ville et de le jeter dans la fosse où l'on précipitait les cadavres des suppliciés. Tel est le lieu infâme que l'empereur assignait à celui qui était digne de l'Eden, des demeurés d'en haut et du ciel lui-même.

Tandis que le bienheureux, accomplissant la course de sa lutte suprême, était traîné sur les pavés du !forum, un pêcheur qui s'y trouvait assis pour vendre quelques petits poissons qu'il avait pris dans la mer, ayant appris la raison pour laquelle on faisait subir au martyr ce honteux supplice, se sentit soudain poussé par le démon, et saisissant un couteau sur le marché, il coupa le pied du B. André, et mit fin à sa course en même temps qu'à sa lutte, car cette amputation fit mourir le vaillant athlète. Le généreux lutteur s'enfuit alors vers les cieux, il monta vers Celui qui avait rendu ses voies irréprochables, qui avait donné à ses pieds l'agilité du cerf et lui offrait un refuge sur les hauteurs.

Telle fut la vie de saint André ; tel est le récit des combats qu'il livra sur cette terre. Telle fut la vaillance de son âme, tel fut le courage qu'il déploya dans la lutte. Les bourreaux qui avaient traîné le corps du bienheureux le jetèrent, dès qu'il fut mort, dans la fosse des suppliciés, et ce trésor précieux demeura longtemps dans ce cloaque infect. Mais la divine Providence prit soin de le défendre contre les bêtes sauvages et les oiseaux de proie, afin que s'accomplît de nouveau en notre saint les paroles de David : « Ils ont exposé les cadavres de tes serviteurs aux oiseaux du ciel, les chairs de tes saints aux bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme si c'eût été de l'eau »

 

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Et encore : « Il n'y avait personne qui voulût les ensevelir », jusqu'à ce que Celui qui avait donné à sa chair infirme la force de lutter glorieusement et de conquérir la couronne de gloire inspirât à de pieux fidèles la pensée de ne point laisser se perdre ce précieux trésor, savoir les saintes reliques du martyr. Dieu ne permit pas que ce corps vénérable demeurât éternellement enfoui, et voici comment il le fit découvrir : douze hommes que de mauvais démons possédaient depuis longtemps allaient courant de côté et d'autre, partout où les poussait le malin esprit qui dominait en eux. Or, il arriva un jour qu'ils se trouvèrent tous réunis dans un même lieu. Ils résolurent alors, afin de supporter plus facilement leur commun malheur, de se tenir toujours ensemble, et après qu'ils eurent parcouru un vaste espace de terrain, ils se sentirent poussés tous à la fois vers le lieu où l'on jetait les cadavres des malfaiteurs, là où avait été précipité le corps du saint martyr, et ils se mirent à invoquer le saint par des cris confus et inarticulés. Puis, se jetant sur le monceau de cadavres, ils les écartent avec les mains pour mettre à découvert celui du bienheureux. Chose merveilleuse, ils reconnaissent entre les autres le corps du martyr, dont la vertu surnaturelle et peut-être aussi l'odeur suave les avaient attirés, et ils emportent ces saintes dépouilles. On les déposa religieusement dans un lieu décent, appelé Brisis. Quant aux possédés, ils furent guéris en récompense de leur bonne action, et retournèrent joyeusement chez eux. Depuis cette époque, nous sommes toujours en possession de ce précieux trésor, qui nous guérit des maux qui fondent sur nous incessamment. Quiconque souffre d'une maladie, d'un coup reçu, d'un accident survenu, sera certainement délivré de ses douleurs s'il s'approche avec foi du tombeau de saint André, et il y recueillera en outré pour son âme une grâce abondante par la bénignité et la clémence de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient toute gloire, en union avec le Père et le Saint-Esprit maintenant et toujours 'et dans les siècles des siècles. Amen.

 

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VINGT SAINTS MOINES MARTYRS : JEAN, SERGIUS, PATRICIUS, COSME, ANASTASE, THÉOCTISTE ET 14 AUTRES, MARTYRISÉS DANS UNE LAURE SITUÉE AUX ENVIRONS DE JÉRUSALEM. EN L'ANNÉE 797.

 

Boll., 20 mars. — (Extraits.)

 

... Les Sarrasins, ayant fait invasion dans la laure de Saint-Sabas près de Jérusalem, commencèrent à battre sur les saints comme le forgeron frappe sur son fer, puis, poussant des cris sauvages, ils firent pleuvoir sur eux une grêle de pierres et les chassèrent vers l'église.

Plusieurs d'entre les moines, ne pouvant supporter de telles violences, essayèrent de se cacher, et gagnèrent les cavernes et les fentes des rochers. L'hégouméniarque, c'est-à-dire celui qui a la charge de veiller sur les pèlerins qui logent dans l'hégoumenium, était un jeune homme de moeurs régulières et saintes. Dès que les barbares l'aperçurent, ils le rouèrent de milliers de coups, l'écrasèrent sous les pierres, et, l'abandonnant tout rompu et à demi mort, ils ne lui permirent même pas de pénétrer dans l'église sur ses pieds. En effet, soit que les forces lui manquassent à causé de ses plaies, soit que les barbares voulussent encore augmenter son supplice, ils le saisirent par les pieds et le traînèrent cruellement sur les pierres aiguës des rochers, depuis le haut de la montagne jusqu'au bas où se trouve l'église. Ils le tirèrent comme ils eussent fait d'une poutre ou d'un cadavre d'animal. Comme le chemin était long et

 

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les rochers escarpés, le malheureux moine en fut tout écorché, et il n'avait plus qu'un souffle de vie quand ils le déposèrent dans l'atrium de l'église. Les bourreaux l'asphyxièrent plus tard parla fumée, et il rendit son âme au Christ, son Seigneur, ainsi que les autres Pères dont nous parlerons bientôt.

Les Sarrasins avaient placé en vedette quelques-uns des leurs pour voir si, parmi les moines, il y en avait qui prenaient la fuite, afin qu'on pût les arrêter et les ramener de gré ou de force dans la laure et l'église. On reconnaît bien là les suppôts du détestable maître de toute malice, les fils du serpent habile en l'art de nuire, la race de vipères. Un certain Sergius, originaire de Damas, voyant la barbarie avec laquelle les Sarrasins poussaient les Pères vers l'église, se douta que les misérables agissaient ainsi pour torturer ensuite leurs victimes dans le lieu saint. Comme il connaissait dans les environs une cachette profonde où l'on avait déposé antérieurement bon nombre d'objets sacrés appartenant à l'église (ce Sergius était un disciple du saint hégoumène), il craignit que la faiblesse humaine, vaincue parla violence des tourments, ne lui fit révéler le secret qu'il connaissait : ce qui lui ferait encourir le jugement de Dieu comme ayant jeté aux chiens des choses saintes et livré aux ministres de Satan les offrandes faites à Dieu. C'est pourquoi ce bienheureux crut qu'il était plus prudent pour lui de prendre la fuite et d'éviter par ce moyen le péril de tomber dans un si grand crime.

Il prit donc son élan et déjà il était à une grande distance de la laure, quand ceux qui étaient en !observation l'aperçurent, descendirent à la hâte, saisirent le moine et voulurent le contraindre, en le piquant avec leurs glaives, à rebrousser chemin vers la laure. Le religieux ne se laissa pas intimider, et il leur répondit avec assurance : « Non, je ne ferai pas ce que vous m'ordonnez, je ne retournerai pas sur mes pas ; car assurément ce n'est pas pour vaquer à la prière ou aux exercices du culte divin que vous nous forcez à aller à l'église. » Les barbares demeurèrent stupéfaits à la vue de ce courage et de cette énergique résistance sur laquelle ils n'avaient pas compté. Ils redoublèrent de menaces et d'insultes, et lui ordonnèrent, en le frappant à coups de pierres, de retourner à la laure. Ne

 

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pouvant décider le saint moine à exécuter leurs ordres, les barbares le dépouillèrent de ses vêtements, et, proférant les plus affreux blasphèmes, ils déclarèrent qu'ils allaient lui trancher la tête s'il n'obéissait pas. Mais le généreux athlète ne faiblit point, et, élevant les yeux de son âme et de son corps vers le Christ qui habite dans les cieux : « Jamais je ne consentirai à vous obéir et à rebrousser chemin ; s'il vous plaît, avec la permission du Christ, de me trancher la tête, je ne ferai aucune résistance. » En même temps, il tendit la tête, ainsi que nous le raconta un de ses frères qui avait été saisi en même temps que lui et qui recouvra la liberté après la mort de ce dernier. — Un des barbares qui entouraient le bienheureux ne put pas contenir plus longtemps sa colère, et, poussé par le diab!e qui dominait en lui, il s'élança sur le martyr et lui trancha la tête. Non content de lui avoir fait une blessure, il lui en fit une seconde, puis une troisième pour satisfaire sa rage insensée. Les bourreaux écrasèrent ensuite le cadavre de leur victime avec d'énormes pierres, jusqu'à ce qu'il fût réduit en bouillie. C'est ainsi qui Sergius, luttant vaillamment contre la malice de l'antique ennemi, et résistant jusqu'au sang dans sa lutte contre le péché, sut se maintenir sans faiblesse aucune au comble du courage, ne se laissa ébranler ni par de honteux sentiments de peur ni par la mort dont on le menaçait, et enfin, admirable d'énergie et doué d'une force d'âme vraiment divine, il mérita de conquérir le premier la couronne du martyre. Nous avons déposé dans des châsses consacrées, en compagnie des autres saints Pères martyrisés le même jour, la dépouille du saint, toute teinte et empourprée de son sang, un pour parler avec plus d'exactitude, purifiée dans son propre sang. Mais cette sépulture n'eut lieu que plus tard ; re-prenons donc le fil de notre narration.

Les rusés auteurs de cette inique machination déployèrent jus-qu'au bout la même malice pour en assurer le succès. Ils postèrent sur une éminence située à l'orient un certain groupe des leurs, afin que, découvrant de là toute la partie occidentale, ils pussent indiquer par la voix et les gestes à leurs complices tous les moines qui chercheraient à fuir ou à se cacher dans une caverne ou une fissure de rocher. Aussi aucun d'eux ne put-il

 

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échapper à leurs filets mortels ; tous, recherchés et découverts par ces moyens, tombèrent sous la main de l'ennemi.

Au point où nous en sommes arrivés du récit, il est de notre devoir de faire connaître à quel degré de charité héroïque s'éleva un des religieux : ce serait un crime de ne pas décerner les louanges qu'il mérite si bien à ce parfait imitateur du Christ son maître.

Plusieurs des frères, ayant réussi à échapper aux mains et aux yeux de leurs persécuteurs, s'étaient réfugiés dans un antre ; et, blottis au fond de cette cachette sûre, ils espéraient pouvoir échapper aux cruels larrons. Malheureusement les barbares qui étaient en vedette à l'orient les découvrirent au fond de la caverne et, poussant un grand cri, il les dénoncèrent à leurs compagnons. Quelques instants après, un Sarrasin s'approchait en brandissant son glaive de l'ouverture de l'antre, et ordonnait, en vociférant de terribles menaces, à ceux qui y étaient cachés de sortir immédiatement. A la pensée de tomber au pouvoir des bourreaux et d'être traînés à leur affreuse boucherie, leur âme fut envahie par le trouble ; et de vrai, c'en était fait de ces sept moines infortunés (c'était leur nombre), si l'un d'eux, nommé Patricius et originaire d'Adra, vraiment digne d'être signalé aux éloges de la postérité, n'eût pris en pitié ses confrères que le péril jetait dans une si grande anxiété; embrasé de l'amour divin, et plein d'une tendre compassion pour ses frères, il s'efforça de relever leur courage par l'exhortation suivante : s Confiance, mes frères très chers, qui m'êtes comme la moitié de mon âme. Je vais à l'instant affronter pour vous le péril et la mort ; je vais me livrer entre les mains des barbares pour sauvegarder votre liberté. Seulement, si vous voulez ne pas courir le même risque que moi, gardez un profond silence et surtout ne sortez de la caverne sous aucun prétexte. »

Après avoir prononcé tout bas ces paroles à l'oreille de ses frères tremblants, il s'élança hors de la caverne et dit au barbare avide de sang : « Eh bien, allons où tu voudras. — Tu vas maintenant, répondit le Sarrasin, amener dehors tous ceux qui étaient cachés avec toi dans cette caverne. » Mais le généreux soldat du Christ, le fier combattant, affirma le contraire sans se troubler, et s'efforça de persuader au bourreau par tous les arguments

 

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possibles et imaginables qu'il était tout seul au fond du repaire. Il finit par y réussir, et alors ce héros de la charité fraternelle s'achemina vers l'église, courant, même devant le barbare, tant il avait soif d'achever son sacrifice. O âme forte et toute remplie de Dieu ! O charité admirable et divine, qui, atteignant le faîte de la perfections absolue, s'est avancée jus-qu'aux limites extrêmes de l'amour telles que les avait définies notre divin Sauveur : « C'est en cela, avait-il dit, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres, » Et puis, donnant la mesure de cette dilection, il ajoutait : « La parfaite charité consiste à donner sa vie pour ses amis. » C'est précisément ce qu'a fait notre excellent Patricius, qu'on ne louera jamais assez.

Oh ! que vous êtes heureux et trois fois heureux, ô saint martyr, qui ne vous êtes pas contenté d'étudier la loi, mais qui l'avez mise en pratique : spécialement ce commandement nouveau que le Christ nous avait laissé, en disant : « Voici un nouveau commandement que je vous donne : aimez-vous les uns les autres. » Vous avez donc marché sur les traces du Christ, vous l'avez suivi comme un bon serviteur et un disciple docile ; et comme vous avez participe à ses souffrances, il est juste que vous partagiez avec lui son triomphe dans le royaume des cieux. Souvenez-vous donc de nous, ô vénérable martyr ; souvenez-vous de nous qui célébrons vos louanges. Certes rien ne m'est plus cher et plus agréable que de m'étendre à célébrer vos louanges; mais vous n'avez nul besoin de nos félicitations, vous leur êtes bien supérieur ; et pourtant vous méritez qu'on vous loue à l'infini. Mais les autres martyrs me réclament ; eux aussi ont manifesté au milieu des tortures une force d'âme semblable à la vôtre, eux aussi ont été fermes dans leurs saintes résolutions, et jusqu'à leur dernier souffle ils ont témoigné à Dieu, dans les supplices, l'amour le plus parfait. Il advint donc, mes frères très chers, que le Dieu des sciences, que le Christ, qui sonde les reins et les coeurs, récompensa la ferveur de ce généreux jeune homme, en lui accordant la couronne du martyre. Il fut en effet un de ceux qui périrent étouffés par la fumée, et dont je vais maintenant raconter l'histoire.

Déjà les barbares avaient réuni tous les Pères soit dans

 

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l'église, soit dans l'hégouménium. Les chefs de ces voleurs, et ceux qui étaient ornés d'une dignité quelconque, commencèrent par trier tous ceux des moines qui paraissaient avoir le plus d'intelligence et leur dirent : « Vous allez racheter 4.000 réaux vos personnes et votre église. Si vous refusez, nous allons vous faire trancher la tête sur-le-champ et livrer aux flammes votre temple. » Les religieux répondirent avec douceur : « O nos bons amis, ayez pitié de nous pour l'amour de Dieu, et ne répandez pas notre sang aujourd'hui sans qu'il y ait aucune raison. Cette somme d'or que vous nous réclamez, nous ne la possédons pas, et nous ne l'avons jamais possédée. Si cela peut vous être agréable, nous vous abandonnerons jusqu'aux vêtements que nous portons sur nous. Nous ferons plus : nous vous conduirons nous-mêmes dans nos cellules, et sans rien cacher de ce qui s'y trouve, nous vous livrerons tout sur-le-champ. Dépouillez-nous de tout, mais laissez-nous au moins la vie. »

En entendant ces paroles, les barbares poussèrent des cris de rage, comme si on venait de les accabler d'injures. Ils traînèrent les moines dans la cour de l'hégouménium, et appelant les Ethiopiens (car ils en avaient dans leur troupe), ils leur ordonnèrent de tirer leurs glaives et de trancher immédiatement la tête aux Pères. Les noirs, dont l'âme était aussi affreuse que le corps, hurlèrent de joie et accoururent en brandissant leurs glaives. Ils saisirent d'abord l'économe, qui tenait les bras étendus en forme de croix pour implorer la pitié de ses bourreaux ; ils le fixèrent à la muraille, puis, tendant leurs arcs et disposant leurs flèches, ils s'apprêtèrent à le percer, menaçant en même temps tous les autres d'une mort instantanée, s'ils n'apportaient sur-le-champ la somme qu'ou leur réclamait. « En outre, ajoutèrent-ils, vous allez nous apporter tous les vases sacrés et les autres objets d'art en or ou en argent qui composaient le trésor de cette église. » Les Pères s'efforcèrent par tous les moyens possibles de calmer ces furieux, et de leur persuader qu'ils ne possédaient ni or ni argent ; mais ils ne purent y réussir.

« Eh bien ! vous allez au moins nous désigner tous vos chefs, vos supérieurs, vos cellériers, ceux qui administrent les biens de la laure et de l'église, sinon nous vous arrachons la vie sur-le-

 

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champ. » Les moines répondirent de nouveau: «Nous vous avons déjà dit que nous ne possédons rien de ce que vous nous réclamez. Quant à notre hégoumène, sachez qu'il est absent ; et tous les autres moines sont pareils et égaux en dignité. » En réalité notre saint hégoumène avait été obligé de nous quitter pour aller traiter une affaire urgente. Après avoir essayé pendant longtemps de les intimider par les menaces les plus terribles, les barbares tirèrent les moines hors de l'hégouménium, les réunirent dans une plaine où l'on avait coutume de décharger les chameaux, et là ils renouvelèrent avec la même fureur et la même rage et leurs sommations et leurs menaces. Les Pères s'excusèrent en faisant les mêmes réponses. Enfin, voyant qu'ils n'aboutissaient à rien, et que tous les Pères étaient prêts à endurer la mort, ils les entassèrent pêle-mêle les uns sur les autres dans l'église… (Plusieurs feuilles du manuscrit manquent.)

Il ne faut pas omettre ici ce qui arriva au médecin dont nous avons parlé plus haut, je veux parler de l'abbé Thomas, homme remarquable par ses vertus chrétiennes, qui gouvernait à cette époque l'ancienne laure. Comme il était célèbre, les esclaves du diable, poussés par je ne sais quel démon, se persuadèrent qu'ils trouveraient de l'argent en s'adressant à lui. Comme ils ne le connaissaient pas de vue, ils allaient de l'un à l'autre, demandant qu'on leur indiquât le médecin. Mais les Pères vénérables, qui étaient des hommes religieux et honnêtes et qui avaient par-dessus tout à coeur de pratiquer la charité fraternelle, se gardèrent bien de faire le moindre signe, le moindre geste de la main, de prononcer la moindre parole qui pût le trahir : car il se trouvait au milieu d'eux. Ces hommes naturellement violents devinrent encore plus furieux à la vue de la charité mutuelle des saints et de l'affection qu'ils avaient tous pour ce frère ; ils se mirent donc à les fustiger de plus belle, à les piquer de leurs glaives et de leurs javelots, pour les contraindre à le leur manifester. Enfin, las

d'interroger en vain, ils les enfermèrent tous dans une caverne

souterraine.

Il ne paraît pas hors d'oeuvre de donner ici la description de cette caverne, dans l'intérêt de ceux qui sont étrangers au pays. C'est un antre très profond, creusé par la nature en forme d'église           pour cette raison en a reçu le nom. En effet, du

 

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côté de l'orient il y a une cavité arrondie en forme d'abside ; du côté du nord s'ouvre une retraite dérobée que les Pères, en la taillant un peu, ont transformée en Diaconium, avec lequel communique le Cimelvarchium ou Scenophylacium (Sacrarium ou dépôt des vases sacrés, trésor). En avançant dans l'intérieur de la grotte, on aperçoit une fissure profonde du rocher, qui forme comme un ravin étroit et conduit à l'hégouménium. Notre Père saint Sabas avait coutume de descendre par ce chemin quand il se rendait à l'église, ainsi que nous le lisons dans sa vie. Les hégoumènes qui lui succédèrent en bouchèrent l'issue, ce qui rendit encore plus pénible pour les Pères le supplice qu'on leur fit endurer par la fumée.

Les barbares contraignirent donc les Pères à entrer dans cette caverne, puis ils allumèrent à lorifice un grand feu d'herbes vertes. D'énormes bouffées d'une fumée épaisse s'en dégagèrent aussitôt, et pénétrèrent dans toutes les cavités du rocher. Comme elle ne trouvait point d'issue, elle s'y condensa, et tortura, hélas ! horriblement les Pères. Au bout de quelques instants, alors que les martyrs étaient déjà presque asphyxiés, les bourreaux crièrent à l'entrée de l'antre : « Sortez, moines, sortez. » Or, quiconque voulait sortir devait passer à travers les flammes et marcher sur des charbons ardents ; mais tous les autres supplices leur semblaient plus tolérables que la fumée, et ils préféraient les douleurs violentes, quelles qu'elles fussent, à celles de la suffocation. Qu'arriva-t-il? La plupart des courageux athlètes eurent les pieds, les cheveux, la barbe, le cilice et les sourcils brûlés ; puis ils tombèrent à terre presque sans vie et s'efforcèrent de respirer de l'air pur.

Mais ce n'était pas tout. Les bourreaux revinrent encore à la charge, et recommencèrent à formuler leurs réquisitions, pensant bien qu'il leur serait alors facile de leur faire tout avouer. « Vous allez maintenant; criaient-ils, nous désigner vos prélats, nous révéler les cachettes de votre église, sinon vous allez périr d'une façon plus misérable encore. » Mais eux demeurèrent fermes au milieu des dangers, et se préoccupèrent beaucoup plus de prier que de répondre aux questions qu'on leur posait. L'un disait : « Seigneur, recevez mon esprit en paix. » L'autre : « Seigneur, souvenez-vous quand vous aurez

 

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pris possession de votre royaume. » Chacun faisait sa prière particulière. Quant aux questions que leur posaient les barbares, ils ne firent que répéter les mêmes excuses que précédemment. « Si vous voulez nos vêtements et tout ce qui se trouve en nos cellules, prenez à votre aise ; personne ne vous cherchera querelle, personne ne vous fera obstacle. Mais si vous avez dessein de nous faire mourir, arrachez-nous immédiatement la vie ; car vous ne tirerez jamais de nous d'autres réponses que celles que nous vous avons faites. »

Quand ces chiens, altérés de sang, reconnurent qu'ils aboyaient en vain, qu'ils ne pouvaient triompher de la constance et de la charité fraternelle de ces courageux chrétiens, ils poussèrent leur rage à ses dernières extrémités, ouvrirent toutes grandes les écluses de leur colère, et résolurent de jeter une seconde fois l'or dans la fournaise. Tombant donc à coups de pied et à coups de poing sur les Pères, ils les poussèrent de nouveau dans les grottes. C'est en vain que les religieux les supplièrent de les immoler hors de la caverne, et de ne plus les soumettre au supplice de la suffocation ; rien n'était capable d'émouvoir les entrailles de ces barbares, dont la dureté dépassait celle de l'airain. Plus que jamais ils étaient déterminés à faire mourir les saints dans les tortures les plus atroces qu'ils pourraient imaginer.

Quand tous les Pères furent de nouveau ramassés dans la caverne, les barbares produisirent une fumée plus abondante que précédemment, et continuèrent jusqu'à ce qu'il leur semblât que la plupart des Pères devaient être asphyxiés ; alors ils leur crièrent comme la première fois de sortir. On les vit aussitôt traverser les flammes et essayer à demi morts d'aspirer de l'air pur ; ils eurent grand'peine à revenir à la vie, tant ils étaient à l'extrémité. Mais ceux des moines qui se trouvaient au fond de la grotte ne purent supporter l'excès de fumée et rendirent leur âme au Seigneur, au nombre de dix-huit.

Quant à ceux qui purent échapper au danger, ils ne parvinrent pas, par leur état misérable, à adoucir le coeur des barbares, durci à l'égal des pierres. Leur cruauté était plutôt fatiguée qu'assouvie ; aussi se précipitèrent-ils une troisième fois sur ceux qui avaient échappé au supplice de fumigation avec tant de difficulté et qui ne gardaient plus qu'un souffle de vie. Ils les

 

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accablèrent de piqûres et de coups; et s'élançant sur ces infortunés étendus à terre, ils les foulèrent sous leurs pieds, comme auraient fait des mulets indomptés. Comme leur fureur n'aboutissait à rien, et que leur rage bestiale ne savait plus qu'inventer, ils se dispersèrent dans les cellules des religieux, en brisèrent les portes avec de grosses pierres, et chargeant sur les chameaux de la laure tout ce qu'ils purent trouver dans ces cellules, dans l'hégouménium et dans l'église, ils se retirèrent enfin.

Les Pères les plus robustes purent se lever au bout de quelques heures, aller au secours des blessés et panser leurs plaies ; ils essayèrent de rappeler à la vie, en leur lavant le visage avec de l'eau et en leur offrant une boisson réconfortante, ceux qui avaient perdu tant de sang qu'il ne leur restait presque plus de vie ; ils firent leur possible pour apporter du soulagement à ceux qui étaient tout couverts de blessures. Vers le soir, quand la fumée fut à peu près dissipée, ils allumèrent des cierges et pénétrèrent dans la caverne. Ils y trouvèrent les Pères étendus à terre, les narines tout imprégnées de fumée ; quelques-uns avaient les traits tout bouleversés, et leurs corps contournés témoignaient encore des efforts qu'ils avaient faits pour se dérober à l'excès de fumée. Tous étaient morts. Les Pères tirèrent avec beaucoup de difficulté les cadavres de leurs bienheureux frères de la grotte où ils avaient expiré, car la fumée s'y trouvait encore emmagasinée en grande abondance, et elle s'échappait dehors peu à peu. Puis, se laissant aller aux gémissements et aux larmes, ils les apportèrent dans l'église et joignirent à eux la dépouille du 19e, l'abbé, nommé Sergius, qui avait eu précédemment, comme nous l'avons dit, la tête tranchée. C'était un horrible spectacle que de contempler tant de blessés endormis, comme parle l'Ecriture, c'est-à-dire tant de morts, gisant pêle-mêle tout ensanglantés. Les frères versèrent un torrent de larmes, puis, quand l'office fut terminé, ils déposèrent dans un même sépulcre tous les cadavres. Ils n'avaient pas cru devoir les laver et les entourer de linceuls, comme on fait d'ordinaire pour les autres morts ; mais il leur semblait préférable de les ensevelir dans leurs propres vêtements et tout sanglants.

 

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SAINTS SAULVE ÉVÊQUE, ET LUPÈRE SON DISCIPLE. MARTYRISÉS PRÈS DE VALENCIENNES, VIIIe SIÈCLE.

 

Boll., 26 juin.

 

Tandis que, par la grâce de Dieu, l'Eglise se dilatait toujours par la foi dans le Seigneur, et que la fin du monde approchait, le peuple fidèle qui militait sous la loi du Christ fit monter ses voeux avec ses prières vers le Seigneur, et obtint de sa bonté un pasteur et un défenseur. Dieu tout-puissant donna à ce saint pontife la mission de nourrir et d'instruire ses brebis, de les préserver de la morsure du serpent tortueux qui épie l'occasion de ravir et de déchirer le troupeau. Mais le Christ Notre-Seigneur ne cesse pas de couvrir de son bouclier protecteur et de marquer du sceau de la foi les coeurs de tous ceux qui croient en lui ; car il est véritablement le libérateur unique qui nous arrache aux mains de tous nos ennemis. C'est ce que proclame le prophète Zacharie, quand il s'écrie : a Maintenant que nous somme délivrés, servons le Seigneur dans la justice et la sainteté. Le Roi des rois nous instruit donc par les saints docteurs des joies du royaume céleste ; il veut que nous ne formions tous qu'une seule bergerie, afin que, dans le triomphe qui suivra la victoire, il soit lui-même notre bon et pieux Pasteur à tous.

Or donc, sous le règne immortel de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, sous le gouvernement du très glorieux Charles Martel, prince des Francs, survint dans la région du fief d'Hémon appelée Valenciennes un homme vénérable,

 

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l'évêque Saulve, qui se mit à prêcher et à enseigner, dans des discours vraiment divins, les fruits de la pénitence, et à annoncer, comme. un bon athlète du Christ, le royaume de Dieu aux populations. C'était un saint homme, à l'aspect vénérable, en qui se manifestait la vertu et la magnificence de Dieu : une lumière resplendissante se reflétait sur son visage. — Un jour qu'il sortait du fiscus, il leva les yeux et aperçut au loin la basilique élevée en un certain endroit en l'honneur du B. Martin. Il leva vers le ciel ses yeux remplis de larmes et dit à son disciple : « J'aperçois, mon fils, le trophée de la gloire et le signe du salut, placés sous le patronage du bienheureux évêque Martin, cet insigne confesseur. Nous avions entendu dire, et nous savons maintenant que c'est la vérité que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait daigné lui conférer une grâce si abondante, qu'à sa prière les aveugles recouvraient la vue, les boiteux marchaient, les lépreux revenaient à la santé, en un mot que les malades, quelles que fussent leurs infirmités, étaient immédiatement restitués en leur état normal.

« Bien plus, les morts eux-mêmes revenaient à la vie, dès que ce saint intercédait pour eux auprès du Seigneur. C'est pourquoi, mon fils, allons, nous aussi, nous placer sous sa protection ; peut-être que, par la vertu de sa prière, nous découvrirons le lieu où le Fils de Dieu daignera nous admettre dans ses bergeries. »

Aussitôt, le B. évêque Saulve se dirigea avec empressement vers la susdite basilique du bienheureux Martin, et y demanda l'hospitalité pour'lui et son disciple, et quand la messe fut achevée, il se rendit au réfectoire. La nuit venue, le saint pénétra de nouveau dans la basilique, et y passa la nuit entière, bénissant Dieu par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels. Au jour, le bienheureux Saulve se revêtit de ses vêtements épiscopaux. Le bruit s'étant répandu que le bienheureux évêque Saulve se trouvait en ce lien, les populations accoururent en foule à la basilique, pour entendre sa prédication. Son sermon terminé, saint Saulve entra dans la sacristie,à l'heure de tierce, revêtit la dalmatique et les ornements sacrés, puis, sortant majestueusement de la sacristie, il commença la célébration du saint sacrifice. La messe terminée, l'évêque convoqua la multitude,

 

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pour s'agenouiller autour de lui et recevoir sa bénédiction ; la collecte suivit.

Tandis que s'achevaient les cérémonies sacrées, l'administrateur de l'endroit,nommé Gerardus, qui gouvernait au nom de son maître Abbon, vint trouver l'évêque et le pria, au nom de la charité du Christ, de daigner prendre un repas chez lui. En entendant nommer la charité du Christ Notre-Seigneur, le saint ne put refuser l'invitation qui lui était faite ; il se mit donc à table avec Gerardus et son fils nommé Winegardus. Or, le saint évêque portait avec lui des vases sacrés en or, des vêtements tissus d'or et ornés de pierreries, et une ceinture toute parsemée de pierres et de perles précieuses. Le saint portait ostensiblements ces ornements précieux en présence de tout le monde ; et il agissait ainsi, parce qu'il désirait ardemment conquérir la palme du martyre, enduré pour l'amour du Christ. Toutes ces richesses étalées sur les vêtements de l'évêque firent envie à Winegardus, fils de Gérard, et, poussé par sa concupiscence, il chercha à savoir par quel chemin le bienheureux s'en allait.

Après avoir donné sa bénédiction à l'assistance, saint Saulve se leva de table et, toujours magnifiquement vêtu, se mit en route, accompagné de son disciple. Tout en allant de bourg en bourg, il arriva sur le bord d'une rivière, nommée Buntion, qui coulait au pied de la colline, dans la direction du monastère nommé Condé. Ce monastère était placé sous le patronage de la bienheureuse Vierge Marie Mère de Dieu. Le bienheureux, après avoir traversé la rivière, prenait le chemin qui conduisait au monastère, quand il vit venir à sa rencontre le susdit Winegardus, entouré d'une troupe armée. Cet homme rusé et trompeur adressa le premier la parole à l'homme de Dieu et lui dit : « Saint évêque, où désirez-vous donc vous rendre? » — Saint Saulve répondit : « Nous avons dessein, si Dieu nous prête vie et nous le permet, de nous rendre au monastère, situé à peu de distance d'ici, qui est dédié à la sainte Mère de Dieu, Marie.» Winegardus reprit: « J'ai dans mes terres une église qu'on vient d'achever, et qui n'attend que la consécration ; ne pourrais-tu pas, saint évêque,venir accomplir cette cérémonie? » Saint Saulve dit : « Es-tu fou ? Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. » Puis le bienheureux, qui connaissait par une inspiration divine

 

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ce qui allait lui arriver, s'éloigna rapidement. Winegardus lui cria alors : « Quoi ! tu dis que je suis fou ? » Saint Saulve « Remarque, mon fils, que je t'ai dit pourquoi : c'est qu'il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux bommes. Il convient en effet que notre première visite soit pour les lieux consacrés aux saints, afin d'obtenir par leur intercession la grâce de jouir en leur compagnie de la béatitude éternelle dans le royaume céleste. Winegardus donna alors secrètement à ses gens l'ordre de se saisir de saint Saulve et de son disciple, et de les dépouiller violemment de tout ce qu'ils portaient. On enleva donc au saint son calice d'or avec sa patène, et Winegardus donna aussitôt l'ordre de les faire fondre pour décorer ensuite la selle de son cheval, tant étaient grandes la folie et l'impiété de cet homme. Quant au reste des ornements sacrés dont le saint se servait pour célébrer la messe, Winegardus les fit porter dans sa maison.

Après avoir ordonné de mener en prison le saint évêque, Winegardus se rendit en toute hâte auprès de son père, qui lui dit en l'apercevant : « Pourquoi donc, mon fils, reviens-tu vers moi avec tant d'empressement ? Est-ce que, oui ou non, tout va bien pour toi ?» Winegardus raconta, en toute vérité, ce qui venait de se passer, et comment il avait agi à l'égard de l'homme de Dieu. Le père lui dit alors : « Qu'as-tu donc fait, mon fils ? Pourquoi donc as-tu agi si brutalement à l'égard du serviteur de Dieu, qui était venu nous enseigner la voie de la vérité et du salut ? Qu'est-ce que tu prétends donc, en le faisant conduire en prison ? Qui a donc pu te conseiller de faire tant de mal à l'homme de Dieu ? Dis-moi qui t'a inspiré une si pernicieuse résolution? Ce n'est donc pas assez que nous soyons accablés par le poids de nos propres péchés ? Tu veux encore faire re-tomber sur nous les péchés de nos pères, qui ont persécuté les saints, de façon que la vengeance divine s'appesantisse sur nous jusqu'à la troisième et la quatrième génération? Voilà maintenant donc que le sang de ce vénérable évêque crie contre nous et contre toute notre famille. » Le fils répondit : « Que faire maintenant, mon père ? Faut-il le renvoyer après l'avoir mis en liberté, ou bien dois je le retenir auprès de moi après l'avoir débarrassé de ses fers ? Dis-moi donc ce que je dois faire. » Le père répondit : « Le dessein que tu formais de tuer cet homme

 

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me déplaît souverainement. Tout ce que je puis te dire, c'est que si tu le relâches, cela n'apportera aucune consolation à ta vie ; et si tu le tues, tu seras coupable d'homicide. »

Winegardus quitta alors son père, et après avoir pris conseil de ses compagnons d'armes, il se retira en sa demeure et en fit fermer hermétiquement toutes les portes, de façon que personne ne pût pénétrer jusqu'à lui. Puis, appellent un de ses serviteurs nommé Winegarius, qui était le geôlier de la prison, il lui ordonna de se rendre près du bienheureux Saulve et de le tuer ainsi que son disciple. Le geôlier Winegarius ouvrit la porte de la prison et s'avança vers le saint évêque, qui était alors en prières. Dès que le serviteur fut témoin du courage et du calme que gardait le bienheureux Saulve en présence de la mort, il se sentit lui-même saisi de terreur au plus profond de son âme et dit à l'homme de Dieu : « Je suis dans une angoisse extrême, ô saint homme !» — L'évêque: «Est-ce que tout ne va pas bien pour toi, mon fils ? » — Le geôlier : « Tu m'apparais comme un ange de Dieu. Que je suis malheureux d'avoir reçu de mon maître l'ordre de perpétrer un crime si horrible ! Puis-je te dissimuler, saint homme, le projet de mon maître Winegardus, projet que j'ai ordre d'exécuter cette nuit ? Ecoute-moi, homme vraiment saint, suis mes avis, profite des moyens que je t'offre de fuir hors de cette prison avec ton disciple, et je vous accompagnerai : car mon maître m'a donné un ordre formel, dont il presse fortement l'exécution ; il m'a commandé de pénétrer jusqu'à vous durant cette nuit et de vous tuer avant que le jour paraisse. » — Saint Saulve: « Mon fils, le très sage Salomon (Notre-Seigneur) écrit pour notre instruction cette sentence : La bouche parle de l'abondance du coeur ; mais il me semble que tout ce que tu dis là n'est que mensonge. Ton maître n'a pu te donner les ordres abominables dont tu parles ; car la ruse n'habite point en son coeur, ses lèvres ne profèrent que la vérité et la justice ; comment serait-il possible qu'il t'ait ordonné de perpétrer un tel forfait ?

Le geôlier reprit en pleurant : « J'en atteste le Dieu du ciel et de la terre, que tout ce que je viens de te dire est conforme à la vérité.» Puis il ajouta : «Et maintenant écoute-moi, élu de Dieu : fais ce que je t'ai exhorté à faire, c'est le seul moyen pour toi,

 

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avec l'aide du Seigneur, d'échapper à la mort. Pour moi, je serai en votre compagnie, comme un serviteur indigne et inutile, toujours prêt à vous tirer les chaussures des pieds et à les nettoyer. — Saint Saulve : « Mon fils, nous ne devons pas nous détourner quand le Christ nous offre des récompenses, mais bien plutôt les recevoir et les presser sur notre coeur avec une foi inviolable. » — Le geôlier : « Père saint, je sais que le Christ te tient en réserve une belle couronne ; mais moi je gémis sur le mauvais état de ma conscience, et je ne sais ce que je ferai pour compenser le crime horrible [que mon maître m'ordonne de commettre sur toi. Aussi je suis dans des transes horribles ; mon âme est envahie par une terreur extrême ; car il me semble que les murs de cette maison sont tellement secoués par la volonté de Dieu, qu'il ne restera plus bientôt pierre sur pierre, ni bois sur bois... « Il ajouta encore : « Mon maître fait peser sur moi un joug d'esclavage des plus lourds : si par hasard je viens à négliger un de ses moindres ordres, aussitôt son indignation s'allume contre moi, il me menace des plus cruels tourments, et souvent il me fait administrer des coups de verges. Que ne me fera-t-il donc pas si maintenant j'omets d'exécuter ce crime énorme qu'il m'a enjoint de perpétrer ? D'autre part, si j'ai le malheur de lui obéir, je crains que la colère vengeresse de Dieu ne me poursuive: je crains qu'il ne vienne à entr'ouvrir la terre et m'engloutir sans me laisser le temps de faire pénitence ; alors je tomberai en enfer. Et pourtant, si je ne commets pas ce forfait, je n'échapperai point à la main brutale de mon maître. » — Saint Saulve : « Ne t'afflige pas, mon fils, ne te trouble pas de cela, mais reprends courage. Car si réellement ton maître t'a donné un commandement, tu dois obéir à ses ordres avec bonne volonté, te rappelant cette parole de l'Apôtre : Esclaves, soyez soumis à vos maîtres, dans la crainte du Seigneur, et non seulement aux bons, mais même aux mauvais. » — Le geôlier : « Comme je te l'ai proposé tout à l'heure,si tu consens à t'échapper, je t'accompagnerai ; mais si tu refuses, je ne puis pas ne pas obéir aux ordres de mon maître ; je vais donc te percer de mon épée, ainsi que ton disciple. Cependant je prends le Roi du ciel et ses anges à témoins que ce n'est pas de bon gré que j'agis ainsi, mais uniquement parce que mon maître

 

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me menace des plus atroces tortures si je n'obéis pas. »

Tandis qu'il achevait ces paroles, le geôlier fut mandé par Winegardus, qui était persuadé que les ordres qu'il lui avait donnés concernant le saint homme étaient depuis longtemps exécutés. Quand le geôlier parut devant son maître, celui-ci lui dit aussitôt : « Eh bien ! as-tu, oui ou non, accompli tout ce que je t'ai commandé ? Pourquoi as-tu tant tardé à revenir ? » Le serviteur répondit à son maître : « Puisse notre libérateur et rédempteur Jésus-Christ, Fils de Dieu, daigner rouvrir les yeux. de l'âme de mon maître ; il verrait quelle familiarité le Seigneur témoigne à cet homme de Dieu qu'iI retient dans les fers ! » Winegardus devint furieux en entendant ces paroles, et il cria au geôlier : « Qu'as-tu donc fait, misérable esclave, durant toute la nuit?» — Le geôlier : « Je vous en conjure, mon maître, ne vous emportez pas contre votre serviteur, jusqu'à ce que vous ayez entendu ce qu'il va vous dire. » — Le maître : « Parle donc et dépêche-toi. » — Le geôlier lui rapporta donc toutes les merveilles dont il avait été témoin dans la prison auprès de l'homme de Dieu, et s'exprima en ces termes : « Vous m'avez envoyé, mon maître, avec ordre d'accomplir l'acte que vous savez. Or, au moment où j'ouvris la porte de la prison, je fus immédiatement envahi par une terreur et un tremblement extraordinaires ; quand j'arrivai en présence de l'homme de Dieu, mon esprit se troubla, et, glacé d'épouvante, je tombai à terre à ses pieds : il me semblait que la terre allait s'entr'ouvrir et m'engloutir. » Winegardus, exaspéré, dit tout bas à ses amis, en se moquant du geôlier : « En vérité, je constate que tu accomplis ton devoir à la façon des serviteurs infidèles ; tu es aussi poltron que le renard,_qui;tremble de tous ses membres quand accourt la meute des chiens. Oui, misérable, esclave tu n'es pas plus brave, tu te laisses gagner par la pour, et tu te caches pour éviter la mort. » Appelant alors secrètement un de ses compagnons, Winegardus lui dit : « Je t'en prie, accompagne cet homme et va vers ce magicien, dont il vient de me rapporter les sentences et les vains discours ; tu donneras de l'assurance à ce lâche qui est tout tremblant. Peut-être que, fortifié par ta présence, il aura le coeur de porter la main sur cet homme que je lui ai ordonné de tuer. » Puis il ajouta à voix haute, en s'adressant à son esclave : «Je te défends

 

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formellement de reparaître en ma présence avant d'avoir 'exécuté de tous points ce que je t'ai commandé. Je le jure par la santé de mon père, je te soumettrai à toutes sortes de tortures si tu n'accomplis pas les ordres que je t'ai donnés concernant ce magicien et son disciple. »

Le geôlier sortit donc avec le compagnon d'armes de son maître; et tons deux se rendirent dans la prison, où gisait dans les fers le vénérable Saulve. Ils ouvrirent la porte, entrèrent, et se dirigèrent vers l'endroit où le saint évêque attendait avec intrépidité la couronne du martyre. Dès qu'ils l'aperçurent, l'assurance commença à leur manquer. Le disciple se tenait un peu à l'écart du saint évêque, qui était assis sur un siège rustique qu'on appelle trépied. Quand il vit l'évêque, le compagnon qui avait été donné au geôlier pour soutenir son courage dit à celui-ci : « Que tardes-tu ? Pourquoi n'exécutes-tu pas l'ordre de ton maître ? » Le geôlier leva sa hache, mais son bras tremblait et n'osait pas frapper. Le B. Saulve lui dit alors : « Pourquoi hésites-tu, mon fils ? Fais ce que t'a ordonné ton maître. » Et en même temps le bienheureux tendait au bourreau son cou mis à nu. Le geôlier, dominé par la crainte de son maître, frappa enfin et tua l'évêque. Le disciple du B. Saulve se tenait à l'écart, blotti dans un coin de la prison. Quand il entendit le coup du glaive qui venait de s'abattre, il comprit qu'on venait de tuer son maître, et il s'écria avec force : « Ne m'abandonnez pas, Père saint. » Aussitôt les bourreaux arrivèrent au disciple et le tuèrent.

Le B. Saulve et son disciple furent donc martyrisés sous le duc Winegardus, le 6 des calendes de juillet ; ils présentèrent leurs corps aux coups des bourreaux, et offrirent leurs saintes âmes en holocauste au Seigneur qui les avait créées. Ils furent couronnés et reçurent des diadèmes de la main même du Seigneur. Ces deux saints étaient originaires de l'Auvergne, contrée de l'Aquitaine, et c'était leur zèle pour l'honneur de Dieu qui les avait attirés en France. Ils furent martyrisés dans le Hainaut, et maintenant sont avec le Christ Jésus, Fils coéternel à son Père, en union avec le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. — Amen.

HOMÉLIE SUR LE MARTYRE (1)

 

Un fragment d’homélie en langue celtique a été trouvé, il y a un demi-siècle, dans un manuscrit de la bibliothèque de Cambrai (n° 619), provenant de la spoliation de la bibliothèque capitulaire de cette ville à la fin du XVIIIe siècle. Ce texte remonterait,paraît-il, au VIIIe siècle, peut-être même un peu plus haut. En voici la traduction :

 

Au nom du Dieu très haut. Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce lui-même,qu'il porte sa croix et vienne. Ce sont les paroles que Notre-Seigneur Jésus-Christ adresse à chacun de nous, pour nous inviter à renoncer au vice et au péché, à nous enrichir de vertus, à porter la croix pour l'amour de lui, tandis que notre âme est unie à notre corps; enfin à suivre par nos bannes actions les traces de notre divin Maître. Jésus-Christ dit en effet.: Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il vienne. Or nous ne le suivons pas, si nous refusons d'obéir à ce précepte, si nous. ne veillons pas Sur nos passions si nous ne résistons pas aux tentations. Nous prenons au contraire notre croix, quand nous acceptons les condamnations, les afflictions, le martyre pour l'amour du Christ. Comme le dit un sage : Le mot croix s'applique à ce qui nous fait souffrir ; note avons deux manières de porter la croix du Seigneur, soit par la mortification corporelle, soit par la compassion à l'égard du prochain dont les besoins deviennent nôtres.

 

1. A. TARDIF, Fragment d'homélie en langue celtique, dans la Bibliothèque de l'Ecole des Chartes. 1852, p. 193-202.

 

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Celui qui ressent le mal d'autrui porte la croix intérieure. Et l'Apôtre dit aussi : Pleurez avec ceux qui pleurent, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent : si un membre souffre, que tous les membres s'associent à cette souffrance. Lorsqu'on éprouve une douleur dans une partie du corps, qu'elle ait son siège au bras ou aux doigts, le corps tout entier souffre de cette douleur. C'est ainsi que nous devons agir : chacun des membres du grand corps humain doit prendre part aux douleurs, aux peines qui affligent son voisin, comme le dit l'Apôtre : Quis scandalizatur et ego non uror ? Ne suis-je pas comme dans le feu, lorsque quelqu'un est scandalisé ? Ces paroles que prononce le saint apôtre dans l'élan de sa charité reviennent à dire que je souffre des souffrances des autres, je m'afflige de leurs afflictions, je me fatigue. de leurs fatigues. C'est ainsi que chaque homme doit compatir dans son coeur à toutes les maladies, à toutes les privations, à tous les labeurs de ses frères. Le sage dont nous avons rapporté »a, paroles nous apprend aussi que toute affliction qui rentre dans l'un des trois genres de martyre peut être regardée comme une croix, que ce soit le martyre blanc, le martyre gris ou le martyre rouge. On souffre le martyre blanc quand on renonce pour l'amour de Dieu à ce que l'on aime, quoique on doive endurer les privations de la pauvreté. On souffre le martyre gris quand on renonce à ses passions pour se repentir et faire pénitence. Le martyre rouge consiste à souffrir les supplices et la mort. pour l'amour du Christ, comme les Apôtres qui voulaient à la fois déraciner le vice et promulguer la loi de Dieu, de sorte qu'ils souffrirent ces trois genres de martyre. Se repentir sincèrement de ses fautes ; renoncer à ses passions ; supporter les tourments, les afflictions, les fatigues pour l'amour du Christ, voilà ce que comprennent les trois genres de martyre, tous précieux devant Dieu, qui nous récompensera si nous avons su les souffrir. Chasteté dans la jeunesse, modération dans l'abondance.

 

 

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