LES MARTYRS

TOME V
LE MOYEN-AGE

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines

du christianisme jusqu'au XXe siècle

TRADUITES ET PUBLIÉES

Par le R. P. Dom H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint Michel de Farnborough

 

 

INTRODUCTION

PRÉFACE

LES MATYRS DANS LA LITTÉRATURE DE D’AUBIGNÉ A SIENKIEWICZ

I — LES TRAGIQUES

II — EL MAGICO PRODIGIOSO.

III — POLYEUCTE. — SAINT GENEST.

IV — ZAÏRE.

V — « LES MARTYRS ».

VI — LA LÉGENDE DE FAUST.

VII — CALIGULA.

VIII — MYRRHA, SERENUS, SILVANUS

IX — LA MARTYRE.

X — LA MORT DU MOINE.

XI — QUO VADIS ?

XII — EXPLICIT

LES MARTYRS

SAINT KENELM, ENFANT MARTYR, A WINCHELCUMBE, EN ANGLETERRE, 17 JUILLET 819.

SAINT FRÉDÉRIC, ÉVÊQUE D'UTRECHT ET MARTYR. 18 JUILLET 838.

LES SS. MARTYRS THÉODORE CRATERUS, CONSTANTIUS ET QUARANTE-DEUX COMPAGNONS MIS A MORT PAR LES SARRASINS. EN L'ANNÉE 841.

SAINT PARFAIT, PRÊTRE ET MARTYR, A CORDOUE. EN L'ANNÉE 850.

S. ISAAC, MOINE DE CORDOUE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 851.

LES SAINTES NUNILO ET ALODIE, VIERGES. EN L'ANNÉE 851.

LES SS. GEORGES, DIACRE, AURÉLE, FÉLIX, NATALIE ET LILIORA.

SAINTE POMPOSA, RELIGIEUSE, MARTYRE A CORDOUE, EN L'ANNÉE 853.

SAINT IÉRON, PRÊTRE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 856.

SAINTE AUREA, VIERGE ET MARTYRE. A CORDOUE, EN L'ANNÉE 856.

LES SS. RUDÉRIC, PRÊTRE, ET SALOMON, MARTYRS. A CORDOUE, EN L’ANNÉE 857

SAINT EULOGE, PRÊTRE ET MARTYR. A CORDOUE, EN L'ANNÉE 859.

SAINT MEINRAD, ERMITE ET MARTYR EN SUISSE, VERS L'ANNÉE 863.

LES DEUX CENTS MARTYRS DE CARDENA PRÈS BURGOS. EN L'ANNÉE 872.

SAINTE LUDMILLE, VEUVE MARTYRE, DUCHESSE DE BOHÊME.

SAINTE OLIVA, VIERGE ET MARTYRE, A PALERME, VERS LE IXe-Xe SIÈCLE.

SAINT PÉLAGE, MARTYR A CORDOUE. EN L'ANNÉE 925.

S. WENCESLAS, DUC DE BOHÈME, MARTYR. EN L'ANNÉE 95.

S. GÉRARD, ÉVÊQUE ET MARTYR EN HONGRIE, EN L'ANNÉE 1046.

LE MARTYRE DU DIACRE ARIALD, A MILAN, LE 27 JUIN 1066.

LE MARTYRE DU DIACRE ARIALD.

SAINT CANUT, ROI ET MARTYR A ODENSÉE (FIONIE), EN L'ANNÉE 1086.

MARTYRE DE CANUT

SAINT ERMINOLD, ABBÉ ET MARTYR. A PRUFENING, EN L’ANNÉE 1121.

SAINT ERMINOLD, ABBÉ ET MARTYR

LE MARTYRE DE SAINT THOMAS BECKET, A CANTORBÉRY, EN 1170.

MARTYRE DE SAINT THOMAS BECKET.

LE B. BERNARD DE ALZIRA ET SES SŒURS GRATIA ET MARIE. EN L'ANNÉE 1180.

JEAN, ÉVÊQUE DE VICENCE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 1181.

S. PIERRE DE PARENZO, MARTYR. A ORVIETO EN ÉTRURIE, EN L’ANNÉE 1199.

MARTYRE DE PIERRE DE PARENZO

LES SAINTS BÉRARD, OTTON, PIERRE, ADJUTUS, ACCURSIUS, FRANCISCAINS, MARTYRS AU MAROC. EN L'ANNÉE 1220.

SAINT HUGUES, ENFANT, MARTYR, A LINCOLN, EN L'ANNÉE 1255.

MARTYRE DE DEUX FRÈRES MINEURS. A TAURIS EN PERSE, EN L’ANNÉE 1284

LES RELIGIEUSES CLARISSES A SAINT-JEAN-D'ACRE, LE 18 MAI 1291.

LES SS. JEAN, ANTOINE ET EUSTACHE, MARTYRS A VILNA, APRÈS L'ANNÉE 1328.

MARTYRE DU B. THOMAS DE TOLENTINO ET DE SES COMPAGNONS, A TANA, DANS L'INDE, EN L'ANNÉE 1321, LE 1er AVRIL.

MARTYRE DU BIENHEUREUX THOMAS DE TOLENTINO ET DE SES COMPAGNONS.

MARTYRE DE QUATRE FRÈRES MINEURS. A JÉRUSALEM, LE 11 NOVEMBRE 1391.

MARTYRE DE FR. DONAT DE RUTICINIO, FR. NICOLAS DE TAULICI, FR. ÉTIENNE DE CURAIS ET FR. PIERRE DE NARBONNE.

LE BIENHEUREUX FERDINAND, INFANT DE PORTUGAL, Fils du roi Jean Ier, grand maître des chevaliers d'Avis, ordre de Cîteaux, MORT A FEZ PENDANT SA CAPTIVITÉ CHEZ LES MAURES, EN L'ANNÉE 1443.

LE BIENHEUREUX ANDRÉ DE CHIO, MARTYR A CONSTANTINOPLE EN L'ANNÉE 1465.

QUELQUES ÉPISODES DE LA PERSÉCUTION DU CHRISTIANISME

MARTYRS D'ARMÉNIE AU XVe SIÉCLE.

 

 

INTRODUCTION

 

Le nom seul de Moyen-Age a le privilège d'éveiller d'étranges susceptibilités. Au jugement de certains parmi ses admirateurs, cette époque marquerait l'apogée de l'histoire humaine, et la simple discussion de leur enthousiasme serait un acte téméraire. Bien plus, la préférence donnée sur le Moyen-Age à toute autre époque, principalement la Renaissance, constituerait un acte non seulement répréhensible, mais délictueux à l'égard de l'Église catholique. Sans insister sur la maladresse qu'il y a dans cette confusion intentionnelle entre le catholicisme et une forme déterminée de civilisation, je ne puis que relever la contradiction dans laquelle tombent ceux qui défendent et propagent ce point de vue. En effet, ce sont ces mêmes hommes qui identifient l'Église catholique avec le Moyen- Age comme avec l'expression adéquate du concept social chrétien ; ce sont les mêmes, qu'en rencontre partisans acharnés du mouvement de démocratie chrétienne à l'heure présente. Or, si deux conceptions, deux aspirations diffèrent radicalement entre elles, ce sont assurément la féodalité et la démocratie. Faire intervenir la collaboration que l'Église catholique a accordée à la société d'alors et qu'elle prodigue à celle de nos jours pour en tirer un argument général et absolu sur l'ensemble de l'époque pendant laquelle cette collaboration se manifeste d'une manière éclatante est un insupportable abus. S'il en était ainsi, on mettrait l'Église catholique en opposition avec elle-même, puisque, jadis protectrice de l'état monarchique, elle serait passée au

VIII

 

parti démocratique. On voit assez où conduit cette exagération qui consiste à revendiquer pour le Moyen-Age l'admiration bruyante, ou bien, si on le pouvait, à imposer le silence à tout prix.

Une deuxième catégorie d'admirateurs ne se préoccupe guère de faire rejaillir sur le catholicisme Ies mérites qu'elle découvre au Moyen-Age. Elle n'est pas moins rigoureuse dans ses exigences et arbitraire dans ses jugements. Les membres de ce groupe, savants profonds et ingénieux dans les choses médiévales, paraissent y avoir trouvé l'emploi total de leur attention et de leurs facultés. Il en résulte chez eux un exclusivisme d'autant plus absolu dans l'admiration que plus complète est l'ignorance des diverses antiquités qui ne rentrent pas dans les limites du Moyen-Age, plus dédaigneuse la connaissance des temps modernes qui en ont marqué la fin.

Les uns et les autres semblent oublier que le passé, en aucun cas, n'est matière à réquisitoire ou à plaidoyer. La plaisante chose, en vérité, que de songer, de bonne foi, à nous convaincre de la supériorité ou de l'infériorité d'une époque par rapport à une autre époque, comme si elles n'étaient pas toutes taillées dans la même étoffe d'humanité.

Il se pourrait bien, en définitive, que l'Antiquité et le Moyen-Age et les Temps modernes ne vaillent que dans la mesure où ils procurent le pain des professeurs. Prétendre établir des niveaux, soutenir des favoris, est un délassement inoffensif ; c'est le mieux qu'on en puisse dire.

Si l'étude de l'histoire possède une vertu d'amélioration pour ceux qui s'y adonnent, il faudra attendre que des calculs certains aient démontré la supériorité morale

 

IX

 

des médiévistes sur celle de tous autres historiens et archéologues. Jusque-là nous nous accorderons le droit de les estimer tous également.

Regardant le Moyen-Age, comme l'Antiquité, comme la Renaissance, comme la Révolution, c'est-à-dire comme un objet d'étude, nous ne nous sentirons pas coupable de lèse-respect pour envelopper toutes ces époques d'ans une générale et respectueuse indifférence. Tout ce passé dis-paru n'est plus désormais qu'une forme d'art, et « l’art parle toutes les langues, revêt tous les costumes, s'accommode à tous les rites. De tous temps, les uns ont prononcé Schiboleth; les autres Sibolett. Vos antiques, à vous, sont ceux de Rembrandt et de Shakspeare, des armures, des soudards, des haillons de gueux, des oripeaux de fous ; les miens sent ceux de Sophocle et de Racine, des draperies de héros, des voiles de déesse, des urnes de canéphores. Tâchons de les porter avec grâce, au lieu de nous les arracher avec colère. Vous aimez l'ordre ionique aux purs profils, aux ornements sévères ; moi, je préfère l'ogive gothique, hardie et ondoyante comme la flamme ; bâtissons sur ces deux types sacrés, vous des temples, moi des cathédrales, sans nous en jeter les pierres à la tête. J'adore la sainte simplicité des maîtres primitifs, je tombe à genoux devant les vierges ascétiques de Giotto et d'Hemmeling ; tu ne hais pas ces marquises de Watteau qui font des mines à des masques, dans un passage d'Opéra. Prends des talons rouges, mon frère, et pars pour Cythère ; moi, je chausse les sandales et vais au Campo Santo (1). »

On a, récemment, revendiqué les droits de l'esthète en

 

1. Paul de Saint-Victor, 27 octobre 1851.

 

X

 

face de ceux de l'archéologue (1). C'est une pensée excellente. Ce furent à la fois des esthètes et des archéologues — on disait alors des antiquaires — que les grands papes qui embaumèrent le cadavre du Moyen-Age et adoptèrent le radieux enfant qui fut la Renaissance ; ces esthètes et ces antiquaires étaient même d'assez bons théologiens. Leur tort fut de se montrer, eux aussi, excessifs dans leur culte pour l'antiquité retrouvée; comme si la modération devait être chose impossible en ce monde. En retrouvant l'antiquité, ils retrouvaient, du même coup, le secret de la nature physique, de la beauté humaine dont la mystérieuse fécondité, la splendeur éblouissante les enivrait. Après une première période pendant laquelle la Renaissance sut accorder les exigences de la Nature avec les aspirations de l'Esprit, elle s'engagea dans une direction rationaliste incompatible avec la croyance chrétienne. Outre cette erreur, elle connut bientôt celle d'une dépendance presque servile et d'un culte superstitieux à l'égard des anciens. « Comment se fait-il, demande Rabelais, qu'au milieu de la lumière qui brille dans notre siècle et alors que, par un bienfait spécial des dieux, nous voyons renaître les connaissances les plus utiles et les plus précieuses, il se trouve ;encore des gens qui ne peuvent ou ne veulent ôter, les yeux de ce brouillard gothique et cimmérien dont tous étions enveloppés ? » Ce préjugé superstitieux à l'égard de l'Antiquité classique comme à l'égard du Moyen-Age subsiste même de nos jours.

Je ne connais rien de plus instructif qu'une scène rapportée

 

1. H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, p. 256.

 

XI

 

portée par les Goncourt dans leur Journal (lundi 22 octobre 1866), pour faire comprendre le ridicule et l'intolérance de ces partis pris d'admiration à l'égard d'une époque, d'un siècle, d'un art, d'une littérature, voire d'un homme. C'est à un dîner au restaurant Magny, dîner où se rencontraient deux fois par mois les intelligences les plus cultivées et les esprits les plus délicats de ce temps: Sainte-Beuve, Taine, Berthelot, Renan, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Edmond et Jules de Goncourt, Paul de Saint-Victor (1).

«  ... Homère est sur le tapis. Alors chez tous ces destructeurs de foi, ces démolisseurs de Dieu, éclate une dégoûtante latrie. Tous ces critiques s'écrient d'une seule voix qu'il y a eu un temps, un pays, une Oeuvre au commencement de I'humanité, où tout a été divinisé, et au-dessus de toute discussion et même de tout examen.

Et les voilà à se pâmer sur les mots.

— Des oiseaux aux longues queues ! crie Taine avec enthousiasme.

— La mer invendangeable, la mer où il n'y a pas de raisin,

est-ce assez beau? fait de sa petite voix qui s'enfle Sainte-Beuve.

— Au fait, vous savez, ça n'a aucun sens, jette Renan ; il y

a une Société d'Allemands qui a trouvé un autre sens.

— Et c'est ? interroge Sainte-Beuve.

— Je ne me rappelle plus, dit Renan, mais c'est admirable. Eh bien ! qu'en dites-vous, là-bas, nous lance Taine, vous

 

1. Gavarni, qui avait fondé le Magny, cessa d'y venir de bonne heure. On verra que ces dîners; alors célèbres pour leur tolérance absolue à, l'égard de toutes les, opinions philosophiques. l'étaient en réalité assez peu. M. René Doumic les a plaisamment qualifiés dans son étude mer les Goncourt les timorés d'il y a quarante ans appelaient les réunions chez Magny «les dîners contre Dieu » ; cela donne assez bien le sens et les limites de ce que les convives entendaient par tolérance.

 

XII

 

qui avez écrit que « l'antiquité avait été faite pour être le pain des professeurs » (1) ?

— Je ne voulais pas parler — c'est Jules de Goncourt qui écrit, — mais un peu asticoté par les uns et par les autres, je pris la voix la plus douce pour affirmer que j'avais plus de plaisir à lire Hugo qu'Homère, essayant de parer les foudres de Saint-Victor avec le nom d'Hugo.

A ce blasphème, Saint-Victor, devenu positivement fou furieux, se remet à hurler avec sa voix de zinc et ses cris d'aliéné, que c'est trop fort, que c'est impossible à entendre, que nous insultons la religion de tous les gens intelligents.

Je commence à répondre que c'est bien singulier, qu'à une table oà on admet la discussion de toute chose au monde, je n'aie pas le droit de dire mon opinion sur Homère.

Saint-Victor crie et s'emporte. Alors je me mets à crier et à m'emporter plus fort que lui... Sainte-Beuve, fort ému de la querelle, me fait venir auprès de lui, essaye de me calmer, en me promenant la, main sur le bras, et tâche de tout raccommoder, en proposant d'un côté à mes adversaires de fonder un club d'homériques, pendant qu'il me frictionne de l'autre côté. Tout peu à peu s'éteint, et Saint-Victor en s'en allant me tend la main. J'aurais voulu qu'il ne me la tendît pas.

 

On trouverait, sans chercher bien loin, une idolâtrie élevée, à l'égard du Moyen-Age, au même diapason. Quelques formules invariables, ayant la rigueur impérieuse et la clarté énigmatique d'axiomes, sont comme les phrases sacramentelles qui constituent le privilège et confèrent les droits de l'initiation. Une de ces phrases

1. Le mot était encore chaud, on venait de le lire dans Idées et Sensations (1866). P. de Saint-Victor écrivait : « Quand on lit cette phrase incroyable, le livre vous tombe des mains ». Sainte-Beuve l'avait relevée non moins vertement. Ici c'est le tour de Taine. Enfin, vingt ans plus tard, A. Delzant la regardait « comme un blasphème ».

 

XIII

 

supplée à toutes les autres. Tout apprenti antiquaire ou historien qui l'a prononcée pour son compte passe historien juré, Ce n'est presque pas une phrase, ce n'est que trois mots qui qualifient le Moyen-Age, les âges de foi. Ce serait une histoire presque toujours curieuse que celle de la réaction qui nous a conduits à du mépris transcendantal que professaient les hommes du XVIIe et du XVIIIe siècle pour le Moyen-Age, a la religion intransigeante que lui ont vouée un grand nombre de nos contemporains. Cette révolution commença avec le XIXe siècle. Ce fut le Génie du Christianisme qui inventa le Moyen-Age, mais un Moyen-Age dans le goût des pastorales de Florian, des Grecs ou des Romains de Louis David et des Sauvagea de Marmontel. Afin de ne pas contrarier l'idée qu'on s'en faisait et que les in-folio des Bénédictins, de Baluze, de Du Cange, de Muratori et de quelques autres auraient pu entamer quelque peu, on se garda avec soin de lire ces lourds volumes. A plus forte raison, s'abstint-on d'ouvrir les traités non moins=pesants des hommes mêmes du Moyen-Age, dont le latin baroque repoussait , quant à ceux qui avaient écrit en leur patois roman, il n'en était pas seulement question. On ne commença à y regarder d'un peu plus près qu'a partir des leçons brillantes et tumultueuses de Guizot et Victor,Cousin, qui paraissaient d'humeur à sortir des banalités sentimentales pour aborder l'histoire. Le musée des monuments français, quoique dispersé, enfantait la Commission des monuments historiques, disposée à protéger les ouvrages de l’âge gothique et munie de ressources destinées à les conserver. Mais, malgré ces secours appréciables, c'était la poésie qui gardait la direction du mouvement médiéviste, — on l'appelait alors romantique. Les

 

XIV

 

Mathildes et les Dunois se multiplièrent, vécurent chantèrent, soupirèrent et moururent au pied des créneaux, dans les tourelles, dans les oubliettes et sur les dessus de pendules. Walter Scott et Victor Hugo achevèrent d'enfiévrer leurs lecteurs. Le mouvement romantique s'élargissait. Didron et Montalembert dédiaient à Hugo le Guide de la peinture rédigé par un moine de l'Athos, et le Vandalisme moderne. Les catholiques, le clergé surtout, se montraient assez indifférents ou même rébarbatifs au parti à tirer de ce déluge poétique pour la glorification d'une époque où l'Église avait exercé sur l'Europe une incontestable suprématie. L'Introduction de Montalembert à la Sainte Élisabeth de Hongrie convainquit les uns, entraîna les autres, changea en néophytes impétueux ceux en qui on avait vu d'irréductibles récalcitrants. Peut-être le but fut-il, non pas atteint, mais dépassé. Après avoir oublié le Moyen-Age, on en vint à trop l'exalter et à trop confondre une époque du règne de l'Église avec l'Église même, qui est de tous les temps.

L'impulsion la plus vigoureuse, parce qu'elle résultait d'une dépense énorme de talent, fut donnée par Michelet. « Il avait entrepris, sous le nom d'Histoire de France, une sorte de promenade cahoteuse à travers nos annales, où il s'avançait par saillies et par enjambées. Six volumes de ce goût avaient déjà paru et le tableau du Moyen-Age tout entier était tracé. Il en restait dans l'esprit du lecteur une impression confuse, mais, par sa confusion même, peut-être assez ressemblante à l'original (1). »

Au mois de mars 1843, la Comédie-Française représenta

 

1. A. de Broglie, Questions de religion et d'histoire, t. I, p. 122.

 

XV

 

les Burgraves de Victor Hugo ; ce ne fut pas une défaite, ce fut une déroute qui déblaya pour longtemps la littérature des fantoches romantiques. Sur le terrain de la mode, même déboire. Les «Jeune-France » en furent pour leurs frais. Les longs cheveux et les accoutrements archéologiques allèrent rejoindre le vocabulaire truculent et moyen-âgeux. Un des plus fervents du clan romantique, le jeune homme au pourpoint « rose vif », Théophile Gautier, un quart de siècle après ses excentricités médiévales les plus étourdissantes, écrivait, au souvenir d'Athènes : « J'aimais beaucoup les cathédrales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthénon m'a guéri de la maladie gothique. »

Vers le même temps Chateaubriand disait de son côté : « C'est au Génie du Christianisme que se rattache le goût actuel pour les édifices du Moyen-Age : c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion ; s'il n'est pas vrai que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon ; s'il est faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorés ; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de granit nous révèlent dès choses échappées aux savants Bénédictins ; si à force d'entendre rabâcher du gothique, on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. »

Précisément à cette date trois hommes enthousiastes formaient le projet de présenter aux Français, aux Anglais et aux Allemands la foi gothique comme corollaire de la foi catholique : c'étaient MM. de Montalembert, Welby Pugin et Auguste Reichensperger. Le premier, ne s'arrêtant jamais longtemps à rien, se contenta d'un livre sensationnel traitant Du Vandalisme dans l'Art; Welby

XVI

 

Pugin, moins disert, préféra l'application de ses grandes théories à leur exposition et y trouva la fortune; Reichensperger ne connut ni la lassitude ni l'architecture commerciale. Sa vie s'écoula dans la contemplation du Dôme de Cologne, sur lequel il épilogua pendant quarante ans, y découvrant toutes sortes de choses inattendues. L'édifice catholique se transformait en symbole patriotique. Reichensperger se pâmait devant les piliers, les vitraux, les voûtes ; son enthousiasme grandissait à mesure que sa vue s'élevait; arrivé dans les combles, il ne se contenait plus !

L'art gothique, disait-il, est le produit de la Rédemption dans l'art; le nier, c'était nier le christianisme lui-même. Et tandis qu'il exhalait son enthousiasme, découvrait dans la jointure des pierres et la confection du mortier les symboles les plus relevés et les plus rares, le poète Uhland, afin de ne pas rester en arrière, entrevoyait dans le Dôme gothique tant célébré le symbole... des mariages mixtes.

Il va sans dire que ces dithyrambes avaient leur contre-partie : les anathèmes à la Renaissance Le contraire eût surpris. Tout fanatisme est l'indice d'une intelligence étroite ou rabougrie. L'art ne lui apparaît point dans sa richesse multiforme et son opulente fécondité, mais sous un aspect étréci et dans les limites d'une formule ou d'un « canon ». Laissons à ceux qui s'y veulent enfermer le canton isolé qui épuise leur curiosité et borne leur horizon. L'art n'exclut aucune des manifestations supérieures du génie humain, il les accueille et les consacre toutes. Son Panthéon contient plus d'une divinité. L'homme de goût est celui qui n'en sert aucune, mais qui les comprend toutes.

Précisément vers le temps où la chute retentissante

 

XVII

 

des Burgraves entraînait la disparition du romantisme échevelé, d'admirables érudits tels que Benjamin Guérard, et de prestigieux archéologues tels que Viollet-le-Duc, par la profondeur de leurs recherches et l'austère sobriété de leur style, donnaient aux études médiévales leur constitution définitive et leur rang scientifique. Avec eux et leurs contemporains le médiévisme opérait sa séparation d'avec le romantisme et, chez ses représentants 'les plus qualifiés du moins, mettait fin à l'imbroglio trop prolongé qui avait failli confondre l'objet de la vérité religieuse avec l'objet de la vérité historique, sans s'apercevoir, ni même se douter, que les facultés employées ne sont pas les mêmes.

Malgré cette direction rigoureusement scientifique, il s'en faut que les médiévistes — ceux qui comptent — soient arrivés à traiter du sujet de leurs études avec une impartialité absolue. Toute préférence avouée pour une époque qui n'est pas le Moyen-Age leur fait l'effet d'un larcin; un jugement sévère, un mot vif deviennent l'objet d'inlassables gronderies.

Nul ne songe à refuser au Moyen-Age tout ce qu'il a pu avoir de bon et même d'excellent, encore que l'appréciation dépende du point de vue auquel on se place. Il est aujourd'hui bien entendu que les hommes du Moyen-Age prenaient des bains et changeaient de linge. Ils ont eu une foule d'autres mérites que l'on a mis en lumière avec une conviction qui passe par toutes les nuances de l'enthousiasme jusques et y compris le galimatias (1). Nous nous garderons bien d'y contredire. On a découvert depuis quelques années que la Chanson de Roland était

 

1. Cf. J.-K. Huysmans, La Cathédrale, 1898.

XVIII

 

une épopée supérieure à l'Iliade ; c'est, somme toute, possible ; de même qu'il est possible de préférer le trombone à la harpe.

Ce que nous accordons de si bonne grâce ne suffit-il pas et faudra-t-il admirer toutes choses parce qu'elles se passent en plein Moyen-Age? Ceci est plus difficile. Le Moyen-Age n'a pas, que nous sachions, en tant que Moyen-Age, joui d'une assistance spéciale de Dieu. Les hommes s'y sont montrés souvent ignorants et cruels, les femmes capricieuses et dépravées, les sociétés impies et stupides, les princes déloyaux. La chevalerie est une institution fort recommandable qui est tombée sous le ridicule ; la féodalité est une autre institution qui a sauvé les sociétés et écrasé impitoyablement les individus. Comme toute époque historique, le Moyen-Age a été tour à tour vertueux et pervers, admirable et horrible. Ses grands hommes sont d'autant plus beaux qu'ils sont plus loin de nous. « Voyez (1) le roi populaire, Richard Coeur-de-Lion, et comptez ses boucheries et ses meurtres : « Le roi Richard, dit le poème, est le meilleur roi qu'on trouve en aucun geste ». Je le veux bien; mais s'il a le coeur d'un lion, il en a aussi l'estomac. Un jour, sortant de maladie, sous les murs de Saint-Jean-d'Acre, il veut à toute force manger du porc. Point de porc. On tue un jeune Sarrasin frais et tendre, on le cuit, on le sale ; le roi le mange et le trouve très bon ; après quoi il veut voir la tête de son cochon. Le cuisinier la lui apporte en tremblant. Il se met à rire, et dit que l'armée n'a plus à craindre de la famine, qu'elle a des provisions sous la main. Il prend la ville, et aussitôt

 

1. H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. I, p. 121.

 

XIX

 

les ambassadeurs de Saladin viennent lui demander grâce pour les prisonniers. Richard fait décapiter trente des plus nobles, ordonne à son cuisinier de faire bouillir les têtes et d'en servir une à chaque ambassadeur, avec un écriteau portant le nom et la famille du mort. Cependant, en leur présence, il mange la sienne de bon appétit, et leur dit de raconter à Saladin de quelle façon les chrétiens font la guerre et s'il est vrai qu'ils aient peur de lui. Puis il fait conduire les soixante mille prisonniers dans une plaine. « Là, ils entendirent les anges du ciel qui disaient : Seigneurs, tuez, tuez. — N'en épargnez pas, coupez-leur la tête. — Le roi Richard entendit la voix des anges, et remercia Dieu et sa sainte croix (1). » Là-dessus, on les décapite tous ; quand il prend une ville, c'est sa coutume de tout égorger, enfants et femmes. Telle était la dévotion du Moyen-Age, non pas seulement dans les romans comme ici, mais dans l'histoire ; à la prise de Jérusalem, 70,000 personnes furent massacrées. »

Notez que Richard est un prince modèle et, d'après cela, jugez des autres. Ces cerveaux orageux sont admirablement doués pour la vie corporelle, les grandes ripailles de viande, de vin et de sang. La première pensée — la seule souvent — qui vienne à l'esprit est l'appel à la force physique. On passe des coups de poing aux coups d'épée, comme en matière d'idées on passe des gros mots aux injures. Les choses les plus simples sont emberlificotées au point de devenir inintelligibles.

 

1.         They were led into the place full even.

There they heard angels of heaven ;

They said : a Seigneures, tuez, tuez !

Spares hem mought, and beheadeth these ! »

King Richard heard the angel's voice

And thanked God and the holy cross.

 

XX

 

Ce qu'on appelle philosophie aboutit aux questions badines, aux puérilités, aux chicanes de la Rue du Fouarre, où l'on pose sérieusement la question de savoir Utrum Chimaera bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones, et où Maistre Janotus de Bragmardo vante les cloches « pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la terrestréité de leur nature quidditative ».

Tous n'en sont pas là, assurément, mais un grand nombre n'en est pas loin.

Ce qui est encore frappant, c'est l'effacement intellectuel de la femme au Moyen-Age. grande abbesse Hildegarde et de la nonne Hroswita, il n'en est guère avec laquelle on prenne un plaisir d'esprit. C'est bien alors qu'on peut dire que si l'homme est un roseau pensant, la femme est un roseau qui ne pense pas. Quelques âmes d'une pureté exquise et d'une grâce charmante se laissent entrevoir dans les instants d'accalmie de leurs vies sans cesse troublées qu'elles organisent comme si elles savaient, elles aussi, que le bonheur n'est qu'une manière de se consoler.

Et maintenant qu'on fasse la part des belles âmes, des grands hommes et des hautes conceptions, qu'on rende aux moines et aux véritables chrétiens, à l'architecture ogivale et à la discipline scolastique la justice à laquelle les uns et les autres ont droit, mais le droit de fréquenter les cénacles, de s'arrêter aux chapelles, de garder l'esprit libre et fluide et de ne se fixer nulle part. Placé au carrefour des diverses routes de l'esprit, chacun pourra s'y aventurer jusqu'au point où sa fantaisie le mène et revenir sur ses pas sans enthousiasme comme sans amertume, rapportant de ses courses une

 

XXI

 

nouvelle provision d'ironie, cep sourire de l'esprit délicat qui se détache de sa propre pensée„ la regarde comme du dehors. C'est l'illusion charmante d'un très grand nombre dé rêver leur vie dans un passé historique, plus ou moins reculé. L'expérience est impraticable, je crois cependant qu'elle serait concluante. Avec notre conformation physique et intellectuelle, nous aurions à souffrir infiniment s'il nous fallait vivre parmi ces générations disparues, au sein de ces civilisations éteintes. Ce qui nous séduit en elles n'est que l'effet de la survivance romantique plus ou moins vivace en chacun de nous. Mais, ne nous y trompons pas, la macération atavique de la race nous a façonnés pour le temps où nous vivons et nous a prédisposés à le comprendre et à le sentir plus profondément et plus intimement que toute autre époque. Le rêve y perd quelque chose peut-être, mais c'est sur la réalité qu'il faut prendre son unique point d'appui, si déconcertantes que les conclusions en puissent être.

Tout ce que nous devons et ce que nous accordons au passé, — fût-ce au Moyen-Age, — c'est cette sympathie intelligente qu'on doit à l'une des mille formes de la vie universelle. En ces matières, il y a quelque outrecuidance à réclamer des affirmations d'un dessin trop arrêté. Autant, dans les choses de la foi, nous avons le devoir impérieux d'accorder une créance totale, autant, dans ces passe-temps de l'esprit, nous avons la liberté de laisser osciller notre goût et nos préférences, loin de nous fixer de trop bonne heure et irrévocablement. En fait d'époques historiques, il n'y a pas de credo, mais un inépuisable dubito.

 

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PRÉFACE

LES MATYRS DANS LA LITTÉRATURE DE D’AUBIGNÉ A SIENKIEWICZ

 

reprendre

I — LES TRAGIQUES

 

J'ouvrirai cette étude sur le martyre dans la littérature par un martyrologe poétique. Deptiis Aurélius Prudentius Clemens,au IVe  siècle, rien d'analogue n'avait été tenté. Quand, avec la Renaissance, la sève monta dans les cerveaux vidés, tout germa, tout poussa vice, sainteté, génie, poésie. Chez plusieurs, tout germa et poussa à la fois, pêle-mêle, comme une broussaille énorme, épineuse et fleurie : chez d'Aubigné, par exemple.

D'Aubigné a ouvert une voie. Tous ceux qui, depuis lui, ont parlé des choses dont il avait parlé, ont suivi la même voie. C'est ce qui fait l’importance des Tragiques. Ceux même qui n'en dépendent pas au point de vue poétique et technique, s'y rattachent par l'intention morale. A ce titre, d'Aubigné est un ancêtre; il a droit à un plus grand honneur, à son portrait en pied.

Théodore-Agrippa d'Aubigné naquit en 1550, à Saint-Maury,

 

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près de Pons, en Saintonge. A cinq ans, on le mit entre les mains de précepteurs savants et austères. A six ans, il « lisait aux quatre langues », française, grecque, latine et hébraïque. A sept ans et demi, il traduisait le Criton. A dix ans, son père l'emmenait à Paris pour y terminer ses études. En passant devant les murailles d'Amboise, à la vue des têtes coupées des conjurés encore suspendues aux créneaux, le père cria au milieu de la foule : « Les bourreaux, ils ont décapité la France », et, posant sa main sur la tête de l'enfant: « Mon fils, dit-il, il ne faut point épargner ta tête, après la mienne, pour venger ces chefs pleins d'honneur; si tu t'y épargnes, tu auras ma malédiction ». La foule devenait menaçante, les deux cavaliers eurent peine à lui échapper.

A Paris, le petit d'Aubigné fut mis en pension chez Béroalde et, bientôt, s'enfuit avec son maître accusé d'hérésie. Il fut arrêté à Coutances et mis en prison, « sans qu'il pleurât, dit-il, hormis lorsqu'on lui ôta sa petite épée avec une ceinture qui avait des fers d'argent ». Les officiers de la compagnie qui gardaient d'Aubigné, touchés de sa jeunesse, le menèrent dans la chambre de Dachon, leur capitaine, et dirent à l'enfant qu'on l'allait brûler ; à quoi il répliqua que l'horreur de la messe lui ôtait celle du feu. Comme il y avait dans la chambre deux violons, Dachon fit ouvrir la danse et d'Aubigné dansa une gaillarde. Était-ce un poétique adieu aux joies de la vie et de la jeunesse, ou l'enthousiasme d'un jeune martyr s'élançant vers le paradis ? Quoi qu'il en soit, cette danse funèbre remua le coeur de ses geôliers.

Sauvé par un gentilhomme qui le fit évader, il courut à Montargis, où la duchesse de Ferrare, grande protectrice des réformés, l'ayant fait asseoir sur un tabouret

 

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près d'elle, se plut, dit-il, à entendre pendant plusieurs heures ses jeunes discours sur le mépris de la mort. Il fut conduit à Gien, d'où il sortit lorsqu'on en forma le siège, et se réfugia, à travers les arquebusades, à Orléans, où M. d'Aubigné, le père, avait un commandement. Là, le jeune d'Aubigné fut atteint de la peste. Étant guéri, il se débaucha avec les soldats et fut rudement traite par son père. A treize ans, il le perdit; à  quatorze, son curateur l'envoya continuer ses études à Genève, qui était comme la ville sainte de la Réformation. Il y fut pris en affection par Théodore de Bèze mais, rebuté par la sévérité des maîtres qui morigénaient sa jeunesse un peu déréglée, il quitta Genève à l'insu de ses parents et vint à Lyon, où il acheva d'étudier les mathématiques, et se mit en tête d'apprendre la magie, avec la résolution pourtant, dit-il, de ne s'en jamais servir.

Bientôt à court d'argent, il se rendit au pont de la Saône pour se suicider ; mais sur ce pont il rencontra le sieur Chillaud, son cousin, envoyé en mission en Allemagne par l'amiral de Coligny; d'Aubigné causa, changea son projet et se reprit à la vie. En 1567, il revint en Saintonge, où son curateur, le voyant obstiné à ne plus retourner aux études et désireux de faire la guerre, pour lui en faire passer l'idée, le mit en prison et l'y tint deux ans. Mais en 1569, à la reprise de la troisième guerre civile, il lia partie avec quelques compagnons qui avaient résolu aussi bien que lui de s'en aller à la guerre, lui ayant promis de tirer devant sa maison un coup d'arquebuse pour l'avertir quand ils partiraient. D'Aubigné, dont on emportait les habits tous les soirs dans la chambre de son curateur, s'enfuit par la fenêtre avec les draps de son lit, en chemise et pieds nus. Dans cet

 

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équipage il sauta deux murailles, faillit tomber dans un puits et courut trouver ses camarades, très étonnés de voir courir après eux un homme en chemise qui les appelait et qui pleurait parce que les pieds lui saignaient. Le capitaine Saint-Lô, chef de la troupe, après l'avoir bien grondé, le prit en croupe et lui donna son manteau pour mettre sous lui, parce que la boucle de la croupière l'écorchait. A une lieue de là, au passage de Réau, la compagnie trouva une troupe de papistes qui voulaient gagner Angoulême, laquelle fut défaite après un léger combat dans lequel d'Aubigné, en chemise, gagna une arquebuse et un fourniment ; mais il ne voulut prendre aucun habit. Ainsi il arriva au rendez-vous de Jonsac tout nu, et là, quelques capitaines ayant eu soin de le faire habiller et armer, il mit au bas de la cédule qu'il fit pour ces avances : « A la charge que je ne reprocherai point à la guerre qu'elle m'a dépouillé, n'en pouvant sortir en plus piteux équipage que j'y entre. »

De Jonsac on se rendit à Saintes, lieu du rendez-vous général, où M. de Mirebeau, gouverneur du pays, voulut le renvoyer au logis d'abord par de douces semonces, puis par des menaces ; mais d'Aubigné, voyant que l'on voulait l'arrêter, perça au travers de toute la compagnie et s'enfuit, l'épée à la main. Il fut à l'assaut d'Angoulême, au siège de Pons, au combat de Jasneuil, à la bataille de Jarnac et à la grande escarmouche de la Roche-la-Belle ; mais il manqua Montcontour. La guerre était, finie, il avait vingt ans, un sac d'écus, et il était mort. C'est ce qu'on lui prouva le jour où, à Blois, il réclama son bien dont un intendant du duc de Longueville s'était emparé. Il réclama de plus belle, on lui prouva qu'il avait été tué au combat de Savignac et on lui tourna le dos. Il

 

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prit le bateau, vint à Orléans, demanda des juges et plaida lui-même sa cause avec tant de pathétique que les juges se levèrent en criant : « Il n'y a que le fils de feu d'Aubigné pour parler ainsi », et ils lui rendirent son bien.

C'était peu de chose, assez toutefois pour se permettre de tomber amoureux et de devenir poète. Il s'y essayait à peine que la guerre reprit en Hainaut ; il dressa tue compagnie pour y aller servir et s'étant rendu à Paris au temps des noces du roi de Navarre,, pour avoir sa commission, il accompagna un sien ami sur le terrain. Survint un archer qui voulut l'arrêter; d'Aubigné blessa l'archer et détala ; c'était l'avant-veille de la Saint-Barthélemy, cela lui sauva la vie. Il retourna à Talcy, d'où il venait, avec quatre-vingts soldats de sa compagnie. Chemin faisant, il rencontra six cents catholiques qui descendaient la Loire d'Orléans à Beaugeqcy et massacraient les Réformés. Il se jeta sur eux, les battit, tua tout ce qu'il put et poussa le reste à la rivière. Un jour qu'il contait ses aventures au sieur de Talcy, et comme le défaut de moyens l'empêchait de se rendre à la Rochelle, où s'étaient retirés un grand nombre de huguenots, le vieillard l'interrompit en lui disant a Vous m'avez autrefois conté que les originaux de l'entreprise d'Amboise avaient été mis en dépôt entre les mains de votre père, et que dans l'une de ces pièces il se trouvait le seing du chancelier de L'Hôpital, qui, pour le présent, vit retiré dans sa maison près d'Etampes ; c'est un homme qui n'est plus bon à rien, et qui a dés avoué votre parti ; si vous voulez que je lui envoie un homme pour l'avertir que vous avez cette pièce, je me fais fort de vous faire donner six mille écus, soit par lui,

 

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ou par ceux qui voudraient s'en servir pour le ruiner. » Sur ce propos, d'Aubigné, sans lui répliquer, se départit d'auprès de lui, s'en fut chercher un sac de velours tanné, dans lequel étaient toutes ses écritures, le lui apporta, et lui fit voir toutes lesdites pièces, après quoi il les reprit de sa main et les jeta au feu en sa présence, ce qui donna lieu au sieur de Talcy de le tancer rudement; à quoi d'Aubigné répondit : « Je les ai brûlées de peur qu'elles ne me brûlassent, car j'aurais pu succomber à la tentation ».

Tout caché qu'il était, d'Aubigné ne chôma point d'aventures ; une fois, ayant mis pied à terre dans un village de Beauce, un homme qui lui en voulait et qui le suivait, faillit le tuer à la porte d'une hôtellerie ; d'Aubigné, dans cette surprise, arracha l'épée d'un marmiton, courut en pantoufles au-devant de l'homme, se colleta avec lui, le blessa, fut blessé, renversé, inondé de sang. Puis, ayant connu aux mines d'un chirurgien qu'on appela que sa blessure était dangereuse, il partit avant le jour, sans vouloir qu'on levât le premier appareil, et fit vingt-deux lieues d'une seule traite, afin d'aller mourir auprès de sa maîtresse. En arrivant, il perdit connaissance et faillit mourir. Une autre fois, le promoteur d'Amiens étant venu avec six officiers de justice pour le prendre chez M. de Talcy, où on ne le trouva point, et ayant ,menacé de raser la maison, d'Aubigné, informé de tout, monta aussitôt à cheval, joignit le promoteur et ses gens à deux lieues de Talcy et, pistolet à la main, fit abjurer au promoteur de la foi toutes les croyances catholiques, le força à délivrer une attestation en forme pour la décharge de M. de Talcy, et s'en fut.

D'Aubigné s'attacha alors à Henri de Navarre, à qui

 

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on l'avait recommandé comme un homme déterminé, « qui ne trouvait rien de trop chaud ni de trop froid ».

Les années qui suivirent ne furent pas moins occupées. On le trouve en Normandie, puis à Archicourt, au pont de l'Aisne et à la bataille de Doriens, composant en guise d'intermèdes des poésies, des pièces de théâtre, une tragédie-ballet. Après un séjour de peu de durée à la cour où il ne se plut guère et ne plut pas, il reprit ses chevauchées en Languedoc, en Guyenne, en Poitou, en Périgord, en Normandie, en Artois. Ainsi qu'il arrive toujours, plus son dévouement était sincère, plus il était ombrageux, plus ses avis à son maître étaient clairs et sans détours. Fût-on Henri IV, il faut subir la déplorable condition de tous ceux qui ont le pouvoir. La liberté des avis, la hardiesse des objections, la rude probité de d'Aubigné lassaient le roi de Navarre, qui détendit le lien qui, jusque-là, l'avait attaché à son ami. Celui-ci lui écrivit :

« Sire, votre mémoire vous reprochera douze années de mes services et douze plaies sur mon corps ; elle vous fera souvenir de votre prison et que la main qui vous écrit en a rompu les verrous, et est demeurée pure en vous servant, vide de vos bienfaits et exempte de corruption, tant de votre ennemi que de vous-même. Par cet écrit je vous recommande à Dieu, à qui je donne mes services passés, et à vous, ceux de l'avenir, par lesquels je m'efforcerai de vous faire connaître qu'en me perdant, vous avez perdu votre meilleur serviteur. »

D'Aubigné s'allait mettre hors de France quand, en passant à Saint-Gelais, il aperçut à une fenêtre Mlle Suzanne de Lezay. Il n'alla pas plus loin et, afin de se rendre digne d'elle, nécessaire à son parti et regrettable

 

XXX

 

au roi Henri, il se lança dans une existence plus aventureuse que jamais. Entre deux courses, il se mariait et se prenait à écrire, à disputer, à brocader son maître. On le trouvait partout ; à Coutras, cela va de soi, et à Maillezais, où « il commença à se reposer de ses travaux » ; d'ailleurs, l'abjuration de Henri IV le dégoûta du monde. Il se lançait de plus en plus dans la controverse, ce qui, en ce temps-là, était encore une façon de se battre. Retiré en son village, «prince de son ménage, roi de son hameau », sa vie se tourna vers les lettres. C'est alors qu'il écrivit ses meilleurs ouvrages, ses stances, ses odes, ses élégies, qu'il remania et acheva ses Tragiques, commencées en pleine guerre en 1577, et qui ne furent publiées qu'en 1613 (1), bien que, dès 1593, certains morceaux circulassent qui parvinrent à Marie Stuart dans sa prison. Les ouvrages de d'Aubigné, imprimés sous Louis XIII, n'ont rien à voir cependant avec le XVIIe siècle. L'auteur est du XVIe siècle par le génie et par le goût ; il s'arrête quand tout marche, et le sujet de Richelieu reste contemporain de Charles IX.

Il y avait plusieurs hommes dans le seul Agrippa d'Aubigné. Au moins deux, peut-être trois. D'abord celui que tout le monde connaît, celui que nous avons suivi, si tant est que ce diable d'homme se laisse suivre. C'est une sorte de fanatique, à tout le moins d'entêté, ce qui était le caractère que la conviction développait en lui. Quand on a des convictions et qu'on vit en un pareil moment, on devient très vite, si on ne l'est du premier coup, un homme de parti. D'Aubigné le fut de très

 

1. Ou 1616 ; cf. Pergameni, La Satire au XVIe siècle et les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, in-8°, Bruxelles, 1882.

 

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bonne foi, — c'est son excuse, — tuant, pillant et le reste, le plus possible. Il s'imaginait tout de bon, semble-t-il, hâter l'heure du règne de Dieu sur la terre et faisait place nette pour lui faciliter le gouvernement. La nature ne l'avait pas fait féroce, ni même méchant ; mais il ajoutait sans cesse à la nature quelque chose. Il fut double et non sans gêne pour lui et pour les autres (1) On sentait souvent en lui l'effort de l'homme joyeux pour être morose, de l'homme gracieux pour être rude, de l'homme aimable pour être fort et de l'homme spirituel pour être éloquent. Très sincère du reste en ces gênes, et ne se tourmentant que par conviction, mais se tourmentant, ayant souvent des remords à l'endroit de ses plus aimables qualités, se reprochant d'avoir été amoureux et de l'être encore (car il le fut toujours), quand on ne devrait être que dévot ; d'être aimé quand on ne devrait être que redouté des méchants et respecté des bons ; d'être amusant quand on ne devrait être que la terreur et le fléau des vicieux.

Tout cela est à peine supportable au XVIe siècle, mais au XVIIe c'est décidément passé de mode. D'Aubigné, sur toute la ligne, est démodé. Avec sa science encyclopédique, — car il n'avait pas cessé d'étudier tandis qu'il faisait la guerre — il savait à peu près tout ce qu'on savait de son temps. Il contait avec verve, citait à foison du grec et du latin, et Rabelais et Ronsard qu'il mettait au-dessus de tout, même depuis Malherbe. Il aimait les contes salés, les plaisanteries fines et les joyeusetés de toutes sortes. Mais comme il s'en repentait, sans s'en corriger, il redoublait d'amertume et de zèle huguenot.

 

1. E. Faguet, Seizième siècle, in-12, Paris, 1894, p. 328, que je suivrai dans tout ce qui suit.

 

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Il se croyait toujours au temps de la conspiration d'Amboise et tenait les papistes pour d'affreux idolâtres, grondait sans cesse, roulait des projets qui ressemblaient fort à des révoltes, rêvait batailles, bourreaux et martyrs. Ce boute-feu n'apercevait pas l'oubli qui se faisait chaque jour sur le passé ; à ses yeux, le pardon était lâcheté, la concorde était trahison.

Cette passion lui a rendu service ; le retardataire qu'il y avait au dedans de lui échappa au pédantisme des choses vieillottes qu'il prisait plus que tout le reste. Cette passion religieuse emplit son oeuvre et la fait sincère, intense, vivante ; elle lui devait bien cela.

C'est dans les Tragiques qu'elle se révèle tout entière. Car nous y voilà venus. Les Tragiques sont l'ouvrage immortel de d'Aubigné et le premier de ce genre en France et partout. Jaillissement de satire lyrique, à qui rien ne peut se comparer jusqu'aux Châtiments de Victor Hugo ; car les admirables Discours de Ronsard sont plus oratoires. Par une étrange maladresse, d'Aubigné s'est avisé de distribuer sa matière par catégories de meurtres analogues ; il y a ainsi sept compartiments : les Misères, composition générale qui rassemble toutes les iniquités et toutes les hontes ; les Princes, où les figures des rois persécuteurs, de Néron à Henri III, le féroce et l'infâme, ressortent avec une étonnante vigueur; la Chambre dorée, diatribe contre la magistrature ; les Feux, sont comme les annales du bûcher, le martyrologe de la Réforme depuis Jérôme de Prague et depuis les Albigeois ; les Fers, tableaux des guerres et massacres ; les Vengeances, où apparaissent les jugements de Dieu sur les ennemis d'Israël et de l'Évangile, sur Achab et sur Néron, tout un passé sinistre qui répond de l'avenir;

 

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enfin le Jugement, où le huguenot vaincu, déchu de toutes ses espérances terrestres, assigne les ennemis de sa foi, les bourreaux, les apostats, devant le tribunal de Dieu, à l'heure de la Résurrection.

On voit par cette revue rapide que le poème est mal composé, qu'il entraînera nécessairement des répétitions. Il est fondé sur des classifications, ici les roués, là les noyés, plus loin les brûlés ; rien de plus opposé à l'art. Le sujet s'y prêtait cependant et la première erreur de d'Aubigné est de hausser le ton, de l'exacerber et de le garder tout le temps à ce diapason. De plus, le poème est inégal. Comme il y a loin de la sincérité du sentiment à la sincérité de l'expression, la rhétorique abonde, une rhétorique lyrique qui ne vaut pas mieux que la rhétorique oratoire. C'est un malheur. Ces victimes du protestantisme, alors même qu'on ne partage pas leur croyance, sont souvent dignes de tout respect. Il y a parmi elles des convaincus, des âmes, nobles assurément, mais encore pures et aimantes. On s'est trop habitué à n'y voir que des calvinistes et des puritains, les uns et les autres mortellement ennuyeux. C'est un procédé expéditif et faux. Ne croyons pas que parmi ces victimes

il n'y ait eu que des forcenés ; parmi elles se trouvent des consciences délicates et tendres, engagées dans la Réforme par le seul fait de leur naissance et de leur éducation ; d'autres entraînées vers cette Réforme par la séduction d'une vie qu'elles croyaient plus évangélique ; les unes et les autres ont cependant beaucoup à envier pour la douceur, l'innocence, la tendre indulgence à l'égard des adversaires et des bourreaux, aux séduisantes identifications du martyre dans l'Église catholique. Chez

la plupart d'entre elles une sorte d'âpreté farouche tient

 

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lieu de cette sérénité affectueuse qui caractérise nos martyrs. D'après la définition du martyre et en son sens strict, ces brebis égarées n'ont point droit au titre de martyrs qui appartient aux seuls fidèles faisant, partie de l'Eglise catholique ; mais, cette réserve essentielle posée, nous avons le droit de ne pas nous désintéresser de ces vaillants qui moururent dans le sein du christianisme. A ce point de vue et la question des secours surnaturels mise à part, ces victimes qui confessèrent la foi avec leur sang appartiennent à la psychologie naturelle du martyre, elles rentrent par ce côté dans le cercle de nos études.

Au moment où écrivait d'Aubigné, les événements étaient dans toutes les mémoires, les récits circulaient de bouche en bouche, il était facile de recueillir les matériaux d'un poème vivant. Au lieu de cela, d'Aubigné n'a écrit qu'un virulent martyrologe. C'est une perte ; car il y avait là, non pas, je crois, un poème épique à écrire, mais un groupe de poèmes lyriques ou satiriques, analogues aux Châtiments, à construire, qui auraient pu être d'une horreur et d'une beauté incomparables. Hélas ! quand on lit la Saint-Barthélemy dans les Tragiques, on en vient à apprécier la Saint-Barthélemy de la Henriade. D'Aubigné réussit à être vague et boursouflé dans ce terrible sujet d'invectives et de descriptions précises. Tantôt le style est tendu, antithétique, brillant, tantôt il est rocailleux, prolixe et informe. Tout le premier il s'en aperçoit, et alors il fait appel à tout son art pour relever ses récits. Pour échapper à la monotonie des massacres, à la sécheresse des descriptions, il imagine tout un personnel de figures qui vont et viennent à son gré. Ces figures allégoriques sont toujours une vertu ou un vice qui vient faire un très long discours : Fortune, Vertu,

 

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Justice, Conscience, parlent comme des livres ; mais Avarice, Ambition, Colère, Ivrognerie, Hypocrisie, Jalousie, Inconstance, Stupidité, Luxure, etc., etc., ne sont pas moins loquaces, et tout ce monde-là est fatigant à l'excès.

Puis viennent les énumérations des exemples tirés de l'érudition. De tout tyran d'Aubigné se croit obligé de dire qu'il est plus cruel que Néron, plus stupide que Claude, plus dissolu qu'Héliogabale, plus fou que Caligula, et ainsi du reste. Rien ne ressemble plus à ce procédé que celui des poètes de la fin du XVIIIe siècle jusqu'au romantisme. La mythologie et l'histoire leur fournissent une galerie de personnages dans lesquels s'identifie un vice, une vertu, une action quelconque, par exemple : Amitié, voir Oreste et Pylade ; Courage, voir Léonidas ; Cruauté, voir Denys. A ce point le personnel allégorique de d'Aubigné se retrouve en partie dans l'Almanach des Muses.

En revanche, que de morceaux, dans les Tragiques, sont d'un rare et grand poète ! On y trouve ce qui ne s'était jamais vu en France, l'invective lyrique, et il faudra attendre deux siècles et demi pour l'y revoir. Les véritables ascendants de d'Aubigné, ce sont les prophètes, d'Israël. Qu'on en juge.

Il regarde les ruines que la guerre civile a entassées :

 

Tous ces altiers châteaux jusqu'en terre rasés,

Les temples, hôpitaux pillés et embrasés,

Les collèges détruits par la main ennemie

Des citoyens émus, montrent l'anatomie

De notre honneur ancien, comme l'on juge aux os

La grandeur des géants aux sépulcres enclos.

 

C'est quand il menace qu'il prend toute sa taille ; il dit aux courtisans :

 

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Vous êtes compagnons du méfait, pour vous taire.

Lorsque le Fils de Dieu, vengeur de son mépris,

Viendra pour vendanger de ces rois les esprits,

De sa verge de fer frappant épouvantable

Ces petits dieux enflés en la terre habitable,

Vous y serez compris. Comme lorsque l'éclat

D'un foudre exterminant vient renverser à plat

Les chênes résistants et les cèdres superbes,

Vous verrez là-dessous les plus petites herbes,

La fleur qui craint le vent, le naissant arbrisseau,

En son nid l'écureuil, en son aire l'oiseau,

Sous ce dais qui changeait les grêles en rosée,

La bauge du sanglier, du cerf la reposée,

La ruche de l'abeille et la loge au berger

Avoir eu part à l'ombre, avoir part au danger.

 

« Mais il faut sentir surtout que d'Aubigné a trouvé l'une des plus riches sources du lyrisme qu'il y ait, un des sentiments les plus hauts, les plus universels par son objet que l'homme puisse exprimer, un de ceux aussi qui prennent l'individu tout entier, et jusqu'au fond. D'Aubigné est un fanatique, un esprit étroit, à l'horizon borné ; mais ce qui lui manque en largeur, il le regagne en hauteur. Comme les prophètes juifs il a la persécution, les désastres, la ruine de son peuple, pour agrandir, épurer son inspiration. La Bible dont ce bon huguenot était nourri a étoffé son français ; elle l'a aidé à donner, à notre grêle, aimable et fin parler, des sonorités rudes, de brusques éclats, des harmonies chaudes et larges, qui font penser en effet aux maigres Juifs sortant de leur désert pour effrayer les rois des menaces de l'Éternel. Vaincu, il a été dispensé de traduire en détestables faits ses passions et ses vengeances ; il a dû tourner ses yeux au ciel, remettre à Dieu de récompenser et de punir ; la défaite a ouvert, élevé son âme dure, elle y a mis, avec les larmes et les tendres regrets, la foi sereine, l'amour confiant, l'espérance et la soif de la justice. De là les

 

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fortes parties des Tragiques : cette sorte de psaume où le croyant appelle son Dieu, et crie vers lui pour qu'il se montre et se venge ; ces chants de triomphe en l'honneur des martyrs qui ont vaincu l'iniquité, les tourments et la mort ; ces scènes d'épopée lyrique qui placent d'Aubigné entre Dante et Milton, celle où la Justice et la Paix portent leurs plaintes à Dieu, celle surtout qu'a dictée à la fin le désespoir de l'irrémédiable défaite, quand, à la trompette de l'Ange, les morts s'éveillent, les éléments de la nature viennent témoigner de l'infâme abus qui a tourné entre les mains des hommes les excellentes oeuvres de Dieu en instruments d'injustice ; et Dieu, appelant lés élus, qui ont, souffert pour lui, aux délices éternelles, envoie les maudits aux gouffres ténébreux d'où il ne sort

 

Que l'éternelle soif de l'impossible mort.

 

Il n'y a rien de plus grand en notre langue que ces pages finales des Tragiques, malheureusement un peu troubles et mêlées, par la faute de l'auteur qui n'a pas daigné nettoyer son chef-d'oeuvre, et retirer les pièces manquées et mal venues. Ce lyrisme puissant a été ignoré pendant deux siècles. On est dur en France parfois pour les minorités et pour le génie qui ne s'habille pas à la mode (1)».

Il n'en reste pas moins aujourd'hui à d'Aubigné une place distinguée dans l'histoire littéraire, et c'est à un siècle dont la tiédeur religieuse, la tolérance à tout prix lui eussent singulièrement déplu, qu'il la doit. Nous l'avons salué comme un ancêtre, non que ceux qui vont le suivre procèdent de lui pour la technique, mais pour

 

1. G. Lanson, Hist. de la litt. franç., p.367

 

XXXVIII

 

l'émotion. Ce grand sujet du martyre chrétien a séduit Caldéron, Corneille, Chateaubriand, et, avant eux tous, Agrippa d'Aubigné l'avait découvert et exploré. Si, par sa faute, il n'est pas toujours à l'aise en le traitant, il lui doit cependant la fortune d'avoir trouvé une conception d'une réelle puissance et d'une véritable grandeur. Au jour du jugement il montre tous les éléments venant se plaindre aux persécuteurs d'avoir été souillés par leurs crimes. Le Feu s'écrie : « Pourquoi ai-je été votre bourreau ? » l'Air : « Pourquoi ai-je été empoisonné par vos tueries ? » l'Eau : « Pourquoi ai-je été ensanglantée ? » les Monts : « Pourquoi nos gouffres ont-ils été comblés de cadavres ? » les Arbres : « Pourquoi sommes-nous devenus gibets? » L'effet est puissant parce que le procédé ici rencontre bien, s'adapte juste, parce qu'en effet c'est la nature entière que le crime humain, quand il est si général, remplit, encombre et déshonore, et qu'il est naturel de la supposer « blanche, vive et belle », se révoltant, elle, ordonnée au moins et régulière, contre tant d'infamies stupides, et se dressant tout entière, accusatrice et contemptrice, contre son roi fou. Avec ces grandes visions d'Aubigné a eu, dans les Tragiques, une centaine de vers « de grand poète », et qui dureront autant que la langue elle-même. Dans sa philippique contre les bourreaux, il n'a pas eu que des coups à donner, il a su s'arrêter parfois, et au contact de ses chères victimes, la tendresse profonde qu'il s'efforçait si laborieusement à refouler a débordé parfois. Aux victimes des guerres de religion, aux martyrs chrétiens du XVIe siècle, il a trouvé à dire cette douceur infinie :

 

Vous avez éjoui l'automne de l'Eglise.

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise.

 

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II — EL MAGICO PRODIGIOSO.

 

Dans l'histoire littéraire de l'Espagne, il y a deux très grands noms et un troisième qui est populaire, celui de Cervantès Des deux premiers,le plus grand est sans doute celui de Lope de Vega, mais on hésite à dire que l'autre, — celui de Pedro Calderón de la Barca Henas de la Barreda y Riaño, le plus représentatif des Espagnols de son temps (1600-1681), — l'est moins. Heureux pendant sa vie, Calderón le fut encore après sa mort ; car, bien que sa vogue n'ait jamais égalé celle de Lope de Vega, elle fut de beaucoup plus durable. De la mort de Lope (1635) à la fin du XVIIe siècle, Calderón fut le souverain du théâtre espagnol, et bien que plus tard il ait subi une éclipse temporaire, l'enthousiasme des romantiques allemands lui rendit, au XIXe siècle, sa souveraineté. Friedrich von Schlegel et Paul Verlaine placèrent Calderón au-dessus de Shakspeare, et Shelley lut ses drames avec « un étonnement et un délice incomparables ». Goethe lui-même, Goethe fut ému par Calderón jusqu'aux larmes et, bien qu'il ait finalement compris le mal que fit en Allemagne l'imprudente idolâtrie de Calderón, il ne cessa jamais d'admirer le seul poète qu'il connût vraiment (1).

 

1. Goethe a justement remarqué que Calderén présente une série de caractères aussi semblables les uns aux autres que des soldats de plomb fondus dans le même moule. Il ne réussit à créer qu'à la condition de retoucher fortement un type de Lope ou de Tirso de Molina, ses inspirateurs. A Lope il emprunte idées, personnages, constructions, parfois des scènes entières ; il emprunte à Tirso, et aussi à Mira de Amescua, dont le drame El Esclavo del Demonio a inspiré de près le fameux monologue du diable dans El Mágico prodigioso, en réponse à la question de Cyprien « Qui donc es-tu et d'où viens tu », devenu depuis Shelley familier à tout connaisseur de la littérature anglaise. Peut-être Caldertin a-t-il emprunté aussi à l'Héraclius de Corneille dans En esta vida todo es verdad y todo es mentira. Philarète Chasles et Viguier le disaient ; mais les critiques espagnols soutiennent que Héraclius et En esta vida... dépendent d'une source commune, La Rueda de la Fortune de Mira de Amescua. C'est assez contestable et en tous cas Corneille était bien connu en Espagne. Là où Calderón est sans rival, c'est dans les morceaux de lyrisme tels que celui qu'il fait prononcer à Justine, dans El Mágico prodigioso. Cf. Menendez y Pelayo, Calderón y su teatro, Madrid, 1881 ; Leo Rouault, Drame religieux de Calderón, Paris, 1888 ; Morel-Fatio, Calderón, dans Revue critique des travaux d'érudition, 1881 ; Gust. Reynier, Le drame religieux en Espagne, dans la Revue de Paris, 15 avril 1900 ; W. Beyschlag, De S. Cypriano mago et martyre, Calderonicae tragoediae persona primaria, in-4°, Halis, 1866 ; A. Sanchez-Moguel, Memoria acerca de El Màgico prodigioso de Calderón, y en especial sobre las relaciones de este drama con el Fausto de Goethe, Madrid, 1881. L'édition la plus fidèle est celle de A. Morel-Fatio, El Mágico prodigioso, comedia famosa de Don Pedro Calderon de la Barca, publiée d après le manuscrit original de la bibliothèque du duc d'Osuna, avec deux fac-simile, une introduction, des variantes et des notes, in-12. Heilbronn, 1877 ; K.Rosenkranz, Geber Calderon's Tragädie vom wunderthätigen Magus. Ein Beitrag zum Verstandniss der Faustischen Fabel, in-8°, Leipzig, 1836 ; K. Immermann, Memorabilien. Zweiter Theil, in-8°, Hamburg, 1843, p. 223-241. Il existe trois traductions françaises du Mágico. De Puymaigre,in-4°, Metz,1852, médiocre ; A.de Latour, in-8°,Paris,1871, fidèle et correcte ; enfin Comte Lafond, Dorothée vierge et martyre, tragédie suivie du Magicien, drame de Calderon, in-8°, Paris, 1873, trad. en vers dépourvue de toute valeur.

 

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De nos jours, des hommes comme Schack et Schmidt ont consacré leur vie à la propagation de l'évangile caldéronien.

Dans l'oeuvre considérable de Calderón — cent vingt pièces, quatre-vingts autos et une vingtaine de jácaras, entremeses et autres compositions de genre inférieur —

 

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nous rencontrons un drame célèbre entre tous : El Mágico prodigioso, composé en 1637 pour la ville de Yepes et destiné à être représenté le jour de la fête du Saint-Sacrement ou dans les jours voisins de celui-là. Le sujet du Mágico est l'histoire de saint Cyprien d'Antioche que l'Eglise d'Occident fête avec sainte Justine, le 26 septembre. Un païen, impressionnable et profond penseur, ne parvient pas àc'se contenter du polythéisme ; son âme cherche sans relâche le vrai Dieu, dont elle a comme un pressentiment. C'est en vain que Satan essaie de le rebuter par les contradictions de sa religion. Mais cette recherche passionnée de la vérité réduit l'homme à un état moral qui permet aux aspirations vagues et aux désirs sensuels de s'insinuer très aisément dans son esprit.

On s'explique par là comment le démon, vaincu et courbant la tête devant les arguments de Cyprien, peut cependant lui prédire qu'il sera captivé par les charmes de Justine.

Justine est la seconde victime que le démon s'est choisie. Née d'une martyre chrétienne, recueillie dans la solitude d'une montagne, elle se présente dès le début comme un instrument au moyen duquel le ciel veut opérer de grandes choses. Calderón aime ces procédés.

Le démon met au coeur de Cyprien un amour extravagant pour Justine, amour qui l'amène à trahir la confiance de ses deux amis, Lelio et Floro. En même temps il compromet l'honneur de Justine. La tempête et le, naufrage sont dans le monde extérieur la contre-partie du désordre qui règne dans l'âme de Cyprien. Satan se présente comme un naufragé et raconte, en usant d'une allégorie, sa propre histoire : celle de l'ange déchu. Pacte

 

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avec la magie, pacte opéré avec le sang pour posséder Justine. Le poète, qui aime les coups de théâtre, a mieux aimé se rendre coupable d'une invraisemblance, — en n'amenant pas Cyprien à reconnaître aussitôt le démon — que de renoncer à l'effet principal du troisième acte.

Le démon applique ensuite la magie à la séduction de Justine. Il ne peut rien sur elle, si elle-même ne vient pas au-devant du plaisir. Des voix voluptueuses l'enveloppent, puis le démon paraît en personne et cherche à l'attirer par des sophismes flatteurs. Mais le dogme catholique du libre arbitre lui sert de bouclier, l'ennemi doit céder sans avoir rien obtenu. Cyprien expérimente en vain sa science magique. Enfin apparaît une forme qui a l'apparence de Justine : ce n'est pourtant qu'un cadavre, qui lui enseigne que tout dans ce monde est éphémère. Consterné, éperdu, Cyprien déclare à Satan que ses désirs sont éteints ; il est en droit d'annuler le pacte, puisque la partie adverse n'en a pas rempli les conditions.

Satan doit avouer en tremblant qu'un être plus fort que lui a pris Justine sous sa protection. Vient ensuite une scène extraordinaire, dans laquelle Cyprien, par des questions et des arguments subtils, découvre les attributs de cet être supérieur, prouve en même temps qu'il est le Dieu des chrétiens. L'invocation de ce Dieu dans un moment de détresse le sauve des griffes de Satan.

Cyprien devient chrétien et prêche l'Évangile aux Gentils, il s'offre au martyre. Justine s'est engagée dans la même voie. Les doutes de Cyprien sur la miséricorde de Dieu sont résolus par elle dans un discours inspiré. Il acquiert la conviction que son sang répandu pour la foi lavera la sanglante écriture du pacte. Naguère elle lui a

 

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promis de l'aimer dans la mort, et maintenant elle vient remplir sa promesse dans le sens le plus élevé. Ainsi préparés, ils marchent au supplice.

Calderón, ayant un thème qu'il croyait historique, s'est astreint à le respecter dans une certaine mesure ; mais ce thème, il l'a tiré d'un des recueils de vies de saints répandus de son temps en Espagne. Avec un poète de sa trempe, dit M. Morel-Fatio (1), il est bon de prendre des précautions. Calderón, en effet, qui trahit partout la même ignorance que la plupart de ses compatriotes en matière d'histoire moderne et de géographie, avait retenu de ses années d'étude tout ce qu'une lettré de son époque pouvait savoir en fait d'histoire ecclésiastique, de théologie, de philosophie scolastique et même de jurisprudence ; il a même dû compléter sur plus d'un point, dans le cours de sa carrière, le fonds d'érudition qu'il avait rapporté de Salamanque et du Colegio Imperial de la Compagnie de Jésus. Calderón était donc fort capable de se livrer à une étude approfondie des sujets de ses drames, de choisir entre les diverses versions d'un récit celle qui lui paraissait convenir le mieux à une action dramatique, et de composer un ensemble à l'aide de fragments recueillis en divers lieux. Il serait donc imprudent et peu critique d'admettre de prime abord une source unique pour telle ou telle de ses oeuvres, et d'attribuer à son imagination des détails qui ne se trouvent pas dans l'ouvrage qu'on suppose être son seul original. Nous verrons tout à l'heure comment Calderón a réuni les divers éléments du Mágico ; mais auparavant il ne sera pas inutile de

 

1. Morel-Fatio, op. cit., p. XXIX

 

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rappeler quels sont les textes qui nous ont conservé la mémoire de saint Cyprien d'Antioche.

Cette légende est une de celles qui attirent le plus constamment de nos jours l'attention des érudits qui en rencontrent des versions dans un certain nombre d'idiomes orientaux (1). Nous n'avons pas à nous occuper ici de ce côté de la question, mais seulement des sources de la légende au point de vue de l'influence qu'elles ont pu exercer sur la composition du Mágico.

De très bonne heure une confusion s'est établie entre Cyprien de Carthage et Cyprien d'Antioche. Cette confusion apparaît déjà dans une homélie de saint Grégoire de Nazianze (2) ; elle a peu d'importance à nos yeux, parce que Calderón ne savait pas assez de grec pour la lire dans son texte et que nous ignorons s'il a possédé une traduction manuscrite latine ou espagnole. Au contraire, il a pu avoir entre les mains deux relations de l'histoire de Cyprien d'où dérivent toutes les compositions du Moyen-Age (3). La première relation, d'origine grecque, mais répandue en Occident par une traduction latine, comprend trois textes : une Confessio seu Paenitentia Cypriani, inscrite parmi les apocryphes dans le décret dit de Gélase ; — une Conversio S. Justine uirginis et S. Cypriani episcopi ; — une relation du martyre des deux saints. La seconde relation a été rédigée au Xe siècle par Siméon Métaphraste,

 

1. Voir le Bulletin des publications récentes, dans les Analecta bollandiana.

2. Patr. Graec., t. XXXV, col. 1167-1194.

3. Cyprien n'a pas inspiré que Calderón et Goethe ; dès le Ve siècle, l'impératrice Eudoxie lui consacrait un poème héroïque en trois chants, dont un sommaire nous a été conservé par Photius dans sa Bibliotheca.

 

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mais ce n'est qu'au XVIe qu'elle a été répandue en Occident par la traduction de Lipomanus, en 1558 (1). L'ouvrage du Métaphraste pourrait avoir été composé à l'aide des sources grecques que nous avons énumérées, mais à condition de réserver quelques remaniements de ces sources postérieurs à leur consultation par Siméon. En tous cas, les traductions latines faites au Moyen-Age de ces trois textes, qui, à leur tour, ont servi d'originaux à Vincent de Beauvais, à la Legenda aurea et aux autres hagiographes jusqu'au XVIe siècle, sont indépendantes de Siméon.

« Calderón a-t-il eu recours aux deux relations à la fois? s'est-il contenté de la seconde? se demande M. Morel-Fatio que nous allons citer désormais, ne pouvant mieux faire (2). Valentin Schmidt, dans son excellent commentaire (3), sans avoir fait de la question une étude minutieuse, a cru pouvoir dire que « la source directe de Calderón doit être probablement Surins... ou une traduction espagnole de cette version ». Après avoir constaté qu'en effet la traduction latine de Siméon Métaphraste est la source principale du Mágico, je me suis mis en quête de versions espagnoles de la vie de saint Cyprien, espérant trouver dans l'une d'elles la source immédiate de Calderón et expliquer ainsi certaines divergences du drame espagnol avec le texte traditionnel de Lipomanus. Malheureusement nos recherches ont été vaines. Ni Alfonso de Villegas (4), ni

 

1. Patr. Gr., t. CXV, col. 847-882.

2. Op. cit.

3. Fr. W. Val. Schmidt, Die Schauspiele Calderon's dargesstellt und erläutert, in-8°. Elberfeld, 1857.

4. Flos sanctorum. Historia de la vida y hechos de Jesu Cristo y de todos los santos de que reza la Iglesia catdlica, 5 vol. in-fol., 1593-1594. Le 3e contient les vies de saints.

 

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Pedro de Ribadeneira (1), qui sont les hagiographes espagnols les plus connus (je parle de ceux qui n'ont pas traité seulement des saints nationaux), n'ont compris la vie de notre saint dans leurs recueils. Peut-être qu'un érudit saura trouver une version en langue vulgaire plus rapprochée de notre drame que le texte latin de Lipomanus. Pour le moment, je me contenterai de regarder cette dernière version comme l'original principal et direct du Mágico ; et en examinant les modifications les plus importantes que Calderón a apportées à la légende, j'essaierai de distinguer ce qui doit être attribué à sa propre imagination et au désir de rendre le sujet de la pièce accessible au public ordinaire des comedias, de ce qu'on peut expliquer par un simple développement du sens de certains passages de la traduction de Lipomanus, ou par des emprunts à une version dérivée des trois textes latins, la Legenda aurea.

« Cette distinction, continue le très distingué hispanisant que nous ne pouvons abréger, cette distinction est facile à opérer en ce qui touche le personnage principal, Cyprien. Pour faire du magus de la Confessio, — charlatan de bas étage qui court de ville en ville pour débiter les recettes de son ars magica, — un philosophe à l'esprit élevé, qui ne voit dans la science qu'un moyen de parvenir à la vérité, et ne fait appel à la magie qu'en désespoir de cause et entraîné par une passion qui voile son intelligence, Calderón n'a eu qu'à interpréter librement quelques passages de Lipomanus. Voici en effet comment le texte latin nous présente le futur martyr :

 

1. Flos sanctorum ô libro de las vidas de los santos, 2 vol. in-fol. Madrid, 1609-1610.

 

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« Cyprien habitait Antioche sous le règne de Décius    ses parents étaient riches et de bonne souche; il s'adonnait à la philosophie et à la magie. Comme il s'y était appliqué dès sa jeunesse, il y arriva à la perfection, grâce à l'obstination et à la pénétration qu'il y apportait... il voulut rendre Antioche témoin de sa science et de ses connaissances magiques, espérant peut-être y apprendre quelque chose de plus que ce qu'il avait jamais su » (1) . On voit qu'ici déjà la première qualification donnée à Cyprien est celle de philosophe, l’ars magica ne vient qu'après. Il eût été difficile, du reste, à Calderón de transporter sur la scène un type de magicien conforme aux données de la Confessio. Les sciences occultes ont joué un rôle peu important dans la civilisation espagnole, à l'époque de notre poète et même assez longtemps auparavant (2); une telle figure eût inspiré peu d'intérêt aux amateurs de comedias.

« Ce qui est bien du fait de Calderón, c'est d'avoir transformé le héros de la légende chrétienne en un Espagnol du XVIIe siècle. Cyprien dans la Comedia est un

 

1. Cyprianus quidem versabatur Antiochiae quo tempore Imperii sceptra tenebat Decius... parentes auteur genere clari et divites ; dabat vero operam philosophiae et arte magicae. Cum in eas ab ineunte aetate studium posuisset, ad summum pervenit utriusque, cum simul et diligentiam et acutissimum attulisset ingenium... insignem quoque Antiochiam voluit habere testem suae sapientiae, et in magicis rebus eruditionis forsan fore quoque expectans, ut ibi aliquid disceret, quod non ad hoc usque tempus didicerat.

2. Ainsi les pratiques des magiciens et des sorciers espagnols rapportées par Pedro Ciruelo, dans sa Reprobacion de las superstitions y hechizerias éd. de 1541), paraissent bien anodines en comparaison de ce qui se faisait en Allemagne et en France à la même époque, Les procès de sorcellerie furent aussi moins fréquents en Espagne que dans les deux pays du Nord. Voy. quelques indications à ce sujet dans M. Menendez y Pelayo, Polemicas, indicaciones y projectos sobre la ciencia española. Madrid, 1876, p. 261.

 

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philosophe qui a étudié à Salamanque; rien qu'à ses allures et à sa manière d'argumenter, on sent un étudiant qui vient de gagner ses grades à la grande Université. En public, nous le voyons toujours, selon la coutume de Salamanque (1), accompagné de ses famuli. Ces deux graciosos, Moscon et Clarin, ont aussi des prétentions érudites ; tout en servant leur maître, ils ont attrapé quelques bribes des disputes universitaires et, comme nous l'apprend un passage du manuscrit supprimé dans les éditions, ils ne manquent pas de faire ostentation de leur savoir, quand l'occasion s'en présente.

« La conception du démon est naturellement nouvelle. Dans tous les textes de la légende, nous n'avons affaire qu'à de médiocres émanations de l'esprit du mal, qui succombent piteusement devant les signes de croix de Justine. Le diable de Calderón a une beaucoup meilleure tenue. Sans doute il ne peut rien tenter sans la permission expresse de Dieu :

 

......vengo

De la licencia á usar que de Dios tengo ;

Que aunque no tengo yo ley ni obediencia,

Nada puedo yntentar sin su licencia.

 

« Mais Dieu lui a laissé pour longtemps une liberté complète ; il lui est permis de séduire à sa guise Cyprien et Justine, qui ne trouveront d'autre résistance à lui opposer que le libre arbitre. Calderón partageait assez naturellement, sur la grande question de la grâce et du libre arbitre, la doctrine des précepteurs de sa jeunesse. Sorti du

 

1. Cf. Melchior de la Cerda, S. J., Apparatus latini sermonis, dans A. Schott, Hispana Bibliotheca seu de academiis ac bibliothecis, in-4°, Francofurti, 1608, p. 32 sq.

 

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Cotegio Imperial, le plus important institut de la Société de Jésus en Espagne, il a toujours conservé une estime particulière pour la théologie des Révérends Pères, — qui étaient alors les représentants les plus éminents de la doctrine du libre arbitre contre l'école de saint Thomas et les protestants (1) — et n'a jamais manqué l'occasion de payer un tribut de reconnaissance aux grands hommes de l'ordre qui l'avait élevé En préconisant cette doctrine, Calderón mettait aux mains de ses héros une arme [très] noble pour triompher du démon (2). Il n'est même pas question ici du signe de croix, et ce n'est que par une longue et subtile argumentation que Cyprien force le démon à s'avouer vaincu et à reconnaître la toute-puissance du Dieu des chrétiens.

« Les deux personnages Floro et Lelio représentent le seul Aglaïdas de la légende, mais le genre de rapports que ces deux jeunes gens ont avec Cyprien diffère absolument de ceux qui unissaient Aglaïdas avec le magus, simple entremetteur. Calderón a anobli tout cela., Floro et Lelio sont à l'origine les seuls prétendants à l'amour de Justine, et Cyprien, qui interrompt leur duel, ne devient un rival qu'après une entrevue avec Justine, où, tout en plaidant la cause de ses amis, il succombe à la tentation préparée par le démon. La version de Lipomanus ne fait aucune allusion à l'amour de Cyprien pour Justine. Calderón a-t-il pris ce détail ailleurs ? Il est à remarquer que cet amour fait partie intégrante de la légende primitive, puisque Grégoire de Nazianze le mentionne

 

1. Cf. J. Huber, Der Jesuiten-Orden nach seiner Verfassung und Doctrin. Wirksamkeit und Geschichte, in-8°, Berlin, 1873, p. 277 sq.

2. Je ne rappellerai ici que le rôle de Loyola dans El gran principe de Fez.

 

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expressément et que la Confessio l'indique en ces termes : «… Aglaïdas n'était pas seul amoureux de la jeune fille, je l'étais moi aussi ». La Legenda aurea, au lieu de présenter l'amour de Cyprien comme un résultat de la confusion d'Aglaïdas, défigure ridiculement, selon sa coutume, le texte ancien : « Cyprien rempli d'amour pour Justine s'appliqua à la magie afin que soit lui, soit un certain Aglaïdas qui n'était pas moins amoureux, arrivassent à leurs fins ». Il y a lieu de supposer que Calderón a emprunté directement ou indirectement cette donnée importante à l'un des deux textes que nous venons de citer. Les péripéties de cet amour sont tout à fait traitées à l'espagnole, et la théorie de l'honor avec tout l'attirail des celos, des desvelos et des desengaños, est développée ici comme dans n'importe quelle comedia de D. Diego y D. Juan.

« Moscon et Clarin, les deux graciosos, servent seulement à interrompre de temps à autre les monologues un peu longs de Cyprien et à représenter avec Livia, soubrette de Justine, la contre-partie comique des scènes sérieuses du drame. Ces personnages secondaires sont en dehors de l'action; ils ne contribuent en rien à l'intrigue ou au dénouement, ils n'apparaissent que pour divertir un peu le spectateur, que bien des scènes de l'action principale, surtout les argumentations de Cyprien et du démon, pourraient lasser outre mesure.

« La création la plus importante de Calderón est le personnage de Lisandro. Ce personnage, il est vrai, n'a pas été créé de toutes pièces, on en trouve le germe dans le texte latin. C'est le diacre Praylius qui attire Justine à la foi chrétienne, et, par elle, son père et sa mère. Mais le poète n'a obéi qu'à sa fantaisie en introduisant les

 

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circonstances mystérieuses de la naissance de Justine et la mort tragique de sa mère. Peut-être en privant ainsi Justine de la surveillance d'une mère, en lui donnant pour unique protecteur un homme âgé, poursuivi par des créanciers, suspect de christianisme et toujours absent de chez lui, a-t-il cherché à rendre plus vraisemblables les allées et venues continuelles des trois prétendants et le scandale qui doit éclater dans cette maison abandonnée à une jeune fille et à sa suivante.

« C'est au second acte que Calderón commence à se montrer original dans le développement des données du texte primitif. Le dialogue entre Cyprien et Justine où celle-ci trahit son amour naissant pour le philosophe qui vient de jeter son manteau, l'examen de conscience auquel se livre Cyprien et dont il sort décidé à vouer son âme au démon pour posséder Justine, la scène magique de la tempête, le scandale suscité dans la maison de Jus tine par la rencontre de Lelio et Floro, tout cela nous montre que l'artiste s'est enfin complètement assimilé les éléments informes de la narration et qu'il a su en tirer une action dramatique. Il y a peu de choses à relever dans les détails de ces tableaux. On remarquera que Cyprien signe avec son sang le pacte qu'il conclut avec le démon : c'est là un anachronisme, mais d'autant plus pardonnable que nous en devons la découverte à l'érudition de nos jours. Il n'y a pas d'exemple de ces signatures sanglantes avant le milieu environ du XIIIe siècle.

« Une des scènes capitales du troisième acte mérite plus d'attention. Le démon, incapable de forcer le libre arbitre de Justine et tenu par son pacte avec Cyprien de lui amener la femme qu'il adore, se tire de cette impasse par un tour de magie. Il présente à Cyprien une forme

 

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humaine couverte d'un manteau, qui semble pleine de vie,. mais qui en réalité n'est qu'un affreux squelette animé par l'esprit du mal, et dont la découverte enlève à Cyprien ses dernières illusions et précipite le dénouement. Le texte de Lipomanus ne fait pas mention de ce subterfuge du démon. La Confessio en parle, mais ici c'est Aglaïdas qui en est la victime. La Legenda aurea remplace Aglaïdas par Cyprien et précise les détails. C'est plus qu'il n'en faut pour expliquer la scène de notre drame.

« Dans la dernière discussion entre Cyprien et le démon, à la fin de laquelle Cyprien oblige son maître à avouer que le protecteur de Justine est le Dieu des chrétiens, Calderón semble s'être plutôt souvenu de la version de la Confessio représentée par la Legenda aurea ; mais le pacte conclu entre eux rendait naturellement inutile le serment que le démon, dans ce dernier texte, exige de Cyprien pour lui révéler le terrible secret. Calderón ensuite a mieux respecté les vraisemblances en faisant invoquer à Cyprien le seul vrai Dieu, au lieu de le placer, comme dans les textes latins, sous la protection du crucifix, dont le philosophe païen n'était point encore en mesure d'apprécier l'efficacité.

« Le dénouement n'offre rien de particulier ; il est conforme à la source principale, mais compliqué en outre par les conséquences des innovations du poète, qui aboutissent d'une part à la réconciliation des personnages secondaires, de l'autre à cet amour dans la mort que Justine laissait entrevoir comme la seule concession qu'elle pouvait faire à l'amour de Cyprien. »

Sur le côté matériel de la représentation de Mágico, nous trouvons dans le texte même du drame des renseignements

 

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assez précis. Le théâtre est établi sur une place de la ville, il se compose d'un tréteau (tablado) auquel servent d'appendices des chars (carros), c'est-à-dire des planchers fixés sur des roues, lesquelles sont dissimulées par des tentures. Le carro, ce complément indispensable du tablado, constituait, avant l'époque de Calderón, l'unique scène des compagnies de comédiens ambulants dans les villages ou les petites villes qui ne pouvaient se donner le luxe d'un tablado. Plus tard, et dans les grandes villes, on employa jusqu'à trois et quatre chars, qui venaient se ranger de trois côtés du tablado, laissant libre le côté du public. On les munissait parfois d'un étage, et des tentures qui s'enlevaient à volonté les assimilaient à la scène principale ou en faisaient des appartements distincts du tablado.

Le premier char mentionné dans notre pièce est peint de flammes et tiré par deux dragons : il est monté par le démon seul, qui le quitte bientôt pour sauter sur le tablado. « Le char s'en va », indique alors Calderón. Le second char représente un bateau qu'occupent encore le démon et ses acolytes ; de ce char le démon s'élance sur le tablado en tenant dans ses bras la planche à laquelle il doit son salut; puis le char s'en va. Le troisième char enfin est la montagne que le démon fait manoeuvrer, à la grande stupéfaction de Cyprien, et qui s'entr'ouvre même pour lui laisser voir Justine endormie. Quant au tablado, il doit être assez grand pour admettre plusieurs appartements et même un étage, car nous voyons au premier acte le démon descendre d'un balcon au moyen d'une échelle. La représentation de l'échafaud avec les cadavres de Cyprien et de Justine, et au-dessus d'eux le démon monté sur un dragon, nécessitait aussi une construction

 

LIV

 

en hauteur sur la scène principale. Ensuite le tablado doit être muni d'une trappe (escotillon); c'est par là que disparaissent le démon au premier acte et le squelette au troisième. L'indication scénique relative à ce dernier coup de théâtre est moins compliquée dans la première rédaction de Calderón que dans le texte imprimé. Calderón, dans le manuscrit, rappelle simplement de «placer le squelette sur la trappe par laquelle le démon disparaît dans la première journée »; au contraire, les éditions qui s'adressent à des compagnies mieux montées que celle de Yepes, donnent les instructions suivantes : « le squelette doit, ou s'évanouir dans l'air, ou disparaître (par la trappe), comme on voudra, pourvu que cela se fasse rapidement; pourtant il serait préférable qu'il fût emporté par le vent ». On voit tout de suite qu'une telle ascension dans les airs nécessitait une tramoga, que ne pouvait guère fournir le théâtre improvisé d'une ville comme Yepes.

Résumons (1) l'idée fondamentale de l'oeuvre.

« L'homme dans tout culte non chrétien ne rencontre que des contradictions, et la découverte de ces contradictions le précipite dans un état d'égarement et d'anéantissement où il devient le jouet des désirs, puis des péchés. Mais au pouvoir du démon il y a une limite qui n'est autre que le libre arbitre protégé par la grâce divine. Constater cette sauvegarde et s'en munir, c'est déjà faire usage de ce libre arbitre qui produira bientôt la conversion complète dans l'amour de Dieu. Enfin, lorsque l'homme est arrivé assez avant dans sa régénération

 

1. K. Immermann, Memorabilien, in-8°, Hamburg, 1843, p. 231.

 

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intérieure, il se trouve en état d'obtenir son salut par un appel à la miséricorde divine. Cette idée fondamentale ressort de l'action de la façon la plus nette et la plus simple. A ce point de vue et considéré comme oeuvre dramatique proprement dite, le Mágico est bien supérieur au Faust, où les idées qui appartiennent au monde métaphysique se présentent souvent sous la forme de propositions générales, de considérations, de discussions philosophiques et de prédications. D'autre part, la supériorité de Faust peut très bien venir de ce qu'il est le produit d'une inspiration plus profonde et plus individuelle; il est même possible que le manque d'unité dramatique soit le résultat de cette conception supérieure. »

 

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III — POLYEUCTE. — SAINT GENEST.

 

Le théâtre espagnol a exercé sur la tragédie française une influence qu'il suffira de rappeler d'un mot (1). Le Cid, qui donna le branle au genre dramatique en France, s'inspirait d'un drame espagnol, joué à Valence en 1618, las Mocedades del Cid de Guillen de Castro . Le Menteur et la Suite du Menteur étaient tirés d'une comédie d'Alarcon : la Verdad sospechosa, et d'une comédie de Lope de Vega : Amar sin saber a quien. Don Sanche d'Aragon est tout espagnol et Héraclius pourrait procéder de la Rueda de la Fortuna de Mira de Amescua. Si le maître en est là, que sera-ce des disciples ? Le seul dont nous nous occuperons, Rotrou, s'approvisionne à pleines mains dans les autos espagnols. Saint Genest est tiré de Lope de Vega : Lo fingido verdadero, et du P. L. Cellot, jésuite: Sanctus Adrianus martyr. Chosroès procède du même P. Cellot

 

1. A. Morel-Fatio, Comment la France a connu et compris l'Espagne depuis le Moyen-Age jusqu'à nos jours, dans Etudes sur l'Espagne, in-8°, Paris, 1888, t. I ; F. Brunetière, L'influence de l'Espagne dans la littérature française, dans la Revue des Deux Mondes, 1er mars 1898 ; G. Lanson, Etudes sur les rapports de la littérature française et de la littérature espagnole au XVIIe siècle, dans la Revue d'hist. litt. de la France, janv -juill. 1896. Cf. E. Baret, De l'Amadis de Gaule et de son influence, in-8°, Paris, 1873 ; Brunetière, Manuel de la littérature française, in-12, Paris, 1898, p. 143-145 ; Wilmos Huszár, P. Corneille et le théâtre espagnol, in-8°, Paris. 1903.

 

LVII

 

et Venceslas d'une pièce de Rojas, No hay ser padre siendo rey, enfin Don Bernard de Cabrère et Laure persécutée, qui contient un des plus beaux développements d'exaltation sentimentale qu'il y ait au théâtre, sont tirés tous deux de Lope (1). Malgré ces rapports constants entre le théâtre espagnol et la scène française, le drame de Calderón dont nous avons longuement parlé ne paraît avoir inspiré directement aucun ouvrage français au XVIIe siècle. Cependant il n'en est pas moins nécessaire de se rappeler les relations étroites qui ont fait que nulle littérature, pas même l'italienne, n'a plus souvent et plus profondément agi sur la- nôtre, ne s'y est mêlée plus intimement que la littérature espagnole. Deux fois au moins l'influence espagnole a modifié pour un temps la direction de la littérature française : vers le milieu du XVIe siècle avec ses Amadis, et vers le milieu du XVIIe par l'intermédiaire des deux Corneille et de Scarron (2).

 

1. On pourrait poursuivre l'énumération, mais ce n'est pas cela qu'on attend ici. Les tragiques de ce temps ont une tendance à travailler sur des sujets déjà traités. Voyez, par exemple, les quatre Sophonisbe (de Trissius, 1515 ; Mellin de Saint-Gelais, 1559 ; Claude Hermel, 1593 ; Moncrestien, 1596). Rotrou est un des imitateurs les plus constants du théâtre espagnol. Depuis l'ouvrage très démodé de Puybusque, Histoire comparée des littératures française et espagnole, Paris,1842, et

l'Essai sur les oeuvres dramatiques de Rotrou, Paris, 1858, par Jarryla question a été reprise et mise au point par A.-L. Stiefel, Ueber

die Chronologie von Jean de Rotrou's dramatischen Werken, dans Zeitschrift für franzosischen Sprache und Literatur, 1894, t. XVI, p. 1-49 ; le même, Jean Rotrou's « Cosroès » und seine Quellen, dans la même revue, 1901, t. XXIII, p. 69-188 (procède de Lope de Vega) Le même, Unbekannte italienische Quellen J. de Rotrou's, Oppeln, 1891, in-8° ; Vianey, Deux sources inconnues de Rotrou, in-8°, Dôle, 1891 ; Steffens, Jean de Rotrou als Nachahmer Lope de Vega's, in-8°, Oppeln, 1891.

2. R. Peters, Paul Scarron's « Jodelet duelliste » und seine spanische Quellen, in-8°, Erlangen, 1893.

 

LVIII

 

Rodrigue, Arnolphe de l'Ecole des femmes, Tartuffe lui-même et, au siècle suivant, Gil Blas et Figaro, enfin, de nos jours, Hernani, Ruy Blas, la Périchole, Carmen, nous sont venus plus ou moins directement d'Espagne (1). Polyeucte et saint Genest en viennent aussi, quoique, Polyeucte surtout, après un plus long détour. Un critique a avancé qu'en traitant dans Polyeucte un sujet « chrétien », Corneille avait renoué la tradition des anciens « mystères ». Voilà une explication dont on devra s'occuper le jour où il sera prouvé que Corneille a jamais soupçonné l'existence des « mystères ». Corneille était bien moins chartiste qu'on l'a voulu faire. Il lui suffisait des exemples de ses prédécesseurs de qui il avait appris à s'inspirer — comme Garnier dans ses Juives et Baro dans son Saint Eustache (2) — de la Bible ou des « Actes des martyrs ». A défaut de ces exemples, il était dans le cas de s'adresser aux Espagnols, à Calderón que l'on commençait à connaître en France, et à Lope de Vega, qui lui eussent appris, — s'ils ne l'ont vraiment fait — de quelle manière brillante dans leurs autos sacramentales, ils avaient concilié, ouvrant la voie à Polyeucte, le roman et la religion (3). Rotrou, nous l’avons dit, s'adressera sans vergogne aux Espagnols, et son Saint Genest sera moins imité du Polyeucte de Corneille

 

1. Le Diable boiteux est tiré de Luis Verez de Guevara, et le Don Juan de Molière est emprunté à Terso de Molina.

2 Mentionnons encore la Sainte Agnès de Puget de la Serre, le Martyre de saint Eustache de Desfontaines (1645).

3. Pour les origines de Polyeucte, cf B. Aubé. Polyeucte dans l'histoire. Etude sur le martyre de Polyeucte d'après des documents inédits, in-8°, Paris, 1889. P Allard. Polyeucte dans la Poésie et dans l'Histoire, dans le Contemporain, juin 1883.

 

LIX

 

que du Fingido verdadero de Lope de Vega (1) . C'est Polyeucte et Saint Genest que nous allons maintenant étudier (2).

Le jour où Corneille lut Polyeucte à l'hôtel Rambouillet, « Voiture le vint trouver, et prit des tours fort délicats pour lui dire que Polyeucte n'avait pas réussi comme il pensait ; que surtout le christianisme avait infiniment déplu (3). » Le plaisant de la chose, c'est que l'évêque de Grasse, Godeau, avait, plus que personne, influé sur ce jugement. Et cela n'a rien qui doive surprendre. Corneille s'était brusquement jeté hors de voie ; on ne le suivait plus, du moment qu'il s'écartait des modes romanesques et sentimentales, et on pensait bien faire de rappeler à soi l'imprudent. Sainte-Beuve a jugé qu'il « ne serait pas malaisé de soutenir cette thèse : Corneille est de Port-Royal par Polyeucte », et bien que l'évidence ne soit pas acquise, la vraisemblance demeure et tient bon à l'examen (4). Mais ce n'est pas par ce biais et sous cette perspective que nous devons examiner Polyeucte.

 

1. Cette imitation a été scientifiquement démontrée dans le remarquable livre de M. Léonce Person, Histoire du véritable Saint Genest, in-8°, Paris, 1882, p. 5-11, 25-79, offrant la comparaison entre la pièce de Rotrou et celle de Lope de Vega. Rapprocher, si l'on veut, L'illustre comédien ou le martyre de saint Genest de Desfontaines (1645).

2. Ces deux tragédies se suivirent à peu de distance. Celle de Rotrou est de 1646, mais la date de celle de Corneille demeure contestée. M. Brunetière hésite entre 1641 (Manuel, p. 129) et 1642 ou 1643 (Etudes critiques, t. VI, p. 115) ; M. Lanson adopte 1643 (Hist. de la litt., p. 422), et cette date nous paraît plus soutenable à cause de l'influence des idées sur la grâce, quoique cette influence ait été vivement contestée. Cf. J. Levallois, Corneille inconnu, dans le Correspondant, 10 juill. 1875, p. 127-130.

3. L'anecdote est de Fontenelle.

4. M. G. Longhaye, Hist. de la littér. franç. au XVIIe siècle, 1895, t. II, p. 15, note 1, n'en veut rien croire, et c'est son droit ; mais on se demande par quelle émulation fâcheuse de venimeux Rapin il éprouve le besoin de désigner encore Port-Royal par ce mot « la cabale ». Prenez-y garde, la cabale avait mis en circulation quelques épithètes bien piquantes pour la « Compagnie ». Souhaiteriez-vous qu'on les fît revivre ? Soyez donc respectueux, c'est d'un bon exemple quand on est voué à l'éducation, c'est parfois même une bonne précaution.

 

LX

 

Ce qui fait la durable beauté de Polyeucte, c'est sa perfection, et sa perfection consiste à être une tragédie tragique. Elle remplit le dessein, satisfait au genre ; elle est tout ce qu'elle doit être, et son grand mérite consiste à n'être pas autre chose et à n'être ni plus, ni moins, ni autrement. « Tout le monde connaît, a su et sait par coeur Polyeucte », et nous n'avons pas à l'analyser ici. Polyeucte nous intéresse par la conception poétique d'une situation qui entraîne logiquement le martyre. Le martyr Polyeucte est devenu à tel point le héros de la tragédie que Pauline et Sévère semblent y perdre quelque chose, et Néarque n'a plus qu'un rang presque effacé. Cependant Polyeucte, à l'ouverture de la tragédie, n'est pas chrétien encore ; il veut l'être, il ne se presse pas, et cette tiédeur n'a rien qui prévienne en sa faveur. Néarque, au contraire, est chrétien depuis longtemps et s'efforce d'aviver la bonne volonté de Polyeucte ; c'est donc vers lui que se tournera la sympathie. Il n'en est rien. Néarque est un chrétien solide qui marche sa vie, tandis que Polyeucte la court, et les hommes se vengeront toujours des esprits modérés, en admirant sans réserve et sans partage les esprits exaltés. Néarque a du fond et point de brillant. Polyeucte a l'élan et l'éclat, et c'est lui qui sera le héros de la tragédie. Mais Corneille a montré un sens instinctif admirable de cette

 

LXI

 

primitive société chrétienne qu'il voulait dépeindre. Polyeucte est une exception ; cet impulsif est une singularité dans le christianisme qui se défie de ses pareils et les traite assez mal (1). Le martyre est un triomphe, mais c'est en même temps une épreuve ; il ne faut ni provoquer le triomphe ni braver l'épreuve, car l'esprit est prompt à s'exalter et la chair faible à endurer. Aussi Néarque représente le chrétien typique, raisonnable et modéré, mais généreux et logique. Pour celui-ci, la vie est une ligne droite sur laquelle il faut s'avancer sans s'arrêter jamais, mais sans courir quand le devoir ne le commande pas et qu'on n'est pas sûr de pouvoir soutenir le premier élan jusqu'au bout. En son for, Néarque trouve Polyeucte séduisant, mais peu sûr. Ces atermoiements quand il s'agit du baptême, cet enthousiasme dès qu'il est question du martyre, le rassurent assez peu. Il trouve que dans tout cela le sentiment influe trop sur la conduite de la vie. Comparez la scène qui ouvre la tragédie et la scène sixième du second acte, vous apercevrez ces aspects du jugement de Néarque sur Polyeucte qui s'y montre homme de sentiment et de passion, nature plus spontanée que réfléchie ; quand son ami veut le conduire au baptême, il hésite, craint de contrister Pauline, avoue que « sur ses pareils un bel oeil est bien fort » ; il faut que Néarque lui fasse en quelque sorte violence pour le conduire à l'église. Au contraire, quand l'eau du baptême a coulé sur son front, il ne se possède plus, son amour disparaît, les yeux de Pauline ont perdu pour lui « leurs grâces coutumières », il ne songe plus qu'à son Dieu,

 

1. E. Le Blant, Polyeucte et le zèle téméraire, dans les Mém. de l'Acad. des inscr., 1876, t. XXVIII, 2e part.

 

LXII

 

et, gourmandant la froideur de son ami, à son tour il entraîne comme de force vers le temple pour y briser les dieux celui qui tout à l'heure avait dû l'entraîner lui-même à l'église. Néarque cède, mais à regret ; on sent que pour ce sage chrétien, comme pour l'Église de Rome, dont il représente ici l'esprit modéré et l'exacte discipline, l’homme qui s'offre lui-même au martyre commet une généreuse imprudence, l'homme qui brise les idoles commet un acte qui serait répréhensible, si la pureté du motif ne l'excusait  (1). Polyeucte personnifie l'exception, Néarque la règle : Corneille fait ressortir ce contraste avec une simplicité d'exécution et une profondeur d'intuition historique vraiment admirables (2).

Ces deux premiers actes s'attachent à mettre en évidence ce qu'il y a d'incomplet ou, si l'on veut, d'inachevé dans le caractère de Polyeucte. Mais une fois baptisé, une lois investi au dedans de cette grâce triomphante, — la même qui transfigure la mère Angélique Arnaud dans la Journée du Guichet et qui transformera Pascal au sermon de M. Singlin, — Polyeucte prend sa revanche du retard et devance tout le monde, enlève Néarque lui-même.

 

NÉARQUE

 

Fuyez donc leurs autels.

 

1. On sait que l'acte violent de Polyeucte choquait l'hôtel Rambouillet; mais ce qu'on sait moins, c'est que la censure théâtrale, sous le Consulat, s'opposa par prudence à ce que Polyeucte fût remis à la scène : elle craignait que la tragédie de Corneille ne donnât aux citoyens des leçons de fanatisme et d'intolérance religieuse. Sous l'Empire seulement l'interdiction fut levée. Cf. J. Félix, Polyeucte à Rouen et la Censure théâtrale sous le Consulat, dans Précis des travaux de l'Académie de Rouen, 1879, p. 317-346.

2. P. Allard, hist. des persécut., t. II, p. 514.

 

LXIII

 

POLYEUCTE

 

Je les veux renverser

Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.

 

Nous voici entrés, à proprement parler, dans la période d'exaltation qui mène à un acte d'emportement contre lequel l'éducation et le rang de Polyeucte semblent protester. Mais qui ne voit que cette frénésie, cette fureur. sacrée, n'est que la résultante physique de l'effort accompli pour arriver au baptême? La force accumulée se détend soudain, elle dépasse le but. La destruction des idoles est une excentricité qui, si elle n'était parfaitement en situation, pourrait être remplacée par toute autre, à condition qu'elle représentât une égale dépense de mouvement. Au reste, cet emportement ne dure pas et ne peut pas durer dès l'instant où, en se satisfaisant, il est tombé, Polyeucte revient à son juste équilibre, et c'est ici que véritablement la tragédie prend sa hauteur morale et sa grandeur tragique.

Le grand, le sublime de la pièce de Corneille éclate au quatrième acte, au moment où Polyeucte dans la prison attend Pauline et fait demander Sévère. Resté seul, et les gardes éloignés, il chante et prie, et cet hymne, imité ensuite par Rotrou dans Saint Genest, et qui avait ses précédents lyriques dans le théâtre espagnol et chez les Grecs, est comme le premier prélude, un jet éloquent des choeurs plus tard déployés d'Esther et d'Athalie.

 

Source délicieuse en misères féconde,

Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?

Honteux attachements de la chair et du monde,

Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés ?

Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre.

Toute votre félicité,

 

LXIV  

 

Sujette à l'instabilité,

En moins de rien tombe par terre,

Et, comme elle a l'éclat du verre,

Elle en a la fragilité.

 

Et en contraste :

 

Saintes douceurs du ciel, adorables idées,

Vous remplissez un coeur qui vous peut recevoir ;

De vos sacrés attraits les âmes possédées

Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.

Vous promettez beaucoup et donnez davantage,

Vos biens ne sont point inconstants,

Et l'heureux trépas que j'attends

Ne vous sert que d'un doux passage

Pour nous introduire au partage

Qui nous rend à jamais contents.

 

Ici se place la rencontre de Polyeucte et de Pauline, la scène qui marque le point culminant de tout ce qui a été écrit jamais sur l'amour chrétien dans sa plus frémissante sensibilité. Quelques-uns — on devait s'y attendre — ont accusé Polyeucte de froideur et de cruauté. C'est parce qu'ils n'ont rien entendu à la psychologie des héros cornéliens. La tragédie de Corneille nous déroute un peu lorsque, après nous avoir présenté un impulsif, il nous met soudain en face d' une nature qui semble différente à force d'être volontaire et intellectuelle. Est-ce le même homme au quatrième acte que celui que nous avons rencontré au second acte ? Eh oui, sans aucun doute. Car l'exalté, le fanatique qui brise les idoles est un passionné intellectuel qui voit sa passion, la raisonne, la transforme en idées, et ces idées en principes de conduite. Et qu'il s'agisse de servir Dieu ou d'aimer Pauline, Polyeucte se conduit d'après une règle unique : le désir du bien. C'est la pure théorie cartésienne. L'amour est le désir du bien, réglé sur la connaissance

 

LXV

 

du bien. Une idée de la raison, donc, va gouverner l'amour. Ce que l'on aime, on l'aime pour la perfection qu'on y voit, d'où on aimera plus ou moins, suivant le degré de perfection de ce que l'on aime.

Première conséquence : suppression de conflit du devoir et de l'amour ou, du moins, caractère particulier de ce conflit. Polyeucte et Pauline fondent leur amour légitime sur une connaissance véritable, ils n'y peuvent donc renoncer sans injustice. Aussi Polyeucte n'y renonce pas, mais il tente tout au monde pour élever jusqu'à la hauteur chrétienne de son amour la passion, profane encore, de Pauline. L'estime qu'ils se vouent réciproquement s'en trouve accrue et par conséquent leur amour. Ainsi les âmes s'unissent plus étroitement quand les actes s'opposent le plus ; grandis par l'effort, les amants sont plus dignes d'amour et en obtiennent plus, à mesure qu'ils y cèdent moins.

Deuxième conséquence : la raison s'éclairant peut changer l'amour. Si le bien qu'on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d'un bien supérieur, l'âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C'est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline, il ne s'en défend pas, mais il se défend des artifices qu'il redoute :

 

Madame, quel dessein vous fait me demander ?

Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ?

Cet effort généreux de votre amour parfaite

Vient-il à mon secours ? vient-il à ma défaite ?

Apportez-vous ici la haine, ou l'amitié,

Comme mon ennemie ou ma chère moitié ?

 

Après qu'il a compris le sens de la démarche de Pauline, il se sent assez fort pour lui résister et pour avouer l'amour qu'il lui conserve.

 

LXVI

 

Le déplorable état où je vous abandonne            ,

Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne,

Et, si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,

Je pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs.

Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,

Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,

S'il y daigne écouter un conjugal amour,

Sur votre aveuglement il répandra le jour.

 

Et c'est là cet amour plus parfait que Polyeucte substitue à son premier amour :

 

Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne ;

Elle a trop de vertu pour n'estre pas chrétienne.

 

Pauline qui n'entend rien à ces raffinements est plus humaine, plus frémissante dans sa chair et plus vibrante lorsqu'elle provoque, coûte que coûte, un aveu:

 

PAULINE

 

Quittez cette chimère, et m’aimez

 

POLYEUCTE

 

Je vous aime

Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

 

Ce nouveau terme de comparaison jette les dernières clartés sur la transformation de l'âme de Polyeucte. Lorsqu'il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui ; l'oeuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l'amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu'elle connaissait de meilleur ; elle l'aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l'amour de Sévère : l'amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte,

 

LXVII

 

d'où il s'élancera jusqu'à la souveraine perfection, jusqu'à Dieu. Tout ce mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l'amour (1).

Nous voilà bien loin de l'intelligence moderne que nous avons de l'amour. Celui qui a établi cette distance c'est Racine. L'amour cornélien est force, l'amour racinien est faiblesse, et il a suffi que Racine eût passé pour que, à une trentaine d'années de Polyeucte, on ne l'entendît plus. On lit chez Mme de Sévigné : « Madame la Dauphine disait l'autre jour, en admirant Pauline de Polyeucte : Eh lien ! voilà la plus honnête femme du monde qui n'aime point du tout son mari (2) ». Madame la Dauphine se trompait. Le rôle de Pauline est le grand rôle de la tragédie, et il y a plaisir à voir cette femme si simplement distinguée passer au christianisme, tellement elle est sympathique. Elle a, elle garde, même dans son impétuosité et son extraordinaire situation, le bon sens, la mesure, l'équilibre. C'est une femme du monde, belle, intelligente, aimable et par-dessus tout respectable. Avant de devenir l'épouse de Polyeucte, elle a aimé Sévère, mais d'une simple inclination ; malgré cette surprise de l'âme et des sens (comme elle l'appelle), elle a tourné court dès qu'il l'a fallu, dès que le devoir et son père l'ont commandé ; elle a rejeté d'elle l'idée de ce parfait amant, et a pu être à Polyeucte sans infidélité secrète du coeur, sans souffrance ni flamme cachées. Sévère revient; Pauline le revoit et soupire tout bas, même tout haut ; mais elle n'aime pas moins

 

1. G. Lanson, Hist. de la Litt. franç., p. 430.

2. Lettre du 28 août 1680.

 

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Polyeucte, toute son inquiétude n'est pas moins pour lui. A l'instant où Polyeucte, près de mourir, la voudra rendre à Sévère, le premier mot qu'elle trouvera sera un refus :

 

Brisons là, je crains de trop entendre.

…………

Sévère, connaissez-vous Pauline tout entière ?

Mon Polyeucte touche à son heure dernière.

…………

Sauvez ce malheureux, employez-vous pour luy.

………..

C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée,

Et dont l'amour peut-être encor vous peut toucher,

Doive à vostre grand coeur ce qu'elle a de plus cher.

 

Ainsi donc nul partage. Vivant ou mort, Polyeucte sera l'unique, et si Sévère s'emploie à le sauver, il n'obtiendra rien de plus que l'estime de Pauline :

 

Adieu, résolvez seul ce que vous voulez faire.

Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer,

Pour vous priser encor, je le veux ignorer.

 

Ce qui frappe, dit excellemment Sainte-Beuve, les antécédents étant donnés, c'est comme Pauline aime Polyeucte. La raison, qui l'a tirée de son inclination première pour Sévère, l'a conduite à l'affection conjugale vraiment épurée, puisqu'elle est exclusive à ce point. Au milieu de tout ce qui agite et de tout ce qui trouble l'âme et les sens, la raison règle et commande ce caractère si charmant, si solide et si sérieux de Pauline, une raison capable de tout le devoir dévoué, de tous les sacrifices intrépides, de toutes les délicatesses mélangées ; une raison qui, même dans les extrémités les plus rapides, lui conserve une sobriété parfaite d'expression, une belle simplicité d'attitude : tout par

 

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héroïsme, rien par entraînement. Rien d'égaré ni d'éperdu. C'est l'amour cornélien dans sa force.

Et voici qu'à la fin de la tragédie, après une résistance obstinée à l'appel adressé par Polyeucte à son « aveuglement », Pauline soudain devient chrétienne ;

 

Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ;

Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,

M'a dessillé les yeux et me les vient d'ouvrir.

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.

 

Les Passiones du Moyen-Age sont remplies de ces coups soudains, mais il ne faut pas s'y arrêter. Quelques documents tout à fait singés contiennent la même chose et on peut les en croire. Si des hommes qui avaient la tête assez bien faite, comme Tertullien, Justin et Arnobe, se sont laissés toucher et convaincre par la conviction des chrétiens, on n'a pas de raison de penser que les femmes, si déraisonnables qu'on les imagine, aient échappé à cette forte impression. Avec sa pétulance ordinaire, en pareil cas, surtout en pareil cas, la femme va plus vite que l'homme ; quand il raisonne elle sent, quand il marche ou qu'il court, elle bondit et elle vole :

 

Je vois, je sais, je crois.

 

C'est le mot célèbre de César, et c'est le même mouvement impétueux et irrésistible, mais dans l'âme chrétienne conquise et triomphante.

Un autre converti et martyr d'intention est Félix, père de Pauline. C'est un personnage vil et intéressé, un fonctionnaire semblable aux fonctionnaires de tous Ies temps, avec son fond de vilenie toujours en réserve suivant le cas. Il a jadis refusé sa fille à Sévère, personnage

 

LXX

 

insignifiant qu'il voit revenir au comble de la faveur. Il la lui offrirait volontiers maintenant pour se faire un protecteur de celui qu'il a éconduit jadis. En tous cas, il entend que Pauline use de son ancien crédit pour écarter toute velléité de malveillance chez Sévère :

 

Ménage en ma faveur l'amour qui le possède.

…..

Je ne le verrai point.

 

FÉLIX

 

Il le faut voir, ma fille,

Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

 

Nous voilà au coeur de la tragédie. L'intérêt de famille broyant l'individu qu'on lui immole. Ces sortes de sacrifices sont de tous les temps. L'égoïsme atroce d'un père ou d'une mère décidant d'une destinée n'est point une scène de comédie, mais un de ces drames perpétuellement renouvelés aux dépens des âmes bonnes et tendres (1). Si Félix pousse le calcul jusqu'à l'accident possible qui le débarrassera de son gendre, il ne fait que penser tout haut, mais il ne faut pas se hâter de l'appeler un monstre ; à ce compte, parmi ceux qui pensent tout bas, il y en aurait trop. Félix est du nombre de ces hommes comme on en rencontre par dizaines et à qui on serre la main. Ce n'est pas un assassin, dès l'abord du moins. S'il songe que

 

Polyeucte est ici l'appui de ma famille ;

Mais si, par son trépas, l'autre épousait ma fille,

J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis,

 

1. Qu'on se rappelle le Fantôme de M. Paul Bourget et Eugénie Grandet ; si du roman on passe à l'histoire, qu'on relise la description de la vie à Combourg dans les Mémoires d'Outre-Tombe.

 

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ce n'est pas sans se reprocher « ce penser indigne, bas et lâche ». Voilà notre homme en règle avec sa propre délicatesse. Il s'y reprendra à plusieurs fois avant de faire mourir son gendre, et la piété envers les dieux n'y aura point de part quand il le condamnera. Félix est un fonctionnaire. Il rencontre un homme qui tombe sous le coup de la loi et il le condamne, — fût-il son gendre, fût-il tout ce qu'on voudra, — parce que sa carrière à lui dans l'administration impériale dépend de l'exactitude avec laquelle il fait respecter la loi. Après cela, sceptique ou superstitieux, peu importe à sa conduite publique, et nul n'est en mesure, d’après ses actes de fonctionnaire, de pénétrer jusqu'à sa croyance ou son incroyance intime. Quand Félix se convertit, le miracle n'est pas qu'il se convertisse, mais, qu'étant fonctionnaire, il viole la loi. Il comprend du reste qu'être chrétien, pour lui, c'est être en révolte contre la loi, c'est briser sa carrière, et à ce prix il préfère être martyr. Quoi qu'il en soit, Félix reste peu sympathique et le coup de la grâce qui l'amène au christianisme charge la tragédie d'un épisode qui aurait pu être négligé. Corneille était lui-même un peu embarrassé de cette solution qu'il a adoptée pour déblayer une situation tendue. Félix se convertit après Pauline, dit-il, parce que ces conversions « servent à remettre le calme dans les esprits de Félix, de Sévère et de Pauline, que sans cela j'aurois eu bien de la peine à retirer du théâtre dans un état qui rendist la pièce complete (1)».

La véritable et directe continuation de Polyeucte au théâtre se fit par le Saint Genest de Rotrou. Le succès de Polyeucte, on le voit dans les Annales du Théâtre-Français

 

1. Corneille, Examen de Polyeucte.

 

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d'alors, excita une sorte de recrudescence de sujets religieux ; les La Serre, les Des Fontaines se mirent en frais de martyres ; les Sainte Catherine, les Saint Alexis moururent coup sur coup : on ne se souvient que de Saint Genest. Rotrou fortement ému de la pièce sublime de Corneille, et qui ne rougissait pas de paraître suivre en disciple celui qui, par un naïf renversement de rôle, le nommait son père, produisit, peu d'années après (1646), cette autre tragédie de la même famille exactement et qui ressuscite et clôt sur notre théâtre l'ancien genre des martyres. Saint Genest fait le second de Polyeucte ; et tous deux sont des rejetons imprévus, au seuil du théâtre classique, d'une culture longtemps florissante au Moyen-Age, mais depuis lors tout à fait tombée.

Entre Rotrou et Corneille la différence est que Rotrou avait presque du génie et que Corneille en avait tout de bon. Rotrou avait précédé Corneille au théâtre et s'y était égaré dans les extravagances tragi-comiques jusqu'au temps des premières oeuvres de son grand rival. Il était l'un des cinq auteurs de Richelieu qu'on nommait la « brigade du Cardinal », il pouvait fournir son maître d'esprit, car il n'en manquait pas et de bonne qualité.

Le sujet de la tragédie de Saint Genest, comédien païen représentant le mystère d'Adrien, est l'histoire d'un comédien touché de la grâce pendant qu'il tourne en ridicule les mystères chrétiens, confessant sa foi et mourant martyr. La donnée sort du cadre ordinaire et conventionnel des tragédies du temps (1). Tout le début de la tragédie ne

 

1. Le fait même est d'une historicité contestable. Cf. Les Martyrs, t. II, p. 428 sq ; B. von der Lage, Studien zur Genesius legende,in-8°, Berlin, 1898-1899.

 

LXXIII

 

nous intéresse pas et, aussi bien, n'intéresse plus personne. Il s'agit d'amener la cour impériale de Dioclétien à assister à une représentation de gala à l'occasion du mariage de Valérie, fille de l'empereur, avec Maximin, le pâtre devenu César. Genest est introduit et propose les services de sa troupe à l'empereur, qui accepte et fait choix dans le répertoire de certain martyre d'Adrien que Genest est en réputation de jouer à merveille. Cela prend un acte entier.

Le second acte commence par une scène de répétition de la comédie que Genest va représenter. Dans Hamlet et, tout près de nous, dans Cyrano de Bergerac, l'emploi des deux théâtres superposés, dont le premier sert de parterre au second, n'est qu'un épisode; ici, à partir de cet acte, c'est tout un drame intérieur qui s'emboîte dans l'autre, qui s'y enlace comme par jeu, et qui, de plus en plus gagnant, finit par tout prendre d'un revers et tout couronner. Genest (1) tient en main son rôle et cause avec le décorateur. Il y a là de très bons vers dans sa bouche, des conseils sur la peinture de décoration et les effets qu'elle produit, des vers très peu classiques toutefois, et dans lesquels Fénelon, La Bruyère ou Boileau, ces écrivains du pur Louis XIV, n'auraient pas manqué de voir du jargon, comme ils disaient ; le passage rappelle tout à fait des vers descriptifs de Molière sur le Val-de-Grâce, et, s'accordant aussi à la touche du vieux Regnier, répond singulièrement d'avance aux prédilections scéniques de V. Hugo.

Il est beau, dit Genest parlant du théâtre,

 

1. Je transcris l'analyse de Saint Genest par Sainta-Beuve, attitré de n'être blâmé par personne et approuvé de tous.

 

LXXIV

 

Il est beau : mais encore, avec peu de dépense,

Vous pouviez ajouter à sa magnificence,

N'y laisser rien d'aveugle, y mettre plus de jour,

Donner plus de hauteur aux travaux d'alentour,

En marbrer les dehors, en jasper les colonnes,

Enrichir leurs tympans, leurs cimes, leurs couronnes,

            ……

Et surtout en la toile où vous peignez vos Cieux

Faire un jour naturel au jugement des yeux ;

Au lieu que la couleur m'en semble un peu meurtrie.

 

 

Survient la comédienne Marcelle, tout impatientée, dit-elle, des galants qui l'assiègent et qui l'étourdissent ; sa loge en est remplie. Genest lui répond assez railleusement et paraît croire très peu à cette impatience, à ce dégoût de sa camarade pour les galants. Nous sommes dans les coulisses du temps de Corneille et de tous les temps ; nous retrouvons un coin de scène du Roman comique. Tout ce détail d'à propos devait rendre fort agréable à son moment la pièce de Rotrou.

Genest, resté seul, repasse et récite haut son rôle, le rôle d'Adrien devenu chrétien :

 

Il serait, Adrien, honteux d'être vaincu ;

Si ton Dieu veut ta mort, c'est déjà trop vécu ;

J'ai vu, Ciel, tu le sais par le nombre des âmes

Que j'osai t'envoyer par des chemins de flammes,

Dessus les grils ardents et dedans les taureaux

Chanter les condamnés et trembler les bourreaux.

 

Pendant qu'il récite, il sent déjà un effet avant-coureur, une influence par laquelle il lui semble qu'il feint moins Adrien qu'il ne le devient : il veut pourtant rentrer dans son rôle :

 

Il s'agit d'imiter et non de devenir ;

 

mais, au même moment, s'entend d'en haut âne voix mystique qui prélude :

 

LXXV

 

Poursuis, Genest, ton personnage,

Tu n'imiteras point en vain…         

 

 

Genest s'étonne, s'écrie ; mais le décorateur rentre et l'interrompt. Genest lui dit magnifiquement :

 

Allons, tu m'as distrait d'un rôle glorieux

Que je représentais devant la Cour des Cieux.

 

Les empereurs arrivent et la pièce commence.

Dans cette première atteinte et cette illumination de Genest, dans cette voix du Ciel qui parle distinctement et qu'entend le spectateur, l'éuvre de grâce est un peu crûment traduite et comme passée à l'état d'appareil dramatique : la machine se voit trop. Pourtant l'effet est produit ; il était essentiel que cette voix ou quelque chose de tel donnât signal et avertît le spectateur, pour que son intérêt fût bien éveillé dès l'abord dans ce sens de la conversion : car tout le mobile de ce qui va se représenter est là.

Chemin faisant et pendant que Genest, sous le personnage d'Adrien, débute par une tirade en fort beaux. vers pour s'exhorter au martyre', Flavie, un homme du palais, son ami, survient tout effaré, lui demande s'il est vrai qu'il soit chrétien, lui raconte que l'on a donné cette nouvelle devant César, devant Maximin, qui est soudain devenu furieux: burlesque description de cette fureur. Flavie veut détourner Adrien, qui lui répond en s'exaltant comme Polyeucte ; et plus Genest arrive à ne faire qu'un avec son rôle, plus il se surpasse comme comédien :

 

1. Nous omettons ici une longue digression.

 

LXXVI

 

Allez, ni Maximin courtois ou furieux,

Ni ce foudre qu'on peint en la main de vos dieux,

Ni la Cour ni le trône avec que tous leurs charmes,

Ni Natalie enfin avec toutes ses larmes,

Ni l'univers rentrant dans son premier chaos,

Ne divertiraient pas un si ferme propos.

 

L'acte de la pièce d'Adrien finit, et en même temps celui de la pièce principale ; Dioclétien se lève en disant :

 

En cet acte Genest, à mon gré, se, surpasse,

 

et chacun va le féliciter.

Le troisième acte de la tragédie et le second de la pièce d'Adrien commencent : Maximin, le véritable Maximin, en s'asseyant, remarque l'acteur qui entre et qui le représente :

 

Mais l'acteur qui paraît est celui qui me joue.

….

Voyons de quelle grâce il saura m'imiter.

 

L'acteur n'a pas besoin d'y mettre beaucoup de grâce, car ce Maximin n'en a guère. S'il a été berger, comme on le répète sans cesse, ç'a été un berger un peu loup, un pâtre un peu brigand : il y paraît bien à sa férocité d'empereur. Mais il n'était pas moins piquant et d'une confrontation réjouissante de voir l'acteur regardé par l'original, et les deux Sosies en présence.

Adrien, qu'on amène tout chargé de fers devant le Maximin de la pièce, reproduit sur le Dieu des chrétiens ces belles définitions de Polyeucte :

 

Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque

De la terre et du ciel est l'absolu monarque        

Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers           

 

Rotrou, en reprenant toute cette belle et simple théologie; la traite avec plus d'invention pittoresque ou descriptive, pourtant encore avec une digne grandeur. Comme Maximin lui reproche d'adorer un maître nouveau, Adrien répond :

 

La nouveauté, Seigneur, de ce Maître des maîtres

Est devant tous les temps et devant tous les êtres :

C'est lui qui du néant a tiré l'univers,

Lui qui dessus la terre a répandu les mers,

Qui de l'air étendit les humides contrées,

Qui sema de brillants les voûtes azurées,

Qui fit naître la guerre entre les éléments

Et qui régla des Cieux les divers mouvements.

La terre à son pouvoir rend un muet hommage,

Les rois sont ses sujets, le monde est son partage;

Si l'onde est agitée, il la peut affermir ;

S'il querelle les vents, ils n'osent plus frémir ;

S'il commande au soleil, il arrête sa course :

Il est maître de tout comme il en est la source ;

Tout subsiste par lui, sans lui rien n'eût été :

De ce Maître, Seigneur, voilà la nouveauté !

 

Maximin, à ces mots, entre en fureur ; grossier et cruel, il passe de l'amitié pour Adrien à la plus féroce menace. S'il jouissait de se voir ainsi représenté au naturel, à bout portant, il n'était pas chatouilleux.

On ramène Adrien dans sa prison. Sa femme Nathalie (représentée par Marcelle, cette comédienne un peu coquette de tout à l'heure) le vient trouver ; mais, au premier mot qu'elle essaie, Adrien, moins galant que Polyeucte, et qui n'a pas les délicatesses et politesses de ce cavalier d'Arménie, lequel, même à travers son enthousiasme, accueillait Pauline en disant :

 

Madame, quel dessein vous fait me demander ?

 

Adrien coupe court au dessein qu'il suppose à Nathalie :

 

…Tais-toi, femme, et m'écoute un moment !

LXXVIII

 

A part cette incivilité du début, la tirade est belle, grande et finalement touchante. Les délicatesses pourtant de la scène entre Polyeucte et Pauline s'y font à un autre endroit regretter. Au lieu de ce noble et généreux don que Polyeucte veut faire de Pauline à Sévère, Adrien, qui voit déjà Nathalie veuve, se montre trop empressé de la donner à n'importe qui :

 

Veuve dès à présent, par ma mort prononcée,

Sur un plus digne objet adresse ta pensée ;

Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta bonté,

Te feront mieux trouver que ce qui t'est ôté.

 

Loin d'être héroïque et magnanime comme chez Polyeucte, le don ainsi exprimé, jeté comme au hasard, n'est plus même élevé ni décent. Cette noble nature de Rotrou avait du vulgaire, du bas. Corneille d'ordinaire est noble, ou enflé, ou subtil, ou au pis un peu comique de naïveté : il n'est pas vulgaire. Rotrou l'est ; il avait de mauvaises habitudes dans sa vie, du désordre, le jeu ; il n'avait pas toujours gardé les moeurs de famille, il fréquentait la taverne et certainement très peu l'hôtel de Rambouillet.

Mais Adrien est redevenu touchant à la fin de cette tirade à Nathalie:

 

Que fais-tu ? tu nie suis ! quoi ! tu m'aimes encore ?

Oh ! si de mon désir l'effet pouvait éclore

Ma soeur (c'est le seul nom dont je te puis nommer),

Que sous de douces lois nous nous pourrions aimer !

Je saurais que la mort par qui l'âme est ravie

Est la fin de la mort plutôt que de la vie.

 

Cela est pathétique et tendre de forme comme de fond, presque racinien de langage comme de sentiment.

Nathalie se jette alors au cou d'Adrien, car il se trouve

 

LXXIX

 

qu'elle est chrétienne ; elle l'est presque de naissance, par sa mère. Ce n'est pas comme dans Polyeucte le sang même d'un époux qui convertit l'amante et la baptise. Ici toute une histoire secrète, romanesque, comme celles qui sont si ordinaires dans l'ancienne comédie : au lieu d'être une princesse déguisée, Nathalie se trouve une fidèle cachée. Sa mère chrétienne ne l'avait donnée à un païen que par contrainte et pour obéir à César :

 

Ses larmes seulement marquèrent ses douleurs :

Car qu'est-ce qu'une esclave a de plus que des pleurs ?

 

On est d'ailleurs satisfait de cette union des deux coeurs en la même croyance. Dans Polyeucte, on n'y arrive qu'après de pathétiques déchirements qui sont l'action même ici la pièce à double fond est bien assez compliquée sans ce ressort ; car n'oublions pas que c'est de Genest qu'il s'agit : l'union d'Adrien et de Nathalie peut avoir lieu tout d'abord et elle est complète dans sa douceur

 

Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus,

Puisque nous voici joints, ne nous séparons plus ;

Qu'aucun temps, qu'aucun lieu jamais ne nous divisent !

Un supplice, un cachot, un juge nous suffisent !

 

C'est Nathalie qui s'écrie ainsi. Adrien toutefois l'engage à ne pas devancer les temps et à vivre encore. Flavie survient et les interrompt. Le discours à double sens de Nathalie devant Flavie a de l'intérêt; dès qu'elle est seule, en sortant, son monologue éclate en liberté devant les étoiles, et avec une certaine élévation pleine de brillants qui marquent l'époque :

 

Donnons air au beau feu dont notre âme est pressée.

 

LXXIX

 

Mais tout d'un coup, quand on en est là de la pièce intercalée, Genest, quittant son rôle d'Adrien et redevenant Genest en personne, s'adresse de sa voix naturelle à Dioclétien, et se ,plaint des courtisans qui obstruent le théâtre et gênent les acteurs ; c'était une petite raillerie à brûle-pourpoint contre les jeunes marquis du temps, les chevaliers de Grammont et leurs pareils, qui, pris sur le fait et désignés du doigt, devaient être les premiers à en rire. Sur quoi Dioclétien, qui est en gaîté, répond par une épigramme que ce sont moins les courtisans de l'empereur qui font le désordre que les courtisans de ces dames les comédiennes :

 

De vos dames la jeune et courtoise beauté

Vous attire toujours cette importunité.

 

L'acte de Rotrou se coupe à cette plaisanterie: tout reste

en suspens, et plus l'intérêt du fond est sérieux, plus cela devient spirituel de bordure.

Jamais le mélange, l'opposition du tragique et du comique n'a paru plus en vue et mieux contrasté. Saint Genest est en plein XVIIe siècle la pièce, la plus romantique qu'on puisse imaginer. Rotrou rencontrait tout naturellement le genre en France, vers le même temps que Calderón, bien avant Pinto, bien avant Clara Gazul.

Le quatrième acte commence après que le désordre est censé apaisé. La pièce intercalée continue. La scène entre Flavie et Adrien fait souvenir de celle du débat entre Polyeucte prêt à marcher aux autels, et Néarque qui lui objecte les dangers et les tourments. Flavie païen

déroule à son ami les mêmes représentations les plus fortes et tout à fait poignantes :

 

LXXXI

 

Souvent en ces ardeurs la mort qu'on se propose

Ne semble qu'un ébat, qu'un souille, qu'une rose ;

Mais quand ce spectre affreux, sous un front inhumain,

Les tenailles, les feux, les haches à la main,

Commence à nous paraître et faire ses approches,

Pour ne s'effrayer pas il faut être des roches…

 

Adrien répond admirablement :

 

J'ai contre les chrétiens servi longtemps vos haines,

Et j'appris leur constance en ordonnant leurs peines...

 

et, resté seul, repensant à Nathalie qu'il va voir :

 

Marchons assurément sur les pas d'une femme :

Ce sexe qui ferma, rouvrit depuis les Cieux.

 

Vers d'unique et merveilleuse précision, et qui enferme toute l'histoire du monde depuis la Chute jusqu'à la Venue.

Nathalie pourtant, qui accourt, fait une bien fausse entrée : voyant Adrien sans es fers, elle s'imagine qu'il renonce, qu'il renie, et là-dessus elle s'emporte en un flot d'invectives tout à fait intarissables. Il a beau vouloir l'interrompre

 

… Je n'entends plus un lâche,

Qui dès le premier pas chancelle et se relâche,

 

s'écrie-t-elle — suit une triple cascadé de tirades théâtrales, déclamatoires, et du pire.

N'est-il pas frappant comme avec Rotrou nous passons à tout instant du bon au mauvais, du sublime au détestable ? Le lecteur est avec lui dans la situation peu commode qu'exprimé burlesquement Gros-René

 

… Le vaisseau, malgré le nautonier,

Va tantôt à la cave et tantôt au grenier.

 

LXXXII

 

On serait tenté de lui dire avec un autre poète : Ni si haut, ni si bas! Cette impression prépare à bien sentir la supériorité, l'originalité de Racine, du beau continu, soutenu, harmonieux.

Adrien, pendant que Nathalie s'emporte et déclame, lui explique enfin à grand'peine, lui glisse entre deux tirades que ce n'est que par complaisance que ses fers lui sont ôtés pour un moment ; il veut toujours mourir. Nathalie, soudainement retournée en sentiments contraires, l'embrasse alors et lui crie avec effusion :

 

Cours, généreux athlète…

 

et tout ce qui suit. Anthisme, confesseur chrétien, qu'elle fait entrer, l'exhorte en non moins beaux élans :

 

Va donc, heureux ami, va présenter ta tête,

Moins au coup qui t'attend qu'au laurier qu'on t'apprête :

Va de tes saints propos éclore les effets,

De tous les choeurs des Cieux va remplir les souhaits.

Et vous, Hôtes du ciel, saintes légions d'Anges,

Qui du nom trois fois saint célébrez les louanges,

Sans interruption de vos sacrés concerts,

A son aveuglement tenez les Cieux ouverts !

 

Les Cieux se sont ouverts en effet l'Ange s'est montré ; Genest ravi passe outre à son rôle, et nommant le camarade qui représente Anthisme par son nom de Lentule :

 

Adrien a parlé, Genest parle à son tour ;

Ce n'est plus Adrien, c'est Genest qui respire

La grâce du baptême et l'honneur du martyre...

 

et là-dessus il sort brusquement de la scène.

La comédienne qui représente Nathalie reste court et s'écrie :

 

Ma réplique a manqué, ces vers sont ajoutés.

 

LXXXIII

 

On croit pourtant encore, comédiens et assistants, que cette sortie n'est due qu'à un défaut de mémoire, que même les vers ajoutés ne sont qu'un tour de génie pour couvrir l'accident.

Mais il rentre, et cette fois ne parle plus qu'en son nom, comme un régénéré ; il le déclare : un Ange mystérieux, au moment où Anthisme lui parlait, l'a baptisé d'une rosée céleste. En vain ses camarades le veulent rappeler à son rôle, il s'agit de bien autre chose pour lui:

 

Ce monde périssable et sa gloire frivole

Est une comédie où j'ignorais mon rôle…          

 

Il pousse même un peu loin le jeu de mots sur ce rôle et sur, la réplique que l'esprit angélique lui suggère aujourd'hui. Malgré tout, le pauvre acteur Lentule n'est pas encore convaincu, et s'écrie d'un air comiquement émerveillé

 

Quoiqu'il manque au sujet, jamais il ne hésite.

 

Enfin Dioclétien perd patience et se fâche tout de bon. Genest s'adresse directement à lui, s'impute la faute, excuse ses Compagnons et finit son apostrophe aux Empereurs par ces vers éloquents

Je vous ai divertis, j'ai chanté vos louanges ;

Il est temps maintenant de réjouir les Anges,

Il est temps de prétendre à des prix immortels,

Il est temps de passer du théâtre aux autels.

Si je l'ai mérité, qu'on me mène au martyre :

Mon rôle est achevé, je n'ai plus rien à dire.

 

Dioclétien furieux le livre au préfet et l'envoie aux tourments. Ce quatrième acte a pourtant son retour encore assez comique. Le préfet Plancien interroge un à un les

 

LXXXIII

 

membres de la troupe pour voir s'il n'y a pas d'autre chrétien parmi eux, et chacun s'excuse en tremblant :

 

— Que représentiez-vous ? — Vous l'avez vu, les femmes...

……

— Et vous ? — Parfois les rois et parfois les esclaves.

— Vous ? — Les extravagants, les furieux, les braves.

……

— Et toi ? — Les assistants.

 

Il les engage à visiter leur camarade dans sa prison pour le ramener au bon sens, s'il se peut, et à la comédie.

Le cinquième acte s'ouvre. Genest, seul et enchaîné, chante comme Polyeucte :

 

O fausse Volupté du monde,

Vaine promesse d'un trompeur !...

 

La comédienne Marcelle est introduite : elle l'attaque d'abord par les sentiments de commisération, de charité pour ses camarades. Molière se disait à lui-même, quand Boileau l'engageait à quitter les planches : « Que fera cette pauvre troupe sans moi? » — Que fera cette troupe sans Genest ? lui dit Marcelle :

 

Car, séparés de toi, quelle est notre espérance ?

 

Puis elle suppose ingénieusement à Genest quelque dessein secret et détourné : il est peut-être découragé du théâtre par le peu de cas que font de lui les Grands après s'en être amusés :

 

Si César, en effet, était plus généreux,

Tu l'as assez suivi pour être plus heureux.

 

A cette plainte des comédiens contre l'ingratitude des Grands (qui, dans la bouche de Rotrou, était un peu le cri des auteurs dramatiques eux-mêmes), Genest répond

 

LXXXV

 

que ç'a été assez d'honneur pour lui d'avoir les Césars pour témoins, et il en revient à la cause vraie, sincère, à l'éclair de la grâce qui l'a frappé et qui semblait devoir luire à tous les yeux :

 

Mais, hélas ! tous l'ayant, tons n'en ont pas l'usage :

De tant de conviés bien peu suivent tes pas,

Et, pour être appelés, tous ne répondent pas.

 

Le geôlier met fin à l'entretien et emmène Genest au tribunal. On revoit Dioclétien et Maximin, le beau-père et le gendre, dans tout l'emphatique et l'officiel impérial du goût de Claudien, et débitant des sentences sur les dieux dont ils gardent le tonnerre. Valérie, en introduisant la troupe de comédiens qui tombe à genoux pour implorer la grâce de Genest, fait changer le ton et le rabaisse à celui de l'Intimé des Plaideurs :

 

….Venez, famille désolée ;

Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins.

 

On entrevoit ici un beau dénouement qui est manqué on conçoit possible, vraisemblable, selon les lois de la grâce et l'intérêt de la tragédie, la conversion de toute la troupe on se la figure aisément assistant au supplice de Genest, et, à un certain moment, se précipitant tout entière, se baptisant soudainement de son sang, et s'écriant qu'elle veut mourir avec lui. Mais rien de tel : la piteuse troupe muette est encore à genoux quand le préfet vient annoncer qu'il est trop tard pour supplier César et que le grand acteur,

 

Des plus fameux héros, fameux imitateur,

Du théâtre romain la splendeur et la gloire,

Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire,

…..

A, du courroux des dieux contre sa perfidie,

Par un acte sanglant fermé la tragédie.

 

LXXVI

 

Et le tout finit par une pointe de ce grossier, féroce et en ce moment subtil Maximin, qui remarque que Genest a voulu, par son impiété,

 

D'une feinte en mourant faire une vérité.

 

C'est pousser trop loin, pour le coup, le mélange du comique avec le tragique ; ce dernier acte, du moins, devait finir tout glorieusement et pathétiquement. Mais si Corneille allait quelquefois au hasard, Rotrou s'y lançait encore plus, Rotrou, espèce de Ducis plus franc, plus primitif, marchant et trébuchant à côté de Corneille; Ducis pourtant, en sa place, n'aurait point manqué cette fin-là (1).

Corneille essaya encore, après Polyeucte, de poursuivre avec Théodore cette veine du drame religieux qu'il avait rouverte si heureusement ; mais il n'y réussit plus.

En deux cent cinquante ans, Théodore, vierge et martyre, tragédie en cinq actes, de Pierre Corneille, a été représentée huit fois : cinq fois en 1645, trois fois en 1889. Le sujet de la pièce est un peu scabreux et passablement compliqué. Il s'agit pour la femme du gouverneur d'Antioche de faire épouser sa fille Flavie à son beau-fils Placide qui ne songe qu'à Théodore, fille des anciens rois, chrétienne et liée par un voeu de virginité. Cette dernière circonstance lui fait repousser au même titre Placide et Didyme, autre soupirant. Le gouverneur d'Antioche et sa femme qui, en leur qualité de païens,

 

1. Rotrou n'a laissé qu'un nom et pas une oeuvre et n'est intéressant à connaître qu'en « fonction » de Corneille. Cependant les traces de l'influence de Rotrou dans l'histoire du théâtre français sont sensibles, principalement sur Corneille, sur Molière, sur Racine.

 

LXXXVII

 

n'entendent guère les garanties que leur donne un voeu de virginité, prétendent détourner Placide de son dessein par un moyen plus radical. Ils imaginent donc d'appliquer à la jeune chrétienne la législation exceptionnelle jadis, mais ayant cessé de l'être pendant la persécution de Dioclétien, législation qui condamne les vierges chrétiennes à être livrées, dans un mauvais lieu, à la brutalité des soldats.

On voit que toute cette introduction ne peut offrir d'intérêt dramatique, et du drame le plus poignant, qu'à partir du moment où la jeune fille connaîtra sa condamnation. Que pensera-t-elle ? que dira-t-elle ? que fera-t-elle ? Mais ce qu'elle pensera et ce qu'elle dira, on ne peut nous le redire, et ce qu'elle fera, on ne peut nous le montrer. Je vais laisser expliquer tout cela par M. Jules Lemaître « Que Théodore sache un peu ou qu'elle ne sache pas du tout de, quoi il retourne, dans aucun cas elle ne peut parler (sinon par exclamations, par sa rougeur et par ses larmes), sans sortir de son caractère de vierge. Car, ou elle est ignorante, ou elle ne l'est pas. Si elle est, ignorante, elle ne peut que se figurer un vague danger et ressentir une vague épouvante, et elle n'a rien à dire. Si elle n'est pas ignorante, si elle est capable de se figurer avec quelque exactitude le danger qui la menace, elle ne peut dire. Les images qui flottent sans doute devant ses yeux, elle ne peut les traduire par des mots. Car la pudeur se détruit elle-même dès qu'elle avoue se connaître. La pudeur est un sentiment si délicat qu'on la viole rien qu'en l'exprimant. Et ainsi le rôle de Théodore, à partir d'un certain moment, est forcément un rôle muet.

« Si le poète ne peut presque pas faire parler Théodore

 

LXXXVIII

 

sans fausser le personnage, peut-il, au moins, nous mettre les faits sous les yeux, nous montrer la ruée des soldats et de la populace autour de cette proie, l'entrée de Didyme, le déguisement, la fuite de la vierge, etc. ?

« Encore moins peut-être (1). »

Et Corneille n'a rien tenté de pareil, ce qui est fort bien, mais on devine ce qu'il reste du drame. Cependant, puisqu'il avait choisi son sujet, et que, l'ayant choisi, il le traitait, il fallait bien dire quelque chose. Corneille dit tout ce qu'on voulut et, comme d'habitude, il le dit magnifiquement ; car il était dans la maturité de son talent et au lendemain de Rodogune. Alors s'ouvrent des récits qui se corrigent lentement l'un l'autre, et dans l'intervalle d'un récit à l'autre, les intéressés exposent leurs sentiments, sauf à s'y reprendre après le récit qui doit suivre. Tout le monde s'agite, intrigue, on parle beaucoup et on nous tient parfaitement au courant de tout ce qui se trouve à une certaine distance respectueuse de Théodore, bien que celle-ci soit seule à nous intéresser. Enfin tous nos gens se montrent à peu près raisonnables, lorsque soudain, au cinquième acte, tout le monde perd la tête. Théodore qui s'est enfuie revient se livrer. Pourquoi s'enfuir alors ? Flavie est morte ; ceci va tout arranger; non pas, car la femme du gouverneur a perdu la tête. N'ayant plus intérêt à marier sa fille, elle devrait laisser son beau-fils épouser Théodore ; mais, cette fois, elle veut non plus le déshonneur, mais la mort de Théodore. Afin de ne pas prolonger la situation outre mesure, Corneille fait exécuter Théodore, l'objet du litige, mais encore

 

1. J. Lemaître, Impressions de théâtre. 5e série, in-12. Paris, 1891, p. 100.

 

LXXXIX

 

Didyme, ce qui est bien superflu ; on croit que c'est fini, voilà Placide qui se tue, et on peut bien dire par-dessus le marché.

Il faut reconnaître que tous nos gens parlent à merveille et qu'à plusieurs reprises on ne saurait mieux dire. Mais il ne s'agit pas que de discours, et tout ce qui n'est pas discours ne vaut guère. Théodore est une vierge qui décidément s'effarouche peu et paraît moins faite pour répandre des larmes que pour répandre des discours. Elle paraît d'ailleurs très instruite, trop instruite de ce qu'on lui réserve et d'un certain nombre de vilaines choses qu'elle devrait ignorer. La voilà qui vient d'apprendre son arrêt. Paulin lui dit qu'on la traite comme elle traite les dieux :

 

Vous les déshonorez et l'on vous déshonore.

 

THÉODORE

 

Vous leur immolez donc l'honneur de Théodore,

A ces dieux dont enfin la plus sainte action

N'est qu'inceste, adultère et prostitution ?

Je me vois condamnée à suivre leurs exemples,

Et dans vos dures lois je ne puis éviter

Ou de leur rendre hommage, ou de les imiter.

Dieu de la pureté, que vos lois sont bien autres !

 

A lire ces vers, et beaucoup d'autres, on se prend à croire que le mieux qu’on puisse dire de Théodore, c'est, dans un jour de bon sens, Corneille lui-même qui l'a dit : « Une vierge et martyre sur un théâtre n'est autre chose qu'un terme qui n'a ni jambes ni bras et, par conséquent, point d'action (1) ». C'est vrai. A moins que…

 

1. Lorsqu'elle parut à la scène, en 1645, la tragédie alla presque au scandale. Ce qui n'empêchait pas l'abbé d'Aubignac, en vertu de plusieurs raisons didactiques, de proclamer Théodore le chef-d'œuvre de Corneille (Pratique du Théâtre, 1. II, c. VIII). Il y a de ces gens, disait Sainte-Beuve, qui ont ainsi, dans leurs préférences, une certitude de mauvais goût qui rassure et qui vérifie par le contraire ce qu'on doit penser d'un auteur et d'un livre.

 

XC

 

Il me semble que le sujet a été bien entrevu, en quelques lignes, par le critique que j'ai déjà cité, M. Jules Lemaître. Voilà — et c'est par cette conception bien personnelle qu'il a droit à figurer ici — voilà, dis-je, la personne de Théodore qu'il croit possible au théâtre : « Une vraie jeune fille dans la situation de Théodore n'aurait pas compris grand'chose et n'aurait presque rien à dire. Cela même aurait pu être élégant et joli. Imaginez une petite vierge totalement ignorante, qui traverserait toute cette aventure avec seulement un vague effroi dans ses grands yeux, qui ne se douterait pas de ce que ces soldats lui veulent, qui se jetterait innocemment dans les bras de Didyme et qui se trouverait sauvée sans savoir à quoi elle a échappé (1). »

Corneille éprouva lui-même les effets de la délicatesse qu'il avait le premier inspirée au public. Avant lui le viol était regardé comme sujet dramatique, et plus d'une fois il avait réussi à la scène (2). Quelques beaux vers ne purent racheter aux yeux du parterre ce qu'avait de choquant la situation équivoque de la martyre. Parmi les beaux vers, il s'en trouvait du reste un trop grand nombre d'autres assez mal venus. Ceux-ci par exemple (act. III, sc. I) :

 

Je saurai conserver, d'une âme résolue,

A l'époux sans macule une épouse impollue.

 

1. J. Lemaître, ouvr. cité, p. 107.

 

 

1. J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille, Paris, in-8°, 1829, p. 142.

 

XCI

 

« M. de Fontenelle, à qui je récitais ces vers, fait-on dire à Boileau (1), sans lui dire ni le nom de la pièce, ni celui de l'auteur, se récria : Qui est donc le Ronsard qui a pu écrire ainsi ? — C'est, lui répliquai-je, votre cher oncle, le grand Corneille. » Du reste, dit encore Montchesnay d'après les entretiens de Boileau, il paraît que Corneille faisait des vers moins par goût que par inspiration ; il en a souvent retranché d'excellents. Cela paraîtra par ces deux vers de Théodore. On vient menacer la sainte de la prostitution, en lui disant :

 

Comme dans les tourments vous trouvez des délices,

On veut dans les plaisirs vous trouver des supplices.

 

Voltaire fut plus inexorable que personne à Théodore; il traita la tragédie d'impertinente, la qualifia d'infâme, ajoutant que tout cela est aggravé par des vers plus mauvais que le plus inepte versificateur n' en aurait jamais pu faire (2). Après un tel ouvrage, à peine, dit-il, si on ose condamner les pièces de Lope de Vega et de Shakspeare (3).

Et c'est d'une pièce de Voltaire lui-même que nous allons nous occuper.

 

1. Boloeana, 1742, p. 118.

2. Voltaire, Commentaire sur Théodore ; Avis du Commentateur et note sur l'Examen.

3. Note sur la scène IV du quatrième acte.

 

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IV — ZAÏRE.

 

Malgré ses superbes mépris pour Corneille, Voltaire s'en approche de beaucoup plus près que, sans doute, il ne l'eût voulu. De même que ses contemporains, il trouvait Racine tendre, ce qui est une plaisante méprise ; comme ses contemporains encore, il jugeait Corneille gauche, ce qui n'est pas entièrement faux. En effet, Corneille prête aux critiques dans ses plus parfaits ouvrages, il s'y montre grand tragique, mais psychologue un peu embarrassé, et ce n'est pas le souple et pétulant Voltaire qui entrera dans cet habit magnifique, quoiqu'un peu empesé. Il a un point de contact avec Corneille, mais avec un Corneille assez différent de celui avec qui nous avons fait connaissance au collège. Un Corneille qui a écrit quarante mille vers et bâti trente mélodrames, dont quelques-uns sont très amusants, pleins d'action, d'incidents, d'entreprises, de surprises, de méprises, et de beaucoup d'autres choses encore. C'est par là que Voltaire touche Corneille, qu'il le continue ou, plutôt, qu'il le réinvente.

Voltaire trouve que Racine manque d'action. Il reprend Athalie dont il fait d'abord Semiramis, et ensuite Mahomet ; il y met force action et change la tragédie en deux mélodrames. Même opération pour Andromaque devenue

 

XCIII

 

Mérope. Au tour de Corneille. Irène c'est le Cid avec machines. Alzire c'est Polyeucte, un Polyeucte d'Ambigu (1), avec méprises, révélations, coups de théâtre. Enfin Zaïre c'est... Mais ici nous entrons dans notre sujet. Sujet moins curieux qu'intéressant ; car il n'y aurait rien de très attachant à voir Voltaire aborder un drame chrétien en courant et sans conviction littéraire, tandis qu'au contraire nous savons que Voltaire s'était pris à la glu de son propre sujet. Voltaire attentif et touché est rare et vaut qu'on s'y arrête. On lit dans une lettre à son ami Formont : « J'ai cru que le meilleur moyen d'oublier Eriphyle était de faire une autre tragédie. Tout le monde me reproche ici que je ne mets point d'amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera point de la plaisanterie. Je veux qu'il n'y ait rien de si turc, de si chrétien, de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent pour leur plaire. J'ai déjà l'honneur d'en avoir fait un acte. Ou je me suis fort trompé, ou ce sera la pièce la plus singulière que nous ayons au théâtre. Les noms de Montmorency, de saint Louis, de Saladin, de Jésus et de Mahomet s'y trouveront. On y parlera de la Seine et du Jourdain, de Paris et de Jérusalem. On aimera, on baptisera, on tuera, et je vous enverrai l'esquisse dès qu'elle sera brochée (2). »

Voilà un homme pris. Moins d'un mois plus tard la pièce est faite, il écrit :

 

1. Le mot est de M. Faguet. On lit dans l'Avertissement qui précédait la tragédie de Zaïre (pour les premières éditions) : « La pièce eut un grand succès : on l'appelle à Paris tragédie chrétienne, et on la joue fort souvent à la place de Polyeucte ».

2. Lettre à Formont, 22 mai 1732.

 

XCIV

 

« Grand merci, mon cher ami, des conseils que vous me donnez sur le plan d'une tragédie. Elle ne m'a coûté que vingt-deux jours. Jamais je n'ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m'entraînait et la pièce se faisait toute seule. J'ai enfin osé traiter l'amour, mais ce n'est pas l'amour galant et français. Mon amoureux n'est pas un jeune abbé à la toilette d'une bégueule : c'est le plus passionné, le plus fier, le plus tendre, le plus généreux, le plus justement jaloux, le plus cruel et le plus malheureux de tous les hommes. J'ai enfin tâché de peindre ce que j'avais depuis si longtemps dans la tête, les moeurs turques opposées aux moeurs chrétiennes, et de joindre, dans un même tableau, ce que notre religion peut avoir de plus imposant, et même de plus tendre, avec ce que l'amour a de plus touchant et de plus furieux (1)». Et tout cela, c'est Zaïre.

Ne cherchons pas si Zaïre est conforme à la théorie de Voltaire sur la tragédie avec sa provision de méprises, de surprises et le jeu régulier des ficelles dramatiques amenant en scène, au moment voulu, le vieux Lusignan. Ce n'est ni l'action ni les coups de théâtre qui comptent ici pour quelque chose, ce sont les caractères vivants.

Zaïre est un des plus touchants caractères de la scène française (2). Elle a toute la pureté d'une jeune fille vertueuse, et pourtant elle meurt comme une coupable ; triste exemple du ravage des passions, qui dévorent

 

1. Au même, 25 juin 1732. Lire aussi le compte rendu qu'il fit lui-même de sa pièce dans une lettre à Antoine de La Roque, directeur du Mercure, numéro d'août 1732. La pièce fut représentée le 13 août 1732 et imprimée en 1733.

2. D. Nisard, Hist. de la litt. franç., t. IV, p. 177 ; c'est un des très rares critiques qui aient donné une analyse de Zaïre. C'est cette analyse que nous suivons.

 

XCV

 

même ceux à qui elles n'ont pas Ôté l'innocence. Zaïre aime ; rien ne lui en fait un crime ; seule, sans appui, esclave d'un prince qui veut élever sa captive jusqu'à lui, son amour pour Orosmane est à la fois une passion et un bon sentiment. On lui a dit, à la vérité, qu'elle est née de parents chrétiens, et la croix qu'elle porte sur son coeur ne laisse pas de la troubler par moments. Elle en convient dans un langage un peu apprêté ; mais comme cette fille des Croisés est née au XVIIIe siècle, elle a, bien qu'esclave, envisagé la religion, les religions, en philosophe :

 

Je le vois trop : les soins qu'on prend de notre enfance

Forment nos sentiments, nos moeurs, notre croyance.

J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,

Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

L'instruction fait tout ; et la main de nos pères

Grave en nos faibles coeurs ces premiers caractères.

 

Là-dessus la petite fille se tranquillise et l'amour est décidément le plus fort. La pièce en commençant nous la montre heureuse de la meilleure sorte de bonheur, le bonheur qu'on se promet.

A mesure que la tragédie va son train, on apprend une foule de choses et on voit une foule de gens : une méprise et une reconnaissance ; deux reconnaissances ; des plumes et des turbans, des falbalas et des « dolimans », Paris et Jérusalem, la Seine et le Jourdain, Saladin et Lusignan ; le Bajazet de Racine (1), l’Othello de Shakspeare, du Massillon, du Virgile ; des périphrases extraordinaires:

 

... Votre jeune fils, à qui les destinées

Avaient à peine encore accordé quatre années...

 

1. Beaucoup de Mithridate aussi.

 

XCVI

 

des vers devenus proverbialement plaisants :

 

Des chevaliers français tel est le caractère,

 

ou

 

Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur !...

 

des pleurs et des grincements de dents ; un assassinat,  un suicide ; — et, circulant parmi tout cela,le petit rire moqueur et sarcastique de Voltaire (1). C'est parmi tant de choses et tant de gens qu'il nous faut essayer del retrouver du sujet ce qui nous intéresse.

Les événements du drame apprennent tour à tour à Zaïre qu'elle est chrétienne, de la race des anciens rois de Jérusalem, fille du dernier Lusignan, que son père vit encore. Elle le voit ; il l'exhorte avec l'autorité du sang, de la vieillesse, de la mort prochaine, à confesser la foi chrétienne. Elle la confesse, c'en est fait. Elle croit par respect pour son père et pour l'honneur de sa maison. Et nous voici revenus à une situation analogue à celle qui a rendu Félix si révoltant lorsqu'il conjure Pauline de sacrifier son amour à l'intérêt et à l'avenir de sa famille. Lusignan réclame un même sacrifice de sa fille, et toute la différence — elle est grande sans doute — est qu'il invoque l'honneur de son sang, tandis que Félix invoque l'intérêt (2). Néanmoins les situations ainsi posées se ramènent à un problème unique d'intérêt général. La génératrice de la tragédie, c'est le conflit entre les intérêts de la passion et les intérêts de la croyance. Et là-

 

1. F. Brunetière, Les époques du théâtre français, p. 256.

2. Chateaubriand reprend le même sujet, à peine modifié, dans Les aventures du dernier Abencerage.

 

XCII

 

dessus vient se greffer, pour mettre clairement la question sous son aspect immédiatement pratique, un projet de mariage, aven opposition paternelle. Le sujet, on le voit, est de tous les temps ; et c'est ce qui fait que Zaïre, malgré tous ses défauts, sa diversité, ses machines, ne laisse pas, aujourd'hui encore, grâce à ce minuscule détail de code civil — l'opposition paternelle, — de nous paraître très actuel et très poignant, parce qu'il reste très humain. Il y a beau temps qu'on a cessé de s'intéresser à Pauline et on continue à frissonner et à palpiter pour Zaïre du même frisson dont elle est secouée. Voltaire, pas plus que Corneille n'a pris la peine de nous faire savoir ce qu'il pensait personnellement du fond de la question, à savoir jusqu'où vont les droits d'un père sur une fille de l'âge de Zaïre ? les droits d'un père? les droits de la race et du nom ? Mais tous deux ont vu ce que le sujet comportait de réalisme; vivant et de longue actualité, et ont peut-être entrevu par quel côté leur sujet se trouvait en relation avec les intérêts universels et permanents de l'humanité.

Tout cet épisode se ramasse dans la célèbre tirade de Lusignan à sa fille. A force de dire qu'elle est partout, on commence, en dehors des vieux livres, à avoir quelque peine à la trouver; on aurait raison de me reprocher de l'omettre :

 

Mon Dieu ! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire :

J'ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;

Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,

Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants :

Et lorsque ma famille est par toi réunie,

Quand je trouve ta fille, elle est ton ennemie !

Je suis bien malheureux! — C'est ton père, c'est moi,

C'est ma seule prison qui t'a ravi ta foi…

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :

C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;

 

XCVIII

 

C'est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;

C'est le sang des martyrs. — O fille encor trop chère !

Connais-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?

Sais-tu bien qu'à l'instant que son flanc mit au jour

Ce triste et dernier fruit d'un malheureux amour,

Je la vis massacrer par la main forcenée,

Par la main des brigands à qui tu t'es donnée ?

Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,

T'ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux.

Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,

Pour toi, pour l'univers, est mort en ces lieux mêmes,

En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,

En ces lieux où son sang te parle par ma voix.

Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :

Tout annonce le Dieu qu ont vengé tes ancêtres.

Tourne les yeux : sa tombe est près de ce palais ;

C'est ici la montagne où, lavant nos forfaits,

Il voulut expirer sous les coups de l'impie ;

C'est là que de sa tombe il rappela sa vie.

Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,

Tu n'y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu ;

Et tu n'y peux rester sans renier ton père….

 

Zaïre a cédé, elle est chrétienne ; la voilà désormais placée entre deux devoirs incompatibles; aucun ne cédera, c'est elle qui sera brisée.

Cependant tout n'est pas dit encore. Cette loi chrétienne, quelle est-elle ? La religion de Nérestan et de Lusignan interdit-elle à Zaïre d'être la femme d'un vainqueur généreux qui n'a voulu l'obtenir que d'elle-même ? Nérestan lui ôte toute espérance ; cette union serait un crime digne du poignard. Elle résiste à y croire ; elle montre quelque étonnement d'avoir à se reprocher jus-qu'à sa reconnaissance pour Orosmane, et d être forcée de haïr celui qu'elle aime. Mais l'ardeur de Nérestan ne la laisse pas respirer. Le devoir parle d'ailleurs; à peine a-t-il apparu aux âmes bien nées, qu'il y règne en maître. Zaïre a fait son sacrifice ; mais son coeur ne peut retenir un dernier cri

 

Pardonnez-moi, chrétiens ; qui ne l'aurait aimé ?

 

XCIC

 

Zaïre ne peut plus être l'épouse d'Orosmane, mais elle l'aime encore. Il vient, il la presse ; il prend ses hésitations pour l'embarras de la pudeur. Zaïre balbutie; sa foi n'est pas celle de Polyeucte, qui s'anime par son abondance et se fortifie par ses subtilités même. La foi de Zaïre est infiniment respectable, mais on se demande comment elle se soutiendra jusqu'au bout de l'épreuve, si même elle se soutiendra. Sans doute elle se soutienra, mais n'eût-il pas été meilleur de lui donner une foi plus ardente, moins correcte au besoin, afin de faire accepter que son amour fût vraiment combattu par sa religion? Mais Voltaire, qui veut faire vite sa pièce — en 22 jours — n'y regarde pas de si près. Dès que Lusignan aura reconnu sa fille, il l'enverra mourir dans un coin. Dès qu'Orosmane tiendra le billet de Nérestan, il en fera usage pour sa vengeance, sans provoquer aucune explication ; cela retarderait. De même, une scène pouvait suffire à relever le diapason de la foi naissante dans Zaïre, créer un conflit d'angoisse terrible dans son âme déchirée; non point, il faut se hâter, et finir. On enjambe donc la pièce, on court, le public suit et ne s'explique pas trop ce qu'il entrevoit à cette vive allure et ce qu'il ne voit pas du tout. Corneille n'eût pas manqué d'introduire une explication. Voltaire, qui a le sens de tout ce qui manque à Zaïre pour confesser sa foi, prend la seule issue raisonnable. Zaïre demande à Orosmane que le mariage soit retardé, et elle s'enfuit.

Cette fuite n'est pas une difficulté éludée; c'est un trait de génie, elle nous ramène en pleine vie réelle. Mais cette fuite laisse tout en suspens. La tragédie réclame une suprême explication entre Orosmane et Zaïre. Celle-ci a juré à Lusignan qu'Orosmane ne saurait pas le secret de

 

C

 

ses parents retrouvés et de son baptême clandestin ; elle tiendra son serment. Mais elle ne veut pas que celui qui fut son fiancé la soupçonne d'infidélité. Que dire? La foi qui devient de plus en plus impérieuse, le sang qui chaque minute fait parler plus haut, peuvent bien arrêter sur ses lèvres les paroles trop tendres ; mais ils ne la forceront pas à simuler la trahison ou l'indifférence. Il faut qu'elle désespère Orosmane sans le tromper. Déchirée entre des devoirs contradictoires, la piété filiale, la religion, un amour né de la reconnaissance, l'infortunée ne voudra manquer à aucun ; mais, quand Orosmane la frappera, elle sentira la pointe du poignard qui doit lui ôter avec la vie le regret de ce que sa vertu lui aura coûté.

Zaïre est un bijou unique dans l'oeuvre théâtrale médiocre ou pitoyable de Voltaire. On a comparé cent fois Zaïre à Othello, ce qui n'a rien de surprenant, puisque Voltaire lui-même, dans l'Epître dédicatoire de sa pièce à Falkenaer, reconnaît que « c'est au théâtre anglais qu'il doit la hardiesse qu'il a eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume ». Mais l'intérêt durable de Zaïre n'est pas dans la confrontation qu'on pourra faire entre Iago et Corasmin, entre le More de Venise et Orosmane, ni même entre Desdémone et Zaïre. Admettons, si on le veut, qu'il soit passé dans Zaïre quelque chose de la rapidité plutôt que de la liberté du théâtre anglais ; mais n'exagérons rien si des deux, l'anglais et le français, en raison de la contrainte même des unités, c'était notre théâtre encore le plus rapide. Ce qui fait prendre à Zaïre sa place, et pour ainsi dire, son rang définitif dans l'évolution de la scène tragique, c'est la façon toute nouvelle d'y traiter le christianisme par son côté pittoresque. Cela ne nous semble rien de très

 

CI

 

remarquable aujourd'hui que c'est l'aspect préféré, et, pour un grand nombre, l'aspect vrai du christianisme. En 1732, le côté sensible et matériel du christianisme restait à découvrir, c'est l'honneur de Voltaire de l'avoir découvert, ou plutôt de l'avoir redécouvert, car il ne l'a pas reconnu le premier. Mais après le verdict de Boileau, beaucoup d'esprits, — ceux qu'on comptait pour quelque chose — avaient convenu que

 

De la foi des chrétiens les mystères terribles

D'ornements égayés ne sont pas susceptibles.

 

Voltaire ramenait l'opinion à l'idée d'un merveilleux chrétien, et c'est en ce sens que, depuis la Renaissance et le rajeunissement du XVIe siècle, il a été le premier en date des esthéticiens du christianisme.

La voie qu'il vient d'ouvrir s'élargira à mesure que ceux qui s'y engageront seront plus nombreux et plus entreprenants ; mais c'est à lui que revient l'honneur d'avoir démasqué la perspective et tracé l'avenue. Ce qu'il a vu très nettement et ce qu'il fait voir du premier coup, c'est le pouvoir émotif et par conséquent esthétique du christianisme. Trente ans plus tard, c'est «la beauté » de l'Évangile qui aura le don d'émouvoir le Vicaire Savoyard (1762) ; quarante ans de plus, et le Génie du Christianisme paraît (1802). Et Chateaubriand, qui s'entend en lignages, reconnaît tout le premier que Voltaire l'a devancé, puisque le titre primitif de son livre était Beautés de la religion chrétienne (1). Dans le chapitre consacré à la

 

1. Depuis lors la dynastie, singulièrement mélangée à vrai dire, se perpétue par les romantiques et Lacordaire, Baudelaire, Verlaine, et aboutit à M. Huysmans. Une branche collatérale, à intentions scientifiques, est représentée par M. Lingens, Die Innere Schoenheit des Christenthums, Freiburg, 1895 ; et D.-J. Souben, L'Esthétique du Dogme chrétien, Paris, 1898 ; trad. angl. Londres, 1900.

 

CII

 

poésie, Chateaubriand s'est donné le malicieux plaisir de louer Voltaire de sa Zaïre. Après avoir cité la grande tirade de Lusignan, il ajoute : « Une religion qui fournit de pareilles beautés à son ennemi mériterait pourtant d'être entendue avant d'être condamnée. L'antiquité ne présente rien de cet intérêt, parce qu'elle n'avait pas un pareil culte. Le polythéisme, ne s'opposant point aux passions, ne pouvait amener ces combats intérieurs de l'âme, si communs sous la loi évangélique, et d'où naissent les situations les plus touchantes. Le caractère pathétique du christianisme accroît encore puissamment le charme de la tragédie de Zaïre. Si Lusignan ne rappelait à sa fille que des dieux heureux, les banquets et les joies de l'Olympe, cela serait d'un faible intérêt pour elle, et ne formerait qu'un dur contresens avec les tendres émotions que le poète cherche à exciter. Mais les malheurs de Lusignan, mais son sang, mais ses souffrances se mêlent aux malheurs, au sang et aux souffrances de Jésus-Christ. Zaïre pourrait-elle renier son Rédempteur au lieu même où il s'est sacrifié pour elle ? La cause d'un père et celle d'un Dieu se confondent; les vieux ans de Lusignan, les tourments des martyrs, deviennent une partie même de l'autorité de la religion ; la Montagne et le Tombeau crient; ici tout est tragique, les lieux, l'homme et la Divinité (1). »

Il semble que Chateaubriand n'ait pas soupçonné la pensée de derrière la tête de Voltaire. Il en est d'autant moins excusable qu'avec Voltaire il faut se tenir toujours sur ses gardes et se défier le plus qu'on peut. Que Voltaire

 

1. Génie du Christianisme, 2e partie, t. II, ch. V.

 

CIII

 

ait eu dessein de faire voir « ce que notre religion peut avoir de plus imposant et de plus tendre », c'est à merveille ; mais n'a-t-il eu que cet unique dessein ? Remarquons que Zaïre est parfaitement pure et innocente. Rien dans sa conduite n'appelle l'expiation. Elle a, du droit de sa vertu, conservé son droit au bonheur. Au lieu de cela sa destinée est tragique. Elle meurt. Quoi de plus tragique, en effet, que de mourir, ou quoi de plus irréparable, si la vie humaine n'a point d'au-delà ?

« C'est par là, observe M. Brunetière, que Chateaubriand a été la dupe de Voltaire, car c'est par là que Zaïre, qui semblait d'abord s'en excepter, rentre tout naturellement dans la philosophie générale de Voltaire. Voltaire spécule sur l'émotion dont nous remuera la mort de Zaïre ; mais, remarquons-le bien, Zaïre ne mourrait pas, Zaïre épouserait Orosmane, Zaïre enfin serait heureuse, — et nous comme elle, — si, premièrement, elle ne retrouvait pas son père; si, en second lieu, ce père n'était pas Lusignan, le roi chrétien de Jérusalem ; si enfin cette religion, dont Chateaubriand admire la grandeur, ne devenait pas l'instrument du malheur de Zaïre, « le fer sacré qui l'assassine », pour ainsi parler, et son Orosmane avec elle. Tranchons le mot : Zaïre n'excite notre pitié que comme victime de ce que Voltaire appelle le « fanatisme » ; et je m'étonne, en vérité, que Chateaubriand ne l'ait pas vu. « Une religion qui fournit de pareilles beautés à son ennemi mériterait pourtant d'être entendue avant d'être condamnée », nous dit-il ! Eh ! oui, sans doute, si « l'ennemi » n'avait pas répondu par avance que c'est payer trop cher de « pareilles beautés » que de les acheter du prix de deux existences humaines. « On trouvera dans tous mes écrits, — dira bientôt Voltaire, en 1736, — cette humanité qui doit être le premier caractère d'un être pensant ; on y verra, si j'ose m'exprimer ainsi, le désir du bonheur des hommes, la haine de l'oppression et de l'injustice (1). »

 

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V — « LES MARTYRS ».

 

Chateaubriand eut dans sa vie deux conceptions épiques : les Natchez et les Martyrs (1). Nous n'avons à parler que des Martyrs, auxquels se rattachent l'Itinéraire de Paris à Jérusalem portefeuille des notes du voyage entrepris par l'auteur pour se suggérer la « couleur locale » — et les Aventures du dernier Abencerage, réduction de l'idée fondamentale des Martyrs qui n'a pu y trouver place. On ne lit guère les Martyrs, de nos jours, que durant la mortelle lenteur des années de collège, et surtout on ne les relit jamais que si on a le devoir d'en parler, — et encore ! Les Martyrs ont droit à un autre traitement. Ils tiennent dans l'oeuvre de Chateaubriand une place capitale, et dans la formation des idées esthétiques du XIXe siècle, un des premiers rangs.

C'était une grande entreprise que tentait Chateaubriand en écrivant les Martyrs. Après les affirmations générales répandues dans le Génie du Christianisme, il en abordait la démonstration appliquée à un cas particulier ; mais ce cas particulier n'était pas un fait historique traité avec la rigueur de la critique, c'était une épopée. Chateaubriand

 

1. Aux Natchez se rattachent Attila et René, bien qu'on les croie, à première vue, dépendants du Génie du Christianisme.

 

CVI

 

avait dit et répété partout dans le Génie que la religion chrétienne est plus favorable que le paganisme au développement des caractères et au jeu des passions de l'épopée. Il avait dit encore que le merveilleux chrétien pouvait lutter contre le merveilleux mythologique. Il le prouvait et par un exemple.

Ce n'est pas à dire qu'il ait tout à fait réussi. Mais il faut tenir compte de la tentative, qui vaut plus que l'exécution, parce qu'elle est complètement belle. Chateaubriand a voulu poser deux mondes face à face, et deux types historiques de l'humanité (1) ; l'ancien monde et le nouveau, «le monde païen et le monde chrétien, la beauté gracieuse et la sainteté sublime : où Corneille n'avait vu que deux âmes (dans Polyeucte) ; faire voir deux sociétés, deux civilisations, deux morales, deux esthétiques : ce que Bossuet avait indiqué d'un trait sobre et sévère, en prêtre qui instruit (dans le Panégyrique de saint Paul, et ailleurs), le développer en artiste, pour la beauté et pour l'émotion : cette conception-là, seule, est un coup de génie (2) ».

Mais un poème épique chrétien n'est pas chose facile, même avec du génie. Un poème épique doit être construit, et cette construction a ses matériaux désignés d'avance, qu'on ne peut omettre d'employer. Le plus indispensable, c'est l'emploi du « merveilleux ». Le « merveilleux » est une machine, mais c'est une machine essentielle. Le merveilleux mythologique a fait longtemps bon service ; mais y a-t-il un merveilleux chrétien ? Voltaire, nous

 

1. Même dessein dans les Natchez, où il oppose l'homme de la nature et l'homme civilisé.

2. G. Lanson, Hist. de la Litt. franç., p. 888.

 

CVII

 

l'avons montré, le croyait ; et, par ce côté, il est vraiment précurseur de Chateaubriand. Il s'est élevé contre le paganisme intransigeant de Boileau:

 

De la foi des chrétiens les mystères terribles,

D'ornements égayés ne sont pas susceptibles.

 

Passant d'un simple essai, tel que Zaïre, à une production systématique, Chateaubriand a prétendu retrouver et raviver le pouvoir émotif et, par conséquent, esthétique du christianisme. Lui aussi se prend corps à corps avec Boileau avançant que

 

Chez nos dévots aïeux, le théâtre abhorré

Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.

De pèlerins, dit-on, une troupe grossière

En public à Paris y monta la première ;

Et, sottement zélée en sa simplicité,

Joua les Saints, la Vierge et Dieu, par piété.

 

et c'est ce que recommencera Chateaubriand. Dès 1802, dans le Génie (1), on peut entrevoir sa pensée et peut-être un peu aussi son dessein. « La religion, écrit-il, est une passion elle-même. » Dès lors, pourquoi ne pas employer notre Dieu, nos anges, nos démons, notre merveilleux, comme ressorts et machines de nos épopées religieuses — comme au Moyen-Age ? — Précisément, et là, comme en tout, sa théorie entraîne Chateaubriand au delà de 1550. Il va « jouer les Saints, la Vierge et Dieu, par piété », exactement (2). Ce n'est pas ici le lieu de disputer s'il eut raison ou tort; mais ce dont on ne disputera pas assurément, c'est que, en 1809, pareil dessein ressemble à une gageure et qu'il est d'une exécution difficile. De là les

 

1. Génie, II, 3, 8.

2. E. Faguet, Dix-neuvième siècle, p. 39.

 

CVIII

 

maladresses, les faiblesses de l'ouvrage, leur explication et, en même temps, leur excuse.

En pareille matière, pour réussir, il faudrait ne se tromper ni sur soi-même, ni sur le passé, ni sur son, temps. Une erreur sur l'un ou l'autre de ces points expose à en commettre plusieurs autres, beaucoup d'autres, dont la somme aboutit à peu près à ceci : remplacer le merveilleux par l'artificiel. C'est l'écueil auquel Chateaubriand a touché.

A remonter, ainsi qu'il l'a fait, avant 1550, et jusqu'en plein Moyen-Age, on risque de perdre le bénéfice de tout ce qu'on a appris depuis. Dans sa préoccupation de soutenir une opposition linéaire en quelque sorte entre le merveilleux mythologique et le merveilleux chrétien, Chateaubriand a non seulement rétréci le débat, mais il l'a fait dévier. Dans une religion rituelle comme l'est le paganisme! le merveilleux se trouve dans l'expression sensible des mythes et la séduction irrésistible qu'ils exercent sur le beau et le bon. Dans une religion spirituelle comme l'est le christianisme, le merveilleux se trouve dans l'opération mystérieuse de la croyance et la force inconnue qui s'élève en l'âme, l'enivre, la conduit par le sacrifice, le martyre, à la possession du Vrai. Le merveilleux chrétien c'est l'âme chrétienne, et la poésie chrétienne c'est la description de l'âme qu'envahit peu à peu et inonde le sentiment du mystère infini qu'elle porte en elle. Et c'est par cet aspect que Corneille reprend sa supériorité. Loin de nous montrer, comme les comédiens du Moyen-Age, le ciel ouvert, il nous fait voir l'âme de Polyeucte.

Et cependant, malgré les témérités et les faiblesses inévitables, cette conception était neuve et juste. Elle

 

CIX

 

témoignait d'une rare liberté d'esprit et d'une vigueur dont il y a peu d'exemples. Elle indiquait des sources d'inspiration nouvelles, ou délaissées, ou méprisées ; rouvrait une veine poétique indéfiniment féconde, affranchissait les esprits de la superstition, mais non du respect de l'ancienne littérature classique, inaugurait le XIXe siècle et, littérairement, lui donnait naissance.

Ce fut en 1803, pendant son premier séjour à Rome, que Chateaubriand conçut l'idée des Martyrs. Le germe se trouve dans une lettre célèbre, une de ses productions les plus achevées, la lettre à Fontanes sur la Ville éternelle et la Campagne romaine (1) :

 

« Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au Colisée, sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d'or par toutes ces galeries où coulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l'enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l'architecture, j'apercevais, entre les ruines du côté droit de l'édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ce débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n'entendait que les aboiements des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion. »

 

Pour compléter ses images, ou du moins pour

 

1. datée de Rome, le 10 janvier 1804.

 

CX

 

renouveler sa provision, Chateaubriand visita en 1806 la Grèce, l'Orient, Jérusalem, et rentra par l'Espagne. Jamais livre ne fut plus travaillé. Les Mémoires d'Outre-Tombe nous apprennent que telles pages furent faites, défaites, re-faites cent fois, ce qui est peut-être un peu exagéré. Tous ses amis, Fontanes, Bertin, Guéneau de Mussy, Chênedollé, Joubert. Molé, même Boissonnade et Malte-Brun, avaient été consultés. L'ouvrage parut au printemps de 1809 ; et, il faut le constater, Chateaubriand ne recueillit pas le succès attendu.

Les défauts qui nous choquent aujourd'hui étaient alors inaperçus, parce qu'ils tenaient au goût du temps qui est dans la littérature ce qu'était dans les arts industriels le « style empire », c'est-à-dire un froid pastiche des formes antiques, une fatigante recherche de la noblesse banale et de la pureté sans caractère. Chateaubriand, pour se justifier d'avoir voulu écrire un poème en prose, avait, dans sa préface, invoqué l'exemple de Télémaque ; mais précisément c'est tout ce qui ne sent pas la mythologie de décadence qui plaît dans l'oeuvre de Fénelon, et ce sont les élégances épiques des Martyrs qui font le plus regretter le naturel de Télémaque. Toutes les fioritures et tous les artifices, périphrases, épithètes, invocations, s'y rencontrent. Il est curieux de les comparer aux parties de l'Itinéraire qu'ils emploient ; on préférera souvent le style simple des impressions de voyage aux beautés écrites du roman. Chateaubriand a reconnu lui-même plus tard que son « merveilleux » était manqué. « Le défaut des Martyrs, disait-il, tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer

 

CXI

 

et d'un ciel », et ce ciel, cet enfer avec leurs démons et leurs anges sont d'insupportables machines. On est déconcerté de voir transformer une religion toute spirituelle en un immense magasin de machines. Tout cela pouvait s'accommoder avec la mentalité du Moyen-Age ; mais au lendemain du XVIIIe siècle et de la Révolution, ce matériel était hors d'usage, Chateaubriand se trompait sur son temps. Bien plus, il se trompait sur lui-même. Chateaubriand était chrétien sans doute, mais il était plus artiste que chrétien et plus poète qu'artiste. Son christianisme d'assez fraîche date et de mince consistance lui montait à la tête, mais ne refluait pas au coeur. Il croyait, mais aimait-il? On en doute un peu. Ce qu'il prenait pour le christianisme n'en était que l'enveloppe éblouissante : architecture ogivale, rites liturgiques et le reste. Il sentait plus qu'il ne comprenait. L'intime, la « fine pointe » lui échappait sans qu'il s'en doutât. Il s'imaginait pouvoir devenir à son gré le Dante ou le Milton de la France, et il se trompait sur lui-même. Il résulte de cette erreur que, dans les Martyrs, le paradis est aussi obscur qu'ennuyeux ; et l'enfer décrit au VIIIe livre n'est qu'une assemblée parlementaire tenue par des diablotins. L'imagination de Chateaubriand a prodigué toutes ses ressources pour renouveler ces deux sujets tant rebattus, elle a échoué. Au point de vue théologique, dans le dialogue qui se passe au paradis entre le Père Éternel et le Rédempteur, on est assez surpris de voir représenter Eudore comme une nouvelle victime nécessaire au triomphe du christianisme, une nouvelle hostie exigée pour replonger Lucifer dans l'abîme.

Ces maladresses et ces erreurs s'expliquent en partie par l'énormité de l'étreinte épique chez Chateaubriand. « Une

 

CXII

 

épopée, dit-il quelque part, doit renfermer l'univers. » Il s'y est exercé dans les Martyrs. On y trouve, un peu pêle-mêle, la Grèce antique, Rome antique, Rome chrétienne, la Gaule, les Pays-Bas, l'Armorique, Paris au IVe  siècle, Gaulois, Francs, Grecs, Romains, Orientaux, Paganisme, Christianisme, philosophie antique, traits de psychologie moderne, par une fiction ingénieuse (1) XVIIIe siècle et Révolution française ; un coin de monde celtique par les druides et de monde du Moyen-Age par les fées ; et l'Olympe païen, et l'enfer chrétien, et le purgatoire, et les anges et les démons, et Pan et Jésus, et les Dryades et lei Dominations, et les magiciens du cirque qui ne sont d'aucune religion connue ; Homère, Virgile, Ovide, Julien l'Apostat, Voltaire, Saint-Just et Volney.

Mais si tout ce monde s'entasse, et parfois se bouscule un peu, si tout ce monde n'est pas également né viable, il n'en appartient pas moins à un art nouveau et il donne la formule de l'art moderne. C'est là que s'accumulent en se diversifiant et s'opposant à l'infini tous ces tableaux merveilleux, et variés, et inoubliables du maître des peintres : le Colisée formidable, les catacombes, la Messénie, la Germanie, le camp des légions, la prison chrétienne, la plèbe romaine, le lac druidique. Je ne parle que des paysages, et il reste les épisodes et les personnages.

Les épisodes, c'est en un certain sens, la partie historique ou, si l'on veut, archéologique du livre, c'est le passé. Ici Chateaubriand ne se trompait plus et, les anachronismes une fois acceptés, il ne faut pas lui ménager

 

1. Livre XVI. Hiéroclès et son discours.

 

CXIII

 

l'admiration. Si, comme nous l'avons montré, au point de vue esthétique, Voltaire l'a devancé, au point de vue historique Chateaubriand ne procède et ne dépend que de lui-même. Il a créé le sentiment historique et il l'a fait viable, puisque Augustin Thierry est né de lui et aussi la méthode que celui-ci a développée et formulée. Pour se rendre compte de leur valeur historique, il suffit de comparer les Martyrs aux Histoires de Voltaire. Il est bien certain que les Francs, les Gaulois, les Romains et les Grecs de Chateaubriand sont toujours discutables au nom du détail archéologique ; mais le point n'est pas là ; leur mérite fécond c'est de ne pas se ressembler les uns les autres, c'est par là qu'ils rompent avec l'insipide monotonie des Romains et des Grecs de la tragédie pseudo-classique. C'est Chateaubriand qui dans les Martyrs, il ne faut pas l'oublier, a introduit l'art d'individualiser les époques de l'histoire et de différencier les races. C'était opérer dans l'histoire la révolution qu'il avait réalisée dans l'art en dépeignant de façon à ne pas les confondre des mondes différents, les rives du Meschacébé et la campagne d'Athènes. Ce n'est pas ici le lieu de s'appesantir sur l'importance de l'innovation d'art que renfermaient les Martyrs; il suffit d'un mot pour rappeler « comment, en devenant le principe de tout ce que le romantisme désignera par le nom de couleur locale, elle a contribué au renouvellement de la poésie, au renouvellement de la manière d'écrire et de concevoir l'histoire, et au renouvellement de la critique même. Hugo, Vigny, Flaubert ne seront pas seuls à subir l'influence des Martyrs. Villemain, Sainte-Beuve et Renan n'y échapperont pas. »

Quant aux personnages, ils font voir les limites du

 

CXIV

 

talent de Chateaubriand. Celui-ci ne sait que lui-même — et le sait bien, sans doute, mais ne sait que cela. Ce n'eût pas été trop, pour les Martyrs, de posséder l'invention psychologique d'un Racine. Au lieu de cela, Chateaubriand est incapable de créer une âme qui ne soit pas la sienne. Chactas, René, Eudore, sont lui, toujours lui. Mais cela ne fait jamais qu'un héros par roman. Passé ce personnage qui intéresse seul parce que seul il est vivant, tous les autres sont vagues, insubstantiels. Céluta, Atala, Cymodocée sont impalpables, ce sont des formes bien plus que des êtres, Mila est plus réelle, mais ce n'est qu'une esquisse, Velléda seule est vraiment faite de chair, et ce n'est qu'un épisode. Dans les Martyrs c'est donc Eudore qui est privilégié ou, pour mieux dire, c'est M. de Chateaubriand, décrit et dépeint dans le détail troublant de ses malaises moraux. A chaque instant d'ailleurs, la fiction se déchire et Eudore découvre l'auteur. Ouvrons cet admirable sixième livre : « Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l'automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat aux avant-postes de l'armée. Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l'arc à demi tendu, je prêtais l'oreille au murmure de l'armée ennemie, au bruit de la mer et au cri. des oiseaux sauvages qui volaient dans l'obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée. Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie ; que de fois à l'abri des huttes des bergers où nous passions la nuit, que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ;que de fois, dis je, avec des jeunes gens exilés comme moi,

 

CXV

 

je me suis entretenu de notre cher pays ! » Et voilà à quoi sert d'avoir servi dans l'armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi, avec retroussis à l'hermine (1). Chateaubriand n'avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue (2).

Eudore une fois connu, il ne reste plus personne avec qui faire connaissance. Cette épopée qui contient tant de choses et tant de gens n'est qu'un roman à un seul personnage, et c'est son défaut capital. a Songez (3), en effet, que les Martyrs doivent être, en leur fond, un drame psychologique. Ce que la foi fait d'un chrétien primitif qui est un jeune homme passionné ; comment elle l'amène à sacrifier jouissances, puissance, honneur, gloire, amour, et à entraîner dans « la folie de la croix » et dans les délices du supplice ceux qui l'aiment et se donnent à lui : voilà le sujet des Martyrs. Traiter Polyeucte en poème épique (ah ! quel dessein ! et comme Chateaubriand est grand artiste encore en ce qu'il a l'instinct des grands sujets !), voilà ce que s'était proposé l'auteur du Génie du Christianisme. Eh bien, tout le cadre, et merveilleux, tous les épisodes, et admirables, toute la couleur, et vraie à ce point qu'elle a été une révélation, tout y est ; sauf le fond. Eudore et Cymodocée sont peu creusés : on voit leurs gestes, leurs démarches, leurs actes, très peu le fond de leur âme. Ils sont trop faibles pour porter le poids de ce sujet immense. Ils s'y perdent. Eux et leurs enfantines amours donnent parfois l'impression d'une idylle qui se promène dans une épopée ».

 

1. Mémoires, t. III, p. 67, 69 ; cf. p. 67-100.

2. G. Lanson, op. cit., p. 890.

3. E. Faguet, op. cit., p. 61.

 

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Voilà bien assez de critiques. Venons aux beautés. Voici une nuit de Grèce, douce et fine :

 

« Une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de Grèce : ce n'étaient point des ténèbres, c'était seulement l'absence du jour. L'air était doux comme le lait et le miel, et l'on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonidès et d'Acritas, la mer de Messénie, brillaient de la plus tendre lumière; une flotte ionienne bais-sait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier; Alcyon gémissait doucement sur son nid et le vent de la nuit apportait à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune. »

 

Le récit d'Eudore, simple prétexte pour le génie de Chateaubriand, est un des morceaux les plus achevés de la prose française. Successivement défilent devant l'imagination séduite et devant la vue la série enchanteresse de ces tableaux inoubliables : le vaisseau de Délos couvert de fleurs et de bandelettes et orné des statues des dieux ; Rome et sa campagne avec ses horizons estompés et ses aqueducs qui apportent leurs eaux au peuple-roi comme sur des arcs de triomphe ; puis Naples et les montagnes de Salerne, l'azur de la mer parsemé de voiles blanches, le cap Misène et Baies avec leurs enchantements, le tombeau de l'Africain ; — puis viennent les Gaules, les horizons bas et la terre plate et noire de Germanie, les Francs, farouches d'aspect, au langage rauque et expressif, — tous ces tableaux inoubliables, d'un coloris que le temps n'a pas terni, nous conduisent à la forêt druidique et à la vierge aux yeux sombres portant la faucille d'or suspendue à sa ceinture

 

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d'airain, Velléda, la plus belle, la plus complète, — la seule complète— création de Chateaubriand. Il se retrouve en Bretagne, sa terre natale, pauvre et laide, mais la terre sacrée d'où procède son tempérament et son génie, et il puise là une flamme plus claire, plus brûlante et plus haute. Toutefois cet épisode est trop étranger à notre étude, nous ne devons pas nous y attarder.

Le récit reprend et se poursuit jusqu'au martyre d'Eudore et de Cymodocée :

 

« Les chaînes du tigre tombent, et l'animal furieux s'élance en rugissant dans l'arène : un mouvement involontaire fait tressaillir les spectateurs. Cymodocée, saisie d'effroi, s'écrie :

« Ah! sauvez-moi ! »

« Et elle se jette dans les bras d'Eudore, qui se retourne vers elle. Il la serre contre sa poitrine, il aurait voulu la cacher dans son coeur. Le tigre arrive aux deux martyrs. Il se lève debout, et enfonçant ses ongles dans les flancs du fils de Lasthénès, il déchire avec ses dents les épaules du confesseur intrépide. Comme Cymodocée, toujours pressée dans le sein de son époux, ouvrait sur lui des yeux pleins d'amour et de frayeur, elle aperçoit la tête sanglante du tigre auprès de la tête d'Eudore. A l'instant la chaleur abandonne les membres de la vierge victorieuse ; ses paupières se ferment ; elle demeure suspendue aux bras de son époux, ainsi qu'un flocon de neige aux rameaux d'un pin du Ménale ou du Lycée. Les saintes martyres, Eulalie, Félicité, Perpétue, descendent pour chercher leur compagne: le tigre avait brisé le cou d'ivoire de la fille d'Homère. »

 

Le dessein premier des Martyrs, nous l'avons dit, était une démonstration, et les Martyrs sont, quoi qu'en ait Chateaubriand, un poème et rien autre. « Mais il avait dans son dessein d'en faire une thèse, et il en est resté quelque chose. Les critiques du XVIIe siècle,

 

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persuadés que tout oeuvre est oeuvre didactique, et demandant toujours : « Qu'est-ce que cela prouve ? » voulaient que l'Iliade contînt une démonstration morale, et, après coup, la trouvaient. Chateaubriand, d'avance, a voulu faire un poème qui fût une thèse, et il avait tant de génie qu'il a fait un poème néanmoins. »

Cependant l'effet de la thèse se fait sentir. Les deux merveilleux sont sans cesse en présence, ou plutôt en conflit. L'erreur est d'aligner face à face tout le merveilleux païen et tout le merveilleux chrétien, afin que la thèse soit sans lacunes. C'est lasser l'intérêt artistique de gaîté de coeur. La thèse se fait sentir encore dans la défaite, convenue à l'avance, des dieux auxquels on limite un peu les moyens de défense, afin de ne pas les faire trop séduisants et vainqueurs malgré tout. Et les dieux ne sont pas seuls à en souffrir. Cymodocée, pourvu qu'elle se donnât la peine de le vouloir, ferait, par sa seule résistance, un apôtre irrésistible de la beauté antique, Il faut donc qu'elle ne le veuille pas. D'où cette beauté toute physique et un peu molle que nulle conviction religieuse n'effleure et n'inspire. Vraiment, la charmante enfant ne tient pas assez à son paganisme. Elle n'est guère qu'amour et toute passive. Ni chrétienne ni païenne, disaient les critiques de son temps à Chateaubriand : ce n'est pas pour le Christ, c'est pour Eudore qu'elle meurt. — Comme Pauline meurt pour Polyeucte, aurait pu répondre Chateaubriand. — Oui, et c'est ce qui les rend naturelles ; mais Pauline avait lutté davantage.

Avant de nous séparer des Martyrs, il y aurait quelque sorte d'injustice à ne pas rappeler l'influence qu'ils exercèrent, — au temps où on les lisait, — sur la littérature.

 

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Sainte-Beuve a rapproché tel petit tableau des plaisirs faciles, au livre Ve, des vers de Lamartine dans le Passé. La dépendance n'est pas certaine, tandis qu'elle n'est plus douteuse dans Vigny, dans la Salammbô de Flaubert, et on sait par une page célèbre que la bataille des Francs a éveillé le sens de l'histoire chez Augustin Thierry. De là, pourrait-on dire, nous est venu tout ce qu'en histoire, comme dans le roman, comme dans les arts plastiques et ailleurs, nous avons depuis lors nommé du nom de « couleur locale ».

Mais ce qui est plus curieux peut-être, c'est de retrouver la description de Chateaubriand transportée dans une des premières pièces de Hugo, le Chant du cirque dans les Odes et Ballades ; c'est la vue de l'amphithéâtre où vont entrer les martyrs :

 

Des portes tout à coup les gonds d'acier gémissent,

La foule entre en froissant les grilles qui frémissent,

Les panthères dans l'ombre ont tressailli d'effroi,

Et, poussant mille cris qu'un long bruit accompagne,

Comme un fleuve épandu de montagne en montagne,

De degrés en degrés roule le peuple-roi.

 

Les deux chaises d'ivoire ont reçu les édiles.

L'hippopotame informe et les noirs crocodiles

Nagent autour du cirque en un large canal ;

Dans leurs cages de fer les cinq cents lions grondent,

Les vestales en choeur. dont les chants se répondent,

Apportent l'autel chaste et le feu virginal.

 

L'oeil ardent. le sein nu, l'impure courtisane

Près du foyer sacré pose un trépied profane.

On voile de cyprès l'autel des suppliants.

A travers leur cortège et de rois et d'esclaves,

Les sénateurs, vêtus d'augustes laticlaves,

Dans la foule, de loin, comptent tous leurs clients.

 

Ouvrons maintenant les Martyrs : « Cependant le peuple s'assemblait à l'amphithéâtre de Vespasien           

 

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La foule, vomie par les portiques, descendait et montait le long des escaliers extérieurs, et prenait son rang sur les marches revêtues de marbre.... Dans un canal creusé autour de l'arène nageaient un hippopotame et des crocodiles; cinq cents lions, quarante éléphants, des tigres, des panthères rugissaient dans les cavernes de l'amphithéâtre. Auprès des antres du trépas s'élevaient des lieux de prostitution publique ; des courtisanes nues... augmentaient l'horreur du spectacle. »

La ressemblance ici est évidente, l'hippopotame, les crocodiles, les cinq cents lions ne laissent plus de doute sur l'imitation. Ailleurs, dans ces mêmes Odes et Ballades, Hugo a rappelé la coutume du « repas libre » que Rome accordait aux condamnés, aux chrétiens eux-mêmes, à la veille de leur mort :

 

Elle offrait un festin à leur élite sainte,

Comme si, sur les bords du calice d'absinthe

Versant un peu de miel,

Sa pitié des martyrs ignorait l'énergie,

Et voulait consoler par une folle orgie

Ceux qu'appelait le ciel.

 

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VI — LA LÉGENDE DE FAUST.

 

Avec la légende du docteur Faust nous revenons au sujet qui nous a occupé dans le Mâgico prodigioso. Le thème est le même. Il n'est pas une petite ville allemande qui ne connaisse le conte bleu d'où le génie de Goethe a tiré un chef-d'oeuvre. La légende de Faust repose sur un fonds de vérité. Mélanchthon a connu personnellement un certain docteur Johannes Faust, né à Knittlingen, dans le Wurtemberg, vers la fin du XVe siècle. Il étudia à l'Université de Cracovie, où il s'adonna particulièrement à la magie. Son stage terminé, Faust adopta une profession particulière au Moyen-Age, il se fit « écolier errant », scholasticus vagans. Ce métier consistait à n'en avoir aucun et à les exercer tous. Avoir vingt ans, bon pied, bon oeil, n'être ni sot ni scrupuleux, c'était assez. « On allait de-ci, de-là, libre et capricieux comme le vent qui passe, aujourd'hui professeur, remplaçant le pédagogue empêché ; demain louant ses services à M. le curé pour entonner la grand'messe, prêchant même à sa place pour peu qu'on l'en priât, bref tenant le milieu entre le vagabond et le savant. Lorsqu'il avait assez couru, assez vu de pays, assez tâté de tout, il se fixait quelque part, entrait dans la vie régulière ; le vagabond disparaissait, le savant seul survivait.

 

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Malheureusement, de bonne heure ce fut le contraire qui arriva ; le vagabond devint tout l'homme ; sa science ne lui servit qu à faire des dupes et il abusa des privilèges que lui assurait son costume pour se livrer aux industries les moins avouables. C'était le temps où l'on croyait aux philtres, aux charmes, aux élixirs de longue vie, aux cures sympathiques, à la divination, aux évocations d'esprits. Tout cela se payait très cher. Les écoliers errants ne se firent point faute de dire la bonne aventure, d'indiquer les trésors cachés, de vendre des drogues merveilleuses. Le poignard destiné à les protéger dans leurs voyages leur servit à extorquer double et triple tribut aux confrères. Ils eurent, comme Panurge, soixante et dix manières de se procurer de l'argent, dont la plus honnête était de dérober par larcin. La corporation écolière se peupla de charlatans et d'escrocs, et de ces charlatans et escrocs, Faust fut le roi.

« Il n'y eut jamais hâbleur plus effronté. A sa sortie de l'Université, il commença sa tournée, se vantant en tous lieux de posséder une science merveilleuse et d'accomplir les plus surprenants prodiges. Il s'intitulait « philosophe des philosophes », source de la nécromancie, astrologue, physionome,, chiromancien, agromancien, pyromancien, et le reste (1) ». Ses contemporains faisaient peu de cas de lui. « C'est un bavard et un fourbe », disait Trithème ; « un fripon fieffé », ajoutait Conrad Mudt ; une manière de Cagliostro.

L'idée que tout était possible au docteur Faust parce qu'il avait le diable à ses ordres était acceptée de la

 

1. A. Barine, dans la Revue des Deux-Mondes, 15 oct. 1879.

 

plupart des contemporains. Si une chose doit surprendre dans l'histoire de cet habile charlatan, c'est que les autorités ecclésiastiques, si chatouilleuses à l'endroit de la magie, l'aient laissé faire parade impunément de ses recettes surnaturelles et de ses relations avec l'enfer. Dans un pays où on brûlait chaque année des centaines de personnes accusées de sorcellerie, Johannes Faust ne se laissa pas intimider, bien qu'il eût de temps à autre maille à partir avec la police. Il se fiait à son génie naturel, fertile en expédients, et aux bons avis de ses nombreux admirateurs, pour dépister les archers, qui arrivaient toujours trop tard; au moment où ils entraient par une porte, le docteur disparaissait par l'autre sans qu'on pût retrouver sa trace. Il savait A :ailleurs où se réfugier dans les occasions pressantes. Son bon ami, l'abbé Entonfuss, qui le faisait venir dans son monastère de Maulbronn pour apprendre de lui les secrets de l'alchimie, ne lui aurait pas refusé un asile en cas de besoin. Une seule fois il fut pris, et le prêtre auquel on le remit, au lieu de le faire brûler, lui demanda des leçons. Son adresse à s'esquiver devint la faculté de se rendre invisible, son activité remuante lui mérita la réputation d'ubiquité.

Tel était le héros dont la disparition n'arrêta plus la célébrité. La renommée de Faust continua de grandir pendant tout le XVIe siècle. Les circonstances s'y prêtaient. Au milieu du tumulte d'idées produit par la Réformation et la Renaissance, il se trouvait que l'histoire du remuant docteur fournissait des arguments à toutes les opinions, de sorti que chacun s'en empara et la fit valoir à sa manière. Les catholiques y voyaient la preuve des dangers de la science dont on imputait le

 

CXXIV

 

grand développement à l'esprit de la Réforme. L'homme possédé de ce désir de science allait jusqu'à lui sacrifier son salut éternel. En outre, ceux qui auraient eu le malheur d'en venir à ce point ne trouveraient de secours contre le diable que dans les sacrements de l'Église. Les protestants, de leur côté, imputaient les pratiques criminelles du docteur Faust à ce qu'ils appelaient les idolâtries catholiques, et ils estimaient d'autant plus urgent de mettre la foule en défiance contre elles que personne sur cette terre ne possédait, selon eux, le pouvoir de remettre les péchés.

« Un troisième courant vint ajouter aux éléments primitifs de la légende un élément nouveau, dont plus tard le génie de Goethe tirera un parti admirable. La Renaissance avait relevé l'idée de la personne humaine, non point seulement quant au corps, mais quant à l'esprit. Elle avait redonné confiance en la puissance intellectuelle de la créature, comme en la valeur de l'individu. Selon une jolie expression de M. Kuno Fischer, elle avait fait croire à la magie personnelle de l'homme. En même temps elle avait réveillé la notion antique que le secret de la Divinité est caché dans la nature. Elle ne songeait pas à soumettre celle-ci à un examen méthodique ; elle la considérait comme une énigme dont un mot mystérieux pouvait donner la clé, et elle demandait ce mot aux sciences occultes ; on était persuadé qu'un hasard heureux, tel que la réunion fortuite de deux signes cabalistiques, révélerait à l'humanité le secret de l'univers. En même temps, grâce aux efforts des lettrés, qui travaillaient à répandre la connaissance des écrivains anciens, les yeux s'ouvraient encore à une autre magie, celle de la beauté antique.

 

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L'Allemagne, âpre et barbare, contemplait avec éblouissement la Grèce radieuse, et à la foi en la pensée humaine, venait s'ajouter la foi en la beauté. Sous cette double influence, le charlatan se transfigura. Le magicien vulgaire, Faust, devint un nouveau Prométhée, dérobant les secrets réservés à la seule Divinité et amoureux de la beauté éternelle, qui se personnifia dans l'Argienne Hélène. Dans le récit anonyme imprimé à Francfort, en 1587, et qui est la plus ancienne biographie, la transformation du Faust primitif est déjà commencée : « Je veux voir les éléments en face ! s'écrie Faust ; comme je ne puis obtenir ni de Dieu ni des hommes la force de le faire, je me suis donné à l'esprit infernal, afin qu'il m'instruise et que je sache (1)».

Qu'on se rappelle qu'une semblable transformation de charlatan de bas étage en philosophe à l'esprit élevé qui ne voit dans la science qu'un moyen de parvenir à la vérité, nous est apparue dans la légende de Cyprien, et que c'est à cette conception que s'est arrêté Calderón. Qu'on se rappelle aussi l'admiration enthousiaste de Goethe pour Calderón, et on comprendra que le rapprochement entre Doctor Johann Faust et le héros du Mágico prodigioso s'imposait à son esprit. La légende populaire allemande constituait une sorte de recommencement de la vieille légende chrétienne de Cyprien. Le parallélisme est assez soutenu pour mériter d'être exposé ici.

« Le prologue de Doctor Johann Faust se passe aux enfers (2), C'est de Pluton que Méphistophélès reçoit la mission de tenter Johann Faust, « homme à l'esprit

 

1. A. Barine, op. cit.,

2. Id.

 

CXXVI

 

vigoureux et hardi, mécontent de lui-même et du monde ». Au premier acte, le rideau se lève sur le cabinet de travail du docteur, qui est occupé à méditer sur la nature humaine. — « L'homme veut goûter à toutes les sciences ; il aime le changement; il n'est jamais content de son sort ; le mendiant veut' devenir bourgeois ; le bourgeois, noble ; le noble, prince ; le prince, roi ; le roi, empereur. Il n'y a pas sous le soleil une créature vivante qui ait atteint le bonheur et la perfection dans la mesure de ses désirs. — Et toi aussi, Faust, tu n'es pas content de ton état. J'ai étudié toutes les sciences, l'Allemagne connaît le nom de Faust, — mais à quoi me sert tout cela? — Mes désirs restent inassouvis. — Ah ! tout cela est trop peu de chose pour mon esprit. — J'ai honte de moi, — c'est pourquoi j'ai résolu de m'adonner à la nécromancie. »

« A ce mot de nécromancie, il est interrompu par son bon génie, qui l'engage à continuer plutôt l'étude de la théologie, par laquelle il deviendra le plus heureux des hommes. Son mauvais génie le rassure en lui disant que par la nécromancie il deviendra, non seulement le plus heureux des hommes, mais encore le plus savant. Il se laisse tenter et ouvre un livre de magie envoyé par un donateur inconnu. Les esprits infernaux obéissent à ses évocations, et alors a lieu la scène célèbre où le docteur interroge les démons avant de les prendre à son service.

 

FAUST.

 

            — Toi, le premier à ma droite, comment t'appelles-tu, et quelle est ta vitesse ?

 

LE DÉMON.

 

            — Je m'appelle Asmodé, et je suis aussi rapide que le limaçon sur la haie.

 

FAUST.

 

            — Va-t'en ! Hors d'ici, prince de la paresse ! Et toi, à ma gauche, comment t'appelles-tu ?

 

LE DÉMON.

 

            — Je m'appelle Auerhahn.

 

FAUST.

 

            — Et quelle est ta vitesse, Auerhahn ?

 

AUERHAHN.

 

— Je suis rapide comme la flèche.

 

FAUST.

 

—  Ce n'est pas assez pour moi. Va-t'en ! Et toi, petit velu, qui es-tu ?

 

LE DÉMON.

 

            — Je m'appelle Fitzliputzli, et je suis rapide comme l'aile de l'oiseau le plus vite.

 

FAUST.

 

            — C'est mieux que les autres, mais c'est encore trop lent pour moi. Va-t'en.

 

Ainsi de suite jusqu'à l'arrivée de Méphistophélès, qui déclare être aussi rapide que la pensée humaine. Faust lui donne rendez-vous la nuit suivante pour conclure un pacte.

Au second acte, Faust est de nouveau seul. Les démons de l'avarice, de la volupté, de l'orgueil et des autres péchés capitaux viennent le tenter. Il les chasse honteusement. Ce qu'il veut, c'est savoir : — Méphistophélès aura-t-il le pouvoir de remplir le vide intérieur dont je souffre ? Pourra-t-il répondre à toutes mes questions sur ces obscurs secrets qui sont cachés à nous autres hommes ? — A l'arrivée de Méphistophélès, il se hâte de

 

CXXVIII

 

lui poser ses conditions : — Tu me serviras fidèlement pendant vingt-quatre ans.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

            — Vingt-quatre ans ! Mais c'est une éternité ! La moitié serait bien assez.

 

FAUST.

 

            — Du tout. Vingt-quatre ans, à trois cent soixante-cinq jours par année.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Allons ! accordé. Après ?

 

FAUST.

 

            — Tu ne me laisseras jamais manquer d'argent ; tu me fourniras abondamment de toutes les nécessités de la vie, tu me feras jouir de tous ses plaisirs.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

— Bon. Après ?

 

FAUST.

 

            — Tu me découvriras toutes les sciences et tous les arts cachés du monde...

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Passe encore pour cela.

 

FAUST.

 

            Et tu répondras fidèlement et véridiquement à toutes mes questions, soit sur les choses temporelles, soit sur les spirituelles.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Si je le puis, très volontiers.

 

Ces deux dernières clauses sont les clauses importantes ; le reste n'est que menus détails qui ne souffrent point de difficultés. Après Faust, c'est à Méphistophélès

 

CXXIX

 

de fixer ses conditions. La dernière est d'appartenir corps et âme au diable au bout de vingt-quatre ans. Faust signe le contrat, en se disant à part lui qu'il sera plus malin que le diable et qu'il trouvera moyen de rompre le marché avant l'expiration du délai.

Le troisième acte est consacré à la course de Faust à travers le monde, sous la conduite de Méphistophélès. Les prodiges se succèdent.

L'acte quatrième et dernier montre le docteur Faust, rassasié, lassé de tout, déplorant son pacte et la perte de son bonheur éternel. Accablé de repentir, et aussi de frayeur, il voudrait se délivrer du démon, recommencer une autre vie. Il cherche comment il pourra amener Méphistophélès à briser lui-même le pacte qui les lie. — Je veux, lui dit-il, t'interroger sur des choses importantes. Notre contrat t'oblige à me répondre la vérité.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Parle.

 

FAUST.

 

            — Parle-moi donc du ciel et de ses splendeurs, des élus et de leurs joies. Dis-moi si je pourrais encore devenir un enfant de la béatitude.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Je n'en sais rien.

 

FAUST.

 

            — Il faut que tu me le dises, tu y es obligé.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

 

            — Je n'ose pas !

 

FAUST.

            — En vertu de notre contrat, tu es forcé de parler !

 

CXXX

 

MÉPHISTOPHÉLÉS (avec angoisse).

 

            — Je ne peux pas !

 

FAUST.

 

            — Alors je t'exorcise !

 

Méphistophélès s'enfuit en poussant un cri. Faust se jette à genoux et prie. Il va être sauvé, quand le démon, sentant sa victime lui échapper, s'avise de lui envoyer Hélène, ou la beauté idéale. Dans les idées de l'auteur du drame populaire, la tentation était irrésistible, et en même temps il y avait crime à succomber. — « Viens ! s'écrie Faust éperdu, en apercevant Hélène. Tu seras mon tout ! Tu seras ma compagne pour toujours ! » — Il veut la saisir dans ses bras. Hélène se change en une furie qui lui reproché ses péchés, et Méphistophélès triomphant lui annonce qu'il est irrévocablement damné ; la nuit prochaine, au coup de minuit, les diables viendront chercher son âme.

On a reconnu le thème du Mágico, bien qu'avec des différences. C'est de ce thème que Goethe va s'emparer pour le rapprocher de la légende de Cyprien en y introduisant le rôle de Marguerite qui n'existait pas, même en germe, dans la vieille pièce populaire.

« Voici tantôt plus de soixante ans, écrivait Goethe cinq jours avant sa mort, que la conception de Faust m'est venue en pleine jeunesse, parfaitement nette, distincte, toutes les scènes se déroulant devant mes yeux dans leur ordre de succession ; le plan depuis ce jour ne m'a plus quitté et, vivant de cette idée, je la reprenais en détail et j’en composais tour à tour les morceaux qui dans le

 

CXXXI

 

moment m'intéressaient davantage (1). » Cette conception immédiate et immuable de la légende s'explique en ce que, pour Goethe, Faust devint un « livre à clé ». Goethe revécut Faust. Il était arrivé à Strasbourg la tête pleine d'illusions et de présomption, assuré de tout savoir bientôt. Sa première rencontre avec Herder l'avait dégrisé, transpercé. Pour se ressaisir, il lui fallait la rencontre de Merck, — dont il fera Méphistophélès. — C'est pendant la dernière période du séjour à Strasbourg que Goethe avait connu la fille du pasteur de Sesenheim, Frédérique Brion, humble et douce enfant au coeur de laquelle il s'était implanté et qu'il devait dédommager en la transformant en Marguerite, l'héroïne du drame. C'est, avec la légende du Doctor Johann Faust et la pièce de Calderón, l'une des sources du Faust de Goethe. On voit qu'ici nous sommes singulièrement plus éloignés de la légende des martyrs Cyprien et Justiné que nous n'en étions dans el Mágico prodigioso .

 

1. Lettre à Guillaume de Humboldt, 17 mars 1832. C'est donc en 1772, dernière période de sa vie d'étudiant, au lendemain de son doctorat, à l'âge de vingt-trois ans, que Goethe mesura d'un coup d'oeil toute l'architecture du poème. Le chef-d'oeuvre ne se dégagea que de l'édition de 1808.

2. A. Sanchez-Moguel, Memoria acerca de « El Mdgico prodigioso » de Calderón, y en especial sobre las relaciones de este drama con et « Faust » de Goethe Madrid, 1881. E. Faligan, La légende de Faust [et le miracle de Théophile], dans les Mém. de la Société nationale d'Agriculture, Sciences et Arts d'Angers, 1882, t. XXXVIII, p. 209.

 

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VII — CALIGULA.

 

Il ne serait pas facile de rapprocher deux noms plus différents que ceux de Caligula et d'Alexandre Dumas. C'est ce rapprochement que vit néanmoins l'affiche annonçant, le 26 décembre 1837 (1), la représentation du Théâtre-Français : Caligula, tragédie en cinq actes, en vers, précédée d'un prologue. Si l'on en croyait Dumas, dans la courte et très curieuse Préface qu'il a mise à sa pièce, ce serait un « tabernacle » que son Caligula. En tous cas, ce qui en faisait l'originalité vraie, le charme et la nouveauté, c'est que l'auteur avait entrepris de rattacher à l'épisode de la conjuration qui amena la mort de Caligula un tableau d'une réelle beauté le premier martyre qui eût ensanglanté Rome païenne, celui d'une vierge chrétienne immolée par Caligula. Dumas, qui se vantait d'expédier un drame en quelques heures, déclarait avoir employé cinq années à sa tragédie et n'avoir passé aucun jour de ces cinq années sans s'y occuper. Car « c'était, dit-il, toute une époque inconnue, ou, qui pis est, mal connue ; une époque, que, arrivés à un certain âge, nous ne revoyons plus qu'à travers les souvenirs fastidieux du collège, et qu'il fallait reconstruire sur le terrain mouvant du théâtre,

 

1. Reprise à l'Odéon le 8 novembre 1888.

 

CXXXIII

 

dans les limites étroites de la scène et d'après l'architecture sévère des unités. Ajoutez à cela que l'antiquité, telle que nous l'avait montrée dans ses tragédies l'école voltairienne, était tombée dans un si merveilleux discrédit que l'ennui qu'elle traînait à sa suite était devenu proverbial ; c'était donc plus qu'une innovation que je tentais : c'était une réhabilitation (1) ». Après deux pages de divagations magnifiques, qu'on peut omettre sans le moindre inconvénient, Dumas explique que la fin du règne de Caligula lui parut la plus appropriée à ses « théories providentielles » ; « sur trois types dont j'avais besoin, l'histoire m'en offrait deux, et, depuis longtemps, mon imagination avait enfanté le troisième : ces trois types étaient Messaline, Caligula, Stella (2). » Ce qui est très inattendu, et les partisans de l'Apostolicité des Églises des Gaules nous sauront bon gré de leur signaler cet argument nouveau, c'est de trouver dans Alexandre Dumas un tenant des légendes provençales. J'ai encadré, disait-il, « dans ma tragédie la tradition provençale de la Madeleine, si vivante et si respectée encore aujourd'hui sur la côte de la Camargue et dans la vallée que domine la Sainte-Baume : or, selon cette tradition, ce fut l'an 40 du Christ que les saints exilés touchèrent les champs de Marius ; il n'y a donc rien d'étonnant qu'un an après — la scène se passe en l'an 41. — cette tradition soit racontée à Rome par la jeune convertie, Stella, qui avait assisté à leur débarquement (3) ». Voilà, si nous ne nous. trompons, le plus ancien témoignage

 

1. Caligula, préface.

2. Id.

3. Id.

 

CXXXIII

 

des légendes provençales, postérieur d'une année à l'événement ! On n'avait rien soupçonné de pareil jus-qu'à ce jour !

Quelques critiques ne louèrent pas la tragédie sans réserves. « Peu importe, répondit Dumas, ceux-là n'ont vu dans mon oeuvre que la forme : ils ont tourné autour de la tente, sans -voir l'arche qu'elle abritait, ils ont examiné les vases et les chandeliers de l'autel, mais ils n'ont point ouvert le tabernacle.

« Seul, le public a compris instinctivement qu'il y avait sous cette enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte ; il a suivi l'action dans tous ses replis de serpent ; il a écouté pendant quatre heures, avec recueillement et religion, le bruit de ce fleuve roulant de pensées qui lui ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes et graves : puis il s'est retiré la tête inclinée, et pareil à un homme qui vient d'entrevoir en rêve la solution d'un problème qu'il avait souvent et vainement cherché pendant ses veilles (1) ».

Le public, peut-être, ne s'était pas trompé (2). Rien de plus étrange, de plus confus en son genre, qu'un long récit du premier acte, où la soeur de lait de Caligula raconte à sa mère l'histoire de sa conversion, embrouillée dans celle de Lazare et de Madeleine. Elle se promenait sur la plage de Provence et

 

… Voilà

Que je vois s'avancer, sans pilote et sans rames,

Une barque portant deux hommes et deux femmes,

 

1. Caligula, préface.

2. A. Desjardins. La Vie des saints au théâtre, dans la Quinzaine, 1er  décembre 1896.

 

CXXXV

 

Et, spectacle inouï qui me ravit encor,

Tous quatre avaient au front une auréole d'or...

…Tous quatre venaient du fond de la Syrie :

Un édit les avait bannis de leur patrie,

Et, se faisant bourreaux, des hommes irrités,

Sans avirons, sans eau, sans pain et garrottés,

Sur une frêle barque échouée au rivage,

Les avaient à la mer poussés dans un orage.

Mais à peine l'esquif eut-il touché les flots,

Qu'un cantique chanté par les saints matelots,

L'ouragan replia ses ailes frémissantes,

Que la mer aplanit ses vagues mugissantes,

Et qu'un soleil plus pur, reparaissant aux cieux,

Enveloppa l'esquif d'un cercle radieux !...

 

JUNIA

 

Mais c'était un prodige.

STELLA

 

Un miracle, ma mère !

 

Ce dernier vers était bien simple. Mais il renfermait en deux mots l'antithèse du paganisme et du christianisme : il souleva, dans le public, de longs applaudissements.

Après quoi, Stella poursuit son récit et raconte la résurrection de Lazare par Jésus. Junia l'interrompt alors : « Sans doute on éleva des autels à cet homme. »

 

STELLA

 

Ma mère, il fut traîné chez le préteur de Rome :

Car il disait tout haut que le faible et le fort

Sont égaux devant Dieu comme devant la mort ;

Et, lorsqu'il ne pouvait par d'ouvertes paroles

Exprimer sa pensée, alors ses paraboles

Poursuivaient les puissants... Les puissants eurent peur!

Ils dirent que c'était un prophète trompeur !

Sa mort fut résolue et, sur leur insistance,

Un juge se trouva qui rendit la sentence.

Mais au regard des Juifs, au Calvaire assemblés,

Tandis que les bourreaux, par la haine aveuglés,

Croyaient clouer ses bras contre une croix immonde,

Ma mère ! ils étendaient ses deux mains sur le monde...

 

CXXXVI

 

Les applaudissements redoublèrent.

On rencontrera difficilement rien de plus ridicule que la première scène du deuxième acte, où Caligula, tremblant de peur et de colère au bruit d'un orage qui passe sur le Palatin, manifeste son effroi par des imprécations, des serments et des voeux ; mais on ne rencontrera rien de plus odieux et de plus brutal que la cinquième scène du même acte, lorsque Caligula, comme un fauve sur sa proie, se précipite à nos yeux sur Stella, qu'il a fait enlever à sa mère; c'est l'extrême limite du réalisme repoussant et de l'inconvenance. Cette scène, qui choqua profondément les spectateurs de 1837, souleva l'enthousiasme en 1888.

Le morceau achevé est la deuxième scène du quatrième acte entre Stella et son fiancé Aquila, introduit par intrigue auprès d'elle, tandis que, prisonnière de César, elle redoute ses violences. Aquila, se voyant enfermé avec la jeune fille et perdu comme elle, lui dit :

 

... Si, jusqu'à ce jour, pur et religieux,

Ton amour virginal fut béni par les dieux,

Eh bien, que cet amour, bravant la mort jalouse,

A cette heure se change en un amour d'épouse ;

Et, puisqu'il faut mourir, Stella, plus de regrets,

Plus rien que le bonheur, et le néant après !...

 

Stella résiste. Non seulement elle résiste, mais elle trouble l'âme obscure d'Aquila, le fascine :

 

…..Ecoute-moi, je veux

Que mon Dieu soit le tien, ma croyance la tienne,

Afin qu'au ciel encor ta Stella t'appartienne.

 

Et Aquila se laisse subjuguer par la foi que lui prêche l'objet de son amour.

 

AQUILA

 

Mais pour être sauvé que faut-il ?

 

CXXXVII

 

STELLA

 

Croire en Lui.

AQUILA

 

Ecoute, je ne sais si ce Dieu qui t'inspire

Jamais des autres dieux renversera l'empire.

Si cette éternité promise à notre amour

Fut de tout temps, ou bien doit exister un jour,

Et si de mon ardeur l'inextinguible flamme,

Quand mon coeur sera mort, doit revivre en mon âme ;

Mais je sais, en échange, ô Stella, que je crois

A tout ce que tu dis avec ta douce voix ;

Que je veux sur nous deux que le même coup tombe,

Afin de partager l'avenir de ta tombe,

Et que c'est ou ta nuit ou ton jour qu'il me faut

Pour dormir ici-bas ou m'éveiller là-haut.

 

STELLA

 

Eh bien donc; puisqu'il plaît au Seigneur, qui m'envoie,

De te conduire au ciel, aussi par cette voie,

Et que la pauvre femme à qui son jour a lui,

Néophyte d'hier, est apôtre aujourd'hui ;

Puisque, pour enseigner la sublime croyance,

L'intention suffit où manque la science ;

Puisqu'il daigne abaisser son oeil divin sur nous,

Je vais t'interroger.

 

AQUILA

 

Je t'écoute.

 

STELLA

 

A genoux.

Crois-tu que de mon Dieu la puissance féconde

Ait par sa volonté du néant fait le monde ?

 

AQUILA

 

Oui.

 

STELLA

 

Crois-tu que le Christ, Sauveur prédestiné,

Conçu de l'Esprit-Saint, d'une Vierge soit né?

 

AQUILA

 

Oui.

 

CXXXVIII

 

STELLA

 

Crois-tu que, versé par sa mort volontaire,

Son sang ait racheté les crimes de la terre ?

Et crois-tu que, pour nous étendu sur la croix,

Il souffrit et mourût ? ... Le crois-tu ?

 

AQUILA

 

Je le crois.

STELLA

 

C'est bien Fils exilé de la céleste enceinte,

Je te baptise au nom de la Trinité sainte.

Fermé par l'ignorance et rouvert par la foi,

Chrétien, le ciel t’attend…

(Caligula entre.).

Martyr, relève-toi !

 

Ce qui suit ne signifie rien. C est la mort de Stella en qualité de chrétienne et l'assassinat de Caligula.

Cette pièce représente l'apport du romantisme dans la tragédie chrétienne ; mais il semble que Dumas n'ait eu d'autre but en vue que de montrer aux derniers classiques la manière de traiter l'antiquité à moins que tout simplement il ait voulu tenir une gageure. Excédé du bruit qu'on persistait à faire autour des Horaces et de Britannicus, Dumas, sans songer que la pièce doit faire voir, comme il le prétend, «sous l'enveloppe visible de son drame une chose mystérieuse et sainte », a voulu substituer à la vision classique de l'antiquité romaine une vision nouvelle, élargie pour ainsi dire par les procédés du romantisme.

La comparaison serait curieuse à faire. On s’apercevrait peut-être alors que dans cette évocation du passé, celui des trois qui, sous prétexte de couleur locale, a mis le plus de traits contemporains, je veux dire modernes, et datés de l’année même où il écrivait sa tragédie, c'est encore Dumas. Beaucoup plus d’ailleurs qu’à une tragédie de tragédie de Racine et de Corneille, le Caligula de Dumas, pour la façon à la fois exacte et libre dont il est traité, — libre au fond, trop libre même, dans la combinaison

 

CXXXIX

 

des événements comme dans l’expression des sentiments, exacte quant au détail et à la fidélité relative du décor et du costume, — ressemblerait à la Théodora  de M. Victorien Sardou. Le Prologue demeure la partie la plus amusante et la plus alerte de l’ouvrage. On sait qu’il est célèbre dans les fastes du romantisme. Lorsque plus personne en France ne connaîtra Caligula, l’empire et les Romains que par un ouï-dire,  — ce qui ne saurait manquer d’arriver prochainement, — il passera sans doute aussi pour instructif.

            En coups de théâtre, dans Caligula, en scènes intéressantes, (qu’il ne faudrait que transposer, que l’on pourrait même rendre belles, rien qu’en les débarrassant d’un excès de romantisme), en situations hardies et ingénieuses, il y aurait de quoi défrayer une demi-douzaine de tragédies classiques. Mais, malgré les cinq années employées à sa tragédie, Dumas s’est trop hâté encore. Dans cette pièce, comme dans ses autres ouvrages, on sent que la facilité a empêché la perfection. Caligula est un beau drame manqué.

            Il n’est pas seul dans ce cas ; mais il n’y a guère d’intérêt aujourd’hui à exhumer des essais condamnés d’avance à l’avortement. Si les noms de Caligula et d’Alexandre Dumas sont surpris de se rencontrer, d’autres paraissent avoir dû l’être plus encore, par exemple : Les Martyrs par E. Scribe, musique de Donizetti. Scribe et Donizetti ! après cela on ne peut plus attendre qu’Offenbach (1).

            Citons encore un ouvrage oublié. Un très honnête

 

1. Les Martyrs, opéra en 4 actes. Paroles traduites par Eug. Scribe, musique de Doizetti, divertissements de la Corali ; représenté pour la 1ère fois le (10) avril 1840 ; Milano, 1840 (trad. Paolina et Polinto).

 

CXL

 

homme qui vivait vers le milieu du siècle dernier et écrivait des rimes tous les jours à partir de deux heures après midi, Jean Reboul, s'imagina pouvoir entreprendre un drame religieux. Il l'intitula Vivia et prit pour sujet le martyre de sainte Perpétue. Cette tragédie fut représentée à l'Odéon le 6 avril 1850. Le nom de Jean Reboul, bien que très respecté, ne put éviter à son ouvrage le sort qu'il méritait. La pièce tomba lamentablement.

Victime de cette sorte de conspiration qui se forme dans les cénacles de province autour de celui qu'on sature. de louanges et qu'on aveugle sur sa propre valeur, Reboul n'avait produit qu'une tragédie « à l'usage des maisons d'éducation » . L'échec de Vivia, loin de convaincre l'entourage du versificateur, lui persuada que Reboul était victime de la malveillance et des coteries. Dans ce groupe d'intimes, on allait jusqu'à comparer Vivia à Polyeucte. Cela semble incroyable. Il faut citer : « Vivia souffre sans doute de la comparaison involontaire qu'on en fait avec Polyeucte, son modèle et son pendant. Corneille nuit beaucoup à son disciple. Mais il faut le dire aussi, à la lecture ou dans une représentation, faite d'après les données complètes de l'auteur, le Martyre de Vivia aurait pris une couleur bien plus animée, une allure bien plus vive, si, volontairement ou par force, Reboul n'avait pas supprimé les choeurs destinés à ouvrir chacun des trois actes. Ces choeurs, où règne un souffle ardent d'enthousiasme religieux, en même temps qu'une science réelle de l'antiquité, étaient faits pour impressionner vivement les auditeurs et subjuguer leur admiration (1) ».

 

1. Mgr de Cabrières. Jean Reboul. Notice biographique en tête de Dernières poésies, in-12. Avignon, 1865, p. 125 sq.

 

CXLI

 

Voyons ces choeurs. Ils valent le reste. On y lit ceci, par exemple :

 

Que l'eau sainte qui va ruisseler sur sa face

La lie à notre Dieu d'un éternel amour !

 

Une eau qui lie est chose nouvelle ; mais c'est le monologue d'un prêtre de Cybèle qui donne la bonne mesure :

 

Soit que Phébus, du haut d'une aurore empourprée,

Jette ses rayons d'or sur l'or de tes sillons,

Soit que Phébé, trois fois sacrée,

De ses blanches lueurs argente tes vallons ;

Soit que ton Océan heurte contre sa plage

Et ses ongles d'écume (!) et sa crinière d'eau (!!).

Soit que,

 

Patience, c'est le dernier.

 

Soit que, réfléchissant l'étoile ou le nuage,

Il soit comme un enfant riant dans son berceau,

Quelle âme plus féconde eut plus riche manteau ?

Déesse aux puissantes mamelles,

Toi qui changes en lait jusqu'aux sucs du tombeau,

Prête l'oreille à tes fidèles.

Car le jour de Cybèle est pour eux le plus beau.

 

Je demande grâce pour un souvenir personnel. Vers l'âge de douze ans, j'assistais au collège à la représentation d'une tragédie en cinq actes., en vers, intitulée : Les Flavius, par le R. P. Longhaye (1). L'unique souvenir que j'en avais conservé, c'était de m'y être prodigieusement ennuyé. Ce n'était pas assez pour en reparler après tant d'années; il fallait relire les Flavius, je les ai relus, et dans « l'édition définitive

 

1. G. Longhaye, S. J., Théâtre chrétien, in-8°, Paris, 1891, t. I, p. 1 sq. Le tome II s'ouvre par un drame intitulé Campian, martyr anglais en 1581. Ce n'est pas lui faire tort que de le passer sous silence.

 

CXLII 

 

L'auteur groupe ses compositions sous le titre de « Théâtre chrétien » et ne paraît se faire aucune illusion sur leur compte : « Ce sont, dit-il, des drames de collège (1). Eh ! oui, je le confesse. D'aucuns ont pensé que l'aveu me nuirait fort; mais le moyen d'y échapper, je vous le demande ? Il est donc vrai ; ces pièces furent écrites pour les collèges, les cercles, les patronages et autres réunions de jeunes chrétiens; c'est leur milieu natal et elles n'en sortiront point ».

Eh bien ! qu'elles y restent.

C'est sans doute pour justifier la prétention de « drames de collège » que l'on ne voit que des hommes pendant toute l'action. Ceci est d'une moralité irréprochable ; cependant il faut bien reconnaître que les hommes ne composent que la moitié du genre humain et tout le monde, plus ou moins, a eu l'occasion de constater que dans les drames, ainsi que dans la vie entière, il est rare qu'il n'y ait que des hommes. Si vous y tenez absolument, choisissez alors vos sujets de drame au Mont-Athos. Mais à qui pense-t-on faire accepter qu'un drame puisse se passer à la cour d'un empereur romain; que cet empereur y joue un rôle et avec lui un consul, les deux héritiers de l'empire, un sénateur et le reste, sans qu'une femme intervienne jamais ? Remarquez bien que deux femmes qui devraient intervenir dans ce drame sont deux saintes, les Domitille ; quant à Domitia, la femme de César, « elle ne doit pas être soupçonnée». Ainsi vous excluez de parti pris la vraisemblance. La raison d'agir

 

1. Sans doute dans le sens de : à l'usage des collèges. Je n'ai pas souvenir de pareille représentation, ni même d'aucune autre pendant mes années de collège. Grâces à Dieu.

 

CXLIII

 

de la sorte est assez pauvre. On résiste à l'idée de représenter des femmes sur la scène d'un collège chrétien. Mme de Maintenon ne s'embarrassait pas pour si peu et faisait représenter Joad, Abner et Mathan par les demoiselles de Saint-Cyr. J'ai vu représenter, quelques années après les Flavius, et sur la scène du même collège, Athalie, et les rôles de Josabeth et d'Athalie étaient tenus par des camarades, un peu dégingandés et gauches, je le veux bien, mais, enfin, tout y était, et honni soit qui mal y pense.

Ceci dit, il est facile de constater que, dépourvus de toute signification dramatique, les drames de la catégorie dont nous venons de parler ne sont pas aussi complètement dénués au point de vue prosodique. Quelques vers sont d'une facture très satisfaisante et contiennent parfois des observations psychologiques fort justes. Ce sont peut-être des sentences glanées ailleurs, mais refaites, bien venues et définitives :

 

On retrouve l'audace à force de terreur (1).

……..

Nerva, pour bien haïr, il faut avoir aimé (2).

……..

On espère à quinze ans ; à quarante, on méprise (3).

 

Une description de la haine nous montrera d'un coup à quelle distance nous sommes de la vraie poésie :

 

La haine qui, toujours à soi-même fidèle,

Se recueille et grandit quand tout manque autour d'elle,

Par delà tout espoir prolonge ses combats,

Et succombe, s'il faut, mais ne désarme pas (4).

 

1. Act. I, sc. II.

2. Act. I, sc. III.

3. Act. III, sc. I.

4. Act. I, sc. I.

 

CXLIV

 

Les divers ouvrages que nous avons énumérés et appréciés en dernier lieu ne sont pas arrivés à la notoriété durable d'un roman intitulé Fabiola, dont l'auteur était le futur cardinal Wiseman. Il est difficile de se montrer sévère à l'égard d'un livre qui a initié la moitié des jeunes filles à la connaissance de l'antiquité chrétienne, et cela pendant deux, peut-être trois générations. Un tel livre devait posséder des qualités dont nous sommes évidemment mauvais juge, puisque nous ne les apercevons pas. Ce qui subsiste aujourd'hui de Fabiola, c'est l'opulence qu'elle a procurée à deux éditeurs, et le plaisir qu'elle a donné à la plupart de celles qui l'ont lue.

Sous des apparences archéologiques qui ne sont qu'un trompe-l'oeil d'érudition, on voit énumérer des personnages, ou, pour mieux dire, des cartonnages sans vérité historique ni psychologique. Composé au Ve ou au VIe siècle, le livre serait du plus vif intérêt parce qu'il se rattacherait à la légende dioclétienne, si compliquée et si curieuse ; composé au XIXe siècle, il n'est qu'un pastiche des histoires apocryphes les plus insipides du temps passé (1).

Très supérieure au point de vue littéraire, Callista de Newmann ne présente rien qui balance Fabiola comme intérêt. Ces romans ne sont ni romanesques, ni réalistes, ce sont des pensums et rien de mieux. Il est possible qu'ils n'aient pas été autre chose pour les deux rares esprits qui en furent les auteurs ; il est probable qu'ils le redeviendront de plus en plus pour les lecteurs et les

 

1. Sur ce roman on consultera avec profit: Wilfrid Ward, Le cardinal Wiseman, sa vie et son temps (1802-1865), trad. J. Cardon, Paris, 1900, t. II, p. 99-134.

 

CXLV

 

lectrices qui formeront le projet de les lire et s'en acquitteront jusqu'au bout.

Les livres très savants et les livres très médiocres ont de commun le commencement de leur destinée. Personne n'en parle. « Un tel silence est souvent de bon augure, disait Rivarol, mais il ne faut pas qu'il se soutienne. » Si la critique s'occupe de pareils livres, c'est en passant, dans des notices qui, comme les ouvrages eux-mêmes, ne signifient rien. Dans toute cette écriture, on ne sait par quel bout commencer. Ce n'est pas qu'il faille craindre de faire des jaloux ; la plupart des auteurs de ces compositions sont morts ou n'en valent guère plus. Pour se guider dans l'appréciation de cette catégorie d'ouvrages, on n'a que le prix de vente ou bien le format ou le poids du papier. L'apparition et le succès de Fabiola donnèrent naissance à toute une littérature de rapsodies qu'il serait entièrement superflu de rappeler ici (1). Sainte Perpétue ne pouvait échapper à cette effervescence romantique. Une Histoire de sainte Perpétue et de ses compagnons, parue en 1885, est un mélange curieux d'érudition et d'imagination. C'est ainsi qu'on voit apparaître auprès de la

 

1. Callista (du cardinal Newmann), Caecilius Viriathus, Césonia, Epagathus, Lydia, etc., enfin Vivia par de Maricourt. Une efflorescence analogue a suivi l'apparition de Quo Vadis ; c'est Aurelia, le dieu Plutus, le Gladiateur, Cinéas, Flora, etc. Je me contente de renvoyer les curieux de cette littérature à des productions dénuées de toute valeur, telles que : A. J. Christie, The martyrdom of S. Cecily, a draina in three acts in verse, 1865 ; L. Hayois. Le martyre de sainte Eulalie, drame religieux, in-8°, Paris, 1858 ; Lafond, Dorothée vierge et martyre, tragédie, in-88, Paris, 1873 ; la liste s'allongerait sans profit. Il faut mentionner à part : Blandine, par Jules, Barbier et L'Incendie de Rome, par Armand Ephraïm et Jean La Rode. On trouvera une critique de ces ouvrages dans J. Lemaître, Les contemporains (78 série). Très récemment a paru un récit de A. Baumann Les martyrs de Lyon, Roman historique, Paris, Perrin, 1905.

 

CXLVI

 

mère de sainte Perpétue « une de ses soeurs, type rare dans l'histoire des familles antiques, qui a vieilli sur le berceau de ses neveux et les a aimés comme une mère (1) ». Cette honnête personne est de l'invention de l'auteur qui y tient évidemment comme à une trouvaille, car il la fait comparaître à plusieurs reprises (2). C'est une autre trouvaille qui permet à l'auteur « d'affirmer, timidement il est vrai, que le mari de Perpétue était un chrétien, ou tout au moins un catéchumène (3) ». Or, il n'y a pas un mot ni un texte ni l'ombre d'un texte qui autorise cette affirmation. Rien non plus qui autorise à avancer que le mari de Perpétue, auquel il n'est fait allusion nulle part, était mort, et cependant si, avec l'auteur, « nous pénétrons par la pensée dans la maison où [Perpétue] a fait son entrée triomphale au jour de ses noces, nous la retrouvons courageuse et vaillante toujours, mais frappée dans ses plus chères affections. Elle porte le sombre vêtement des veuves et ses longs cheveux sont épars sur ses épaules en signe de deuil (4) »

En si beau chemin on ne s'arrête plus. Il ne suffit pas de faire mourir ce pauvre mari, on le martyrise. L'auteur fait remarquer que, de ce fait, Perpétue devient « l'épouse » et « la veuve » d'un martyr. Ceci n'est pas tout à fait exact. On n'est jamais l'épouse que d'un homme vivant, et un martyr ne l'est plus ; on ne pourrait être la veuve d'un martyr que si on avait été son épouse, et c'est bien impossible, parce que le martyre n'est pas un état,

 

1. Mgr Pillet, Histoire de sainte Perpétue et de ses compagnons, in-8°, Lille, 1885, p. 70.

2. Id., p. 74, 80.

3. Id., p. 89.

4. Id., p. 109.

 

CXVII

 

mais un acte, et l'acte même qui rompt le lien conjugal. On peut être la veuve d'un épicier, mais on ne saurait être rien de plus que la veuve d'un homme qui mourut martyr. Afin de reposer de cette petite querelle de mots, je "cite ce qui suit : « Qu'il serait beau de contempler [Perpétue] tenant appuyée sur son sein la tête sanglante de son mari frappé dans la fleur de son âge ! Qu'il serait admirable de la voir fermer les yeux de cet époux si aimé, se recommander elle-même, ainsi que son enfant, à celui qui part sitôt pour le ciel et lui donner là-haut un rendez-vous éternel (1)»! Nous voilà en plein épilogue du Rouge et Noir, Mlle de la Môle ramassant la tête coupée de Julien Sorel.

Il reste à citer un passage plus surprenant encore, Perpétue « avait vu ses compagnons de supplice se dépouiller de leurs vêtements pour paraître dans, l'arène; elle aussi, elle était obligée de se soumettre à cette pénible humiliation. Sans doute elle hésita un moment. Mais elle se souvint de sa dernière vision; elle pensa à son Christ dépouillé pour être flagellé et pour mourir... ; elle déposa tranquillement les vêtements qui la couvraient, et rajustant avec une coquetterie sublime les tresses de sa chevelure, elle s'avança, modeste et intrépide, au grand soleil de l'arène. Félicité y fut aussi bientôt, et, après avoir muni leur front du signe auguste de la croix, les deux chrétiennes apparurent, entourées d'un invisible vêtement que les anges déployèrent autour d'elles pour les protéger contre les regards de la foule qui les environnait ». Il y a ici une affirmation de telle nature qu'il est impossible de ne pas la relever.

 

1. Mgr Pillet, Histoire de sainte Perpétue, etc., p. 113.

 

CXLVIII

 

L'auteur, au mépris du texte des Actes, et sans avertir le lecteur par une note, introduit dans son récit un fait surnaturel inventé de toutes pièces par lui. Il ne lui est pas loisible de faire intervenir à son gré les anges, pas plus que de changer les lois de la nature. Par l'effet d'une pruderie ridicule, il se permet d'altérer la réalité historique d'un fait. Sainte Perpétue et sainte Félicité furent exposées nues dans l'amphithéâtre et la foule les vit nues. Ceci est si vrai que cette nudité provoqua chez les spectateurs un sentiment de compassion à la vue des membres un peu grêles de Perpétue et du lait qui s'échappait goutte à goutte des mamelles de Félicité nouvellement accouchée. En introduisant un prodige qui n'a jamais existé que dans son imagination, l'auteur a manqué, j'ai le regret et le devoir de le dire, à la bonne foi.

C'est par de semblables procédés que l'on est venu à bout de discréditer devant un grand nombre d'esprits la réalité historique des faits surnaturels (1).

 

1. Les gens de Meurseault (canton de Beaune) ont un joli dicton que je note au passage. Pour témoigner le degré le plus élevé de leur défiance à l'égard d'un homme, d'un récit quelconque, ils disent de lui : Mentoux comme une vie de saint.

 

Haut du document

 

VIII — MYRRHA, SERENUS, SILVANUS

 

Un « Parnassien » — et ce n'est certes pas en mauvaise part que je lui rends ce titre dont se contentait son jeune et rare talent — M. Anatole France, a consacré quelques essais de sa belle imagination antique à des sujets qui ont rapport avec l'étude que je poursuis en ce moment.

Dans L'Etui de nacre, la première perle est un dialogue entre L. Aelius Lamia et Ponce Pilate vieilli, goutteux, un peu conventionnel, mais très beau. Tous deux se sont rencontrés à Baies et échangent des souvenirs ; on ne parle guère que du temps et des actes de l'ancien procurateur de Judée. Les derniers mots sont une vraie révélation d'âme et valent à eux seuls toute la pièce. Lamia se rappelle une Juive dont la beauté, jadis, l'avait séduit. « Après quelques mois que je l'avais perdue, continue-t-il, j'appris, par hasard, qu'elle s'était jointe à une petite troupe d'hommes et de femmes qui suivaient un jeune thaumaturge galiléen. Il se nommait Jésus ; il était de Nazareth, et il fut mis en croix pour je ne sais quel crime. Pontius, te souvient-il de cet homme ? »

« Pontius Pilatus fronça les sourcils et porta la main à son front, comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence :

 

CL

 

— « Jésus ? murmura-t-il, Jésus, de Nazareth ? Je ne me rappelle pas (1). »

M. Jules Lemaître ne s'est pas contenté de quelques pages, c'est une « nouvelle » qu'il a écrite et à laquelle il a donné ce titre : « Myrrha, vierge et martyre (2) ». M. Lemaitre a rédigé une douzaine de volumes d'impressions de théâtre (je dis douze pour ne rien exagérer), il a vu et apprécié bien des choses, parmi lesquelles il s'en trouve qui l'ont peu préparé à traiter un sujet chrétien. D'un compte rendu sur « L'oeil crevé » à « Myrrha, vierge et martyre », il y a un large espace, que son talent ne comble pas. Myrrha est une fillette de seize ans, affranchie, qui n'a jamais vu Néron, quoique, comme bien l'on pense, elle ait beaucoup entendu parler de lui. Là-dessus elle se met en tête un peu de le convertir et beaucoup plus de le voir. Elle fait causer un barbier qui l'a vu, un jardinier qui l'a vu également et qui l'emmène promener dans un jardin où l'empereur ne vient jamais. Bien entendu, Néron vient dans le jardin et Myrrha: s'engloutit dans un massif de telle sorte qu'elle voit tout ce qu'elle veut voir et entend tout ce qu'elle peut désirer entendre. Ici commence un monologue de Néron, qui est un parfait modèle de niaiserie: J'en crois Néron bien capable, — quoique cependant… — mais j'en croyais M. Lemaître (car enfin Néron ici, c'est Lemaître), j'en croyais 21. Lemaître incapable, Néron s'ennuie et il dit et il énumère les raisons qu'il a de s'ennuyer, ce qui semble composé tout exprès pour attendrir Myrrha., Celle-ci a le bon sens de se tenir coi et elle peut

 

1. A. France, L’Etui de nacre, in-12, Paris, 1892; p. 28.

2. J. Lemaitre, Myrrha, vierge et martyre, in-12, Paris, 1894, p. 1-41.

 

CLI

 

ainsi regarder et entendre jusqu'au bout. Il va de soi que Néron finit par annoncer qu'il brûlera Rome.

On ne le croirait pas si la jeune fille ne nous en prévenait. Depuis qu'elle a vu Néron, « elle a perdu la paix, elle est troublée ». C'est, somme toute, possible. Acté aima Néron et l'aima d'un amour véritable et profond : il faut ajouter que c'était Néron adolescent, Néron encore soumis à Burrhus. Myrrha choisit moins bien son moment, mais d'une tête de seize ans on peut s'attendre à tout. Le prince de Ligne raconte dans ses Mémoires qu'on fit remettre au roi Louis XVI une lettre collective adressée par quelques jeunes filles pensionnaires dans un couvent, à Paris, où elles s'ennuyaient. La lettre était adressée au grand Turc, à qui ces demoiselles demandaient de les admettre dans son harem. La Cour s'en amusa pendant trois jours. Je pense que Myrrha eût volontiers écrit la lettre au grand Turc, en tout cas la voilà qui rumine de convertir Néron, malgré les conseils d'in prêtre nommé Calliste qui l'engage à appliquer le fruit de ses prières et de ses pénitences à tout autre qu'à l'empereur monstrueux. « Je le ferai, père, dit-elle; mais, ce n'est pas ma faute, depuis que je l'ai vu, je pense toujours à lui (1) . »

Il va sans dire que Myrrha, revenant un jour d'avoir porté son ouvrage, se trouve en face de l’incendie de Rome et que, « comme elle passait sous le mur d'une haute terrasse où, s'élevait une tour carrée, elle entendit quelqu'un chanter au sommet de cette tour en s'accompagnant de. la lyre. C'était un. chant triste et lent », etc. etc. Vous comprenez bien que c'est Néron qui chante

 

1. J. Lemaitre, Myrrha, etc , p. 28.

CLII

 

sur ce belvédère ; inutile de remarquer combien tout cela est naturel, sans rien dire de la réalité historique de ce chant qui ne fut probablement jamais chanté.

On arrête les chrétiens, voilà Myrrha en prison. « Toujours elle revoyait, plus belle dans son souvenir, la tête terrible et triste de l'empereur, et elle espérait comparaître devant lui pour être interrogée », car décidément Myrrha est conquise, la voilà qui, par jalousie, se met à souffrir au nom seul de Poppée. Mais elle joue de malheur. L'interrogatoire a lieu devant un proconsul qui condamne tous les chrétiens aux lions.

 

— « L'empereur y sera-t-il ? demanda Myrrha à l'un des geôliers.

            — « L'empereur ne manque pas une de ces fêtes, répondit l'homme.

« Une grande joie illumina le visage de la jeune fille…»

 

J'ajoute qu'elle ne sait pas exactement pourquoi, et qu'elle rappelle aux condamnés, qui vont l'oublier, dans la prière du soir, la prière spéciale pour l'empereur Néron. Un geôlier se met à pleurer immédiatement — il paraît que c'était un grand blond, — et, comme cela va de soi, se convertit à la religion de Myrrha.

« Le lendemain, on conduisit les chrétiens dans une prison basse située sous l'amphithéâtre du grand cirque. A travers les barreaux, Myrrha voyait l'arène éclatante de lumière ».

 

Suit une description de la foule qui vient occuper ses places, des lions qui attendent leur repas, et des chrétiens qu'on encourage le mieux possible à se montrer fermes.

 

« Mais Myrrha restait à l'écart, debout près de la grille, étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle. Des belluaires

 

CLIII

 

ouvrirent en même temps la porte de la prison et celle de la cage aux lions ; et, tout à coup, il se fit un grand silence.

« Myrrha, la première, entra dans l'arène. Elle vit l'empereur sur l'estrade ; et tout droit, d'un pas égal et léger, elle marcha vers lui. Elle pensait :

« Il faudra bien qu'il me voie. et ce sera près de lui que mon âme s'exhalera pour sauver la sienne.

…………..

«Myrrha marchait toujours, les yeux attachés sur Néron. L'empereur, à demi penché vers l'un de ses compagnons, sentit ce regard et se retourna. Il crut que la jeune fille venait lui demander grâce et eut un méchant sourire.

« Mais elle arriva, sans dire un mot ni relever ses mains unies, jusqu'au pied de l'estrade ; et là, immobile, elle continuait à le regarder.

« Ses cheveux dénoués pendaient sur son dos, et une déchirure de sa robe découvrait son épaule délicate.

« L'empereur avança un peu sa tête de dieu bestial. Une courte flamme s'alluma sous ses paupières lourdes. Il se leva et appelant par son nom le chef des belluaires, fit un geste de

grâce...

« Un des lions, ayant aperçu Myrrha, s'approchait à grands pas obliques...

« Alors le vieux Calliste, qui avait compris le geste de l'empereur, saisit Myrrha dans ses bras maigres et, de toutes ses forces, il la poussa vers le lion »

 

Eh bien ! il a raison, ce vieux Calliste; il est le seul qui soit moral ici. Comment espère-t-on nous faire accepter de pareilles imaginations ? Il y a plus que l'archéologie et que l'histoire qui sont lourdement méconnues, il y a une chose dont on n'est jamais dispensé de tenir compte:

le bon sens.

Un autre essai du même écrivain est intitulé

 

1. Jules Lemaître, Myrrha, etc., p. 40.

 

CLIV

 

Sérénus (1).  Ce rapide récit a provoqué chez plusieurs une vive admiration. Sérénus, c'est l'histoire d'un pseudo-martyr. Un jeune homme, contemporain de Néron, a traversé toutes les sociétés de son temps, sérieuses et frivoles, raffinées et débauchées, intellectuelles et décadentes. Dégoûté de tout et de tous, il décide de se tuer, change d'avis, se laisse réconcilier avec l'existence grâce à la douce parole de Séréna, sa soeur. Celle-ci, le jugeant assez revenu à lui-même, entreprend de le convertir et le conduit à l'assemblée des chrétiens. Sérénus admire leur vertu, prend plaisir à leurs cérémonies, mais ne peut partager leur foi. Cependant le chef de la communauté, le prêtre Timothée, le met clans l'obligation de s'affilier ou de s'éloigner. Sérénus, craignant de contrister sa soeur, reçoit le baptême sans cesser d'être incrédule. Et pour justifier à ses yeux ce qui n'est, en somme, qu'une trahison à peine déguisée, il s'efforcera de découvrir dans les rites du baptême un sens vaguement symbolique que puisse accepter sa philosophie sceptique ! Ce n'en est pas moins l'action d'un malhonnête homme.

Un matin, Sérénus, non loin de la porte Capène, en se rendant à l'assemblée, assomme à moitié le favori de l'empereur, Parthénius, qui, revenant de quelque orgie, avait outragé Séréna en paroles. Parthénius, pour se venger, l'ait saisir Sérénus et sa soeur comme chrétiens. Séréna est exilée par Domitien dans l'île Pandataria, et Sérénus est condamné à être décapité dans la prison Mamertine. Il y rencontre le consulaire Clemens, condamné comme lui au dernier supplice. Durant la nuit

 

1. Sérénus, Histoire d'un martyr, in-12°, Paris, 1886.

qui précède l'exécution, Sérénus écrit une sorte de confession dans laquelle il raconte sa vie, son étrange conversion, et fait, en termes fort clairs, l'aveu de son incrédulité. Puis, pour éviter « la mort qui souille et qui défigure, la hache du licteur qui peut manquer son coup », il avale le poison qu'il portait dans la perle creuse de son anneau.

Le lendemain, le prêtre Timothée et quelques fidèles se font délivrer les cadavres de Flavius Clemens et de Sérénus. Timothée s'aperçoit que Sérénus n'est pas mort martyr, et que probablement il a mis fin lui-même à ses jours. Il découvre la confession écrite sur un parchemin roulé dans un étui de pourpre sous la tunique du mort. Il lit le manuscrit et croit comprendre la vérité.

 

« Le vieux prêtre en restait donc aux soupçons sur le cas de Sérénus et sur sa fin païenne. Il aurait pu confier le manuscrit à un lecteur plus habile ; mais, s'il désirait le mot d l'énigme, il ne craignait pas moins le scandale de la découverte. Puis, si Sérénus n'était pas mort pour le Christ, c'était à cause du Christ qu'il avait été condamné. Et peut-être avait-il eu, au moment d'expirer, une illumination subite, un éclair de foi ?

« Alors Timothée songea à brûler le mystérieux écrit. Mais un scrupule, un respect de la mort le retint. Il s'agenouilla et pria quelque temps, et, ayant remis le parchemin dans son étui. il retourna au tombeau de la voie Ardéatine.

« Il glissa le petit rouleau sous la tunique de Sérénus et dit tout haut :

« — Que son crime ou sa justification demeure avec lui ! Son écrit le jugera. Dieu qui sondez les reins et les coeurs, je recommande mon frère à votre miséricorde (1). »

 

Ce testament ou, si on le veut, cette confession est

 

1. Sérénus, p. 50-51.

 

 

CLVI

 

une histoire très décevante, mais qui semble avoir influé sur la façon dont M. Jean Richepin et M. Sienkiewicz ont conçu le personnel de la Martyre et de Quo Vadis. Le prêtre Timothée est le prototype du farouche Crispus de Quo Vadis et du non moins farouche Aruns de la Martyre. Les ressemblances ne s'arrêtent pas là et il y aurait peut-être intérêt à rechercher dans quelle mesure Quo Vadis procède de Sérénus et de plusieurs ouvrages de Dumas le père ; mais ceci n'est plus de notre sujet. Timothée, tel que le vit Sérénus, « était austère, désintéressé et croyait ardemment : fort ignorant du reste, parlant un mauvais grec, comprenant à peine le latin. Avec cela de brusques éclairs d'éloquence. Mais sa logique était étroite ; il connaissait mal les coeurs ; il ne comprenait rien aux nuances délicates du sentiment ou de la pensée ; son imagination était sombre et son zèle avait quelque chose d'âpre et de farouche. Je vis clairement, par son exemple, les côtés fâcheux d'une foi trop absolue et trop militante, et ce qu'elle peut engendrer, chez certains esprits, de raideur désagréable, d'intolérance, presque d'inhumanité... Le doux Calliste avait sagement permis au consul Clemens de prendre part extérieurement aux cérémonies de la religion romaine ; Timothée s'indigna de cette tolérance, dit qu'on ne pouvait servir deux maîtres, et remplit d'une telle terreur l'esprit un peu faible de Clemens, que le pauvre homme résigna subitement ses fonctions de consul, ce qui fut l'origine de sa perte. Après ces avertissements, Timothée condamna à des pénitences publiques cette innocente Acté, parce qu'elle continuait à se farder, à porter des bijoux et à s'habiller avec trop de recherche. La bonne créature me raconta un jour, en versant des

 

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torrents de larmes, comme il l'avait traitée durement... » Indépendamment du plaisir d'art que peuvent procurer les écrits de ce genre, il reste discutable qu'on ait le droit d'y introduire des personnages et des événements historiques déformés jusqu'à l'inexactitude volontaire.

Tout ceci n'est cependant que la bordure et l'agrément. La portée véritable du roman de Sérénus est de présenter une conception théologique du christianisme fondée sur des observations trop superficielles pour mériter une discussion approfondie. Il est toutefois impossible de passer sous silence des témoignages qu'on ne peut attribuer qu'à l'ignorance ou à la mauvaise foi. Ce qui a trait à une résignation des pouvoirs consulaires par Flavius Clemens pendant l'année même du consulat force un texte de Suétone (1). Dans ce qu'on va re, se trouve une erreur non moins formelle sur le rang attribué au consul dans les assemblées des fidèles z. « J'éprouvais, écrit Sérénus, tantôt un sentiment de mauvaise humeur, tantôt un méchant plaisir à surprendre chez les chrétiens ces faiblesses humaines, qu'à d'autres moments je leur reprochais d'avoir voulu dépouiller. Le consul Clemens, dans cette société de frères égaux devant Dieu, était traité avec des honneurs particuliers et y prenait plaisir. Les esclaves étaient aux derniers rangs. Il y avait entre les femmes des rivalités pour la préparation des agapes ou l'entretien des vêtements sacerdotaux. » Nous voilà rendus aux commérages, ce qui donne une idée plutôt médiocre des dons philosophiques de

 

1. Voir Les Martyrs, t. I, p. 41.

2. Dom Cabrol, Une petite leçon d'archéologie chrétienne, dans la Revue des Facultés catholiques de l'Ouest, 1896.

 

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Sérénus. On ne s'explique pas très bien qu'un homme d'esprit, si attentif aux clabauderies de son entourage, se montre si dédaigneux pour l'insuffisance et le peu de portée raisonnante des chrétiens. « J'étais choqué, avoue-t-il, que ces saints fussent si sûrs de tant de choses et de choses si merveilleuses, quand j'avais, moi, tant cherché sans trouver, tant douté dans ma vie, et mis finalement mon orgueil dans mon incroyance. » Sérénus était un assez pauvre homme, s'il en était là ; car se trouver froissé de la foi des autres qu'on ne partage point est assurément l'état d'esprit le plus voisin du fanatisme, et 'le fanatisme se place assez bas dans l'étiage de la pensée.

Ce qui achève de dépeindre la hauteur intellectuelle et philosophique de Sérénus, c'est le fait de trouver les chrétiens « par trop simples, fermés aux impressions artistiques et inélégants ». Le reproche est plaisant. En vérité, le christianisme n'a jamais visé à être une religion de malotrus ; mais les cultes asiates et helléniques ne sauraient — même les plus raffinés — être donnés pour des modèles de délicatesse et de finesse. Ils contiennent tous une part de brutalité physique, qui est comme la rançon de leur dépravation voilée. Les prostitutions sacrées, les éleusinies, les processions orgiaques sont sans doute réprouvées comme inélégantes par les moins délicats, mais ce ne sont pas là les seuls excès de ces religions pratiques et charmantes, leurs seules erreurs de goût. A Sparte, Diane se réjouissait du gémissement des jeunes garçons et des vierges qu'on fouettait sur son autel.

Telles étaient les objections de Sérénus. Telles les lut dans le manuscrit, sans bien comprendre, le prêtre Timothée, que M. Lemaître montre très embarrassé de sa découverte. Nous avons vu qu'il en prit son parti, tandis

 

CLIX

 

que Styrax, le fidèle esclave de Sérénus, ensevelit son maître dans un loculus de la voie Ardéatine, et, sur la pierre funéraire qui fermait le tombeau, grava cette épitaphe :

 

MARCVM ANNÆVM SERENVM MARTVR

SPIRITA SANCTA IN MENTE HAVETE

 

« Et (1) maintenant, Sérénus, dormez en paix ! Rien ne manque à votre tombe, pas même les barbarismes et les solécismes qui doivent donner à votre inscription un Cachet d'incontestable authenticité, et apprendre aux générations futures la gloire de votre martyre.

« Sérénus passe, en effet, sous le nom de saint Marc le Romain, pour un vrai martyr ; on dira même tout à l'heure comment il fait des miracles ; du moins M. Lemaître nous l'affirme.

« Malheureusement pour M. Lemaître, les closes ne se passaient pas tout à fait aussi simplement. On y mettait plus de façons. Les chrétiens de cette époque y regardaient à deux fois avant d'accorder à l'un des leurs, fût-il mort de mort violente dans la prison ou dans l'amphithéâtre, les honneurs du martyre. Il fallait que le défunt fût reconnu comme vrai martyr, qu'il fût vindicatus, c'est-à-dire revendiqué par l'Église. Ce n'était point sans de longues enquêtes, dit Edmond Le Riant, sans un sérieux concours de témoignages, que l'on inscrivait, aux temps antiques, un nom sur la liste des martyrs. Lorsqu'un fidèle mourait dans les supplices, condamné par le juge païen, une information s'ouvrait ; était-ce bien pour la seule foi du Christ qu'il avait été mis mort ? Avait-il su trouver la force de persister jusqu'à

 

1. Nous citons l'opuscule de Dom Cabrol.

 

CLX

 

son dernier souffle ? N'avait-il pas par quelque violence défié ses persécuteurs ? C'étaient là autant de points que l'Église s'appliquait à élucider, avant d'appeler sur un de ses fils la vénération de tous... Devancer le jugement de l'Église dans la vénération d'un mort était chose grave et condamnée (1).

« Or, dans les conditions où était mort Sérénus, Styrax avait beau écrire martur sur le marbre, et y ajouter : spirita sancta in mente havete, ou toute autre formule, cela n'eût pas suffi pour transformer en un martyr honoré par l'Église le suicidé de la prison Mamertine. »

Ce n'est pas la seule invraisemblance de la nouvelle de M. Lemaître. Outre qu'on peut être surpris de voir le farouche Timothée laisser Styrax canoniser Sérénus, alors qu'il sait à quoi s'en tenir sur le genre de mort du jeune homme, il faut observer que la gravure des inscriptions cémétériales servant d'épitaphes revenait à la corporation des fossoyeurs, les fossores (2).

« Reste le texte même de l'épitaphe. M. Lemaître s'est efforcé de lui donner une couleur bien locale ; et, de peur sans doute de tomber dans quelque piège épigraphique, il s'est borné à copier, ou à peu près, une autre inscription des catacombes. On peut lire, en effet, sur les murs du cimetière de Calliste ces mots dont M. Lemaître s'est visiblement inspiré (3) :

 

1. E. Le Blant, Les persécuteurs et les martyrs, Paris, 1893: Polyeucte et le zèle téméraire.

2. Pour la démonstration tirée de l'épitaphe du pape Fabien, cf. Les Martyrs, t. IV, 1905, préf., p.CVII.

3. Cf. de Rossi, Inscriptiones, t. I, p. CXI ; Roma sotterranea, t.11,p.384, pl. XXX, n° 26. Inutile de faire remarquer que cette inscription ne porte pas le mot martur que M. Lemaître a ajouté à la sienne pour les besoins de son conte.

 

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Marcianum Successum Severum spirita sancta in mente havete, et omnes fratres nostros.

Mais cette invocation n'est pas une épitaphe : elle a été tracée par un pèlerin qui se recommande aux martyrs, spirita sancta. Le sens exact dans la langue du temps est celui-ci : « Esprits bienheureux, souvenez-vous de Marcianus Successus Severus et de tous nos frères ». Seulement, M. Lemaître n'a pas pris garde que ce graffite a été écrit au plus tôt après le milieu du IIIe siècle et que, en le transportant à l'époque des Flaviens après l'avoir transformé en épitaphe, il fait de son épitaphe un anachronisme, et qu'elle sent son apocryphe d'une lieue. J'ajoute que c'est presque un contre-sens. S'il est naturel de voir un pèlerin inscrire son nom sur les murs d'une chapelle en se recommandant aux martyrs, on ne comprend pas Styrax recommandant un martyr aux prières d'autres martyrs, comme il le fait dans l'inscription qu'on lui attribue. Sa prière n'a plus de sens pour un chrétien : Injuriam facit martyri qui orat pro martyre.

« Revenons à Sérénus. L'oubli se fait sur son nom ; les siècles passent sur sa tombe. L'épitaphe de Styrax ne paraît pas avoir attiré les pèlerins, et pour cause. Jusqu'au IXe siècle, Sérénus dormit en paix. Mais en l'an de grâce 830, Angelran, alors abbé des bénédictins de Beaugency-sur-Loire, pieusement jaloux des miracles opérés dans la chapelle du prieuré de Cléry par les reliques de sainte Avigerne, résolut d'aller chercher à Rome les cendres de quelque martyr d'importance pour en doter l'église de son abbaye.

« Angelran tomba justement sur l'épitaphe de Sérénus. Il obtint la permission d'ouvrir la tombe et d'emporter

 

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les restes de Sérénus qu'il appelait déjà, dans sa pensée, saint Marc le Romain.

« La châsse du saint fut installée dans l'église des bénédictins de Beaugency, au milieu d'un grand concours de peuple, le jour de Pâques de l'année 861.

« Pendant ce temps, Adalbéron, le plus savant homme de l'abbaye, découvrait, en lisant la confession de Sérénus, que ce dernier n'était pas Annæus Sérénus, l'ami de Sénèque, mais bien le fils de cet ami et qu'il était mort en païen.

« Mais il était trop tard ; la piété populaire était déchaînée, et du reste le prétendu saint Marc le Romain faisait déjà des miracles, comme un vrai saint. M. Lemaître ajoute qu'en 1793 la bibliothèque de l'abbaye fut transportée à l'hôtel-de-ville de Beaugency. C'est là qu'il a eu la bonne fortune, foi de critique, de trouver, avec la relation des miracles de saint Marc le Romain, le manuscrit de Sérénus.

« Frappé des invraisemblances de ce récit, j'ai voulu m'assurer, moi aussi, de sa véracité, et j'ai eu le regret de constater que ce n'étaient pas les fidèles de Beaugency-sur-Loire, mais bien le critique qui avait été victime d'une mystification.

« Chacun sait que les moines de Cléry, ayant appris la découverte d'un corps faite par leurs confrères les bénédictins de Beaugency, et voyant le concours des fidèles autour du nouveau martyr, au grand détriment de leur sainte Avigerne, en conçurent quelque jalousie. De ce temps vivait à Cléry un moine à qui était confiée la garde de la bibliothèque et de l'archive ; grand clerc, mais d'esprit aventureux et bizarre, il avait adopté plusieurs des opinions de Scot

 

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Erigène, dont il était quelque peu parent. Pour donner le change au public et ruiner le crédit du nouveau martyr, il s'avisa d'écrire une relation fantaisiste de la découverte des moines de Beaugency, et il inventa le récit de la conversion de Sérénus tel à peu près que nous l'avons lu dans le conte de M. Lemaître. Le travail à peine achevé, l'archiviste de Cléry, pris d'un remords salutaire, mit de côté son manuscrit sans en donner connaissance à personne. Le malheur voulut qu'il ne le détruisît pas, et que M. Lemaître tombât justement sur ce libelle et le prît pour une page d'histoire.

« Dès lors tout s'explique. On comprend tout de suite que ces inexactitudes archéologiques qui nous surprenaient si fort dans un lettré comme M. Lemaître, se rencontrent chez un moine du IXe siècle, si érudit qu'il fût. Le seul tort de M. Lemaître a été de prendre pour authentique une narration qui porte en elle-même tous les signes de sa fausseté. Une remarque bien simple eût épargné à l'écrivain un pareil mécompte. Il suffit de la plus rapide étude du manuscrit que M. Lemaître a eu en mains, pour se convaincre que ses caractères paléographiques trahissent la calligraphie de l'école de Tours. Or, personne n'ignore que, si les copistes du prieuré de Cléry appartenaient à cette école, ceux de Beaugency-sur-Loire, par esprit d'opposition sans doute, se rattachaient à celle de Normandie. Par suite, le manuscrit que M. Lemaître a eu en mains provient de l'abbaye de Cléry, c'est-à-dire des rivaux de celle de Beaugency ; et cela seul eût dû suffire à le mettre en garde.

« Que si, poussé par ses scrupules d'érudit, il eût continué ses recherches dans le même hôtel de ville

 

CLXIII

 

où il a trouvé le manuscrit apocryphe de Sérénus, il n'aurait pas eu de peine à découvrir le récit de la translation authentique des reliques de Beaugency, qui ne ressemble guère à la narration de M. Lemaître.

« Le moine chargé de rapporter un corps saint avait nom Audaldus. Seulement ce n'est pas à Rome, c'est à Valence, en Espagne, qu'il était allé en 855 Sur les indications d'un Espagnol nommé Berta, il parvint à enlever les reliques de saint Vincent, diacre, martyr bien authentique celui-là, mort dans les tourments pour affirmer sa foi au Christ. Comme Audaldus passait à Saragosse, une femme chez qui il logeait, le voyant pendant la nuit psalmodier avec des cierges allumés, le dénonça à l'évêque. Audaldus fut pris, jeté en prison, et, comme il refusait de dire quel était le martyr dont il emportait ainsi les reliques, on le mit à la torture. Rien ne put ébranler sa constance. Après l'avoir retenu quelque temps en prison, on le relâcha, mais sans lui rendre les reliques. Revenu dans son monastère, il raconta ses aventures; elles parurent si invraisemblables qu'on refusa de le croire et il fut chassé. Ce n'est que huit ans plus tard et avec le secours de Salomon, comte de Cerdagne, qu'il parvint à arracher le corps de saint Vincent à l'évêque de Saragosse, et il en fit présent à son monastère. »

La confession de Sérénus nous a écarté de la littérature, il y faut revenir. Le Testament de Silvanus va nous y ramener. Ces quelques pages de M. de Vogüé sont, elles aussi, une « confession » imaginaire qui

 

1. Cf. Mabillon, Acta Sanct. O. S. B. saec. iv, p. 643 ; Biblioth. de l'Ecole des Chartes, 1872, t. XXXIII, p. 267.

 

CLXV

 

touche par quelques points à notre sujet. Cette confession est une histoire d'âme qui témoigne d'un sens si pénétrant de l'antiquité chrétienne, d'une entente si fine du problème religieux au début de notre ère et de la place qu'y tenait le martyre pendant les trois premiers siècles, que je vais la transcrire en partie (1).

Silvanus l'alexandrin a entendu les maîtres fameux, ceux qui se contentent de belles paroles et ceux qui cherchent encore des pensées. Allant de l'un à l'autre, tour à tour charmé et déçu, il se consolait à la pensée que la vérité l'attendait sans doute à ce sommet de la vie où l'intelligence, maîtresse d'elle-même, entre en pleine possession de la lumière. La maturité de l'âge et de la raison vint, elle n'apporta pas la vérité. Silvanus perdait jusqu'à l'espoir. Le monde est sottise et les dieux ne sont pas. Et Silvanus vit Rome et Éphèse. Il vit Damaris, la servante de Diane, l'orgueil et le danger de l'Ionie, la splendeur et la joie des fêtes de la Grande Déesse, et, il fut bientôt perdu, avili dans la foule de ses adorateurs.

« Dès lors, continue Silvanus, aux heures des réflexions amères, le peu de raison que j'avais conservé me montrait ma perte inévitable. L'homme ne vit point par curiosité pure ; créés pour l'action, chargés d'une âme qui veut se donner et qui nous tourmente tant qu'elle ne s'est pas donnée, nous essayons vainement de la tuer en nous : si l'idée lui manque, et le but élevé vers lequel tend son effort, elle se donnera, l'esclave-née qu'elle est, à une misérable créature comme elle. Il faut servir et choisir un maître : qui ne l'a pas su trouver assez haut ira se vendre aux carrefours plutôt que de s'en

 

1. M. de Voga Le Testament de Silvanus, dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1892.

 

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passer. Par bonheur, mon vrai maître m'attendait à cette heure critique : écoutez, Damaris, comme il me reprit à vous.

Le grand cirque d’Éphèse s'ouvrait, ce jour-là, à tout le peuple d'Asie. De la base au sommet du vaste amphithéâtre, égayé par la vie heureuse et bruyante des multitudes en fête, montait un flot tumultueux d'hommes, une tempête de cris et d'appels, dominés par les rauques bâillements des bêtes. Du ciel ardent à travers le velum de pourpre, la lumière rousse tombait sur l'arène, ensanglantant de ses feux les degrés de marbre, les visages attentifs des spectateurs, les parures des femmes, les robes des fauves, panthères et lions, qui attendaient le belluaire en tournant d'un pas ennuyé sur les dalles. J'errais dans cette foule, guettant là comme partout le coup de plaisir et de souffrance qui secouait tout mon être à votre entrée dans un lieu. Les servantes de la déesse apparurent sur les gradins réservés ; vous étiez assise au premier rang, vos doigts jouaient avec vos colliers d'or. Comme toujours, dès que mes regards vous eurent rencontrée, le peuple, les fauves, les choses environnantes s'évanouirent pour eux ; je n'aperçus plus que vous, je me détournai de l'arène, je suivis dans vos yeux, sur votre front, les scènes poignantes du spectacle. Ainsi je vis se peindre sur vos traits, comme dans le bronze d'un miroir, l'émotion du signal, l'élan furieux des bêtes mordant les grilles du podium, se rejetant dans le cirque et s'y entre-déchirant ; puis la lutte des gladiateurs barbares, l'enlacement des corps nus et des glaives, la chute des blessés, le salut des vainqueurs; enfin, aux clameurs de la foule demandant les condamnés, l'entrée des malheureux qui se débattirent et succombèrent sous les griffes des lions. A l'animation croissante de vos regards, aux battements précipités de votre sein, je vis se prolonger l'horreur de la boucherie, grossir le charnier humain dans l'arène, croître l'ivresse du peuple, grisé par la vapeur de sang qui montait dans l'air chaud. En vous se résumait l'angoisse, la volupté féroce, le frémissement et le triomphe de ces dix mille spectateurs, absents pour moi.

…………

Quand je revins au sentiment du réel, vous n'étiez plus là.

 

CLXVII

 

Le peuple achevait de s'écouler par les vomitoires. Dans l'arène, un vieillard recueillait pieusement les lambeaux d'un corps de femme, restes de la dernière victime des lions : une pauvre créature qui avait expiré sans un cri, sans agrément pour les spectateurs, tant sa mort avait été prompte, muette, presque inaperçue du public déjà lassé. Je rejoignis le vieillard dans l'avenue de sortie ; intéressé par son action, je le suivis jusqu'à l'extrémité du faubourg, où il porta son fardeau. Il entra dans une sorte de taverne ; des hommes et des femmes l'attendaient dans ce bouge, gens de basse condition, la plupart Syriens comme lui. La nuit étant venue, ils allumèrent des lampes et récitèrent des prières sur les membres informes de la suppliciée. Leur psalmodie était joyeuse ; à l'accent des voix, à l'expression des figures, je pouvais me croire dans la maison d'une fiancée, au milieu de ses compagnes, qui la saluaient du chant d'hyménée.

Je cherchai à comprendre ce rite oriental. Ceux qui le célébraient m'aperçurent dans l'ombre de la porte et donnèrent quelques signes de crainte. Le vieillard vint à moi ; dans les paroles qu'il m'adressa, le sentiment de défiance luttait avec le désir de persuader, avec ce prosélytisme que je savais si ardent chez les novateurs juifs. Je les appelais ainsi par ignorance ; l'homme me détrompa ; quand mes promesses de silence et ma sympathie visible l'eurent rassuré, il me dit : — « Tu es chez les disciples du Christ: mous rendons les derniers devoirs à notre bienheureuse soeur, mise à mort pour avoir contrevenu aux

édits de César en refusant d'adorer les idoles. » — Comme j'insistais pour être mieux instruit de leur doctrine, il m'engagea à le venir voir dans sa boutique de tisserand, hors la porte de Milet.

J'y allai le jour suivant. La curiosité d'abord, un intérêt croissant ensuite, m'y amenèrent à maintes reprises. Le tisserand me lisait les actes et les paroles du Christ ; il commentait cette histoire avec des mots très simples, qui jaillissaient d'un coeur pénétré. Au début, je ne vis dans ces entretiens que l'occasion d'étudier une légende de plus, un de ces mythes asiatiques dont notre érudition s'amusait à chercher le sens, quand nous les entendions conter aux navigateurs sur le port d'Alexandrie.

CLXVIII

 

Le vieil apôtre devinait ma pensée ; presque illettré, il n'en suivait pas les circuits, à travers la multitude de notions contradictoires où elle se perdait ; mais je sentais chez lui une sorte de compassion supérieure, comme celle d'un père qui entendrait déraisonner son petit enfant dans une langue étrangère, et qui, sans saisir le sens des mots, saurait pourtant que l'enfant déraisonne. Je commençais de m'irriter contre cet ignorant qui jugeait tranquillement mon vaste savoir du haut d'une seule vérité. Je m'efforçais de l'embarrasser en lui proposant des objections subtiles, celles dont j'avais appris le maniement dans les disputes de l'école ; elles traversaient cette âme limpide sans la troubler. Il se bornait à me répondre : « Je ne comprends pas ces jeux de l'esprit ; mais quels rapports ont-ils avec le Dieu qui nous enveloppe ? Peux-tu expliquer comme notre Maître, en quelques mots certains, la vie, la mort, l'univers ? As-tu le cœur content, la conscience pure, et une douce joie à la pensée de mourir ? Si non, toute ta science n'est que vanité. »

Quelques années plus tôt, j'aurais haussé les épaules, si mes thèses philosophiques se fussent heurtées à tant de simplicité. Mais ayant reconnu la contingence de tous les raisonnements, le néant de tous les systèmes, j'étais prêt à accorder une valeur sérieuse aux idées les plus choquantes pour ma raison, dès l'instant où je les voyais fournir un fondement solide à la vie. D'ailleurs la doctrine du Galiléen déroutait toutes mes habitudes de dialectique. Jusqu'alors, j'avais eu affaire à des argumentations pareilles aux miennes, qui forçaient mon esprit à plier pour un temps, en attendant l'heure où il rebondissait et découvrait le faible de son vainqueur. Je sentais cette fois que l'es - prit s'escrimait dans le vide, bien au-dessous de ces, affirmations hors de portée ; elles planaient sur les obscurs tumultes du cerveau, et descendaient chercher leur vérification au plus profond de la conscience. A toutes les grandes questions qui tiennent l'âme en suspens, le tisserand répondait avec une petite phrase, claire et indestructible comme le diamant. Ainsi, quand je mettais le débat sur la morale, il l'arrêtait avec leur unique règle de conduite : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. » Et j'étais contraint de m'avouer

 

CLXIX

 

que l'imagination la plus ingénieuse n'inventerait pas un seul cas où cette règle fût surprise en défaut.

Je voyais s'appesantir sur moi la domination de cet humble instituteur, et mon orgueil se révoltait. Un jour, j'eus le tort de lui faire sentir durement que ce Dieu mis en croix et son enseignement populaire étaient peut-être bons pour la plèbe syrienne; mais je le défiai d'imposer jamais ces nouveautés ignobles aux fils de Rome et de la Grèce, gardiens d'un glorieux passé ; j'essayai d'ébranler son espoir en faisant briller à ses yeux la splendeur et la puissance de ce monde supérieur, qu'il ne soupçonnait pas. Le tisserand répliqua doucement : « Ce monde est condamné, précisément parce qu'il ignore les petits et les misérables, ceux que notre Maître est venu racheter de son sang. L'esclave dont vous jetez le corps au cloaque est un homme comme toi, le savant, un homme comme le proconsul, un homme comme César-Auguste; il est l'égal de tous devant Dieu: Tout ce qui fait votre fierté va disparaître, et notre règne va venir, parce que nous avons la plus grande force qui soit sur la terre et dans le ciel a. — J'avais déjà cru comprendre, à certains discours de ces hommes, qu'ils nourrissaient le rêve d'un empire servile. Je demandai au vieillard de me confier ses prévisions sur la sédition future, sur le plan qu'adopterait le nouveau Spartacus. — « Je ne saisis point ce que tu veux dire, fit-il. Ceux qui recourent à la violence ne triomphent que pour un temps. Nous triompherons pour toujours parce que nous souffrons sans résister. La souffrance acceptée, le renoncement de chaque jour, l'abnégation suprême du martyre, c'est en cela que réside la seule force invincible ; elle assure à nos frères le royaume du ciel et le royaume de la terre par surcroît. » — Ce jour-là, je compris qu'une idée nouvelle était entrée dans l'humanité. La force intrinsèque de la souffrance,  montant lentement, comme les eaux amères d'un océan qui s'élèverait sans cesse et submergerait les plus hauts sommets, cette idée folle, née, au pied d'un gibet, m'apparut à la réflexion une si prodigieuse découverte de l'âme, qu'il devait suffire de s'y tenir fermement pour bouleverser le monde et changer le cours de l'histoire.

Ainsi  les leçons de l'artisan suscitaient en moi un homme

 

CLXX

 

nouveau. J'aimais chaque jour davantage l'initiateur ; c'était faire la moitié du chemin pour le comprendre, pour aimer celui qu'il appelait son Maître. Quand je mesurais la révolution accomplie dans mon intelligence, il me semblait que j'avais vécu un siècle depuis la rencontre du cirque. Tout ce qui m'avait d'abord paru ténèbres était devenu clarté d'aurore ; tout ce qui paraissait jadis clarté reculait dans une nuit lointaine. Mes anciennes idées, mises en déroute, ne se défendaient plus que sur quelques points isolés, mollement et à l'aventure, tournées qu'elles étaient par l'envahisseur. L'esprit se libérait : le cœur avait plus de lâcheté à rompre sa chaîne.

Je continuai à vous voir. Je retrouvais chez vous cette pensée usée que je dépouillais chez le tisserand. J'y retrouvais surtout les alternatives de joie aiguë et de morne accablement ; après les avoir subies, la paix qui émanait de mon ami me semblait tantôt insipide, tantôt bienfaisante. Vingt fois, aux mauvaises heures, je fus sur le point de me jeter dans ses bras, en le suppliant de m'arracher à vous, de me prendre, de me donner à son Maître. Puis, vos yeux me versaient l'illusion d'un rayon de bonheur ; tout l'ancien monde me ressaisissait à travers votre regard. Les mystères de la maison du faubourg n'étaient plus que la basse folie de quelques songe-creux ; la vie sensée, noble et belle, c'était la vôtre, la nôtre, celle des heureux. Le ciel de ces pauvres gens, un jour refuge contre vous, me faisait horreur le lendemain, sans vous.

Ces irrésolutions et ces déchirements durèrent quelques semaines, jusqu'à [une] nuit de fête, sur la plage du Caystre. Pendant cette nuit, le vieux tisserand et les Galiléens furent oubliés à tout jamais, je le croyais du moins ; le jour ne devait plus se lever sur une pensée qui ne fût pas pour vous 

[Cet événement fut suivi d'un abattement indicible.] Je ne voulais plus vous regarder ; puis, je vous regardais, et j'entendis dans tout le ciel ce mot : Mourir. Bonheur, souffrance, angoisse, à coup sûr, toute mon âme défaillait sous une étreinte trop forte. Les heures s'écoulèrent ; je me sentis renaître, quand le ciel blanchit à l'orient entre les arêtes du mont Prion, quand les bruits du réel revinrent avec l'aube, les esclaves attelant les chars.

 

CLXXI

 

A ce moment passa un voyageur matinal, qui allait d'Ephèse au port. C'était un vieillard chétif et sordide, un de ces Juifs qui courent nos villes d'Asie, prêchant les choses que vous savez. L'homme traversa notre groupe, foulant de ses sandales poudreuses les pourpres déroulées et les fleurs mortes de la fête. Son regard erra sur nos visages fatigués et s'arrêta sur moi ; il me toucha l'épaule, il dit : « Que fais-tu là ? Lève-toi ! » Asservi par sa parole, je me levai, je le suivis. Deux fois, en m'éloignant le long de la grève, je me retournai : je voyais encore votre tunique blanche, toute pâle dans l'aube, sortir des roseaux et des lauriers-roses ; j'entendais votre rire et les gais éclats des voix : « Pourquoi Silvanus suit-il le Juif? » Que j'avais de peine à avancer dans le sable humide ! J'allais pourtant, une force me poussait sur les pas du Juif. Encore une fois, je tournai la tête : je ne vous vis plus. Je ne vous ai plus revue.

…………….

Pourquoi je bénis l'apparition de mon sauveur et comment une puissance inexplicable m'attacha à ses pas, ne me le demandez point ; ce sont là des renverses de l'âme dont le secret nous échappe ; ce n'est pas nous qui décidons notre destinée à de pareilles minutes Je sais seulement que j'obéis comme un automate quand, â notre arrivée sur le port, mon guide me dit : — ec Viens ; je t'apporte la paix, je t'emmène dans la paix » ; — quand il me poussa sur un bâtiment qui levait l'ancre et faisait voile pour Antioche. Je n'ai qu'une mémoire confuse de ces journées en mer, j'ignore quel en fut le compte ; il m'en resta longtemps la sensation d'une chute dans le vide, d'un abattement secoué de révoltes, calmé par la bonne parole qui descendait sans relâche de la bouche amie. Je ne retrouve des souvenirs précis et apaisés qu'à partir de notre débarquement à Séleucie, et surtout à partir de ma présentation à l'Église d'Antioche.

 

*

**

 

Aujourd'hui, catéchumène depuis trois années, je relis avec confusion ces aveux, tracés à l'instant douteux où je

 

CLXXII

 

dépouillais péniblement le vieil homme. Comme il me tenait encore ! Tout est duperie ou mensonge dans les lâches complaisances de cet écrit, tout y est infecté par la lie d'un esprit orgueilleux et d'un coeur empoisonné. Je l'avais recherché pour l'anéantir, cet écrit de perdition ; non, je me ravise, je le garderai pour me remémorer ma honte, et aussi parce que le Seigneur peut en faire un instrument de salut pour une âme.

Mon père spirituel disait bien : il m'a emmené dans la paix, dans la lumière. Mes yeux, à peine dessillés lorsque j'abordai ,en Syrie, se sont ouverts à la vraie clarté. Je ne regrette rien de mon inutile et douloureuse vie d'autrefois : ni les arts et l'éloquence, jouets de l'âge mûr qui succèdent aux jouets de l'enfant, tout aussi puérils que ces derniers pour le serviteur des vérités éternelles ; — ni le savoir humain, dont les arguties ont retardé en moi l'action de la grâce : misérable savoir, qui ne fournit pas les seules connaissances nécessaires à la félicité — ni ce que vous appelez l'existence honorable et glorieuse, parade où les esclaves du péché se déguisent en hommes libres Qu'il y a plus de vraie noblesse et de liberté dans l'humble société des chrétiens ! C'est le beau nom que notre Église d'Antioche a consacré la première, tout récemment, et qui désignera désormais la multitude croissante des ministres du Christ. Rien de touchant comme notre communauté de frères et de soeurs, image terrestre de la cité céleste où nous aspirons. Chacun apporte les fruits de son travail au trésor de tous, l'aide de son coeur aux peines d'autrui ; de même, à l'église, les âmes les plus riches donnent aux autres le réconfort de la parole, le surplus de leurs mérites spirituels. Au lieu de servir une idole à laquelle vous ne croyez plus, que n'êtes-vous parmi nous, Damaris, prêtant avec nos diaconesses votre ministère à l'autel ?

Je ne veux rien céler ; il y a dans la communauté des fais, blesses, des tiraillements, parfois des divisions et des scandales ; on se demande avec appréhension ce qui subsistera de ces beaux commencements, quand le petit noyau d'élus deviendra un grand peuple, quand il se rapprochera des rudes sociétés humaines. Mais si les chrétiens ne sont que des hommes, le principe qui les réunit est divin. Au choc de ce principe, votre monde tombera en poussière, Je partage aujourd'hui la foi de

 

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mon instituteur : nous triompherons sur la terre comme dans le ciel, nous, les méprisés, parce que nous avons introduit dans l'univers les grandes forces nouvelles, la charité, la souffrance acceptée ; c'est-à-dire le don perpétuel de soi aux autres et à' Dieu. Vous viendrez tous à nous, parce que nous avons une foi et un espoir, et que vous n'en avez plus. Vous viendrez à nous, parce que vous nous persécutez et que nous nous laissons faire : la loi de justice veut que tout persécuteur soit finalement la victime de sa victime.

Depuis que je suis ici, plusieurs d'entre nous ont courageusement témoigné. Le dernier fut mon cher maître, le bon tisserand. Comme on le conduisait au prétoire, il m'embrassa et me dit : « Notre soeur d'Éphèse a déjà souffert pour ta rédemption ; tu ignorais que cette inconnue travaillait pour toi, le jour où je t'ai rencontré au cirque ; je vais achever son oeuvre et la mienne, Silvanus, afin que tu deviennes digne d'être initié aux mystères. » Je n'osais pleurer : il paraissait si heureux de mourir ! Pourvu que sa promesse se réalise bientôt ! Les anciens veulent m'éprouver encore et je les comprends. On a tant de peine à entrer dans les sentiments d'un vrai chrétien, quand on a longtemps dédaigné les simples et vécu pour soi. Peut-être ne pourrons-nous jamais nous refaire l'âme requise par le Christ, nous qui avons emporté du siècle l'indélébile orgueil de la raison et l'insondable pourriture du coeur. La raison, ou ce que j'appelais de ce nom usurpé, je crois bien avoir dompté ses révoltes ; le coeur serait-il plus difficile à vaincre ?

Il m'effraie encore. A défaut de l'initiation aux mystères, je me surprends parfois à désirer le sacrement suprême, le martyre. Mais qu'y a-t-il au fond de ce désir ? Si j'ai gardé cet écrit, que je voulais, que je devais détruire, c'est dans l'idée qu'il pourrait vous parvenir un jour, Damaris, purifié par mon sang ; c'est avec la confiance qu'il serait alors un instrument de salut, et que vous vous laisseriez toucher par la grâce. — Oui ; mais ne se cache-t-elle pas sous le souhait du chrétien, l'inguérissable envie d'occuper un instant encore la pensée qui nous oublie? Oh ! qu'il est malaisé de descendre dans les plus secrets replis de sa conscience ! Peut-être vaut-il mieux n'y pas descendre. Si l'on trouvait une plaie vive au lieu de la cicatrice espérée ! — Non,

 

CLXXIV

 

je ne crains rien de tel : et ce sont là de ces tentations de scrupule où le démon nous induit, quand il n'a plus pouvoir sur notre coeur. Si j'ai le bonheur de marcher au martyre, je murmurerai pieusement votre nom dans une prière, Damaris ; vous recevrez ce testament sanctifié ; et s'il est plein de votre souvenir, c'est pour mieux vous forcer à entendre la voix du chrétien qui vous convie dans la Jérusalem céleste. Vous l'entendrez, quand avec cet écrit pion sang sera sur vos mains. — Mon sang sur vos mains... Non, mieux vaut en rester là et jeter ce roseau : chaque fois que mes doigts le reprennent, il en tombe des mots qui font trembler d'épouvante. Je cours à l'assemblée, où l'on trouve la paix et la joie du Seigneur ; où, selon notre sublime doctrine, les purs, les forts, dispensent charitablement leur force au faible Silvanus.

 

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IX — LA MARTYRE.

 

En 1898, la Comédie française donna La Martyre de M. Jean Richepin, l'auteur des Gueux et des Caresses ; car les thèmes, pourvu qu'ils soient matière à de beaux vers sains et sonores, lui sont indifférents. Dans les Caresses, il avait renoué avec les érotiques latins et dans la Martyre il donne, dans les bons endroits, une suite aux Impressions d'un jeune Gaulois à Rome de Dezobry, mais d'un Dezobry flamboyant (2). Dans ce drame chrétien, le christianisme est absent (3), et malgré son titre, il nous paraît très douteux que l'héroïne, — oh ! si peu héroïne — ait droit d'être appelée « martyre ». Mais c'est là une simple chicane qui importe peu et à laquelle on ne s'attardera pas.

Voici, au premier acte, Glaucus, poète décadent et déliquescent, qui donne, en termes suavement subtils, ses instructions à un orchestre de citharistes, de tibicives et de joueurs de cor. Voici le cuisinier Bdella, qui disserte sur son art, — ingénieux jusqu'à découvrir une

 

1. J. Lemaître, Impressions de théâtre, 10e série, Paris, 1898.

2. J. Lemaître, dans la Revue des Deux-Mondes, 1898, 1er mai.

3. L'auteur a montré à quel point il est étranger à la notion chrétienne dans ses Contes de la décadence romaine, Paris, 1898, p. 197-205 : Le Chrétien.

 

CLXXVI

 

rime à triomphe, et c'est pulpe de somphe — et qui apporte pompeusement à sa maîtresse Flamméola le produit suprême de son génie : le gâteau dit artologanus. Flamméola est une jeune femme orpheline, riche et névrosée; elle s'ennuie et veut se suicider. Son commensal, le philosophe Zythophanès, — un philosophe à la manière de Mérimée, — lui fait promettre de tarder un peu et s'ingénie à découvrir une distraction qui rattache à la vie Flamméola. C'est ainsi qu'il a songé aux chrétiens :

 

…..Je pensais : Des bourdes qu'on en conte

Si le quart seulement n'est pas trop mensonger,

Flamméola peut-être, en leur culte étranger,

Trouvera-t-elle un brin de neuf qui la réveille (1).

 

Flamméola compte sur autre chose. Elle attend Sphoragmas, le marchand de monstres. Celui-ci arrive et présente ses dernières acquisitions : un nain nègre mangeur de serpents ; la scythe Thomrys, dompteuse d'ours ; le samnite Latro, gladiateur ambidextre, et deux prêtres chrétiens, Aruns et Johannès. Le premier est une manière d'énergumène qui commence à injurier Flamméola en un langage inspiré de la poésie des boulevards extérieurs. Johannès, au contraire, est tout miel ; il entame un discours très long pour inviter la patricienne dans son bouge (2).

 

 

….Tout en haut de Suburre.

J'y catéchise, dans leurs bouges, leurs taudis,

Des vappes, des filous, des louves, des bandits,

Des meurtriers, un tas de gueux de toute espèce,

Déchets d'humanité qu'avec sa lie épaisse

Rome infâme a cent fois vomis et revomis,

Et qui sont des souffrants comme toi, mes amis.

 

1. Act. I, sc. III.

2. Act. 1, sc. V

 

Là, de mon Dieu d'amour, dont leurs coeurs sont le trône,

Pauvre coeur désolé, je te ferai l'aumône,

Et c'est dans cet immonde et céleste abreuvoir

Que tu boiras le vin de ton rêve. Au revoir.

 

Au deuxième acte, une popine dans le quartier de Suburre, où l'on mange de la soupe au lard et des fritons, et où l'on boit de la piquette ; c'est le cabaretier Congrio et sa femme Psyllium ; un chrétien lépreux, un chrétien cul-de-jatte, un chrétien descendant de Catilina, un chrétien ancien pendu ; la Panthère, courtisane; Trulla, chrétienne, ancienne mime, faiseuse de chansons ; Murrhina, chrétienne, jeune folle infanticide; et Glubens, au nom obscène, ivrogne macabre, de son état laveur de morts. Tout cela grouille, dans une pouillerie somptueuse ; tout cela éructe des rimes inattendues et riches ; et c'est admirable, c'est du Pétrone supérieur, c'est la Chanson des Gueux de la Rome impériale. Tandis que Flamméola écoute ces truands, la police cerne la maison ; les chrétiens sont découverts. Sauve qui peut. Mais on se re-trouve, on cause et l'intrigue, car on n'ose dire le drame, se noue. La dompteuse veut épouser le gladiateur qui veut épouser la patricienne, laquelle veut épouser le prêtre Johannès. Celui-ci est chargé de la convertir, ce qui tourne comme on devine. Soudain, fureur de Johannès contre lui-même, fureur du gladiateur contre la patricienne, fureur de la dompteuse contre le gladiateur. Flamméola veut à tout prix Johannès ; trois ou quatre fois, elle « tente » l'apôtre ; et chaque fois, avec une ponctualité admirable, Aruns surgit pour sauver son confrère fléchissant. Il laisse néanmoins le temps à Zythophanès et à Flamméola de troubler quelque peu Johannès par un petit exposé de mythologie panthéistique,

 

CLXXVIII

 

dans lequel les « seins nus » et « le ventre » d'Aphrodite paraissent troubler moins profondément le pauvre prêtre par leur beau lyrisme sensuel que les séductions de Flamméola. Aruns paraît à temps, — peut-être un peu tard, — et, séance tenante, Johannès part pour l'amphithéâtre, afin de s'y faire martyriser. Ce genre de préparation à la mort est assez imprévu et rappelle celui de l'Abbesse de Jouarre. A partir de ce moment, tout le monde meurt, ce qui est incontestablement le meilleur moyen de déblayer une situation très encombrée. Nous arrivons ainsi à la dernière scène du Ve acte, il faut s'y arrêter un peu.

Johannès a quitté Flamméola pour se constituer prisonnier. Flamméola le suit et obtient une entrevue suprême. Je cite maintenant le livret :

SCÈNE VII. — Par la porte ouverte à deux battants, se découvre la perspective de l'amphithéâtre vide, sous un ciel incendié de lumière. Dans l'arène, à quelques pas du seuil, est dressée une croix en forme de tau, très basse, à laquelle est attaché Johannès évanoui. Il est à demi nu, son bras droit délié pend inerte. Sa tête est penchée sur son épaule gauche. La ligne des derniers gradins de l'amphithéâtre, très lointains, coupe sa silhouette vers la poitrine, et ainsi son buste et sa tête apparaissent en plein azur, sombres dans la clarté crue du soleil qui le frappe de trois quarts par derrière.

(On comprend que pour Flamméola la secousse soit un peu forte.)

FLAMMÉOLA, d'une voix tremblante et de loin.

Johannès, je suis là.

 

JOHANNÉS.

 

Qui me parle ?

 

CLXXIX

 

ARUNS.

 

C'est nous.

 

FLAMMÉOLA, faisant un pas vers le fond.

 

C'est moi, Flamméola.

 

ARUNS, à Flamméola.

 

N'approche pas de lui !

 

FLAMMÉOLA, de loin, d'une voix tendre,

 

Flamméola qui t'aime.

 

SOHANNÈS.

 

C'est Christ qu'il faut aimer, Christ.

(D'une voix entrecoupée.)

Aruns, son baptême

Etait... mon rêve... Toi, tu la baptiseras.

 

Examinons un peu cette catéchumène ; car enfin, Johannès ne prétend pas, je pense, rendre témoignage à sa maîtresse. Flamméola, qui n'ignore pas que le cinquième acte avance, fait d'elle-même la confession de sa foi. J'ai dit que Flamméola n'avait aucun droit au titre de martyre, on va en juger. Johannès propose à Aruns de la baptiser, elle dit aussitôt :

 

Oui, pour que Christ aussi me reçoive en ses bras !

Oui, je le veux. Je sens sa grâce qui m'attire.

O martyr de sa foi, j'ai soif de ton martyre.

Vers les concerts divins, vers le haut palais d'or,

En mourant avec toi je vais prendre l'essor.

C'est toi, mon Johannès, mon aimé, qui m'emportes

Au beau ciel dont je vois déjà s'ouvrir les portes,

Au ciel fleuri sans fin d'éternelles amours.

Ensemble au sein de Christ ! Avec toi pour toujours

Avec toi !... Dans mon rêve !... Ensemble !... A jamais tienne !

 

 

Qu'en pensez-vous ? Et l'on baptiserait cela ! Allons donc! D'ailleurs, l'amant évincé, le gladiateur y met bon ordre :

 

CLXXX

 

(Il empoigne Flamméola brusquement par le bras droit.)

Meurs avec moi. Je te garde.

(Il la frappe et se frappe ensuite.)

 

J'imagine qu'Aruns a dû se dire : « Bon débarras ». Cet Aruns, qui ne manque pas de bon sens, disparaît dès lors, sans doute parce qu'il voit que tout le monde perd la tête. Le reste importe peu. Johannès et Flamméola nous apprennent qu'ils sont en extase.

 

FLAMMÉOLA, dans une expansion d'amour absolu.

Ton sourire me sourit.

 

JOHANNÈS, d'une voix grave et sacerdotale, en faisant au-dessus du front

de Flamméola un large signe de croix.

 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, O toi qui par la mort entres dans notre Eglise,

(Il met les doigts à la blessure de Flamméola, en retire sa main dégouttante de sang, et de ce sang il lui asperge le front en prononçant ce dernier vers.)

 

Avec l'eau rouge de ton sang je te baptise.

 

Eh bien ! voilà un baptême invalide s'il en fut jamais. Qu'un amant baptise sa maîtresse, lorsqu'un prêtre se trouve auprès d'eux, c'est assez étrange ; mais M. Jean Richepin n'a sans doute pas remarqué que Flamméola est non pas une martyre, mais une païenne assassinée dans ce qu'on nomme aujourd'hui un drame de la jalousie. Latro tue celle qui vient de dire à Johannès : A jamais tienne. Et il ne suffit pas de dire : Préteur, je suis chrétienne. Jamais, à aucune époque du christianisme, le baptême d'eau, ni le baptême de sang n'ont fait chrétiens que ceux qui professaient explicitement leur foi. Or, ici, on ne voit guère que l'aveu d'un amour sensuel et humain, rien qui fasse une chrétienne.

 

CLXXXI

 

Je suis d'autant plus à l'aise, après ce que je viens de dire, pour reconnaître quelques passages, quelques vers très beaux dans le drame de M. Richepin ; mais ce sont des épisodes, des lignes isolées. Un de ces épisodes offre l'angoisse d'une chrétienne qui jadis a tué son enfant ; maintenant elle est folle et calcule sans cesse l'âge et la taille qu'aurait son fils, s'il vivait. Une compagne la calme avec une chanson qui est exquise :

 

Sommeil, ami fidèle,

Aux noirs soucis des coeurs las,

Emporte-la d'un grand coup d'aile

Où vit l'enfant perdu, là-bas !

 

Dis-lui qu'il est près d'elle

Et que l'amour ne meurt pas ;

Caresse-la d'un lent coup d'aile

Avec des mots tout doux, tout bas (1).

 

A côté de ces vers on en rencontre d'autres qui sont du plus bas comique :

 

. . . Tu vois si ma réponse est calme.

C'est qu'à mon poing déjà je sens germer la palme (2).

 

Voyez-vous ce malheureux à qui il pousse des branches sur le corps comme il poussait des bois au front d'Actéon ? D'autres vers encore sont parfaitement inintelligibles :

 

Encensoirs des soleils, d'où montaient en volutes

Des âmes, des essaims d'âmes, vers l'Orient (3) !

 

1. Act. II, sc. V.

2. Act. V, sc. IV.

3. Act. V, sc. VII.

 

CLXXXII

 

Je vous le donne en cent. Il y a plus :

 

Et Christ m'ouvrait ses bras d'aurore en souriant (1).

 

Dans cette pénurie pompeuse, que reste-t-il donc de la pièce elle-même, où l'on puisse s'attacher ? Ce qu'il peut y avoir d'intérêt dans un mélodrame un peu vulgaire, et qui serait très compliqué, et très bien agencé.

 

1. Act. V, sc. VII.

 

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X — LA MORT DU MOINE.

 

Parmi tant d'ouvrages nous avons rencontré le plus souvent un type de martyr presque invariable : le martyr des premiers siècles du christianisme. Il semble seul avoir attiré l'attention et inspiré l'imagination, bien qu'il ne présente rien de plus extraordinaire que les martyrs des siècles postérieurs. Ceux-ci ont été ou négligés ou si mal traités qu'on n'en sait que dire, et on ne s'attend pas à nous voir étudier la collection de tragédies, d'odes, de poésies de tout mètre employées à célébrer Les Vierges de Verdun ou Le Roi Martyr. Si c'était toujours une question de savoir le sort du jeune fils de Louis XVI, et si on pouvait encore affirmer sa mort dans la tour du Temple, en 1795 peut-être ne serait-il pas trop audacieux de faire rejaillir sur cet enfant le titre de martyr auquel il aurait droit pour les mêmes raisons qui

 

1. Depuis que j'écrivais ces lignes j'ai pu prendre connaissance de divers écrits très concluants, relatifs à la question de « la survivance du roi-martyr ». Outre le livre déjà ancien intitulé : La survivance du roi-martyr, par un ami de la vérité, Toulouse, in-12, 1880, pp.CXXXVIII-338 ; et divers écrits du comte Gruau de la Barre, je mentionnerai ici : Osmond, Fleur de Lis , in-8, Paris, 1897, 2e édition 1905, et parmi les curieuses et très érudites publications de la librairie Daragon à Paris, L. Lambeau, Le cimetière de Sainte-Marguerite et la sépulture de Louis XVII, in-8, 1905 les brochures de MM. De Granvelle, Naville, etc., et la collection du journal La Légitimité.

 

CLXXXIV

 

portaient le pape Pie VI à décerner ce titre à son père. Il faudrait, dans ce cas, ajouter à notre collection l'ode de Hugo à Louis XVII : « En ce temps-là, du ciel les portes d'or s'ouvrirent... »

Mais c'est d'autres martyrs qui ont été les plus oubliés, que nous parlerons. Ceux du temps de la Réforme parais-sent avoir passé inaperçus de la littérature; avant eux, ceux du Moyen-Age. Il était réservé à un rare poète de combler cette dernière lacune. Le martyr qu'il dépeint est une conception si originale dans son âpreté et sa verdeur qu'on nous saura gré de citer la pièce tout entière; c'est La mort du moine, de Leconte de Lisle.

 

Les reins liés au tronc d'un hêtre séculaire

Par les lambeaux tordus de l'épais scapulaire,

Le moine était debout, tête et pieds nus, les yeux

Grands ouverts, entouré d'hommes silencieux,

Kathares de Toulouse et d'Albi, vieux et jeunes,

En haillons, desséchés de fatigue et de jeûnes,

Horde errante, troupeau de fauves aux abois

Que la meute pourchasse et traque au fond des bois.

Et tous le regardaient fixement. C'était l'heure

Où le soleil, des bords de l'horizon, effleure,

Par jets de pourpre sombre et par éclats soudains,

Les monts dont la nuit proche assiège les gradins ;

Et la tête du moine immobile, hantée

D'yeux caves, semblait morte et comme ensanglantée.

 

Or, le chef des Parfaits fit un pas et tendit

Le bras vers le captif, et voici ce qu'il dit :

— Frères, voyez ce moine ! Il a la face humaine,

Mais son coeur est d'un loup, chaud de rage et de haine

Il est jeune, et plus vieux de crimes qu'un démon.

Celui qui l'a pétri de son plus noir limon

Pour être dans la main de la prostituée

Une bête de proie au meurtre habituée,

Et pour que, de l'aurore à la nuit, elle fût

Toujours soûle de sang et toujours à l'affût,

Fit du rêve hideux qui hantait sa cervelle

Un blasphème vivant de la Bonne-Nouvelle.

Frères ! Notre Provence, ainsi qu'aux anciens temps,

 

CLXXXV

 

Souriait au soleil des étés éclatants ;

Sur les coteaux, le long des fleuves, dans les plaines.

Les moissons mûrissaient, les granges étaient pleines,

Et les riches cités, orgueil de nos aïeux,

Florissaient dans la paix, sous la beauté des cieux ;

Et nous coulions, heureux, nos jours et nos années,

Et nos âmes vers Dieu montaient illuminées,

Vierges du souffle impur de la grande Babel

Par qui saigne Jésus comme autrefois Abel,

Et qui, dans sa fureur imbécile et féroce,

Etrangle avec l'étole, assomme avec la crosse,

Ou, pareille au César des siècles inhumains,

De flambeaux de chair vive éclaire ses chemins !

Mais nos félicités, hélas ! sont non moins brèves

Que les illusions rapides de nos rêves,

Et, dans l'effroi des jours, l'épouvante des nuits,

Les biens que nous goûtions se sont évanouis,

Quant l'Antechrist Papal, hors du sombre repaire,

Eut déchaîné ce loup sur notre sol prospère.

Il est venu, hurlant de soif, les yeux ardents,

La malédiction avec la bave aux dents,

Et poussant, comme chiens aboyeurs sur les pistes,

L'assaut des mendiants et des voleurs papistes,

A qui tous les forfaits sont gestes familiers :

Princes bâtards, barons sans terre et chevaliers,

Pillards, chassés du Nord pour actions perverses,

Et routiers vagabonds d'origines diverses.

Et tous se sont rués en affamés sur nous !

Et ce boucher tondu, le sang jusqu'aux genoux,

Pourvoyeur de la tombe et monstrueux apôtre,

Le goupil d'une main et la torche de l'autre,

Sans merci ni relâche, en son furieux vol,

A promené massacre, incendie et viol !

Frères, souvenez-vous ! Nos villes enflammées

Vomissent au ciel bleu cris, cendres et fumées ;

Nos mères, nos vieillards, nos femmes, nos enfants,

Par milliers, consumés dans les murs étouffants,

Pendus, mis en quartiers, enfouis vifs sous terre,

Font du pays natal un charnier solitaire,

D'où les corbeaux repus s'envolent, et qui dort

Dans l'horreur du supplice et l'horreur de la mort,

Mais qui gémit vers Dieu plus haut que le tonnerre !

Or, voici l'égorgeur et le tortionnaire.

La Justice tardive en nos mains l'a jeté.

Parle donc, Moine, au seuil de ton éternité !

L'heure est proche. Réponds. Repens-toi de tes crimes,

Et que Jésus t'absolve a nom de tes victimes.

Et le moine écoutait l'homme impassiblement,

 

CLXXXVI

 

Tête haute, au milieu d'un sourd frémissement

De vengeance certaine et de plaisir farouche.

Puis, un amer mépris lui contractant la bouche

Et gonflant sa narine, il parla d'une voix

Grave et dure :

— J'entends un insensé ! Je vois

De galeuses brebis, loin du Berger qui pleure,

Dans la vivante mort s'enfoncer d'heure en heure,

Et je leur dis ceci par ultime pitié :

Gémissez ! Déchirez votre corps châtié,

Lavez de votre sang les souillures de l'âme;

Et, peut-être, échappés à l'éternelle flamme,

Dans quelques milliers de siècles, mais un jour,

Serez-vous rachetés par le divin Amour,

En vertu de la longue épreuve expiatoire

Et des heureux tourments du sacré Purgatoire.

Faites cela. J'ai dit. Sinon, chiens obstinés,

Chair promise à l'Enfer pour qui vous êtes nés,

Maudits septante fois, rebut du monde, écume

D'infection, qui sort de l'abîme et qui fume

De la gorge du diable, allons ! Ne tardez plus,

Frappez ! Couronnez-moi du nimbe des Elus ;

Faites votre œuvre aveugle, ô misérable reste

De réprouvés, hideuse engeance, opprobre et peste

Des âmes ! Hâtez-vous. Pour un homme de moins,

L'Eglise ni Jésus ne manquent de témoins.

Mille autres surgiront du sang de mon cadavre,

Mille autres brandiront le glaive qui vous navre ;

Et je vois, au delà de ce siècle, approcher

Le jour où, dans le feu du suprême bûcher,

Le dernier d'entre vous, qu'un autre feu réclame,

Aux vents du ciel vengé rendra sa cendre infâme.

Tuez ! Je vous défie et vous hais.

 

— Qu'il soit fait

Ainsi que tu le veux, Moine ! dit le Parfait.

Au nom des justes morts, crève, bête enragée !

Va cuver tout le sang dont ta soif s'est gorgée.

O monstrueux bâtard, fruit impur et charnel

De Rome la Ribaude et de Satanaël,

Sans qu'il puisse jamais la revomir au monde,

Rends-lui, plus maculée encor, ton âme immonde ;

Et, du fond de l'abîme où tes dents grinceront

Sous le reptile en feu qui rongera ton front,

Entends crier vers toi, de la terre où nous sommes,

Les exécrations des siècles et des hommes!

Va ! Meurs ! —

 

CLXXXVII

 

Et le couteau tendu, rigide et lent,

Du sinistre martyr troua le coeur sanglant.

Et lui, plein d'un frisson d'inexprimable extase,

Renversa doucement sa tête blême et rase ;

Un sourire de joie et de ravissement

Sur ses lèvres erra voluptueusement ;

Son regard s'en alla vers la voûte infinie,

Et dans un long soupir de sereine agonie,

Il dit :

 

— Lumière ! Amour ! Paix ! chants délicieux !

Salut ! Emportez-moi, saints Anges, dans les cieux !

 

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XI — QUO VADIS ?

 

Quo Vadis ? publié en 1895 par Henryk Sienkiewicz, a été traduit en plus de vingt langues ou dialectes et a provoqué de véritables transports d'admiration. Le titre énigmatique du livre semble faire allusion à une légende romaine rapportée à la fin du roman ; en réalité, elle pose la question qui se présentait au début de notre ère à tous les esprits attentifs. Quo Vadis ? c'est-à-dire où va l'ancien monde, où allait-il au temps de Néron? vers quel abîme roulait la société païenne au moment où une idée nouvelle et une force inconnue se levaient sur la terre, où de la corruption et du désespoir surgissait une vie toute neuve pour une humanité régénérée ?

La valeur de Quo Vadis ? tient beaucoup moins à sou bruyant succès qu'à ses qualités durables. Pour en juger, il faut se rappeler le mot célèbre et procéder par comparaison. Il est peu de genres plus attirants et cependant plus ingrats que celui du « roman historique ». Depuis Télémaque, la série est longue de ces ouvrages dans lesquels l'absence totale d'intérêt s'abrite à couvert d'une fastueuse érudition. Les titres mêmes sont si complètement oubliés qu'ils ne relèvent, eux aussi, que de l'érudition. Par exempte le Séthos de l'abbé Terrasson,

 

CLXXXIX

 

les Incas de Marmontel, l'Arteveld du vicomte d'Arlincourt et Alonzo de M. de Salvandy. Salammbo de Flaubert et Parysatis de Mme Jane Dieulafoy, bien que relevant d'une science et d'un art incomparables, ont passé. Enfin, quelques semaines à peine avant Quo Vadis ? la Danseuse de Pompéi de Mme Jean Bertheroy venait évoquer le souvenir du talent et des grâces de Longus. La genèse de Quo Vadis ? est très différente de celle de toutes ces oeuvres nées d'une préoccupation purement littéraire. « Vous me demandez, disait Sienkiewicz, comment l'idée du Quo Vadis ? m'est venue ? C'était la conséquence de beaucoup de motifs. J'avais l'habitude, depuis plusieurs années, de lire les historiens latins avant de m'endormir. Cette habitude a éveillé en moi un amour toujours croissant pour le monde antique. Tacite m'attirait le plus comme historien. En lisant les Annales, plus d'une fois je me sentis attiré par la pensée de mettre en parallèle dans un ouvrage artistique ces deux mondes dont l'un était une puissance gouvernante et une machine administrative la plus forte du monde ; — l'autre représentait uniquement la force spirituelle. J'étais tenté comme Polonais par cette idée de victoire de l'esprit sur la force matérielle, et, comme artiste, par ces formes admirables dont abondait le monde antique. Il y a sept ans, lors de mon dernier séjour à Rome, je visitai la Ville et ses alentours, Tacite à la main. Je puis dire que j'avais déjà l'idée mûre, — il ne s'agissait que de trouver le point de départ. La chapelle de Quo Vadis, la vue de la basilique de Saint-Pierre, les « Tre Fontane », les montagnes albaines me l'ont fourni. A ces motifs il faudrait ajouter encore mes sentiments personnels, mes visites aux Catacombes, et encore ce paysage lumineux

 

CXC

 

qui entoure toujours la Ville Éternelle, et les aqueducs vus au coucher du soleil (1). »

Nous ne sommes pas très loin, on le voit, de Chateaubriand et de la « Lettre à Fontanes ». Cependant Quo Vadis ? n'a rien de comparable aux Martyrs. Au point de vue archéologique, tout d'abord, il faut rendre pleine

justice à ce roman évocateur d'un passé qui se dresse debout alors que les traces elles-mêmes en ont le plus souvent disparu. L'archéologie monumentale s'affirme par des descriptions qui, pour n'avoir à aucun degré la prétention à devenir des restaurations, n'en sont pas moins ingénieuses et dignes, dans quelques cas, de discussion. L'archéologie sociale, c'est-à-dire cet ensemble de traits qui par les vêtements, les usages, le luxe, le langage, font surgir une société disparue, est beaucoup

plus digne d'attention encore. L'opposition des deux sociétés, païenne et chrétienne, soutenue pendant tout l'ouvrage, sans un instant de lassitude, sans un trait forcé ni faussé, est assurément le plus intéressant spécimen connu d'une création de ce genre et qui laisse en arrière des tentatives aussi remarquables que celle de Chateaubriand (2). Tout le drame se développe autour du personnage enchanteur de Pétrone. L'entourage, Néron lui-même, n'est là que pour mettre en son plein relief le trait vigoureux qui dessine cette figure. Pétrone réalise un des aspects du contraste cherché par l'auteur entre fidèles et gentils ; l'apôtre Pierre réalise

 

1. Le Gaulois, 16 mars 1901. Je signale en passant une curieuse

étude : E. Ravaglia, Quo Vadis ? e I promessi sposi, Studio parallelo, 1900.

2. Les Martyrs.

 

CXCI

 

l’autre aspect. Ces deux personnages, ces deux types, pour parler comme Platon, sont les fondements immuables de tout le développement tour à tour comique et effroyable, idyllique et féroce, qui compose le récit. Quant au prétexte de l'action, l'amour de Vinicius et de Lygie, il rappelle l'amour inconsistant d'Eudore et de Cymodocée, et on s'étonne un peu que ces personnages en carton-pâte traversent des situations où il faudrait des âmes d'acier dans des corps de bronze.

Vinicius et Lygie sont néanmoins les figures attachantes du livre. Ce maréchal des logis et cette pensionnaire sont si naturels, chacun à sa manière, qu'on leur pardonne de n'être qu'un brisquard et une gamine. Celle-ci, parée de grâce, d'innocence et d'amour, est une sorte de Psyché chrétienne modeste, charmante et pudique. Vinicius est, au début, un des hommes les moins attrayants qui se puissent concevoir; mais à force de passion tendre et de droiture, on voit, on suit son caractère qui se développe, se transforme, s'élève, s'idéalise. Son cas est celui, de beaucoup d'autres chez qui l'amour physique a dilaté? le coeur et élargi le cerveau jusqu'à les rendre accessibles . à un amour nouveau et à une pensée toute neuve. Sont amour, jusque-là fait d'orgueil, de brutalité, de concupiscence, s'épure sous le souffle ardent de la charité : désormais il aimera l'âme. Et cet affranchissement des appétits et des passions, cette ascension graduelle vers les hauteurs, ne sera pas l'oeuvre d'un jour. On en suit presque page par page le progrès, et l'histoire de l'âme de Vinicius est, en somme, plus que l'opposition- éblouissante entre Pétrone et l'apôtre Pierre, le fond du roman, son véritable enseignement et sa féconde vertu d'amélioration morale et de réconfort. C'est ainsi que Quo Vadis ?

 

CXCII

 

prend place parmi les ouvrages excellents. Il touche à la question qu'il traite, il fait plus, il la pénètre. Le christianisme, religion spirituelle, ne peut être traité par les mêmes procédés que le paganisme. Celui-ci apparaît tout entier dans les descriptions, celui-là ne se révèle que dans l'analyse psychologique. Ce n'est pas dans le récit d'une assemblée aux Catacombes, ni dans le tableau des torches humaines allumées dans les jardins de Néron que le christianisme se révèle; c'est dans l'histoire intime de l'opération mystérieuse qui d'un soldat brutalement sensuel fait un chrétien respectueusement épris de celle qu'il épousera ; c'est cette histoire tout embaumée du voisinage des martyrs les plus illustres qui furent jamais qu'il faut résumer maintenant.

Marcus Vinicius revient d'Asie, où il a combattu les Parthes sous les ordres de Corbulon. Au moment d'entrer dans Rome, un léger accident l'arrête, une épaule démise, et il devient pour quelques jours l'hôte d'un vieillard, Aulus Plautius, ancien proconsul de Germanie, ancien préfet impérial en Bretagne, retiré maintenant dans sa villa du Vicus Patricius. Là règne une paix, une sérénité bien rares dans les maisons romaines. Un matin, sur les marches du bassin de marbre qui reçoit la rosée des fontaines jaillissantes, Vinicius aperçoit une jeune fille dont les premiers reflets de l'aube semblaient rayonner au travers du corps diaphane. Dès lors l'amour, impérieux et jaloux, le possède tout entier. Une seule fois il lui a été donné d'approcher la jeune fille, et elle, surprise et charmée à la fois, l'écouta :

« Il la berçait d'une musique dont l'harmonie s'insinuait ainsi qu'une ivresse en son âme, l'emplissait de trouble, de crainte, mais aussi d'une indicible joie. Quelque chose s'éveillait; en

CXCIII

 

elle. Un rêve inconscient, à peine ébauché, revêtait les formes réelles d'une image de plus en plus aimable et de plus en plus chère. Le soleil brillait très bas de l'autre côté du Tibre, il illuminait le Janicule. Sa rouge flamme empourprait les cyprès immobiles dans la paix du soir et colorait l'atmosphère limpide. Alors, comme au sortir d'un songe, Lygie leva les yeux vers le jeune tribun ; éclairé des rayons de cette splendeur vespérale, ses regards suppliants tournés vers elle, il lui apparut le plus beau d'entre les humains, plus beau même que les dieux dont elle voyait les statues couronner le faîte des temples. »

 

Et tout en écoutant les tendres paroles, Lygie, avec la tige flexible d'un roseau, traça, en guise de réponse, les contours d'un poisson, sur le sable fin de l'allée. Quel est ce symbole, ce mystère ou cet aveu ? Car, dans ses yeux fixés sur les siens, Vinicius a cru deviner la douceur d'aimer. Mais elle a fui, rapide et légère, et Vinicius ne l'a plus revue. Il sait seulement qu'on l'appelle Lygie ou Callina ; qu'elle est l'héritière d'un roi barbare de la nation des Lyges ; que, tout enfant, elle fut jadis livrée en otage au peuple romain. Atelius Hister, chef de la légion du Danube, — dont elle a suivi le char triomphal, escortée de ses serviteurs, que dominait tous un géant slave ou sarmate, nommé Ursus, — Hister, insensible aux charmes de la jeune fille, la remit à sa soeur Pomponia Graecina, l'épouse vénérée d'Aulus Plautius. Tous deux élevèrent la petite captive et la chérirent à l'égal de leur fils unique. Telle est l'histoire que Vinicius, remis de sa foulure, conte, un matin, à son oncle, le beau, le raffiné Pétrone, l'esthète, le sybarite sceptique et lettré, l'arbitre des élégances suprêmes : Arbiter elegantiarum. Devant le spectacle de la brûlante passion de Vinicius, Pétrone songe au moyen de lui procurer

 

CXCIV

 

Lygie. Lygie n'est pas une esclave, et le fût-elle d'ailleurs, jamais ni Plautius ni Pomponia ne consentiraient à la lui livrer. L'admettrait-il à son foyer, lui, de race consulaire ? Bouleversé et tiraillé par son orgueil et par son amour, Vinicius ne se résout à rien. C'est alors que Pétrone intervient. Lygie, en sa qualité d'otage, appartient à l'État romain ; or l'État romain c'est César. C'est donc sous la protection exclusive de l'empereur que doit demeurer la captive. Néron la fera réclamer en vertu de ses droits. Une fois introduite au Palatin, lui, Pétrone, se flatte d'obtenir de César qu'il en dispose ainsi que d'une gemme, ou d'un vase de prix, en faveur de Vinicius. Le plan, si bien conçu, s'exécute à la lettre. Lygie, enlevée aux Aulus, est transportée au palais, où elle ne peut se dispenser d'assister à un festin donné par l'empereur.

 

« Le soleil couchant projetait ses rayons sur le marbre jaune des colonnes, y allumant de roses reflets fondus en un poudroiement d'or. L'Hercule gigantesque qui couronnait l'Arc d'Auguste, le front encore baigné de lumière, tandis que l'ombre envahissait peu à peu ses épaules et sa poitrine, laissait planer ses regards divins sur la foule des convives : toute une société élégante et raffinée, sénateurs et patriciens drapés dans les longs plis de leurs toges, vêtus de péplums et de stoles tombant jusqu'à terre en plis souples. La cour et les propylées fourmillaient d'esclaves des deux sexes, d'éphèbes, de prétoriens préposés à la garde du palais. çà et là, parmi les pâles visages des maîtres du monde, luisait la face noire d'un nègre de Numidie, sous le casque étincelant surmonté de plumes, d'épais anneaux d'or aux oreilles. Cette ruche humaine bourdonnait, s'entre-croisait frémissante et affairée : les uns portant des luths et des cithares ; d'autres des guirlandes de fleurs exotiques écloses dans la moiteur des serres, épanouies et frileuses sous cette fraîche atmosphère vespérale ; d'autres, enfin, allumaient les lampes d'argent, de cuivre ou

 

CXCV

 

d'or. Le bruit des voix se perdait dans le bruissement des fontaines, dont les eaux, irisées aux derniers feux du jour, perlaient dans leurs vasques de porphyre et de marbre. Ce crépuscule lumineux, ces portiques fuyant en une perspective lointaine, ces groupes qui passaient, semblables aux statues blanches des dieux, produisaient l'impression d'un calme et d'une majesté suprême. »

A ce festin, Lygie se retrouve aux côtés de Vinicius. Enivrée par les parfums qui brûlent dans les cassolettes d'or, par l'arome des roses, par la fumée des vins inconnus ; bercée par le murmure des fontaines odorantes, par les chants et les danses des esclaves égyptiennes, par le spectacle de César qui déclame s'accompagnant sur sa lyre, mais surtout, par les paroles enflammées de Vinicius, elle se trouble et s'égare.

 

« Vinicius n'était pas moins ivre que les autres convives et une rage de querelle montait au dedans de lui. Son visage était blême, sa parole ralentie ; il ordonnait à voix haute. — Lygie, ne me résiste pas. César t'a reprise aux Aulus et t'a donnée à moi. Demain, à la nuit, j'enverrai te prendre, tu m'entends ?... — Je ne veux pas attendre à demain... Tu m'appartiens... Il faut que tu sois mienne. Comprends-tu ?

            « Lygie luttait désespérément, se sentant perdue. D'une voix de terreur, elle le conjurait de n'être pas ainsi, d'avoir pitié.

« Ce n'était plus le Vinicius de naguère, bon et presque timide, mais un homme laid, méchant et cruel. Ses forces maintenant la trahissaient. Elle ne pouvait plus fuir. Il se haussa pour la

saisir.

            « A ce moment, une force inconnue s'abattit sur lui, arracha Lygie, et le rejeta comme une feuille sèche. Vinicius se frotta les yeux et vit au-dessus de lui la gigantesque stature d'Ursus.

            « Le Lygien restait immobile et très calme ; il regardait Vinicius et, sous ce regard, Vinicius sentit son sang se glacer. Puis Ursus prit Lygie dans ses bras et, d'un pas égal, quitta le triclinium.

 

CXCVI

 

«Vinicius demeura un instant abasourdi. Il se mit debout et courut à la porte :

— « Lygie ! Lygie !

« Mais la stupéfaction, la fureur et l'ivresse lui coupaient les jambes. Il chancela, trébucha, et, se raccrochant aux épaules du premier venu, demanda, les paupières clignotantes :

— « Que s'est-il passé ?

« L'autre, un sourire dans ses yeux brouillés, lui tendant une coupe de vin :

            — « Bois ! dit-il.

« Vinicius but et s'écroula sur les dalles. Les convives étaient, pour la plupart, vautrés sous la table ; quelques-uns titubaient dans la salle, en battant les murailles ; d'autres dormaient sur les couches d'apparat, ronflant ou vomissant.

« Et sur les consuls ivres et sur les sénateurs, sur les chevaliers, les poètes, les philosophes ivres, sur les danseuses et sur les patriciennes, sur ce monde qui roulait vers l'abîme, de l'épervier d'or tendu sous la voûte pleuvaient, sans trêve, des roses.

« Dehors, c'était l'aube. »

 

Après ce désenchantement, Lygie veut fuir dans ses forêts natales ; mais le soir même une litière envoyée par Vinicius vient la prendre. Il faut subir la destinée. On part . Mais Lygie avait, dans l'intervalle, combiné avec Ursus un plan d'évasion. Pendant que la litière, escortée par les esclaves du jeune tribun, s'achemine vers la maison de celui-ci, Ursus, qui est chrétien, a recruté parmi ses frères une troupe d'hommes déterminés. Les esclaves de Vinicius assaillis sont mis en déroute et Lygie est conduite en sûreté chez l'évêque Linus.

Dans sa passion exaspérée, Vinicius la retrouvera et, en effet, un forban nommé Chilon Chilonidès lui indique le lieu de sa retraite. Il lui procure même un des jetons à l'aide desquels les chrétiens se reconnaissent, ce qui

 

CXCVII

 

permet à Vinicius de prendre part à une de leurs assemblées, au cimetière Ostrien.

 

« A la porte, deux carriers reprenaient les jetons. Vinicius passa. Un moment après, il se trouva dans un lieu assez vaste, tout entouré de murs. Devant la porte d'une crypte qui en occupait le centre, une fontaine bouillonnait. Çà et là se voyaient des monuments funéraires, et partout, dans l'enceinte, des gens fourmillaient à la lueur indécise de la lune et des lanternes. Soit par crainte du froid ou par précaution contre les faux frères, presque tous restaient encapuchonnés.

« Près de l'hypogée, qui occupait le centre de l'enclos, on alluma quelques torches que l'on disposa en un petit bûcher. Bientôt la foule entonna, d'abord à voix basse, puis de plus en plus haut, un hymne étrange. Une sorte d'appel dans la nuit, un timide appel au secours poussé par des gens qui errent dans les ténèbres. Les têtes levées au ciel semblaient voir quelqu'un là-haut, bien haut, et les bras tendus semblaient l'implorer pour qu'il descendît. Vinicius, en Asie Mineure, en Egypte, à Rome même, avait visité les temples les plus divers, il avait connu maintes religions, mais c'était la première fois qu'il voyait des hommes invoquer la divinité, non pour se conformer à un rituel établi, mais avec tout leur coeur, en une tristesse d'enfants séparés de leur père. Il était clair que ces gens-là, non seulement honoraient leur Dieu, mais encore l'aimaient de toute leur âme.

« On avait jeté encore quelques torches dans le foyer qui répandit sur tout le cimetière une lueur rouge et fit pâlir la lumière des lanternes ; à l'instant même, de l'hypogée sortit un vieillard vêtu d'un manteau à capuchon, mais dont la tête était découverte ; il monta sur une pierre qui se trouvait auprès du bûcher.

« Il se fit un mouvement dans la foule. Des voix à côté de Vinicius murmurèrent : « Pierre ! Pierre ! » quelques-uns s'agenouillèrent, d'autres tendirent les mains vers lui. Puis le silence régna, si profond, que l'on pouvait entendre le crépitement des torches, ainsi que le roulement des chariots sur la route Nomentane et le murmure du vent dans les pins voisins du cimetière.

 

CXCIX

 

« Chilon se pencha vers Vinicius et chuchota :

— « C'est lui, le premier disciple de Christus, c'est le pêcheur. »

« Et l'apôtre parla comme un père enseigne ses enfants. Il leur recommandait une vie simple et pure, toutes les vertus que les stoïques prônaient depuis longtemps et Vinicius se sentait intérieurement déçu. Pierre assura ensuite que Dieu était l'universel amour, et que, par suite, celui qui aime les hommes remplit le plus sublime des commandements. Il ajoutait que cet amour ne s'arrête pas à ceux de notre nation, car Christus a versé son sang pour tous sans exception, mais qu'il va jusqu'à aimer les ennemis et à leur rendre le bien pour le mal. »

 

Vinicius se demandait avec stupeur quel était ce Dieu, quelle cette religion, quel ce peuple nouveau. Ce qu'il venait d'entendre dépassait la mesure et la portée de son jugement. C'était comme une miraculeuse et inexplicable explosion d'idées.

Pierre continuait, il parlait de Christus. Il racontait les jours qui suivirent la mort, cet accablement dans le chagrin, la terreur et le doute, cette hantise du même mot : Il est mort. Et puis, l'arrivée de Marie de Magdala, la course vers le tombeau, le corps enlevé. Le vieil apôtre avait fermé les yeux comme pour mieux voir dans son âme ce passé que chaque jour rendait, hélas ! plus lointain. Il rappelait le Maître revenu parmi eux et les quittant enfin pour toujours, et à toutes ces choses si extraordinaires il donnait leur plus haut degré de certitude ; il s'arrêtait de temps à autre, branlait sa tête toute grise et disait : « Moi, Pierre, j'ai vu. »

Vinicius ne voyait pas, mais il sentait et commençait d'entrevoir quelque chose qu'il ne s'expliquait pas encore.

Lygie a été reconnue dans le cimetière, sa retraite

 

CXCIX

 

découverte, une deuxième tentative faite pour l'enlever échoue et Vinicius blessé est soigné dans la maison même d'où il a voulu ravir la jeune fille; il voit à deux reprises pratiquer ce pardon des injures dont parlait l'apôtre Pierre. Ce sont autant de jets de lumière qui le transpercent. L'homme ancien meurt en lui.

 

« Tu es plus heureuse que moi, disait-il à Lygie établie à son chevet, ici-même, dans ce misérable réduit d'Ostrianum, au milieu de ces gens si humbles, car nulle force ne saurait te ravir ni ton Christ, ni ta foi. Mais moi, qui n'ai que toi seule au monde, lorsque je te crus perdue, je me vis semblable au dernier des pauvres, qui n'a ni toit pour abriter sa tête, ni pain pour soutenir son corps. Je t'ai cherchée partout, ne pouvant vivre loin de toi. Sans cet espoir de te retrouver un jour, je me fusse jeté sur la pointe de mon épée. Et j'ai peur de la mort mainte. nant, puisque mes yeux cesseraient de te contempler. Vous dites votre Christ miséricordieux et tout-puissant ; eh bien ! qu'il me donne ton amour, et je l'adorerai, lui, ce Dieu des esclaves. Mais tu ne penses qu'à lui. Je souffre, j'en suis jaloux! Tourne vers moi tes regards... sans quoi je pourrais aussi le haïr. »

 

Cependant le travail mystérieux s'accomplit. Vinicius commence à prendre pied, sans le comprendre, dans le christianisme. « Le Christ, écrit-il à Pétrone, a existé, il s'est laissé crucifier pour le salut du monde et il est ressuscité. Tout cela est absolument certain... Les chrétiens, ajoute-t-il, prient, demandant pour moi une chose qu'ils appellent la grâce, mais je ne vois venir que l'inquiétude. » C'est bien la grâce cependant qui agit déjà, puisque, dès son retour dans sa maison des Carines, Vinicius commence à pratiquer les vertus qui feront de lui un chrétien. Il trouve ses esclaves ivres autour d'un festin et il leur pardonne. A son grand étonnement, la

 

CC

 

reconnaissance obtient d'eux ce que n'avait pu faire la terreur. Paul lui avait dit : « L'amour est un lien plus solide que la crainte » ; il reconnaît qu'en certaines circonstances, cette opinion peut être juste. A ses clients aussi il donne des marques d'intérêt et voit des larmes dans leurs yeux. On a transformé son âme.

Mais Lygie s'est éloignée de nouveau, elle a choisi un refuge contre sa propre faiblesse. Vinicius, isolé, redevient la proie de son naturel fougueux et il s'étourdit dans les plaisirs. Même, il en accentue l'outrance, comme pour bafouer le souvenir tyrannique de Lygie. Tout cela en vain. Une fête plus éclatante que les autres, offerte à Néron par Tigellin sur l'étang d'Agrippa, va combler la mesure de dégoût.

 

« Un immense radeau tout entier construit en poutres dorées, les bords revêtus de conques précieuses, pêchées au fond de la mer Rouge et de l'océan Indien, s'irisait des reflets de la nacre où se jouaient en mille prismes changeants les couleurs de l'arc-en-ciel. Le plancher disparaissait sous une véritable forêt de palmiers, de lotus fleuris et de roses. Des fontaines odorantes y jaillissaient. A travers cette luxuriante végétation des tropiques brillait l'or des statues et des cages où s'abritaient, étincelants, les oiseaux les plus rares. Un velarium de pourpre syrienne ombrageait les longues tables chargées de cristaux d'un prix inestimable, de vases vermeils, de plats incrustés de pierreries, s'harmonisant en une gamme incomparable de nuances et de tons. Cette verdure, ces plantes, ce feuillage, ces fleurs, empruntés à toutes les latitudes et à tous les climats, transformaient le radeau en un jardin, ou plutôt en une île flottante et enchantée. Des cordages tressés d'or et de pourpre le rattachaient à une multitude d'embarcations, aux formes imprévues et variées... sirènes, cygnes, roses flamants, blanches mouettes. Rameurs et rameuses s'y tenaient immobiles et nus, admirables de beauté, leurs cheveux relevés en boucles à la mode de l'Orient, de légers avirons à la main. Puis, dès que César et

 

CCI

 

Poppée eurent occupé leurs trônes dressés sous la tente impériale, les barques s'agitèrent, les rames frappèrent l'onde en cadence, les cordages se tendirent, et le radeau glissa, décrivant d'immenses orbes sur l'azur des flots.

« Alors s'élevèrent des choeurs harmonieux. Les joueuses de harpes et de luths apparurent entre le ciel et l'eau, irradiés de reflets d'or, y détachant leur nudité, fleurs délicieuses et vivantes, où semblaient se fondre cet azur, ces rayons et ces jeux de lumière. Les vins glacés dans la neige échauffèrent les convives. Le miroir bleu des eaux s'étendait jonché de pétales fleuris, constellé de papillons diaprés. Des pigeons et d'autres oiseaux merveilleux, transportés des Indes et d'Afrique, volaient au-dessus des barques, retenus par des fils presque invisibles d'argent et d'or. L'étang se balançait mollement au jeu cadencé des avirons, qu'accompagnait une musique voilée. Pas un nuage n'alterait la limpidité du ciel. Les forêts du rivage, immobiles, semblaient écouter et contempler les chants et le spectacle qui leur parvenaient des eaux. Immense et rouge, le soleil s'abaissa lentement derrière la cime des bois. Le radeau approchait des rives. Au milieu des bosquets fleuris, faunes et satyres jouaient du flageolet, de la flûte de Pan, du tambourin ; nymphes, dryades s'ébattaient folâtres, lascives et provocantes. Enfin le crépuscule tomba, salué par des choeurs que déjà troublait l'ivresse et des hymnes chantés en l'honneur de Séléné. Alors mille clartés jaillirent du sein des bois. Des lupanars et des temples essaimés le long du rivage ruisselaient de blanches nappes de lumière. Le radeau aborda enfin. César et les augustans s'élancèrent sur le rivage et se dispersèrent dans les bosquets. Le délire était universel, on ne savait ce qu'était devenu César, on né savait qui était sénateur, consul, saltimbanque ou musicien. On frappait les lampes à coups de thyrse pour les éteindre. Certaines parties des bosquets étaient plongées dans l'obscurité. Mais on entendait partout des cris perçants, des rires, des refrains joyeux. »

 

Vinicius, dans cette orgie, n'était pas ivre ; la honte l'étouffait. Écoeuré, il se rencontra avec Pétrone. « Je ne

 

CCII

 

veux plus de vos fêtes, de vos banquets, de vos excès », lui dit-il. — « Qu'as-tu donc ? Es-tu chrétien ? » dit Pétrone. Vinicius serra sa tête dans ses mains et répéta avec désespoir : « Pas encore, hélas ! pas encore ! »

Une fois de plus Vinicius retrouve la retraite de Lygie et il supplie l'apôtre Pierre de lui apprendre sa doctrine.

 

« Éclairez-moi. Je crois au Christ et à sa résurrection ; j'ai vu que de son enseignement s'épanouissait une moisson bénie de vérité, de justice, de charité. Je sens que tout a changé en moi-même. Jadis, j'appesantissais un bras de fer sur mes esclaves; — je n'ose plus les châtier aujourd'hui. J'ignorais ce que pouvait être la pitié ; — mon coeur en déborde maintenant. Je recherchais la volupté ; — et voici que je m'en détourne avec dégoût. Je ne croyais qu'à la force et à la violence ; — et c'est la mansuétude seule qui m'attire. J'ai pris en horreur nos festins et leur ivresse, les danseuses, les joueurs de luth. J'ai horreur de César, horreur de sa cour, de toutes ces nudités, de toutes ces abjections, de toutes ces hontes. »

            « Le vieil apôtre, ému par le supplice de cette âme, lui dit : « La grâce du Seigneur est sur toi; je te bénis, toi et ton amour, au nom du Rédempteur ». Il l'emmena auprès de Lygie, s'approcha d'elle et dit :

            — « Lygie, l'aimes-tu toujours ?

            « Il y eut un moment de silence. Ses lèvres tremblèrent comme celles d'un enfant qui va pleurer.

            — « Réponds, dit l'apôtre.

            « Alors d'une voix humble et craintive, elle murmura en tombant aux pieds de Pierre :

            — « Oui...

« Vinicius était à genoux à côté d'elle ; Pierre posa ses mains sur leurs têtes :

            — « Aimez-vous en Notre-Seigneur et pour sa gloire, car il n'y a point de péché dans votre amour. »

 

Vinicius, contraint d'accompagner Néron à Antium, y est témoin de l'incendie de Rome. Dans cette confusion

 

CCIII

 

inouïe, tout disparaît, tout fuit, et par l'intrigue de Poppée les chrétiens sont accusés d'avoir mis le feu à la ville. On arrête et on emprisonne tous ceux que l'on peut saisir. César les destine à une expiation sanglante d'une horreur sans exemple. Lygie est enfermée dans la prison Marner-fine, tandis que Vinicius, libre, multiplie les tentatives de délivrance. Il espère quand même et s'attache aux moindres lueurs d'un sort propice. Un centurion chrétien lui apprend que la protection du Ciel se montre visiblement. Atteinte de la fièvre, Lygie a échappé aux affranchis de César qui venaient choisir des vierges chrétiennes pour les livrer aux plaisirs infâmes de leur maître.

Alors commencent les spectacles.

 

            « Le soleil était monté très haut dans le ciel et ses rayons, tamisés par le velarium de pourpre, emplissaient l'amphithéâtre de rougeur sanglante et empourpraient le sable. La foule, joyeuse d'ordinaire, s'opiniâtrait dans un mutisme haineux. Les visages avaient une expression implacable.

            « Le préfet fit un signe. Un vieillard travesti en Charon traversa l'arène et, dans un silence sourd, heurta la porte, par trois fois, de son marteau.

            « Dans l'amphithéâtre, une rumeur s'éleva :

— « Les chrétiens !... les chrétiens !...

« Les grilles de fer grincèrent ; dans les couloirs gronda le cri habituel des mastigophores : « Sur le sable » ! et, en un clin d'oeil, l'arène se peupla comme d'un troupeau de sylvains.

« Tous couraient avec une rapidité fiévreuse et, arrivés au centre, s'agenouillaient les uns auprès des autres, levant les mains.

« Le peuple, jugeant qu'ils imploraient sa pitié, fut pris de fureur à la vue d'une telle poltronnerie : on se mit à trépigner, à siffler, à jeter dans l'arène des récipients vides, des os rongés, et à vociférer : « Les bêtes ! Lâchez les bêtes !... »

« Mais, soudain, une chose inattendue se passa. Du centre de la bande hirsute des voix montèrent, qui chantaient; et l'hymne

 

CCIV

 

résonna, que pour la première fois entendait un cirque romain: Christus regnat !...

« Le peuple resta stupide. Les condamnés chantaient les yeux levés vers le velarium. Leurs visages étaient pâles, mais semblaient inspirés. Tous comprirent que ces hommes ne demandaient point grâce.

« Mais on ouvrit une nouvelle grille ; et dans l'arène se ruèrent, en un élan sauvage, des troupeaux entiers de chiens : de gigantesques molosses fauves du Péloponèse, des chiens zébrés des Pyrénées, et des griffons d'Hibernie, semblables à des loups, tous affamés à dessein, les flancs creux et les yeux sanglants. Les hurlements et les grognements emplirent tout l'amphithéâtre : les chrétiens, ayant fini leur hymne, restaient à genoux, immobiles et comme pétrifiés, gémissant à l'unisson : Pro Christo ! Pro Christo !

« Flairant des hommes sous les peaux des bêtes et étonnés de leur immobilité, les chiens n'osèrent point fondre immédiatement sur eux. Les uns cherchèrent à escalader les cloisons des loges, d'autres galopèrent autour de l'arène, en clabaudant comme s'ils poursuivaient quelque invisible gibier. Le peuple se fâcha. Des milliers de voix vociférèrent ; certains imitaient le rugissement des fauves ; d'autres aboyaient comme des chiens ; d'autres enfin excitaient les bêtes dans toutes les langues. L'amphithéâtre fut secoué de clameurs. Les chiens irrités bondissaient vers les hommes à genoux, puis reculaient encore, en faisant claquer leurs mâchoires. Enfin, un molosse enfonça ses crocs dans l'épaule d'une femme agenouillée devant les autres, et l'écrasa de sa masse.

« Alors, des dizaines de chiens se ruèrent dans le tas, comme à travers une brèche. La foule cessa de rugir, pour regarder plus attentivement : parmi les hurlements et les râles s'élevaient encore des voix plaintives d'hommes et de femmes : Pro Christo ! Pro Christo ! tandis que sur l'arène se tordaient des noeuds convulsés de formes humaines et canines. Le sang coulait à torrents des corps dépecés. Les chiens s'arrachaient des membres ensanglantés. L'odeur du sang et des intestins lacérés avait étouffé les parfums d'Arabie et emplissait tout le cirque.

 

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« A ce moment on poussa dans l'arène de nouvelles fournées de victimes affublées de peaux de bêtes. Comme les précédentes, elles s'agenouillèrent immédiatement. Mais les chiens, à bout de forces, refusaient de les déchirer. Quelques bêtes seulement se jetèrent sur les plus rapprochés d'entre les chrétiens ; les autres se couchèrent, levèrent des gueules d'où s'égouttait le sang et se mirent à haleter lourdement, avec des soubresauts de côtes pantelantes.

« Alors le peuple, inquiet au fond de l'âme, mais ivre de carnage et emporté par la démence, poussa des cris stridents : — « Les lions ! Les lions !...

« Néron fit signe que l'on ouvrît le cunicule, ce que voyant, la foule s'apaisa immédiatement. On entendit le grincement des grilles. Les chiens se massèrent à l'opposite avec des glapissements étouffés ; les lions entrèrent un à un sur l'arène, fauves et énormes avec de grandes têtes embroussaillées. César lui-même tourna vers eux son visage ennuyé. Les augustins saluèrent les lions d'applaudissements ; la multitude Ies comptait sur les doigts, épiant d'un oeil avide l'impression qu'ils produisaient sur les chrétiens agenouillés au centre, et qui de nouveau répétaient leur : Pro Christo ! Pro Christo ! — vide de sens pour beaucoup et obsédant pour tous.

« Les lions, bien qu'affamés, ne se hâtaient point. Les rougeâtres reflets qui zébraient le sable leur troublaient la vue, et ils clignaient leurs paupières éblouies. Quelques-uns étendaient paresseusement leurs membres jaunâtres, d'autres ouvraient la gueule et bâillaient, comme pour montrer leurs crocs. Mais peu à peu l'odeur de sang et d'entrailles qui s'élevait de l'arène agit sur eux. Bientôt, leurs mouvements devinrent nerveux, leurs crins se hérissèrent, leurs naseaux renâclèrent bruyamment. Un lion bondit soudain vers le cadavre d'une femme au visage déchiqueté et, lui mettant sur le corps ses pattes de devant, se mit, de sa langue râpeuse, à lécher les caillots durcis. Un autre s'approcha d'un chrétien qui tenait dans ses bras un enfant cousu dans une peau de daim.

« L'enfant, secoué de sanglots et de cris, se cramponnait convulsivement à son père, qui, voulant lui conserver la vie, ne fût-ce qu'un instant, s'efforçait de l'arracher de son cou, afin

 

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de le tendre à ceux qui se trouvaient derrière. Mais les cris et les efforts irritèrent le lion; il poussa un rugissement rauque et bref, écrasa l'enfant d'un coup de patte et saisit dans sa gueule le crâne du père qu'il broya.

« Alors tous les fauves se lancèrent sur le tas des chrétiens. Quelques femmes ne purent retenir des cris d'épouvante, qu'étouffèrent les applaudissements du peuple. Et l'on vit des choses effroyables... »

 

 

 

Puis vient le récit des fêtes de nuit dans les jardins de Néron, au Vatican. Les avenues brillent illuminées par des milliers de torches vivantes. Les martyrs brûlent, attachés à leurs croix, aux troncs des arbres centenaires, enguirlandés de festons de pampre et de lierre. Les allées étincellent, les massifs flamboient, les pelouses et les lacs semblent rouler des flots rubescents et dorés. Les feuilles palpitent au souffle de la brise. A mesure que des corps consumés s'exhale une âcre et fétide odeur de sang et de chairs calcinés, un cortège d'éphèbes jonche le sol de pétales de lis et de safrans en fleurs. L'encens, l'aloès et la myrrhe fument au fond des cassolettes d'or. Des clameurs s'élèvent, incertaines d'abord, hésitantes entre la pitié, l'horreur et l'ivresse d'une joie bestiale ; puis elles montent plus stridentes de minute en minute, semblant suivre la marche ascendante des flammes, qui s'élancent, bondissent, enveloppent les poteaux et les croix, dardant leurs langues jus-qu'aux lèvres dés victimes ; tordent leur chevelure en un souffle embrasé ; jettent comme un voile splendide sur ces visages noircis où grimace la douleur, — et toujours plus hautes, — paraissant défier le ciel, symbole effrayant de cette puissance maudite qui les a déchaînées.

 

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Après ces grandes scènes tragiques, on éprouve une sorte de surprise à revenir à ce qui fait le roman, le sort de Lygie, les angoisses de Vinicius et leur mutuel amour. C'est dans l'amphithéâtre encore une fois que nous ramène l'épisode suprême. Soudain Vinicius aperçoit Lygie devant lui, évanouie, toute nue, liée aux cornes d'un taureau furieux.

 

« Un cri de stupeur s'échappa de toutes les poitrines. Ursus, qui devait combattre l'auroch, d'un bond s'était élancé vers la bête et l'avait saisie par les cornes. Alors se fit un lourd silence. Sous le vaste velarium de pourpre on eût entendu voler une mouche. Les spectateurs se refusaient à en croire leurs propres yeux. Jamais, depuis que Rome existait, pareille scène ne s'était produite. Ursus maintenait l'auroch entre ses bras de fer, les pieds enfoncés jusqu'aux chevilles dans le sable, la tête rentrée, l'échine ployée comme un arc tendu, les veines gonflées et si saillantes qu'elles paraissaient prêtes à se rompre. L'animal ne bougeait pas non plus, rivé sur place. On eût dit un de ces groupes héroïques et gigantesques représentant les exploits d'Hercule ou de Thésée, fouillés à même dans la pierre. Mais, sous cette apparente rigidité, frémissait la tension prodigieuse de deux forces effroyables aux prises. De même que les pieds d'Ursus, les sabots de l'auroch semblaient s'être fixés dans le sol. Sa masse, velue et sombre, s'arrondissait, repliée sur elle-même, ne formant plus qu'une boule énorme. En ce duel extraordinaire, qui, de l'homme ou du taureau, l'emporterait? L'angoisse étreignait cette foule, passionnée, éprise de jeux et de luttes, au point de lui faire tout oublier, et César, et la Ville et l'Empire. Pour elle, ce barbare devenait un objet d'admiration et de culte, digne qu'on lui érigeât désormais des statues. César lui-même s'intéressait au combat. Les spectateurs élevaient, stupéfaits, leurs mains vers le ciel ; d'autres s'essuyaient le front inondé de sueur, comme s'ils eussent eux-mêmes lutté dans l'arène. Les voix expiraient sur les lèvres. Les coeurs battaient à se briser. Il semblait à tous que ces minutes duraient des siècles. Immobiles

 

CCVIII

 

en face l'un de l'autre, Ursus et l'animal mesuraient leurs forces dans une suprême tension de leurs muscles. Puis un gémissement atroce, où il entrait autant de douleur sourde que de rage, fit trembler l'arène. L'assistance y répondit par une clameur prolongée. Rêvait-on? Voici que le mufle monstrueux de la bête semblait se retourner et se tordre sous l'étreinte d'acier du barbare. Le visage d'Ursus, son cou, ses épaules, se couvrirent d'une rougeur sanglante ; ses reins s'infléchirent davantage. D'un effort surhumain, il rassemblait ses dernières provisions d'énergie. Les rugissements de l'auroch, râles de plus en plus étouffés, se mêlaient au souffle de l'athlète. Une langue énorme, écumante, pendait hors de la gueule du monstre. Une minute encore, et, dans l'arène, retentit un craquement formidable d'os rompus et brisés ; le taureau s'abattit d'une pièce, le cou tordu, la tête retournée, sans vie. Alors, d'ut tour de main, Ursus dénoua les liens qui garrottaient Lygie, puis, saisissant la jeune fille entre ses bras, pâle, égaré, il se mit à respirer longuement, comme s'il eût puisé de nouveaux souffles au fond de sa poitrine. Enfin il releva les yeux et regarda. L'amphithéâtre délirait. »

 

Je me reprocherais d'omettre le récit de l'idylle de bonheur conjugal qui termine ce drame de grande envergure, au détriment d'une dernière scène qui touche de plus près à mon sujet. Après les tragiques magnificences que nous avons rappelées et qui ont servi de cadre au tableau des amours chastes de Vinicius et de Lygie, reparaît l'apôtre Pierre suivant par la voie Appienne la route qui conduit en Campanie. Alors se place une rencontre entre le vieil apôtre et son maître Jésus, rencontre d'un caractère légendaire presque indiscutable, mais que la poésie a su rendre tolérable :

 

« La voie Appienne était déserte. Sur ses larges dalles de pierre, au milieu du silence matinal, le pas de Pierre et de son jeune disciple Nazarias, chaussés de sandales de bois,

 

CCIX

 

réveillaient de sonores échos. Enfin, le soleil se montra entre les arêtes des monts, mais alors un singulier spectacle frappa les regards de l'apôtre. Il lui sembla que le soleil, au lieu de s'élever sur le ciel, avait glissé le long des pentes et planait maintenant au niveau de la voie.

 

« Pierre s'arrêta, stupéfait.

— « Vois-tu cette clarté qui se dirige vers nous ? demanda-t-il.

« Mais Nazarias répondit, surpris :

— « Non, maître, je ne distingue rien.

            « L'apôtre reprit :

— « Là, en face de nous... sur la voie.., une forme... une ombre resplendissante!... Ecoute !

            « Aucun bruit ne s'élevait autour d'eux, le silence le plus absolu régnait. Seulement Nazarias vit les arbres s'incliner, comme s'ils eussent été secoués par une force invisible; et toute la plaine parut inondée d'une lumière éclatante.

            « Il attacha ses yeux sur ceux de l'apôtre.

            — « Rabbi, qu'avez-vous ? s'écria-t-il troublé.

            « Des mains de Pierre, sa houlette de pasteur avait glissé et gisait sur le sol. Ses regards demeuraient fixes en un point. La stupeur, l'allégresse, l'extase se peignirent tour à tour sur ses traits. Puis il tomba à genoux, les bras tendus... un cri d'amour et de foi s'échapant de ses lèvres :

— « Seigneur ! Seigneur!

            « Il restait prosterné le front dans la poussière, comme s'il eût couvert de baisers des pieds invisibles et divins.

            « Et dans le grand silence de la nature, on entendit la voix du vieillard entrecoupée de sanglots.

            — Quo vadis, Domine ?

            « Nazarias, lui, n'entendit aucune réponse : mais des paroles empreintes d'une mansuétude et d'une tristesse infinies déchirèrent le coeur de l'apôtre.

— Je vais à Rome, mourir de nouveau sur la croix, puisque tu as abandonné mes brebis l

            « Pierre restait prosterné, immobile, sans voix. Il se releva enfin. D'une main défaillante, il ramassa son bâton de pèlerin, puis, tourné vers les sept collines, silencieux, il reprit le chemin de la cité.

 

CCIX

 

— « Quo vadis, Domine ? demanda à son tour l'adolescent.

« A Rome, répondit Pierre tout bas.

« Et il y revint pour mourir. »

 

Je ne saurais mieux terminer qu'en reproduisant le récit de cette mort :

 

« Les portes de la prison s'ouvrirent, et Pierre apparut entouré des soldats de la garde prétorienne. Déjà le soleil descendait à l'horizon vers Ostie et la mer. La journée finissait calme et sereine. L'apôtre ne dut pas charger la croix sur ses épaules. On avait eu pitié de son grand âge, tant il paraissait maigre et affaibli. Il s'avançait libre d'entraves, en tête du cortège, et les fidèles pouvaient le reconnaître de loin. A la vue de ce front vénérable et blanchi, auprès duquel pâlissait l'or étincelant des casques, la foule ne put retenir ses sanglots. Mais cette douleur fut bientôt apaisée. Le visage du pontife était rayonnant. Ce n'était point une victime qu'on traînait au supplice, mais un vainqueur qui marchait au triomphe. Oui, cet humble pêcheur de Galilée, courbé sous le poids des années, se redressait maintenant et dominait ces prétoriens, de toute l'auguste majesté de son ministère et de ses vertus. Il allait ainsi qu'un roi, parmi les rangs pressés de son peuple et de son armée. De toutes parts des voix le saluaient : « Voici Pierre qui s'en va réjouir le Seigneur! » On ne songeait ni à son supplice, ni à sa mort, mais à l'éternelle couronne qui lui était destinée. Et la foule suivait, grave, recueillie, avec l'instinctive expérience que, depuis le drame divin du Golgotha, rien de plus extraordinaire ni de plus sublime n'avait pu se produire sur la terre, et que, de même que Jésus racheta le monde, le supplice de l'apôtre servirait aujourd'hui de rédemption à la Ville.

« Tout le long du parcours, à la vue de ce vieillard, les passants s'arrêtaient surpris et troublés. — « Voyez, leur disaient les chrétiens, c'est ainsi que sait mourir le successeur du Christ, celui qui a prêché l'amour divin à tous les peuples. » — Alors les gentils s'étonnaient. — « En vérité, cet homme nous paraît un juste. » Le cortège poursuivait sa marche, entre les hautes rangées des maisons reconstruites depuis

 

CCXI

 

l'incendie, sous les portiques des temples, dont les faîtes et les coupoles dorées s'enlevaient sur l'azur profond du ciel. Un grand silence planait, qu'interrompait seul le pas rythmé des soldats, le bruissement de leurs armures et aussi les soupirs des fidèles. L'apôtre entendait ces prières, et ses traits s'illuminaient d'une sainte ardeur. Son oeuvre se trouvait accomplie; cette vérité, prêchée par lui, s'étendrait désormais sur le globe entier, ainsi qu'une onde vivifiante dont aucune force ne parviendrait plus à endiguer les flots. Et il levait ses yeux reconnaissants au ciel. — « Seigneur ! pensait-il, vous m'aviez ordonné de conquérir cette cité, reine du monde ; et voici que je vous l'ai conquise: vous m'aviez prescrit d'y établir votre siège, et je l'y ai établi; Seigneur ! je vous rends votre ville : moi, je m'achemine vers vous, car je suis l'ouvrier qui fléchit sous le poids du labeur ». Puis, son visage tourné vers les temples païens, il leur disait :

— « Vous deviendrez les sanctuaires du Christ » ; — et aux foules humaines qui s'écoulaient devant lui : — « Vos fils loueront la gloire du Seigneur notre Dieu». — Ainsi il parcourait sa route dans l'assurance bénie de la pacifique conquête, conscient de sa puissance, de la grandeur de la tâche accomplie, le coeur plein d'espoir, de consolation, de joie. Il franchit le Pons Triumphalis, comme si les prétoriens eussent voulu par là rendre témoignage à sa victoire ; il s'avançait vers les Naumachies et le Cirque. Grossie par la masse des fidèles accourus des quartiers transtibériens, la multitude affluait si nombreuse, que le centurion commença à s'inquiéter. En présence d'une émeute possible, cette poignée de soldats se verrait impuissante. Mais pas une menace, ni même un cri de malédiction ou de colère. Tous ces visages recueillis semblaient pénétrés de la solennité de l'heure présente ; les âmes soutenues par l'attente de je ne sais quel miracle. D'aucuns, auxquels il avait été donné d'assister au supplice du Sauveur, se souvenaient que, de la terre violemment entr'ouverte, les morts s'étaient alors soulevés de leurs sépulcres. Ils espéraient que des signes non moins terribles allaient se reproduire, pour perpétuer la mémoire de l'apôtre. Au loin cependant,. tout restait calme et silencieux. Les collines reposaient comme alanguies dans les

 

CCXII

 

tièdes clartés du couchant. Enfin le cortège s'arrêta à la hauteur du Cirque, non loin du Mons Vaticanus. Aussitôt quelques-uns des soldats se mirent à creuser une fosse ; d'autres, déposant la croix à terre, apprêtaient les marteaux et les clous. Le front baigné de lumière, Pierre se tourna une fois encore vers la Ville. Le Tibre miroitait ainsi qu'un jaune et large ruban; sur la rive opposée, le Champ-de-Mars s'étendait en un vaste poudroiement d'or. Plus haut se dressait le mausolée d'Auguste, avec, à ses pieds, les thermes gigantesques édifiés par Néron, et, tout en bas, le théâtre de Pompée. Dans le fond, tour à tour éblouissants aux derniers feux du jour, voilés de brumes, ou masqués par des constructions colossales, se déroulaient les maisons et les temples étagés sur les sept collines ; foyer immense, dont les rayons se fondaient en une vapeur légère et bleuâtre ; repaires de monstruosités et de crimes, — mais siège de puissance : — antre de la débauche et de la folie, — mais citadelle de l'ordre et du pouvoir, axe de l'empire et du monde ; force oppressive, mais d'où découleraient les bienfaits de la paix et des lois... — toute-puissante, invincible, éternelle !

« Pierre promenait sur la cité le tranquille regard d'un maître et d'un roi. — « Voici, Seigneur, que j'ai racheté votre patrimoine. » — Et nul, parmi ces soldats et ces païens, nul peut-être parmi ces fidèles accourus sur son passage; ne se doutait qu'il voyait devant lui le véritable maître ; que César et les empereurs tomberaient ; que les flots barbares s'écouleraient, emportés dans l'abîme du temps ; que les siècles se succéderaient ; mais que le règne de ce vieillard durerait sans interruption, à travers les âges.

« Le soleil baissait. Le ciel étincelait au couchant en un fastueux incendie ; les prétoriens s'approchèrent de l'apôtre pour le dépouiller de ses vêtements. Lui, plongé dans la prière, soudain se redressa et leva très haut ses deux mains vers le ciel. Les bourreaux reculèrent. La foule retenait son souffle. Pierre avait fait signe qu'il voulait parler. Le silence se fit, immense, absolu. Et lui, traçant une croix dans l'espace, d'un geste large de semeur qui jette au loin le grain, à l'heure de mourir, bénit la Ville et le monde.

« Urbi et Orbi ! »

 

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XII — EXPLICIT

 

J'arrive au terme de cette étude et je ne souhaite rien de plus que d'avoir montré, par l'attention que les plus rares génies lui accordent, la place du martyre chrétien dans les préoccupations morales de l'humanité. J'essaierai, dans les volumes qu'il me reste à composer pour compléter ce recueil, de montrer d'autres aspects de ce que j'oserai nommer l'éternelle séduction du martyre. Les proportions que cette « Introduction » a prises ne me permettent pas de la prolonger et de montrer, comme j'eusse souhaité le faire, l'évolution de la conception littéraire du martyre. Les éléments de cette étude sont maintenant réunis et confiés à chaque lecteur ; ce sera à lui de faire ce que le manque d'espace m'interdit d'entreprendre à cette place. Avant de terminer toutefois, il me reste une dernière pièce à transcrire. Leconte de Lisle l'écrivit l'année même de sa mort.

 

LE SACRIFICE

 

Rien ne vaut, sous les cieux, l'éclatante liqueur,

Le sang sacré, le sang triomphal que la vie,

Pour étancher sa soif toujours inassouvie,

Nous verse à flots brûlants qui jaillissent du coeur.

 

Jusqu'au ciel idéal dont la hauteur l'accable,

Quand l'homme de ses dieux voulut se rapprocher,

 

CCXIV

 

L'holocauste sanglant fuma sur le bûcher,

Et l'odeur en monta vers la nue implacable.

 

Domptant sa chair qui tremble en ses rébellions,

Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire,

Le martyr se couchait sous la dent des lions,

Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire.

 

Mais si le Ciel est vide, et s'il n'est plus de dieux,

L'amère volupté de souffrir reste encore,

Et je voudrais, le coeur abîmé dans ses yeux,

Baigner de tout mon sang l'autel où je l'adore !

 

Et maintenant « Vivent les excès ! Vivent surtout les martyrs ! ce sont eux qui tirent l'humanité de ses impasses, qui affirment quand elle ne sait comment sortir du doute, qui enseignent le vrai mot de la vie, la poursuite des fins abstraites, la vraie raison de l'immortalité (1) ».

Oui donc, vivent les excès et les saintes entreprises de ceux qui ne jugent pas le christianisme indigne d'être défendu par l'effusion de tout leur sang ! Vivent les intrépides violences de ces martyrs qui ont vaincu l'intolérance et conquis par la mort la liberté ! Le martyre chrétien est un événement d'une portée sans égale dans l'histoire de la civilisation. Je viens de montrer quelque chose de ce que lui doit la littérature ; peut-être essaierai je, dans d'autres volumes, d'indiquer sa portée philosophique, son influence esthétique, sa valeur psychologique. Bien plus, une lecture attentive des textes, principalement des actes de l'époque moderne, réserve de grandes lumières à l'exposition des états mystiques et un contingent inattendu et incomparablement précieux à l'étude des phénomènes physiologiques : amnésie,

 

1. E. Renan, Hist. du peuple d'Israël, t. IV, p, 332.

 

CCXV

 

télépathie. communications surnaturelles et suprasensibles, peut-être même à la matérialisation.

Je ne pense pas être le premier à entrevoir ces perspectives; et dans l'intérêt de la science et de la religion, je me réjouirai d'être devancé dans toutes ces lointaines et presque impénétrables avenues.

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LES MARTYRS

 

Note. — Tous les actes de ce volume V° sont donnés dans le caractère que nous avons réservé dans les volumes précédents aux récits légendaires. Il ne s'ensuit pas, dans notre pensée, que nous ne donnions ici aucun document historique; mais la plupart d'entre eux appellent des réserves critiques que ce n'est pas la place de formuler ici. Si un récit tel que celui du martyre de saint Thomas Becket se présente dans des conditions historiques irréprochables, beaucoup d'autres sont moins favorisés. Voulant maintenir la série chronologique des actes et passions, nous les avons tous donnés suivant un corps typographique uniforme ; les lecteurs sauront, nous n'en voulons pas douter, distinguer les récits légendaires des narrations historiques.

 

SAINT KENELM, ENFANT MARTYR, A WINCHELCUMBE, EN ANGLETERRE, 17 JUILLET 819.

 

BOLL. Biblioth. hagiog. lat. (1900), 693, 1364 ; Capgrave, N. leg. Angliæ (1516) 206 ; (2° II, 110-114), BOLL. Act, sanct. (1725) juill. IV, p. 297-300 ; Hardy, Descript. catal. (1862) I, I, 508-509.

 

Le roi des Merciens, Kenulf, ayant quitté le monde, en l'an du Seigneur 819, après avoir gouverné pendant 24 ans, ne laissa comme héritier que son fils Kenelm, qui avait deux soeurs, Quendreda et Burgenilda. Kenelm était encore enfant, mais ses qualités et sa piété lui avaient gagné l'affection du peuple, qui l'avait proclamé roi. Sa soeur Quendreda, jalouse et impatiente

 

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de régner, chercha à dresser des embûches à son frère. Ne pouvant réussir à l'empoisonner, elle gagna par de grandes récompenses et par l'espoir de partager avec elle le gouvernement du royaume, le tuteur de Kenelm, nommé Ascherbertus, et lui conseilla d'égorger son frère. De concert les deux scélérats préparèrent leurs flèches, pour frapper le roi dans l'obscurité.

Kenelm raconta un jour ce rêve à sa nourrice Wlibenna « Devant ma chambre poussait un arbre dont la tête touchait aux astres ; je me tenais sur ses branches les plus élevées, et de là je pouvais contempler le pays environnant à une très grande distance. Cet arbre était magnifique, ses branches s'étendaient majestueusement au loin, et, depuis le haut jusqu'au bais, il était tout couvert de fleurs. En outre, il me semblait que d'innombrables lumières rayonnaient de tout mon corps et que les trois provinces de ce royaume s'inclinaient devant moi avec une profonde vénération. Tandis que de l'extrême hauteur où je me trouvais je jouissais de ce spectacle, quelques-uns de mes sujets, s'élançant tout à coup, scièrent l'arbre qui s'abattit avec un fracas épouvantable. Mais je fus subitement changé en un petit oiseau blanc, et je m'envolai gaiement. »

Dès que l'enfant eut achevé, la nourrice, se frappant la poitrine, s'écria toute chagrine : « Hélas ! mon cher petit enfant, hélas ! toi qui as vécu de mon lait ! hélas ! mon tendre nourrisson ! Quoi ! est-ce possible que les embûches de tes parents; est-ce possible que les desseins pervers de ta soeur et de ton tuteur prévalent contre toi ? J'ai peur que la chute de cet arbre ne soit le présage de ta mort ! Ce qui me console, c'est le petit oiseau qui représente ton âme montant vers la gloire. (1) »

Ascherbertus, ayant enfin trouvé l'occasion cherchée, emmena avec lui Kenelm à une chasse, plaisir cher à ses aïeux. Comme on approchait de la forêt, l'enfant, qui n'avait encore que sept ans, s'endormit et glissa de son cheval, sans se réveiller. Alors le tuteur creusa promptement une fosse et y précipita le pauvre enfant.

Mais le petit Kenelm s'éveilla et le tuteur emmena l'enfant

 

1. E. Renan, Hist. du peuple d'Israël, t. IV, p. 332.

 

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bien loin de là, dans une profonde vallée située au centre de la forêt, et appela Clento. Tandis que le tyran cherchait un endroit secret où il pût commettre son crime, l'enfant, usant des paroles mêmes de Notre-Seigneur, dit à son bourreau : « Ce que tu veux faire, fais-le vite. » C'est donc en ce lieu même, sous un arbre d'épines, que Kenelm, enfant de sept ans, eut la tête tranchée. On raconta qu'il avait étendu aussitôt ses petites mains et saisi sa tête. On ajouta bientôt qu'au moment de l'exécution, il avait entonné le Te Deum, et que, arrivé à ce verset : Elle vous loue, Seigneur, la blanche armée des martyrs, il expira sous le fer de l'assassin, le 16 des kalendes d'août.

Le misérable bourreau recouvrit aussitôt de terre le cadavre de l'enfant et revint en hâte au palais. Mais le Ciel, qui seul avait vu le martyre de l'enfant, se chargea de le faire connaître et de révéler la gloire dont il jouissait. On vit à plusieurs re-prises [la foudre ?] descendant du ciel et se posant sur le lieu où était enseveli le bienheureux. Les animaux sans raison firent découvrir ce que les hommes s'efforçaient de cacher. En effet, une vache blanche qui appartenait à une veuve du pays, et paissait sur un terrain public, vint au tombeau du saint qui se trouvait dans la vallée, et là se mit à manger avec gourmandise sans qu'on pût la faire changer de place, tant elle trouvait excellente l'herbe de cet endroit. Toutes les fois que les troupeaux étaient conduits en ce lieu, ils donnaient une fois plus de lait qu'à l'ordinaire, et l'on remarquait que l'herbe ton-due le soir se trouvait le lendemain en plus grande abondance. De là vient qu'on appela ce lieu la Vallée-de-la-Vache (1).

Dès que Quendreda eut obtenu le trône qu'elle devait à un fratricide, elle porta un édit qui terrifia tous ses sujets, et dans lequel elle déclarait que quiconque rechercherait, découvrirait Kenelm ou même parlerait de lui, aurait la tête coupée. Mais la

 

1. On saisit ici une légende à son premier état de formation. Le cadavre putréfié de l'enfant servit d'engrais et les cultures voisines en profitèrent. Un fait analogue s'est produit à notre époque. La précocité du marronnier du 20 mars s'expliquait par la fosse qui y avait été creusée au pied, en 1792, et avait reçu les cadavres des Suisses tués le 10 août.

 

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lumière qu'on s'efforçait d'éteindre en Angleterre, brilla avec plus d'éclat à Rome. Tandis que le pape Léon célébrait la Messe, une colombe blanche entra dans l'église, portant en son bec un billet sur lequel se trouvaient écrits en anglais des caractères d'or, qu'elle vint déposer sur l'autel. Le Souverain Pontife prit ce parchemin dont il — ne pouvait comprendre les paroles, et le montra à des sujets de diverses nations. Les Anglais lurent sans difficulté ce billet qui contenait ces mots : — « A Clento, dans la Vallée-de-la-Vache, gît l'enfant roy Kenelm, égorgé sous un arbre d'épines ».

Le Pape, sans se soucier des menaces d'une femme, envoya immédiatement en Angleterre des cardinaux-légats en compagnie de fidèles de nationalité anglaise, et leur remit des lettres pour l'archevêque de Cantorbéry, Wilfrid, et les autres évêques d'Angleterre, avec mission de transférer du lieu indigne où il était caché, dans une église, le corps du martyr Kenelm. Lors-qu'on éleva son corps de terre, une source d'eau vive jaillit de l'endroit où il avait reposé, et beaucoup de ceux qui burent au ruisseau qu'elle forma furent guéris de leurs infirmités. Quand on tira les reliques de la forêt, des sourds, des aveugles, des boiteux et d'autres infirmes en grand nombre recouvrèrent la santé...

 

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SAINT FRÉDÉRIC, ÉVÊQUE D'UTRECHT ET MARTYR. 18 JUILLET 838.

 

BOLL. Bibl. hagiogr. lat. (1899), p. 474 ; Acta sanct. (1725) juill. t. IV, p. 452-460; Dict. nat. biography, t. XIII, p. 94; FOPPENs, Bibl. belgica (1739), t. I, p. 319-320; PETRUS, Script. Frisiae (1699), p. 54 ; VAN SLEE, Allg. deuts. Biographie ; SURIUS, Vitae sanctor. (1618), t. VII, p. 215-221; WATTEMBACH, Deutschl. Geschichtsquellen (1873), t. I, p. 283 ; (1885) p. 360; (1893) p. 390; Monum. Germaniae Script. t. XV, 1, p. 344-356, 574b ; POTTHAST, Bibl. historica (1896), p. 1322.

 

Saint Frédéric était d'origine frisonne et de race noble. Il fut mis sous la conduite de saint Ricfrid, évêque d'Utrecht, qui en prit un soin tout particulier et le fit avancer successivement dans les ordres sacrés. Après la mort de Ricfrid, le clergé et le peuple le choisirent pour lui succéder. Malgré sa vive opposition, il fut sacré et intronisé, en présence de Louis le Débonnaire. Il déploya un grand zèle dans l'exercice de son ministère, réforma l'île Walacrie, à l'embouchure du Rhin ; aidé de saint Odulphe, il combattit les erreurs touchant la Trinité en Frise... Plusieurs fois le saint évêque adressa des remontrances à l'empereur au sujet des scandales de l'impératrice Judith.

Le pontife saint Frédéric, évêque d'Utrecht, voyant que le crieur de Louis était endurci, lui annonça par lettre qu'il allait l'excommunier, et, appuyant ses paroles de citations d'un grand nombre de Pères, il ajoutait : « Si tu te dis serviteur du Christ, pourquoi donc as-tu condamné sans raison des évêques qui sont les ministres du Christ, à savoir Anselme de Milan, Wolfold de Crémone, Théodulfe d'Orléans, Jessé d'Amiens, Ebbon

 

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de Reims ? T'a-t-il ordonné d'agir ainsi, Celui qui a dit par ses prophètes : « Celui qui porte le main sur vous me touche « moi-même à la pupille de l'oeil» ? Et encore : « Est-ce que vous « prétendez tirer vengeance de moi ? Mais si vous tentez semblable folie, sachez que tous vos efforts retomberont promptement sur votre tête. » Tuas également entendu dire à l'Apôtre : « Qui es-tu donc pour entreprendre de juger l'esclave d'autrui? C'est à son maître seul à examiner s'il se tient droit ou s'il « tombe. » Tu ne souffrirais certes pas qu'un autre se mêlât de juger ton esclave ; s'il vient à commettre quelque faute, tu ne cèdes à personne le droit de s'irriter contre lui ou de le châtier. Et alors pourquoi donc fais-tu au Seigneur des seigneurs ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même ? Tu as fait là une mauvaise action : car c'est à Dieu et non aux hommes à juger les prêtres ; ce n'est point aux gens de moeurs dépravées à condamner les évêques ; mais ils doivent plutôt endurer leurs réprimandes. En outre, tout entiers chaque jour à vos festins, auxquels vous invitez les joueurs de cithare, de lyre et de tympan, vous n'avez aucun souci de l'oeuvre de Dieu, aucune considération pour l'ouvrage de ses mains. Aussi Dieu vengera-t-il sur vous ses serviteurs ; l'enfer tient au-dessous de vous ses entrailles dilatées et sa gueule béante ; si vous ne faites pénitence, il vous saisira, vous descendrez au plus profond de ses abîmes, et vos regards orgueilleux seront humiliés, parce que vous avez considéré l'amer comme doux et le doux comme amer. »

Ces remontrances ne firent qu'irriter davantage le monarque contre l'homme de Dieu, et comme l'impératrice Judith réclamait sans cesse auprès de lui vengeance contre cet évêque, il finit par lui permettre d'accomplir le meurtre qu'elle désirait tant. L'empereur se rendit alors en France, et laissa sur les bords du Rhin l'impératrice impie, afin qu'elle pût mener à bonne fin ses projets sanguinaires. Elle commença par tendre des embûches au saint évêque ; mais, n'ayant réussi ni par les prières, ni par les promesses, à le faire choir, elle résolut d'en finir avec lui. Elle fit choix d'un jour d'été, où l'évêque, ne conservant que quelques gardes autour de lui, se reposait au milieu de ses clercs, connaissant d'ailleurs par révélation que sa

 

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fin approchait ; elle réunit autour d'elle ses amis. et les fidèles de l'empereur et leur parla en ces termes : « Votre lâcheté n'ignore pas, je pense, les perpétuelles et insupportables tracasseries que me cause, plus que tous les autres évêques, le prélat Frédéric de Frise. C'est pourquoi je vous demande ardemment, à vous qui vous faites un plaisir d'exécuter mes ordres, de me venger de cet homme, de le tuer d'une manière habilement secrète, non pas à découvert, car il pourrait en résulter un grand péril pour vous. Tout ce que vous désirerez pour votre récompense, fût-ce une partie de notre royaume, nous vous l'accorderons immédiatement. »

Un pareil langage déplut souverainement à tous ceux de l'assistance qui possédaient la crainte de Dieu ; mais deux jeunes gens, aussi orgueilleux qu'ambitieux, se levèrent et promirent d'exécuter tout ce qu'on voudrait si l'on consentait à les récompenser. La promesse faite, ils firent serment de ne rien révéler à l'évêque, cachèrent des poignards dans leurs manches, et le jour où le soleil entrait dans le signe du Lion, ils arrivèrent à Utrecht, se donnèrent comme envoyés de la reine et sollicitèrent un entretien secret avec l'évêque. Frédéric se préparait à célébrer la messe quand on vint le prévenir. Il leva les yeux et les mains vers le ciel en poussant un soupir, et rendit à Dieu d'ardentes actions de grâces pour la faveur, depuis si longtemps désirée par lui, qu'il allait lui accorder ; puis, tournant vers ses assistants des regards d'une douceur angélique, il dit : « Je sais ce que me veulent ces messagers ; mais j'ordonne qu'ils attendent jusqu'à ce que j'aie achevé le saint sacrifice. »

Il se leva alors de son trône en habits pontificaux et commença la messe avec toute la dévotion que put lui inspirer la crainte de Dieu. Après la lecture du saint Evangile, il adressa la parole au peuple et prédit sa mort très prochaine, mais seulement à mots couverts et par allégorie (car le peuple, qui l'aimait comme un père, en aurait ressenti trop de peine) : il dit donc que ce jour-là même il allait recevoir la nourriture éternelle en la compagnie des Saints, dans le royaume des cieux ; et lorsqu'il distribua le sang et le corps du Seigneur, il dit adieu à tous. En fidèle pasteur qu'il était, il recommanda avec larmes au Bon Pasteur Notre-Seigneur Jésus-Christ les brebis qu'il avait

 

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placées sous sa garde. Le clergé et le. peuple fondaient en larmes, ne sachant ce que leur évêque voulait dire par là.

Le saint sacrifice achevé, l'évêque, gardant les ornements sacrés, entra dans la chapelle de Saint-Jean-l'Évangéliste, où il avait précédemment fait creuser son tombeau, et, congédiant tout le monde, excepté un chapelain, il implora avec larmes et gémissements l'assistance des Saints et fit introduire dans la chapelle les deux messagers. Quand ils entrèrent, l'évêque ordonna à son clerc de se promener derrière l'autel du Saint-Sauveur et de ne revenir que lorsqu'il l'appellerait. Dès que le chapelain se fut éloigné, l'évêque vit trembler et se troubler les deux envoyés, et il leur dit : «Accomplissez le message dont vous êtes chargés, ne craignez point ; j'ai connu avant votre arrivée de quoi il s'agissait. » En entendant ces paroles, les deux assassins comprirent que l'évêque s'offrait de lui-même à la mort ; ils tirèrent aussitôt de leurs manches deux longs poignards,les lui enfoncèrent dans les entrailles, et dirent l'un après l'autre : « Voilà maintenant que notre reine s'est vengée sur toi. »

Cependant le martyr serra du mieux qu'il put ses blessures avec la main pour empêcher le sang et les entrailles de s'épandre au dehors, et ordonna aux meurtriers de fuir promptement, de crainte qu'ils ne fussent arrêtés. Ceux-ci s'enfuirent à toutes jambes, et quelques instants après, le saint évêque appela son chapelain et lui ordonna de monter sur le mur, pour voir si les messagers avaient déjà traversé le Rhin, et de lui dire avec quelle rapidité ils marchaient. Le clerc fit ce qu'on lui demandait, et revint en disant que les envoyés avaient passé le Rhin et qu'ils se hâtaient comme des fuyards. Ayant alors regardé attentivement son maître, le chapelain s'aperçut que ses traits étaient tout bouleversés et qu'il paraissait comme sur le point de rendre le dernier soupir. Il s'empressa de lui demander ce qu'il avait et ce qui lui était arrivé. Le saint, après l'avoir supplié de ne pas s'attrister, lui dit : a Je suis frappé à mort, mon fils. Fais venir ici mes frères et mes compagnons d'armes, convoque le peuple fidèle, pour qu'on me restitue à la terre d'où je suis sorti ; et qu'on prie pour que mon âme, quoique indigne, s'envole vers le Seigneur, pour la loi et l'amour

 

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duquel je viens d'arroser aujourd'hui la terre de mon sang. En entendant ces paroles, le chapelain s'arracha les cheveux de désespoir et se mit à pleurer en Vé, Vé et Vah ! Et quand il eut raconté à tous ce qui venait de se passer, qui pourrait dire les gémissements, les pleurs, les sanglots, les lamentations qui retentirent de toutes parts ? Il faut les avoir entendus pour s'en faire une idée.

Enfin, tandis que le coadjuteur du saint évêque, saint Odulphus, le clergé et le peuple tout entier, réunis autour du moribond, répétaient sans cesse avec désolation : « Pourquoi donc, ô Père, nous laissez-vous orphelins? » le glorieux martyr, laissant couler ses larmes, dit avec un accent prophétique : « Mes frères et fils très chers, si je puis trouver une petite place parmi les saints du paradis, je vous promets de ne pas vous laisser dans la désolation, mais je demeurerai toujours un fervent intercesseur de votre salut et de votre santé. Cependant, sachez bien que, à cause de l'empereur, de son épouse et de ses grands, ce royaume sera complètement dévasté par les incursions des Danois ; et aussi, hélas ! à cause de nos crimes, cette ville éprouvera le même sort, et le clergé expiera nos fautes. » Après ces mots il donna sa bénédiction au peuple, et s'étendit vivant dans le sarcophage qu'il s'était depuis longtemps fait préparer. Il fit chanter les psaumes et les prières de l'office des défunts, donnant lui-même l'intonation et disant : Placebo Domino in regione vivorum. Puis il répéta à maintes reprises ce verset : « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. » Ensuite il s'étendit sur le dos, les regards dirigés vers le ciel, et dit : «Voilà le lieu de mon repos dans les siècles des siècles; c'est ici que je demeurerai, parce que j'ai choisi ce tombeau. » Il rendit alors sa belle âme à Dieu, et aussitôt l'église tout entière fut remplie de parfums de suave odeur, de sorte que tous les assistants comprirent que les cohortes angéliques étaient descendues en ce lieu, pour emporter aux cieux et conduire au triomphe l'âme du saint martyr. Puisse là aussi nous faire parvenir Celui qui vit et règne dans les siècles des siècles ! Amen.

 

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LES SS. MARTYRS THÉODORE CRATERUS, CONSTANTIUS ET QUARANTE-DEUX COMPAGNONS MIS A MORT PAR LES SARRASINS. EN L'ANNÉE 841.

 

BOLL. 6 mars (Extraits), t. I, p. 457-467.

 

Pour châtier les empereurs d'Orient des persécutions qu'ils ne cessaient de soulever contre l'Eglise, Dieu envoya contre eux les Sarrasins... Les désastres furent plus considérables sous Théophile que sous ses prédécesseurs...

Le chef ou proto-symbole des Arabes, nommé Abérac, vint avec des forces considérables mettre le siège devant Amore, ville de la haute Phrygie. En treize jours il renversa avec ses machines de guerre les murailles de la ville et s'en empara. Il ordonna d'épargner les chefs des sept légions, mais de massacrer sans pitié tous les soldats qui les composaient, ainsi que tous les hommes qui habitaient dans la ville on qui s'y étaient réfugiés. De retour en son pays, Abérac fit jeter dans un cachot infect les chefs prisonniers, recommandant de leur mettre doubles et triples chaînes aux pieds, et de les serrer fortement dans les ceps. Il leur accorda une si petite quantité de pain et d'eau, que cette nourriture devenait pour eux l'occasion d'un supplice plutôt qu'un soutien. Enfin il les fit surveiller continuellement par des gardes, pour empêcher qui que ce fût, en dehors des geôliers, de venir les visiter. Ils avaient pour lit la terre nue, pour natte une poussière fétide, et si parfois on leur jetait un vieux et dégoûtant lambeau d'étoffe, la vermine dont il était rempli ne faisait qu'accroître leurs supplices. A cela s'ajoutaient des ténèbres si épaisses, qu'en plein midi ils pouvaient à peine distinguer les visages de leurs compagnons, et on ne

 

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leur permettait que rarement d'user d'un lumignon. Jamais de bains ; défense absolue de se faire couper les cheveux ou les ongles. Non seulement on ne leur accordait pas de s'étendre au soleil, mais on ne leur en laissait même pas apercevoir la lumière. Ils conjuraient leurs gardiens de permettre à l'un d'entre eux d'aller demander l'aumône; et les rares fois où ceux-ci y consentaient, ils le faisaient accompagner de six soldats, puis, quand il était de retour, on déchiquetait les misérables croûtes, on fouillait dans les nourritures grossières qu'il rapportait, pour voir si par hasard quelque billet n'y avait pas été insidieusement glissé.

Tant que les chefs infortunés gardèrent quelque chose de leur ancienne vigueur, les barbares ne leur parlèrent point de, religion ; mais, quand ils les virent amaigris et exténués, quelques-uns d'entre eux, qui passaient pour plus habiles à défendre leurs fausses croyances, et qui feignaient des sentiments d'humanité, furent envoyés par le chef dans la prison. Pour faire croire qu'ils venaient d'eux-mêmes, ils disaient qu'ils n'avaient obtenu de faire ouvrir les portes de la prison qu'à force de prières et d'instance auprès du préfet des geôliers, puis durant la conversation, ils glissaient aux misérables prisonniers de l'argent et même quelquefois leur donnaient des vêtements ; enfin ils avaient l'audace, en terminant, de les exhorter à abjurer la foi du Christ. Le prince des barbares en effet disait qu'il estimait moins la conquête de la ville riche et opulente d'Aurore, que la conquête de ces saints à la religion de Mahomet ; car, disait-il, autant l'âme surpasse le corps en dignité, autant il y a plus de gloire de triompher de la première que du second. Et encore : Rien de plus facile pour une bête sauvage de renverser à terre les corps, mais il lui est impossible d'atteindre à l'âme.

Les saints résistèrent généreusement aux assauts de leurs visiteurs et repoussèrent comme un crime abominable la proposition qui leur était faite. Les musulmans leur dirent alors : « Il ne vous convient pas d'être fiers et orgueilleux : commencez donc par examiner attentivement ce que nous vous proposons, et si vous trouvez qu'il n'y a, pas pour vous avantage et profit, alors rejetez-le. Ne faites-vous donc aucun cas de vos enfants, de vos parents et de vos femmes tant aimées ? Avez-vous donc

 

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dépouillé et perdu cet amour que la nature nous donne, que nous possédons tous, et dont les animaux eux-mêmes ne sont pas dépourvus ? Méprisez-vous la jouissance de vos biens, le commerce de vos parents et de vos amis, les services empressés de vos domestiques dévoués, les honneurs dont vous comblaient les princes, les obséquiosités dont vous assiégeaient vos subordonnés ? enfin ne sentez-vous aucun attrait pour votre patrie ? Qui donc dans votre position, et dans la privation de si grands biens, ne chercherait pas quelque moyen de salut, et s'il n'en trouvait qu'un seul, ne le saisirait pas immédiatement ?

« Ah ! si du moins tout vous allait à souhait, nous comprendrions que vous ne consentissiez en aucune façon à sacrifier votre salut, et personne dans ce cas, à moins qu'il ne fût dépourvu de bon sens, ne le ferait. Mais puisque vous êtes maintenant dans une position telle qu'il ne vous reste qu'un seul moyen de recouvrer tant de biens, n'est-ce pas grande charité que de vous conseiller de dissimuler un peu, de vous laisser circoncire, et de faire la prière avec le proto-symbole (kalife), qui vous récompensera en vous comblant de biens ? Ensuite, profitant de la guerre, vous pourrez fuir dans votre patrie et retourner à votre religion, ou bien, si les Romains triomphent, vous serez acclamés triomphalement. »

Les généreux serviteurs du Christ répondirent : « Si vous-mêmes vous trouviez dans une situation analogue à la nôtre, dites-nous, consentiriez-vous à faire ce que vous nous conseillez ? — Mais certainement, dirent les musulmans ; car qu'y a-t-il que nous sachions de plus nécessaire que la vie, et une vie libre et tranquille ? » Et ils jurèrent que tel était bien le fond de leur pensée. « Eh bien, nous, répliquèrent immédiatement les chrétiens, nous ne commettrons pas la folie d'écouter les exhortations de ceux qui se disent instables dans leur foi. » Après cet entretien, les envoyés, confus de n'avoir rien pu obtenir, retournèrent vers celui qui les avait envoyés secrètement, ayant ainsi subi eux-mêmes l'échec qu'ils comptaient infliger aux autres.

Quelques jours après, d'autres musulmans s'introduisirent auprès des prisonniers, toujours sous le même prétexte de leur faire l'aumône. Ils firent semblant de verser des larmes sur le

 

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malheureux sort où les avaient fait tomber, disaient-ils, leur ignorance et leur incrédulité. « Voyez, ajoutaient-ils en se parlant entre eux, quelle source de maux c'est pour les infidèles, le manque de foi en Mahomet, le grand prophète ! Est-ce que ces hommes, que nous voyons ici gémissant sous le poids de la plus dure captivité, ne sont pas tous remarquables par leur illustration, parents d'empereurs, et maîtres dans l'art de la guerre ? La vigueur de l'esprit ne répondait-elle pas en eux à la vigueur du corps? N'ont-ils pas, par le seul fait de leur présence, donné de la valeur à ceux qui ignoraient le métier des armes? N'étaient-ils pas entourés d'une troupe innombrable de guerriers? car plus de 70.000 des seuls alliés des Romains sont tombés aux mains de notre très fidèle kalife. Et comment s'est affaissée toute cette puissance, si ce n'est sous le coup de la réprobation du prophète, dont les fidèles croyants ont remporté la victoire ?

« Mais quoi d'étonnant qu'étant hommes, ces nobles guerriers, que personne n'avait instruits, n'aient pas par eux-mêmes découvert ce qui leur était expédient ? Qui peut prouver son ignorance obtient grâce facilement, et ces hommes sont dans ce cas. »

Puis s'adressant directement aux prisonniers : « Et vous (car c'est en vue de votre intérêt que nous conversions ainsi entre nous), quittez donc ce chemin étroit où vous a ordonné de marcher le fils de Marie : et entrez dans cette voie, large en ce siècle et en l'autre, qu'a prêchée le grand prophète. Quand vous y aurez pénétré, vous nous bénirez comme d'excellents conseillers, et vous nous serez reconnaissants pour les grands avantages que nous vous aurons procurés. Qu'enseigne donc d'incroyable notre prophète, quand il dit que Dieu peut donne à ceux qui le servent toutes sortes de plaisirs en cette vie, et le paradis en l'autre? Est-ce que Dieu a besoin d'argent, et est-il privé de la jouissance de quelque chose?

«Débarrassez-vous de cette incrédulité des hommes ignorants ; car il est tout à fait déraisonnable que, Dieu vous offrant une double récompense ici-bas et là-haut, vous vous posiez comme plus avisés que lui, dédaignant de prendre les uns, comme si vous craigniez de l'appauvrir. En faisant ainsi de vous-mêmes des distinctions entre les dons de Dieu, au lieu d'accepter

 

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humblement ce qu'il vous offre et quand il vous l'offre, vous faites fi de ses bontés avec la dernière arrogance. N'est-il pas vrai que si jamais vos serviteurs, quand vous leur offriez quelque chose, avaient fait mine d'hésiter et de refuser, vous auriez considéré cette manière d'agir comme gravement offensante pour vous, et vous leur auriez infligé une sévère correction? Si donc des mortels agissent ainsi, ne pensez-vous pas que le Dieu immortel, à plus forte raison, en agira de même avec vous? Recevez donc la doctrine de notre prophète, elle vous affranchira des misères présentes, et vous pourrez jouir, en cette vie et en l'autre, des biens que Dieu vous offre. Comme Dieu est infiniment miséricordieux, voyant que tout homme qui essayait d'accomplir la loi dure et difficile de Jésus ne tardait pas à défaillir, il a envoyé son prophète Mahomet pour en alléger le poids, pour en éliminer les difficultés. Et, de ce fait, ce dernier a promis de sauver par la foi seule tous ceux qui s'attacheraient à lui, leur promettant en ce monde toutes les voluptés et les délices de la vie présente et dans l'autre les joies de la vie éternelle. »

Les sages fidèles du Christ, en entendant de telles extravagances, se regardèrent l'un l'autre et ne purent s'empêcher de sourire, puis, frottant leurs yeux avec leurs mains, comme s'ils sortaient d'un profond sommeil, ils entonnèrent les chants du Prophète : « Les impies m'ont conté des fables, mais rien ne vaut! votre Loi, Seigneur. Tous vos commandements sont l'expression de la vérité. Les méchants me persécutent, aidez-moi, Seigneur. » Puis, se tournant vers les infidèles : « Croyez-vous, leur dirent-ils, qu'elle soit vraie et agréable à Dieu, la doctrine qui enseigne à se laisser vaincre, dans toutes les mauvaises concupiscences, par les appétits de la chair dépravée, et de réduire sa raison sous l'esclavage des diverses voluptés; de telle sorte que la prudence ne puisse plus les modérer en rien, ni réprimer leurs écarts par le mors et le frein de la tempérance ? Quelle différence pouvez-vous établir entre un homme qui vit de cette façon et la brute ? Il est évident qu'une telle loi ne peut venir que de celui qui a été assez fou pour écrire : Ce n'est pas Dieu, c'est un coq sauvage qui a enseigné à Salomon son étonnante sagesse. » Puis ils ajoutèrent : « Nous sommes les disciples de ceux qu'on a entendus dire à Dieu : Nous ne nous séparerons

 

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point de toi ; mais plutôt nous supporterons du matin au soir des tortures qui nous feront mourir ; plutôt nous nous laissons traiter comme des brebis destinées à la boucherie. Rien ne nous séparera de la charité de Dieu qui est dans le Christ-Jésus, ni les maux présents, ni les menaces de maux futurs. » En entendant ces paroles, les envoyés retournèrent vers leurs chefs, après avoir reçu une bonne leçon dont ils se gardèrent bien d'ailleurs de profiter.

Quelque temps s'écoula, puis d'autres musulmans, de ceux qu'on appelle Gymnosophistes (faquirs), vinrent encore trouver les saints captifs, tout en feignant, comme les précédents, de s'intéresser à leur sort. Ils commencèrent par distribuer une aumône aux prisonniers, les embrassèrent, puis s'assirent devant eux : « Chers captifs, leur dirent-ils, qu'y a-t-il d'impossible à Dieu ? » — Les prisonniers : « Rien ; cela va de soi quand il s'agit de la nature divine. » — Les faquirs : « Eh bien! si tout est possible à Dieu, voyons à qui Dieu confère la puissance à notre époque : est-ce aux Romains ou aux musulmans? à qui a-t-il donné en possession les plus riches et les plus estimées des terres ? laquelle des deux nations voit ses armées se multiplier à l'infini? et laquelle voit ses phalanges fauchées comme l'herbe des. champs? Dieu est-il juste? Evidemment, s'il ne nous avait pas trouvés accomplissant religieusement ses commandements, il ne 'nous aurait assurément pas témoigné tant de bonté, il ne nous aurait point tant comblés de ses largesses. D'un autre côté, s'il n'avait su que vous étiez tombés dans l'infidélité vis-à-vis du prophète qu'il a envoyé, il ne vous aurait certainement pas soumis à notre domination. »

Les saints répondirent : « Si l'on pouvait user, pour vous convaincre, des écrits des saints prophètes, ce serait chose facile de mettre en évidence la fausseté de votre raisonnement ; d'autre part, comment pourriez-vous citer en votre faveur quelque passage de ces prophètes dont les paroles ont été inspirées de Dieu, puisque vous ne les connaissez pas, et vous vous en tenez uniquement à votre Maître ? Et vous osez nous faire un crime de ne pas croire en votre prophète? Allons, répondez à votre tour à nos questions. Supposons que deux hommes soient en procès au sujet de la possession d'un champ. L'un, sans produire

 

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aucun témoin, se contente de vociférer avec force démonstrations qu'il lui appartient; l'autre, sans se démener nullement, présente de nombreux et respectables témoins qui déclarent que le second plaideur a plus de titres que le premier à cette possession ; à qui des deux pensez-vous, Sarrasins, qu'on doive céder ce champ? — A celui, répondirent les musulmans, qui a produit des témoins dignes de foi. — Parfaitement, reprirent les saints; de même, le jugement que nous portons entré le Maître des Sarrasins et Notre-Seigneur Jésus-Christ est-il conforme à l'équité. En effet, d'un côté vient Notre-Seigneur Jésus-Christ, fait homme et né d'une Vierge (comme nous vous l'avons maintes fois entendu reconnaître), et il amène avec lui les prophètes dont le témoignage est irrécusable et qui tous annoncent sa venue et son empire ; — puis le grand Mahomet est envoyé de Dieu, dites-vous, pour nous apporter une troisième loi; ne devait-il pas lui aussi amener un ou deux prophètes, qui auraient témoigné en sa faveur et auraient affirmé l'origine divine de sa mission ? »

Quand les fidèles eurent produit cette argumentation péremptoire, l'un d'eux, nommé Basoés, répondit plaisamment: «Mais le prophète des Sarrasins a en sa faveur le célèbre et véridique Isaïe, et si je ne craignais pas de fatiguer ces hommes érudits, je citerais ses paroles. — Ne craignez rien, répondirent les faquirs; nous savons être indulgents à l'égard de ceux qui ne pèchent que par ignorance; nous vous écoutons donc, bien qu'il doive probablement en résulter quelque déshonneur pour le prophète.» Basoès : « Eh bien, ne dites-vous pas que Mahomet est le dernier et comme le sceau de tous les prophètes ? — Parfaitement ; lui seul est le dernier et le plus véridique des prophètes. » Basoès: « Or, Isaïe, que vous-mêmes appelez un prophète de Dieu, dit quelque part : « Le Seigneur exterminera d'Israël la tête et la «queue », et les interprètes disent que la tête, c'est le prince qui fait acception de personnes, et la queue, le prophète qui enseigne le mal. Ne vous fâchez pas, je vous en prie. N'est-ce pas, à notre avis, une mauvaise action qu'ordonne votre prophète, quand il défend à celui qui a renvoyé son épouse uniquement parce qu'elle lui déplaisait, de la reprendre, à moins qu'un autre homme ne l'ait déjà épousée? Laissons de côté tontes les

 

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autres absurdités de votre prophète et de sa Loi; ce seul précepte me suffit pour affirmer que le véridique Isaïe l'a désigné sous la nom de queue. » Les faquirs : « Nous aussi nous savons raisonner et argumenter ; mais s'il a plu à Dieu que les choses fussent ainsi, qui sommes-nous pour contester avec lui? Mahomet n'a nullement besoin du témoignage des hommes; car c'est Dieu lui-même qui l'a fait prophète et lui a remis sa loi. » Le chrétien : « Peut-être alors a-t-il reçu de Dieu ce précepte qu'il vous a donné de vous livrer à la débauche avec les femmes pendant des nuits entières durant le temps de votre Carême? » Le musulman : « Certainement oui. »

Les saints : « Il ne nous reste plus qu'à réfuter l'argument que vous tirez du succès de vos armes, puisque vous voulez mesurer la religion à l'étendue des conquêtes. Ne vous souvenez-vous pas des conquêtes des Perses, qui soumirent à leur domination le monde presque tout entier ? Aux Perses succédèrent les Grecs, leurs vainqueurs; et ces derniers furent supplantés par l'empire des vieux Romains, qui embrassa tout l'univers. Quoi donc? Est-ce que tous ces hommes pratiquaient la religion véritable ? Dans leur idolâtrie n'honoraient-ils pas, et jusqu'à la folie, une multitude de dieux ? D'où leur vint donc ce, triomphe général, cette puissance irrésistible? La vérité, c'est que Dieu donne quelquefois la victoire à ceux qui le servent ; puis il permet qu'ils soient vaincus, même par de plus

faibles, lorsque, par leur ingratitude, ils viennent à offenser, sans

manifester de repentir, le Dieu qui donne la victoire. Dieu alors; pour tirer vengeance de leurs crimes, se sert souvent non pas des bons, mais surtout des méchants. Mais en voilà assez sur ce chapitre : car nous qui sommes chrétiens, nous ne pouvons reconnaître un maître qui n'est pas soutenu et accrédité par l'approbation et le témoignage des prophètes ; nous pouvons même dire que, a priori, nous sommes ses adversaires. »

Après cela, les faquirs retournèrent vers leur souverain, et lui déclarèrent que ces hommes étaient inébranlablement attachés à leur religion.

Quant aux saints, répandant des larmes de joie, ils rendirent grâces à Dieu de les avoir maintenus bons chrétiens et de leur avoir donné le courage de supporter ces épreuves pour l'amour

 

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de sa vérité. Et toutes les fois qu'ils eurent dans la suite des rapports avec les sectateurs de Mahomet, ils ne manquèrent jamais de les supplier et de les conjurer de s'arracher à un culte si insensé et si déraisonnable.

Ils demeurèrent ainsi emprisonnés pendant sept ans. Encore qu'ils fussent épuisés par les longues épreuves de cet emprisonnement, ils ne cessaient jour et nuit de méditer les psaumes de David, et de prier, soit en commun, soit en particulier. Perpétuellement ils rendaient grâces à Dieu pour tout ce qui leur arrivait, et spécialement pour l'oeuvre de leur salut que sa paternelle providence dirigeait visiblement. En effet, se sentant purifiés chaque jour, par le moyen de la tribulation, des souillures qu'ils avaient contractées autrefois au sein de l'opulence, ayant l'âme illuminée par la prière qu'ils poursuivaient sans relâche dans leur solitude, ils se disaient les uns aux autres : « Que rendrons-nous au Seigneur qui nous aime à ce point, qu'il permet que nous souffrions pour lui, pour nous rendre dignes de participer à sa propre félicité ? voici, en effet, que depuis sept ans nous supportons, par sa grâce, sans en être écrasés, des souffrances dont nous ne soupçonnions pas même l'existence dans le monde. Puissions-nous mériter d'ajouter avec l'écrivain sacré : Je prendrai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur. »

Tandis que les saints persévéraient dans ces exercices de patience et dans cette méditation des choses célestes, voilà que, le cinquième jour de mars sur le soir, se présente à la prison un homme qui avait été chargé autrefois du commandement d'une de nos armées et que nos saints connaissaient parfaitement. On dit même que c'était lui qui avait livré traîtreusement aux ennemis la ville d'Amore ; il avait ensuite apostasié la foi chrétienne pour la religion de Mahomet et était même devenu prêtre des Sarrasins. Cet homme, qui s'appelait Boodès, s'approcha de la porte de la prison, et appela par son nom un certain Constantin, homme docte et orné de toutes les vertus, secrétaire et compagnon de captivité du patrice Constantin : il le pria de venir apposer son oreille à un trou de la porte, parce qu'il avait, affirmait-il, des secrets à lui révéler. Quand le saint homme vint écouter, Boodès lui dit : « Tu sais, très savant maître, quelle

 

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vive amitié je ressens depuis longtemps pour ton seigneur le patrice Constantin. Comme j'ai appris de source certaine que le kalife a dessein de le faire mourir demain s'il ne consent pas à faire la prière avec lui, je suis accouru pour vous suggérer un moyen d'échapper à la mort. Conseille-lui donc d'assister aux cérémonies religieuses, et toi aussi fais de même ; mais dans le secret de votre âme demeurez attachés à la foi des chrétiens, et le Seigneur vous le pardonnera en raison de la contrainte que vous subissez. » — Mais le chrétien, formant le signe de la croix contre la bouche de l'impie, se contenta de répondre : « Retire-toi loin de nous, scélérat. » Lorsque Constantin rentra dans l'intérieur de la prison, le patrice aimé de Dieu lui demanda qui l'avait appelé et pour quelle raison. Le secrétaire, entraînant à part son maître, lui annonça tout bas que la sentence de mort était portée contre lui ; mais il ne lui parla pas du conseil que lui avait donné le traître, de crainte que le diable ne vînt à le troubler par de vaines terreurs. Le martyr du Christ s'empressa de rendre grâces à Dieu, et ajouta : « Que la volonté du Seigneur se fasse.» Puis il dicta à son secrétaire un testament par lequel il disposait de tous ses biens, et invita ses, compagnons de captivité à se joindre à lui pour lui chanter les louanges de Dieu pendant toute la nuit : ce qu'ils acceptèrent avec empressement.

Le lendemain, de grand matin, arriva, envoyé par le kalife, un officier musulman avec une troupe nombreuse de gens armés et un appareil terrible. Il ordonna d'ouvrir les portes de la prison et d'en tirer les chefs romains. Ceux-ci sortirent au nombre de 42, et sur l'ordre du musulman les portes de la prison furent refermées. Lorsque l'officier vit les saints, il leur demanda : « Combien d'années croyez-vous avoir passées sous les verrous de cette prison ? » Les saints répondirent : « Pourquoi nous faire une semblable question ? Tout le monde sait bien que nous sommes dans les fers depuis sept ans. » L'officier : « Eh bien ! vous pouvez juger par cette longue captivité de la bonté et de la commisération du kalife à votre égard : il a su résister à la fureur qui nous porte toujours à sévir contre nos ennemis, et pouvant depuis si longtemps vous faire mourir, il vous a épargnés, Celui qui lui a succédé dans la dignité de

 

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kalife a suivi à votre égard la même ligne de conduite. Vous deviez, à la vue de la mansuétude et de la longanimité que vous témoignait notre chef, prier au moins pour lui et l'aimer de tout votre coeur. » Les saints : « Comme notre loi nous ordonne de prier pour nos persécuteurs, nous le faisons bien volontiers. Quant à aimer votre chef, celui qui (lit dans le prophète : « Je haïssais ceux qui vous haïssent, Seigneur », celui-là, dis-je, ne nous le permet pas. » L’officier : « Comment est-il possible de prier pour quelqu'un qu'on déteste? Vous mentez évidemment quand vous dites que vous priez pour notre chef. » Les saints: «Nous disons la vérité : nous priions pour votre maître et nous demandions à Dieu de lui communiquer une connaissance véritable de son Être divin, au lieu de la fausse connaissance qu'il a et qu'il croit vraie. Si nous avions obtenu pour lui cette grâce, non seulement nous nous fussions appliqués à l'aimer, mais même à l'honorer de tout notre pouvoir, conformément à cette pensée de notre Maître : « Vos amis, ô mon « Dieu, sont l'objet de toute ma vénération. » L’officier : « Mais les paroles que vous citez là s'appliquent parfaitement à toute notre nation. Car comment des officiers romains peuvent-ils être assez fous pour croire qu'une nation si populeuse et si robuste puisse se former sans une providence toute spéciale de Dieu ? C'est cependant ce qu'il faudrait conclure si nous étions haïs de Dieu. Les saints : « Nous n'affirmons rien de tel ; car nous savons que personne, même celui qui n'a jamais entendu parler de Dieu, ou qui l'accable perpétuellement d'outrages, personne ne peut subsister sans le secours de la Providence divine. Nous disons seulement que vos idées sur Dieu sont erronées. D'une part, en effet, vous confessez le nom de Dieu et vous convenez des attributs tout singuliers qui lui sont inhérents; par exemple : qu'il est le Créateur de tout l'univers visible et invisible ; mais en même temps vous vous moquez de lui en le faisant auteur du bien et du mal, créateur du mensonge comme de la vérité, de l'iniquité comme de l'équité, de l'injustice comme de la justice, de l'arrogance comme de la modestie, de l'orgueil comme de la mansuétude, de la luxure comme de la pudeur, en un mot de toutes les actions et puissances opposées. Si donc vos affirmations au sujet de Dieu pouvaient se soutenir, nous

 

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dirions alors et avec raison que vous avez trouvé la connaissance véritable de Dieu ; mais si la cause du mal est aussi éloignée et plus encore de l'essence de Dieu que les ténèbres les plus épaisses sont distantes du soleil dans tout son éclat, et si on ne peut mettre en comparaison celui qui n'existe pas avec celui qui possède en propre la source même de l'être, comment voulez-vous qu'on ne vous condamne pas quand vous prétendez à faux avoir la connaissance vraie de Dieu, alors qu'au contraire vous le haïssez dans sa réelle et véritable existence ?

—Mais alors, repartit l'officier, soutenez-vous que c'est un autre Dieu qui est l'auteur du mal et du péché que nous voyons répandus par tout le monde ? Il y aura donc deux dieux: l'un bon, et l'autre mauvais ; et comment pourra subsister le monde, tandis que ces deux dieux se feront la guerre ? » Les saints : « Nous ne dirons point qu'il y a un second Dieu qui est l'auteur du mal : loin de nous un tel blasphème ; mais seulement qu'il y a eu un ange qui par son libre choix s'est livré à des actes qui lui étaient nuisibles à lui-même et contraires au bien, et qui par amour pour ce mal s'est porté à la haine de Dieu d'abord, puis à celle des hommes. C'est ainsi qu'il a été possible alors de faire l'épreuve de notre libre arbitre, et d'examiner si nous nous déclarons pour Dieu ou si nous cédons aux mauvaises suggestions de cet ange. Quant à vous, entraînés dans l'erreur par cet ange, vous n'avez pas eu honte d'attribuer les mauvaises actions de ce démon à Dieu, qui n'est sujet à aucune passion.

L’officier : « Et cependant le prophète Mahomet est formel sur ce point : il déclare expressément Dieu l'auteur de toute action humaine, bonne ou mauvaise. » Les saints : « Votre prophète paraît donc avoir imaginé un autre dieu en Dieu, semblable aux agatho-démons des Grecs, et il a présenté à vos adorations cet être purement imaginaire. Nous, au contraire, nous connaissons et honorons le Dieu véritable, qu'ont prêché les prophètes dans la Loi ancienne et les apôtres du Christ dans la Loi évangélique : et nous ne reconnaissons point d'autre Dieu que celui-là. L’officier : « Vous ne voulez donc pas aujourd'hui adorer en communion avec le très fidèle kalife ? C'est pour cela qu'il m'a envoyé. Je sais qu'il y en a d'entre vous qui le désirent ; aussi, quand on verra comment ils seront honorés, ceux

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qui auront refusé déploreront, mais trop tard, leur mauvaise fortune et leur entêtement mal inspiré. » Les saints répondirent tous ensemble : « Nous prions le Dieu unique et véritable de faire la grâce, non seulement au kalife, mais encore à toi et à toute la nation des Sarrasins, de vous tirer de l'erreur de Mahomet, et de reconnaître le Dieu véritable, le seul que prêchent les prophètes et les apôtres du Christ ; nous le prions aussi de ne jamais permettre que nous abandonnions la lumière de la vraie foi pour nous plonger dans les ténèbres de l'idolâtrie. » L’officier : « Prenez garde à ce que vous dites ; vous pourriez vous en repentir, car sachez bien que votre désobéissance ne passera pas inaperçue et sera châtiée par de terribles supplices. » Les saints : « Nous recommandons nos âmes au Dieu immortel et fidèle dans ses promesses, et jusqu'à notre dernier soupir nous mettrons en lui notre confiance, espérant que, par sa grâce, nous ne renierons pas la foi que nous avons en lui. » L’officier : « On vous reprochera, au jour du jugement, d'avoir laissé vos enfants orphelins et vos femmes veuves ; car si vous leur manquez aujourd'hui, c'est parce que vous refusez d'adorer conformément à la volonté de notre prince. Notre très grand kalife pourrait, s'il le voulait, ordonner à votre empereur, qui est son esclave, d'envoyer ici vos familles saines et sauves, et maintenant encore, si vous consentez à vous convertir, à recevoir et honorer le prophète Mahomet, on vous les fera voir immédiatement, et il vous sera très doux de revoir tous les vôtres. Les Romains sont gouvernés actuellement par une femme qui ne pourra résister aux ordres du grand kalife. Ne vous mettez point en peine des richesses et des possessions que vous avez dans votre patrie : les tributs d'Égypte que le kalife, très généreux pour ses amis, vous concédera, suffiront à enrichir votre postérité jusqu'à la dixième génération. » Les saints s'écrièrent alors en choeur ; « Anathème à Mahomet et à tous ceux qui honorent le Prophète ! »

L'officier ordonna aussitôt aux satellites de les saisir, de leur lier les mains derrière le dos et de les traîner, comme des brebis destinées à la boucherie, vers le lieu du supplice. A cette vue, une multitude considérable de musulmans et de Sarrasins accoururent pour être témoins de l'exécution. Déjà on était

 

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arrivé sur les bords de l'Euphrate, près duquel est bâtie la ville de Samara, quand l'officier, appelant l'un des prisonniers nommé Théodore, et surnommé Cratère, c'est-à-dire le Robuste, lui dit : « Il paraît que tu as été autrefois agrégé à la cléricature et que tu es entré dans l'ordre que les chrétiens appellent sacerdotal ; par conséquent, en répudiant un degré si relevé et en revêtant l'armure, tu t'es rendu coupable de mort ; et maintenant tu essaies hypocritement de passer pour chrétien, alors que tu sais parfaitement avoir abjuré depuis longtemps la religion chrétienne. Ne vaut-il pas mieux pour toi recourir au prophète et apôtre Mahomet, qui te portera secours et te sauvera? Car, je le répète, tu n'as aucune confiance ou espérance à placer dans le Christ, que tu as de ton plein gré renié et abandonné. — Au contraire, répondit le généreux martyr du Christ, c'est pour moi une raison de plus de répandre mon sang pour la foi et l'amour de ce bon Maître, afin d'obtenir le pardon des fautes que j'ai commises contre lui. Si un de tes esclaves revenait vers toi, après t'avoir déserté, et s'exposait à la mort pour te défendre, ne lui accorderais-tu pas le pardon de sa désertion et de son ingratitude en raison de sa fidélité ultérieure ?»

L’officier : « Enfin, qu'il te soit fait selon ta volonté ; car je t'ai proposé ce qui t'était le plus avantageux. »

Comme les bourreaux éthiopiens aiguisaient leurs glaives, brandissaient leurs armes et bondissaient de joie, le vertueux Craterus, craignant que le patricien, en voyant le massacre de ses compagnons, ne se laissât gagner par la peur, lui adressa cette exhortation : « Courage, mon maître ; vous nous surpassez tous par l'ornement de vos vertus ; il faut donc que maintenant vous marchiez à notre tête, et que vous receviez le premier la couronne du martyre des mains de notre Roi céleste Jésus-Christ, de même que, ici-bas, vous avez été comblé des faveurs impériales par-dessus tous les autres. » Le patrice répondit à ce raisonnement : « Commence plutôt toi-même, Craterus, afin que moi et mes compagnons, animés par ton exemple, nous marchions courageusement à ta suite. »

Il n'en fallut pas davantage à Craterus, qui soupirait après la couronne du martyre. Il recommanda son âme à Dieu dans une courte prière, se présenta au licteur et endura généreusement

 

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le dernier supplice. Après lui vinrent successivement tous les autres saints, en gardant l'ordre de leur ancienne dignité, comme si, invités à prendre place à la table du roi, ils voulaient se prévenir d'honneur les uns les autres. Tous subirent courageusement la mort, sans qu'aucun laissât paraître la moindre marque de crainte ou d'hésitation, tellement que l'officier était stupéfait à la vue de tant d'énergie.

 

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SAINT PARFAIT, PRÊTRE ET MARTYR, A CORDOUE. EN L'ANNÉE 850.

 

BOLL., Acta sanct., 18 avril, t. II, p. 585-586. SURIUS, Vitae sanctor., 18 avril; Histoire de s. Parfait et des autres martyrs de Cordoue, in-12, Paris, 1862.

 

Au nom de Notre-Seigneur. L'an de l'Incarnation 850, l'ère 888, la 29e année du consulat d'Abdarrahaman, se consomma le martyre que nous allons rapporter. Sous le gouvernement de ce kalife, la puissance arabe s'accrut considérablement en Espagne et s'étendit à la presqu'île ibérique quasi tout entière. La ville de Cordoue, appelée autrefois Patritia, choisie par Abdarrahaman comme résidence, devint capitale ; le kalife la porta au faîte de sa prospérité ; il la combla d'honneurs et de privilèges, l'entoura d'une auréole de gloire et de célébrité, amoncela les richesses dans son sein, enfin y multiplia au delà de ce qu'on peut imaginer les délices matérielles de tous genres ; aussi dépassa-t-il en pompe et en magnificence tous les rois de sa race qui l'avaient précédé.

Tandis que l'Eglise des orthodoxes, gémissant sous le joug écrasant de ce kalife, était battue, torturée et réduite à l'extrémité, vivait un prêtre de vénérable mémoire, nommé Parfait. Il était né à Cordoue, avait étudié sous les maîtres de la basilique de Saint-Aciscle ; il possédait à fond toutes les lois ecclésiastiques, brillait même dans la littérature, et connaissait quelque peu la langue arabe. Presque toute sa jeunesse s'était écoulée dans ce monastère de Saint-Aciscle.

Un jour qu'il s'était mis en route pour une affaire de famille, et que ses intérêts domestiques l'appelaient à Cordoue, il fut

 

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interrogé sur la foi catholique par quelques païens qui le mirent en demeure de se prononcer publiquement sur le Christ et sur le prophète Mahomet. Parfait professa la puissance et la divinité du Christ, qu'il proclamait Dieu béni par-dessus tout clans les siècles des siècles. « Je ne crains pas, ajouta-t-il, de vous déclarer ce qu'on pense de votre prophète parmi les chrétiens, car il m'importe peu de vous blesser grièvement par mes paroles. Mais si vous voulez me promettre amicalement de ne point vous irriter contre moi, je vous révélerai quel jugement notre Evangile porte sur votre prophète, et de quelle façon il est honoré des chrétiens. » Les musulmans s'empressèrent de le lui promettre et l'engagèrent à exposer sans aucune crainte tout ce que ses coreligionnaires pensaient de Mahomet. Le savant prêtre leur démontra alors en arabe que d'après l'Evangile Mahomet était un faux prophète, un menteur qui avait séduit un grand nombre d'hommes.

On y lit, en effet : « Beaucoup de faux prophètes viendront en mon nom ; ils séduiront une foule d'hommes ; ils feront en même temps de tels miracles et de tels prodiges, qu'ils parviendraient à entraîner dans l'erreur les élus eux-mêmes, si cela était possible. » Il faut mettre au nombre de ces hommes votre prophète, séduit par les prestiges de l'antique ennemi, adonné aux maléfices ; il a corrompu par un venin mortel les coeurs d'une multitude innombrable et les a précipités dans les filets de l'éternelle perdition. C'est ainsi que, n'ayant par lui-même aucune science spirituelle, il ne fait que livrer la foi de ses croyants à son prince Satan, en compagnie duquel il aura à endurer les plus horribles tourments dans l'enfer, et vous tous à sa suite tomberez, pour n'en plus sortir, dans les flammes éternelles. Comment donc pourrait-on mettre au nombre des prophètes, comment même pourrait échapper à la malédiction divine celui qui, cédant à une aveugle passion, ravit à son maître Zaïd son épouse Zeinab et se l'unit par un mariage adultère, allant même jusqu'à affirmer qu'il a agi ainsi par l'ordre d'un ange?» Parfait parla longuement des impuretés, des actions honteuses que prescrit la loi de Mahomet, puis il dit en terminant: « Ainsi donc votre prophète, adonné lui-même à l'impureté et esclave de ses mauvaises passions, vous a tous

 

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plongés à jamais dans la fange de la luxure. » Il ajouta encore beaucoup d'autres remarques sur l'infâme doctrine de Mahomet qu'il connaissait à fond, toutes plus ou moins désagréables pour ses sectateurs. Toutefois les musulmans n'osèrent point alors sévir contre lui, mais jurèrent de faire mourir le saint.

Parfait termina les affaires qui l'avaient amené à Cordoue, puis il regagna sa cellule, où il vécut en paix durant quelque temps. Peu après, ayant dû se rendre une seconde fois à Cordoue, il se rencontra avec les païens qui l'avaient interpellé la première fois. Dès que ces furieux l'aperçurent, leur rage longtemps comprimée éclata, et ils s'excitèrent mutuellement à la vengeance par ces paroles: « Voilà cet homme qui naguère, poussé par une audacieuse folie, a proféré contre notre prophète (que Dieu l'appelle et le sauve !) tant d'injures et de malédictions, que vos oreilles en étaient assourdies. » (Toutes les fois que les musulmans prononcent le nom de leur prophète, ils s'empressent d'ajouter : « Zala, Allah, Halla, Anabi, V. A. Zallen », ce qui signifie en latin : Psallat Deus super prophetam, et salvet eum.) Aussitôt toute la cohorte d'hommes perdus, semblables à des guêpes en furie, se jeta sur Parfait, le garrotta en un tour de main, et l'entraîna vers le juge avec tant de rapidité que ses pieds effleuraient à peine la terre. Voici l'accusation qu'ils déposèrent contre lui : « Juge, nous avons entraîné cet homme vers ton tribunal parce que nous l'avons entendu maudire notre Prophète et insulter notre religion. Ta prudence sait mieux que nous quelle sentence il est à propos de porter contre lui pour réprimer son audace et calmer sa furie. »

Le juge mit immédiatement aux ceps le futur martyr ; il le fit charger d'un poids écrasant de fers, . se réservant de l'immoler le jour où ses coreligionnaires célébreraient par des rites profanes les réjouissances de la pâque. Le soldat du Christ demeura vainqueur en cette première rencontre : il se rendit tout débordant de joie au fond de son cachot, entra avec allégresse dans ce réceptacle de voleurs, comme s'il entrait dans une salle de festin. Là, tout rempli de la crainte révérentielle de Dieu, il s'adonna aux veilles, aux oraisons, aux jeûnes, et s'affermit, par la grâce du Saint-Esprit, dans la résolution de

 

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confesser courageusement sa foi. Longtemps avant qu'on le tirât de prison pour l'exécuter sur la place publique, il fit, dit-on, cette prophétie au sujet d'un eunuque nommé Nazar, qui remplissait les fonctions de proconsul claviculaire et dont le pouvoir s'étendait à l'Espagne tout entière : « Cet homme dont la puissance s'étend fastueusement au-dessus de tous les princes d'Ibérie, et que le pouvoir élève jusqu'aux nues, cet homme ne verra pas la joie pascale de l'année qui suivra mon martyre. »

Après quelques mois d'emprisonnement, quand furent terminés les trente jours de jeûne durant lesquels les musulmans se plongent plus que de coutume dans la crapule et la luxure, Parfait vit enfin luire le jour le plus glorieux pour lui, celui que les musulmans vénèrent entre tous et consacrent tout entier à la joie. Pensant faire grand honneur à leur dieu, ils tirèrent de prison et immolèrent le bienheureux, qui voulut une dernière fois confesser la divinité du Christ et dire anathème à l'ennemi de l'Église catholique : « J'ai maudit votre prophète, s'écria-t-il, et je le maudis encore ; je l'ai dit, et je le répète, c'est un démoniaque, un magicien, un adultère et un menteur. Tous les rites profanes de votre culte ne sont que des inventions du diable. Je le déclare hautement, vous irez tous endurer des tourments éternels avec votre chef. » La foule des gentils qui s'était répandue dans la plaine de l'autre côté du fleuve pour prier en cette grande solennité s'empressa de revenir pour jouir de la mort du martyr. Apercevant le prêtre gisant déjà devant les portes du prétoire et baigné dans son sang, les païens se firent un bonheur de se tremper les pieds dans ce sang, et retournèrent terminer leurs cérémonies sacrilèges, assurés d'obtenir plus facilement les biens qu'ils sollicitaient dans leurs prières, ayant ainsi les pieds teints du sang d'un ennemi si redoutable.

Mais ne nous écartons pas de notre sujet, et voyons ce que la divine bonté, au témoignage d'un grand nombre de témoins fidèles, opéra ce jour-là même pour la louange du martyr. Tirant une prompte vengeance du meurtre de son vaillant soldat, le Christ précipita dans le fleuve quelques-uns de la foule des musulmans. En retournant au lieu où ils avaient

 

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commencé leurs prières, les païens montèrent sur des barques et traversèrent rapidement le fleuve ; mais durant le trajet un coup de vent fit chavirer une barque qui contenait huit hommes, qui furent précipités dans le fleuve. Six d'entre eux purent avec peine se sauver à la nage, mais les deux autres furent noyés. Ainsi fut accomplie cette parole de la sainte Écriture : « Moi, le Seigneur, je punirai des impies à cause de ta mort, et des riches à cause de ta sépulture. » La cruauté du persécuteur fit monter une âme au ciel, tandis que la violente tempête du fleuve en précipita deux en enfer. Le corps du saint martyr fut enseveli, par les soins de pieux religieux et sous la présidence d'un digne prélat et de plusieurs prêtres, dans la basilique du B. Aciscle, dans le tombeau où reposent encore ses membres bienheureux.

La prophétie que Parfait avait faite dans sa prison concernant l'eunuque claviculaire Nazar s'accomplit à la lettre par la volonté de Dieu; car longtemps avant le retour des joies pascales de l'année suivante il mourut. Ses entrailles, brûlées par une fièvre ardente, ou même empoisonnées selon quelques-uns, lui sortirent du corps, et il expira...

 

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S. ISAAC, MOINE DE CORDOUE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 851.

 

Par Saint Euloge

 

BOLL., 3 juin.

 

Je n'avais d'abord écrit ce volume, intitulé Mémorial des Saints, que pour les monastères d'où sortit la première phalange des moines qui déclarèrent courageusement la guerre au Prophète menteur. Mais lorsque j'appris que, des villes, des bourgs et des villages étaient sortis à l'envi des hommes et des femmes pour prendre part à cette lutte, et que, sans redouter le tribunal du juge, ils avaient choisi sans hésitation d'endurer la mort plutôt que de trahir le Testament et la Loi de notre Dieu, je le dédiai alors à toutes les Eglises fondées sur la pierre inébranlable du Christ, afin que tous ceux qui, de divers lieux, étaient venus, pour l'édification de toute l'Église, endurer l'épreuve des tortures, trouvassent dans le récit du triomphe des martyrs, leurs concitoyens, des motifs de se consoler, de se

réjouir et de se glorifier.

Je pense que le premier martyr qui s'offre à nous c'est le moine Isaac, qui, venant de son monastère de Tabenne sur le forum, alla droit au juge et l'interpella en ces termes : « Je voudrais, juge, devenir un ferme croyant de ta foi, si tu avais l'obligeance de m'en exposer dès maintenant la matière et les raisons. » Le musulman, croyant avoir conquis un adhérent nouveau à sa religion, acquiesça volontiers à cette demande. Aussitôt gonflant ses joues, resserrant sa glotte, et faisant résonner les mots sous les voûtes élargies de son palais, il se mit, avec une langue mensongère, à exposer ses doctrines à son prosélyte. « Mahomet, dit-il, est le fondateur de cette religion ;

 

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instruit par l'enseignement de l'archange Gabriel, il reçut du Très-Haut lui-même communication des prophéties qu'il devait prêcher aux nations. Il écrivit donc la loi et promit un paradis dans lequel, attablés avec les rois des cieux, on jouira de copieux festins et de la luxure des femmes. » Le juge continua sur ce ton, et débita toute une série de sornettes plus vaines les unes que les autres. Tout à coup le jeune moine, qui connaissait à fond les lettres arabes, interrompit son verbeux interlocuteur et prit la parole en ces termes : « Il vous a menti — que la malédiction divine s'appesantisse sur lui — ce-lui qui, ne reculant pas devant un si horrible forfait, a précipité dans la perdition des multitudes et les a entraînées avec lui dans les abîmes de l'enfer. Oui, cet homme que vous honorez comme prophète n'a été qu'un suppôt du diable, pratiquant tous les sortilèges diaboliques, s'enivrant à la coupe envenimée du mal ; aussi expie-t-il en ce moment ses crimes par une mort qui n'aura point de fin. Comment donc des savants comme vous ne se mettent-ils pas en garde contre de tels dangers ? Pourquoi ne préférez-vous pas à l'ulcère purulent d'une croyance pestilentielle la santé inaltérable de la foi chrétienne enseignée dans l'Evangile ? »

Tandis que le bienheureux Isaac exposait courageusement ces saines pensées, le juge, stupéfait à l'excès, et perdant l'esprit, ne put faire autre chose, dit-on, que de répandre un torrent de larmes. Puis, son hébétement ne lui suggérant rien à dire, il se mit à frapper lui-même le moine à la figure. « Comment! dit alors Isaac, tu oses frapper un visage qui porte l'empreinte de l'image de Dieu ? Songe au compte que tu auras à rendre pour cette inqualifiable action. » Les assesseurs du juge réprimandèrent ce dernier de ce que, oubliant la gravité de sa charge, il s'était permis de frapper lui-même le martyr, alors surtout que la loi du prophète défend d'infliger aucune autre peine à quiconque est condamné à mort.

Le juge, s'adressant alors à Isaac, lui dit : « Sans doute, tu es pris de vin, ou bien tu as perdu l'esprit ; et pour cette raison tu ne peux pas mesurer toute la portée de tes paroles. Car la sentence de notre prophète, que tu injuries si indignement, est irréfragable, savoir qu'il faut sans pitié sévir coutre ceux qui

 

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ont l'audace d'avoir de tels sentiments de lui. » Le vénérable Isaac répondit intrépidement : « Juge, je ne suis pas enivré par le vin, ni sous l'influence d'une maladie quelconque ; mais je suis animé du zèle de la justice, et j'ai tenu à dire ce que je pense de vous et de votre prophète. Si une mort cruelle vient maintenant s'abattre sur moi, je la recevrai avec plaisir, je la subirai avec calme, sans chercher en aucune façon à m'y soustraire : car je sais que Notre-Seigneur a dit : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux leur appartient. »

Le juge ordonna de jeter Isaac en prison et déféra immédiatement sa cause au roi. Celui-ci, furieux et presque effrayé à la vue de ces audacieuses accusations, rendit un édit cruel qui condamnait à mort quiconque insulterait le prophète, auteur de la foi musulmane. Le serviteur de Dieu fut donc condamné à mort et décapité ; puis on le suspendit les pieds en haut à un poteau planté sur l'autre rive du fleuve, afin que cette exécution servît d'exemple à tous les chrétiens de Cordoue. Ceci se passait en la 889e année de l'ère espagnole, le troisième des nones de juin, et la 4e férie. Quelques jours après on brûla son corps avec ceux des moines qui suivirent son exemple et furent exécutés ; puis on jeta leurs cendres dans le fleuve.

Cinq jours après le martyre du bienheureux Isaac, le 7 des ides de juin qui tombait un dimanche, un prêtre du monastère de Tabenne, s'étant étendu sur le lit après avoir célébré le saint sacrifice de la messe, s'endormit un moment et eut un songe dans lequel il vit un jeune homme d'une beauté remarquable qui venait de l'Orient et portait à la main un parchemin de toute beauté. Le prêtre prit la feuille des mains de l'enfant, et y lut les paroles suivantes: « De même que notre père Abraham a offert à Dieu son fils Isaac en sacrifice ; de même saint Isaac vient d'offrir pour ses frères un sacrifice en la présence de Dieu. » Aussitôt arriva un habitant de Cordoue annonçant que le bienheureux Isaac venait de subir le martyre par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ et que beaucoup de chrétiens, entraînés par son exemple, avaient semblablement enduré la mort.

Le bienheureux Isaac était originaire d'une famille noble et

 

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riche de Cordoue. Étant jeune encore et vivant dans l'opulence grâce à la fortune considérable de ses parents, on lui confia la charge de secrétaire public, parce qu'il possédait à fond la langue arabe. Tout à coup se sentant saisi par une ardeur spirituelle, et désirant embrasser la profession monastique, il vint au bourg de Tabenne, dont le monastère double, situé à sept milles de la ville du côté du nord, entouré de rochers escarpés et de bois impénétrables, était alors renommé parles serviteurs et les servantes de Dieu qui l'ornaient des plus éclatantes vertus. Isaac avait déjà à Tabenne un oncle paternel, nommé Jérémie, homme tout possédé par la crainte et la révérence de Dieu. — Lui aussi était riche dans le monde, et c'était en ces monastères bâtis avec ses biens considérables que lui, sa vénérable épouse Elisabeth, ses enfants et presque toute sa famille s'étaient retirés pour vivre sous la loi de l'obéissance . Le bienheureux Isaac y vécut trois ans, sous la discipline régulière de l'abbé Martin, frère de la vénérable Elisabeth. Une illumination soudaine d'en haut l'avait poussé à aller se présenter devant le juge musulman, qui lui fit endurer le martyre, comme nous venons de le raconter.

 

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LES SAINTES NUNILO ET ALODIE, VIERGES. EN L'ANNÉE 851.

 

Par saint Euloge.

 

BOLL. Acta sanctor., 22 octob. t. IX, p. 642-647 ; Patr. lat., t. CXV, col. 774.

 

Nous avons appris d'un homme saint et vénérable, Vénérius, évêque d'Alcala, que dans la ville d'Osca, dans le château de Barbitan, vivaient deux soeurs, Nunilo et Alodie, nées d'un père païen et dune mère chrétienne. Après la mort de leur père, leur mère s'étant remariée à un païen, les jeunes filles eurent la douleur de se voir dans l'impossibilité d'embrasser la foi chrétienne, à cause de la défense expresse de leur beau-père. Elles quittèrent alors leur mère et allèrent demeurer chez leur grand'mère. Aussitôt, malgré leur jeune âge, elles s'adonnèrent avec la plus rigoureuse fidélité au service du Christ; elles répudièrent la religion de leur père, purifièrent leurs âmes et les maintinrent inviolablement dans la sainteté que possède seule la religion chrétienne. Comme elles étaient distinguées autant par leur noblesse que par leurs dignités, la ville entière ne tarda pas à être informée de leur résolution, que trahissait visiblement, du reste, le genre de vie tout nouveau qu'elles menaient. Elles n'avaient encore atteint que la fleur de leur âge, et déjà la province entière était remplie de la renommée de leur sainte vie. Tout le monde s'étonnait de voir deux roses si charmantes issues d'un buisson d'épines. L'antique et jaloux ennemi, déplorant la perte de ces deux membres qui lui appartenaient autrefois, crut pouvoir détourner de leurs saintes résolutions, par les menaces des juges, ces deux épouses qu'il voyait prédestinées à entrer dans la chambre nuptiale du Christ; mais

 

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il ne réussit qu'à hâter pour les saintes vierges, par une mort dolente, les récompenses qui leur étaient réservées. Satan poussa donc ses satellites à porter une accusation contre ces deux jeunes filles qui furent conduites au tribunal du préfet de la ville. Celui-ci les fit comparaître aussitôt en sa présence, et commença par leur promettre de vaines récompenses, des richesses abondantes, des mariages avantageux, si elles consentaient à répudier la religion chrétienne pour retourner au culte de leurs ères ; puis il ajouta que si elles méprisaient avec entêtement son conseil, elles seraient soumises à toutes sortes de tortures et enfin périraient par le glaive.

Les bienheureuses vierges, soutenues par le Saint-Esprit, demeurèrent fermes et intrépides dans la confession de leur foi et répondirent : « Comment, juge, peux-tu nous ordonner de délaisser la religion du vrai Dieu, quand cette religion, illuminant nos esprits, nous a fait voir qu'aucune richesse ne vaut le Christ, qu'aucun bonheur n'est comparable à celui que procure la foi chrétienne, qui fait vivre saintement les justes et donne aux saints le moyen de triompher des puissances de ce monde ? ce Christ sans lequel il n'y a point de vie véritable, en dehors duquel règne une mort éternelle ! Demeurer en ce Christ, vivre en ce Christ, c'est la véritable consolation; s'éloigner de lui, c'est la perdition. Non, jamais nous ne nous séparerons ici-bas de sa compagnie ; car nous lui avons confié notre chasteté, et nous espérons être admises un jour dans sa couche nuptiale. L'oeil fixé sur ce bien-aimé, nous méprisons tous les biens périssables par lesquels tu penses nous allécher ; car nous savons que tout ce qu'éclaire ce soleil est vain et éphémère. Pour ce qui est des châtiments dont tu nous menaces, ils ne nous causent aucun trouble, car nous savons qu'ils ne durent pas. Rien plus, cette mort que tu dresses devant nous comme un épouvantail suprême, nous la souhaitons d'autant plus amoureusement que nous croyons fermement devoir, grâce à elle, monter immédiatement au ciel, nous envoler vers le Christ, nous délecter enfin dans ses chastes embrassements. » — Voyant leur attachement à la foi et leur courage à la professer, le juge les confia à des femmes habiles dans l'exercice du culte païen, et leur ordonna de les instruire séparément, de chercher

 

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les moyens de leur imprimer de la crainte, recommandant par-dessus tout de ne leur point permettre de s'entretenir soit entre elles, soit avec d'autres chrétiens. Ces femmes emmenèrent les vierges du Christ et se mirent à leur exposer chaque jour le dogme vénéneux de leur culte sacrilège ; mais c'est en vain qu'elles tentèrent par tous les moyens imaginables de faire boire à leur coupe infecte celles que le Christ avait rassasiées de sa manne céleste.

Les femmes païennes ayant rapporté au juge qu'elles ne pouvaient triompher de l'entêtement des deux jeunes filles, celui-ci attendit encore plusieurs jours, puis, les ayant fait amener sur le forum, il les livra en spectacle à la dérision de la plèbe ; enfin, comme elles persistaient à confesser le Christ et à détester l'ennemi de sa foi, il les fit décapiter le 11 des calendes de novembre (21 oct.) de l'ère susmentionnée. Les corps des deux martyres furent laissés sur le lieu de l'exécution, et des soldats firent bonne garde pour empêcher que les chrétiens ne vinssent les enlever pour les ensevelir. On rapporte que ces reliques virginales, précipitées dans des trous par les païens, opèrent de nombreux miracles et montrent tant aux fidèles qu'aux païens quelle insigne consolation leur a procurée au sein de la gloire leur vie vertueuse sur la terre, par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vit avec le Père et le Saint-Esprit, Dieu unique, dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES SS. GEORGES, DIACRE, AURÉLE, FÉLIX, NATALIE ET LILIORA.

 

SURIUS, Vit. sanct., 27 juill., p. 337; BOLL., Acta sanctor. 27 juill., t. VI, p. 451-458; J. DU BREUL, Aimoini hist. Francor., in fol., Paris, 1603 ; J. DU BREUL, Supplem. antiquitatum urbis Parisiacae, in-4°, Paris, 1614, p. 40-47, 47-57; MABILLON, Acta sanct. ord. Bened., sæc. IV, part.2, p. 45 58 ; Acta sanct., juill., t. VI, p. 459-469 ; Patr. lat., t. CXV, p. 939-960; BOUQUET, Recueil des histor. des Gaules, t. VII, p. 353-356; Anal. bolland., 1886, t. V, p. 384; A. EBERT, Allgem. Geschichte der Literatur des Mittelalters, 1880, t. II, p. 355-356.

 

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. A toute l'Église catholique, salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, de la part de moi, Georges, moine indigne et pécheur, diacre, frère et collègue des cinq cents religieux, serviteurs de Dieu et fils de saint Sabas.

Vous savez, mes frères très chers, que l'unique motif qui m'a conduit en Espagne a été de vous procurer quelques ressources, à vous qui vivez à Jérusalem sous la règle la plus étroite et sous le gouvernement du saint père David. Envoyé par mes supérieurs en Afrique, j'ai passé ensuite en Espagne. Comme je trouvai cette presqu'île sous le coup de la persécution, j'entrai en de grandes perplexités, et je me demandai si je devais regagner mon pays natal ou bien passer dans le royaume très chrétien, c'est-à-dire la France. Ayant consulté sur ce point mes proches et mes amis, les uns furent d'avis que je poursuivisse mon voyage, les autres que je retournasse en mon monastère. Je demeurai dans l'incertitude, ne sachant trop lequel des

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deux avis je devais suivre. Je quittai alors Cordoue et je me rendis au monastère double de Tabenne, dans l'espérance que les prières des frères et des soeurs qui y vivaient saintement béniraient et feraient prospérer mon voyage. L'abbé Martin et sa soeur l'abbesse Élisabeth, informés de mon dessein, m'invitèrent gracieusement « Viens, frère, me firent-ils dire, et tu recevras la bénédiction de la servante du Seigneur, Labigotho. » Dès que cette religieuse m'aperçut, elle dit: « Voici le moine qui nous a été promis comme compagnon et frère d'armes dans notre combat suprême. »

Quand on m'eut expliqué la raison de ces paroles, qui faisaient allusion à des révélations précédentes, je ne fis aucune difficulté, et, me prosternant aux pieds de la sainte femme, je la conjurai de prier pour moi le Seigneur, afin que, illuminé et fortifié par l'Esprit-Saint, je méritasse d'être â la hauteur de tout ce qu'on attendait de moi. La sainte me répondit : « D'où nous vient cet honneur, mon père, que vous consentiez à faire route avec des pécheurs comme nous ? » Je m'installai donc en ce monastère, et pendant la nuit suivante je rêvai et vis la vénérable religieuse Labigotho, qui préparait un parfum avec je ne sais quelle plante précieuse, et qui me dit : « Ce parfum sera mon plus riche trésor. » Le lendemain matin je descendis à la ville, en compagnie de la vénérable Labigotho, et j'allai me prosterner aux pieds de son mari, Aurèle, le conjurant de prier pour que je fusse associé à leur martyre. Aurèle y consentit volontiers, et aussitôt, grâce aux prières de ces saints, le feu céleste s'alluma en moi. Je devins désormais leur compagnon inséparable, et tous ensemble nous demeurâmes dans la maison de saint Aurèle, faisant monter avec allégresse vers le Seigneur nos voeux et nos louanges. Là même se trouvaient le bienheureux Félix et sa femme Liliora, qui avaient déjà vendu tous leurs biens et distribué le prix aux pauvres, de sorte qu'ils se disaient prêts à endurer tous les tourments pour l'amour du Fils de Dieu. Je sortis alors un moment et j'allai terminer en toute hâte quelques affaires dont j'étais chargé ; puis je revins en hâte, désormais préparé et fortifié pour la lutte suprême. Les frères, en me voyant de retour, se réjouirent, rendirent grâces à Dieu et me dirent :

 

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« Oui, nous savons à n'en pas douter, frère très cher, que c'est le Seigneur qui t'a envoyé vers nous. »

Nous nous mîmes alors à chercher ensemble le moyen pour nous de parvenir à la couronne que nous ambitionnions ; et Dieu aidant, nous décidâmes que nos soeurs se rendraient à l'église, le visage découvert : ce qui nous procurerait probablement l'occasion d'être mis en prison. De fait, les choses se passèrent comme nous l'avions prévu. Nos femmes, en effet, étaient à peine rentrées de l'église, qu'un officier se présenta et interrogea les maris sur l'acte de religion que s'étaient permis en public leurs épouses, demandant ce que signifiait cette démonstration des femmes aux sanctuaires des chrétiens. Les martyrs répondirent : « C'est la coutume des fidèles de visiter les églises et de rechercher, par esprit de dévotion, les demeures des vénérables martyrs. Comme donc nous sommes chrétiens, nous portons haut l'étendard de notre foi. » Aussitôt le délateur, se rendant près du juge, lui révéla malicieusement qui nous étions et ce que nous faisions. Aurèle, après avoir dit adieu aux saintes femmes, s'avança immédiatement au combat, soutenu par la vertu céleste.

Ici s'arrête le récit de Georges ; nous allons l'achever nous-mêmes.

Dès le matin du jour où il fut saisi, Aurèle, qui prévoyait ce qui allait lui arriver, vint nous faire ses adieux et nous pria de le recommander au Seigneur, conjurant notre charité fraternelle de l'aider dans le combat qu'il allait soutenir. De notre côté, nous nous recommandâmes à lui, et, lui baisant respectueusement les mains, nous le suppliâmes d'étendre sa protection sur nous et sur toute l'Eglise. Puis nous l'embrassâmes et nous le quittâmes.

Quand le juge eut pris connaissance de l'accusation que l'on portait contre les saints de Dieu, et qu'il sut que le principal auteur du délit était Aurèle, il se montra très irrité, et ordonna de faire comparaître immédiatement en sa présence les accusés. Les satellites s'élancèrent aussitôt vers la demeure d'Aurèle, où les saints se trouvaient tous réunis, et se mirent à crier devant la porte ; « Sortez, misérables ; hâtez-vous de venir subir la mort, vous qui êtes dégoûtés de la vie, et regardez la

 

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mort comme un sujet de gloire. Le juge vous mande et va vous condamner : il est résolu à écraser les malheureux qui refusent d'embrasser la religion légale ; il est prêt à faire tomber les têtes des rebelles. Venez donc payer la dette que vous avez contractée, venez entendre la sentence portée contre votre prévarication. »

Immédiatement les maris et leurs femmes se mettent joyeusement en route, comme s'ils allaient à un festin. Ils s'avancent triomphalement ; ils bondissent de joie : on eût cru qu'ils attendaient des récompenses de ce juge, qui ne leur réservait que des supplices. Saint Georges, voyant que les soldats ne le saisissaient point, interpella les licteurs et leur dit : « Pourquoi ces privilèges accordés aux fidèles de Mahomet? pourquoi voulez-vous contraindre à adorer une vaine divinité ceux que la foi sainte des chrétiens revendique comme siens ? Pourquoi, ennemis du Dieu véritable, cherchez-vous à entraîner avec vous dans la perdition ceux qui sont prédestinés pour la vie éternelle ? Croyez-vous ne pas pouvoir, sans nous, pénétrer dans les prisons de l'enfer ? Vous imaginez-vous que les supplices éternels n'auront d'action sur vous que si nous vous tenons compagnie ? Allez-y donc tout seuls, allez vous précipiter dans les gouffres de perdition ; vous jouirez là des délices de l'enfer, avec votre chef, Satan. Qu'y a-t-il de commun entre nous et ce Tartare, où a pénétré le Christ notre Dieu, qu'il a englouti, dépouillé et vaincu, de sorte qu'il n'ose plus actuellement attirer les fidèles, comme il avait coutume autrefois d'absorber les saints par suite de notre prévarication ? »

Il avait à peine achevé de parler, que la main des satellites s'abattait sur le moine, pour châtier son insolence. Ils lui labourent le corps avec des pointes de fer, le jettent à terre, et le frappent à coups de poing et à coups de pied. Sainte Labigotho, craignant qu'il ne fût déjà mort, lui cria : « Allons, frère, lève-toi, et suis-nous ! » Georges répondit aussitôt comme s'il ne ressentait rien : « Tout cela, ma soeur, contribue à accroître les mérites et à embellir la couronne. » Les satellites le relevèrent à demi mort et l'emmenèrent avec les saints en la présence du juge. Tout d'abord le juge leur demanda avec un ton doucereux pour quelle raison ils repoussaient la religion

 

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officielle, refusaient par là de garder la vie et s'efforçaient de perdre les délicieux avantages que procurent les biens temporels, eux à qui s'offraient les voluptés charnelles, les honneurs et les dignités.

Ils répondirent : « Juge, il n'y a point de biens temporels qui soient comparables aux biens éternels. C'est pourquoi, animés de la foi en Jésus-Christ, qui justifie tous les saints, nous méprisons la vie de ce monde en vue de la vie éternelle, et nous espérons avec confiance jouir bientôt du repos béni, qui est promis aux saints. Tout culte qui ne reconnaît pas la divinité de Jésus-Christ, qui ne professe pas, selon la vérité, l'essence de la Trinité, qui repousse le baptême, méprise les adorateurs du Christ, renie tout sacerdoce, est considéré par nous comme condamnable et digne de réprobation. Quant aux choses caduques, nous n'en faisons aucun cas, parce que nous n'estimons que ce qui dure toujours. Ainsi les récompenses que le Christ a promises à ceux qui l'aiment sont ineffables et destinées à toujours durer : l'oeil ici-bas ne peut les voir, l'oreille ne peut les entendre énumérer, et l'intelligence ne peut les estimer à leur juste valeur.

Les saints ayant continué à parler ainsi en toute liberté pour la défense de leur religion, et ayant vertement tancé la secte impie des musulmans, le juge entra en colère. Il ordonna de les emmener rapidement en prison, et de les accabler sous le poids des plus lourdes chaînes.

Les martyrs s'acheminèrent rayonnants de joie vers la prison ; la pensée du supplice qui les attendait les faisait tressaillir de bonheur, loin de les effrayer ; ils chantaient des hymnes, récitaient des psaumes. En un mot, ils s'adonnaient à la prière par le moyen de laquelle ils espéraient recevoir de Dieu le pouvoir de triompher. Bientôt ils furent visités par les anges, qui firent éclater autour d'eux les miracles et brisèrent leurs chaînes. Personne n'osa remettre les fers à ceux que le Christ avait délivrés. Dieu leur révéla en même temps le sort glorieux qui leur était réservé dans le ciel. Assurés alors de remporter la palme, et brûlant du désir de voir le Christ, qu'ils avaient servi avec fidélité, ils virent cependant leur mort retardée jusqu'au cinquième jour et trouvèrent trop long ce délai qui les privait de

 

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la suavité du royaume des cieux, dont ils savouraient déjà un avant-goût.

Comme on venait les tirer de prison pour les conduire de nouveau sur le forum, la vénérable Labigotho se mit à fortifier et à prémunir son mari par de saintes exhortations. On les introduisit dans le palais ; ils comparurent en présence des grands officiers, et on étala devant leurs yeux des richesses et les insignes des dignités qu'on leur réservait s'ils consentaient à embrasser la foi de Mahomet. Comme les martyrs déclaraient sans hésitation être déterminés à rester fidèles au Christ, les officiers les remirent entre les mains des licteurs pour être exécutés. Toutefois, ils résolurent de renvoyer indemne le bienheureux Georges, parce que les officiers et les grands du palais ne l'avaient pas entendu proférer d'outrages contre le prophète.

Mais dès que cet illustre maître de la sainteté vit qu'on le laissait de côté, et qu'il n'aurait pas la gloire de mourir en la compagnie de ses amis, il s'écria : « Pourquoi, donc, seigneurs, doutez-vous encore de la profession de foi que j'ai émise en votre présence ? Croyez-vous que je puisse penser quelque bien d'un suppôt de Satan? Si vous voulez savoir clairement ce que je pense de l'ange qui, se transformant en esprit de lumière, apparut à votre législateur, sachez que je le considère comme un démon, et votre prophète comme le plus abject des hommes, puisqu'il a été l'âme damnée du diable, le ministre de l'Antéchrist, le labyrinthe de tous les vices, qui ne s'est pas contenté de se précipiter lui-même dans les gouffres de l'enfer, mais qui a livré, par ses vaines institutions, les générations qui l'ont suivi aux flammes éternelles. » Cette tirade exaspéra les officiers, qui rendirent aussitôt la sentence de mort contre saint Georges. Félix fut exécuté le premier, puis saint Georges, puis la vénérable Liliora, et enfin les fiers athlètes Aurèle et Labigotho : ce qui arriva le 6 des calendes d'août, de l'ère d'Espagne 890.

Plusieurs de nos chrétiens ravirent leurs corps et les ensevelirent en divers lieux. Les saints Georges et Aurèle sont ensevelis dans le monastère de Pilemelaria. Le bienheureux Félix est conservé dans le monastère de Saint-Christophe situé au delà du fleuve. Sainte Labigotho a été partagée entre trois

 

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monastères. La vénérable Liliora repose en la demeure du martyr saint Genès. Les têtes des saints Georges et Labigotho se trouvent ailleurs.

Tels sont ceux qui, luttant jusqu'à la mort pour rendre témoignage à Dieu et garder la foi de Jésus-Christ, n'ont rien préféré à son amour, ni enfants, ni parents, ni proches, ni conjoints, ni amis, ni biens, ni terres. Mais abandonnant tout, et coupant par la racine les vices et les concupiscences de leurs corps, ils se sont élancés vers l'immortalité bienheureuse, où règne Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les siècles des siècles. Amen.

 

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SAINTE POMPOSA, RELIGIEUSE, MARTYRE A CORDOUE, EN L'ANNÉE 853.

 

Par saint Euloge.

 

BOLL., Acta sanct.,19 sept., t. VI, p. 92-95.

 

Tandis que la nouvelle du martyre de sainte Colombe par-venait aux oreilles de tous les fidèles et se répandait non seulement dans toute la ville, mais encore dans ses environs, une vierge vénérable, nommée Pomposa, sortit du monastère de Saint-Sauveur, bâti au pied du mont Pinno Mellario, dans lequel elle s'était enfermée avec ses parents, ses frères et ses amis pour servir le Christ, et vint s'offrir elle aussi au martyre. — C'est de ce monastère qu'était également sorti le bienheureux prêtre Fandilla, martyrisé un peu auparavant. Cette vierge bienheureuse, qui habitait Cordoue, était parvenue à décider toute sa famille à abandonner les biens périssables de ce monde pour faire voeu de chasteté et travailler à l'acquisition des biens éternels.

Les parents vendirent donc leur patrimoine et firent bâtir ce monastère, qu'on appela Pinno Mellario à cause des nombreux gâteaux de miel qu'y fabriquent les abeilles, cela de toute antiquité et aujourd'hui encore. Ils se livrèrent en ce lieu aux exercices de la vie monastique, et la vierge Pomposa surpassa tous ses compagnons par l'éclat de sa sainteté. Ainsi, celle qui par l'âge tenait le dernier rang s'éleva jusqu'au premier par son innocente simplicité. Elle était tellement absorbée dans la méditation des saintes Ecritures, qu'elle n'en était distraite ni le jour ni la nuit ; et il fallut les tempêtes menaçantes de la persécution pour la détourner de cette occupation. Quand quelque mal la menaçait, on la voyait s'y résigner docilement avec la prodigieuse humilité qui la distinguait. Elle s'adonnait

 

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aux veilles, se soumettait à des peines rigoureuses, faisait de longues prières, pour obtenir de Dieu la grâce de garder inviolablement les voeux qu'elle avait faits.

Nous avons appris de son abbé, le moine et serviteur du Christ, Félix, quantité de traits relatifs à sa vie sainte, mais nous n'en rapporterons rien, de crainte de fatiguer le lecteur. Nous nous empressons d'arriver immédiatement à l'action héroïque qui sans aucun doute lui ouvrit les portes du ciel. Comme elle aspirait à la plus haute sainteté et servait Dieu avec la plus rigoureuse fidélité, dès qu'elle apprit le martyre de la bienheureuse Colombe, elle fut prise aussitôt d'un ardent désir de conquérir une semblable couronne ; cette nouvelle la ravit de joie, et elle se mit à chercher secrètement le moyen d'aller se présenter au tribunal du juge. Admirons ici la puissance de la vocation du Seigneur, dont la providence sait disposer les événements de façon qu'aucun de ceux qui sont prédestinés à la gloire du martyre ne soit privé de sa couronne; de façon qu'aucun de ceux dont la place est marquée dans l'assemblée des saints ne puisse être retenu dans les filets des hommes. On rapporte, en effet, que longtemps auparavant cette même vierge avait eu le désir de voler au martyre, mais qu'elle en fut empêchée par les dispositions habiles des siens, qui la soumirent à une rigoureuse surveillance tant que dura la violence de la persécution.

Mais à quoi peut servir la surveillance des hommes, puisque, selon l'Ecriture, « si le Seigneur ne fait lui-même la garde, c'est en vain que surveillent ceux qui pensent pouvoir, par eux-mêmes, garder quelque chose » ? En effet, une nuit que les frères allaient se coucher, après les vigiles de la nuit, l'un d'eux, par un dessein de la Providence, eut l'inspiration de prendre la clef et d'ouvrir la porte du monastère, ce qui ne se faisait jamais, et se contenta de la tenir attachée par un petit clou. La bienheureuse Pomposa se rendit la nuit même à cette porte, l'ouvrit et chemina dans les ténèbres, guidée par une lumière céleste ; elle parcourut pendant la nuit l'espace désert qui séparait le monastère de la ville de Cordoue, et y entra au point du jour.

Son premier soin fut d'aller se présenter devant le tribunal du juge; elle fit devant lui une profession explicite de foi chrétienne et insulta l'impudique prophète. Le juge la condamna

 

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sur-le-champ à périr par le glaive, et elle fut exécutée devant les portes du palais le 13 des calendes d'octobre, l'ère 891. On précipita son cadavre dans le fleuve; mais des bateliers, payés par les fidèles, parvinrent à le repêcher et le déposèrent au fond d'une fosse qu'ils remplirent de sable.

Environ une vingtaine de jours après, quelques moines, avec l'aide du Christ, réussirent à le tirer de là, et le transportèrent dans le monastère de la vierge Eulalie, où il fut solennellement enseveli, par les soins des prêtres et des religieux, aux pieds de sainte Colombe. En cela encore nous voyons un effet de la Providence divine : car celles qui, durant leur vie, s'aimèrent d'une si ardente charité, eurent le bonheur de reposer après leur mort dans un même sépulcre. Gloire soit donc au Christ qui règne dans les siècles des siècles ! Amen.

 

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SAINT IÉRON, PRÊTRE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 856.

 

BOLL., 17 août, t. III, p. 476-479; Boras , Bibi. hag. lat. (1899), p. 576 ; J. J. GRAF, dans Bijdr. ges. Bisdom Haarlem, t. II, p. 377 ; VAN SLEE dans Allg. deutsch. Bibliographie; TANNER Bibl. Brit.-Hib. (1748), p. 402, 427 ; Volksalm Nederi. Kath. (1861), t. I.

 

 

En ce temps-là fleurit en Hollande le bienheureux Iéron, prêtre du Seigneur. Il était né en Angleterre de parents nobles, et fut baptisé aussitôt après sa naissance.

Il prit plus tard l'engagement de répudier toute sa vie l'impiété et les désirs du siècle, de vivre dans la sobriété et la justice, selon les commandements de Dieu. Mort et enseveli au péché par le baptême, il devait ne vivre désormais que pour la justice, et mériter ainsi l'éternelle béatitude. Par une inspiration de la grâce du Saint-Esprit, on donna à l'enfant au baptême le nom de Iéron, présage de la sainteté de sa vie : hiéron, en effet, signifie essentiellement saint. Ses parents l'élevèrent en Angleterre avec le plus grand soin. Durant son enfance on ne le vit point se livrer aux amusements de son âge : il était déjà tout absorbé par ses devoirs envers Dieu, s'employant à développer sa vie intérieure, à mesure que se développait extérieurement son petit corps. Ainsi, tout en croissant en âge, il croissait en sagesse et en sainteté.

Mais pourquoi tant de détails ? Progressant toujours dans la vertu, il monta par les différents degrés de la hiérarchie ecclésiastique et parvint au sacerdoce. Alors il songea à embrasser un état de vie, et désirant jouir des récompenses promises à ceux qui abandonnent tout pour le Seigneur, il résolut de

 

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quitter ses parents et sa patrie, et de se rendre là où le Seigneur daignerait le diriger.

Guidé par la grâce, il s'éloigna de l'Angleterre et aborda en Frise, où il trouva des habitants dont les uns étaient encore païens et les autres, après avoir reçu et reconnu la vérité, avaient été entraînés dans diverses erreurs par de faux docteurs. Il se demanda si Dieu ne le destinait pas à procurer le salut de ces populations ; il se mit donc à l'oeuvre avec le dévouement qu'il avait autrefois témoigné à ses concitoyens et exhorta ces peuples à se débarrasser des liens dans lesquels le diable était si heureux de les retenir, et à se soumettre au joug suave de leur Créateur. Bref, en prêchant le Christ Dieu, il réussit à dompter l'orgueil farouche de cette nation et en fit promptement un peuple agréable au Seigneur.

Vers cette époque (c'est-à-dire l'an 856), comme les Danois et les Norvégiens ravageaient la Hollande, massacrant une partie des habitants sans distinction de sexe ni d'âge, emmenant les autres en captivité, ils rencontrèrent à Nortwyck le saint prêtre de Dieu Iéron, occupé à diriger ses ouailles et donnant des instructions à ses prêtres. Ils le saisirent et le réservèrent pour un prochain interrogatoire. Tandis que les barbares l'en-traînaient, le saint, tout joyeux d'être jugé digne de souffrir pour le nom de Jésus-Christ, faisait cette prière : « Seigneur, dirigez-moi dans les sentiers de votre justice, car mes ennemis essaient de m'en faire dévier ; faites que je marche toujours en votre présence. » Quand il comparut devant le tribunal du chef des Danois, la populace se mit à pousser des hurlements frénétiques. Les uns criaient : « Extermine cet homme de la surface de la terre ; ne laisse pas vivre plus longtemps l'ennemi de nos divinités sacrées. » D'autres demandaient qu'on le soumît aux tortures les plus raffinées, afin que ses prêtres fussent épouvantés de son châtiment et que les fidèles de Hollande, qui l'affectionnaient beaucoup, en fussent terrifiés.

On lui infligea donc toutes sortes de tourments, puis on le jeta dans un obscur cachot, en lui disant que le lendemain il aurait à offrir de l'encens à l'idole, ou, s'il refusait, serait puni de mort. — Le bienheureux chanta des psaumes au fond de sa prison : « Seigneur, disait-il, je me dirigerai à la lumière de

 

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votre visage, et par votre grâce je tressaillirai d'allégresse tout ce jour. » Le lendemain matin on vint le tirer de prison, et on l'amena devant le capitaine et son conseil : « Eh bien ! dit celui-ci au saint, ressens-tu encore les coups d'hier ? » Le bienheureux Iéron répondit en plaisantant : « Non seulement je ne ressens point de mal, mais au contraire je me sens plus fort. Car il est écrit : En proportion des peines qui ont envahi mon cœur, vos consolations, Seigneur, ont réjoui mon âme. » Le président lui demanda alors de quelle condition il était et à quelle secte il appartenait. Le saint répondit : « Non seulement je suis homme libre, mais j'appartiens à une famille de haute noblesse ; j'adore le Christ, Dieu véritable, que je sers depuis mon enfance, et jamais je ne courberai la tête devant de vaines idoles, parce que le Seigneur, mon Dieu, dit dans l'Evangile : « Tu adoreras le Seigneur Dieu, et tu ne serviras que lui seul. » Le président : «Ecoute-moi et sacrifie aux dieux, afin que tu puisses achever gaiement ce qui te reste de vie, parvenir à une vieillesse avancée et jouir de notre amitié. » Saint Iéron : « Tu me donnes là un sot conseil ; tu me fais des promesses bien douteuses. Tu me dis d'abandonner bon gré mal gré le Dieu Créateur, notre sainte religion, quo dure depuis le commencement des siècles, et d'offrir des sacrifices aux démons, afin de pouvoir prolonger ma vie jusqu'à  la vieillesse, alors que Dieu, qui a tout créé, connaît de loin, tout ce qui doit arriver. » Le président : « Je voudrais que tu m'apprisses quel est ce Dieu, que tu proclames seul digne des louanges de toute la création. » Le saint : Il est écrit : « N'offrez point aux chiens ce qui est sacré, et ne jetez pas les perlés aux pourceaux. Aussi jamais tes oreilles souillées n'entendront de ma bouche l'exposition de cette vérité. Mais comme parmi ceux qui nous entourent je sais qu'il y en a de prédestinés à la vie éternelle, je vais faire un court résumé de notre religion : Nous croyons au Père, de qui, selon l'Apôtre, découle toute paternité au ciel et sur la terre. Nous croyons au Fils et au Saint-Esprit, dont fait mention le Psalmiste dans ce verset : « Par le Verbe du Seigneur, les cieux ont été affermis, et d l'esprit de sa bouche dépend toute leur puissance. » Telle es la Trinité que nous adorons, indivisible et une selon la

 

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substance, divisible selon les personnes. Et dans cette Trinité il n'y a rien d'antérieur et de postérieur, rien de plus grand et de plus petit, mais les trois personnes sont co-égales et co-éternelles. Quiconque reconnaît et honore comme dieu quelque chose d'étranger à ce Dieu unique et trine et met en cela l'espérance de son salut périra certainement. »

En entendant cette confession de la foi véritable, tous les chrétiens tressaillirent de joie ; parmi les assistants, les uns se sentirent affermis dans la foi, les autres eurent les âmes purifiées de l'affection aux faux dieux, les autres enfin se sentirent affranchis de la crainte des tourments.

Quant au juge, semblable à l'aspic qui se bouche les oreilles pour ne point entendre la voix de l'enchanteur, il ordonna de faire mourir sur-le-champ le bienheureux, afin de ne pas entendre plus longtemps outrager et insulter les dieux. Tandis que les appariteurs l'entraînaient vers le lieu du supplice, Iéron chantait : « Seigneur, je n'ai point caché en mon coeur votre miséricorde et votre vérité, étant en présence d'une nombreuse multitude. Aussi, je vous en prie, ne me faites pas attendre plus longtemps les effets de votre miséricordieuse bonté ; mais que votre miséricorde et votre vérité me reçoive pour toujours en son sein. » Pendant qu'il priait ainsi, les bourreaux lui faisaient endurer divers genres de supplices, enfin ils l'immolèrent à cause de sa profession de foi, et en firent un glorieux martyr du Seigneur. Iéron fut reçu dans la patrie céleste le 6 des calendes de septembre. Quelques-uns des spectateurs, remplis de la crainte de Dieu et affligés de la perte d'un si saint homme, ravirent secrètement (par crainte des païens) le corps sacré du martyr, et, versant d'abondantes larmes, ils le déposèrent, en récitant les prières accoutumées, dans un sépulcre neuf.

 

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SAINTE AUREA, VIERGE ET MARTYRE. A CORDOUE, EN L'ANNÉE 856.

 

BOLL., Bibi. hag. lat. (1898), p. 129; Acta sanct. (1725), juillet, t. IV, p. 651-652; — FLOREZ, España sagrada (1777), t. IX, p. 420-424 ; — SANCHEZ DE FERIA, Sanctos Cordoba (1772), t. II, p. 269-279 ; — SURIUS, Vitae sanct. (1618), t. VII, p. 247-248.

 

 

La noble vierge Aurea était soeur des saints martyrs Adulphus et Jean. Depuis trente ans et plus, elle vivait absorbée par la pratique de notre sainte religion, dans le monastère de Cuteclar, bâti anciennement sous le vocable de la sainte et glorieuse Vierge Marie. Inaccessible â toute crainte humaine, elle ne dissimulait point sa religion, et vivait publiquement, au vu et su de tout le monde, en bonne chrétienne. Comme elle était de noble origine et s'entourait du faste imposant qui distingue la race arabe, aucun étranger n'osait s'attaquer à la foi de la vierge. Mais il arriva que quelques-uns de ses parents, inspirés, je pense, de Dieu, pour lui procurer la couronne du martyre quid lui était réservée depuis la création du monde, et l'envoyer, jouir au ciel des honneurs du triomphe, vinrent de la province de Séville, d'où Aurea était originaire, dans l'intention de vérifier les bruits qui circulaient touchant sa foi et sa manière de vivre. Dissimulant traîtreusement leur dessein, ils déclarèrent hypocritement qu'ils venaient visiter leur parente, et demandèrent l'hospitalité dans le monastère. Ayant constaté que non seulement la vierge était chrétienne, mais encore qu'elle était ornée du voile insigne de la consécration, ils allèrent immédiatement la dénoncer au juge, qui, lui aussi, était parent de la famille d'Auréa.

Piqué par ce rapport, le juge ordonna de faire comparaître la vierge en sa présence, et la réprimanda doucement de ce qu'elle

 

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ravalait ainsi par l'esclavage de la foi chrétienne la haute noblesse de sa naissance et déshonorait par de viles actions la dignité de sa famille. « Mais tu peux encore, ajouta-t-il, dépouiller sur-le-champ ces haillons et revêtir des ornements dignes de ton rang, si tu consens, dans ton intérêt, à te consacrer au culte de notre religion, à obéir aux conseils que te donne notre coeur, à nous suivre et imiter en tout, et à tendre là où nous tendons nous-mêmes. Mais si tu méprises nos avis et repousses les objets de notre culte, si tu persistes à suivre, par la profession d'une même foi, ceux que depuis longtemps tu as pris pour modèles, tu auras à endurer les tortures les plus aiguës, les supplices les plus inouïs, comme il convient de punir un crime aussi grand qu'est le tien, et enfin tu périras misérablement. » On dit qu'alors la vierge céda à la pression du juge, et qu'elle promit de faire tout ce qu'il lui demandait. Comme il est préférable de ne point parler de ce qu'on ignore et de ne point s'aventurer dans des conjectures hasardeuses, je n'ose me prononcer sur le motif qui put arracher à la martyre future ce reniement ; fut-ce la crainte des tourments ? fut-ce le désir de mettre auparavant ordre à ses affaires ? Je ne sais. Toutefois les événements qui suivirent, c'est-à-dire le courage avec lequel elle persista plus tard dans la confession de sa foi et mérita de conquérir la palme, nous permettent de croire qu'elle ne succomba point à une crainte charnelle.

Aussitôt après avoir entendu de la bouche de la vierge la promesse de se conformer en tout aux préceptes de la loi musulmane, le juge lui permit de se retirer ; et la bienheureuse, profitant de sa liberté, retourna chez elle, Elle continua, comme par le passé, à vivre selon le Christ, sans vouloir abandonner la foi ni se séparer de la société des fidèles. Au contraire, elle rechercha plus que jamais la compagnie de ceux qui brillaient par leur esprit de religion, elle s'efforça de réparer sa faute par le repentir et les larmes ; elle mit toute sa confiance dans la miséricorde du Rédempteur, espérant qu'il ne repousserait pas une pauvre femme repentante, lui qui avait arraché au supplice de la lapidation la femme adultère, qui avait choisi comme chef des apôtres saint Pierre, après l'avoir arraché aux flots de la mer, et qui avait admis en sa compagnie, pour aller ensuite

 

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en paradis, un voleur coupable de parricide. Elle avait confiance que ce crime passager d'une servante inutile ne l'emporterait point sur l'immense et incomparable bonté du Seigneur, dont la miséricorde est inépuisable, dont la rédemption prévient les indignes par le don de la grâce, et qui justifie par ses propres mérites ceux qui n'ont point amassé de richesses par un rude labeur. La vierge s'appliquait à développer en elle la componction; elle répandait d'abondantes prières, poussait continuellement des soupirs vers le ciel ; elle persévérait dans le deuil et suppliait Dieu de ne pas, au jour du jugement, la condamner pour son crime au supplice de l'enfer, et de ne pas la priver éternellement de la compagnie de ses frères martyrs, les bienheureux Adulphus et Jean, des mérites desquels elle se réclamait.

Elle se mit donc à fréquenter courageusement l'église, et, désormais fortifiée par la vertu du Seigneur, elle se sentit délivrée de toute attache terrestre et n'eut plus qu'un désir aller faire partie de la cour céleste. Aussi cherchait-elle un moyen de se faire accuser de nouveau, afin de subir un second interrogatoire. Cependant le rusé serpent rageait de voir que celle qu'il avait réussi, quelques jours auparavant, à arracher à l'assemblée des fidèles adorait comme auparavant le Dieu son Créateur, que toutes ses machinations n'avaient abouti à rien, et que s'il était parvenu à troubler l'esprit de la vierge de façon à lui faire renier de bouche la vérité, il n'avait pu l'arracher de son coeur. Sans doute il se plaignit de son échec dans l'assemblée des démons et dit : Cette fille m'a honoré par hasard du bout des lèvres l'autre jour, mais maintenant que son coeur est fortifié par la vertu d'en haut, elle est complètement hors d'atteinte de mes enchantements. C'est pourquoi il poussa un de ses suppôts à persécuter la bienheureuse vierge.

Plusieurs gentils, ayant donc examiné la manière de vivre de la vierge Aurea, trouvèrent que la servante du Christ vivait comme auparavant selon la religion chrétienne. Aussitôt ils allèrent déposer une plainte contre elle au tribunal du juge ; ils affirmèrent sa culpabilité, firent ressortir la gravité de sa ruse et demandèrent avec instances qu'on vengeât l'injure faite à l'autorité et qu'on réprimât sévèrement de semblables abus.

 

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Le juge entra dans une grande colère et donna ordre à ses féroces satellites d'amener aussitôt la vierge en sa présence. Dès qu'elle arriva, il lui reprocha avec une voix tonnante le mépris de la religion qu'elle avait récemment embrassée, le manquement aux promesses qu'elle avait faites solennellement, et de n'avoir tenu aucun compte de la sentence du tribunal. La vierge, qui connaissait d'avance par révélation la lutte qu'elle avait à engager, répondit au juge avec l'aplomb et l'éloquence qui la distinguaient : « Jamais je ne me suis séparée du Christ, mon Dieu, jamais je n'ai abjuré sa religion, jamais je n'ai embrassé, même pour un moment, vos rites profanes, encore que dernièrement j'aie failli par la langue en votre présence. Mais mon coeur a confiance dans le Seigneur, qui m'a relevée par le remède de ses promesses : « Quiconque croit en moi, dit-il en effet, fût-il mort, vivra certainement. n Ainsi, quoique en paroles je sois tombée dans les lacets de l'apostasie, je n'ai pas cessé de porter en mon coeur la substance vivifiante de notre sainte foi. A peine m'étais-je retirée de ta présence, que je repris avec larmes et douleur le culte que j'avais appris dans mon enfance ; je confessai ma foi, je revins à mes anciennes résolutions. Il ne te reste donc qu'une chose à faire : me punir de mort à cause de ma religion, selon les décrets de ta loi ; mais si tu préfères laisser impunie une telle action, laisse-moi pratiquer en toute liberté la religion du Christ mon Seigneur. »

Le juge, exaspéré par la déclaration de la vierge, résolut d'en référer au roi sur sa cause, et, en attendant, ordonna de la mettre aux ceps et de la charger de chaînes écrasantes. Le roi rendit contre elle la sentence, et le lendemain le juge, ayant fait décapiter la bienheureuse Aurea, suspendit son cadavre par les pieds au gibet d'un scélérat qui avait été condamné à mort pour homicide quelques jours auparavant ; puis il ordonna de le jeter dans le fleuve du Guadalquivir, et jamais on n'en retrouva trace. Le Christ notre Dieu et Seigneur, qui aide ceux qui combattent et couronne les martyrs, qui donne du courage à ceux qui défaillent, leur inspirant l'idée de recourir à lui, les invitant à frapper à la porte de sa miséricorde, le Christ, selon ses desseins de prédestination qui sont plus anciens que le monde

 

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et s'accomplissent au milieu des éventualités diverses de cette vie, a reçu en paix sa servante et lui a remis la couronne du martyre, le 14 des calendes d'août de l'ère susmentionnée ! Honneur, gloire, vertu et puissance au Christ, dans les siècles des siècles. Amen.

 

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LES SS. RUDÉRIC, PRÊTRE, ET SALOMON, MARTYRS. A CORDOUE, EN L’ANNÉE 857

 

BOLL., Acta sanct., mars, t. II, 328-331 ; — Surius, Vitae sanct., 13 mars.

 

Le bienheureux Rudéric, prêtre, naquit au bourg de Cabra et, y ayant étudié notre sainte Loi, parvint au sacerdoce. Rudéric avait deux frères, dont l'un conserva dans sa pureté la foi du Christ; l'autre, se laissant corrompre par l'erreur des gentils, abjura la religion catholique. Cette discorde entre les deux frères au sujet de notre sainte foi s'étendait à toutes leurs relations et se manifestait dans toutes les occasions. Une nuit, que la discussion, élevée à propos de je ne sais quoi, était plus vive que de coutume entre les deux frères, et qu'ils s'outrageaient honteusement l'un l'autre, le saint prêtre intervint pour rétablir la paix. La surexcitation des deux combattants était telle, qu'ils se tournèrent contre le prêtre, et, sans trop savoir ce qu'ils faisaient, ils l'accablèrent tellement de coups, qu'il fut réduit à l'extrémité.

Tandis que, tout rompu par les coups, le bienheureux gisait sur son lit, sans mouvement et presque sans vie, son frère apostat, vrai imitateur du diable, trouva un moyen infernal de faire servir son frère mourant au triomphe de l'iniquité. Il déposa le prêtre agonisant dans un cercueil et le fit promener dans toutes les rues de la ville, en disant : « Mon frère, le prêtre que voici, touché de repentir par une visite de Dieu, a embrassé notre religion, et, touchant à sa fin, comme vous voyez, il n'a pas voulu sortir de ce monde sans vous faire connaître sa conversion. » Il continua donc à circuler partout,

 

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débitant de tous côtés les mêmes mensonges criminels, sans que le chrétien, qui était privé de sentiment, eût conscience de ce que le misérable machinait contre lui. Au bout de quelques jours, le prêtre malade fut hors de danger et recouvra ses forces. Lorsqu'il connut l'infâme supercherie de son frère, il imita Notre-Seigneur, qui, pour notre instruction, échappa aux embûches d'Hérode ; il se rappela le passage du saint Evangile qui nous ordonne de fuir de cité en cité pour éviter la persécution ; il quitta son village, et alla servir ailleurs le Christ en toute liberté. Mais il ne pouvait échapper au supplice temporel, celui qui, dès le commencement du monde, était prédestiné au; martyre ; il lui était facile de se dérober au persécuteur profane, mais impossible d'échapper aux regards du pieux Rédempteur qui l'appelait en son royaume.

A cette époque, la folie des juges musulmans sévissait cruellement sur nous, à tel point que dans Cordoue, autrefois ville patricienne et actuellement la plus florissante du royaume arabe, ils firent démolir les tours des basiliques, les clochers des temples, les terrasses des maisons qui servaient à convoquer les chrétiens aux offices canoniques. Cette race de vipères connaissait bien les désirs de son père le diable ; et ils cherchaient tous les moyens d'attaquer et de vexer l'Eglise ; les fils de ténèbres profitaient avec empressement de toutes les occasions de molester les fils de lumière : et pour eux c'était démériter que de ne pas travailler avec fureur à la ruine des fidèles. Toutes ces persécutions avaient du reste été prédites à ses disciples par la Vérité elle-même : « Ils vous chasseront des lieux de réunion, avait annoncé le Christ, et quiconque tuera l'un d'entre vous pensera avoir fait un acte agréable à Dieu. » — Et encore : « Je vous prédis ces événements afin que vous vous mainteniez dans la paix ; car dans le monde vous aurez à subir toutes sortes de vexations. »

Or donc, le bienheureux prêtre, ayant été contraint par des nécessités domestiques de quitter les montagnes de Cordoue, au milieu desquelles il s'était réfugié, pour venir au marché, où se faisait un commerce général, fut rencontré et reconnu par son frère impie. Dès que celui-ci aperçut le prêtre, la vue des insignes de notre religion le rendit furieux. Il se mit à l'accabler

 

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d'outrages, et, comptant faire un présent agréable au juge en lui livrant son frère, il vint déposer devant le tribunal une accusation de prévarication contre lui, attendu qu'il avait promis publiquement d'embrasser la religion mahométane et qu'il l'avait ensuite répudiée. Le soldat de Dieu, illuminé maintenant par la grâce d'en haut, ne tourna plus le dos à ses adversaires comme précédemment, mais, animé d'un grand courage, il déclara au juge que jamais il ne se séparerait du Christ, jamais il ne consentirait à embrasser un dogme pervers : enfin il s'avoua non seulement chrétien, mais encore ministre du Christ.

Le juge, espérant le gagner par de douces paroles, lui dit d'abord : « Tu peux te procurer des richesses abondantes et les insignes des plus hautes dignités, et en outre échapper à la sentence de mort qui te menace, si, revenant avec une ardeur nouvelle à la religion que tu avais embrassée, tu consens à croire que notre prophète a véritablement été envoyé par le Tout-Puissant et à affirmer que le Christ n'est point Dieu. » Le prêtre répondit: « Juge, fais tes propositions à ceux qui, préférant les avantages temporels à la gloire éternelle, sont soumis à vos lois et livrés à vos rites profanes. Mais nous pour qui la vie n'est que l'union au Christ, et la mort un gain; nous qui avons pour Dieu celui à qui le saint portier du royaume futur disait : « Seigneur, à qui irions-nous ? vous seul avez les paroles de la vie éternelle », et qui donnait à son précurseur Jean, retenu dans les fers, cet avertissement : « Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé à mon occasion », comment voulez-vous que nous délaissions l'eau limpide de la fontaine éternelle pour aller puiser à la mare troublée par la vase du mensonge et les ordures des vices ? Quel châtiment ne mériterait pas la perversité audacieuse du fils qui, méprisant la douce autorité de ses parents, irait chercher un refuge chez une marâtre ? » Le juge entra dans une violente colère en entendant ces paroles, il ordonna de mettre aux ceps le martyr et s'écria : » Qu'il aille rejoindre la troupe des condamnés à mort ; qu'il aille maigrir au fond d'un noir cachot ; là il jouira de l'agréable compagnie des parricides et des voleurs. Peut-être que ce dénuement absolu et ces souffrances parviendront à briser son orgueilleuse témérité.

 

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Le serviteur de Dieu se rendit, la joie sur le visage et l'allégresse dans le coeur, dans ce cachot des condamnés ; car il savait bien que l'auteur de notre salut est partout où on l'invoque, et qu'on ne peut écarter d'aucun lieu celui dont la puissance pénètre l'univers entier. En outre, n'a-t-il pas fait à ses disciples une promesse dont sa puissance divine assure la fidélité : « Voici que je suis avec vous, a-t-il dit, jusqu'à la con sommation des siècles. »

« Voilà donc, ô diable, les lois qui nous menacent de tes, rigueurs ; voilà les terreurs suprêmes que tu inspires. Mais il nous a été dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, maist qui ne peuvent rien faire de plus. Craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps, en les précipitant en enfer. » Et ailleurs: « Ils vous traduiront devant leurs conseils et vous flagelleront devant leurs assemblées ; ils vous traîneront en la présence des présidents et des rois, afin que vous rendiez témoignage de moi à la face de ces juges et de toutes les nations. Et quiconque persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. » Si tu le peux, prince infernal, entre donc en lutte avec mon âme ; essaie de vaincre ma volonté déterminée à persister fermement dans la confession de ma foi ; tu verras que tes tortures tourneront à mon avantage. Plus tu t'acharneras, plus tu éprouveras ta débilité, et plus tu m'élèveras vers la gloire et la béatitude. »

Rudéric, en arrivant dans la prison, y trouva Salomon, que la cruauté des persécuteurs y avait relégué quelques jours auparavant, à cause de la confession de sa foi. On l'accusait du même Icrime que Rudéric ; on disait que, après avoir autrefois renié la religion du Christ et suivi pendant quelque temps celle de Mahomet, il avait ensuite abandonné cette dernière. Les coeurs des deux prisonniers s'unirent promptement par une étroite amitié ; ils se consolèrent mutuellement, s'exhortèrent réciproquement à lutter courageusement, et prirent tous deux la ferme résolution de fouler aux pieds les affections du monde, pour adhérer chaque jour davantage à Dieu par une pieuse servitude. Tous deux, agissant d'accord dans la crainte de Dieu, se mettent à mortifier leurs membres par les jeûnes, à s'exténuer par les veilles, à se perfectionner par les cilices l'être spirituel, à s'exciter à la componction par les longues et fréquentes méditations,

 

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à s'aguerrir et fortifier par les oraisons. Brûlant ainsi tous deux du désir de la patrie céleste, ils désirent la mort afin d'être avec le Christ. Ils ont hâte de voir la face de celui qu'ils ont servi ; et l'amour qu'ils ressentent pour lui leur fait mépriser la perte de ce siècle et considérer la vie d'ici-bas comme un danger redoutable.

Nos deux saints, persévérant ainsi dans leurs pieux exercices et rendant chaque jour à notre Rédempteur un tribut abondant de louanges, en vinrent à considérer leur cachot comme un lieu de délices. Le juge cruel fut jaloux de leur bonheur ; il réprimanda sévèrement le geôlier, ordonna de séparer sur-le-champ les deux amis, et défendit avec force menaces qu'on permît à qui que ce fût de les venir visiter. Mais tu te trompes, démon, si tu penses par cette séparation affaiblir et briser la constance des saints, qui demeurent unis par un seul et même désir : celui de mourir pour le Christ. Ces deux confesseurs, en effet, différents de condition et de nationalité, mais unis par les liens d'une même charité, vont descendre dans l'arène à des époques différentes, mais lutter avec la même ardeur pour la défense de leur foi, et offrir ainsi à l'univers, par leur martyre, le plus admirable exemple.

Quelques jours après, le juge ordonna d'amener les deux saints en sa présence. Il les invita aussi à prendre part aux cérémonies de son culte, leur promettant, pour les allécher, richesses et dignités en abondance ; mais Dieu les avait de toute éternité choisis et prédestinés à bénéficier de l'adoption des fils de Dieu. Voyant leur inébranlable attachement à leur culte, le juge les exhorta une seconde puis une troisième fois, et enfin il décréta que, conformément à l'édit du roi, ils seraient décapités. Avant de sortir pour aller au supplice, Ies deux condamnés se jetèrent aux pieds de leurs compagnons de captivité et les conjurèrent de les aider par de continuelles et instantes prières, de peur que, la faiblesse humaine se laissant entraîner à la tentation, ils ne vinssent à regarder en arrière et à chanceler dans leur résolution de conquérir l'étendard de la victoire. Ils se donnèrent donc le baiser de paix, et tous, pleurant de joie, se recommandèrent aux faveurs des saints. Les bourreaux les pressant de sortir, ils s'élancèrent avec allégresse et se

 

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hâtèrent vers le lieu où ils devaient consommer leur martyre.

Le moment de l'exécution arrivé, le juge leur fit une suprême exhortation, leur promettant richesses et dignités s'ils consentaient à revenir à Mahomet. Les saints refusèrent comme précédemment ses offres ; et saint Rudéric, rempli d'une ardeur divine, et déjà illuminé par les reflets du ciel, répondit avec hardiesse : « Comment peux-tu nous exciter à abandonner notre religion et à décliner du droit chemin, nous qui, instruits par les mystères de la sainte foi, déplorons amèrement votre ignorance, et gémissons de vous voir plongés dans une si profonde et si infecte erreur ? Car sachez que nous jugeons si abominable votre secte, que nous ne permettrions même pas à nos chiens d'en faire partie. Nous sommes donc loin de nous soumettre à vos inventions fallacieuses. Comment aussi, par ailleurs, pourrions-nous trouver le bonheur dans des richesses et des honneurs périssables, que la mort survenant peut nous enlever au moment même où nous commencerions à en jouir, nous qui savons que le Christ, qui va nous couronner, tient en réserve pour ceux qui l'aiment des richesses ineffables que l'oeil n'a jamais vues, dont l'oreille n'a jamais entendu l'énumération complète, que le coeur de l'homme est même impuissant à soupçonner ? Hâte-toi donc d'exercer sur nous les effets de ta vengeance cruelle, puisque tu vois que nous sommes déterminés à rester attachés au Christ jusqu'à la mort : de cette façon tu mettras le comble aux châtiments que Dieu te réserve comme à tous ses ennemis, et tu hâteras pour nous la récompense qui ne s'est déjà que trop fait attendre. »

Le juge scélérat rugit en entendant ces paroles et prononça la sentence: « Allons, cria-t-il aux licteurs, hâtez-vous de couper le cou à ces misérables et d'infliger promptement aux têtes de ces contempteurs le châtiment qu'elles méritent. » Les deux martyrs furent placés sur les bords du fleuve (Bétis) ; ils firent le signe de la croix, et quelques instants après, leurs têtes tombaient. On frappa d'abord le prêtre de Dieu, Rudérie, qui entra le premier au ciel. Le juge avait ordonné d'agir ainsi dans l'espoir que la vue du cadavre tronqué ferait peut-être faiblir le courage de Salomon. Mais c'est en vain qu'il essaya de gagner celui-ci ; le trouvant ferme et invincible, il ordonna

 

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enfin au bourreau de le tuer. Le cou n'ayant pas été complètement tranché, la tête demeura adhérente au corps, et la mort arriva moins promptement pour Salomon que pour Rudéric.

Comme le rusé serpent ne peut en aucune manière entraver l'essor des âmes qui s'envolent vers les cieux, il voulut au moins s'acharner sur leurs cadavres : n'ayant rien gagné sur les âmes, il voulut triompher des cadavres comme si on les pouvait

tvaincre encore. Mais il fallait que les martyrs participassent, nlême après leur mort, aux souffrances du Christ. Le juge qui tyrannisait toute la ville de Cordoue, poussé par le diable qui attisait sa férocité, ordonna de clouer en sens inverse les corps des saints tout ensanglantés et de les jeter dans le fleuve. Le {misérable s'imaginait pouvoir commander à l'élément liquide, qui depuis longtemps avait appris à n'obéir qu'à l'ordre de son Créateur. Aussi non seulement ces eaux préservèrent les corps des martyrs de la dent des animaux voraces, mais elles emportèrent doucement vers le lieu de leur sépulture ces précieuses dépouilles que des poids énormes s'efforçaient en vain de retenir. Cependant moi, Euloge pécheur, qui ai entrepris de raconter les actes des bienheureux, ayant appris leur martyre par la rumeur publique, je me rendis, après avoir célébré la messe, au lieu où se trouvaient ces reliques afin de les vénérer, et, plein d'audace, je ne craignis point de m'approcher d'elles plus que tous les autres spectateurs. Je prends à témoin de la vérité de ce que je vais dire mon divin Rédempteur qui examinera un jour cet ouvrage : ces corps tronqués resplendissaient d'une beauté si éclatante, qu'on était tenté de leur adresser la parole, assuré qu'ils allaient répondre.

Plusieurs des païens mêlés à la foule ramassaient des cailloux du fleuve teints du sang des martyrs, les lavaient et les jetaient au loin dans les flots, de peur que les chrétiens ne les recueillissent comme reliques… Le bienheureux Rudéric fut enseveli dans un monastère situé au bourg de Tercios, et celui du bienheureux Salomon fut déposé à Colubris dans la basilique des Saints-Cosme-et-Damien.

Ils consommèrent leur martyre le 3 des ides de mars, l'ère 895 de Notre-Seigneur Jésus-Christ régnant dans les siècles des siècles. Amen.

 

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SAINT EULOGE, PRÊTRE ET MARTYR. A CORDOUE, EN L'ANNÉE 859.

 

SURIUS, Vitae sanct., 11 mars (1618), t. II, p. 100; — TAMAJO DE SALAZAR, Martyrol. hisp., t. II, 11 mars ; — BOLL., Acta sanct., mars, t. I, p. 90-97 ; — EULOGE OPERA, fol., Compluti, 1574;—A. SCHOTT, Hisp. illustr., t. IV, p. 223; — LORENZANA, Patres toletani (1785), t. II, p. 394-408 ; — FLOREZ, España sagr., t. X; Patr. lat., t. CXV, p.705-720; —AGUIBRE, Conc.Hispan. (1754), t. IV, p.141-144 ; — ANTONIO, Bibl. hisp. vet. (1788), t. I, p. 463-467;— BAHR. Gesch. rom. litt. (1840), t. III. 231-233 ;— W. W. v. BAUDISSIN,Eulogius und Alvar, in 8, Leipzig, 1872: — BOLL. , Bibl. hag. lat. (1899), p. 406;— BOURRET, Schola Cordubae christiana (1855), p. 35-58; — R. DOZY, Hist. des musulm. d'Espagne (1811), t. II, p. 1-162 ; — EBERT, Gesch. Liter. Mitelalt. (1880), t. II, p.300-305; — FABRICIUS, Bibl. med. et infim. (1734), t. II, p. 382-385 ; — GAMS, Kirchenges. Spaniens. (1874), t. II, p. 299-338 ; — SANCHEZ DE FERIA, Santos Cordoba (1772), t. I, p. 80-158.

 

 

(Euloge, le principal ornement de l'Eglise d'Espagne au IXe siècle, appartenait à une des premières familles de Cordoue, alors capitale du royaume des Maures. Euloge entra, dès sa jeunesse, dans la communauté des prêtres de saint Zoïle, où il apprit les sciences avec la piété, et devint très habile, surtout dans la connaissance de l'Ecriture sainte. Il alla ensuite se mettre sous la direction d'un pieux et savant abbé nommé Espère-en-Dieu, qui gouvernait le monastère de Cute-Clar. Puis il enseigna les lettres dans Cordoue et fut élevé au sacerdoce. Il menait une vie sainte et mortifiée, tout en demeurant dans le monde. En 850, les Maures ayant persécuté les chrétiens, notre saint fut jeté en prison. Il fut bientôt remis en liberté, et, l'archevêque de Tolède étant mort, le peuple et le clergé de cette ville choisirent Euloge pour lui succéder. Mais il plut à Notre-Seigneur de le couronner avant qu'il fût sacré. Il y avait à Cordoue

 

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une vierge chrétienne nommé Léocritie, convertie fort jeune de l'infidélité de Mahomet à la foi de Jésus-Christ, par le moyen d'une de ses parentes. Elle se voyait extrêmement maltraitée par ses parents, qui voulaient la contraindre à apostasier. Elle se réfugia chez saint Euloge, qui la donna à garder à sa soeur Annulon, puis la fit mettre en sûreté chez un ami. Les parents de Léocritie obtinrent du magistrat le pouvoir d'informer sur cet enlèvement et de saisir tous ceux qui leur seraient suspects. Beaucoup de personnes furent ainsi arrêtées.)

Cependant la vierge Léocritie désirait vivement revoir la soeur d'Euloge qu'elle aimait beaucoup. Elle se rendit pendant la nuit à sa demeure, espérant satisfaire le besoin de consolation qu'elle éprouvait. Elle se proposait de passer la journée auprès de sa compagne et puis de regagner sa retraite la nuit suivante. Elle raconta à Euloge et à sa soeur Annulon que deux fois, pendant qu'elle priait, elle avait senti sa bouche remplie d'une liqueur ressemblant à du miel, que, n'osant pas la cracher, elle l'avait avalée, et avait été ravie de la délicieuse saveur qu'elle y avait trouvée. Le saint lui dit que c'était là un présage e la douceur du royaume céleste, dont elle jouirait bientôt.

La vierge se disposait à retourner, le lendemain, en sa cachette, mais il arriva que celui qui devait la conduire ne vint point à l'heure fixée pendant la nuit, mais seulement au point du jour. Il n'y avait plus alors moyen de sortir, car Léocritie ne voyageait que dans les ténèbres pour éviter les embûches des persécuteurs. Elle résolut donc de passer tout le jour en la demeure d'Euloge et de se mettre en route quand le soleil aurait disparu à l'horizon, lorsque la nuit aurait rétabli le calme et la solitude dans les rues de la ville. Cette décision, qui paraissait prise par la prudence humaine, était en même temps effet de la volonté divine : afin que la vierge et Euloge reçussent ensemble la couronne du martyre.

Ce jour-là même, en effet, par suite de trahison, d'embûches ou peut-être simplement par instinct, je ne sais, on vint révéler au juge le lieu où se trouvait cachée Léocritie, et soudain la maison fut envahie par les soldats envoyés à la hâte pour y perquisitionner. Le bienheureux se trouvait heureusement chez lui en ce moment. Les satellites s'emparèrent de la vierge ;

 

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puis, saisissant Euloge, ils l'accablèrent de coups et d'outrages, et enfin traînèrent leurs deux captifs devant le tribunal. Le juge, bien résolu de profiter de cette occasion pour faire mourir dans les supplices le saint prêtre, lui lança des regards furibonds et lui demanda avec colère et menaces pourquoi il avait ainsi recélé chez lui la vierge Léocritie. Euloge, conservant le calme et la patience, se mit en devoir d'exposer la vérité avec l'élocution brillante qui le distinguait : « Président, dit-il, c'est un devoir de notre charge, et il est dans la nature même de notre religion,] d'offrir à ceux qui nous la demandent la lumière de la foi, et de ne pas refuser lès sacrements à ceux qui veulent marcher dans les sentiers qui mènent à la vie. C'est là le devoir des prêtres, c'est là une obligation que nous impose notre religion : l'ordre de Notre-Seigneur Jésus-Christ est formel sur ce point : qui-conque, dans sa soif, désire puiser aux fleuves de la foi, doit trouver deux fois plus de boisson qu'il n'en cherche. Or, cette vierge étant venue nous demander la règle de notre sainte foi, il était nécessaire que nous nous occupassions d'elle en proportion de sa ferveur. Il ne convenait pas de repousser celle qui formulait de si saints désirs ; surtout un tel refus venant de celui qui a été choisi par le Christ pour accomplir ces fonctions auprès des fidèles. J'ai donc, selon mon pouvoir, instruit et éclairé cette vierge ; je lui ai exposé notre foi qui ouvre le chemin du royaume céleste. J'aurais rempli avec grand plaisir le même devoir envers toi, si tu m'en avais prié. »

Le président, les traits bouleversés par la fureur, ordonna d'apporter les verges et menaça le saint de le faire périr sous les coups. Euloge dit alors : « Que désires-tu faire avec ces verges ? » Le juge : « T'arracher la vie. » Le saint : « Apprête plutôt et aiguise ton glaive, tu délivreras plus facilement par ce moyen mon âme des liens du corps, et tu la rendras à son Créateur ; car avec tes verges tu ne peux pas espérer de couper nies membres. » Puis, d'une voix claire et assurée, le saint se mit à flageller la fausseté du prophète et de sa loi, et à proclamer la vérité de notre religion. Aussitôt on l'entraîna au palais et on le fit comparaître devant les conseillers du roi. En l'apercevant, un des conseillers, qui connaissait intimement le saint, fut touché de compassion et lui cria : « Que des fous et

 

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des idiots se soient précipités d'une façon lamentable dans ce gouffre de la mort, passe encore. Mais toi qui brilles par la sagesse, qui es renommé pour ta vie exemplaire, quelle démence a pu éteindre en toi l'amour naturel de la vie et t'entraîner dans cette chute mortelle ? Ecoute-moi, je t'en prie ; ne te précipite pas, tête baissée, dans cet abîme, je t'en supplie ; dis seulement une parole dans ce moment, et ensuite, dès que tu le, pourras, tu retourneras à ta foi. Nous promettons de ne pas t'inquiéter dans la suite. » Le martyr sourit en entendant cette exhortation : « O mon ami, lui répondit-il, si tu pouvais savoir !quels biens sont réservés à ceux qui professent notre religion ! si je pouvais faire passer en ton coeur la foi dont est rempli le mien ! Tu cesserais alors d'essayer de me détourner de mon dessein, et tu ne songerais qu'à te débarrasser de ces honneurs mondains ! » Euloge se mit alors à lui exposer le texte de l'Evangile éternel, et à lui prêcher le royaume du ciel avec liberté Les conseillers, ne voulant pas l'entendre, ordonnèrent de le décapiter séance tenante.

Pendant qu'on emmenait le saint, un des eunuques du roi lui donna un soufflet. Euloge présenta l'autre joue, en disant : « Je t'en prie, frappe maintenant cette joue, afin qu'elle ne soit pas jalouse de l'honneur de sa compagne. » L'eunuque frappa une seconde fois, et le saint, sans rien perdre de sa patience et de sa douceur, présenta de nouveau la première. Mais les soldats l'arrachèrent et l'entraînèrent vers le lieu du supplice. Arrivé là, Euloge se mit à genoux pour prier, tendit les mains vers le ciel, fit le signe de la croix, et après une courte prière intérieure il tendit le cou au bourreau. Aussitôt un coup rapide lui donna la vie. Euloge consomma son martyre le 5 des ides de mars, un samedi, à l'heure de none. Aussitôt que son cadavre eut été précipité du haut d'un rocher dans le fleuve, une colombe éclatante de blancheur fendit les airs à la vue de tous les spectateurs, et vint en voletant se poser sur la dépouille du martyr. On se mit alors à lui jeter des pierres pour la chasser, mais ce fut en vain. On essaya de l'écarter avec les mains, mais elle alla en sautillant, sans se servir de ses ailes, se percher sur une tour qui dominait le fleuve, et se tint là les yeux tournés vers le corps du bienheureux.

 

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Il ne faut pas omettre ici de rapporter le miracle que le Christ opéra sur ce corps pour la gloire de son nom. Un habitant d'Artyge, qui accomplissait son service mensuel dans le palais et était chargé de veiller pendant la nuit, voulut se désaltérer et se rendit à l'aqueduc qui amène en ce lieu les eaux du fleuve. En arrivant, il aperçut autour du cadavre du bienheureux Euloge, qui était là gisant, des prêtres dont les vêtements étaient plus blancs que la neige : ils tenaient à la main des lampes brillantes et récitaient gravement des psaumes comme on fait à l'office divin. Effrayé par cette vision, le garde regagna son gîte à toutes jambes. Il raconta ce qu'il venait de voir à son compagnon et retourna avec lui en ce même endroit ; mais tout avait disparu. Le lendemain de l'exécution, les chrétiens purent racheter la tête du martyr ; son corps fut recueilli trois jours après, et on l'ensevelit dans l'église du bienheureux Zoïle, martyr lui aussi.

Les juges essayèrent de gagner la bienheureuse Léocritie par toutes sortes de caresses et de promesses ; mais elle se maintint fermement dans la foi et fut décapitée quatre jours après le bienheureux Euloge. On jeta sa dépouille dans le fleuve, mais les eaux ne purent ni la submerger ni la dérober ; et, au grand étonnement de tout le monde, son corps suivit lentement le courant du fleuve. Les chrétiens purent ainsi l'attirer sur la rive et l'ensevelirent dans la basilique du martyr saint Genès, élevée au lieu dit Tercios.

Telle fut la fin du bienheureux docteur Euloge ; telle fut sa mort admirable ; ainsi passa-t-il de ce monde en l'autre, chargé de bonnes oeuvres et de mérites.

 

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SAINT MEINRAD, ERMITE ET MARTYR EN SUISSE, VERS L'ANNÉE 863.

 

(Meinrad naquit au château de Sulchen, en Souabe, de famille noble, parente des Hohenzollern. Après avoir passé dix ou

onze ans dans la maison paternelle, il fit ses études au monastère bénédictin de Reichenau. Il entra ensuite dans les ordres et se

fit moine à Reichenau (822) à l'âge de vingt-cinq ans. Sa science et ses vertus le firent bientôt choisir pour enseigner. A trente et un ans il se retira dans une solitude sur les bords du lac de Zurich, n'emportant qu'un missel, l'Evangile, la règle de saint Benoît et les oeuvres de Cassien. Bientôt sa solitude devint, à son grand regret, un lieu de pèlerinage. Il se retira alors au sein d'une forêt voisine. Les visiteurs allèrent encore l'y trouver en foule : ce fut l'origine du pèlerinage de Notre-Dame d'Einsiedeln.)

 

SURIUS, Vitae sanct., janvier, t. I, p. 498-501; — BOLL., Acta sanct., janv., t. II, p. 382-385 ; Bibl. hag. lat. (1900), p. 859 ;—MABILLON, Acta S. O, S. B. saec. IV, part. 2, p. 64-68; —. Pat. lat., t. CXLII, col. 1177-1184; — Monum. German., Script. t. XV, p. 445-448; - K. BRANDES, Der heilige Meinrad und die Wallfahrt von Einsiedeln, die heil. Gnadenkapelle, ihre Wunder und ihre Pilger seit einem Jahrtausend, in-16, Einsiedeln, 1891, trad. franç. de Faverot et Ganeval ; BRUNET Man., t. III, 1579, Suppl. I, 1024-1025 ; II, 179 ; — BURGENER, Helvet. sancta (1860), II, 84-90 ; — La Cella di S. Meinrado o l'istoria della Madonna, in-8, Einsiedeln, 1712 ; — COPINGER, Suppl. to Hain (1898), II, I, 3965-3966 ; — CRONONUS, vitae patr. occid. (1625), 65-67 ; — GRAESSE, Trésor, IV, 466; V, 158; — A. GUTENAECKER, Die ältere  Literatur der Legenden vom heil. Meinrad, dans Serapeum (1859), t. XX, 75-78, 94-95 ; — HAIN, Rep. bibl. (1838), IV, 12453 ; — HISTORI, Wahrhaflige und gründliche vom Leben

 

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und Sterben desz. h. Einsiedeln, und martyrers S. Meinrats, etc., in-4, Freiburg, 1587 ; — L. LANG. Meinrad. christliche Legende, in-12, Reutlingen, 1836 ; — Leben und Wirken der h. Meinrad für seine Zeit und für die Nachwelt, in-8, Einsiedeln, 1861 ; — Legend. sant. Meinrat, das is Wallfart zu den Einsiedeln und die Legend. sant. Meinrat, in-4, Nurmwerg, 1510 ; — Die Legende von Sankt Meinrad und von d. Anfange der Hofstatt zu den Einsiedeln, in-8, Einsiedeln, 1861 ; — GALL MOREL, Ein geistliches Spiel von S. Meinrad, Leben und Sterben ans d. einz Einsiedler Handschr., dans Bibl. liter, Ver. Stuttgart, 1863, t. LXIX, par-124 pp. ; E. OSENBRÜGEN. Die Raben d. heil. Meinrad, in-16, Schaffausen, 1861 ; — PERTZ, dans Archiv. 1822, IV, 332-333 ; — L. SCHMIDT, Der heil. Meinrad in der Ahnenreihe des erlauchten Hauses Hohenzollern, in-8, Sigmaringen, 1874 ; — SPIEL, Ein geistliches von S. Meinrads Leben und Sterben, in-8, Stuttgart, 1863 ; — STALIN Würtembergische Geschichte, t. I, p. 239 ; - M. STEINEGGER. Curiosa, scolastica stemmatographica idea vitae ac mortis S. Meinradimart. gloriosicultoris olim atque anachoretae eremi deiparae Virg. In Helvetia, in-4, Einsiedlensis, 1681. — Von sant Menratein hüpsch lieplich lesen, wasellend un armut er litten hat Getrückt zu Basel by Mich. FURTER, in-8, 1494 ; in-8, Berlin ; — WATTEMBACH, Deutschlands Geschichtsquellen, 5e édit., t. I, p. 269 ; II, p. 39 ; 6e édit., I, p. 286; — O. RINGHOLZ, Die Martyrertitel des hl. Meinrad, dans Schweizerische Kirchen Zeitung, 1905, p. 211.212: 231-232.

 

Il y avait plus de 25 ans que Meinrad habitait le désert, servant le Seigneur dans les jeûnes et l'abstinence de toutes les jouissances de ce monde, quand, à l'instigation. de celui qui, sous l'apparence d'un serpent, avait trompé nos premiers parents et les avait fait chasser du paradis, deux hommes se dirigèrent vers sa cellule pour l'assassiner. Arrivés à une petite ville située sur les bords du lac Tigurin, ils s'informèrent du chemin qui conduisait à la cellule du solitaire. Quand on le leur eut indiqué, ils se levèrent au milieu de la nuit suivante, et se mirent en marche par la route qu'on leur avait montrée. Pendant longtemps ils errèrent hors du chemin qui menait directement à la cellule ; enfin, arrêtés par le démon, ils parvinrent au but de leur voyage et aperçurent l'ermitage lorsque le jour baissait.

Meinrad priait et célébrait la messe. Au moment où ces deux assassins, dont l'un s'appelait Richard et était Allemand, et l'autre Pierre, né en Souabe, approchaient de la cellule, les

 

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deux corbeaux que nourrissait le vénérable moine se mirent à fuir devant eux, comme si un renard les avait poursuivis, poussant des cris aigus et insolites, que multipliaient à l'infini les échos de la forêt, à tel point que les misérables meurtriers eux-mêmes en étaient étonnés, stupéfaits, et considéraient la chose comme un vrai prodige.

Néanmoins les assassins ne renoncèrent pas à leur infâme projet et vinrent frapper à la porte de la chapelle, où l'homme de Dieu implorait le Seigneur par de ferventes prières, après avoir reçu le corps de Jésus-Christ, qu'il prévoyait devoir être son viatique pour le très prochain voyage de la mort. L'homme de Dieu, sachant que ses meurtriers étaient à la porte, ne se hâta pas d'aller leur ouvrir : il différa un moment pour prolonger son oraison. Enfin il acheva sa prière, et, prenant toutes ses reliques, il les baisa amoureusement et recommanda avec instance son

combat suprême au Seigneur et à ses saints. Les scélérats qui étaient dehors le regardaient par un trou de la muraille et voyaient ses préparatifs. Le courageux athlète, soutenu par Dieu, sortit pour engager la lutte et se présenta à ses meurtriers. Après les avoir salués gracieusement, il leur dit : « Mes amis, comment venez-vous si tard ? Que ne vous êtes-vous hâtés un peu plus, afin d'assister à ma messe?J'aurais prié avec plaisir pour vous notre commun Seigneur. Mais enfin entrez maintenant : allez d'abord prier le Seigneur et ses saints de nous être propices, et puis revenez me trouver, je verrai ce que, par la libéralité de Dieu, je pourrai vous offrir de bon coeur pour vous réconforter, et puis vous accomplirez ce pour quoi vous êtes venus ici. » Les assassins entrèrent dans l'oratoire, mais non avec l'intention que leur suggérait le saint ; puis ils retournèrent vers le solitaire avec la résolution d'exécuter leur mauvais dessein. L'homme de Dieu, en les apercevant, leur offrit sa tunique et sa coule pour se réchauffer; puis il leur servit du pain et de l'eau en disant: « Recevez de moi ces petits présents, et quand vous aurez terminé ce qui vous a amenés ici, je vous permets d'emporter ce que vous voudrez. Car je sais que vous êtes venus pour me tuer; mais je vous demande une seule grâce : quand vous aurez mis fin au cours de ma vie en ce monde, vous allumerez ces cierges que vous voyez et que j'ai préparés

 

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exprès, vous poserez l'un à la tête et l'autre au pied de mon cadavre, et puis vous détalerez au plus vite de ce lieu, de peur que vous ne soyez saisis par les nombreux visiteurs qui viennent ici régulièrement et qui vous feraient certainement expier votre crime. »

Aussitôt le susdit Richard porta ses mains souillées sur le corps du bienheureux, amaigri et débilité par les jeûnes, et, après lui avoir lié les mains, il ordonna avec menaces à son compagnon de fustiger le saint. Celui-ci se mit à battre sur le dos et les flancs le saint, qui tendait les mains vers le Seigneur. Les coups duraient depuis longtemps et le martyr était exténué, quand le misérable Richard, s'élançant vers son complice lui cria : « Lâche que tu es ! frappe donc sur la tête pour qu'il reçoive un coup mortel. Si tu tardes à le faire, je vais l'achever moi-même» ; et saisissant un bâton, il se mit à frapper avec fureur sur la tête du saint martyr, Meinrad, assommé, s'affaissa à terre presque sans vie ; et les deux assassins, se précipitant sur lui, lui serrèrent la gorge entre leurs mains,jusqu'à ce qu'il eût rendu le dernier soupir. Au moment où le dernier souffle s'exhala de son corps, un parfum de suave odeur se répandit dans la cellule et l'embauma comme si on y avait amassé les parfums les plus exquis.

— Les meurtriers déshabillèrent alors le saint et le portèrent sur la couche où il prenait d'ordinaire son repos, le recouvrirent d'un linge, et posèrent les cierges, comme l'avait demandé l'homme de Dieu. Ils coururent ensuite à la chapelle pour y prendre la lampe qui y brûlait continuellement, et allumer ces cierges ; mais à leur grand étonnement, ils le trouvèrent à leur retour parfaitement allumés. Ce prodige le terrifia tellement qu'ils n'osèrent toucher à rien de ce qui appartenait au service de l'autel. Ils se contentèrent de ramasser les vêtements du saint et quelques couvertures de son lit, et prirent la fuite.

Tandis qu'ils se sauvaient, les corbeaux, qui venaient chaque jour recevoir leur nourriture des mains du serviteur de Dieu, se mirent à les poursuivre, comme pour venger la victime ; ils firent résonner la forêt de leurs cris perçants, s'approchant la plus près possible de la tête des meurtriers pour vendre les coupables

 

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diables Quelques jours après, les assassins furent arrêtés : le Frime qu i■s avaient perpétré dans les ténèbres fut manifesté au rand jour et Dieu ne voulut pas qu'ils échappassent plus longtemps au châtiment que méritait leur crime. Condamnés - par la sentence des juges et du peuple fidèle, ils furent brûlés vifs sous le gouvernement du comte Adalbert. Les cierges allumés par la main de Dieu continuèrent à brûler et consumèrent le linceul; mais dés que la flamme eut touché le corps du saint, elle s éteignit Le bruit de cette mort se répandit promptement dans tout le pays, et l'abbé Walter, accompagné de ses moines, étant venu enlever les saintes reliques, les transporta au monastère d'Auge, et les y ensevelit honorablement. Notre martyr souffrit le 12 des calendes de février, l'an de l'incarnation de N. S. 863, la 280 année du règne de Louis, roi des Francs.

 

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LES DEUX CENTS MARTYRS DE CARDENA PRÈS BURGOS. EN L'ANNÉE 872.

 

BOLL., Act. sanct., 6 aug.

 

(Les actes anciens sont perdus ; on n'en a conservé que la substance que voici.)

L'ère 872, le roi Azepha envahit la Castille, dévasta toute la région, et arriva au monastère de Cardefia, où il tua deux cents moines qui y habitaient. — Ces moines furent ensevelis dans le cloître du monastère, et un miracle s'opère tous les ans à l'anniversaire de leur martyre : ce jour-là le pavé du cloître où ils sont enterrés apparaît tout imbibé de sang ?

— (Voici la bulle de Clément VIII, qui rapporte leur martyre, et les canonise.)

A la mémoire perpétuelle du fait. — Puisque la Providence du Dieu tout-puissant veut que les vaillants soldats de Dieu, qui ont acheté l'immortalité au prix de leur sang, et reçu dans les cieux la couronne que méritait le triomphe de leur vertu, soient également merveilleusement honorés en ce siècle, il convient que nous nous efforcions par notre autorité de remettre en mémoire et de rendre à la célébrité ceux de ces saints que la condition infirme de ce monde a peu à peu relégués dans l'obscurité. De ce nombre sont ces martyrs, ces valeureux athlètes du Christ, que le glaive des infidèles a immolés, à l'instar des victimes, dans le monastère de Saint-Pierre de Cardena, de l'ordre de Saint-Benoît, près de Burgos, et dont l'âme, inébranlablement attachée au bien, endura la mort avec patience.

Notre ardent désir est de rendre illustres, d'entourer

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d'honneur et de respect ces saints martyrs, leur vie, leurs moeurs,

leurs monuments, leurs reliques, leurs images, afin qu'on

sache une fois de plus que ceux qui meurent dans le Seigneur

entrent dans une vie plus heureuse qne celle qu'on mène ici-bas. C'est pourquoi cédant aux prières de notre très cher fils dans le Christ, Philippe III, roi catholique des Espagnes, de notre vénérable frère l'archevêque de Burgos, de nos chers fils du chapitre de Burgos, des administrateurs de cette ville, du général de la Congrégation dudit ordre, de l'abbé et du couvent dudit monastère, après avoir pris conseil de nos frères les Cardinaux de la S. E. R., préfets des rites et cérémonies, nous avons approuvé la récitation de l'office du commun de plusieurs martyrs en la fête des 200 martyrs enterrés dans ledit monastère; et les leçons, ci-dessous citées, au second nocturne. Ces leçons ayant été revues et approuvées par lesdits cardinaux et spécialement par notre fils César Baronius, cardinal prêtre du titre des saints Nérée et Achillée, qui les a signées de sa propre main, nous déclarons par la teneur des présentes, en vertu de notre autorité apostolique, qu'on peut librement et licitement les réciter, sous le rite double, dans la ville et le diocèse de Burgos, en ayant soin d'observer les rubriques du Bréviaire romain, et nonobstant les constitutions et ordonnances apostoliques, quelles qu'elles soient.

Voici la teneur de ces leçons : IVe. A l'époque où la tyrannie cruelle des Arabes pesait sur les chrétiens d'Espagne, et que leur roi, l'impie Zafa, dévastait la province de Castille, les infidèles s'acharnaient tout particulièrement sur les religieux, serviteurs de Dieu et défenseurs de la foi, parce qu'ils les savaient les adversaires les plus redoutables de leur secte exécrable. Tandis qu'ils se contentaient de persécuter et de vexer les moines vénérables qui dans les divers lieux du royaume d'Espagne vaquaient avec ferveur au service divin, plus heureux que leurs confrères furent les moines de Saint-Pierrre de Cardegna près Burgos, qui étaient renommés pour la sainteté de leur vie : car ils furent trouvés dignes par Notre-Seigneur Jésus-Christ, de conquérir tous ensemble, au nombre de 200, la couronne du martyre.

Ve. Exercés depuis longtemps, sous la direction de leur abbé

 

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Etienne, homme de grande sainteté, au combat spirituel, ayant appris à triompher de la chair, à mépriser le monde, et à faire la guerre aux puissances de l'air, dès qu'ils apprirent que les Arabes, ministres de Satan, accouraient altérés de leur sang, ils ne consentirent point à payer de rançon, afin de se procurer une résurrection bien préférable à la vie d'ici-bas. Puissamment protégés par l'amour de Dieu, bouillants d'une ardeur divine, ils résolurent d'un commun accord d'attendre de pied ferme tous les supplices qu'on voudrait leur infliger. Comprenant parfaitement qu'il n'y a point en cette vie de souffrances qui puissent entrer en ligne de compte avec la gloire qui dans le ciel se manifestera en nous, ils s'exhortèrent mutuellement à subir courageusement le martyre, et s'entr'aidèrent par de ferventes et continuelles prières.

VIe. Affermis donc par la grâce divine, ils se tinrent tous réunis sous le cloître, et attendirent avec courage et patience l'arrivée des bourreaux, Tous furent massacrés par les infidèles et reçurent la couronne du martyre, qu'ils souhaitaient si ardemment, le 8 des ides d'août, la quatrième férie, en l'an du salut 824.

Ils furent ensevelis en ce lieu même, par les fidèles qui pénétrèrent dans le monastère quand les hordes sauvages des Arabes se furent retirées. Dieu qui ne se contente pas de couronner ses soldats dans le ciel, mais encore les glorifie en ce monde, a rendu ce lieu célèbre par un insigne miracle qu'il produisit pour la gloire des martyrs : pendant plusieurs années, au jour anniversaire de leur mort, le pavé du cloître devenait tout rouge, et comme imbibé de sang nouvellement versé La mémoire de ces saints martyrs s'étant presque effacée par l'injure des temps, le siège apostolique a voulu la raviver par son autorité, et invite tous les fidèles à la célébrer.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, sous l'anneau du Pêcheur, le 11 janvier 1603, la onzième année de notre pontificat.

 

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SAINTE LUDMILLE, VEUVE MARTYRE, DUCHESSE DE BOHÊME.

 

A TEYN, VERS 921.

 

BOLL., Acta sanct., 16 sept., t. V, p. 339-363 ; Bibl. hag. lat. (1900), 746-747;—BÜDINGER, Zur Kritik altböhmischer Geschichte, Wien, 1857; — J. DOBROWSKY, Kritische Versuche, die altere böhmische Geschichte von spätern Erdichtungen zu reinigen, II, Ludmilla und Drahomir, in-8, Prague. 1807; — A. FRIND, Kirchengeschiche Böhmens, in-8, Prague, 1862, I, p. 14-16 ; — J. P. HOFMAN, Lebensgeschichte der h. Ludmilla Herzogin von Böhmen, in-12, Pilsen, 1838 ; — F. KADLINSKY, Ziwot swaté Lidmily Rodiczky, muczeldnice apatronkg czeske dwogi Slawan, in-8, Praze, 1702 ; — I. LIBERTIN, Diva Ludmila, vera vidua, to jest : svatà Ludmvdova opravdova, in-4, Kuttenberg, 1720 : — WATTEMBACH, Deutschlands Geschichtsquellen, 6e édit., I, p. 435, note 2; Zivot, svaté Lidmily, knezny ceské, in-4, Brezny, 1642.

 

 

Sainte Ludmille naquit en Bavière en 873. Le duc de Bohême

Borzivojus la demanda en mariage et l'obtint. Convertie avec son mari par saints Cyrille et Méthode, les apôtres de la Moravie, sa vie changea, et jusqu'à sa mort, elle déplora d'avoir ouvert si tard les yeux à la lumière. Jalouse de faire partager son bonheur à ses sujets, elle fit prêcher l'Evangile en Bohême. Le christianisme y fit de grands progrès. Borzivojus mort, ses fils Spitigneus et Wratislas passèrent successivement sur le

trône ; Wratislas avait épousé Drahomire, femme païenne, qui nourrissait au fond de son coeur une haine mortelle contre les serviteurs du Christ. Ludmille s'apercevant de l'impiété de sa bru, prit auprès d'elle son petit-fils Wenceslas, qui était héritier présomptif de la couronne, et l'éleva dans la piété.

 

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Boleslas, frère de Nunié Wenceslas, resta près de sa mère, et fut nourri dans l'impiété.

Wratislas étant mort, Wenceslas lui succéda ; mais comme il était encore jeune, les magnats du royaume confièrent à sa grand'mère Ludmille le soin de le former, ainsi que son frère Boleslas. — Jalouse de cette préférence, Drahomire, mère de Wenceslas, tourna sa rage contre la servante de Dieu Ludmille. Elle craignait que sa belle-mère, ainsi chargée par le peuple de l'éducation de ses fils, ne cherchât à lui ravir le pouvoir, afin de régner seule. Elle confia ses craintes à des magnats, fils de Bélial, et décida avec eux de faire mourir sa rivale. La vénérable Ludmille ayant été informée de ces projets sanguinaires, ne se munit contre l'audace criminelle de Drahomire que des armes de l'humilité et de la patience. Elle envoya dire par un exprès à sa belle-fille : « Je t'assure qu'aucune mauvaise convoitise par rapport à ton royaume n'est jamais entrée dans mon coeur ; je n'envie nullement ton autorité. Reprends donc tes fils, et règne avec eux, comme bon te semblera; mais laisse-moi au moins la liberté de vaquer au service du Christ tout-puissant dans le lieu qui me plaira. » Mais comme il arrive d'ordinaire, plus s'abaisse l'humilité inspirée de Dieu, plus se dresse orgueilleusement l'arrogance inspirée par le diable ; ainsi la régente non seulement ne fit pas droit à la demande timide et modérée de sa belle-mère Ludmille, mais elle dédaigna même de l'écouter.

En présence de cette obstination, la servante du Christ se rappelant cette parole de l'Apôtre : « Ne résistez pas opiniâtrement au méchant, mais réservez-vous pour le jour de la colère, » et cette autre de l'Evangile : « Si l'on vous persécute en une ville, fuyez en une autre », elle abandonna la capitale, accompagnée de sa famille, et vint habiter en un château situé à quelque distance et nommé Bétin. Là, elle se livra avec d'autant plus d'ardeur à la pratique des vertus, qu'elle était certaine que la persécution ne tarderait pas à l'y poursuivre, et qu'elle aurait le bonheur de cueillir la palme du martyre. Elle s'adonna à la prière avec toute la dévotion possible ; accabla son corps par les veilles et les jeûnes, et distribua des aumônes avec une largesse plus grande que jamais

 

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Wenceslas qui habitait avec sa mère et était dans un âge encore tendre, fut alors illuminé par l'Esprit de prophétie, et connut dans un rêve tout ce qui allait advenir. Il vit en rêve l'église splendide d'un prêtre nommé Paul, très dévoué à Ludmille, vivant à ses côtés et lui rendant tous les services qu'il pouvait ; il lui sembla que cette demeure perdait soudain ses murailles et devenait inhabitable. A son réveil, le jeune prince réunit ses amis, leur raconta son rêve dont il leur donna la signification : « Mes chers amis, leur dit-il, je venais hier soir de me coucher quand, dans le silence de la nuit, je rêvais, et il me sembla que le temple magnifique du prêtre Paul était tout démantelé et rendu inhabitable. Cette vue m'affligea et je plaignis de tout mon coeur le malheur des fidèles. Plein d'espérance en la bonté infinie de Celui qui connaît tout, et qui a accordé au fidèle la grâce de tout pouvoir, je vais essayer de vous révéler le sens de cette vision, dont la réalisation ne tardera pas d'ailleurs. Cette ruine d'une demeure splendide annonce la mort bienheureuse de ma grand-mère Ludmille, à qui ma mère, païenne par la naissance et par ses oeuvres, aidée par des ministres prêts à commettre tous les crimes, fera subir bientôt une mort cruelle, en haine du nom chrétien et de la profession de sa foi. Le portique de Paul déserté par la foule, représente l'expulsion lamentable du clergé, que nous protégeons, hors des frontières de ce royaume. En effet, ma mère, jalouse de cette religion vivifiante, que je suis et aime de tout mon coeur et que je compte bien toujours pratiquer, a formé le dessein de chasser de ses États les clercs sans défense, de quelque degré qu'ils soient, parce qu'ils pensent comme moi. »

Cette prédiction se réalisa de tous points : Ludmille fut massacrée peu après et le clergé catholique expulsé. Nous avons dit comment la servante du Christ Ludmille, se soustrayant aux regards de ses ennemis, s'était réfugiée dans son château de Bétin. Les misérables ne tardèrent pas à l'y poursuivre.

La régente envoya à Bétin deux magnats, nommés Cumias et Gomon, avec une troupe armée, et l'ordre de massacrer sa belle-mère. La servante du Christ, ayant connu ce qui allait lui arriver, manda son prêtre Paul, et le pria de chanter une

 

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messe solennelle ; puis elle fit avec un grand repentir une confession de toutes ses fautes en présence de Celui qui scrute les coeurs. Assurée alors de recevoir bientôt les bienfaits du Très Haut, elle se munit des armes de la foi, s'adonna à l'oraison et supplia le Dieu qui l'avait créée de recevoir son âme en paix. La messe terminée, elle se fortifia par la réception du corps et du sang de Notre-Seigneur, puis elle se mit avec une ardeur infatigable à chanter des psaumes.

Vers le soir, la demeure de Ludmille fut envahie par les assassins, qui brisèrent les portes et laissèrent dehors leurs compagnons armés. Les deux chefs homicides, Cumias et Gomon, accompagnés seulement de quelques soldats, se dirigèrent vers la chambre où la servante de Dieu prenait son repos ; ils enfoncèrent la porte et y pénétrèrent. Ludmille leur demanda avec douceur : Quelle est donc cette fureur qui s'est emparée de vous ? N'avez-vous pas honte de jouer un tel rôle, et avez-vous oublié que c'est moi-même qui vous ai élevés comme mes propres fils, et qui vous ai comblés d'or, d'argent et de riches vêtements? Si je vous ai jamais fait quelque tort, dites-le-moi, je vous en prie. » Mais ces furieux, au coeur de pierre, refusèrent d'écouter ces paroles ; ils n'eurent pas honte de porter la main sur leur bienfaitrice, et la tirant de son lit, ils l'étendirent à terre. Elle leur dit alors : « Laissez-moi au moins vaquer un instant à la prière. » Les bourreaux lui ayant accordé ce qu'elle demandait, elle pria, les bras en croix; puis s'adressant aux meurtriers : « Si vous êtes venus ici pour me tuer, je vous prie de me trancher la tête avec une épée. » Elle désirait, en effet, rendre témoignage au Christ, en répandant son sang, à l'exemple des martyrs, et souhaitait recevoir en leur société la palme du martyre. Nous ne doutons pas que son désir n'ait été satisfait, car l'Écriture nous atteste que le juste, quel que soit le genre de mort qui l'enlève de ce monde, est transporté dans un lieu de rafraîchissement.

Sans tenir aucun compte de ses prières et de ses supplications, les misérables assassins lui passèrent une corde autour du cou, et arrachèrent ainsi, par la suffocation, la vie présente à celle qui devait commencer une vie nouvelle et sans fin, auprès de Celui qu'elle avait toujours aimé par-dessus tout, Notre-Seigneur

 

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Jésus-Christ. La dévote servante du Christ Ludmille mourut un dimanche, le 17 des calendes d'octobre, durant la première veille de la nuit. Tous les clercs, qui vivaient sous sa protection, et ses familiers de l'un et l'autre sexe, se dispersèrent et se cachèrent, en apprenant la mort de leur maîtresse, afin de sauver leur vie. Quand les misérables assassins se furent retirés, ils vinrent rendre les derniers devoirs à la dépouille, en tremblant et en gémissant, et après avoir religieusement accompli tous les rites de la sépulture, ils confièrent à la terre sa sainte dépouille. Les infâmes meurtriers, après avoir livré le château au pillage, revinrent triomphants auprès de leur souveraine. Ils se réjouirent tous du meurtre de l'innocent, comme s'ils avaient gagné un trésor impérissable et devaient jouir éternellement de la vie. Mais les affreux et atroces supplices de l'enfer n'allaient pas tarder à les dévorer eux-mêmes.

 

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SAINTE OLIVA, VIERGE ET MARTYRE, A PALERME, VERS LE IXe-Xe SIÈCLE.

 

BOLL., Acta sanct., 10 juin, t. II, p. 297-299 ; Acta dans Anal. bolland., 1885, t. IV, p. 5-9.

 

 

Oliva était née en Sicile de parents nobles : aussi quand elle fut accusée de christianisme auprès des juges païens, ceux-ci, considérant la noblesse de sa famille, n'osèrent pas la condamner à mort. Ils l'envoyèrent seulement en exil, et la reléguèrent à Tunis, ville d'Afrique. Elle vécut quelque temps en ce lieu, au milieu des pauvres et des indigents : ayant un jour rencontré un boiteux tout malade, elle fut touchée de compassion, et s'approchant de lui, elle lui dit : « Si tu voulais croire en Jésus-Christ et en sa doctrine, sans aucun doute, tu recouvrerais la santé de l'âme et du corps. » Le malheureux répondit : « Je croirais volontiers en lui, s'il me rendait la santé. » La vierge lui mit alors la main sur la tête, et il redevint sur-le-champ sain et robuste.

Le pauvre, au comble du bonheur, se garda bien de tenir caché un bienfait si insigne ; et il allait criant partout qu'il n'y a point d'autre Dieu que celui qu'adorait Oliva. Venant alors à rencontrer un de ses anciens compagnons d'infortune, il lui dit: « Si tu veux être guéri, crois en Jésus-Christ ; puis-je te conduirai à la jeune fille qui par ses mérites et par la puissance et la vertu de Jésus-Christ, m'a délivré de mon infirmité. » L'autre répondit, en se moquant, que cette jeune fille qu'il nommait et ce crucifié ne pourraient pas plus le guérir qu'ils ne pourraient à l'instant même le rendre aveugle. « Est-ce que cet homme, ajoutait-il, n'a pas été condamné juridiquement par les

 

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Juifs à mourir sur une croix ? Et tu oses lui attribuer assez de puissance pour rendre instantanément à la santé ceux qui croient en lui ? » Il avait à peine achevé de vomir ces blasphèmes, qu'il s'aperçut qu'il avait perdu la vue. Contraint par son châtiment de reconnaître son erreur, il se mit à solliciter avec larmes le secours qu'il avait repoussé dédaigneusement : « Mon frère, dit-il, j'ai péché gravement, en refusant de croire à tes paroles ; je t'en prie et t'en conjure, conduis-moi à cette jeune fille, qu'elle me pose la main sur la tête, et rende la vue à mes yeux, car je crois en Jésus-Christ. » On le conduisit à la bienheureuse Oliva qui, étendant la main, le toucha et le délivra sur-le-champ non seulement de sa cécité, mais de son infirmité antérieure. Ce double miracle accompli, les deux amis se mirent à publier tous deux les louanges de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à exalter sa doctrine, et en même temps à célébrer les vertus de la bienheureuse Oliva. Ils firent si bien qu'on les arrêta ; puis on les fit mourir au milieu de divers supplices, et ils eurent ainsi l'honneur de cueillir la palme d'un glorieux martyre.

Quant à la bienheureuse Oliva, comme elle était jeune, on la fit promener ignominieusement par toute la ville, puis on l'envoya en exil. On la fit transporter au centre d'une horrible et épaisse forêt, loin de toute habitation humaine ; et là, au mi-lieu des repaires des lions et des serpents, elle vécut quelques années aussi paisiblement et agréablement que si elle se fût trouvée dans une cité populeuse : ces animaux sauvages, en effet, la révéraient comme leur maîtresse.

Il arriva alors que des seigneurs de Tunis passèrent en chassant dans cette région de la forêt qu'habitait la bienheureuse Oliva : frappés de sa grâce et de sa beauté, ils osèrent essayer de porter la main sur elle. Mais la sainte, se munissant du signe de la croix, leur cria : « Par la vertu de mon Sauveur Jésus-Christ, je vous défends de me toucher et de me faire la moindre violence. Si vous l'osez, je vous avertis que l'ange de Dieu qui depuis sept ans m'a préservée dans cette solitude de la morsure des bêtes féroces, sévira également sur vous, et vous fera mourir par le glaive de la sentence divine. » En entendant ces paroles, les nobles chasseurs se prosternèrent à

 

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terre devant la bienheureuse vierge, et la prièrent de leur ordonner tout ce qu'elle voulait ; car ils étaient à ses ordres. «Oui, ajoutèrent-ils, nous croyons qu'il n'y a point d'autre Dieu que celui qui t'a conservée saine et sauve, au milieu de cette vaste et horrible solitude, par une nourriture non terrestre, mais angélique ; à ce qu'il paraît, ce Dieu t'a fait par ce moyen une si grande grâce que tu sembles appartenir plus au ciel qu'à la terre. »

La bienheureuse Oliva comprit, par ces paroles, qu'un rayon de la lumière divine venait de briller dans le coeur de ces hommes ; elle s'appliqua donc à le fortifier et développer par ses enseignements et ses exhortations, si bien que, inondés de la pleine lumière de la foi chrétienne, ils demandèrent à être régénérés dans les ondes du baptême. La sainte, après avoir satisfait leur désir, les renvoya à la ville, bien déterminés à y prêcher la doctrine du Christ, et espérant par ce moyen conquérir la palme du martyre. C'est ce qui arriva, en effet.

Cependant, la renommée de la bienheureuse Oliva allant toujours s'accroissant, le préfet de Tunis donna ordre à ses satellites de se mettre à la recherche de la jeune fille. Mais les soldats, en trouvant la sainte, trouvèrent en même temps la lumière de la foi. Oliva leur enseigna donc la vraie religion et en fit des chrétiens; puis elle se rendit en leur compagnie en la présence du préfet. Elle lui demanda la première, avec un aplomb imperturbable, pour quel motif il la mandait. Le juge comprenait que ce n'était pas la crainte, ni le désir de plaire qui avaient déterminé la jeune fille à venir, puisqu'elle avait réussi à prendre dans les filets de la foi du Christ ceux mêmes qu'on avait lancés à sa poursuite, et qu'elle les avait rendus prêts à subir pour la conservation de cette foi le supplice de la mort, le juge répondit, en feignant : « Jeune fille, je ne puis croire que c'est par ton oeuvre que ces hommes ont été ainsi pervertis, et mis à l'envers. — La bienheureuse Oliva : Je n'ai nullement perverti ces hommes ; mais je les ai fait passer de l'état de damnation à celui du salut. — Le juge. Eh bien ! alors, si je viens à découvrir que ce que tu dis là est la vérité, je te ferai mourir ainsi que tes compagnons sous les coups et dans les tourments — La bienheureuse Oliva. — Ni ces hommes, ni moi, ne redoutons

 

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tes tourments : car Notre-Seigneur lui-même nous donne cet enseignement dans son Evangile : Gardez-vous de craindre ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme ; mais plutôt craignez celui qui peut précipiter et perdre dans les feux de l'enfer et le corps et l'âme. »

Stupéfait à la vue du courage et de l'audacieuse liberté de la jeune fille, le préfet ordonna de la jeter dans un noir et infect cachot et de l'y laisser sans boisson ni nourriture. Mais Dieu vint au secours de celle qu'abandonnaient les hommes ; et un ange la réconforta par des aliments et surtout par de délicieux entretiens. Quant aux satellites qu'elle avait convertis à la religion du Christ, ils demeurèrent fermes au milieu des tortures, et reçurent la couronne du martyre.

Quelques jours après, on tira de prison la bienheureuse Oliya, et on l'amena devant le tyran ; elle eut alors à subir toutes sortes d'interrogatoires et d'outrages ; mais elle méprisa les insultes, et sut par la sagesse de ses réponses confondre ses interrogateurs ; à tel point que bon nombre des assistants embrassèrent la foi véritable. Vaincu dans les discussions, le tyran eut recours aux coups. Il ordonna de la frapper avec des fouets plombés, jusqu'à ce que ses chairs mises en lambeaux laissassent à nu les os et les côtes. L'ordre barbare fut exécuté de point en point ; mais la bienheureuse Oliva n'en continua pas moins à prêcher la foi chrétienne.

Quand le juge vit que ces moyens ne lui réussissaient pas, il eut recours à d'autres: Il ordonna de préparer le chevalet, d'y suspendre la jeune fille, et puis de lui déchirer tout le corps avec des peignes de fer ; mais il n'obtint aucun succès. Il la fit donc détacher du chevalet, et jeter dans une chaudière d'huile bouillante. La bienheureuse Oliva se mit à chanter les louanges de Dieu, au milieu du liquide embrasé, qui ne lui fit aucun mal et ne lui enleva rien de sa gaieté ordinaire : l'unique résultat

de ce dernier supplice fut qu'elle sortit ointe d'huile de la chaudière.

A la vue de ce prodige, le tyran s'acharna sur sa victime, comme si t'eût été une proie toute nouvellement livrée à sa fureur. Il la fit de nouveau attacher au chevalet, et commanda de lui brûler les flancs avec des torches enflammées : ointe

 

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d'huile comme elle est, se disait-il, le feu aura plus d'action sur elle. Mais les flammes ne lui firent aucun mal ; bien plus, elles cicatrisèrent les quelques plaies qui lui demeuraient des tortures précédentes. Les bourreaux, jetant alors leurs torches, se convertirent subitement au Christ, et reçurent la couronne du martyre. La bienheureuse Oliva suivit de près ses nouveaux disciples : car, sur l'ordre du tyran, elle fut sur-le-champ exécutée par le glaive. Son âme, sous la forme d'une blanche colombe, qu'aperçurent tous les assistants, fut portée au ciel par la main des anges, au chant des hymnes et des cantiques. Son corps fut ravi à Tunis par des chrétiens qui avaient été convertis par l'héroïque vierge, transporté en Sicile, et enseveli près des murs de la ville de Palerme. Puisse le Christ Notre-Seigneur, qui vit et règne dans les siècles des siècles, nous faire parvenir aux joies du ciel, par les souffrances et les mérites de cette bienheureuse vierge ! Amen.

 

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SAINT PÉLAGE, MARTYR A CORDOUE. EN L'ANNÉE 925.

 

BOLL., Acta sanct., 26 juin, V, p. 206-212; — SCROTT, Hisp. illustr., IV, p. 247 ; — FLOREZ, Esp. sagr., t. XXII, p. 41-49 ; t. XXIII, p. 106-132; — Patr. lat., t. CXXXVII, col. 1093-1102; — J. ASCHBACH, Ueber die Legende vom h. Pelagius, dans Roswita und Conrad Celtes, in-8, Wien, 1868.

 

Au temps où la persécution sévissait contre les chrétiens, tous les ennemis de l'Espagne (les Maures) réunirent leurs efforts contre la Galice ; cette province une fois conquise, tous les fidèles d'Espagne se trouvaient sous la domination étrangère. Mais le secours de Dieu ne manqua pas à ses sujets, et la témérité des ennemis fut réprimée. En effet, les Maures se heurtèrent à l'armée des chrétiens venue à leur rencontre. C'était la coutume du roi des chrétiens d'emmener avec lui ses évêques dans ses expéditions. Le combat engagé, le peuple de Dieu subit un tel échec, que les évêques eux-mêmes et un grand nombre de fidèles furent faits prisonniers. Parmi ces évêques captifs s'en trouvait un du nom de Hermoygius, qui fut emmené à Cordoue et mis en prison. Or, comme des jugements divers attendent ceux que le Dieu tout-puissant appelle au royaume des cieux, il arriva que cet Hermoygius, fatigué de l'étroitesse de sa prison et exténué par le poids de ses fers, demanda sa liberté et offrit en otage son neveu, nommé Pélage, espérant bien envoyer d'autres captifs maures pour racheter son neveu.

Les grâces divines, qui ne manquent jamais à ceux qui sont dans le besoin, illuminèrent tellement Pélage, que la prison devint pour lui une occasion de mérite, et un moyen efficace

 

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pour réparer les fautes quotidiennes dont la fragilité humaine ne peut s'exempter. Cette captivité contribua donc à laver les péchés de celui qui, quoique enfant, n'avait pas pu s'affranchir de la tyrannie de ses passions, lorsqu'il vivait dans sa patrie. En effet, l'homme qui est dans les honneurs parvient difficilement à plaire à Dieu ; car chacun, dans cette position, revendique ce qui lui appartient. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit que la voie étroite conduit à la vie, tandis que celle qui est large et spacieuse mène à la perdition. Et de fait, autant il est facile au milieu de la prospérité de tomber dans les abîmes du péché, autant il est aisé de monter au sommet de la perfection au milieu des souffrances et des épreuves : plus alors on marche vers la mort, plus on approche de la ressemblance des anges.

Le jeune Pélage, qui n'avait encore que dix ans, ruminait dans sa prison ces vérités, que Dieu lui avait surnaturellement révélées, et vivait saintement. Ses compagnons de captivité et la renommée nous apprennent sa conduite dans la prison. Il était chaste, sobre, paisible, prudent, attentif durant ses prières, assidu à la lecture, méditant sans cesse et pratiquant les commandements du Seigneur, ami des saintes conversations, ignorant le mal et enfin peu porté au rire. Le maître dont il avait fait choix était l'apôtre saint Paul, vigilant dans ses enseignements, assidu à la prière, plein de miséricorde pour les affligés et plein de courage dans ses propres épreuves. Le jeune Pélage apportait beaucoup de zèle à l'étude et apprenait avec une grande facilité. Sa vie était très régulière, et il savait au besoin fermer la bouche à ceux qui, ne suivant pas notre foi, le plaisantaient sur sa manière d'agir. Il était si attentif à conserver son intégrité de corps et d'esprit, qu'on eût cru qu'il songeait perpétuellement à son futur martyre. On ne peut s'empêcher de louer ces heureuses dispositions que complétait une grâce charmante et une délicate beauté enfantine. C'était au Christ habitant en lui qu'il devait cette beauté physique, reflet de la beauté de son âme.

Le jeune Pélage purifiait donc son corps et se préparait dans le ciel une demeure nuptiale où il irait bientôt se réjouir, lorsque, tout empourpré d'un sang sacré, il serait introduit dans l'assemblée des saints pour y recevoir les embrassements

 

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du Christ. Orné de la double couronne de la virginité et du martyre, il remporta un double triomphe sur l'ennemi. Comme il avait en horreur les richesses et savait ne point se laisser entraîner aux vices, il était juste qu'il reçût une double récompense, après avoir abattu Satan et ses satellites. Pélage repoussait les promesses des ennemis de la foi et luttait avec courage contre les vices. En outre, Satan faisait tous ses efforts et tentait tous les moyens pour le faire tomber dans ses filets, mais en vain.

Après trois ans et demi environ d'épreuve, les pages du roi, ayant entrevu Pélage, en parlèrent à leur maître.

Des misérables s'imaginèrent de pervertir ce bel adolescent à qui le Seigneur réservait une place parmi les vierges. Ils pressentirent le roi, qui y consentit, et pendant un festin ordonna à des appariteurs de lui amener celui qui bientôt devait être l'hostie du Christ. Le Seigneur tout-puissant permit l'accomplissement des ordres du roi, les appariteurs vinrent à la prison et en tirèrent le jeune Pélage, qu'ils débarrassèrent de ses chaînes. Dans leur folie, ils se réjouissaient d'offrir au roi celui dont le Christ s'était déjà emparé. Ils le revêtirent d'ornements royaux et le présentèrent au roi, au milieu des chuchotements et des murmures des jeunes princes, jaloux de voir comblé de tant d'honneurs un pauvre petit prisonnier. Le roi dit aussitôt à Pélage, en l'apercevant : « Mon enfant, je t'élèverai aux plus hautes dignités si tu consens à renier le Christ et à reconnaître notre Prophète. Tu vois combien grandes sont mes richesses, combien vaste est mon royaume ! Je te donnerai en outre beaucoup d'or et d'argent, de riches vêtements, des ornements précieux. Tu choisiras aussi parmi ces pages celui qui te plaira, pour te servir et t'obéir ; je te donnerai un palais, des chevaux pour la promenade et toutes sortes d'amusements. En outre, je mettrai en liberté tous ceux pour qui tu intercéderas, et même, faisant venir tes parents en ce pays, je les comblerai d'honneurs et de biens. »

Mais Pélage, méprisant toutes ces offres, qui n'avaient pas plus de valeur à ses yeux que des plaisanteries, répondit : « Tout ce que tu m'énumères là, sire, n'est que néant, et je me garderai bien de renier le Christ. Chrétien j'ai toujours été, je

 

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le suis et le serai jusqu'à ma mort, car tous les biens que tu me proposes sont passagers et périssables. Au contraire, le Christ que j'adore ne peut avoir de fin, puisqu'il n'a pas eu de commencement. Il demeure éternellement, Dieu unique avec le Père et le Saint-Esprit : c'est donc lui qui nous a tirés du néant, et sa puissance est infinie. »

Le roi ayant osé se permettre des privautés avec lui: «Arrière, chien ! cria Pélage ; me prends-tu pour un de tes mignons ? » Et déchirant les vêtements royaux dont on l'avait recouvert, il se montra prêt au combat ainsi qu'un athlète dans l'arène ; car il préférait mourir glorieusement pour le Christ que de vivre honteusement avec le diable et de se laisser souiller. Le roi ne désespéra pas encore de le gagner ; il le confia à ses pages, auxquels il ordonna de tenter par des caresses d'amener Pélage à l'apostasie. Mais l'enfant, avec l'aide du Seigneur, résista et demeura attaché à sa foi : « Je suis chrétien, et je me soumettrai éternellement aux préceptes de mon Dieu, » telle était l'unique réponse qu'il faisait aux propositions des séducteurs.

Le roi, voyant la résistance du jeune saint, et se tenant pour personnellement méprisé, entra en colère : « Qu'on le pende, cria-t-il, aux crochets de fer du chevalet, et qu'on le fasse tournoyer en le tenant serré jusqu'à ce qu'il rende l'âme, ou consente à nier la divinité du Christ. » Pélage supporta courageusement ce supplice, trop heureux d'endurer quelque chose pour l'amour du Christ. Furieux de le voir si ferme dans la souffrance, le roi ordonna de le couper par morceaux et de jeter ses restes dans le fleuve. Aussitôt les bourreaux exécutèrent cet ordre de la façon la plus barbare et dépecèrent la victime qu'à leur insu ils offraient en sacrifice à Jésus-Christ l'un lui coupa les bras, l'autre les jambes, un troisième enfin trancha la tête.

Durant cet horrible supplice, le martyr ne faiblit pas un instant. Il voyait avec bonheur son sang s'écouler peu à peu, et les seules paroles qui sortaient de sa bouche étaient une invocation à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour l'amour duquel il souffrait. « Seigneur, répétait-il, arrachez-moi des mains de mes ennemis. » De fait, le secours divin ne manqua pas au bienheureux,

 

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qui eut l'honneur de confesser la foi au milieu des tourments et la gloire de mourir martyr par le glaive pour aller immédiatement après triompher dans les cieux.

Les bras que l'enfant tendait vers le ciel furent coupés par les bourreaux infâmes. Le martyr, ne pouvant appeler personne à son aide, criait vers le Seigneur ; il criait, et cependant le Seigneur, tout près de lui dans l'arène, lui murmurait à l'oreille : « Viens recevoir la couronne que je t'ai promise dès l'origine. » Au milieu de ces tortures, l'âme du martyr s'envola vers Dieu, et son corps fut jeté dans le fleuve. Les fidèles ne manquèrent pas de rechercher ces saintes reliques ; ils réussirent à les repêcher et les ensevelirent honorablement. Le cimetière de Saint-Cyprien possède son chef, et celui de Saint-Genès son corps.

Pélage souffrit le martyre à l'âge de 13 ans environ, dans la ville de Cordoue, sous le règne d'Abderaman, un dimanche, à 10 heures, le 6 des calendes de juillet, l'ère 963, sous l'empire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne avec Dieu le Père dans l'unité du Saint-Esprit, Dieu unique en trois personnes, dans les siècles des siècles. Amen.

 

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S. WENCESLAS, DUC DE BOHÈME, MARTYR. EN L'ANNÉE 95.

 

Monum. Germ., Script. t. IV, p. 213-223 ; — Patr. lat., t. CXXXV, col. 923-942 ; — FRANT. J. ZOUBEC, Fontes rer. Bohem., 1873, t. I, p. 146-166 ; — BOLL., Acta sanct., 28 sept., t. VII, p. 825-837 ; pour les diverses passions cf. POTTHAST, Bibl. med. aevi, 1896, p. 1633 ; — BÜNDINGER, Zur Kritik altböhmischer Geschichte, Wien, 1857 ; — CONTZEN, Geschichtschreiber der sächsischen Kaiserzeit, p. 139 ; — De S. Wenceslai Bohemiae ducis et mart. ortu, vita et nece, in-8, Prague, 1661; — DOBROWSKY, Versuche die ältere böhmische Gesch. von späteren Erdichtungen zu reiningen, Heft : Wenzel und Boleslaw, in-8, Prague, 1819 ; — H. FRIEDJUNG, Kaiser Karl IV und sein Anteil am geistigen Leben seiner Zeit, in-8, Wien,1876 ; — A. FRIND, Kirchengeschichte Böhmens , Prague , 1862 , T, p. 16-19, 40 sq. ; — F. PALACKY, Geschichte von Böhmen, Prague , 1836, I,p.195-210 ; Le même, Uvana Kriticka o umuceni sv. Vaclava podle legendy Slovanské, dans Casopis Ceského Museum, 1837, t. XI, p. 406-417 ; Le même, Würdigung der alten böhmischen Geschichtschreiber, Prague, 1830, p. 294 ; — F. X. SCHULDES, Der h. Wenzel dargestellt im Geiste der Wahrheit, in-8, Wien, 1848;— I. TANNER, Zivota slava sv. Vaclava, in-8, Prague, 1669, 1702, 1710; — W.VONDRAK, Zur Würdigung der altsloven. Wenzelslegende und der Legende vom h. Prokop, in-8, Wien, 1892; — WATTEMBACH, Deutschlands Geschichtsquellen, p. 215 ; 5e édit., 1885, I, p. 400; II, p. 177, 473; 6e édit., 1893, I, p. 435; II, 201, 495.

 

Wenceslas eut pour père Wratislas, duc de Bohême, prince très chrétien, et pour mère Drahomire, païenne, secrètement ennemie des chrétiens. Après la mort de Wratislas, Drahomire relut la régence de Bohême, et y persécuta violemment l'Eglise. Dès que Wenceslas fut majeur, il enleva toute autorité à sa mère et à son entourage pervers, et s'appliqua à

 

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réparer dans ses États les désastres de l'Église catholique. Il donna sur le trône à ses sujets l'exemple de toutes les vertus, pratiquant les mortifications et songeant même à abdiquer pour se faire moine. — Il fut plusieurs fois protégé comme par miracle contre les embûches ou les attaques de ses ennemis. Cependant Drahomire et son jeune fils Boleslas, qui avait été élevé dans l'impiété, furieux de voir les heureux changements qui s'opéraient en Bohême, et jaloux de l'autorité de Wenceslas, complotèrent sa mort. Voici comment ils s'y prirent.

Boleslas vivait relégué dans son palais, bâti dans la ville qui porte actuellement son nom. Brûlant du désir de régner, il profita de l'occasion que lui présentait la fête prochaine des saints martyrs Cosme et Damien, que I'on célèbre deux jours avant la Saint-Michel. Comme l'église de Boleslavie était dédiée aux saints Cosme et Damien, Boleslas ordonna de préparer pour ce jour un grand festin, et y invita traîtreusement son frère, avec l'intention de le tuer.

Wenceslas savait ce qui l'attendait ; toutefois, ans se laisser effrayer, il s'y rendit, après avoir dit adieu à tous ses parents et amis, muni seulement des armes de la foi. Dès son arrivée, il trouva un festin somptueux et autour de la table une troupe d'hommes en armes. Wenceslas se rendit d'abord à l'église, dont c'était la fête patronale ; puis, la messe solennelle achevée, il se rendit tout joyeux dans la salle du festin.

Quand les convives homicides furent échauffés par la nourriture et la boisson, ils commencèrent à dévoiler peu à peu leurs desseins. Portant derrière le dos leurs poignards dissimulés sous leur manteau, ils étaient tout préoccupés de la façon dont ils accompliraient leur coup. Trois fois ils se levèrent pour frapper, et trois fois ils revinrent à leur place : ainsi le voulait Dieu, afin de procurer un saint à fêter au jour suivant, qui manquait de solennité. Le saint, voyant les excès des convives, se leva de table pour n'y prendre aucune part. A peine avait-il fait quelques pas hors de la salle, qu'un de ses amis l'aborda et lui dit : « Maître, je vous ai préparé en secret un cheval, montez-le et essayez au plus tôt de vous enfuir, car vous êtes menacé de mort. » Le roi refusa absolument

 

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d'acquiescer au conseil de son fidèle sujet; il rentra dans la salle du festin, et, prenant en main une coupe de vin, il dit à haute voix, en présence de tous les convives : « Au nom de l'archange saint Michel, buvons cette coupe, en le priant et le conjurant de daigner dès maintenant introduire nos âmes dans la paix du bonheur éternel. » Tous les fidèles ayant répondu : Amen, le roi les embrassa et regagna sa demeure. Enfermé dans sa chambre, seul à seul avec Dieu, il pria de longues heures et psalmodia. A peine avait-il pris quelques instants de repos, que sonna l'heure des vigiles; le bienheureux y assista selon sa coutume.

Le zèle de cette sainte âme pour la religion chrétienne et les fonctions ecclésiastiques était tel qu'il se faisait lire durant les vigiles l'histoire entière du Nouveau Testament, ce qu'on regarde comme digne d'éloges même chez lest moines les plus parfaits. Notre bienheureux martyr, dont la persévérance devait bientôt être couronnée de gloire et d'honneur, se rendit au point du jour à l'église pour y offrir à Dieu ses louanges matinales. La réputation de sainteté du prince était tellement répandue que tous savaient qu'on pouvait indubitablement le trouver en prières à l'église tous les matins. Aussi le nouveau Caïn, Boleslas, choisit-il cette heure pour perpétrer son fratricide. Tout ce que contiennent les divines Écritures s'accomplit à la lettre, et on vit alors se réaliser ce qu'elles disent des malfaiteurs « Quiconque fait le mal hait la lumière. » La veille, avant la tombée de la nuit, le frère ou plutôt l'assassin du martyr se rendit à l'église des Saints-Cosme-et-Damien et défendit aux prêtres qui la desservaient d'en ouvrir, le lendemain matin, les portes au roi, de peur que le peuple et ses gardes éveillés par le bruit ne vinssent le délivrer et aussi que le temple ne fût souillé par un meurtre. En écrivant ces lignes, se présent à mon esprit le souvenir des Juifs qui craignaient de se souille en pénétrant dans le prétoire de Pilate et machinaient saris scrupule la mort du Seigneur; de même ce scélérat de Boleslas redoute de profaner l'église par l'effusion du sang, et il ne recule pas d'horreur devant le meurtre de son frère. O misérable, tu te condamnes toi-même, tu te tues toi-même, en craignant ainsi de souiller les lieux saints par le sang que tu répands.

 

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Tandis que le saint martyr se rend à l'église avant les laudes , matutinales, les bourreaux aiguisent le glaive. Mais pourquoi donner libre cours à ma douleur et à mes larmes quand je m'efforce de raconter avec tant de détails la mort du juste et le trépas de l'innocent ? Les grandes douleurs sont verbeuses, mais je ne dois pas faire languir ceux qui attendent avidement le récit du martyre de notre saint. Wenceslas se lève donc et se rend de bonne heure à l'église, selon sa coutume, pour y prier Dieu dans le silence, avant l'arrivée de la foule. Comme le bon pasteur, il voulait se trouver au milieu de son troupeau pour chanter avec lui les louanges matutinales, mais bientôt il vit entraver sa marche. Le prêtre de cette église, un de ceux par les crimes desquels l'iniquité est sortie de Babylone, s'empressa de fermer les portes de l'église, comme il en avait reçu ordre des assassins, aussitôt qu'il vit venir le prince. A l'instant même surgissent les soldats cachés en embuscade, ayant à leur tête Boleslas, frère de Wenceslas. Dès que le valeureux soldat du Christ aperçut son frère, il lui sauta au cou, l'embrassa en remerciant Dieu et le salua de la façon suivante : « Puisses-tu, mon frère, jouir toujours d'une santé parfaite et t'enrichir des biens présents et futurs ! puisse le Christ t'admettre à son festin éternel, en récompense de l'excellent repas que tu as offert hier à moi et aux miens ! »

Boleslas, lançant sur Wenceslas des regards pleins d'orgueil et de colère, et brandissant l'épée qu'il tenait cachée sous son manteau, répondit : « Hier j'ai agi selon que me l'ordonnaient les circonstances, mais aujourd'hui voici ce que le frère va servir à son frère, » et il lui assena sur la tête un coup formidable avec son glaive ; mais il ne put faire jaillir que quelques gouttes de sang. Le misérable était tellement impressionné par l'horreur de son forfait, qu'un second coup qu'il frappa immédiatement ne produisit, à son grand étonnement, aucun effet. Alors Wenceslas, lui arrachant des mains son épée nue, lui dit : « Quelle mauvaise action tu fais en me blessant de la sorte ! » Mais voyant que l'assassin persistait dans son entreprise scélérate, le prince le saisit et l'étendit sous ses pieds, en lui disant : « Eh bien ! frère dénaturé, tu vois que je pourrais t'écraser de ma propre main comme le plus

 

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frêle des animaux. Mais Dieu garde son serviteur de jamais souiller ses mains du sang de son frère ! » Il rendit alors à Boleslas le glaive qu'il lui avait arraché et, les mains toutes tachées de sang, il se hâta de se diriger vers l'église. Le misérable, se mettant à la poursuite du prince, cria de toutes ses forces : e Mes hommes, mes hommes, où donc êtes-vous ? Est-ce ainsi que vous oubliez de porter secours à votre maître? est-ce ainsi que vous le laissez misérablement dans les difficultés où il se trouve ? » Aussitôt surgit de tous côtés la bande des malfaiteurs armés de glaives et de lances ; ils se précipitèrent sur Wenceslas, lui firent d'horribles blessures, et enfin l'immolèrent sur le seuil de l'église. La sainte âme du bienheureux duc, délivrée des liens qui la retenaient ici-bas au milieu de la mêlée, s'envola, victorieuse et empourprée de son propre sang, vers le Seigneur, le 4 des calendes d'octobre, au milieu des applaudissements du ciel et des gémissements de la terre, en l'année de l'Incarnation 938. Le sang du martyr, qui avait été versé par les impies et avait rejailli sur les murailles, fut lavé avec de l'eau et effacé ; mais le lendemain, ceux qui avaient fait ce nettoyage trouvèrent le pavé et les murailles aussi maculés de sang qu'auparavant. Ils recommencèrent le même travail ; mais ils s'aperçurent que tous les efforts étaient vains, et ils renoncèrent à leur entreprise.

 

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S. GÉRARD, ÉVÊQUE ET MARTYR EN HONGRIE, EN L'ANNÉE 1046.

 

BOLL., Acta sanct., 24 sept., t. VI, p. 713-725; — MABILLON, Acta sanct. O. S. B., saec. VI, I, p. 628-631 ; — BÜDINGER, Oesterreichische Geschichte, I, p. 424; — MARCZALI, Ungarns Geschichtsquellen, Berlin, 1882, p. 24-33 ; — WATTEMBACH, Deutschlands Geschichtsquellen, p. 320, 5e édit., II, 185 ; 6e édit., II, 209.

 

Les grâces et la joie spirituelle que le Christ a distribuées aujourd'hui à ses fidèles l'ont été par les mérites de notre père et martyr, Gérard. Ayant reçu le jour à Venise, il s'appliqua dès son enfance à servir dévotement Notre-Seigneur Jésus-Christ, et à accomplir en tout les enseignements évangéliques. Tout jeune encore, il reçut l'habit de la religion, avec la ferme résolution d'abandonner la voie perverse qu'inaugura notre premier père, pour suivre les traces de l'homme nouveau créé selon Dieu ; aussi le vit-on malgré son adolescence s'appliquer à goûter les joies du paradis, dont nos premiers parents avaient été privés en châtiment de leur désobéissance. Sincèrement déterminé à mener une vie sainte, il conçut le désir de visiter le sépulcre du Seigneur, afin de s'affermir en ce lieu dans la résolution de suivre pauvre et dénué le Christ qui s'était fait pauvre par amour pour nous.

Abandonnant patrie et famille, le bienheureux se dirigea vers l'Orient, où Abraham était devenu riche et père de nombreuses nations, afin de mériter par les fatigues de son pèlerinage, comme Abraham l'avait méritée par la foi, la bénédiction accordée dans le Christ à tous ses descendants. Il arriva bientôt en Pannonie, que gouvernait le roi Étienne, intime ami du Christ ; Gérard se présenta à lui dans une attitude humble

 

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et suppliante, et dès que le roi connut le but de son voyage, il l'accueillit avec la plus affectueuse charité. Etienne ne tarda pas à percevoir la bonne odeur que répandait le pèlerin par ses moeurs et par les enseignements du Christ qu'il méditait sans cesse ; aussi, congédiant secrètement ses compagnons de route, il retint malgré lui Gérard auprès de sa personne et le fit surveiller de crainte qu'il ne s'échappât. Le serviteur de Dieu, se trouvant seul en ce pays étranger et ne pouvant continuer son voyage, voulut au moins vivre à l'écart des foules. Il fit choix d'un lieu désert nommé Boël, s'y installa et y vécut pendant sept ans, adonné tout entier aux jeûnes et aux devoirs de la prière, et n'ayant pour compagnon que le moine Maur.

Cependant le vaillant roi Étienne, nouveau Josué, abolissait l'impiété des gentils : il adoucissait les moeurs grossières et cruelles des païens et préparait peu à peu les coeurs à recevoir la semence de notre sainte foi. Quand le triomphe définitif eut rétabli le calme dans ses États, Etienne tira de son désert Gérard et, le faisant sacrer évêque, il lui enjoignit de prêcher la foi à ses sujets. La bonté divine communiqua une fécondité si grande aux efforts du nouvel apôtre, qu'il eut bientôt gagné l'affection de tous les habitants du pays, qui le vénéraient comme leur père et se vit entouré d'une famille aussi nombreuse que celle du patriarche Abraham. Le nombre des fidèles croissant de jour en jour, notre saint construisait partout des églises nouvelles dont la principale s'élevait sur le bord du fleuve Morosuis, et était dédiée au glorieux martyr saint Georges. Saint Gérard y établit son siège, qui fut richement doté par le roi Etienne.

Dans cette église il dressa un autel magnifique en l'honneur de la Mère de notre Sauveur et le confia à la garde de deux vieillards qui devaient veiller à ce que jamais l'encens ne cessât d'y fumer. Tous les samedis il célébrait devant cet autel un office solennel, faisant chanter les neuf leçons qu'on lit en la fête de l'Assomption de la sainte Vierge, et il distribuait ce jour-là des aumônes plus abondantes. Tous les autres jours, il s'y rendait deux fois en procession, à la fin de matines et de vêpres : et cet usage persiste de nos jours. Un fait nous montre avec quel zèle et quelle humilité il travaillait à procurer la

 

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gloire de la Mère de Dieu : quand un coupable, instruit de la dévotion du saint homme par ses familiers, sollicitait de lui son pardon au nom de la Mère du Christ, aussitôt le visage du saint s'inondait de larmes et il demandait pardon au coupable, comme si lui-même eût commis la faute. Il affirmait que c'était se rendre le Fils de Dieu propice que de croire, selon la rectitude de la foi, en la maternité divine de la sainte Vierge. O prudence admirable des hommes qui tiennent l'exil fixé sur l'Étoile de la mer pour diriger le cours de leur vie, afin que, guidés par elle, ils puissent, en naviguant sur les flots agités de ce siècle, éviter les désirs des voluptés qui sont comme autant d'écueils, autant de gouffres comme le Scylla, et parvenir au port du salut éternel !

Le bienheureux apportait un soin extrême à ce que toutes les fonctions ecclésiastiques s'accomplissent avec perfection. Ainsi pendant l'été il faisait porter dans l'église des vases remplis de glace, dans laquelle on tenait plongés des vaisseaux qui contenaient le vin destiné à la consécration et qui toujours était de première qualité. Il disait à ce sujet : « Il est bon que les effets suaves que la communion produit en nos âmes par la foi soient comme figurés par ceux que les espèces produisent en nos corps. » Pendant la nuit, il cédait son lit à un lépreux, et lui, prenant une hache, s'en allait travailler seul dans la forêt ; il faisait des fagots qu'il portait sur ses épaules afin de mortifier son corps, et diminuait ainsi la besogne de ses serviteurs. Quand l'homme de Dieu voyageait, il ne se servait pas de monture, mais d'une petite voiture, qui lui permettait, étant assis, de relire les ouvrages que par la grâce du Saint-Esprit il avait composés. Ses vêtements ordinaires étaient de tissu de cilice ou de laine de mouton.

L'accomplissement de plusieurs prophéties qu'avait faites notre saint fit reconnaître à tous les habitants de Pannonie que l'Esprit de Dieu lui faisait lire dans l'avenir. Un jour que le bienheureux traversait la ville royale d'Albe en pleine sédition, il demanda l'hospitalité aux frères qui desservaient l'église de sainte Sabinienne, vierge et martyre, et, s'étant mis à table avec eux, il leur dit : « Mes frères et amis, nous sommes

 

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convoqués pour demain au banquet de l'Agneau divin; rendons-nous-y en hâte sans chercher d'excuse. Mourons pour le Christ. »

Le lendemain, dès l'aurore, le père saint célébra la messe et distribua la communion à la multitude des fidèles qui l'entouraient ; puis il s'achemina joyeux vers le martyre. Tandis qu'il se dirigeait vers le fleuve du Danube, voici que la tourbe innombrable des séditieux entoure la voiture dans laquelle il se tenait assis et lui jette des pierres ; mais, par la protection de Dieu, aucune n'atteignit le saint évêque, qui se contenta de répondre par des bénédictions et des signes de croix. La populace furieuse détela alors le cheval, renversa la voiture et précipita à terre l'évêque. Tandis qu'on se mettait en devoir de le lapider, le martyr de Pannonie, Gérard, se souvenant du protomartyr saint Étienne, se mit à genoux et fit à haute voix cette prière : « Seigneur Jésus-Christ, ne leur imputez pas ce péché, car ils ne savent ce qu'ils font.» En achevant ces mots, il tomba percé d'un coup de lance et s'endormit dans le Seigneur. Ce jour même, eut lieu un horrible massacre de chrétiens : deux évêques périrent, ainsi qu'une foule de fidèles fervents dont Dieu seul a recueilli les noms et sait le nombre.

Le corps du saint resta gisant sur le lieu du supplice, sans cependant subir aucune profanation, et le lendemain les catholiques l'ensevelirent dans l'église de la sainte Mère de Dieu. Quelque temps après, le fidèle procurateur de saint Gérard alla trouver le roi André, et réclama le corps du serviteur de Dieu qui était mort pendant un voyage et hors de chez lui. Le roi ayant fait droit à sa demande, le procurateur vint en toute hâte tirer la sainte dépouille de son sépulcre et la trouva aussi fraîche et aussi intacte qu'au jour même de son martyre. On transporta les reliques avec révérence, et au chant des hymnes et des cantiques, en son église cathédrale de Morisène, où elles furent une source de grâces innombrables pour tous les fidèles... Toutefois ce ne fut que sous le règne du roi Ladislas que les miracles devinrent manifestes, alors que Laurent, cinquième successeur du saint, était assis sur le siège de Morisène.

A cette époque on décida, dans un synode de Rome, que les corps de ceux qui avaient implanté la foi dans les contrées de Pannonie devaient être honorés d'un culte solennel.

 

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Le Saint-Siège envoya un légat, et' au milieu d'un concours nombreux de nobles de Pannonie le corps saint de Gérard fut levé de terre, et porté sur les épaules du roi et de ses ducs au lieu où il devait désormais reposer. De là découlent en abondance les grâces qu'ont méritées les vertus de ce vénéré père, qui fait éclater des miracles plus nombreux que jamais, par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, vit glorieux dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

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LE MARTYRE DU DIACRE ARIALD, A MILAN, LE 27 JUIN 1066.

 

L'Église fut livrée au me siècle à une lamentable déchéance. L'Italie semblait tombée plus bas encore que le reste de la chrétienté. C'est le témoignage que rendait le pape Victor III, dans un tableau qu'il traçait, étant encore abbé du Mont-Cassin, des désordres et des maux de l'Église sous l'empereur Henri III « Par suite de la négligence des souverains pontifes, disait le vénérable abbé, l'Italie tout entière succombe au fléau : le clergé, presque sans exception, vend et achète le don du Saint-Esprit ; les prêtres et les diacres vivent publiquement avec des femmes et s'occupent de constituer des héritages à leurs enfants ; des évêques entretiennent des concubines dans leurs maisons, sous le titre d'épouses, au sein même de Rome (1).»

« Un autre contemporain, grand ennemi des Allemands, est obligé d'avouer qu'en 1040, lors de l'élection de Clément à la papauté, « l'on aurait eu grand'peine à trouver un seul prêtre à Rome qui ne fût ou illettré, ou simoniaque, ou concubinaire (2) ».

« Mais le siège principal du fléau était en Lombardie. Dès 820, le pape Pascal Ier avait reproché à l'Église milanaise de vendre les ordres sacrés (3). Or, le mal n'avait fait qu'empirer depuis lors, et au onzième siècle il était arrivé au comble. La

 

1. DIDIER, ABBÉ DU CASSIN, Dial. de mirac., I. III, ap. MURATORI,

Script. IV, p. 396.

2. BONIZO, ÉVÊQUE DE SUTRI, martyrisé en 1089. Liber ad amicum, dans Script. rer. Boicarum, t. II, p. 802. Cf. le Liber Gomorrhianus de S. PIERRE DAMIEN, lib. II, c. VI.

3. DOELLINGER, Lehrbuch der Kirchengeschichte, t. II, p. 87.

 

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chasse, l'ivrognerie, l'usure, la débauche sous toutes ses formes, y étaient habituellement et universellement pratiquées par les ecclésiastiques de tout ordre (1). Les prêtres s'y disputaient à qui aurait les habits les plus somptueux, la table la plus copieuse, ou la plus belle maîtresse (2). Le clergé en masse achetait l'ordination et les bénéfices, se livrait à tous les désordres et nourrissait une haine profonde contre la suprématie romaine... En vain quelques prêtres et quelques clercs restés purs, dirigés par deux nobles milanais, le chanoine Anselme de Badoagio, le saint diacre Ariald, et appuyés par un certain nombre de laïques fidèles, avaient-ils formé, sous le nom de Pataria, une grande association pour la défense de la foi. Cette association, qu'encourageaient les légats apostoliques Pierre Damien et Hildebrand, ne réussit, après une lutte héroïque de vingt années contre la dépravation et les violences sanguinaires du clergé lombard, qu'à mettre momentanément un frein au débordement ; le mal, fomenté par Guido, l'archevêque simoniaque de Milan, finissait toujours par renaître et par l'emporter. Les capitaines des villes et les feudataires qui vendaient les bénéfices à leur profit, les familles des innombrables clercs simoniaques, soutenus par les parents mêmes de leurs concubines, formaient une armée trop nombreuse et trop intéressée au scandale, pour que les efforts des catholiques orthodoxes pussent alors triompher. Le chef du parti catholique, le diacre Ariald, y conquit à la fin le martyre. Voici en quels termes un moine qui fut son disciple et que l'Eglise a aussi béatifié, le bienheureux André, raconte la dernière lutte de ce glorieux défenseur du célibat ecclésiastique. » MONTALEMBERT (loc. infra cit.).

 

ARGELATI, Bibl. mediol. (1745), I, n, 27-28 ; — BOLL., Bibl. hag. lat. (1898), 109, 1318 ; Acta sanct. (1709), juin V, 279-281;—Patr. lat., t. CXLIII, 1515 ; CXLVII, 935;— De SS. martyribus Arialdo, Alciado et Herlembaldo Cotta mediolanensibus aeritati ac luci restitutis, édit. PURICELLI, fol. Mediolani, 1657, p. 28-33 ; — F. MEDA, Arialdo et Erlembaldo, dans Scuola cattolica, 1895, t. X, p. 535-552; — C. PELLEGRINI, I santi Arialdo ed Erlembaldo,

 

1. B. ANDRÉ, Vita S. Arialdi, ap. Acta SS. O. B.

2. Vita S. Anselm. Lucens., c. XII, ap. Acta SS. O. B.

 

 

storia di Milano nella seconda meta del XI secolo, in 8, Milano, 1897;—Anal. bon. 1897, p. 527-529; — G. CALLIGARI dans Archiv. stor: Lombardo, 1898, t. XXV, p. 221-233 ; — C. TEDESCIU, Arialdo, affermazioni religiose e politiche in Milano nel secolo XI, in-16, Milano, 1901 ; — MONTALEMBERT, Moines d'Occident, t. VI, livre XIX.

 

LE MARTYRE DU DIACRE ARIALD.

 

Deux clercs, envoyés par la nièce de l'archevêque Guido, arrivèrent tout à coup dans l'île déserte qu'habitait Ariald et se jetèrent sur lui comme des lions affamés se jettent sur une proie. Ayant tiré du fourreau les épées affilées dont ils s'étaient munis, ils saisirent leur victime, chacun par une oreille, et l'interpellèrent en ces termes : « Dis, scélérat, notre maître est-il un véritable et digne archevêque ? — Il ne l'a jamais été, répondit Ariald, car ni dans le passé ni actuellement il n'a fait ni ne fait oeuvre d'archevêque. » A ces mots, les deux bandits abattirent les oreilles du saint diacre, qui, levant les yeux au ciel, s'écria : « Je vous remercie, Seigneur Jésus, d'avoir aujourd'hui daigné m'admettre parmi vos martyrs. » Interrogé une seconde fois, Ariald répondit, avec une héroïque constance : « Non, votre maître n'est point ce que vous prétendez. » Alors les deux bourreaux lui enlevèrent le nez, la lèvre supérieure, et lui crevèrent les deux yeux ; après quoi, ils lui coupèrent la main droite, en disant : « C'est celle qui. a écrit les lettres envoyées à Rome par toi. » Cela fait, les scélérats accomplirent sur le patient la plus honteuse des mutilations, en ajoutant par dérision : « Tu as été un prédicateur de la chasteté, maintenant tu seras chaste à jamais. » Enfin on lui arracha la langue par une ouverture faite au-dessous du menton, en prononçant ces odieuses paroles : « Elle se taira maintenant, cette langue qui a demandé la dispersion des familles de clercs et fait séparer les maris de leurs épouses. » Mais déjà l'âme d'Ariald avait quitté la terre.

 

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SAINT CANUT, ROI ET MARTYR A ODENSÉE (FIONIE), EN L'ANNÉE 1086.

 

Saint Canut IV, fils de Suénon II, roi de Danemark, naquit vers le milieu du XIe siècle. Dès l'enfance il s'appliqua à la vertu. A la mort de son frère aîné, il fut reconnu roi de Danemark et mit tout son zèle à rendre l'Église florissante dans ses Etats. En même temps il travailla avec énergie à sa propre sanctification. Son frère Olaf, poussé par l'ambition, complota contre Canut ; les nobles, à qui il promit d'abolir la dîme et certaines lois de répression, se joignirent à lui. Les percepteurs de la dîme ayant usé de trop de rigueur, les conjurés en prirent occasion de soulever les peuples contre leur roi légitime. Les commissaires royaux furent tués et Canut fut obligé de se re-tirer à Sleswig, d'où il passa dans l'île de Fionie. A l'approche des rebelles, il se réfugia dans l'église de Saint-Alban ; s'étant confessé et muni du sacrement de l'Eucharistie, et ayant offert son coeur à Dieu en holocauste, il attendit au pied de l'autel, à genoux et en prières, la glorieuse couronne qui lui était pré-parée.

 

BOLL., Bibl. hag. lat. (1899), 232-233 ; Acta sanct. (1723), juillet, III, p. 118-137 ; — Semas, Vitae sanct. (1618), I, 100-104; — A. ADAMI, Vita e morte del re... S. Canuto, in-4°, Roma, 1682; — A. ANGELETTL, Vita e miracoli di S. Canuto, in-4, Roma, 1667; Vita ac miracula sancti Canuti, Romae, 1667 ; — TH. B. BIRCHERODE, K. Knud des Helliges historie, in-8°, Odense, 1773 ; — J. ENGELN, Das Leben heil. Martyrers Canutus u. des heil. Bekenners Ansgarius, in-12, Münster, 1856 ; — HARDY, Descr. catal. (1862), I, H, 736 ; — LANGEBECK, Script. rer. Danic. (1774), III, 317-442 ; — CHR. LYSHOLM, Progr. de Canuto sancto Otthiniensi, in-8°, Sorae, 1717.

 

 

MARTYRE DE CANUT

 

Les courageux défenseurs de Canut ayant repoussé des portes de la basilique les assauts des ennemis, ceux-ci se précipitèrent vers le côté oriental du sanctuaire, où ils avaient aperçu à l'intérieur le prince en prières. Armés de haches et d'épées, ils s'efforcèrent de mettre en pièces et de renverser la porte ; ils y réussirent et la masse, en tombant, écrasa deux châsses contenant les précieuses reliques des saints martyrs Alban et Oswald, ainsi qu'une croix qui était plantée au milieu. Cependant le saint roi demeurait agenouillé devant l'autel, tout absorbé par les communications célestes de son Dieu, qui lui révélait ce qui allait lui arriver. Tout à coup un des furieux de la bande, montant sur une fenêtre, transperça de sa lance le dévot serviteur de Dieu, et inonda de son sang innocent le pavé du temple. Ce coup terrible ne détourna pas du Christ l'esprit du saint : se tournant vers son frère Benoît, qui lui était resté fidèle et qui gisait tout couvert de blessures, il l'embrassa et lui donna le baiser de paix. Puis il s'étendit sur le sol devant l'autel, tenant les bras en croix, et tandis que le sang coulait à flots de sa blessure, on l'entendait répéter d'une voix éteinte le nom de Jésus et se recommander à Dieu. Enfin, après avoir consacré le sol par son sang précieux, il passa doucement du tumulte de ce monde dans les paisibles demeures que lui avait préparées la miséricorde éternelle.

 

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SAINT ERMINOLD, ABBÉ ET MARTYR. A PRUFENING, EN L’ANNÉE 1121.

 

Saint Erminold, abbé de Prufening, naquit d'une des premières famille de Souabe et fut élevé dans le monastère d'Hirschau par l'illustre abbé Guillaume. Il y embrassa la vie religieuse, refusa l'abbaye de Lorsch, par crainte de la simonie, et fut enfin nommé abbé de Prufening, par Othon, évêque de Bamberg. On cite de lui un trait d'énergie remarquable dans ses rapports avec l'empereur Othon V. Erminold s'appliqua avec zèle à établir la discipline dans sa communauté, usant généralement de moyens de douceur, mais ne reculant pas devant les moyens de rigueur quand ils étaient nécessaires. Ses efforts furent inutiles envers quelques-uns, qui poussèrent la perversité jusqu'à former le projet de lui ôter la vie.

 

BOLL., Acta sanct. (1643), janvier, I, 335-347.; — Monum. German., Script. XII, p. 480-500 ; — SURIUS, Vit. sanct. (1581), janv. VII, p. 8-13; —  BASNAGE, Thesaur. monim. (1725), IV, 92 ; — MABILLON, Veter. anal. (1685), IV, 2, 10; — RADERUS, Bavaria sancta (1704), I, p. 233-237.

 

SAINT ERMINOLD, ABBÉ ET MARTYR

 

Le juste (Erminold) persistait donc avec fermeté dans sa voie, selon l'expression de Job, et ne consentait en aucune façon à se départir de la justice qu'il avait entrepris de poursuivre. Mais la trame de sa vie, toute resplendissante de lumière, comme parle le Sage, avait toujours été se perfectionnant et touchait à son terme. Un tel éclat offensait les regards des fils

 

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de ténèbres ; ceux qui avaient préféré les ombres à la lumière ne pouvaient supporter une si radieuse splendeur. Or donc, comme approchait le temps où le Seigneur avait résolu de laisser aller en paix son serviteur et d'accorder le salaire de la vie éternelle à celui qui avait courageusement supporté le poids du jour et de la chaleur, quelques fils de pestilence, indignes d'un père si saint, agirent en loups ou en agneaux dégénérés et se mirent à comploter la mort du bienheureux abbé.

Un de ces misérables, nommé Aaron, mais prenant modèle sur Absalon persécuteur de son père, non pas pontifex, mais carnifex de cette année, et poussé par le diable, se tint en observation dans un lieu où l'homme de Dieu devait nécessairement venir. Quand le saint abbé approcha, le moine dénaturé leva des deux mains la massue qu'il portait et, rassemblant ses forces, il lui assena sur la tête un coup si violent, que le serviteur de Dieu s'affaissa immédiatement sans connaissance. Erminold endurait ainsi le même supplice que Jacques, le frère du Seigneur, pour montrer avec plus d'évidence qu'en participant à la Passion du Sauveur, il entrait plus profondément dans son intimité.

La mort ne vint cependant pas immédiatement pour l'athlète du Christ; Dieu se réservait de l'appeler à lui au jour solennel où l'Eglise célèbre l'anniversaire de l'adoration des Mages. En union avec ceux-ci, Erminold offrit au Seigneur les mêmes présents : l'obéissance d'abord, qui correspond à l'or, le plus malléable des métaux ; la chasteté, figurée 'par la myrrhe qui préserve la chair de la corruption et des vers ; enfin l'amour ardent, représenté par l'encens, qui brûle et se consume pour répandre une bonne odeur, de même que la charité poursuit, non pas son propre avantage, mais le bien de tous.

Destiné à offrir son sacrifice au Seigneur en la fête de l'Épiphanie, le saint fut étourdi par le coup de massue, tomba à terre et fut porté sur son lit, où il demeura sans connaissance durant la plus grande partie de la vigile de l'Epiphanie. Quand il ouvrit les yeux, il sourit à ses fils qui se tenaient autour de lui, ce qui les remplit de joie. Questionné par eux, le saint raconta qu'il avait été emporté au ciel devant le trône de Dieu, et qu'il y avait entendu de bonnes paroles, de consolantes

 

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promesses : « Je me suis réjoui, ajouta-t-il, de ce qui m'a été dit : lamais le service de Dieu ne fera défaut en ce lieu. » Il ajouta que le livre de vie lui avait été montré, et qu'il y avait lu, écrits en lettres d'or, les noms de nos frères passés, présents et futurs. « Et voici, dit-il en terminant, la preuve de la véracité de mes paroles: demain, quand on entonnera pendant la messe solennelle Gloria in excelsis Deo, je sortirai de ce monde. » On était, comme nous l'avons dit, en la veille de l'Épiphanie.. « Prenez garde, dit encore le saint, que la nouvelle de ma mort ne soit cause de négligence et de trouble durant l'office divin ; que quelques-uns seulement sortent, et que les autres terminent comme à l'ordinaire et avec une grande dévotion les saintes solennités de la messe. »

L'événement confirma sa prédiction. En effet, le jour de l'Épiphanie, à l'heure indiquée, son âme bienheureuse abandonna le corps ; elle pénétra dans les puissances du Seigneur à l'intonation de l'hymne angélique, et alla achever et répéter éternellement au milieu des anges le Gloria in excelsis. Le trépas du saint abbé arriva en l'an du Seigneur 1121, sept mois après son départ d'Hirschau et son élection comme abbé de Prufening.

 

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LE MARTYRE DE SAINT THOMAS BECKET, A CANTORBÉRY, EN 1170.

 

Saint Thomas Becket, étant né en 1118, fut mis à mort en 1170. Sa vie entière s'écoule au XIIe siècle, dont elle représente assez fidèlement le caractère agité et brutal. Champion et victime des libertés de l'Eglise contre l'envahissement du pouvoir royal, Thomas Becket n'a pas soulevé moins de haines après sa mort que pendant les luttes de sa vie agitée. Ce qui fait l'intérêt philosophique de son existence et de sa mémoire, c'est d'avoir été moins celle d'un homme que celle d'un principe. A ce titre, il prend une place au premier rang dans l'histoire du christianisme, à côté de saint Athanase, de saint Grégoire VII et de quelques autres hommes qui furent, par-dessus tout, des volontés.

Nous nous bornerons au récit de l'assassinat de l'archevêque de Cantorbéry d'après les sources contemporaines. Les lecteurs soucieux de plus de détails les trouveront développés « en un style pompeux et toujours admirable » dans le Saint Thomas de Cantorbéry de notre vénérable confrère le R. P. Dom A. L'huillier. Nous combinons ici les récits de Guillaume de Cantorbéry, de Fitzstephen et de Grim, témoins oculaires, mais sans nous astreindre à suivre un texte à l'exclusion des autres, comme nous l'avons fait pour les Acta martyrum. La bibliographie des mss., éditions et études relatives à saint Thomas Becket est si considérable que nous sommes contraint de renvoyer aux

répertoires de A. POTTHAST et U. CHEVALIER.

 

MARTYRE DE SAINT THOMAS BECKET.

 

Dans la matinée du 29 décembre, l'archevêque entendit la messe dans la cathédrale, vénéra les reliques et les tombeaux

 

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des saints ; ensuite il se rendit au chapitre, où il s'entretint avec quelques religieux et fit appeler le frère Thomas de Maidstone.

Pendant ce temps quatre barons avec leur suite vinrent de Saltwood à Cantorbéry. Ils s'étaient fait suivre de tous les hommes d'armes disponibles dans les environs. Dans la ville même, les gens du roi convoquèrent la milice, qui ne bougea pas ; ce que voyant, ils lui interdirent de prendre les armes. L'archevêque n'y prenait garde, il se fit servir à dîner. Il s'était levé de table lorsque, le palais épiscopal cerné, les gens du roi y pénétrèrent. Mais lui se trouvait dans son appartement avec Jean de Salisbury, Edouard Grim, Guillaume Fitzstephen, Robert de Merton. Il était environ trois heures après midi.

Les quatre barons mirent un homme à eux à la porte du palais qu'on ferma, ils entrèrent dans la grand'salle où le sénéchal de l'archevêque, Guillaume Fitznigel, les aborda et les guida jusqu'aux appartements où le sénéchal pénétra seul et annonça la présence de quatre barons demandant à parler à l'archevêque. Celui-ci donna ordre de les introduire. Ils s'avancèrent. C'étaient Renaud Fitzurse, Guillaume de Tracy, Hugues de Morville et Richard Le Breton. Renaud Fitzurse marchait en tête avec ses complices sur ses talons. On les salua, ils grommelèrent quelques mots inintelligibles, se placèrent en face de l'archevêque et s'assirent sur le plancher; un archer les imita, mais un peu en arrière.

L'archevêque s'adressa à Guillaume de Tracy, l'appelant par son nom, et lui souhaita le bonjour. Les quatre se regardèrent et ne répondirent rien. Enfin Renaud Fitzurse dit : « Dieu t'aide ! » Il ajouta après une pause : « Par ordre du roi, nous avons à t'entretenir ; préfères-tu que ce soit en public ? dis-le. — Comme il vous plaira, dit l'archevêque. — Non, choisis. »

L'archevêque pria son entourage de s'éloigner, et Renaud Fitzurse prit la parole, mais il fut interrompu presque aussitôt : « Ceci ne doit point demeurer secret », dit l'archevêque, qui appela le chambellan Osbern, à qui il ordonna de faire entrer tous les familiers. On a su depuis que pendant cet incident les barons avaient songé à éventrer l'archevêque avec le manche de la croix métropolitaine qui se trouvait à leur portée.

Les clercs et les moines étaient rentrés, Fitzurse commença :

 

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« Le roi a fait la paix avec toi et, oubliant le passé, t'a autorisé, sur ta demande, à remonter sur ton siège. Tu as ajouté l'insulte à tes crimes passés, tu as violé la paix conclue, et tu t'es conduit avec insolence à l'égard de ton maître. Tu as condamné ceux qui ont collaboré au couronnement de l'héritier du trône, tu as jeté l'anathème sur les officiers royaux associés au labeur du gouvernement ; il est clair que si tu en avais les moyens, tu arracherais au jeune roi sa couronne. Tes intrigues sont aujourd'hui bien connues de tous, ainsi que les efforts tentés pour réaliser tes desseins. Nous sommes envoyés pour te sommer de venir te justifier.

— Dieu m'est témoin que je n'ai jamais songé à arracher au fils du roi sa couronne, ni à amoindrir sa puissance ; je souhaite plutôt lui procurer trois couronnes et des royaumes étendus. C'est sans aucune raison que le roi s'irrite de me voir escorté de mes gens dans les villes et à la campagne ; ma présence après sept années d'absence leur était un sujet de réconfort. Dès que le roi en manifestera le désir, je l'irai trouver, déterminé à lui donner satisfaction sur les points où je serai trouvé coupable, mais on m'a communiqué la défense de mettre le pied dans les villes du roi. Quant aux évêques frappés, c'est le pape en personne qui les a frappés.

— C'est toi qui les as liés, c'est à toi de les absoudre, crièrent les barons.

— C'est par moi, je le reconnais, que cela s'est fait; mais je ne puis casser les décisions du pape. Qu'ils l'aillent trouver. En ce qui me concerne, j'ai fait des avances à mes suffragants de Londres et de Salisbury, leur proposant de lever l'anathème et la suspense s'ils demandaient miséricorde et, munis de garanties, se soumettaient aux tribunaux ecclésiastiques ; j'ai été repoussé. Je suis prêt à renouveler mes propositions. Le couronnement du nouveau roi est un fait accompli, la dignité du prince est sauve ; mais le pape a frappé l'offense à lui faite par le prélat qui a imposé la couronne en usurpant la charge qui nous appartient en terre placée sous notre juridiction. Tout ceci s'est passé, au reste, du consentement du roi. Je ne cherche pas pour me venger à détrôner le nouveau roi. »

Les barons se firent menaçants ; l'archevêque continua : « Je

 

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m'étonne de vos menaces. Vous savez que le roi m'a reçu le jour de Sainte-Madeleine, lorsque nous avons conclu la paix. Plusieurs d'entre vous y étaient présents et consentants : c'est pourvu d'in sauf-conduit que je suis rentré sur les terres du roi. » Jean de Salisbury l'interrompit : « Seigneur, veillez sur vos paroles en pareille matière. — Non pas ! Ils demandent des choses que je ne dois et ne puis souffrir. — De qui tiens-tu ton archevêché ? demanda Renaud Fitzurse. — Le spirituel, je le tiens de Dieu et du pape ; le temporel, du roi. — Tu ne tiens donc pas tout du roi ? — Non pas ; je dois rendre à Dieu ce qui est à Dieu et au roi ce qui est au roi. » Renaud et les siens grincèrent des dents.

« Ordre du roi, dirent-ils, tu as à sortir toi et les tiens des terres de son obéissance ; dès ce moment la paix est rompue à ton égard et à l'égard de tous les tiens.

— Assez de menaces. Je mets ma confiance dans le Roi du ciel qui a souffert sur la croix pour les siens ; dès ce jour il ne sera au pouvoir de personne de mettre la mer entre mon Eglise et moi. Je ne suis pas venu pour m'enfuir, celui qui me cherchera me trouvera ici. Une pareille conduite ne sied pas au roi ; les offenses que ses gens ont prodiguées aux miens et à moi-même devraient lui suffire, les menaces sont de trop.

— Le roi le veut ainsi, dirent-ils, et c'est pour le mieux à l'égard de celui qui, au lieu de déférer la cause au roi, suivant une impulsion de colère, a chassé honteusement de l'église les gens du roi.

— Quiconque, dit l'archevêque, osera violer les droits du Saint-Siège et la sainte Eglise et ne fera pas pénitence, quel qu'il soit, je ne l'épargnerai pas et ne tarderai pas à le frapper des sentences ecclésiastiques. »

Les barons firent quelques pas en avant et dirent : « Tu viens de dire telles choses qui pourront te coûter la tête.

— Êtes-vous venus pour m'assassiner ? J'ai remis ma cause au Juge suprême, aussi je ne crains pas vos menaces et vos épées ne seront pas si promptes à me frapper que mon âme à m'y résoudre. Cherchez qui vous craigne ; quant à moi, je soutiendrai le corps à corps dans le combat du Seigneur. Une première fois, timide, j'ai délaissé mon Eglise, mais sur le conseil et l'ordre du

 

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pape j'y suis revenu, je ne m'en éloignerai plus. Si on me laisse accomplir en paix ma charge, ce sera tant mieux ; sinon, à la volonté de Dieu. Au surplus, je m'étonne grandement de l'audace qui vous pousse à venir menacer l'archevêque jusque chez lui. »

Les barons se dirigèrent vers la sortie ; mais Renaud Fitzurse cria d'une voix de brute : « Ordre du roi, on vous fait savoir, clercs ou moines, de vous assurer de cet homme et de l'empêcher de fuir jusqu'à ce que le roi ait décidé sur son sort. » Ils s'éloignèrent, l'archevêque les suivit jusque sur le seuil de la porte : « Vous me retrouverez ici ! Ici ! » et mit la main sur son crâne, semblant indiquer la place où il serait frappé. Les barons s'éloignent et s'emparent du sénéchal Guillaume Fitznigel, accouru de sa chambre : « Viens avec nous », lui disent-ils. Fitznigel s'adresse à l'archevêque : « Seigneur, voyez ce qu'ils me font. — Je vois, dit-il. C'est le droit de la force et l'heure de la puissance des ténèbres. » Et il demande qu'on relâche le prisonnier. Ils s'obstinent et s'éloignent, emmenant un autre officier de l'archevêque, Rodolphe Morin, traversent la cour par le milieu et vont rejoindre leurs gens, auxquels ils crient avec un air féroce : « Aux armes ! aux armes !» Pendant ce temps, tout leur monde s'était réuni dans une maison spacieuse appartenant à un nommé Gilebert et sise près de la porte de l'archevêché. Ces gens, entendant le signal, sortent d'un bond, franchissent le seuil de la demeure épiscopale refermée aussitôt, et vocifèrent : « Les gens du roi ! les gens du roi ! les gens du roi ! » Des camarades, craignant qu'au premier bruit on ne barricadât la porte de l'archevêché, étaient à l'intérieur et, ayant enlevé le portier, occupaient la place, empêchant l'entrée et la sortie. Devant la porte fermée se trouvait Guillaume Fitznigel, sénéchal et soldat de l'archevêque, maintenant son adversaire, Simon de Croisil, de l'abbaye voisine de Saint-Augustin. Regnaut s'arme dans la cour et contraint l'écuyer de l'archevêque, Robert Tibia, à l'aider. Regnaut emporte la hache d'un menuisier dont il avait réclamé le secours.

Pendant ce temps, l'archevêque était revenu s'asseoir à la même place et encourageait son entourage à ne pas craindre la mort ; il parut impassible à un témoin oculaire, et lui, qu'on

 

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cherchait pour le faire mourir, avait l'apparence d'un homme convoqué à une fête. L'entourage commentait les paroles des barons et les réponses de l'archevêque. Chacun donnait son avis. On disait : « Soyons bien tranquilles, ils étaient ivres, des ivrognes seuls pouvaient parler comme ils ont fait. Voici Christmas, le roi a fait sa paix avec nous. » D'autres redoutaient que des menaces on passât aux violences et relevaient des indices inquiétants. Jean de Salisbury dit à l'archevêque : « Il est vraiment fâcheux que vous n'en fassiez jamais qu'à votre tête. — Que souhaitiez-vous que je fisse ? — Eh ! que vous convoquiez vos conseillers quand ces gens entrèrent. Ils veulent votre mort, mais il n'y a guère moyen de vous faire entendre raison. — J'ai pris conseil, ma conduite est toute tracée. — Dieu veuille que le conseil soit sage. — Jean, ne, devons-nous pas tous mourir ? La crainte de la mort ne doit pas nous écarter de la voie droite. — Parfait, mais nous sommes pécheurs, nous autres, et point préparés à la mort. Vous êtes seul dans votre cas, ici. » L'archevêque dit : « Que la volonté de Dieu se fasse. »

Pendant ces entretiens nous entendîmes dans la direction de la cathédrale des cris lamentables où se mêlaient les voix de femmes, de vieillards, d'hommes et de jeunes gens, témoignant leur pitié à notre égard, car ils nous regardaient comme dévoués à la mort. Les serviteurs échelaient les escaliers à la course, s'engouffraient dans l'église, traversaient le préau en courant, fuyant les hommes d'armes. Osbert, Algar et quelques autres familiers de l'archevêque, voyant ceux-ci envahir les locaux, poussent la porte et mettent le verrou. Robert de Broch enfonce une cloison à coups de hache, pénètre dans la demeure, ouvre la porte aux assassins et frappe ou blesse ceux qui l'avaient barricadée/.:.s clercs qui se trouvaient auprès de l'archevêque entendaient tout. Ainsi s'accomplissait le mot de l'archevêque : « Des jours ne sont pas éloignés où on aimera mieux vivre partout qu'en Angleterre. » La terreur était générale, l'archevêque était calme.

« Seigneur, allez dans l'église, lui disent les moines.

— Dieu m'en garde, soyez sans crainte; la plupart des moines sont poltrons plus que de raison. »

 

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Mais ceux-ci n'en sont pas convaincus. On veut l'entraîner de force. On lui. remontre qu'il est temps de se rendre à vêpres qui sont commencées. Il ordonne qu'on porte devant lui la croix archiépiscopale, un clerc la prend et on se met en marche. Les moines se sont emparés de l'archevêque, ils le portent sans égards pour ses résistances. La porte qui débouchait dans le cloître des moines était depuis très longtemps abandonnée, fermée, la clef égarée. Un clerc entreprend de forcer la serrure, qui cède comme une matière molle. On s'extasie, on passe. Deux cellériers du monastère avaient eu à l'instant même la bonne idée de tirer le, verrou de la porte à tout hasard.

Dès qu'on a mis le pied dans le cloître, l'archevêque se dégage de: ses sauveurs. On voulait barricader la porte qu'on venait de franchir, il s'y oppose et fait marcher son escorte devant lui, On se dirige lentement vers l'église, jetant de temps. à autre un regard à la dérobée pour s'assurer si les assassins suivent et peut-être pour voir si quelque retardataire ne s'emploie pas à fermer la, porte.

Dès le seuil de l'église on; se heurte à un groupe de moines. Ils ont quitté le choeur sans, chanter vêpres, persuadés que l'archevêque est assassiné depuis que deux des enfants du monastère se sont précipités dans le choeur, muets de terreur, et se sont blottis sous les stalles. Rencontrant l'archevêque, ils crient, ils pleurent d'émotion, de, joie ; mais celui-ci les renvoie chanter l'office. Ils ne bougent pas. « Tant que vous me fermerez le chemin, dit-il, je ne passerai pas. » Ils s'écartent. A ce moment, l'archevêque voit que les moines veulent barricader la, perte. « L'église n'est pas un château fort ; sans autre défense qu'elle-même, elle suffit à défendre les siens. Nous triompherons bien plus en supportant qu'en combattant. » Il se dirigea vers, la place d'où il avait coutume d'assister à la messe et aux heures il avait déjà monté quatre marches quand, à la porte même du cloître qu'on venait de dépasser, apparaît Renaud Fitzurse, portant la cuirasse et l'épée nue à la main, et criant : « A moi, les gens du roi ! »

Presque aussitôt, ses trois compagnons se montrent encuirassés et casqués, d'autres suivent sans cuirasse, mais en armes, puis les miliciens de Cantorbéry qu'ils avaient contraints de les

 

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escorter. Tout le monde avait fui pour se cacher sous les autels ou dans les angles, cinq hommes restaient seuls avec l'archevêque : Henri d'Auxerre, Guillaume Fitzstephen, Edouard Grim et le chanoine Robert ; Guillaume de Cantorbéry debout sur les degrés. Les moyens de se dérober ne manquaient pas, ils se présentaient d'eux-mêmes sans qu'on les cherchât. La nuit tombait, la crypte était voisine avec ses recoins obscurs, les escaliers vis-à-vis du transept conduisaient dans les combles, mais l'archevêque repoussa tous ces moyens ; voyant les ennemis, il dit : « Je vais à leur rencontre. » Le petit groupe le suivit, on fit quelques pas. Les envahisseurs pénétraient dans l'église ; les uns disaient aux moines : « Soyez sans crainte » ; d'autres criaient : « Où est le traître ? — Où est Thomas Becket, traître au roi et au royaume ? » Point de réponse. « Où est l'archevêque ? — Me voilà ; je ne suis pas traître, mais prêtre, et je m'étonne de vous voir pénétrer en armes dans l'église. Que voulez-vous ? — Nous voulons ta mort, tu ne dois pas vivre plus longtemps. — J'accepte la mort au nom de Dieu, je recommande mon âme et mon Eglise à Dieu, à la Vierge et aux saints patrons de cette église. Dieu me garde de fuir vos épées ; mais, de par Dieu, je vous défends de toucher à mes gens. »

Un homme frappa l'archevêque sur l'épaule du plat de son épée: «Fuis, ou tu es mort. » Mais il ne bougea pas, tendit le cou et se recommanda à Dieu, aux saints évêques martyrs, à saint Denys, à saint Elphége. On cria : « Tu es prisonnier, viens avec nous », et on mit la main sur lui pour l'entraîner ; mais par crainte du peuple qui remplissait l'église, on y renonça. L'archevêque répondit : « Je n'irai pas, faites ici ce que vous voulez faire, ce qu'on vous a ordonné de faire », et il résistait de son mieux ; quelques moines l'aidaient, ainsi qu'Edouard Grim.

Il se trouvait alors à main droite, sous la colonne, entre l'autel de la Vierge et celui de Saint-Benoît. On le relança : « Absous, rends à la communion ceux que tu as excommuniés, et rétablis dans leurs charges les suspens. Je n'en ferai rien. — Tu mourras, pour ta peine. — J'y suis prêt afin de gagner par mon sang la liberté et la paix de l'Eglise ; mais je vous défends de toucher à mes gens, clercs ou laïques. » On se jette sur lui, on l'empoigne, on le tire afin de l'emmener hors

 

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de l'église pour le tuer, mais l'archevêque a embrassé la colonne. Renaud Fitzurse veut l'en détacher : « Maq            … (1) ! lui crie l'archevêque en le repoussant, tu ne me toucheras pas, tu es mon féal, tu te conduis en fou. » Et d'un coup de poing il l'envoie trébucher en arrière. Renaud revient fou de rage, brandissant l'épée sur la tête de l'archevêque. « Je ne suis pas ton féal contre la foi que je dois au roi. » L'archevêque, voyant que l'instant de la mort approche, incline la tête, joint les mains et les élève dans l'attitude de la prière. Le sang coulait de sa tête, il s'en aperçut en y passant la main : « Mon Dieu, dit-il, je remets mon âme entre vos mains. » Un second coup sur le crâne le jeta à terre ; déjà à genoux, se sentant tomber contre l'autel de Saint-Benoît, il songea à étendre son vêtement afin d'être couvert jusqu'aux pieds. Il tomba sur le côté droit en murmurant : « Je suis prêt à mourir pour le nom de Jésus et la défense de l'Église. » Le crâne était fracassé, Richard Le Breton s'approche et frappe un coup terrible. L'épée se brise sur le pavé et sur le crâne : « Attrape cela pour l'amour de Guillaume, frère du roi. » La calotte du crâne s'était détachée, retenue seulement par un lambeau de peau sur le front. L'archevêque gisait dans une mare de sang. Hugues Mauclerc, sous-diacre, s'approcha, posa son pied sur le cou et de la pointe de son épée fit jaillir la cervelle sur le pavé : « En route, barons, dit-il, il ne ressuscitera pas. »

 

1. Parmi les lecteurs, beaucoup ne comprendront pas et ils n'y perdront guère. Si j'emploie ce mot grossier, c'est que saint Thomas en a fait usage (leno) et qu'on l'en a loué ; j'ai pensé dès lors que là

 

Où le père a passé passera bien l'enfant.

 

J'aurai d'ailleurs occasion de citer, à propos d'un missionnaire français en Chine, le mot de Cambronne. Je ne doute pas que plusieurs n'en soient scandalisés ; mais c'est le cas de se rappeler la parole de Jésus : « Lorsqu'on vous conduira devant les juges, ne préparez pas vos réponses. Le Saint-Esprit vous les inspirera sur l'heure », et on peut faire grâce de quelque délicatesse à des témoins qui se font égorger. D'ailleurs, ce qui est dit est dit ; l'omettre n'est pas le modifier ni le supprimer.

 

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LE B. BERNARD DE ALZIRA ET SES SŒURS GRATIA ET MARIE. EN L'ANNÉE 1180.

 

BOLL., Acta sanct., 21 aug., IV, p. 452-463 ; —. GALLARDO, Bibl. españa (1866), II, 308.

 

 

Alzira est une petite ville du diocèse de Valence que nos martyrs ont illustrée. Le père de Bernard se nommait Almanzor et avait reçu du roi musulman Zaën le gouvernement de deux villes, Pintarrafes et Carlete. Il avait un frère aîné qui portait le nom de son père et deux soeurs appelées Zaïda et Zoraïda. Bernard s'appelait d'abord Amet. Amet se distinguait par son intelligence et sa rare habileté dans le maniement des affaires. Il se convertit au christianisme en entendant le chant des religieux cisterciens, à Lérida en Catalogne, reçut au baptême le nom de Bernard et fit profession dans l'ordre de Cîteaux. Il surpassa bientôt tous ses confrères dans l'exercice des vertus. Il résolut d'entreprendre la conversion de ses parents : il réussit à convertir sa grand'tante, échoua auprès de son frère aîné, mais parvint à gagner ses deux soeurs qui changent de nom au baptême. Son frère Almanzor, furieux, le chassa de son palais. Il se retira dans un bois voisin, où devaient le rejoindre, la nuit suivante, ses deux soeurs et tous les membres de sa famille qu'il avait convertis.

Déjà la nuit avait couvert la terre d'épaisses ténèbres, un silence profond régnait partout, les hommes étaient plongés dans un lourd sommeil. Les vierges se levèrent alors pour aller au-devant de l'Epoux auquel elles avaient été fiancées ;

 

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elles réunirent les fidèles qui devaient les accompagner et, traversant les gardes endormis, elles sortirent d'abord du palais, puis de la ville. Faire une lieue à pied n'était pas une fatigue ordinaire pour nos fugitifs, surtout pour Marie et Gratia, qui, élevées au milieu du luxe de la cour, étaient plus habituées à être portées qu'à marcher ; en outre, leur marche était embarrassée, retardée par les ténèbres qui rendaient les chemins invisibles, par les pierres inaperçues qui faisaient trébucher et maints autres obstacles. Mais elles avaient reçu avec la foi la charité, et avec la charité l'ensemble de toutes les vertus ; aussi se sentaient-elles un courage non seulement au-dessus de leur sexe, mais même plus que viril. Aux premières lueurs de l'aurore, elles arrivèrent dans le bois, et aperçurent leur frère Bernard venant à leur rencontre. Elles fondirent en larmes et s'écrièrent : « Qui donc, désormais, pourra nous séparer de la charité du Christ ? Ce ne sera ni la mort ni la vie, ni le péril ni le glaive. Qu'Almanzor se mette à la recherche de ses soeurs s'il le veut, qu'il les découvre s'il le peut : pour nous, ou bien nous vivrons chrétiennes, ou bien nous mourrons pour le Christ. Si nous demeurons cachées, nous jouirons de la société des fidèles ; si nous sommes découvertes, nous jouirons de celle des anges. Ainsi donc, que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons à Dieu. » — Tous pénétrèrent donc dans le bois pour s'y tenir cachés jusqu'à ce qu'on cessât de rechercher Bernard.

Les fidèles se tenaient depuis deux jours dans leurs cachettes, et les ministres d'Almanzor, après avoir battu toute la région sans avoir rien découvert, retournaient vers leur maître, quand Bernard, qui était sorti du bois pour aller, au bourg voisin, acheter des vivres pour ses soeurs, rencontra son frère entouré de son escorte ; l'agneau rencontrait le loup, la brebis tombait entre les mains du boucher. Almanzor, saisi de fureur à la vue de son frère, voulait se jeter sur lui et le transpercer de sa lance. Bernard demeura impassible devant la mort, tout joyeux d'être immolé pour le Christ ; mais les gardes du gouverneur réprimèrent son élan et lui dirent : « Si vous tuez dès maintenant ce misérable, qui donc nous découvrira l'endroit où se tiennent cachées Zaïda et Zoraïda? Nous ne savons si elles se trouvent au

 

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milieu de ce bois ou ailleurs, et peut-être mourront-elles de faim avant que nous puissions les découvrir. Laissez-le vivre afin qu'il nous dise où elles sont cachées, et qu'il répare l'effet de ses mauvais conseils, qui les ont poussées à s'écarter de la vérité et à déserter le palais de leur frère. » L'avis parut bon au gouverneur, malgré l'emportement qui le dominait, car il se dit intérieurement qu'il lui serait toujours loisible d'infliger la mort à son frère, tandis qu'il ne pourrait jamais le rappeler à la vie. Il s'approcha donc de Bernard et lui dit avec hypocrisie: a Pourquoi, mon frère (laisse-moi t'appeler ainsi), pourquoi méprises-tu et trompes-tu celui qui t'aime plus que lui-même, qui t'avait choisi pour son ami, son associé dans le gouvernement et son successeur, même après t'avoir vu abjurer les lois de nos aïeux ? Pourquoi m'enlèves-tu (je ne veux pas dire après les avoir séduites) mes soeurs dont j'espérais pouvoir adopter les fils? Admettons que tu aies découvert en moi un crime dont tu veuilles me châtier ; mais nos aïeux, quel mal t'ont-ils fait ? Quel châtiment ont-ils donc mérité pour que tu les prives de postérité ? pour que tu leur enlèves leurs héritiers ? Admettons encore que votre loi est plus excellente et plus salutaire que la nôtre ; mais est-ce que le Christ a jamais enseigné ou approuvé l'impiété des fils à l'égard de leurs parents? Se déclara-t-il jamais opposé à la propagation et conservation du genre humain ? A-t-il ordonné ou conseillé aux rois de se priver de descendance, de telle façon qu'après leur mort surgissent des luttes sans fin ? Bien plus, Ramire, roi d'Aragon, n'a-t-il pas passé, par l'ordre du Souverain Pontife, de l'état monastique à l'état conjugal? n'a-t-il pas eu une fille, nommée Pétronille ? Ces exemples tout récents, pris parmi les sectateurs de votre religion, ne prouvent-ils pas qu'on doit a fortiori marier des vierges non encore consacrées, pour soutenir une couronne, quelque modeste qu'elle soit? Je ne veux point engager avec toi de discussion sur la religion ; chacun est libre de suivre celle qui lui plaît. Mais qui me défend de plaider en faveur des droits de ma succession ? Que nos deux soeurs se marient donc, au moins l'une d'elles, qu'elle s'unisse à un chrétien, si bon lui semble, et observe tous les préceptes de votre sainte loi. Une fois mariée, ou bien elle persévérera dans le mariage, ou bien, si elle le

 

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veut, après avoir mis au monde un fils, elle retournera au célibat et y demeurera jusqu'à la fin de ses jours. »

Almanzor s'entretint ainsi hypocritement avec son frère jusqu à ce qu'ils fussent parvenus à l'endroit où leurs soeurs se tenaient cachées. Mais dès qu'il fut en possession de la proie qu'il convoitait, il entra en fureur, et lui déclara qu'il avait ou bien à renier la foi catholique, ou bien à subir une mort cruelle. « Amet, dit-il, il faut que tu choisisses de deux choses l'une, la couronne ou le glaive. La couronne, si tu consens à régner avec moi ; le glaive, si tu préfères régner avec ton Christ. Quant aux esprits des femmes qui se sont laissé tromper par l'apparence de la piété, j'emploierai deux moyens pour les ramener à la vérité ; si tu persévères dans tes égarements, j'y réussirai par les menaces d'une mort semblable à la tienne ; si au contraire tu reviens à résipiscence, tu te chargeras de désabuser celles que tu as trompées. » Le saint répondit : « Tu as trompé quelqu'un qui ne demandait qu'à être trompé ; car alors que je m'offrais spontanément à l'immolation, tu m'y as traîné par une ruse qu'il m'aurait été facile de découvrir. Pour moi, le Christ seul est toute ma vie, et mourir pour le Christ est un gain que je recherche depuis longtemps. Ne t'imagine pas que tu pourras, par la vue de ma mort, arracher Marie et Gratis au Christ, leur époux. Le sang de leur frère ne fera que les enraciner dans la foi et leur donner plus de courage pour recevoir le coup de hache. »

Il dit et leva les yeux au ciel; puis les tournant vers ses soeurs comme pour les inviter au martyre, il s'écria : « Christ, que ce calice passe de moi à mes soeurs ; qu'elles souffrent avec moi pour régner avec moi ; que celles qui me sont unies par les liens de la chair et de l'esprit jouissent du même héritage que moi. » Bernard offrit alors aux satellites ses mains à lier, salua avec respect l'arbre auquel on l'attachait et qui lui rappelait l'arbre de la croix ; puis le bourreau, pour le faire souffrir davantage, le fit mourir en lui enfonçant dans la tête un énorme clou de fer. Le frère aîné et les soeurs de Bernard assistèrent à son supplice sans verser une larme : celles-ci parce qu'elles se réjouissaient de la gloire que venait de conquérir leur frère, celui-là parce qu'il se félicitait d'avoir satisfait sa vengeance.

 

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Bernard ainsi triomphait, et portait, attachée à son front par un clou, la couronne du martyre, qui ne pouvait plus lui être arrachée; restaient ses deux soeurs, plus faibles que lui par la nature, mais ses égales par la grâce. Aussi leur était-il réservé un semblable triomphe. Almanzor commença par user des moyens de douceur : il fit miroiter tour à tour devant les regards de ses soeurs : promesses, caresses, projets de mariage (ce qui touche ordinairement les femmes), offrant à l'une la succession de son gouvernement, à l'autre des trésors considérables qui donneraient de l'envie aux rois eux-mêmes. Mais ce fut en vain qu'il essaya de pervertir la faiblesse de ces femmes par les voluptés, le luxe et les délices.

Dès qu'il vit que ses caresses ne produisaient rien et que leur constance dans la foi du Christ ne faisait que s'affermir, il en vint aux moyens de terreur, et les menaça tour à tour d'une exécution immédiate par le glaive et d'une mort plus cruelle que celle de leur frère.

« Amet, dit-il, a eu la tête transpercée d'un clou ; vous, vous aurez tous les membres ainsi percés de clous et déchirés peu à peu par les ongles de fer, afin que les tortures soient plus longues. Est-ce que je n'apaiserai point ainsi Dieu en répandant votre sang, moi qui n'épargnerais pas même le mien pour obtenir ce résultat ? Est-ce que je puis laisser lâchement impunis ces mépris de la Divinité, au détriment de toute notre nation et même de notre loi ? Je l'avoue, il me semble impie, après le meurtre de notre frère, de vous faire mourir également, vous qui êtes des femmes, mes soeurs, considérées et aimées par moi comme mes propres filles ; mais je commettrais un sacrilège en épargnant des prévaricatrices et de viles apostates telles que vous êtes. Car autant Dieu est élevé au-dessus des créature, autant doit-on faire cas de la religion qui lui est due. On vous accorderait peut-être du temps pour faire pénitence (puissiez-vous en avoir le désir), si ce temps ne pouvait en même temps favoriser votre obstination ; et comme cette dernière hypothèse est beaucoup plus probable que la première, je vais vous faire mourir, moins pour avoir péché que pour vous empêcher de le faire. » Il dit, et ordonna aussitôt de tuer les deux soeurs en présence du cadavre de Bernard, qui, déjà triomphant

 

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au milieu des anges, leur obtint de Dieu des forces, du courage, des secours, la grâce enfin de désirer le ciel, de mépriser la terre et de mourir joyeuses.

Les deux vierges reçurent le coup de mort avec énergie et avidité, et au moment même où leur corps tronqué tombait à terre, leur âme entrait dans les cieux. Les anges vinrent à leur rencontre et les accueillirent avec pompe et allégresse. Leurs corps ne furent confiés à la terre qu'après avoir été baignés de leur propre sang et par là comme revêtus d'une pourpre royale.

 

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JEAN, ÉVÊQUE DE VICENCE ET MARTYR. EN L'ANNÉE 1181.

 

Le B. Jean de Sordi Cacciafronte, né à Crémone en 1125, moine de l'abbaye de Saint-Laurent dans la même ville, prieur de Saint-Victor, de l'ordre de Saint-Benoît, en 1159, trois ans plus tard abbé de Saint-Laurent, devint en 1174 évêque de Mantoue, et en 1179 de Vicence, où il mourut le 16 mars 1183, martyr de la liberté ecclésiastique.

 

BOLL., Acta sanct.,16 mars, II, p. 491-498 ; — Bibl. hagiog. lat., (1899), 646 ; — Vita del beato Giovanni Sordi, in-4°, Cesena, 1765; - A. SCHIARI, Della vita e dei tempi del B. Giovanni Cacciafronte Cremonese, vescovo de Mantova, poi di Vicenza, memorie, in-8, Vicenza, 1866.

 

A Vicence vivait un nommé Pierre, originaire, dit-on, de Bologne, qui avait reçu des prédécesseurs de Jean, alors qu'ils s'armaient en guerre contre l'empereur Frédéric, certaines propriétés faisant partie de la mense épiscopale, mais appartenant maintenant à la ville de Vicence. Ces terres lui avaient été cédées à titre de fiefs, mais lui se mit à les administrer comme si elles lui appartenaient en propre, et refusa de payer à l'Eglise le cens dont on était convenu. Bien plus, il voulut se soumettre les autres feudataires de l'évêque qui habitaient ce bourg et se mit à leur commander en maître.

Les plaintes que fit surgir cette criante injustice émurent l'âme du pontife, zélé pour la justice, et trouvant son vassal Pierre endurci dans l'iniquité et insensible à toutes ses remontrances, il le priva de son fief et le déclara séparé de la communion de

 

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l'Église. La grandeur du châtiment, loin de porter le coupable au repentir, ne fit qu'allumer en lui un violent désir de se venger du pontife, et il chercha l'occasion de machiner sa mort. Dans ces dispositions, il se choisit des compagnons pour perpétrer plus sûrement son crime, et se mit en embuscade, attendant le moment où, selon sa coutume, l'évêque sortirait pour aller inspecter un bâtiment qu'il faisait construire pour l'enseignement de la théologie, et qui était situé sur l'emplacement de l'église actuelle de Saint-Antoine.

En sortant de son palais, l'évêque était accompagné d'un clerc nommé Edricus de Creazzo, de qui nous tenons les détails suivants. En chemin, ils furent abordés par un pauvre à demi nu, qui demanda l'aumône de quelque vêtement. L'évêque ordonna à son chapelain d'aller voir immédiatement chez lui s'il avait de quoi satisfaire ce mendiant ; mais Edricus, qui craignait (non à tort) qu'on ne profitât de son absence pour faire mal à son maître, remit la chose à plus tard. L'évêque ayant déclaré qu'il n'avancerait point d'un pas tant qu'Edricus ne serait de retour, celui-ci partit, et lorsqu'il revint, il trouva l'évêque sain et sauf au même endroit. Cette vue le rassura, et il s'éloigna sans crainte une seconde fois pour exécuter un nouvel ordre de l'évêque dans la cave au vin.

Apercevant l'évêque sans compagnie, n'ayant avec lui que Jean de Malaterra, les assassins jugèrent l'occasion favorable, se précipitèrent sur le prélat sans défense, et Pierre lui-même lui plongea son glaive dans le coeur. Le bienheureux Jean tomba aussitôt, victime innocente d'une fureur barbare ; l'unique parole qu'il prononça alors, ainsi que nous l'a attesté avec serment le serviteur qui se trouvait à ses côtés, fut pour pardonner à ses ennemis leur crime ; et après avoir prié pour eux avec instance, il rendit son âme au Créateur. Pour conserver le souvenir de cette mort glorieuse, et indiquer à la postérité l'endroit où expira le saint prélat, on éleva une colonne qui se trouve actuellement sur la place de l'Eglise cathédrale, non loin de l'église Saint-Antoine. Dès que la nouvelle de ce lâche assassinat se répandit dans la ville, le peuple prit les armes et courut venger ce crime. Les fidèles trouvèrent la demeure de Pierre fermée à clef, et trouvant trop long de défoncer les portes ou d'abattre les murs

 

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pour se frayer une entrée, ils mirent le feu au toit, et tout le: bâtiment flamba en un instant, mais sans préjudice pour le maître, qui avait fui et dont on n'entendit plus parler. Il est à croire qu'il expia sévèrement son crime, sinon en ce monde, du moins en l'autre.

 

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S. PIERRE DE PARENZO, MARTYR. A ORVIETO EN ÉTRURIE, EN L’ANNÉE 1199.

 

Les manichéens troublaient toute l'Italie sous Innocent III. Ils avaient surtout pris pied dans Orvieto, et l'énergie de l'évêque de cette ville n'avait pu en triompher. Innocent ayant retenu à Rome cet évêque pendant neuf mois, tandis que l'interdit régnait sur la ville, l'hérésie se propagea plus que jamais par des assemblées secrètes. On prêchait ouvertement contre la doctrine de l'Eglise, et l'on annonçait même que, si l'on en venait aux mains, les catholiques seraient chassés de la ville. Ces derniers envoyèrent une députation à Rome, cherchèrent a faire la paix et demandèrent un défenseur (gouverneur) capable d'extirper l'hérésie. Du consentement et avec l'approbation du pape, les Romains leur donnèrent saint Pierre Parentice ou de Parenzo, issu d'une famille recommandable de la ville. Pour obéir aux ordres du souverain pontife et dans l'espoir de conquérir la palme du martyre, Pierre se rendit à Orvieto, et au mois de février 1199 il fit son entrée dans cette ville, aux acclamations du peuple, qui vint à sa rencontre avec des branches d'olivier et de laurier. Saint Pierre déploya une grande vigueur dans la répression des hérétiques, et les succès qu'il obtint excitèrent contre lui la haine du parti, qui jura de le faire périr. Saint Pierre se rendit ensuite à Rome pour célébrer la dernière Pâque avec sa famille (18 avril 1199). Il se présenta au pape, qui le félicita de ses efforts, l'encouragea et l'exhorta à retourner au combat contre les hérétiques, lui accordant le pardon complet de tous ses péchés s'il succombait. Animé d'un nouveau courage, et prévoyant sa mort prochaine, saint Pierre, après avoir fait son testament, retourna à Orvieto.

 

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BOLL., Acta sanct., 21 mai, V, p.86-99, VII, p. 825;— A. S. CARTARI, Istoria antica latina, e sua traduttione in lingua italiana del martirio di S. Pietro di Parenzo podestà e rettore della città d'Orvieto... l'anno 1199, in-4°, Orvieto, 1662.

 

MARTYRE DE PIERRE DE PARENZO

 

Pendant que le gouverneur était absent de notre cité, quelques manichéens que Pierre de Parenzo avait châtiés conformément aux exigences de la justice se réunirent et cherchèrent ensemble le moyen de lui jouer un mauvais tour, de façon à le contraindre à restituer les amendes et les gages et à retirer les condamnations, en un mot à les approuver et les favoriser. Ils allèrent trouver un des serviteurs de Pierre, nommé Radulphe, et lui promirent une somme d'argent s'il consentait à livrer son maître entre leurs mains. Or, ce traître ne cherchait que l'occasion.

Cependant Pierre de Parenzo, après avoir dit un dernier adieu à ses parents et à ses amis, revint à Orvieto, aux calendes de mai, et fut accueilli avec de grandes démonstrations, au milieu des décorations de fleurs et de feuillages comme la première fois. Il reprit ses poursuites contre les hérétiques, sans se laisser intimider par leurs menaces, et les châtia conformément aux lois. La grâce de Dieu inspirait un si grand courage au futur martyr, que souvent, levant les mains au ciel, tantôt en public, tantôt en particulier, il,suppliait Dieu, la sainte Vierge et le prince des apôtres que, s'il devait jamais périr par le glaive, ce fût par le glaive des hérétiques et pour la défense de la foi catholique, déclarant qu'il était assuré de jouir immédiatement de la gloire éternelle s'il tombait sous le fer des ennemis de la foi. Le bienheureux mérita de voir son pieux désir exaucé, et le souhait qu'exprimaient ses lèvres ne demeura pas vain. Le traître Radulphe, semblable à Judas, ou plutôt autre Judas (car on peut lui donner le nom de celui dont il a imité les crimes), le traître Radulphe s'appliqua à combiner une trahison. Le 13 des calendes de juin de l'an 1199, tandis que Pierre de Parenzo soupait joyeusement avec Henri, juge romain, et quelques autres amis, le traître n'eut pas honte de recevoir de la main même de son

 

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maître une cuisse de poulet et une coupe de vin, voulant par là dissimuler audacieusement ses infâmes desseins L'homme de paix, en qui on avait pleine confiance, ourdit contre son maître le plus odieux complot. Le traître ne se coucha pas ; il passa toute la nuit à disposer des pièges autour du palais du gouverneur, et à déguiser les hérétiques afin de les introduire sous les apparences de catholiques.

Or donc, à la première veille de la nuit, le saint, déjà déchaussé, se préparait à prendre du repos, quand les hérétiques vinrent frapper aux portes de son palais, en demandant à parler au gouverneur. Dès qu'il parut, les manichéens, aidés du traître et de ses complices en grand nombre, le saisirent, lui serrèrent fortement la gorge avec un lacet pour l'empêcher de crier, lui bâillonnèrent la bouche, lui enveloppèrent la tête avec des peaux, puis ils le tirèrent du palais, avec l'intention de l'emmener à l'écart hors de la cité. Pierre, bien déterminé à endurer le martyre, les supplia pourtant de ne pas l'entraîner hors de l'enceinte de la ville, leur représentant qu'il était déchaussé et que, même chaussé, il lui était impossible de marcher à la façon des piétons. Le traître lui offrit alors ses bottes. Une discussion s'éleva entre les malfaiteurs : les uns voulaient emmener dans une forêt voisine leur prisonnier, les autres le renfermer dans une forteresse nommée Ruspampanus qui leur servait de repaire. Ne parvenant pas à mettre un terme à leur discorde, les assassins résolurent d'un commun accord de mander les autres conjurés leurs compagnons, et, en attendant, ils enfermèrent dans une cabane le gouverneur d'Orvieto. La troupe des loups, entourant alors celui-ci, le sommait de leur restituer l'argent des amendes qu'on leur avait imposées, de renoncer au gouvernement de la cité, et de promettre avec serment, s'il voulait sauver sa vie, de ne jamais persécuter leur secte, mais de l'approuver et la favoriser. Pierre, empruntant sa fermeté à la foi, pierre angulaire de l'Église, répondit qu'il consentait à rendre de sa propre bourse les amendes et les gages ; mais qu'il refusait formellement de quitter le gouvernement de la ville et de faire serment de favoriser leur secte. Il se déclara prêt à endurer toutes sortes de tortures plutôt que de dévier du droit chemin de la foi catholique en approuvant leurs erreurs. Il ajouta qu'il ne voulait pas se charger

 

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la conscience d'un parjure, attendu qu'il avait fait serment de gouverner pendant un an la ville d'Orvieto. Les hérétiques eurent beau le menacer de mort s'il ne se rendait pas à leurs sommations, ils ne purent ébranler celui qui se tenait fermement appuyé sur la pierre de l'Eglise.

Au milieu de ces pourparlers, tandis que les veaux et les boeufs gras des hérétiques entouraient et assiégeaient le bienheureux, survinrent d'autres conjurés, poussant des rugissements de lion, et l'un d'eux s'écria : « A quoi bon tant de paroles avec ce misérable ? » En même temps il leva la main et assena un si rude coup de poing sur la bouche de Pierre de Parenzo, qu'il lui brisa une dent et lui mit le visage tout en sang. Un autre, cédant à un semblable accès de fureur, saisit un instrument de meunier, en frappa Pierre et lui fit une profonde blessure à l'occiput. Le saint tomba la face contre terre. Les autres, animés par cet exemple, se précipitèrent sur le bienheureux et l'achevèrent à coups d'épée et de couteau en lui faisant quatre nouvelles blessures. Quelques-uns, pour satisfaire leur vengeance, lui arrachèrent les cheveux en plusieurs endroits. Ils voulurent jeter le corps dans un puits dont l'orifice était re-couvert de gazon, afin que l'on ne pût pas le retrouver ; mais il Ieur fut impossible de remuer le cadavre et de découvrir l'entrée du puits. Ils abandonnèrent donc leur victime au pied d'un noyer et s'enfuirent. Ce noyer, qui jusque-là avait été stérile, porta cette année des fruits en abondance : la divine Providence voulait par cette fécondité miraculeuse faire éclater le mérite de son serviteur.

(L'évêque accourut avec son clergé. Ce fut une désolation universelle. Le corps fut porté à l'église cathédrale et enterré au lieu même où le saint conférait souvent avec l'évêque sur les moyens d'exterminer les hérétiques. Les miracles se produisirent en grand nombre sur son tombeau. La plupart des meurtriers, à commencer par le traître, périrent de mort funeste.)

 

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LES SAINTS BÉRARD, OTTON, PIERRE, ADJUTUS, ACCURSIUS, FRANCISCAINS, MARTYRS AU MAROC. EN L'ANNÉE 1220.

 

BOLL., Bibl. hag. lat. (1898), 175, 1324 ; Acta sanct. (1643), janv., II, 62-65 ; — SURIUS, Vitae sanct. (1618), I, 263-265.

 

L'homme ne peut trouver de paroles pour exprimer l'admiration qu'inspire le genre de vie des frères mineurs, et pour célébrer le patriarche François, que Dieu, plein de bonté et de miséricorde, a daigné appeler et décorer des sacrés stigmates de notre rédemption, comme un autre Christ, pour porter secours à la religion, à la sainteté, à la vertu et à la foi immaculée du Christ, presque complètement anéanties. Non seulement cet ordre fut, dans la suite des temps, orné par Dieu même des dons et des grâces les plus extraordinaires, mais le Tout-Puissant voulut le faire resplendir dès son berceau et lui donner une preuve éclatante de son approbation par une faveur excellente et inappréciable. En effet, cinq frères mineurs, du vivant même de leur fondateur saint François, eurent l'honneur de subir un glorieux martyre en cherchant à étendre et à défendre: le culte du vrai Dieu et la religion de Jésus-Christ. C'est Dieu qui leur fit cette grâce, dans son ineffable clémence, afin de déclarer ouvertement que la règle de ces pagures frères était fondée sur la pureté essentielle de l'Évangile, et par conséquent confirmée et approuvée par lui. On a vu se soumettre à cette stricte observance des rois et des princes illustres, des nobles puissants, de riches citoyens, et aussi les plus grands criminels. Tous, frappés par l'éclair de la grâce divine, ils abandonnèrent

 

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et répudièrent les richesses et les voluptés du siècle pour se livrer tout entiers au service de Dieu. Les uns se distinguèrent par la plus pure virginité ; les autres par la doctrine, par la sainteté ou par le courage apostolique ; quelques-uns enfin, envoyés annoncer l'Evangile aux infidèles, conquirent une belle place dans le ciel par le martyre. Ces derniers eurent pour modèles et pour encouragement les cinq protomartyrs de l'ordre de Saint-François dont nous allons parler. La conversion de saint Antoine de Padoue, cette lumière resplendissante de l'Eglise, fut opérée par l'exemple de leur martyre : il abandonna les chanoines réguliers pour revêtir l'habit grossier des frères mineurs.

Pour empêcher que ces exemples, si utiles à connaître et à méditer pour tous, ne vinssent à tomber dans l'oubli, le pape Sixte IV, la dixième année de son glorieux pontificat, déclara solennellement, par un décret adressé à toute l'Église le 2 mars 1480, que ces cinq martyrs seraient inscrits au catalogue des saints et honorés d'un culte public par tous les fidèles. Longtemps auparavant, semblable faveur avait été accordée par les prédécesseurs de Sixte IV aux habitants de Coïmbre, où reposent les corps de ces saints.

En l'année 1219, 13e année de sa conversion, le bienheureux François, d'après la volonté du Seigneur, envoya au Maroc six apôtres d'une grande sainteté : c'étaient les frères Vital, Bérard, Otton, Accursius, Pierre et Adjutus ; il désigna Vital comme supérieur. Tandis qu'ils traversaient le royaume d'Aragon, frère Vital tomba gravement malade. Comme son infirmité menaçait de se prolonger, frère Vital, ne voulant pas entraver l'oeuvre de Dieu, ordonna à ses cinq confrères de poursuivre leur route vers le Maroc pour accomplir l'ordre de Dieu et de leur père François. Les frères obéirent, dirent adieu à leur cher malade et bientôt arrivèrent à Coïmbre.

La reine Uraque, qui gouvernait alors le Portugal, les manda en son palais, causa avec eux des choses de Dieu, et voyant en eux un si profond mépris du monde, une si grande ardeur à désirer la mort pour le Christ, elle les regarda comme de très parfaits serviteurs de Dieu et les supplia de prier Dieu de leur révéler l'époque de sa mort. Les saints apôtres se récusèrent

 

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alors en toute humilité, se déclarant indignes des confidences divines ; mais enfin, comme la reine réitérait avec instances sa supplication en versant des larmes, ils promirent de prier en ce sens. Ils le firent avec une grande foi, et non seulement Dieu leur révéla ce qu'ils demandaient, mais encore leur propre martyre. Les humbles frères déclarèrent alors à la reine que sa dernière heure n'était pas éloignée, mais qu'auparavant eux-mêmes remporteraient la palme du martyre au Maroc, que leurs corps seraient rapportés à Coïmbre et que la reine, à la tête de tous les fidèles, les recevrait avec honneur. Ce qui arriva.

Les saints se rendirent alors à Alanquer et firent part de leur mission à la soeur du roi de Portugal, nommée Sancia. La princesse les encouragea beaucoup, et leur fournit des habits séculiers, afin qu'ils pussent en sécurité aborder aux pays des Sarrasins. Ils s'acheminèrent, sous ce déguisement, vers Séville, qui était alors sous la domination des Sarrasins ; ils allèrent demander l'hospitalité à un chrétien, et là, dépouillant leurs habits séculiers, ils se tinrent cachés pendant huit jours. Un jour cependant, emportés par leur zèle, ils se dirigèrent, sans prendre soin de se faire accompagner, vers la principale mosquée, et tentèrent d'y pénétrer. En les apercevant, les Sarrasins, furieux, se ruèrent sur eux en poussant de grands cris, les bousculèrent, les accablèrent de coups, et ne les laissèrent point entrer; car c'est chez eux un parti pris bien arrêté de ne laisser pénétrer dans leurs temples aucun chrétien, ni aucun partisan de quelque autre secte.

Les bons frères se dirigèrent alors vers le palais, frappèrent à la porte et déclarèrent qu'ils avaient un message à transmettre au roi de la part du Roi des cieux, le Christ Jésus. Ils eurent un long entretien avec le roi au sujet de la foi catholique, l'exhortèrent vivement à se convertir et à recevoir le baptême, et lui dévoilèrent quantité de turpitudes concernant Mahomet et son exécrable loi. Le roi, transporté de fureur, donna ordre de leur trancher la tête sur-le-champ ; mais bientôt, se radoucissant à la prière de son fils, il les fit enfermer au sommet de la tour de son palais. Les saints apôtres se mirent à prêcher la foi du Christ du haut de leur tour à tous ceux qui venaient à la cour, criant à tue-tête que Mahomet et tous les sectateurs de son abjecte religion

 

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étaient destinés au supplice éternel. A cette nouvelle, le roi les fit enfermer dans les souterrains de la tour, puis, sur l'avis de son conseil, il les expédia au Maroc en compagnie d'un noble catholique nommé Pierre et d'autres chrétiens. C'était aller au-devant des désirs de nos saints frères. Ils allèrent d'abord loger dans le palais de Pierre, infant de Portugal (on appelle infants, en Espagne, les enfants puînés du roi) et frère du roi Alphonse II. Il les reçut avec empressement et leur fit préparer un copieux repas.

Sur leur route, les frères ne manquaient pas de prêcher avec zèle la vérité à tous les Sarrasins qu'ils rencontraient. Un jour que frère Bérard, monté sur un char, annonçait l'Evangile au peuple, le roi Miramolin, qui revenait de visiter les tombeaux de ses aïeux situés hors des murs, passa devant lui, et étonné en voyant qu'il continuait ses prédications malgré sa présence, il le prit pour un fou, ordonna de chasser de la ville les cinq frères, et de les faire reconduire par des chrétiens en leur pays. Le seigneur Pierre, infant de Portugal, leur donna quelques-uns de ses serviteurs, qui devaient les conduire à Septa et les embarquer de là pour les pays des chrétiens.

Mais les frères eurent à peine pris congé des domestiques du prince, qu'ils rebroussèrent chemin et vinrent au Maroc. Ils entrèrent dans la ville, et, apercevant sur la place publique un groupe de Sarrasins, ils se mirent à leur prêcher l'Évangile. Ceci étant rapporté au roi, Miramolin les fit jeter en prison, et les y laissa pendant vingt jours sans leur donner à boire ni à manger ; mais ils furent soutenus par les consolations divines. A cette

époque, survint une chaleur excessive, suivie d'orages épouvantables.

Plusieurs des habitants, persuadés que c'était un châtiment à cause de l'emprisonnement des frères, vinrent se plaindre au roi. Celui-ci, sur le conseil d'Abaturim, qui était favorable aux chrétiens, consentit à les remettre en liberté ; mais il ordonna aux chrétiens de les reconduire immédiatement au pays de leurs coreligionnaires. Le roi et les officiers de son entourage furent saisis de stupeur en apercevant les religieux sains et saufs de corps, et l'esprit plus résolu que jamais, malgré leur jeûne complet de vingt jours. A peine étaient-ils mis en liberté, que les

 

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fervents disciples du Christ se mirent à prêcher aux Sarrasins la parole de Dieu ; mais les chrétiens, redoutant le roi, les contraignirent à se taire et leur donnèrent des guides qui devaient les acheminer vers les pays des fidèles. Les frères congédièrent en route leurs compagnons, retournèrent de nouveau au Maroc. Les chrétiens se consultèrent alors sur ce qu'ils devaient faire, et l'infant Pierre consentit à les recevoir chez lui, et il les fit surveiller par ses gardes pour les empêcher de se montrer en public.

Peu après, l'infant, ayant réuni une nombreuse armée composée de chrétiens et de Sarrasins, marcha contre certains Sarrasins rebelles. Au retour, ils furent trois jours sans pouvoir trouver d'eau pour abreuver leurs chevaux. Hommes et chevaux étaient menacés de mort par suite de cette disette, quand frère Bérard, ayant fait une prière, saisit un bâton, creusa légèrement la terre, et aussitôt jaillit une source. Tous burent abondamment de cette eau limpide et en remplirent leurs outres. Ils avaient à peine terminé de prendre cette précaution, que la fontaine se dessécha. A la vue de ce miracle, tous redoublèrent de dévotion et de révérence à l'égard des frères, et beaucoup sollicitèrent l'honneur de baiser leurs pieds.

Tandis que, revenus au Maroc, ils se trouvaient toujours sous la surveillance des gardes de l'infant Pierre, ils réussirent, un certain vendredi, à s'échapper secrètement et se présentèrent audacieusement au roi Miramolin, qui venait de visiter les tombeaux de ses aïeux. Le frère Bérard monta même sur son char et se mit à lui prêcher intrépidement la foi catholique. Le roi, indigné, ordonna à (un officier sarrasin qui avait été autrefois témoin du miracle de la source de leur faire subir sur-le-champ la peine capitale. Tous les chrétiens du pays, craignant de recevoir eux aussi la mort, s'enfuirent précipitamment en leurs demeures et en barricadèrent les portes.

L'officier fit chercher les cinq frères par des appariteurs. Ceux-ci les amenèrent deux fois chez le juge, et comme il était absent, ces ministres du diable, après avoir accablé de soufflets et de coups les athlètes du Christ, les enfermèrent dans une vaste prison. Les frères y employèrent tout leur temps à prêcher la parole de Dieu aux chrétiens et aux hérétiques. Enfin l'officier

 

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les fit comparaître devant son tribunal. Comme ces courageux chrétiens demeuraient fermement attachés à la foi catholique, et énuméraient avec mépris, sans se laisser intimider, toutes les abominations de Mahomet et de sa loi, le juge, irrité, ordonna de les soumettre à divers supplices, puis de les séparer les uns des autres et de leur infliger une rude flagellation. Les ministres impies leur lièrent aussitôt les mains et les pieds, puis, leur attachant une corde au cou, ils se mirent à les traîner sur la terre en tous sens, et les flagellèrent avec tant de cruauté que leurs entrailles étaient à nu. Ils versèrent alors sur les plaies de l'huile bouillante et du vinaigre, puis ils les roulèrent sur des lits de pots cassés. Durant toute la nuit, ils furent ainsi torturés et flagellés par trente Sarrasins.

Dans cette nuit même, il sembla aux gardiens qu'une éclatante lumière descendait du ciel, enveloppait les frères et les emportait dans les cieux au milieu d'innombrables ovations. Stupéfaits et effrayés, les soldats coururent à la porte de la prison, mais ils trouvèrent les saints priant avec dévotion. Le roi du Maroc, ayant entendu parler de la résistance des frères, entra en grande fureur et ordonna de les lui amener. On leur lia les mains, on les mena nu-pieds vers le roi dans le piteux état où ils se trouvaient, et en chemin on ne fit que les rouer de coups. Le roi, les voyant inébranlablement attachés à leur foi, fit introduire des femmes dans la salle d'audience, et, ordonnant à tous les autres assistants de se retirer, il dit aux martyrs : « Convertissez-vous à notre religion, et je vous donnerai ces femmes comme épouses, et j'ajouterai une grande somme d'argent, et vous jouirez des plus grands honneurs de mon royaume. » Les bienheureux répondirent : « Nous ne voulons ni de tes femmes ni de ton argent, car nous méprisons tous les biens d'ici-bas pour l'amour du Christ. » Le roi, furieux, saisit alors un glaive, et, faisant séparer les frères, il les tua l'un après l'autre en leur fendant le crâne, puis il coupa la tête des cadavres.

Les bienheureux frères mineurs conquirent la couronne du martyre l'an du Seigneur 1220, le 17 des calendes de février, la 4e année du pontificat d'Honorius III et sept ans environ avant la mort de saint François.

 

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SAINT HUGUES, ENFANT, MARTYR, A LINCOLN, EN L'ANNÉE 1255.

 

BOLL., Acta sanct. (1729), 27 juill., VI, 494 ; Bibl. hag. lat. (1899), 600. 1358; — CAPGRAVE, N. leg. Angliae (1516), 182; 2e edit., II, 39-41 ; — HARDY, Descr. Cettal., 1871, III, 143-144; — F. MICHEL, dans les Mém. Soc. antiq. France,1834, t. X, 358-392: Hugues de Lincoln, Recueil de ballades anglo-normandes et écossaises relatives au meurtre de cet enfant commis par les Juifs en 1255.

 

En l'année du Seigneur 1255, vers la fête des saints apôtres Pierre et Paul, les juifs de Lincoln ravirent un enfant de huit ans, nommé Hugues. Ils l'enfermèrent dans une chambre très re-tirée et le nourrirent de lait et d'aliments qui conviennent à l'enfance. En même temps. ils envoyèrent des messagers dans presque toutes les villes d'Angleterre, où habitaient des juifs, et prièrent ces derniers d'envoyer à Lincoln quelques représentants, pour assister au sacrifice qu'ils se proposaient d'offrir en haine de Jésus-Christ : « car, ajoutaient-ils, nous tenons caché un enfant chrétien que nous allons crucifier ». Quand les juifs furent réunis en grand nombre à Lincoln, ils désignèrent l'un d'entre eux pour faire l'office de juge, pour représenter Pilate. C'est lui qui condamnerait l'enfant aux divers supplices, et tous les autres applaudiraient.

Le petit Hugues fut d'abord flagellé jusqu'à ce que, tout couvert de sang, il perdit presque connaissance ; on le couronna ensuite d'épines, on le couvrit de crachats, on l'accabla de plaisanteries grossières ; chacun des assistants le piqua avec la pointe d'un couteau ; on le contraignit à boire du fiel ; on le tourna en dérision par quantité d'outrages et de blasphèmes; et

 

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toute l'assemblée, grinçant des dents, lui criait sans se lasser : « Christ ! faux prophète ! » Quand ils l'eurent suffisamment raillé et torturé, ils le crucifièrent et lui percèrent le coeur d'un coup de lance. Quand l'enfant eut expiré, ils le détachèrent de la croix et, on ne sait pourquoi, lui arrachèrent les entrailles : quelques-uns disent que c'était pour les faire servir à des opérations magiques.

La mère de l'enfant chercha avec anxiété son fils pendant plusieurs jours. Les voisins lui dirent que la dernière fois qu'ils virent le petit Hugues, il jouait avec des enfants juifs de son âge, et qu'ils l'avaient même vu entrer dans la demeure de tel juif. La mère pénétra inopinément dans la maison de ce juif et aperçut le cadavre de son enfant au fond d'un puits. Elle courut aussitôt chercher les autorités de la ville ; on retira le corps et on reconnut son identité. La mère de l'enfant, par ses lamentations et ses cris déchirants, fendait l'âme de tous les

habitants, et les larmes coulaient des yeux de tous les assistants.

Il y avait, parmi ces derniers, un homme noble, prudent et instruit, nomme Jean, qui dit : « J'ai souvent ouï dire que les juifs, en haine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avaient plus d'une fois commis des crimes de ce genre. » Aussitôt il fit saisir le juif dans la demeure duquel était entré le petit Hugues et qui, pour cette raison, était plus suspect que les autres. «Misérable, lui dit-il, ne sais-tu pas que la mort va promptement s'abattre sur toi? Oui, et tout l'or de l'Angleterre serait insuffisant pour te racheter et t'arracher au supplice. Cependant, bien que tu ne le mérites pas, je vais t'indiquer le moyen de sauver ta vie et d'épargner à tes membres la mutilation. Tu échapperas à l'un et l'autre supplice si tu consens à nous révéler en toute sincérité et vérité comment les choses se sont passées. » Le juif, qui s'appelait Copin, s'imaginant avoir trouvé un moyen de se tirer d'affaire, répondit: « Seigneur Jean, si tu consens à remplir ta promesse, je te raconterai une histoire extraordinaire. » Jean, usant d'adresse, le lui promit de nouveau et l'exhorta à parler.

Le juif dit donc: « Ce que répètent les chrétiens est la vérité presque tous les ans, les juifs crucifient un enfant pour injurier et

 

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outrager en lui le Christ ; mais ils ne sont pas toujours découverts comme cette fois ; car ils commettent leur crime en cachette et dans les lieux les plus retirés. Les juifs ont donc cruellement crucifié cet enfant, qu'on appelle Hugues. Après sa mort, ils voulurent l'enterrer, mais il leur fut impossible de le recouvrir de terre. Ils jugèrent bon de consulter les augures dans les entrailles de cet innocent, et c'est pour cela qu'ils l'éventrèrent. Ils croyaient avoir réussi à le recouvrir de terre, quand le lendemain il apparut rejeté de la fosse. Les juifs, saisis de frayeur, le précipitèrent dans un puits ; mais, par la volonté de Dieu, ils ne purent pas encore par ce moyen dérober le cadavre : car la mère de l'enfant. en cherchant partout, finit par le découvrir et alla porter plainte aux magistrats. » Sur l'ordre de Jean, le juif qui venait de faire des aveux fut jeté dans les fers. Les chanoines de Lincoln demandèrent qu'on leur remît le corps du saint enfant et l'ensevelirent avec honneur comme celui d'un martyr. Les juifs l'avaient gardé chez eux pendant dix jours et l'avaient copieusement nourri du lait, afin qu'il eût plus de force pour supporter leurs atroces supplices.

Le roi gourmanda le vieillard Jean de ce que, outrepassant son pouvoir, il avait promis grâce de la vie à un homme si scélérat. Quand le juif vit qu'il n'échapperait certainement pas à la mort, il s'écria : « Voici que la mort va me frapper, et le seigneur Jean ne peut m'être d'aucun secours dans le péril qui me menace ; je vais donc maintenant vous dévoiler toute la vérité. Dans la mort de cet enfant ont trempé tous les juifs d'Angleterre : presque toutes les villes avaient envoyé des députés pour les représenter et assister à l'immolation de cet enfant, comme au sacrifice de l'Agneau pascal. » Tandis que le misérable continuait ses révélations, on l'attacha à la queue d'un cheval, on le traîna ainsi jusqu'à la potence et on livra son corps et son âme aux démons malfaiteurs qui infestent l'air. Les autres juifs, qui avaient coopéré à ce crime, au nombre de 91, furent conduits à Londres et incarcérés. Les autorités entamèrent une rigoureuse enquête, et 18 des plus considérables juifs de Lincoln, qui furent reconnus comme ayant trempé dans le forfait, furent traînés par des chevaux jusqu'à la potence et pendus ; les autres furent jetés dans les fers.

 

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MARTYRE DE DEUX FRÈRES MINEURS. A TAURIS EN PERSE, EN L’ANNÉE 1284

 

Le 5 juin 1250, Hou-Lagou s'empara de Bagdad et, poursuivant ses conquêtes, pénétra en Syrie, qu'il occupa depuis Damas jusqu'à Gaza. Rappelé en Perse, il la soumit tout entière pendant les années suivantes, et il assista probablement à l'assemblée générale convoquée en Tauride, en 1264, dans laquelle on remarquait plusieurs princes chrétiens : les deux David, rois de Géorgie, Hayton, roi d'Arménie, Bohémond VI, d'Antioche. Le gouvernement de Hou-Lagon fut favorable aux chrétiens, aux-quels il permit d'élever sur son domaine de Moughan un oratoire où se célébraient les offices pour les Arméniens, les Géorgiens et les Syriens. « Dans les premiers jours de carême [12651, raconte Bar-Hebræus, mourut Hou-Lagon, dont la sagesse, la magnanimité et les hauts faits sont au-dessus de toute comparaison. Pendant l'été de la même année, passa également dans l'autre monde sa fidèle épouse Doghouz-Khatoun. La disparition de ces deux astres, protecteurs de la foi chrétienne, remplit leurs sujets d'une profonde douleur. » (Dyn., XI, p. 542.) Abaka succéda à son père et continua sa politique. Ce prince fut en relations épistolaires avec le pape Clément IV, et sous son règne les frères mineurs firent faire de grands progrès à la religion chrétienne dans tout ses États. Mais Abaka ayant été empoisonné, le pouvoir passa aux mains de ses fils Argoun et Kandgiatou. Le frère d'Abaka, Nikoudar, qui avait renié publiquement la foi chrétienne, s'empara du trône, prit le nom de Ahmet-Khan, s'allia à Kélaoun, soudan d'Egypte, et inaugura la persécution dont les premières victimes furent les frères mineurs et les membres de la hiérarchie ecclésiastique. Ce fut

 

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principalement à Tauris qu'on fit périr les chrétiens. A peine cependant a-t-on recueilli quelques noms ; ceux du frère Antoine, dont la patrie est inconnue, du frère Aldobrandino, de la famille Infangati de Florence, des frères Conrad et Voisello, enfin deux autres religieux dont les noms eux-mêmes ne nous ont pas été transmis, et sur le martyre desquels nous possédons à peine quelques détails.

 

WADDING, Ann. t. V, ann.1284 ;       DE GUBERNATIS, De Miss.

Antiq., t. I, lib. cap. I ; - DE SAINT-MARTIN, Mémoires sur

l'Arménie, t. XI, p. 123 et 152 ; — Huc, Le Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet, t. I, ch. VII ; — Histoire universelle des missions franciscaines, trad. franç. du P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, t. I, ch. VII, VIII.

 

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LES RELIGIEUSES CLARISSES A SAINT-JEAN-D'ACRE, LE 18 MAI 1291.

 

S. ANTONIN, Hist. III part., titul. XXVI, cap. IV.

 

« L'an du Seigneur 1281 [le 18 de mail, la ville de Saint-Jean-d'Acre fut prise par les Sarrasins, qui y tuèrent ou y firent prisonniers plus de trente mille chrétiens des deux sexes. Là se trouvait un célèbre monastère de soeurs de Sainte-Claire. A la nouvelle que la ville était tombée au pouvoir des musulmans, la Mère abbesse, saisie d'une vive inquiétude, considéra le péril qui menaçait les épouses de Jésus-Christ. Dans cette appréhension, elle les réunit dans la salle capitulaire, puis, quand la communauté fut assemblée : « Mes filles en Dieu, dit-elle avec un accent enflammé, méprisons la possession de la vie présente, demeurons fermes dans la foi, conservons nos coeurs et nos corps purs, dignes d'être offerts à notre époux Jésus-Christ, et acquérons au prix de notre sang la jouissance de la vie éternelle. Ce que vous allez me voir faire, faites-1e de votre côté ! » Aussitôt cette courageuse femme saisit un rasoir et, d'une main ferme, elle se coupe le nez et s'inonde de sang. Animées par l'exemple de leur mère, toutes les soeurs s'arment comme elle d'un instrument tranchant et se déforment horriblement le visage.

« Comme ces saintes achevaient cette héroïque mutilation, les Sarrasins font irruption dans le monastère, ivres de sang chrétien. Les vierges du Seigneur, loin de prendre la fuite comme un troupeau timide, se présentent avec intrépidité au-devant des barbares, défigurées, couvertes de plaies béantes, horribles à voir. A ce spectacle, les monstres s'arrêtent stupéfaits ; mais bientôt, leur férocité l'emportant, ils immolent ces héroïques victimes de la chasteté. »

 

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LES SS. JEAN, ANTOINE ET EUSTACHE, MARTYRS A VILNA, APRÈS L'ANNÉE 1328.

 

BOLL., Acta sanct., 14 avril, II, p. 265-267 ; — MARTINOV, Ann. eccl. gr. slav. (1864), 108-109.

 

Jean, Antoine et Eustache étaient originaires de Lithuanie et, comme leurs compatriotes, adoraient le feu. Antoine et Jean, qui étaient frères, embrassèrent le christianisme ; et un prêtre, nommé Nestorius, étant venu en Lithuanie, ils reçurent le baptême. C'est alors que l'aîné fut appelé Jean, et le second Antoine.

Après leur baptême, les deux frères menèrent une vie sainte ; ils demeurèrent cependant au service du prince de Lithuanie, mais en ayant soin de dissimuler leur croyance. Toutefois, impossible de dissimuler un genre de vie et des habitudes si opposés aux coutumes, moeurs et genre de vie de leurs compagnons, comme sont, par exemple, de se raser les cheveux et la barbe, de manger des viandes défendues, etc. Ils furent donc interrogés à plusieurs reprises sur ce point par le prince et déclarèrent courageusement et franchement qu'ils étaient chrétiens. On voulut les contraindre à abjurer la vérité catholique et à manger des viandes qu'on servait sur la table du prince. Comme c'était pour eux un jour de jeûne, les deux chrétiens s'y refusèrent et furent jetés dans un obscur cachot. Ils s'y rendirent avec joie, heureux d'être jugés dignes de souffrir pour: le nom du Christ : aller en prison, pour eux c'était faire un pas vers le royaume des cieux.

Après une année d'incarcération, Jean se laissa aller à l'abattement

 

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et au découragement; il appréhenda les tourments et envoya supplier le prince de vouloir bien lui rendre la liberté, déclarant qu'il était prêt à faire tout ce que son souverain lui ordonnerait : le prince fit grâce, et Jean lui obéit en tout. Le renégat fut comblé d'honneurs et se mit à vivre de la même manière que ses compagnons infidèles ; mais le caractère du christianisme qu'il n'avait pas eu le courage de confesser demeura imprimé en son âme. Peu après, Antoine fut, lui aussi; remis en liberté, mais pas aux mêmes conditions que son frère; il garda fidèlement sa foi ; il la pratiquait même publiquement, reprenait en toute occurrence son frère et s'efforçait de l'amener à résipiscence. Un jour que les deux frères étaient assis à la table du prince, Jean mangea des viandes qu'on servit ; Antoine, au contraire, refusa d'y toucher, malgré l'ordre qu'il en reçut, se déclara chrétien et fut de nouveau jeté en prison.

Or, le renégat Jean était méprisé par les chrétiens, et même très souvent outragé par les païens, qui lui reprochaient de n'avoir pas le courage de garder la foi de ses pères ni de confesser la religion qu'il aimait. Ces déboires le portèrent au repentir. Il vint donc trouver le prêtre Nestorius et le pria d'intercéder auprès de son frère, pour qu'il daignât le recevoir de nouveau en sa compagnie. Antoine, à qui l'on fit part des désirs de son frère, déclara qu'il ne consentirait à communiquer avec lui que lorsqu'il aurait publiquement confessé la foi et réparé le scandale de sa chute. Sincèrement converti, Jean chercha l'occasion de confesser publiquement la religion catholique. Un jour qu'il se trouvait avec le prince et le servait comme de coutume pendant son bain, il s'anima de courage et se déclara chrétien. Le prince, se trouvant seul dans le bain, n'osa pas manifester sa colère ni faire rien de mal à Jean. Mais, dans une autre circonstance, s'étant de nouveau déclaré chrétien en présence de nombreux témoins, il fut aussitôt assailli par les assistants, frappé de coups de bâton et de coups de poing, et traîné en prison. Antoine, en apprenant cette nouvelle, en reçut une grande joie. Les deux. frères demeurèrent donc ensemble dans la prison, employant tout leur temps à louer Dieu. Quelques jours après, ils eurent la consolation de recevoir le sacrement de l'Eucharistie.

 

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Au bout de quelques années, Antoine fut condamne a être pendu. Quand le saint eut connaissance de la sentence portée contre lui, il passa toute la nuit sans prendre de sommeil, s'employant à louer Dieu et à fortifier son frère. Il l'encouragea à attendre sans peur le martyre, se souvenant toujours de sa chute passée, et lui assura qu'il terminerait, comme lui, sa vie par une mort violente: Dès le point du jour, les deux frères participèrent au corps, et au sang du Christ. Quand le jour parut, Antoine fut attaché à la potence et mourut le 14 janvier. Quand l'espace prédit par Antoine se fut ,écoulé, Jean mourut du même supplice le 24 avril. Quelques, fidèles recueillirent pieusement leurs reliques vénérables et les ensevelirent avec honneur.

Eustache était un homme dans la fleur de l'âge. Il embrassa le christianisme et fut baptisé par le prêtre Nestorius, dont nous avons déjà fait mention. Il vécut depuis en vrai chrétien, gardant la chasteté, jeûnant et pratiquant toutes les vertus. Un jour qu'il accompagnait le prince dans un voyage en Lithuanie, ce dernier remarqua que les cheveux et la barbe du jeune courtisan repoussaient. Or c'était la coutume, chez les adorateurs du feu d'avoir toujours les cheveux et la barbe tondus. Eustache, ayant répudié ce culte idolâtrique, laissait repousser ses cheveux. Quand le prince s'en aperçut, il lui demanda s'il était chrétien. Eustache avoua qu'il l'était, et le prince n'eut plus de repos qu'il n'eût contraint le jeune homme à abjurer sa foi. Il voulut le contraindre à manger de la viande ; mais comme le jour choisi était un vendredi et la veille de Noël, le saint s'y refusa obstinément. Le prince, furieux de voir que le jeune homme ne consentait même pas à jeter les regards sur ces viandés, ordonna de le flageller avec des broches de fer. Tandis que les bourreaux s'acharnaient à leur besogne, le jeune homme ne poussait pas un soupir, ne versait pas une larme ; son unique occupation était de remercier Dieu, qui lui faisait la grâce d'endurer de semblables tortures. Le prince, exaspéré, ordonna d'apporter de la viande fraîche et de l'introduire violemment dans la bouche d'Eustache ; mais on ne réussit pas à la lui faire avaler. On le condamna alors à de plus cruels supplices : le prince ordonna

 

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d'abord de lui rompre et de lui broyer les os des pieds et des jambes jusqu'aux genoux ; puis il lui fit arracher les cheveux et la peau du crâne, et enfin couper le nez et les oreilles. Les tortures durèrent l'espace de trois jours. Le courageux athlète les supporta comme s'il n'avait ressenti aucune douleur ; on l'entendait même interpeller et consoler les chrétiens, qui pleuraient et se lamentaient à la vue de ses supplices.

Quand Eustache fut quasi mort, le prince ordonna de le pendre au chêne qui avait porté les deux frères Jean et Antoine. Malgré ses jambes broyées, le saint suivit gaiement ses bourreaux, avec une énergie surhumaine et comme s'il n'eût point souffert. Eustache fut pendu à ce chêne et rendit son âme à Dieu le 31 décembre. On le laissa suspendu trois jours, mais aucune bête sauvage ne toucha son cadavre, et les fidèles, après l'avoir recueilli intact, lui donnèrent la sépulture.

Dieu voulut glorifier ses martyrs. Désormais aucun supplicié ne fut suspendu à ce chêne, qui servait auparavant pour les exécutions publiques : les chrétiens sollicitèrent alors la concession de ce lieu, et, le monarque y ayant consenti, on y bâtit une église. Une bonne partie des reliques de ces martyrs fut transférée en l'église cathédrale. Quant aux corps de ces saints martyrs, ils reposent dans une église de moines basiliens dédiée à la sainte Trinité, pour la gloire et l'honneur du Dieu un et trine. Amen.

 

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MARTYRE DU B. THOMAS DE TOLENTINO ET DE SES COMPAGNONS, A TANA, DANS L'INDE, EN L'ANNÉE 1321, LE 1er AVRIL.

 

En l'année 1320, quatre frères mineurs de la résidence de Tauris, en Perse, se rendirent dans l'Inde avec l'intention de secourir et d'étendre les missions jadis fondées par Fr. Jean de Monte-Corvino. Les frères qui partaient s'appelaient Fr. Thomas de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue, Fr. Pierre de Sienne et Fr. Démétrius de Tiflis. Les trois premiers étaient prétres, le Fr. Démétrius était frère lai, mais son habileté dans les langues orientales l'avait fait adjoindre aux missionnaires. Un frère prêcheur, Jourdain de Sévérac, vint augmenter la petite caravane. J'emprunte le récit du martyre des quatre franciscains à la relation du bienheureux Odéric d'Udine.

 

WADDING, Annales,t. VI, ad. ann.1321;— Histoire universelle des missions franciscaines, trad. franç. du P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, t. 1, p. 243 suiv. ; — BOLL., Acta sanct., 1 avril I, 52-55.

 

 

MARTYRE DU BIENHEUREUX THOMAS DE TOLENTINO ET DE SES COMPAGNONS.

 

Récit du Bienheureux Odéric.

 

Partant de la Chaldée, je vins dans l'Inde, qui fait partie de cette région tant ravagée par les Tartares. Les hommes y sont beaux ; ils ne se nourrissent que de dattes dont

 

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quarante-deux livres n'atteignent pas la valeur d'un gros vénitien. Je quittai cette partie de l’Inde, je traversai de nombreuses contrées et j'arrivai à l'océan.

La première ville que je rencontrai s'appelle Ormuz. Elle est fort belle, fort bien défendue ; c'est le centre d'un grand commerce. La navigation s'y fait sûr une sorte de bâtiments qu'on appelle jasses et qui sont cousus avec des cordes. Je montai dans un de ces navires où je ne pus découvrir un seul, morceau de fer.

En vingt jours de navigation; j'arrivai à Tana où quatre de nos frères en saint François subirent un glorieux martyre pour Jésus-Christ, ainsi que je le rapporte ci-dessous. Cette ville est bien située, ; elle possède en abondance du pain, du vin et des arbres de diverses essences. Ce fut autrefois une cité importante, capitale de ce roi du Pont qui livra bataille à Alexandre le Grand. Le peuple est idolâtre il adore le feu, les serpents et les arbres. Cette contrée est aujourd'hui entre les mains des Sarrasins, qui s'en sont emparés de vive force ; elle fait partie de l'empire de Daldili. On y trouve des animaux de différentes espèces, il y a notamment des lions en grand nombre. On y voit aussi des singes et des chats, de grande espèce qu'on appelle dépi. Ce sont les chiens qui prennent les rats, parce que les chats, chasseurs naturels de ces rongeurs, ne sont pas propres à cet office ; on pourrait signaler encore une foule d'autres particularités.

Dans cette ville de Tana, ai-je dit, quatre frères mineurs ont subi un glorieux martyre: D'Ormuz, ou ils étaient, un navire devait les conduire à Colam. Mais, pendant la navigation, un vent contraire s'étant levé, ils abordèrent à Tana. Là se trouvaient quinze familles de chrétiens nestoriens, schismatiques et hérétiques de la pire espèce.

A la sortie du navire les religieux descendirent dans une de ces maisons. Pendant le séjour qu'il y firent, une grosse querelle de ménage surgit entre leur hôte et sa femme que le mari frappa avec brutalité. Celle-ci, irritée des mauvais traitements qu'elle avait endurés, porta plainte au cadi, dignité qui

 

1. Dans l’île de Salselle, près de Bombay.

 

pouvait prouver sa déposition et produire des témoins. Elle répondit qu'il y avait chez elle quatre Raban francs, c’est-à-dire quatre religieux latins, en état de justifier tout ce qu'elle avançait.

A ces paroles, un certain individu d'Alexandrie pria le cadi de les faire venir, en disant que c'étaient des hommes de grand savoir et d'une grande portée d'esprit avec lesquels il serait bop d'avoir une conférence dogmatique. Déférant à ce conseil, le cadi de comparaître les frères à son tribunal se présentèrent alors Fr. Thomas de Tolentino, Fr. Jacques de Padoue et Fr.Démétrius Lorzanus, simple frère lai, mais polyglotte distingué, très au courant des langues orientales. Fr. Pierre de Sienne, sorti pour traiter une affaire au moment où se présentèrent les envoyés du cadi, ne se trouva pas avec ses confrères à l'audience.

Dès que les religieux furent rendus au tribunal, le cadi, commençant aussitôt l'interrogatoire, fit mille questions touchant la foi. Les musulmans présents, prenant part au débat, soutinrent que Jésus-Christ est, non pas un Dieu, mais un homme. Fr. Thomas, dans sa réplique, prouva par la double autorité des arguments et des exemples que le Christ est à la fois Dieu et homme. Sa logique était tellement serrée qu'elle réduisait au silence ses contradicteurs.

Le cadi comprit qu'il ne lui serait d'aucune, utilité de poursuivre la discussion sur le terrain de la foi catholique ; la transportant donc sur celui de sa propre croyance, il demanda aux confesseurs ce qu'ils pensaient de Mahomet et de sa loi  : « Nous avons établi par de solides raisons, répondirent-ils, que Jésus-Christ, Fils de Dieu, est lui-même vrai Dieu et vrai homme et qu'il a donné à la terre la loi évangélique, loi très parfaite dans laquelle tout homme peut trouver son salut, Quant à Mahomet, il a donné une loi détestable, absolument opposée à la première. Instruits comme vous l'êtes , vous pouvez facilement vous former un jugement à ce sujet. » Le cadi alors et les musulmans s'écrient tout d'une voix : « Que pensez-vous donc de Mahomet ? — C'est un fils de perdition, répondit Fr. Thomas ; il demeure avec

 

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le démon, son père, au fond des enfers ; c'est là où iront le rejoindre tous les sectateurs de son abominable loi, aussi injurieuse à Dieu que pernicieuse aux hommes ! »

A ces mots, le cadi tire son épée, la brandit sur la tête des religieux et veut les contraindre à proclamer que Mahomet est un grand prophète, le héraut de la foi. Mais eux, fermes dans leur première déclaration, la maintiennent énergiquement. Exaspérés, les musulmans se jettent sur les bienheureux frères, qu'ils chargent d'injures et de coups. Ils leur lient ensuite les pieds et les mains, puis dans cet état les exposent aux ardeurs du soleil pour être torturés par le feu de ses rayons. Or, l'intensité de la chaleur est telle que, demeurer le temps de la célébration d'une seule messe soumis à son action suffit pour donner la mort. Eux pourtant y furent maintenus de trois à neuf heures, chantant les louanges de Dieu, joyeux et sans aucun mal.

Témoins de ce prodige, les infidèles tinrent conseil, puis ils dirent aux frères : « Nous allons allumer un grand feu et nous vous jetterons dans le brasier ardent. Si votre croyance est la vraie, comme vous le dites, la flamme vous respectera ; si au contraire elle est fausse, vous serez consumés. » Sans se déconcerter, les frères répondirent : « Nous sommes prêts, cadi, à souffrir pour notre foi le feu, la prison et tels genres de supplices qu'il vous plaira de nous imposer. Si la flamme nous dévore, gardez-vous de voir dans notre mort la condamnation de notre foi, mais croyez qu'elle est le châtiment de nos péchés pour lesquels Dieu peut permettre que nous subissions une peine temporelle. Notre foi est bonne ; elle est si parfaite que quiconque néglige de l'embrasser est dans l'impossibilité d'obtenir le salut éternel. »

Le bruit de la condamnation des frères au bûcher se répandit rapidement dans toute la ville ; aussitôt une foule de personnes des deux sexes, grands et petits, accoururent pour être témoins du spectacle.

Déjà Fr. Thomas, se prémunissant du signe de la croix, se préparait à entrer au milieu des flammes, quand un musulman l'arrête par. le capuce et lui dit : « N'entre pas ! tu es âgé et plein d'expérience : peut-être portes-tu sur toi quelque

 

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talisman dont la vertu te préserverait de l'action du feu ; laisse un plus jeune te précéder ! » A ces mots, quatre mécréants vigoureux, se saisissant du Fr. Jacques, se mettent en devoir de le précipiter dans le brasier. Mais lui : « Ne me jetez pas ! s'écrie-t-il. C'est de mon plein gré et de moi-même que je veux affronter ce tourment pour ma foi ! » Paroles inutiles, les forcenés ne veulent rien entendre et lancent le prisonnier au milieu des flammes.

Celles-ci s'élevaient si haut, elles avaient un tel développement que le supplicié, placé au centre du bûcher, échappait aux regards. Cependant le vent s'étant levé, le souffle de la brise faisait parfois tomber la flamme ; dans ces moments on entendait la voix du religieux qui invoquait le nom de Marie. Puis, quand le bois fut consumé, on aperçut l'athlète du Christ, debout sur les charbons ardents, les mains étendues en forme de croix, le corps intact, le coeur pur, rendant gloire à Dieu.

A cette vue, le peuple s'écria tout d'une voix : « Ce sont des saints ! Ce sont des justes ! C'est un crime de les mettre à mort ! Nous avons entendu et nous avons vu que leur foi est la foi véritable ! » Sur l'appel qu'on lui adressa, Fr. Jacques sortit du brasier sans aucune brûlure.

Hors de lui, le cadi cria au peuple : « Cet homme n'est ni saint ni juste ! Si les flammes n'ont pas eu d'effet sur lui, c'est que sa tunique est faite en laine de la terre d'Abraham, et nous savons tous que cette laine est réfractaire à l'action du feu ! »

On dressa un second bûcher de dimension triple du premier, on l'arrosa d'huile et de graisse, puis on y mit le feu. On dépouilla ensuite Fr. Jacques de ses vêtements, on lui enduisit d'huile tout le corps, après quoi on le jeta au milieu des flammes. Pendant ce temps, Fr. Thomas et Fr. Démétrius, à genoux au pied du bûcher, priaient Dieu de toute la ferveur de leur âme. Le Seigneur veillait sur son serviteur. La grâce du Très-Haut, apportée sans doute du ciel par la main d'un ange, émoussa toute la force du terrible élément. O prodige ! quand tout fut consumé autour de lui, Fr. Jacques, comme la première fois, sortit de l'épreuve plein de vie et de santé.

 

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Le peuple cria derechef : « Ces hommes sont saints et amis de Dieu; c'est un crime de les faire mourir. »

Témoin du miracle, Mélich, justicier de la ville, appela à lui Fr. Jacques, lui fit rendre ses vêtements et lui dit : « Nous voyons que vous êtes des hommes justes et que votre foi est excellente; mais hâtez-vous de quitter cette ville et ce territoire parce que le cadi, voulant sauver la loi de Mahomet, travaille de tout son pouvoir à vous perdre. »

C'était environ l'heure de complies. Tout le peuple, musulmans et idolâtres, frappé de stupeur, disait : « Nous avons vu chez ces hommes des choses si merveilleuses, que nous ne savons plus ce qu'il faut croire ! »

Mélich cependant fit transporter les frères au delà d'un bras de mer peu distant de la ville et leur donna pour guide l’homme qui les avait, reçus chez lui; ils arrivèrent ainsi dans un bourg dont le nom n'a pas été conservé et descendirent chez un idolâtre.

Sur ces entrefaites, le cadi alla trouver Mélich et lui dit : «Qu'avons-nous fait en laissant échapper ces Raban Francs qui ont opéré tant de prodiges dans notre ville ? Le peuple est simple, il sera touché, abandonnera la loi de Mahomet, embrassera la leur. Vous n'ignorez pas que dans le Coran, c'est-à-dire dans la loi qu'il nous a donnée, Mahomet déclare que tuer un chrétien est une chose aussi méritoire que faire un pèlerinage à la Mecque.

« Mélich lui répondit: « Faites ce que bon vous semblera ! » En même temps, il lança à la poursuite des religieux quatre hommes armés avec mission de les mettre à mort.

Les meurtriers arrivèrent au bord de la mer à la nuit tombante. Les ténèbres les surprirent ; force leur fut donc de poursuivre leur route dans l'Obscurité.

Pendant ce temps, Mélich faisait saisir et jeter en prison tous les chrétiens. A minuit, les frères se levèrent pour réciter l'office de matines. Ce fut le moment où les quatre émissaires pénétrant dans la maison ou ils étaient logés, les saisirent et, les conduisant sous un arbre en dehors du bourg, ils Peur dirent . « Mes frères, apprenez que nous avons reçu de Mélich et du cadi l'ordre de vous faire mourir. C'est bien

 

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malgré nous que nous accomplissons cet acte, car vous êtes des hommes justes et saints ; mais nous n'osons pas faire autrement. Si nous n'exécutions pas nos instructions, nous serions mis à mort, nous, nos femmes et nos enfants.

Les frères répondirent : « Nous savons que par la privation de la vie temporelle nous arriverons à la possession de la vie éternelle; faites donc promptement ce qui vous est commandé. Nous sommes prêts à endurer avec humilité pour notre foi et pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ tous les tourments qu'il vous plaira de nous infliger. » L'homme qui les avait suivis reprocha alors amèrement aux bourreaux leur infidélité : « Et moi aussi, ajouta-t-il, je professe la même foi que ces frères : je confesse le Dieu qu'ils prêchent. je dois donc subir le même sort ! »

Les exécuteurs pourtant, sans rien écouter, dépouillèrent les religieux de leurs vêtements, et, pendant que Fr. Thomas étendait les bras en forme de croix, ils lui tranchèrent la tête et en firent un martyr de Jésus-Christ. Dans le même temps, un des bourreaux saisit brutalement Fr. Jacques par la barbe et d'un coup d'épée lui fendit la tête jusqu'aux yeux, puis la sépara du tronc. Fr. Démétrius, enfin, reçut d'abord un coup qui lui perça la poitrine, il fut ensuite décapité et alla ceindre avec ses deux frères la couronne céleste.

Ce glorieux combat eut lieu le 1er avril 1321, avant le dimanche des Rameaux. Dieu se plut à montrer que les âmes de ses serviteurs possédaient la couronne céleste ; aussi, au moment même de leur bienheureux trépas, en témoignage de leur gloire, permit-il que s'accomplissent des prodiges. A la stupeur générale, la nuit devint tout à coup étincelante, de sorte que la terre, ensevelie dans de profondes ténèbres, resplendit d'une brillante lumière. La lune, elle aussi, donna une clarté insolite. Puis, sans transition, se répandirent obscurité, voix, tonnerres, éclairs. lueurs sinistres ; chacun se crut à son dernier instant. Le navire qui devait les porter à Colam et qui, au mépris du marché passé, les avait conduits à Tana, s'abîma, engloutissant tous ceux qui le montaient ; jamais plus il n'en fut entendu parler.

Quand le matin fut venu, le cadi envoya prendre tout ce

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qui avait appartenu aux martyrs. On trouva alors Fr. Pierre de Sienne, qui était sorti lors de l'arrestation de ses trois confrères. On l'arrêta et on le conduisit au cadi. Celui-ci, ainsi que Mélich, lui adressèrent les paroles les plus engageantes et lui promirent de grands biens s'il voulait renier la foi de Jésus-Christ pour embrasser celle de Mahomet. Mais lui rit de leurs avances et méprisa leurs présents. Il fut alors soumis à diverses tortures qui durèrent pendant deux jours. Le troisième, n'ayant pas modifié ses dispositions, il fut pendu à un arbre. On l'y laissa depuis le matin jusqu'à la nuit. Au crépuscule du soir on le détacha ; comme on vit qu'il n'en avait éprouvé aucun mal, on le coupa en deux par le milieu du corps. Le lendemain matin ses restes ne furent pas retrouvés, mais il fut révélé à une personne digne de foi que Dieu l'avait soustrait aux regards des hommes jusqu'au temps marqué par son bon plaisir.

La nuit où les bienheureux frères achevèrent leur martyre, Mélich dormait couché sur sa natte, quand lui apparurent les saintes victimes éblouissantes comme des soleils. Chaque frère tenait à la main une épée nue qu'il brandissait contre son bourreau, comme s'il eût voulu le couper en deux. A cette vue, Mélich terrifié se met à hurler de frayeur à la manière d'une bête sauvage. Attirée par le bruit, toute sa maison se réunit autour de lui et demanda la cause de cette agitation. Mélich s'éveilla et, revenu à lui-même, dit : « Ces Raban Francs que j'ai fait mourir sont venus ici et m'ont menacé de leurs épées ! » Il fit aussitôt prévenir le cadi de ce qui lui était arrivé et lui demanda conseil pour échapper au danger qui le menaçait. Le cadi l'engagea, pour le cas où il ne pourrait se soustraire aux mains vengeresses qui le menaçaient, de leur élever une église monumentale. Déférant à cet avis, Mélich fit élargir tous les chrétiens qu'il avait entassés dans les prisons, leur demanda humblement pardon du mal qu'il leur avait fait, porta la peine de mort pour toute insulte faite aux disciples de Jésus-Christ, et, construisant quatre mosquées en l'honneur des bienheureux martyrs, il établit des prêtres musulmans pour le service de chacune d'elles.

Mais sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Mélich,

 

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demeuré infidèle, fut bientôt frappé de la vengeance divine. Le roi, apprenant la mort des frères, le fit arrêter et amener les mains liées derrière le dos. Quand il fut en sa présence, il lui dit : « Pourquoi as-tu agi avec cette cruauté à l'égard des frères ? — C'est avec justice, répondit Mélich, que j'ai permis leur mort, parce qu'ils voulaient bouleverser notre loi et qu'ils disaient du mal de Mahomet, prophète de Dieu. — Chien, reprit le roi, monstre de barbarie, quand tu as vu que le Seigneur les avait deux fois délivrés du feu, comment as-tu bien osé porter contre eux des mains criminelles ? » Puis, l'ayant accablé de reproches, il le condamna à être, avec sa famille, coupé par le milieu du corps ; c'est ainsi que le traitement qui avait été pour les frères l'occasion de leur gloire devint pour lui celle d'une honte éternelle.

C'est dans ce pays la déplorable habitude que les corps morts ne soient jamais inhumés, mais qu'ils demeurent au milieu des champs où l'excessive chaleur ne tarde pas à les corrompre. Pour ces bienheureux frères, ils restèrent ainsi sans sépulture pendant quatorze jours, aussi frais et entiers qu'au moment de leur trépas. Témoins de ce prodige, les chrétiens les relevèrent et les ensevelirent avec des marques de respect qu'il serait trop long de décrire.

Ayant appris tous ces détails, je suis venu sur les lieux ; j'ai ouvert les tombeaux, j'ai pris les ossements avec révérence et humilité, je les ai enveloppés dans des toiles précieuses et, aidé d'un frère et d'un serviteur, je les ai portés dans un couvent de nos frères qui se trouve à la Chine.

Mais Dieu, que le Prophète déclare admirable dans ses saints, voulut ici encore témoigner sa puissance. Transportant ces vénérables restes, jé m'arrêtai un soir dans une maison pour y passer la nuit. Au moment de m'endormir, je mis sous mon chevet le dépôt sacré et m'endormis. Mais voilà que les musulmans profèrent contre moi des cris de mort et allument un incendie. Mon compagnon et mon domestique sortent en toute hâte ; pour moi je suis cerné par le brasier. Pressé de tous côtés par les flammes, je m'arme de ces restes précieux et, invoquant le secours de Dieu, je me réfugie dans un coin. Admirable clémence du Très-Haut qui ne repousse aucun de ceux

 

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qui l'invoquent avec foi ! Trois des angles de la maison deviennent la proie du feu, celui derrière lequel je m'abritais avec confiance est seul préservé. Je sors enfin du bûcher dans lequel avaient été consumées la maison et d'autres constructions.

Dans le cours du même voyage, j'éprouvai encore un autre effet de leur protection. Comme je me rendais un jour par mer à Colam, le vent nous fait tout à coup défaut. Les idolâtres se mettent à invoquer leurs dieux, leur demandant de faire souffler une brise favorable, mais ce fut en vain. Les musulmans font ensuite force prières, sans plus de succès que les idolâtres. ils viennent alors nous trouver, moi et mon compagnon, et nous disent : « Levez-vous, adorez le Seigneur votre Dieu ; si vos prières nous obtiennent le salut, nous vous aurons en grande considération ; mais si vous n'obtenez rien, nous vous jetterons à la mer avec tous les ossements que vous portez. » Nous nous levons donc, non sans une certaine appréhension, mais pleins de confiance cependant en Dieu qui se tient près des coeurs affligés, et nous promettons prières et messes en l'honneur de la glorieuse Vierge Marie. Cependant le calme persiste. pans ce péril extrême, je conjure Notre-Seigneur de daigner, par les mérites de ses saints, exaucer nos supplications, puis, prenant un des ossements sacrés, je le passe furtivement à notre domestique, lui ordonnant de se rendre en tête et de le jeter immédiatement dans la mer. Cet ordre n'est pas plus tôt exécuté, que Dieu, glorifiant ses saints, obtempère à nos voeux présentés en leur nom. La bise se lève et, grâce à elle, nous gagnons le port où nous abordons sains et saufs.

Arrivés à Colam, nous montâmes sur un autre navire gour gagner, comme je l'ai dit, l'Inde supérieure [la Chine]. Mon intention était de nous rendre, pour y déposer nos reliques, à Kaï-Tong, ville importante, où nos frères ont deux habitations. Sur le navire il y avait avec nous, outre certains marchands, sept cents passagers idolâtres. Or, ces idolâtres ont coutume, avant d'arriver au port, de parcourir le navire dans tous les sens pour se rendre compte de ce qu'il contient ; quand, d'aventure, ils y trouvent des ossements de défunts, ils les jettent â la mer, persuadés que ces restes humains seraient pour eux une cause de manieurs sur terre et sur mer. Ils se livrèrent

 

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donc à leur perquisition accoutumée, et, bien qu'ils fussent plusieurs centaines, par une protection particulière de Dieu qui cacha à leurs yeux ces précieux débris, ils ne découvrirent rien. Nous arrivâmes ainsi heureusement au couvent de nos frères, où nous déposâmes, avec tout le respect et les honneurs qui leur étaient dus, les ossements de nos bienheureux martyrs. Depuis lors, chaque jour ils opèrent des miracles en faveur des chrétiens et même en faveur des infidèles. Les musulmans et les idolâtres en effet, quand ils sont malades, prennent de la terre sur laquelle a coulé le sang de ces héros chrétiens, ils la délaient dans l'eau, boivent ce mélange et souvent obtiennent une guérison complète:

A cette relation du bienheureux Odéric on me permettra d'ajouter quelques détails sur le Fr. Jourdain de Sevérac, compagnon des frères mineurs pendant une partie de leur voyage.

Fr. Jourdain passa à Supéra, où il apprit l'arrestation de ses compagnons à Tana ; à cette nouvelle il rebroussa chemin, afin de présenter lui-même leur défense devant Mélieh. Ce fut dans une petite maison située à quelques milles de Tana dans laquelle il s'était arrêté qu'il connut lé sort des frères mineurs, et aussitôt il se remit en route afin de leur rendre les devoirs funèbres. Il s'établit dans Tana et écrivit en 1323 une lettre collective aux frères prêcheurs et aux frères mineurs de Perse. C'est une pièce digne, par les sentiments qu'elle témoigne et le style dans lequel ils sont exprimés, de ce que les temps de la primitive Eglise nous ont conservé de plus parfait.

 

« Aux Révérends Pères en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs et les Frères Mineurs demeurant à Tauris, à Diagordan et à Maregha, Frère Jourdain; de l'Ordre des Frères Prêcheurs, le plus petit de tous, vous salue, vous baise les pieds et se recommande avec beaucoup de larmes à vos prières.

 

« Je fais savoir à vos Paternités que je suis seul, misérable

pèlerin, sans aucun compagnon, dans l'Inde, où, après la mort douloureuse de mes associés de l’Ordre des Mineurs, Thomas le saint Jacques le glorieux, Pierre et Démetrius les bienheureux, la Providence divine, en punition de mes fautes; a

 

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disposé que je restasse. Mais béni soit le Seigneur qui règle toutes choses selon son bon vouloir!

« Depuis que ces généreux frères mineurs ont consommé leur martyre, j'ai eu le bonheur de conférer le baptême à quatre-vingt-dix personnes, dans un lieu nommé Baroch ; après elles, plus de vingt autres ont aussi été régénérées dans les eaux baptismales, sans compter trente-cinq autres encore à qui j'ai administré ce sacrement à Supéra et à Tana. Grâces soient rendues à Jésus-Christ, créateur de tout ce qui existe ! Mais comme je suis seul et sans compagnon, je resterai ici quelque temps encore. Je m'occupe à préparer l'église pour les frères qui viendront ; je leur laisserai tout ce qui reste des frères qui sont morts, ainsi que tous les livres que je possède. Quant à moi, j'ai dessein de retourner en Europe, mais le règlement de certaines affaires importantes et compliquées relatives à la foi exige que je demeure un certain temps.

« Pour ce qui regarde les glorieux martyrs, comme vous le savez, je me rendis à Tana après leur bienheureuse passion et leur donnai la sépulture. Voilà deux ans et demi que je suis là, tant dans la ville que dans la province, sans cesse en mouvement, sans mériter cependant de recevoir à mon tour la même couronne que mes heureux confrères. Hélas ! ô mes Pères bien-aimés, hélas ! infortuné que je suis, si tristement perdu dans ces lieux où règne l'erreur, seul et orphelin, comme dans la solitude d'un immense désert. Oh ! que maudite soit l'heure où, dans l'intérêt pourtant du salut d'autrui, je me séparai si malencontreusement de mes saints compagnons, ignorant, malheureux que j'étais, quelles splendides couronnes les attendaient ! Oh ! plût à Dieu que dans cet instant la terre m'eût englouti vivant, plutôt que de me laisser ainsi, misérable et sans consolation, en proie à tant de douleurs et d'adversités, privé de mes bienheureux confrères ! Qui pourrait raconter ce qu'ensuite j'eus à souffrir ? Pris sur mer par des pirates, incarcéré par les musulmans, accusé, injurié, maudit, voilà longtemps que je suis privé, comme un criminel, du saint habit de mon Ordre et que je demeure avec une seule tunique sur les épaules ! J'ai supporté la faim, la soif, le froid, le chaud, la colère, les malédictions, les maladies, le dénuement, la persécution,

 

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les accusations des faux chrétiens, les intempéries des saisons et d'autres maux encore, tous à un degré inimaginable, pendant que les saints associés de mes travaux jouissaient déjà des palmes de la victoire! Malheureux que je suis ! qui donnera à mes yeux deux fontaines de larmes pour pleurer dans la tristesse et dans l'amertume de mon coeur mon infortune et ma désolation ! mais je suis prêt à souffrir avec joie tous ces maux et d'autres encore, même la mort, pour l'amour de mon bien-aimé Jésus, afin d'être réuni au terme de cette vie dans le séjour de l'éternelle félicité à mes bienheureux et bien-aimés frères mineurs.

A tous ces maux que je viens d'énumérer, je dois ajouter que je suis dans un extrême dénuement et affligé de grandes douleurs dans mon corps. La tête, la poitrine, tous mes organes, tous mes membres sont éprouvés. A toutes ces misères physiques et morales, joignez l'isolement dans lequel je me trouve, sans personne pour prendre conseil. Enfin à mon occasion, il s'est produit une scission parmi le peuple, de sorte que j'ai des jours heureux et des jours pénibles, selon l'effet que produisent les cabales des séducteurs.

« Au milieu de toutes mes afflictions, j'ai eu la consolation de régénérer dans les eaux du baptême plus de cent trente personnes de l'un et de l'autre sexe ; je tiens pour certain que des frères venant ici disposés à tout souffrir avec patience jusqu'au martyre opéreraient un grand fruit dans les âmes.

« O mes bien-aimés frères, je tourne mes regards vers vous, et, les yeux baignés de larmes, je vous conjure de venir consoler un pauvre infortuné que ses saints compagnons ont laissé à lui-même. Venez, venez, frères bien-aimés, venez, fermes dans la patience, afin que, grâce à votre dévouement, le fruit que j'ai recueilli en recevant le saint baptême, préservé de la corruption, soit, au temps de la récolte, semblable au bon grain, séparé de la paille et recueilli dans le grenier du Seigneur !

« Sachez bien, frères bien-aimés, que votre nom de Latins est en bien plus grande considération ici, près des Indiens, que tel autre de leurs propres contrées, Ces peuples ont constamment les yeux ouverts pour voir si quelqu'un des nôtres ne leur

 

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arrivera pas, ou du moins ne viendra pas à passer. Leurs livres, disent-ils, leur annoncent cet heureux débarquement ; aussi prie-t-on chaque jour le Seigneur de hâter ce fortuné moment. Oh si le pape pouvait entretenir dans ces mers au moins deux galères ! Quel dommage pour le Soudan d’Egypte et quel profit pour la foi ! Mais qui le fera savoir au pape ? Ce ne sera certainement pas moi, pauvre et chétif pèlerin en ces régions ; aussi je recommande cette affaire à votre sollicitude, Pères saints.

« Adieu, Pères saints ; priez tous pour le pèlerin de Jésus-Christ, demandez au bon Jésus que les Indiens et les néophytes noirs arrivent à avoir une âme bien blanche.

« Au milieu de mes soupirs je termine ma lettre, et de nouveau je me recommande du fond de mon coeur à vos prières.

« Tana, dans l'Inde, l'an du Seigneur 1323, au mois de février, en la fête des saints martyrs Fabien et Sébastien. »

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MARTYRE DE QUATRE FRÈRES MINEURS. A JÉRUSALEM, LE 11 NOVEMBRE 1391.

 

La mission de Terre-Sainte avait été attribuée aux frères mineurs dès les origines de l'Ordre. Les ministres généraux de la branche franciscaine ne cessèrent d'envoyer dans cette mission des religieux dont l'ardeur et la science eussent dû conquérir les infidèles si, malheureusement, la rapide et profonde décadence de la colonie latine entraînée en Orient par les croisades n'avait souvent entravé les effets de leur zèle apostolique. Ne pouvant triompher des cabales, ils surent donner un exemple qui, s'il eût été imité, eût peut-être sauvé les Lieux Saints ; ils surent mourir pour Jésus-Christ, et si leur mémoire ne paraît dans ce recueil qu'à de larges intervalles, il appartient aux lecteurs de jalonner presque chaque année par le martyre de quelque frère mineur ou frère prêcheur dont le nom même, souvent, a été oublié.

Dans le dernier quart du rive siècle, le ministre général de l'Ordre envoya en Bosnie Fr. Donat de Ruticinio avec treize compagnons. Ce Fr. Donat était Français de nation, mais on ignore s'il était de Rodez ou de Perpignan. Après avoir prêché en Bosnie, il se rendit en Terre-Sainte avec mission de prêcher la foi aux mahométans. Peu de temps après son arrivée, il reçut la grâce du martyre ainsi que trois de ses compagnons de route.

La relation qu'on va lire est un procès-verbal rédigé sur les lieux par des témoins ; il est précédé d'une lettre d'envoi adressée par le gardien du mont Sion, Fr. Gérard Chauvet d'Aquitaine, aux Catalans, en résidence à Damas.

 

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Histoire universelle des missions franciscaines, trad franç. du P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, t. I, p. 181 suiv.

Ce procès-verbal se trouve dans les archives du Vatican Regist. Clement., VII, LXVI, f. 80-81. — Histoire universelle des missions franciscaines, par le P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, t. III, p. 186 suiv. — Sur les martyrs on lit cette note dans les Archives de l'Orient Latin publiées sous le patronage de la Société de l'Orient Latin : « Les noms des deux premiers : Deodatus ou, suivant Wadding et Marcos de Lisboa, Donatus de Ruticinio et Nicholaus de Taulici, ou Taulis, de Sabenico en Dalmatie, sont reproduits à peu près exactement par tous les auteurs. Mais Stephanus de Cunis, de la province de Gênes (qui comprenait la Corse), est appelé par Wadding : Stephanus de Lanich, Vicariae Corticae; par Marcos de Lisboa: Estevan de Juniel, en la Vicaria de Corsegna; par Calahorra: Stephano della Niche; par Thomas Bosius (De Signis Ecclesiae, Romae, 1591, t. I, lib. VIII, c. III, cité parle continuateur de Wadding, 2e éd. IX. 104 : Estevanus in Bretica ; Petrus de Narbona devient dans J.-B. de Santo Antonin : Pedro de Narbona, italiano. »

 

 

MARTYRE DE FR. DONAT DE RUTICINIO, FR. NICOLAS DE TAULICI, FR. ÉTIENNE DE CURAIS ET FR. PIERRE DE NARBONNE.

 

« Nobles seigneurs,

« Recevez d'abord nos salutations dans le Seigneur, comme il est de notre devoir de vous les présenter.

«Vous avez appris déjà, je pense, que ,quatre de nos frères, religieux d'une grande piété et d'une sainteté de vie exemplaire, enflammés de charité pour le salut des âmes, se sont présentés sous nos yeux au cadi de Jérusalem. Leur but était de le convaincre, par des arguments nombreux de différentes natures, de la fausseté de la loi du prophète. Pour ce fait, soumis,à divers tourments, ils accomplirent leur martyre en l'honneur de notre foi et de la gloire de Jésus-Christ, comme vous pourrez vous en rendre compte, si vous le voulez, par - la lecture du procès-verbal ci-joint.

« Les infidèles nous ont poursuivis jusqu'à la mort' et ne nous laissent pas encore en repos. Livrés par eux au seigneur de Gadara, nous avons été contraints de faire de grandes dépenses. Chaque jour ils inventent de nouvelles accusations

 

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contre nous, sans jamais se lasser. Ils nous ont ravi toutes les réserves de notre pauvreté ; c'est à peine s'ils nous ont laissé les calices et les ornements sacrés. Exprimer dans une lettre les tribulations et les vexations de toutes sortes auxquelles nous sommes soumis est chose impossible ; mais nous nous réjouissons de toutes ces avanies dans notre patience, prêts à recevoir même la mort très ignominieuse à laquelle l'Agneau Jésus-Christ notre Sauveur s'est soumis pour nos péchés. Je vous prie de considérer seulement la mesure de notre angoisse, vous que nous considérons comme nos maîtres et nos amis ; je vous en aurais fait le tableau depuis longtemps, si ces barbares ne nous en avaient empêchés. Que Dieu les éclaire et les mette sur la voie du salut ! Pour nous, nous considérant comme vos chapelains, nous ne cessons de prier pour vous ; en retour, ne nous oubliez pas dans vos prières.

« Pour l'heure, nous n'avons rien d'autre de remarquable.

« Adieu, dans le Fils glorieux de la Vierge Marie.

« Du sacré mont de Sion, Jérusalem, 20 janvier 1392.

 

Au noble seigneur,……..    Consul des Catalans, à Damas, et aux Catalans qui habitent cette ville.

 

PROCÈS-VERBAL.

 

« Au nom du Seigneur, ainsi soit-il.

« Que quiconque lira ces lignes sache, à la louange, à la gloire et à l'honneur de Dieu tout-puissant, de tout le monde catholique, de la glorieuse cour céleste et de l'Eglise romaine sacro-sainte et universelle, que, le 11 novembre 1391, quatre frères de l'Ordre des Mineurs appartenant à diverses provinces et demeurant au couvent du mont Sion à Jérusalem, religieux d'une grande vertu, d'une piété singulière, d'une obéissance exemplaire, d'une vie fort austère, d'une perfection spirituelle éprouvée : Fr. Donat de la Ruticinio, membre de la province d'Aquitaine, Fr. Nicolas, sujet de la province d'Esclavonie, Pr. Etienne de Curris, fils de la province de Gênes, et Fr. Pierre de Narbonne, profès de la province de Provence, après quelques années passées les uns dans la Vicairie de Bosnie, les

 

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autres dans celle de Corse, se rendirent ensuite par dévotion dans la ville sainte de Jérusalem, y menèrent pendant quelques années aussi une vie toute d'édification et y souffrirent un cruel martyre dont voici les détails.

« Après avoir longtemps réfléchi sur le meilleur moyen d'attirer à Dieu tant d'âmes que le diable entraîne à la perdition et pour offrir à Dieu, dans la cité sainte de Jérusalem, un fruit digne de lui, ils consultèrent sur leur projet plusieurs maîtres en théologie parmi les nôtres et plusieurs autres religieux de bon conseil, ainsi qu'il convenait de faire, puis, dépouillant toute crainte, munis d'arguments puissants, tirés soit de la sainte Ecriture, soit d'écrivains solides qu'ils avaient lus, ils résolurent, non sans mérite, d'entamer une dispute théologique avec des hommes charnels et grossiers comme sont les sectateurs de Mahomet.

« Le 11 novembre donc, en la fête de saint Martin, vers neuf heures, ils mirent à exécution leur dessein.

« Dans ce but, ils se dirigèrent vers le temple de Salomon porteurs d'un rouleau écrit en langues italienne et arabe. Arrivés là on leur refusa l'entrée. Interrogés par les Sarrasins sur le motif de leur visite, ils répondirent qu'ils voulaient entretenir le cadi de choses d'une grande importance. « Ce n'est pas ici, leur dit-on, la demeure du cadi ; suivez-nous, nous vous l'indiquerons. »

« Quand ils se trouvèrent en présence de ce dignitaire, ils déroulèrent leur papier et en lirent le contenu. Le voici :

« Seigneur cadi, et vous tous ici présents, qu'il vous plaise de prêter une oreille attentive à la communication que nous allons vous faire sans ambages et que vous reconnaîtrez véritable, juste et utile à vos âmes.

« Vous êtes en état de réprobation éternelle par le fait de votre adhésion à une loi qui ne vient pas de Dieu et qui, loin d'être bonne, est mauvaise, puisqu'elle ne contient ni l'Ancien ni le Nouveau Testament. C'est un tissu d'erreurs, un amas de choses impossibles, contradictoires, ridicules souvent, qui, loin de porter l'homme à la vertu, le plongent dans les vices les plus honteux.

« Qu'il s'en faut que dans la loi donnée par Dieu à Moïse et

 

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dans celle que Jésus-Christ a promulguée se trouvent les mêmes taches ! Loin de là, elles renferment des mystères et des dogmes qui portent l'homme à l'amour de Dieu et du prochain, par conséquent à l'obtention de sa fin dernière qui est la vision et la jouissance du Seigneur.

« Si votre loi avait été pareillement révélée, comment les Prophètes l'auraient-ils ignorée ? Mais ni Moïse, ni aucun prophète, ni Jésus-Christ n'en font mention.

« Elle contient des erreurs et, par suite, elle ne peut venir de Dieu. Dieu est la vérité première et suprême en qui ne peut se rencontrer aucune ombre de fausseté ! Or, vous prétendez que les démons finiront par être sauvés, que Jésus-Christ n'est pas Fils de Dieu, qu'il n'est pas mort sur la croix, qu'il sera tué par Dieu à la fin du monde, que les Apôtres étaient Sarrasins, et autres affirmations tout aussi ridicules. »

« Ils ajoutaient que Mahomet n'est nullement envoyé de Dieu, comme ils le soutenaient et comme lui-même le débite dans sa loi, puisqu'il n'a jamais opéré aucun miracle ; qu'au contraire, de nombreux prodiges rendent témoignage aux vrais prophètes tels qu'Elfe et Elisée; que Jésus-Christ en opéra un grand nombre, tous très remarquables, que Mahomet était un homme luxurieux, homicide, intempérant, voleur, sensuel, qui faisait consister le bonheur dans une nourriture recherchée, une mise luxueuse et la satisfaction des passions les plus grossières, aussi a-t-il approuvé la pluralité de femmes. Il n'avait qu'une chose en vue : abolir ce qui était difficile à croire et pénible à pratiquer ; accorder tout ce vers quoi l'homme, l'Arabe surtout, se sent porté : la convoitise, la volupté et autres vices semblables ; quant aux vertus, telles que la charité et l'humilité, il n'en fait pas même mention. Intelligent comme il l'était, il comprit que toutes ses affirmations pouvaient être taxées de fausseté ; aussi défendit-il d'ajouter foi à quiconque contredirait sa loi et de mettre à mort l'audacieux qui aurait la témérité de le tenter.

« Les frères avaient parlé avec,une grande vigueur. Le cadi et les assistants s'en montrèrent fort irrités. La nouvelle circula rapidement ; aussitôt un grand nombre de Sarrasins s'assemblèrent autour de la maison.

« Cependant le cadi avait appelé le gardien du mont Sion

 

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avec son compagnon et le président de l'hôtellerie des pèlerins. A leur arrivée, le cadi dit aux quatre missionnaires : « Qui vous a envoyés ? le pape ou un autre prince chrétien ? — Nous n'avons été envoyés, dirent-ils, que par Dieu seul ; c'est lui qui nous a inspiré de vous annoncer la vérité pour le salut de vos âmes. Jésus-Christ a dit dans l'Evangile : « Celui qui croira et sera baptisé, celui-là sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera perdu ; c'est pourquoi si vous ne croyez pas, l'enfer vous recevra dans son gouffre. » — Etes-vous prêts, dit le cadi, à retirer les paroles que vous avez proférées? sinon c'est la mort. — Nous confirmons tout ce que nous avons dit pour la défense de notre foi, nous sommes disposés à endurer tous les tourments et la mort. Tout ce que nous avons dit est vrai. »

Sur cette réponse, le cadi et ses assesseurs prononcèrent à l'unanimité la peine de mort. Quand la sentence eut été lue, tous les Sarrasins crièrent : « A mort les blasphémateurs ! à mort ! Et ils les frappèrent avec tout ce qui leur tombait sous la main ; les frères s'affaissèrent et on les jugea morts. Il était neuf heures.

« Cependant les confesseurs commencèrent à ouvrir les yeux et à prononcer quelques paroles. Le cadi, l'ayant su, leur fit mettre des liens aux mains et des chaînes aux pieds. La nuit se passa ainsi, en butte aux vociférations du peuple qui ne s'arrêtèrent pas un instant.

« Le lendemain, le cadi les fit attacher nus à des poteaux. On les battit alors avec tant de cruauté que tout leur corps ne forma plus qu'une plaie, et ils ne pouvaient plus se tenir debout. En cet état, on les jeta dans un caveau et on leur mit des entraves qui rendaient tout repos impossible.

« Le troisième jour, on les mena au lieu des exécutions publiques. Le cadi et la foule les y attendaient. On alluma un bûcher, et quand la flamme fut bien haute, on les interrogea de nouveau s'ils voulaient se rétracter et se faire mahométans ou bien mourir. Eux dirent : « Nous ne nous rétractons pas. Loin de là, nous vous demandons une fois de plus de vous convertir et de vous faire baptiser, sinon vous serez des fils de perdition, destinés à brûler dans le feu éternel. Vous nous proposez d'être mahométans sous peine de mort ; apprenez que ni les

 

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tourments, ni la mort n'épouvantent quand on les subit pour Jésus-Christ et pour sa foi.

« A ces mots, les musulmans se jettent sur les martyrs, estimant plus heureux celui qui leur portera le plus de coups ; ils les déchirent tellement que ces malheureux n'ont plus forme humaine. Puis ils lancent les cadavres dans le bûcher, où la populace, se renouvelant sans cesse, apporte du bois jusqu'au soir. A la nuit, le brasier s'éteignit. Les barbares en dispersèrent les cendres et cachèrent les débris d'ossements, dans la crainte qu'ils ne vinssent aux mains des chrétiens.

« Dieu, dans sa bonté, sa clémence et sa douce miséricorde, a permis, pensons-nous, que ce fait arrivât dans sa sainte cité de Jérusalem, pour stimuler et consoler les fidèles, soit habitants de la ville, soit pèlerins venus par dévotion de toutes les parties de la terre.

« Le récit que nous en avons donné n'est qu'un résumé, en exposer les détails vous fatiguerait, du moins nous l'avons craint. »

 

[Suivent les signatures :]

Dominus Johannes, Vicecomes de Laballia,miles, cum servitoribus suis ; — dominus Thomas, filius Marchionis Saluciarum, miles tune factus, cum familia sua; —dominus Johannes Bartilis, de Neapoli, miles tune factus in Sepulcro, cum familia sua;—Joannes Campana,Januae, Hospitalerius peregrinorum, cum familia sua ; — Alfonsus Dominici, de Lisbona ; — Joannes Duae, de Francia.

Et multae mulieres diversarum gentium, et peregrinae, et habitantes, qui et quae dicto martyrio interfuerunt, viderunt et potuerunt testimonium veritatis in toto mundo perhibere.

Praesentes autem fuerunt Fratres Minorum XII, quorum nomina sunt haec :

Frater Geraldus Chauvet , Provinciae Aquitaniae ; — Frater Johannes de Noto, Magister in Theologia, Provinciae Siciliae; — Frater Petrus Coclarius, de Neapoli, Provincia Terme Laboris ; — Frater Johannes

 

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de Argentina, Alamannus; — Frater Angelus de Perusio, Provincia Sancti Francisci; — Frater Petrus de Bordegala, Provinciae Aquitaniae; — Frater Martinus Cathalanus; — Frater Laurentius de Placentia, Provinciae Romae ; — Frater Martinus de Sclavonia ; — Frater Angelus de Marchia ; — Frater Joannes de Aquitania.

 

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LE BIENHEUREUX FERDINAND, INFANT DE PORTUGAL, Fils du roi Jean Ier, grand maître des chevaliers d'Avis, ordre de Cîteaux, MORT A FEZ PENDANT SA CAPTIVITÉ CHEZ LES MAURES, EN L'ANNÉE 1443.

 

BOLL., Acta sanct., 5 juin, I, 563-591; — ANTONIO, Bibl. Hisp. vet. (1788), II, 243; - BARBOSA, Bibl. Lusit. (1747), II, 9-11 ; — GALLARDO, Bibl. Espan. (1863), I, 357 ; — OLFERS, Leben des stand, haften Prinzen , in-8, Berlin, 1827 ; — H. ROMAN, Historia de la vida de los religiosos infantes de Portugal, y de la infanta d. Juana, hija del reg d. Alonso el V, in-4, Medina de Campo, 1595.

 

CHAPITRE I. — L'infant Don Ferdinand était le cinquième fils de Jean Ier, d'heureuse mémoire, dixième roi de Portugal, et de Philippe, fille de Jean, duc de Lancastre, et soeur germaine de Henri IV, roi d'Angleterre. La reine, au moment de ses couches, était en proie à une fièvre ardente, et les médecins, désespérant de sauver l'enfant et la mère, ordonnèrent à celle-ci une potion qui devait accélérer le travail, mais au péril de l'enfant. Quand le roi, tout triste, présenta la coupe à sa femme, celle-ci la repoussa avec horreur, et déclara qu'elle ne consentirait jamais à exposer la vie éternelle de son enfant pour sauver ses propres jours. « Du reste, ajouta-t-elle, j'ai grande confiance en la vertu de la sainte Croix ; elle peut nous sauver tous deux ; et si je meurs durant l'accouchement, mon enfant, au moins, aura le bonheur d'être baptisé. » A ces mots,

 

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le roi fit emporter la coupe et envoya chercher la parcelle de la vraie Croix que l'on conservait dans l'église de Sainte-Croix, à Marmelar. Quelques jours après que la relique eut été déposée dans la chambre de la malade, elle mit au monde un fils, en la fête de saint Michel Archange, le 29 septembre de l'année 1402. En reconnaissance de cette grâce, la reine offrit deux fois par an à l'église de Marmelar, savoir en la fête de la sainte Croix, le 3 mai, et en celle de saint Michel, un cierge du poids de son fils, et elle continua jusqu'à ce que le jeune prince fût en âge d'accomplir par lui-même le voeu de sa mère.

Depuis sa naissance jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, l'Infant fut presque continuellement sujet à de graves maladies. Lorsqu'il vint au monde, il était extrêmement chétif et n'avait qu'un souffle de vie ; on lui administra donc aussitôt le baptême, car on s'attendait à le voir mourir à tout instant. Il était si maigre que la peau lui pendait des mains et des pieds, comme s'il eût eu des gants ou des chausses trop larges. Pendant toute sa vie, il souffrit de violents maux de coeur ; mais Dieu lui conserva avec tant de soin les vertus dont il avait orné son âme lors du baptême, que son genre de vie parut toujours plus angélique qu'humain. Il garda sa virginité intacte. Très versé dans les saintes Ecritures, il réunissait en lui toutes les vertus morales d'une science plutôt infuse qu'acquise. A partir de l'âge de 14 ans, il récita fidèlement, chaque jour, les Heures canoniales, selon le rit de l'Eglise de Sarum. S'appliquant avec soin à la pratique des commandements de Dieu et de l'Église, il montrait à Dieu son amour. Tout en s'acquittant avec zèle et empressement de ses devoirs envers son père, roi de Portugal, et son frère Edouard, associé au gouvernement, il savait cependant ne rien omettre de ce qui concernait le service de Dieu.

Sa chapelle était abondamment et richement pourvue d'ornements et de tout ce que requiert le culte sacré ; il y entretenait des chanoines qui y accomplissaient ponctuellement, avec les chantres, l'office divin selon le rit de Sarum. Afin de relever l'honneur et la vénération de sa chapelle, il avait obtenu pour elle beaucoup de privilèges du Souverain Pontife, entre autres le pouvoir pour ses chapelains d'administrer les

 

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sacrements de Pénitence, de Baptême, d'Eucharistie et d'Extrême-Onction, dans tous les lieux où ils se trouveraient en compagnie de l'Infant, sans être tenus à demander la permission de l'évêque ou du prélat. De même, aux chapelains revenaient les offrandes faites par l'Infant ou les gens de sa maison, même quand il leur arrivait d'officier dans une paroisse étrangère, Pendant les offices, le prince se faisait installer un siège devant la courtine, afin qu'il pût du regard rappeler à leur devoir tous les officiers et les maintenir dans une tenue décente et correcte. Il prenait le plus grand soin possible des intérêts, corporels et spirituels, des gens de sa maison, sachant qu'il rendrait compte à Dieu de chacun d'eux. Il veillait à ce que tous se confessassent au moins une fois l'an, et que ceux qui avaient l'âge requis reçussent la sainte communion : il leur donnait d'ailleurs l'exemple en s'acquittant lui-même de ces devoirs avec la plus vive dévotion. Il avait même obtenu du Souverain Pontife que quiconque demeurerait sept ans à son service, ou même viendrait à mourir avant cet espace de temps, recevrait, au moment de sa mort, une indulgence plénière de toutes coulpes ou peines. Enfin, le prince était véritablement ce serviteur fidèle et prudent établi par le Seigneur pour le gouvernement de sa famille.

L'humilité du saint Infant était si grande que tous l'admiraient, quelques-uns la trouvaient même excessive. Elle paraissait surtout dans les rapports du prince avec les ecclésiastiques ou avec les choses sacrées. Il suivait dévotement, un cierge à la main, les processions solennelles, et le prêtre qui portait aux malades le saint viatique. Le Jeudi saint, les deux jours suivants et le dimanche de Pâques, 'il assistait à tous les offices, et se conformait scrupuleusement à toutes les cérémonies, se faisant un crime d'en négliger une seule, fût-ce la plus petite. Il recevait avec beaucoup de respect toutes les personnes pieuses, traitant chacune conformément à son état ; et plus il les savait riches de vertus, plus il s'appliquait à les combler d'honneurs. Aussitôt levé de table, il donnait audience, à ceux qui avaient quelque grâce à solliciter de lui ; et le reste de la journée, il disposait ses occupations de façon à être toujours promptement à la disposition de ceux qui

 

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désiraient lui parler. Une marque de sa délicatesse à l'égard de toutes les femmes en général, c'est que, dès qu'il en apercevait une parmi la foule de ses visiteurs (solliciteurs, clients), il la faisait immédiatement approcher, l'écoutait et la congédiait, afin qu'elle n'eût pas à rester longtemps dans la compagnie des hommes. Jamais il ne détourna ses regards des affligés et des pauvres ; jamais il ne méprisa l'angoisse de ceux qui imploraient son secours. Les infirmes étaient entre tous l'objet de sa compassion, et il ne permettait jamais qu'on les renvoyât sans leur accorder ce qu'ils sollicitaient. Jamais ne tomba de sa bouche une parole qui pût nuire à l'honneur ou à la réputation du prochain. Il aimait en toutes circonstances à prendre conseil d'autrui et à y conformer ses jugements.

Loin de condamner les jeux, les fêtes et les cérémonies qu'on organisait en l'honneur des saints, il se faisait un plaisir d'assister en personne à ceux auxquels ne prenaient part que des gens du peuple. Il n'était point coquet ni recherché ; néanmoins il s'habillait richement aux fêtes solennelles, et toutes les fois que les exigences de sa position ou l'honneur du roi le requéraient. Uniquement préoccupé de plaire àDieu seul, il se mettait peu en peine de ce que les hommes du monde disaient et pensaient de lui. Il avait en horreur l'avarice, et distribuait largement ses richesses aux pauvres et aux mendiants ; si l'argent lui manquait, il y suppléait par la bonne volonté, et donnait au moins des paroles douces et compatissantes. Sa générosité se manifestait principalement quand il y avait des lépreux à secourir ou des captifs à racheter ; il lui semblait que ces deux espèces d'infortunés étaient plus que les autres plongés dans l'affliction et la misère.

Il distribuait de larges aumônes à tous les monastères du royaume, lorsqu'ils célébraient leurs chapitres provinciaux ou généraux, afin de participer aux prières tant des hommes que des femmes, qui vivaient sous l'observance régulière. Il était membre de toutes les confréries, et contribuait à la réparation des églises et des monastères, afin d'avoir part aux bonnes oeuvres qui s'y accompliraient. Chaque année, il vêtissait, pendant la Semaine sainte, autant de pauvres qu'il avait lui-même d'années de vie. Il réglait les dépenses de sa maison de façon à

 

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pouvoir distribuer en aumônes le dixième de ses revenus. En voyage, il ne quittait jamais un endroit sans faire acquitter soigneusement toutes les dettes contractées par lui ou les siens, et si quelque dommage avait été commis par lui ou les gens de sa suite, il le réparait scrupuleusement. A voir le nombre des oeuvres de charité et des aumônes de ce prince, on l'aurait cru deux fois plus riche qu'il n'était en réalité.

Il était très attentif à ne point léser en quoi que ce fût le pauvre qui habitait auprès de ses propriétés : aussi n'avait-il jamais de querelle avec ses voisins ; au contraire, tous l'aimaient et le vénéraient comme un père et un seigneur, et priaient Dieu de le garder en santé et en vie.

Son corps demeura vierge et son coeur aussi. Jamais on ne l'entendit prononcer la moindre parole qui pût blesser même légèrement la pudeur, et il ne souffrait point qu'on en prononçât de semblables en sa présence. Parmi tous ses amis, il affectionnait principalement ceux dont les moeurs se distinguaient surtout par la chasteté. Il ressentait une violente répulsion pour les libertins, et quand il les prenait en faute, il les châtiait sévèrement. Ainsi, il ne souffrait point qu'aucun de ses domestiques vécût avec une concubine ; il prit même des mesures rigoureuses pendant plusieurs années pour qu'aucune courtisane ne mît le pied en son palais ; mais plus tard il relâcha un peu de cette rigueur, pour éviter de plus grands péchés. Il surveillait les pages ou les autres jeunes gens élevés chez lui, pour les garder chastes au moins jusqu'à l'âge de vingt ans. En ce qui le concernait, il écartait avec précaution les sensations trop délicates et les attouchements, comme d'ailleurs tout ce qui pouvait provoquer à la luxure, qu'il jugeait le plus. répugnant de tous les vices.

 

CHAP. II. — Embrassant tout son entourage dans une même charité et étranger à l'envie, il ne convoitait jamais le bien d'autrui. Il vivait satisfait de ses revenus, encore qu'ils fussent peu considérables ; et malgré la modicité de ses ressources, il ne pouvait voir une infortune sans la secourir, à moins qu'il ne fût dans l'impossibilité absolue de le faire. Un jour, le roi offrit à l'Infant des biens qui, à la suite d'une condamnation, avaient été adjugés au fisc ; mais le saint les refusa, disant qu'il ne

 

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voulait pas bénéficier du malheur d'autrui. Si quelqu'un des siens priait le bienheureux de lui obtenir la cession de semblables biens, il s'en excusait d'ordinaire, ou bien il y mettait tant de lenteur et de nonchalance que l'occasion finissait par échapper. Jamais il ne sollicita de charge ou de bénéfice pour un sujet qu'il savait peu digne et qui pouvait être nuisible au bien public. Jamais il ne poussa personne à contracter mariage, et n'usa d'astuce pour y amener qui que ce soit. Quand on lui apprenait qu'une grâce avait été accordée à quelqu'un qui la méritait bien, il s'en réjouissait comme si on eût récompensé un des siens. Quand il sollicitait une faveur du roi, et que celui-ci lui répondait qu'il la destinait à telle ou telle personne de mérite, il s'écriait aussitôt : « Je rends grâces à Dieu, seigneur, comme si vous m'aviez octroyé ce que je vous demandais. »

Quand il s'agissait des intérêts d'autrui, il veillait strictement à ce qu'on ne laissât rien passer de contraire à la justice. Il usait de la plus grande délicatesse et du ton le plus humble pour réclamer sa rente au roi ou aux princes ses frères ; il attendait une occasion favorable pour les gêner le moins possible. Si quelqu'un essayait d'entraver le succès de ses requêtes, les manières respectueuses et les douces paroles du bienheureux plaidaient en sa faveur et déterminaient les grands à le satisfaire. Il était très attentif à ce que ses domestiques reçussent fidèlement leurs gages, afin de ne donner de sujet de plainte à personne. Il faisait fréquemment offrir le saint sacrifice ou réciter des prières pour les vieillards, les infirmes, les captifs, et en général tous ceux qui, sur terre ou sur mer, se trouvaient en péril. Toujours attentif à procurer le salut des âmes, surtout des infidèles, il réussit, avec le secours de la grâce de Dieu, à convertir quantité de Juifs et de Maures ; et dès qu'ils étaient régénérés par le baptême, il les considérait comme de sa famille. En somme, il exerçait, autant qu'il était en son pouvoir, toutes les oeuvres spirituelles et corporelles de miséricorde, et il trouvait tant de plaisir à y vaquer qu'aucune récréation mondaine n'avait plus d'attrait pour lui, dès qu'une telle oeuvre se présentait à faire.

Nous ne devons pas omettre de parler de l'abstinence de l'Infant. Elle était si grande que l'année entière n'était pour lui

 

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qu'un long jeûne. Il s'appliquait sans relâche à mortifier en lui la vice de la gourmandise, à priver son corps de satisfactions, en prolongeant ses veilles, en couchant sur la dure, en se levant à minuit pour assister à l'office des Matines. — Il ne vivait que de pain et d'eau tous les samedis et les trois derniers jours de la Semaine sainte, et depuis le jeudi jusqu'au dimanche de Pâques il demeurait en prières dans l'église devant le Saint-Sacrement. Il pratiquait la même observance aux vigiles des fêtes de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, des saints Vincent, Georges, Jacques, Antoine, de sainte Marie Madeleine, de l'Invention de la sainte Croix, de la Nativité de saint Jean-Baptiste, de chacun des Apôtres, de saint Michel au mois de septembre, de la Toussaint, outre l'Avent et le Carême. Il agissait de même la veille de la Conversion de saint Paul, de saint Blaise, des saintes Anne, Lucie, Apollonie, de saint Louis, roi de France ; de saint Edouard, roi d'Angleterre ; de saint Dominique, de saint François, de l'Exaltation de la sainte Croix au mois de septembre, de saint Pierre ès liens : il veillait alors toute la nuit. — Il avait aussi l'habitude de faire précéder d'un jeûne l'anniversaire des rois et reines de sa famille, et il se tenait seul renfermé dans sa chambre pendant ces jours de réjouissances.

Non seulement il usait d'une grande abstinence dans la nourriture et dans le sommeil, mais encore il s'astreignait au strict nécessaire pour les vêtements et les parures. Il ne tolérait pas que, dans son palais, on organisât des jeux et des fêtes les jours que l'Eglise consacre plus solennellement à Dieu et aux saints. Il prenait soin de ne jamais se montrer irrité en prononçant des paroles sur un ton trop élevé ; mais quand il avait à faire quelque réprimande, il procédait avec douceur et sans émotion. En général, il ne faisait point en public ces réprimandes, à moins que la gravité de la faute ne permît aucun délai, aucune dissimulation. Voici les peines qu'il infligeait d'ordinaire : les enfants étaient punis par les verges ou les soufflets ; les gens de moyenne condition, par la privation du vin ou la prison ; les personnages plus distingués, par la privation de leurs honoraires ou par l'expulsion temporaire de sa maison ; les ecclésiastiques, par la privation de leur rente

 

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quotidienne, ou des distributions ordinaires faites dans la chapelle. Modeste dans son langage, doux dans ses réponses, aimable dans sa conversation, jamais il ne se laissait aller à la chicane ; il écoutait avec bonté les autres, et préférait facilement leurs jugements aux siens propres. Il ne parlait jamais mal de personne, ayant en horreur le vice de la détraction, surtout quand elle s'attaquait à des personnes honorables. Il supportait avec patience les gens grossiers. Jamais il ne jurait ni par le démon ou le diable, ni par le nom de Dieu ou toute autre chose ; et rien au monde n'était capable de le faire se départir en quoi que ce soit de cette bonne habitude.

Ferdinand n'était jamais inoccupé ou l'était très rarement, tant étaient grandes la diligence et l'application qu'il apportait à toutes ses actions : tout son temps était absorbé ou bien par l'expédition des affaires, ou bien quelque entretien ou lecture utile. S'il prenait quelque récréation honnête pour délasser le corps, comme, par exemple, la promenade ou la chasse, c'était moins pour son propre plaisir que pour celui de ses domestiques. Il assignait à chaque chose son temps, de telle façon que les préoccupations du monde ne venaient pas le distraire, quand il vaquait à Dieu, et ses devoirs religieux ne nuisaient en rien aux devoirs de son état, hors le cas de nécessité. Ainsi donc, quand il se trouvait à l'église, il n'admettait pas qu'on vînt l'entretenir de quelque affaire séculière, parce que, pensait-il, cela était tout à fait inconvenant ; dès qu'il s'était placé derrière la courtine, il vaquait à la prière vocale, faite soit de mémoire, soit à l'aide d'un livre, ou bien il suivait les chants sacrés et y prenait part, veillant surtout avec grand soin à ce qu'on ne fît rien de contraire aux rites sacrés, qu'il connaissait parfaitement et observait lui-même scrupuleusement. — Il avait du reste, à cet effet, fait venir de Salisbury un maître des cérémonies qui était chargé de veiller à ce que tous les offices s'accomplissent exactement selon le rit de cette Eglise.

Sa chapelle était magnifiquement ornée, plus ou moins selon les fêtes et les époques liturgiques ; tous les jours on y chantait la messe, pendant laquelle deux autres messes basses se disaient, en se conformant rigoureusement au texte du Missel. Le maître de chapelle avait semblablement an livre dans lequel était

 

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fixé d'avance tout ce qui devait se chanter avec ou sans orgue, en plain-chant ou en musique. Le majordome du prince, ainsi que son prédicateur, avaient, eux aussi, des livres spéciaux où étaient déterminés les jours de sermon et de jeûne. Il y avait sermon dans la chapelle tous les jours de fête, outre ceux des quatre docteurs de l'Eglise. Tous les dimanches de l'Avent et du Carême, le jour de Noël, le mercredi des Cendres et le Jeudi saint, on prêchait avant et après le repas. A toutes les fêtes de précepte, on chantait vêpres ; les autres jours, où on n'assistait point aux offices dans la chapelle, le prince récitait en chambre toutes les heures canoniales au temps prescrit pour chacune d'elles, en la manière et la position les plus convenables, dans une salle décemment ornée de courtines, de tapis et de coussins, selon la couleur du jour, et dans laquelle était dressé un autel dont une image de la Vierge des Douleurs formait le retable. Le secrétaire du prince récitait avec lui l'office divin, et était attentif à ce qu'il ne se trompât en rien. Ce même secrétaire était chargé de préparer les livres dont il devait lire quelque passage ; il les tirait de la bibliothèque du prince, très bien montée en fait d'auteurs ecclésiastiques.

Quand mourut le roi Jean, son fils Ferdinand n'obtint en héritage que la propriété de Sauve-Terre, lieu dit les Mages ; un titre d'usufruit viager sur une terre située à Baleas, avec une rente annuelle. — Mais quand son frère Edouard monta sur le trône, le grand maître de l'ordre d'Avis étant venu à mourir, le roi conféra cette dignité au prince Ferdinand, qui fit tout ce qu'il put pour s'y soustraire, car, disait-il, il ne voulait pas s'enrichir des biens de l'Église. Le Pape ayant accordé dispense, Ferdinand dut comme ses frères, tous séculiers, accepter les fonctions de grand maître d'Avis : son frère Henri l'était de l'ordre du Christ, et son frère Jean de celui de Saint-Jacques.

Ferdinand considérait, d'une part, les difficultés pour le roi, son frère, de pourvoir aux besoins si considérables des princes de sa famille, et de l'autre les soucis qui accompagnent l'administration d'un ordre militaire ; il se rappelait en outre les paroles de l'Apôtre au chapitre deuxième de la première à Timothée : « Celui qui milite pour Dieu ne doit aucunement se

 

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mêler aux affaires du siècle », et bientôt les scrupules et les inquiétudes naquirent en son âme. Le bon désir qu'il avait de plaire au roi et à ses frères ne réussit pas à dissiper ces troubles ; d'autant qu'il considérait en outre combien fréquemment les voyages qu'il devait faire étaient une occasion de chute pour les gens de sa suite, par l'hospitalité qu'ils exigeaient, selon la coutume du royaume ; il se désespérait aussi de voir que, même avec cette dignité lucrative, il ne parvenait pas à payer ses dettes, et à plus forte raison à récompenser, comme il le méritait, le dévouement de ses domestiques.

Il résolut donc de tout abandonner, et de se retirer auprès de son parent le roi d'Angleterre, avec lequel il s'était au préalable entendu. Il mènerait, pensait-il, un genre de vie si simple qu'il ne serait à charge à personne, étant donné qu'en ce pays on n'a pas coutume de faire de grandes dépenses pour entretenir le train des maisons princières. Mais quand le bienheureux Ferdinand sollicita du roi son frère la permission de mettre son projet à exécution, Édouard lui répondit qu'il se garderait bien de la lui accorder, parce qu'il avait absolument besoin de lui pour une affaire difficile.

Vers ce temps, arriva en Portugal le P. Gomez, abbé de Florence, député par le pape Eugène IV pour offrir au prince Ferdinand la dignité de cardinal ; mais le bienheureux la refusa obstinément, disant qu'il ne voulait pas charger sa conscience d'un si lourd fardeau. La principale raison qu'alléguait le roi Édouard pour ne pas permettre à son frère de se retirer en Angleterre était le départ de plusieurs grands ,du royaume : le comte de Arrajolos, son oncle, demandait la permission de se rendre en Castille avec des troupes pour aider le roi Alphonse à s'emparer de Grenade ; de même le comte d'Ouremont désirait sortir du royaume pour aller prendre possession d'un héritage lointain qui venait de lui échoir ; enfin la duchesse de Bourgogne demandait qu'on lui envoyât en Flandre l'infant Henri pour aider son mari d'abord dans la guerre contre la France, et ensuite dans une croisade qu'il voulait entreprendre. — Étant donnée l'absence de tant de personnages, le roi Édouard jugeait qu'il ne pouvait priver encore son royaume d'un prince tel que Ferdinand. Afin d'enlever désormais aux seigneurs le

 

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désir de s'absenter, le roi de Portugal résolut de les occuper à une oeuvre qui contribuerait à la gloire de Dieu et à l'avantage de son royaume. Il décréta une expédition militaire chargée d'aller revendiquer aux Maures d'Afrique la ville de Tingi, et fit choix dans ce but de 14.000 hommes d'armes, 10.000. fantassins et 4.000 cavaliers, à la tête desquels il mit les infants Henri et Ferdinand, ainsi que leur oncle, le comte d'Arrajolos. Ces chefs ne se faisaient nullement illusion sur la difficulté de l'entreprise, tant à cause du petit nombre de leurs soldats comparativement à la multitude innombrable de leurs ennemis, qu'à cause du long trajet de l'expédition, dont on ne pouvait prévoir d'avance toutes les nécessités. Cependant ils n'osèrent point s'opposer à la volonté du roi, et acceptèrent joyeusement le commandement qui leur était confié.

Pendant que se faisaient les préparatifs, Ferdinand vint à Lisbonne, ou résidait le roi, et lui parla en ces termes : « Vous savez, Sire, que nous sommes rigoureusement tenus à payer nos serviteurs de leur service et de leur peine : or j'ai chez moi une foule de domestiques, et je n'ai rien à donner à ces pauvres gens pour les remercier de leur fidélité. Daigné donc Votre Altesse me venir en aide ; veuillez accepter la petite propriété que je tiens de votre générosité, ainsi que tout mon mobilier, et donnez-moi en retour une somme qui me permettra de solder en partie mes débiteurs. » — Le roi répondit « Je te suis extrêmement redevable pour l'amour et la singulière bonté que tu me témoignes en toutes circonstances, aussi rien né m'est plus agréable que de faire droit à tes justes demandes; seulement, au milieu des embarras dans lesquels nous nous trouvons actuellement, je ne puis raisonnablement pas y satisfaire en ce moment. J'espère que, avec le secours de Dieu, tu reviendras sain et sauf et victorieux en mon royaume ; et alors tu verras quelles faveurs et quelles dignités je te destine. En attendant, que ta conscience s'affranchisse de tout trouble, car je prends volontiers à mon service tous tes domestiques aux mêmes conditions que s'ils m'avaient servi toute leur vie. Je veux en outre que tu fasses un testament, et s'il manque quelque chose pour l'accomplissement intégral des clauses, je me charge de le fournir de ma propre cassette. Je t'ordonne donc de dissiper toutes

 

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tes inquiétudes, car je les prends toutes à mon compte. Mais j'ai bonne espérance que tu reviendras heureusement, et que tu exécuteras toi-même le testament que tu vas faire conformément aux jugements de ta conscience. Ceci dit, le roi remit au prince une attestation signée de sa propre main, par laquelle le roi se déclarait héritier et exécuteur testamentaire du bienheureux.

Ferdinand envoya aussitôt des exprès aux juges et aux préteurs de tous les lieux qu'il avait traversés et traverserait, leur enjoignant de réparer en son nom tous les dommages qui auraient pu on pourraient être commis par lui et ses hommes. En même temps, il demandait à tous pardon des injures ou des pertes qu'il ne pouvait pas réparer. Le saint visita alors tous les sanctuaires de Lisbonne, et envoya de divers côtés des offrandes et des aumônes pour s'assurer le secours divin. Enfin, se rendant dans la chapelle du monastère dominicain de Sainte-Marie de la Scala, il reçut par le ministère de son confesseur Fr. Mag. Gilles Mendez l'indulgence plénière de tous ses péchés, accordée à ceux qui prennent la croix, et communia au Corps du Seigneur ; puis, organisant une procession, il alla rejoindre l'armée qui se tenait sur le rivage, près de Lisbonne, en attendant le vent favorable pour mettre à la voile.

 

CHAP. III. — Tous les vaisseaux et l'Infant lui-même étaient décorés du signe de la Croix ; on avait célébré l'anniversaire du roi Jean, et accompli la procession qu'on fait d'ordinaire en semblable occasion, pour demander à Dieu la victoire. Le 14 août, veille de l'Assomption de la Vierge Mère de Dieu, la flotte leva l'ancre et s'éloigna du rivage de Lisbonne. Mais au bout de quelques brasses, ordre fut donné de jeter de nouveau l'ancre et de stopper, à cause de la fête qu'on devait célébrer le lendemain, et pour laisser aux princes le temps de dire adieu au roi et à la reine. Au moment du départ, le prince Ferdinand fut pris de la fièvre et un énorme abcès se mit à pousser ; mais le saint, dissimulant la gravité de son mal, se hâta de monter vaillamment sur le navire, dans la crainte de retarder l'expédition sainte. On mit à la voile le jeudi 22 août 1437. Sept mille combattants seulement se mettaient en route ; car, à cause des guerres qui se faisaient en d'autres endroits, on

 

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n'avait pu trouver de navires pour en emmener davantage. Le mardi suivant, tous les guerriers abordaient heureusement à Septa. Le seul accident fâcheux était que le prince était retenu au lit par son abcès, et que ses jours étaient même en danger tant que les humeurs ne s'échappaient pas.

Le lundi 9 septembre, l'infant Henri sortit de Septa à la tête de cinq mille hommes, et laissa les deux autres milliers à la garde de la flotte. L'Infant prit le chemin de la mer, et, monté sur une trirème, il arriva devant Tingi en même temps que son frère, c'est-à-dire le vendredi. Ferdinand demeura à bord, en attendant que son frère eût choisi l'emplacement du camp ; il se joignit alors à lui et demeura ferme au poste qui lui était assigné, malgré les douleurs intenses que lui causait son abcès alors crevé, douleurs si vives qu'il pouvait à peine se tenir à cheval. Néanmoins le prince ne se soustrayait à aucun labeur, il était présent partout, surveillant les travaux de circonvallation, et animant par son exemple les chefs et les soldats : aussi était-il pris d'une grosse fièvre toutes les fois qu'il revenait sous sa tente. Ferdinand ne prit pas part au premier engagement que livrèrent les chrétiens, qui se trouvaient à terre, en attaquant la ville ; car il avait reçu l'ordre de demeurer sur les navires. Mais il prodigua dans la suite les marques de sa bravoure dans les batailles qui succédèrent. Et d'abord, le lundi suivant, les croisés, munis d'échelles et d'engins d'escalade, s'avancèrent de nouveau contre la ville, et mirent en fuite les Maures qui s'étaient avancés hors de la ville pour les arrêter. Même victoire des chrétiens le lendemain mardi, encore que les barbares fussent sortis en plus grand nombre. Dans une troisième rencontre, l'armée des Sarrasins, plus considérable que les fois précédentes, ne put tenir tête aux nôtres ; après avoir subi un sanglant échec,l'ennemi prit la fuite, et sans la nuit qui vint arrêter les poursuites, ses pertes auraient été encore plus grandes. — Le jeudi, les Maures s'avancèrent de nouveau contre nous, au nombre de 40.000 cavaliers et 100.000 fantassins ; les chrétiens, malgré leur infériorité numérique, n'hésitèrent pas à marcher à leur rencontre ; après une lutte acharnée, ils réussirent à les disperser, les poursuivirent l'espace de deux lieues, en firent un horrible carnage, et revinrent

 

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glorieusement au camp à la troisième heure de la nuit, chargés d'un riche butin. Le lendemain, ils tentèrent un nouvel assaut de la ville.

Le mercredi de la semaine suivante, les nôtres, étant sortis du camp, virent venir à leur rencontre le roi de Fez accompagné de son général Lazaraquis, et derrière eux une armée composée de toutes les recrues qu'on avait pu faire dans là nation entière des Maures : elle montait à 16. 000 cavaliers et 600. 000 fantassins (!). Les chrétiens, se voyant trop peu nombreux pour pouvoir se mesurer avec cette nuée d'ennemis, rentrèrent en bon ordre dans le camp et se disposèrent à soutenir courageusement l'attaque derrière leurs retranchements. Bien que ce retranchement ne consistât qu'en un fossé étroit, les chrétiens cependant le défendirent vaillamment pendant quatre heures, et contraignirent l'ennemi à battre en retraite. Celui-ci, après s'être reposé pendant la nuit, revint à la charge le jeudi matin ; il attaqua le camp avec une fureur nouvelle, et le combat dura cinq heures ; ce fut le saint Infant qui eut à supporter le plus fort de l'attaque, cardes infidèles s'étaient portés principalement sur le poste qu'il défendait.

Les chrétiens, considérant alors que, cernés de toutes parts, et réduits comme ils l'étaient à 3.000 hommes, ils n'avaient aucun espoir ni de s'échapper, ni de pouvoir tenir tête à la multitude innombrable des ennemis, considérant en outre qu'en ce pays désert, il leur serait impossible de renouveler les vivres qui commençaient à manquer dans le camp, les chrétiens jugèrent nécessaire de traiter avec les barbares, et envoyèrent une députation chargée d'offrir aux Maures la restitution de Septa, s'ils permettaient aux chrétiens de se retirer sains et saufs sur leurs navires., Les infidèles, se croyant sûrs de remporter sur nous une éclatante victoire, voulurent tenter un nouvel engagement, et retinrent prisonniers les ambassadeurs. Ils se tinrent en repos le vendredi ; mais le samedi, de grand matin, ils se rangèrent en bataille, et se ruèrent avec une fureur extrême sur le camp. Six heures durant, ils continuèrent l'attaque ; mais Dieu inspira un tel courage aux chrétiens que les Maures, après avoir essuyé des pertes considérables, désespérèrent de triompher les armes à la main. Ils eurent alors recours

 

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à la ruse et feignirent de vouloir consentir aux propositions de paix faites par les envoyés. Au fond ils espéraient que, pendant les allées et venues des pourparlers, ou bien lorsque les chrétiens se rendraient à leurs vaisseaux, ils pourraient les attaquer inopinément, et les exterminer sans difficulté.

Ils demandèrent que l'on commençât par leur livrer un des Infants qu'ils garderaient en otage jusqu'à ce que la ville de Septa leur eût été restituée, et de son côté Zalabenzala, gouverneur de Tingi et d'Arsilla, remettrait aux chrétiens son fils aîné, comme gage de la sécurité de leur retraite. Le bienheureux prince n'ignorait pas à quels maux et à quels périls il serait exposé au milieu de cette nation infidèle et barbare ; cependant, comme il avait toujours été dans la disposition de sacrifier sa vie pour ses compagnons, il s'offrit de lui-même comme otage, et se livra le 16 octobre, un mercredi soir. Il partit donc à cheval, en compagnie de Zalabenzala, et fut accompagné de plusieurs nobles, désireux de l'entourer d'honneurs et de lui prodiguer leurs soins ; il y avait Rodrigue Etienne, son gouverneur, Fr. Gilles Mendez, son confesseur, Jean Rodriguez, son frère de lait ; Jean Alvarez, son secrétaire ; Mag. Martin, son médecin ; Ferdinand Gilles, intendant de son vestiaire, et Jean Vasius, son maître d'hôtel. En échange du fils de Zalabenzala, se constituèrent également prisonniers Arias Acunia, Jean Gomez de Abellar, Pierre Ataidius, nobles chevaliers de la maison du prince, ainsi que Gomez de Silva, commandeur de Nudar. — Tous allaient à pied devant l'Infant, même Rodrigué Gomez de Silva, mestrede camp, qui était envoyé pour recevoir le fils de Zalabenzala et le conduire sur nos vaisseaux, où on le retiendrait jusqu'à ce que tous les nôtres fussent revenus sains et saufs à la flotte. Ainsi donc, il n'y avait que l'Infant et Zalabenzala qui voyageaient à cheval. Le prince avait en outre à ses côtés un. chrétien, nommé Michel, qui lui avait été donné lors de la reddition, pour lui servir d'interprète.

Il faisait nuit quand Zalabenzala et l'Infant approchèrent de la ville ; mais il ne voulut point y pénétrer et demeura aux portes du palais, se fit amener son fils qu'il remit à Rodrigue Gomez de Silva, et attendit le retour du messager qui devait lui apprendre son heureuse arrivée sur les vaisseaux. On assigna

 

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alors pour résidence à l'Infant et aux gens de sa suite une maison ou une tour bâtie au-dessus de la porte qui mène du palais à la ville ; on fit bonne garde autour d'eux, mais on les nourrit très mal. Les Maures relâchèrent alors les ambassadeurs qu'ils avaient retenus prisonniers, savoir : D. Ferdinand Menesius, Jean-Ferdinand de Arca, Ferdinand de Andrade, Rodrigue Gomez de Silva, premier commandant du camp. Cependant l'infant Henri fut informé que les Maures avaient dessein de se jeter sur lui s'il sortait du camp du côté des murs de la ville. Il ordonna alors de pratiquer une nouvelle issue au camp du côté de la mer, et put ainsi se retirer sans danger, au grand dépit des Maures, qui, malgré les conventions, se ruèrent sur nos soldats en retraite, et tuèrent 50 à 60 hommes de l'arrière-garde.

Le dimanche suivant, fête de saint Irénée, toute la flotte quitta le rivage d'Afrique, sans qu'on envoyât personne pour en avertir l'Infant prisonnier. Celui-ci, ne recevant aucune nouvelle, en conclut que son frère Henri avait péri ; car il avait appris l'échec infligé par les Maures à nos troupes pendant leur retraite. Il ne pouvait pas se persuader que son frère, s'il vivait encore, l'eût ainsi quitté sans lui avoir envoyé un mot d'adieu. L'Infant se désolait et disait : « Pourquoi me suis-je livré en otage, si mon frère lui-même, personnage de si haute importance, et pour la conservation duquel j'aurais volontiers sacrifié ma vie, n'a même pas été épargné par les Maures ? » Il se disait encore : « Il est impossible que mon frère ait été attaqué loin des gens de son entourage, et alors il est probable qu'un grand nombre de nobles ont péri avec lui : ce qui est pour le royaume de Portugal une perte irréparable. » Il ne doutait pas que le roi n'eût volontiers abandonné, pour sauver des vies si précieuses, la ville de Septa, et même mieux que cela, et qu'il serait à jamais inconsolable d'une telle perte. Dans cette profonde affliction, le prince n'avait personne pour adoucir sa douleur, car tous ceux qui l'entouraient pensaient comme lui et étaient atterrés. Cependant les Maures, intrigués eux aussi, envoyèrent deux chrétiens pour voir si l'infant Henri ou quelque personnage de marque se trouvait parmi les morts ; les envoyés inspectèrent 163 cadavres et revinrent en

 

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disant que tous étaient de basse condition et des fantassins.

Le vendredi, Zalabenzala fit conduire l'Infant à Arsilla ; on lui donna pour le voyage un bon cheval, mais ses compagnons durent se contenter de haridelles de cavalerie, presque mortes de faim et de soif dans les camps, et qui étaient absolument incapables de supporter les fatigues du voyage. Avant de partir, les hommes de Zalabenzala postèrent l'Infant devant la porte de la ville, pour le donner en spectacle à la foule des Maures qui revenaient le soir chez eux, et qui accoururent autour du prince avec le même empressement que s'il se fût agi de gagner des indulgences. Aucun d'eux ne passa sans injurier le prisonnier, en lui lançant quelque malédiction ou quelque raillerie ; plusieurs même lui jetèrent des pierres. Ce supplice dura deux heures, jusqu'à l'arrivée de Zalabenzala. On mit un jour entier pour se rendre à Arsilla. Le voyage était rendu difficile par la foule des hommes qui allaient et venaient, par les troupeaux et les chameaux qui encombraient la route et barraient le passage ; de sorte qu'on dut plus d'une fois s'écarter de la route. Dans tous les endroits par où l'on passait, les prisonniers étaient accablés d'outrages. A une lieue de distance d'Arsilla, ils aperçurent des groupes d'enfants qui les attendaient sur la route ; un peu plus loin, un petit groupe d'hommes vinrent à leur rencontre ; aux portes de la ville se tenaient en foule les femmes , parmi lesquelles se trouvaient quelques chrétiens indigènes, des marchands de Gênes et même quelques Castillans.

Tous les Maures donnaient de grands signes de joie ; ils chantaient et dansaient en s'accompagnant de flûtes et de tambourins ; et pourtant ils ressentaient au fond du coeur une vive douleur, car il n'y avait parmi eux ni homme ni femme qui n'eût à pleurer un père, un mari, un frère, un fils, morts dans les précédents combats. Le nombre des blessés était incalculable. L'Infant attestait qu'on avait tiré des ateliers d'armes royaux pour l'usage de la campagne 300.000 flèches, et presque toutes avaient été lancées sur l'ennemi, sans compter les provisions particulières de chacun. Par conséquent, si les Maures tués dans la lutte ne pouvaient se compter, il en était de même à plus forte raison des blessés. De fait, l'auteur de cette

 

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chronique affirme avoir entendu dire à un chirurgien juif de Fez qu'il avait à lui seul extrait plus de 3.000 flèches des blessés apportés en cette ville. — Aussi tous les infidèles s'affligeaient de ce que l'infant Henri et son armée s'étaient échappés de leurs mains, alors qu'ils comptaient les tenir, et espéraient se venger des maux qu'ils en avaient reçus. Zalabenzala surtout était dans l'angoisse, en pensant qu'il ne pourrait jamais, sans des efforts surhumains, recouvrer son fils aîné. Les prisonniers entrèrent dans la ville, et furent installés dans un endroit solitaire. On les entoura d'une bonne garde et, sans se fier aux chaînes solides de la prison, on les soumit à une surveillance continuelle. L'Infant souffrait horriblement de l'incertitude dans laquelle il se trouvait touchant le sort de son frère Henri. Zalabenzala consentit à lui procurer un messager, qui porterait à Septa une lettre du prince pour s'informer de la vérité. Ce courrier partit d'Arsilla le 22 octobre.

 

CHAP. IV. — Quand l'infant Henri se fut retiré, comme nous l'avons rapporté, les Maures ne se montrèrent pas véritablement fidèles aux conditions convenues. Chaque jour, en effet, ils harcelaient nos troupes qui battaient en retraite, dans le dessein de les empêcher d'arriver jusqu'aux vaisseaux. Ils lançaient contre eux des flèches et des pierres, qui en tuaient quelques-uns et en blessaient un bon nombre. Les chrétiens cependant n'osaient pas leur livrer bataille, parce que les combats précédents les avaient extrêmement épuisés ; ils ne purent même pas empêcher les barbares de faire prisonniers plusieurs blessés chrétiens qu'on portait aux vaisseaux. Dès que l'Infant eut réuni, autant que possible, ses hommes, il ordonna, au grand dépit des Maures qui, dans une dernière escarmouche, nous avaient tué soixante hommes, de lever l'ancre et d'éloigner la flotte du rivage. Force fut alors aux barbares de reconnaître que leurs embûches avaient été vaines, et que, en définitive, ils ne pouvaient pas grand'chose contre ceux que protégeait le Dieu de miséricorde. — Le comte d'Arayolo et l'évêque d'Evora firent voile immédiatement vers le Portugal. Henri au contraire se dirigea vers Septa, bien déterminé à ne pas s'en éloigner avant d'avoir conclu l'affaire du rachat de son frère. A peine arrivé en cette ville, le lundi, l'infant Henri tomba malade

 

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c'était là évidemment la conséquence des fatigues excessives qu'il avait eu à endurer dans les batailles et dans le campe-ment; peut-être même que la cause principale était la douleur qu'il éprouvait d'avoir laissé son frère en captivité. Il fut contraint de garder le lit.

Le mercredi suivant, aborda également à Septa l'infant Jean, avec des subsides qu'il avait recueillis chez les Algarves. Les deux princes, après s'être consultés, convinrent que Jean se rendrait immédiatement au port d'Arsilla avec le fils de Zalabenzala, et que de là il ferait savoir au prince infidèle que, puisque les Maures avaient violé la foi donnée par eux aux chrétiens, il devait s'estimer heureux de reprendre son fils en échange de l'infant Ferdinand, et que s'il refusait d'accepter ces conditions, il devait savoir que l'infant Henri saurait, bien par les armes délivrer son frère. — Cette décision étant prise, Jean se rendit à Arsilla le 29 octobre, traînant à sa suite le fils de Zalabenzala et quelques prisonniers maures que le prince Henri avait faits près du camp, dont ils s'étaient trop approchés pour recueillir du butin. Mais avant que l'entrevue eût pu avoir lieu, une affreuse tempête assaillit les vaisseaux de l'infant Jean, brisa les ancres, et contraignit le prince à se rendre, non sans courir de grands périls, chez les Algarves avec le fils de Zalabenzala et les autres prisonniers

maures.

Cependant le messager qu'avait envoyé Ferdinand revint de Septa avec la réponse du prince Henri, qui faisait part à son frère de sa résolution de ne point livrer Septa à des perfides qui avaient violé les conditions du traité. Le messager trouva hinfant Ferdinand étendu sur son lit ; car, durant les sept mois qu'il demeura à Arsilla, il fut accablé de tarit d'infirmités qu'il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Le bienheureux supportait patiemment toutes ces infirmités, et il n'omit pas même un seul jour à cause d'elles de réciter dévotement, selon sa coutume, les Heures canoniales. Il consumait tout son temps dans le jeûne, la prière et les oeuvres de miséricorde envers, les captifs chrétiens qu'il avait découverts en cette ville ; il réussit à en racheter quelques-uns ; tous les jours il faisait passer aux autres des vivres, et leur faisait secrètement distribuer des

 

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vêtements par les marchands ; car il n'osait pas accomplir par lui-même ces actes de charité.

Or donc, Zalabenzala, voyant que l'infant Jean s'était retiré avec ses vaisseaux, vint trouver Ferdinand, en tenant en main le traité qui promettait la restitution de Septa, et qui était signé par les deux infants, le comte d'Arayolo, l'évêque d'Evora, le maréchal du royaume, le grand capitaine et d'autres nobles ; signé également, de la part des Maures, par Lazaraquis, roi de Fez et grand capitaine ; Manzo Beuria, son frère, seigneur de Bellezi ; Zalabenzala, gouverneur de Tingi et d'Arsilla ; Zaene, gouverneur de Mequinez et Callegi, en outre par Zallas Faquios, Abedella, Abeducio Mahomet et plusieurs autres.

Zalabenzala dit alors à l'Infant: « Envoie une copie de ce traité à ton frère, le roi de Portugal, en lui écrivant d'accomplir les promesses que vous m'avez faites dans cette pièce, et pour la garantie desquelles tu as été livré en otage: Car, pour moi, je n'ai jamais violé la foi donnée aux chrétiens, j'en prends à témoins tous ceux qui ont eu à traiter avec moi. Tu sais toute la peine que je me suis donnée pour arriver à la conclusion de ce traité ; en outre, aucun de vous n'a jamais eu à se plaindre de moi en quoique ce soit, at j'ai même sur ce point reçu une lettre d'action de grâces de votre roi ; enfin, dernièrement encore je t'ai permis d'envoyer des lettres à Septa par l'intermédiaire d'un courrier juif. »

En ces jours-là, mourut sur son lit de douleur F. Egidius Mendez, confesseur de l'Infant, et il fut enseveli à Arsilla même, en l'église des marchands chrétiens ; plus tard on le transporta à Septa sur l'ordre de l'Infant, et de là en Portugal. — En même temps tomba malade le gouverneur du prince ; le bienheureux voulait le renvoyer en Portugal, mais Zalabenzala n'y voulut consentir qu'à condition que Pierre, fils de Rodrigue, se constituerait prisonnier à sa place.

Vers cette même époque, Édouard, roi de Portugal, apprit dans quel péril se trouvaient ses frères et leurs troupes, assaillis de toutes parts qu'ils étaient par une nuée de Maures. Il en ressentit une vive douleur, comme il était juste, à la nouvelle d'un si épouvantable désastre. Quand il apprit à quelles

 

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conditions les prisonniers chrétiens recouvreraient leur liberté, il fut tout d'abord d'avis d'y consentir. Mais ayant convoqué, pour délibérer sur ce sujet, les Cortés du royaume, celles-ci décidèrent qu'on ne devait pas restituer Septa, mais qu'il fallait chercher quelque autre moyen de délivrer l'infant Ferdinand, soit par les armes, soit en offrant une rançon. Le roi écrivit donc à l'infant Henri de revenir, et de se tenir en Algarbie, d'où il pourrait avec plus de facilité et de promptitude s'occuper du rachat de son frère. Le roi offrit alors à Henri le gouvernement de Septa, dont il avait été investi avant de recevoir celui de Tingi ; mais le prince refusa, dans la crainte qu'on ne l'accusât de s'opposer par intérêt à la reddition de cette ville. — Bien que cette décision de ne pas livrer Septa eût été prise par les

Ītats du royaume de Portugal, et que le saint Infant eût écrit, du mieux qu'il put, au roi Édouard pour le prier de hâter sa délivrance, Zalabenzala entra dans une grande colère en voyant qu'on tardait à remplir les conditions du traité. Il fit enjoindre à Ferdinand de signifier au roi son frère de se hâter de remplir les promesses convenues et de le délivrer ; sinon il serait obligé d'envoyer le prince, son prisonnier, au roi de Fez, premier chef de la nation mauresque ; et alors c'est avec lui qu'il au-rait à traiter des conditions du rachat.

L'Infant écrivit dans ce sens au roi, à la reine Éléonore et à ses frères. Puis, ayant reçu de son frère Henri une lettre dans laquelle il lui représentait qu'il n'était pas juste d'observer le traité passé avec les Maures, le bienheureux Ferdinand envoya à Zalabenzala le même courrier chargé de lui dire : « Vous savez quelle violence cause la nécessité, et que tout ce qui est extorqué de force est considéré comme étant de nul effet. Or, il est évident que nous étions réduits dans le camp à la dernière extrémité, et par conséquent la promesse que nous avons faite en ces circonstances n'a aucune valeur. Ajoutez à cela, qu'on n'a pas d'engagements à remplir envers quiconque a violé le premier les siens, et considérez enfin que mon frère Henri na pu s'engager de livrer Septa, sans l'ordre et le consentement du roi notre maître. — Mais admettons, que mon roi consente à vous céder Septa, quel avantage en retirerez-vous, Puisque vous dites vous-même que vous l'abandonnerez immédiatement

 

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à la nation mauresque pour qu'on le détruise ? — Mon frère allègue en outre d'autres motifs pour ne pas observer les conditions stipulées : c'est d'abord que vous avez violé les premiers le traité en ne descendant pas des montagnes, du haut desquelles le roi de Fez, entouré de toutes ses troupes, empêchait les chrétiens de se rendre à leurs vaisseaux par le chemin direct ensuite en harcelant nos troupes avec des balistes et des lance-pierres, en faisant prisonniers ceux de nos blessés que nous transportions à la flotte. En outre, vous aviez dessein de tuer ou de capturer tous nos soldats, s'ils étaient passés sous les murs de la cité ; les chrétiens, avertis à temps de ces perfides projets, ont dû s'ouvrir une autre issue, et, aidés de Dieu, ils parvinrent, malgré tous vos efforts, à gagner leurs navires. Enfin, vous êtes tombés sur eux une dernière fois, et vous leur avez tué plusieurs hommes. Tous ces considérants étant de la plus exacte vérité, et en présence de la résolution prise par le grand Conseil de Portugal, il me semble qu'il est de votre intérêt de faire un nouveau pacte avec le roi, mon seigneur, par lequel vous me renverrez libre et recevrez en échange votre fils et tous les autres prisonniers maures faits par nous. — On vous permettra, en outre, de recouvrer tous les trésors que vous aviez amoncelés dans la ville de Septa, quand

vous l'enleva mon père et seigneur le roi Jean (Dieu ait son âme 1). »

Zalabenzala fit cette réponse au messager : « Puisque les chrétiens se sont jetés d'eux-mêmes dans la nécessité dont tu parles, ils sont obligés de tenir les promesses qu'ils ont faites alors. Ensuite, le roi et son armée sont censés ne former qu'une seule personne morale ; par conséquent le roi est tenu de remplir les engagements pris par ses princes. Quant aux blessés chrétiens qui, dit-on, ont été faits prisonniers, on ne peut pas tirer de ce fait un chef d'accusation contre moi, puisque ces captifs ne m'ont point été remis, mais à d'autres chefs qui ne dépendent point de moi et contre lesquels je ne puis rien. Quant aux incursions que votre arrière-garde eut à subir de la part des Maures, il faut les mettre à la charge d'aventuriers étrangers qu'il n'était pas en mon pouvoir de réprimer. Rien de semblable n'a été fait à la suite d'une résolution prise par la

 

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nation : ce qui le prouve c'est qu'il n'y avait parmi eux aucun homme de marque, aucun chef, aucun capitaine ; du reste, ces aventuriers ont reçu des chrétiens plus de dommages qu'ils ne leur en ont eux-mêmes infligés. —Enfin il est absolument faux que nous préparions des embûches aux chrétiens, dans le cas où ils seraient sortis du côté de la ville m'appartenant, et du moment qu'ils se fussent confiés à moi en s'en approchant, je n'aurais pas consenti pour tout l'or du monde à les trahir. Il résulte donc que toutes les raisons alléguées par vous pour ne pas observer le traité ne valent rien. Vous dites encore que quelques chrétiens ont été tués pendant leur retraite ; mais ils méritaient bien cela, puisqu'ils emmenaient captifs de pauvres Maures inoffensifs, qui s'étaient un peu trop approchés de votre camp pour recueillir du butin. Quand même vous soutiendriez que tous les autres ont été loyalement capturés, vous devez au moins convenir du contraire concernant un de mes satellites qui a été emmené de cette façon.

« Il n'y a plus à songer à quelque entente de rançon 'entre vous et moi ; ma bonne renommée serait certainement très compromise aux yeux de mes compatriotes, si je n'exigeais pas la restitution de Septa. Comme la plupart des Maures ont soutenu autrefois que j'avais vendu cette ville au roi Jean, si l'on me voyait maintenant consentir à la laisser an pouvoir des chrétiens, on conclurait rigoureusement de cette seconde lâcheté plus grave que la première, à l'exactitude de l'ancienne accusation. Si j'étais sûr qu'on me restituerait Septa, je ferais peu de cas de la délivrance de mon fils ; car il m'en reste beaucoup d'autres que je chéris d'un égal amour. Du reste, on ne peut pas dire que j'aime éperdument mes enfants, puisque j'ai fait trancher la tête à l'un d'eux. Sachez enfin que je me sens assez de. courage et de puissance pour faire des rois, les tuer ou les détrôner. — Que le roi ton frère se consulte donc sur ce qu'il doit faire ; pour moi, je ne tiens qu'à mie chose, c'est qu'on me restitue Septa. » En entendant ces raisonnements, l'Infant, tout en en découvrant la fausseté, ne jugea pas à propos de répondre ; car il savait qu'il était absolument

à la merci de Zalabenzala.

Il était évident que tout ce que disait Zalabenzala tendait

 

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uniquement à déguiser sa ruse et colorer ses mensonges ; car en vérité le roi ne pouvait être tenu à l'accomplissement de ce traité qu'autant qu'il le voulait bien. Quand il disait que les blessés avaient été laissés en otages, il mentait manifestement, d'autant qu'il était convenu avec les Maures que les chrétiens se retireraient en toute sécurité par n'importe quel chemin à

leur choix. Si donc Zalabenzala prévoyait qu'il ne pourrait point contenir la fureur de la population, pourquoi promettait-il alors aux chrétiens pleine sécurité de la part de cette tourbe? Il devait déclarer hautement à ces aventuriers qu'il avait conclu avec les chrétiens un traité par lequel tous devaient se retirer sains et saufs. Mais en réalité il n'y eut pas seulement des aventuriers à nous attaquer, il y avait aussi parmi eux des soldats

de Zalabenzala qui étaient sortis de la ville et y rentrèrent après l'escarmouche. — Il ressort clairement de tout cela que Zalabenzala avait trempé dans cette violation du traité, en agissant contre ses engagements, et en ne ménageant pas une retraite sûre aux chrétiens, que les Maures espéraient bien faire prisonniers, dès qu'ils se seraient tant soit peu écartés du camp. Zalabenzala savait parfaitement que ses soldats s'étaient joints à ceux de Fez, de Bafilet et d'Alarva, qui étaient arrivés pour emporter d'assaut le camp, alors que le traité était déjà conclu ; et ces soldats, dont deux cents étaient cuirassés, ne cessèrent de harceler les chrétiens jusqu'à leur réembarquement sur les vaisseaux. Le prétexte que Zalabenzala tirait de ce que l'infant Henri avait saisi des Maures qui étaient sortis de la ville pour recueillir du butin sur le champ de bataille, n'avait aucune, valeur. En effet, si l'infant leur avait permis de faire cela en toute sécurité, il ne les eût certes pas inquiétés ; mais, aveuglés par leur cupidité, ils n'avaient même pas songé à demander aux chrétiens un sauf-conduit, et ne s'imaginaient pas que les chrétiens, dans l'angoisse où ils se trouvaient, pussent penser à les faire prisonniers.

Le saint Infant, considérant que Zalabenzala était résolu à l'envoyer à Fez et à le remettre entre les mains de Lazaraquis, le plus cruel des gouverneurs maures, si l'on ne venait promptement à son secours du Portugal ; considérant sa santé débile et l'affaiblissement dans lequel l'avait plongé la maladie ; redoutant

 

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enfin les fatigues de tous genres auxquelles on allait le soumettre, redoublait d'instances auprès du roi, pour qu'il cherchât un moyen de hâter sa délivrance, et qu'il eût compassion de la misérable vie qu'il menait en captivité, vie qu'il regrettait de n'avoir pas perdue dans les combats. Mais on tardait beaucoup à lui répondre, comme s'il y avait sur ce point beaucoup de consultations à prendre. Pour hâter l'affaire, le prince se décida à écrire de nouveau au roi ; il le suppliait de lui envoyer un équipement, à l'aide duquel il pourrait peut-être, avec le secours divin, s'échapper avec tous ses compagnons et se réfugier sur les côtes de la mer. Il reconquerrait ainsi sa liberté sans payer de rançon. Il ajoutait que jamais il n'aurait la lâcheté de s'enfuir tout seul et de laisser ses compagnons dans les fers ; qu'il avait toujours repoussé les moyens de se sauver ainsi, que lui avait offerts à plusieurs reprises son frère Henri.

A cette époque, le capitaine de Septa, Orlando de Villareale, envoya son frère Sancho vers le gouverneur de Bellezi, frère de Lazaraquis, lui promettant une forte somme d'argent s'il parvenait à déterminer le gouverneur de Fez à accepter une rançon pour la délivrance de Ferdinand. Mais le gouverneur de Bellezi, tout en feignant de travailler à ce but, cherchait secrètement le moyen de mettre la main sur Sancho lui-même. Grâce à Dieu, ce dernier s'en aperçut à temps, et s'esquiva dextrement de ce péril. — Le roi de Castille, de son côté, envoya des ambassadeurs à Zalabenzala pour obtenir la mise en liberté du bienheureux Ferdinand. Il promettait en retour de laisser les marchands de Maurétanie exercer leur commerce dans toute l'étendue de son royaume, ce qui est pour Zalabenzala une source féconde de richesses. Zalabenzala, sensible à ces avantages, fit part des propositions qui lui étaient faites à Lazaraquis, qui, pour toute réponse, envoya Ocalias, Audaromus et Barraxajus, avec ordre de lui amener l'Infant et ses compagnons ; car, écrivait-il à Zalabenzala, tant que le prince demeurera sur les côtes de la mer, les chrétiens ne cesseront de chercher un moyen quelconque de le délivrer.

A partir de ce moment, le bienheureux fut plus étroitement gardé, et quoique Zalabenzala l'assurât par de fréquentes lettres

 

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que jamais il ne consentirait à se séparer de lui, il jugeait cependant nécessaire de faire passer auparavant toutes ces lettres par Fez, pour que le roi de cette ville reconnût clairement que c'était là comédie de sa part. — Sur ces entrefaites, arriva à Arsilla Ferdinand de Andrade, porteur des lettres du roi pour le prince ; Édouard disait à l'Infant qu'il avait délibéré, de concert avec ses meilleurs amis, sur le projet de fuite qu'il lui avait soumis, et que tous avaient été d'avis qu'il ne devait pas songer à risquer une entreprise si périlleuse.

 

CHAP. V. — Le 25 mai, qui était un dimanche, mon maître l'infant Ferdinand fut emmené dès le matin d'Arsilla à Fez, en compagnie de tous les siens, savoir : Pierre Vaz, son chapelain ; Jean Rodrigue, son grand majordome ; Jean Alvarez, son secrétaire ; Mag. Martinius, son médecin ; Ferdinand de Gilles, intendant de son vestiaire ; Jean de Laurent, son fourrier ; Jean de Luna, son panetier ; Christophore Quvica, chargé de sa correspondance ; le Juif Mag. Joseph, son chirurgien, qui avait reçu de Zalabenzala un sauf-conduit pour retourner chez lui quand bon lui semblerait. Les quatre nobles qui avaient été livrés en otage en échange du fils de Zalabenzala, demeurèrent prisonniers à Arsilla, ainsi que le frère de lait de l'Infant, Pierre Ruiz ; car Zalabenzala ne voulut à aucun prix s'en séparer. Le gouverneur d'Arsilla fit dire au prince que si le roi de Portugal se déterminait clairement à accomplir les conditions de sa rançon, il pouvait être assuré qu'il serait immédiatement ramené de Fez sur ce même cheval qui allait l'emmener. En outre, il lui permettait d'emporter autant d'argent que bon lui semblerait, lui certifiant qu'on ne le volerait point, et qu'il allait écrire sur ce point à Fez. Cette assurance donnée par Zalabenzala détermina l'Infant à emporter avec lui tout son mobilier et divers ustensiles de première nécessité ; mais tout lui fut bientôt volé. Les Maures firent monter les domestiques du prince sur des chevaux de charge, et le prince lui-même sur une rossinante émaciée et débile, sans étriers, avec une selle usée et rapiécée ; en outre, les rênes et tout le harnachement étaient en lambeaux, de sorte qu'il paraissait qu'on avait tout arrangé pour le tourner en ridicule ce que confirma encore le bâton qu'on lui mit à la main.

 

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Tous éclatèrent en sanglots lorsque les voyageurs, dans ce piteux équipage, dirent adieu à leurs compatriotes qui demeuraient à Arsilla. « Seigneur, disaient ceux-ci en s'adressant à l'Infant, souvenez-vous avec quelle admirable charité vous vous êtes soumis vous-même à cette vie de fatigues et de misères, pour rendre hommage à Dieu et sauver la multitude de vos frères. Notre vie à tous dépend de la vôtre. Veillez, nous vous en supplions, à ce qu'il plaise à Dieu de faire servir à votre avantage cette nouvelle séparation. Dieu sait que nous vous accompagnerions volontiers, à la vie ou à la mort, si on nous le permettait. » Tous alors s'embrassèrent en versant d'abondantes larmes, et le prince leur adressa, en sanglotant, les paroles suivantes : « Que le Seigneur soit avec vous ; qu'il exauce ma prière et vous garde. De votre côté, n'oubliez pas de prier pour moi.

La petite troupe à cheval se dirigea vers Fez par le chemin de la montagne ; elle n'aurait pas osé prendre la route de la plaine, à cause des brigands : aussi, dans la crainte d'être attaqués, ils se firent accompagner de vingt hommes bien armés. Quand les voyageurs approchaient d'un village, les Maures envoyaient une estafette pour annoncer leur arrivée. En général, les hommes ne se dérangeaient pas, parce qu'ils vaquaient à leurs travaux ; mais les femmes et les enfants accouraient en foule. Ils demandaient lequel d'entre eux était le roi des chrétiens, comment s'appelaient ses compagnons ; ils les tournaient en ridicule en les mêlant à leurs chansons, leur crachaient au visage et leur jetaient des pierres ou des croûtes de pain sec. Tel était l'accueil que recevaient les prisonniers jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où ils devaient se reposer. A peine étaient-ils descendus de cheval que la population entière accourait autour d'eux, et soumettait ces infortunés à toutes sortes d'avanies jusqu'à la nuit noire.

Quand ensuite on les conduisait dans les maisons, ils étaient obligés de s'étendre sur les lits qu'ils portaient avec eux ; car les Maures ne voulaient même pas consentir à ce que l'Infant reposât sur leurs nattes et leurs couvertures, disant que cc serait un crime de permettre qu'un renégat et un excommunié se servît de ce qui appartenait aux Maures chéris de Dieu. Ce

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qu'ils leur donnaient pour nourriture, aurait mieux convenu à des chiens qu'à des hommes ; et encore ils ne le leur laissaient pas manger dans leurs vases ou leurs assiettes. Ils les considéraient en effet comme des êtres immondes, et quelques-uns. d'entre eux brisaient immédiatement les ustensiles de cuisine que les chrétiens venaient par hasard à toucher. Qui dira avec quelle patience et quelle humilité notre maître supporta toutes ces injures ? Il en faisait aussi peu de cas que si elles ne se fussent point adressées à lui. Un jour qu'on lui présentait de la nourriture, il dit, bien loin de se plaindre : « Je voudrais qu'on m'en donnât moins même qu'il m'en faut pour soutenir ma vie. » Ce rude voyage dura six jours entiers à travers des chemins pierreux et accidentés, qui étaient presque impraticables.

Le samedi, dernier jour de mai et vigile de la Pentecôte, nos voyageurs arrivèrent à Fez, où on les donna pendant une heure en spectacle à la foule qu'on avait convoquée et qui affluait de toutes parts. On les introduisit ensuite dans la ville, Ferdinand à cheval et les autres à pied, à travers une multitude si pressée, qu'il leur fallut trois heures pour arriver péniblement à l'endroit où ils devaient descendre. Il fallait voir cette populace, non seulement innombrable, mais surtout étrangement bigarrée par la variété des costumes; les cris, les huées, les hurlements étourdissaient à chaque pas les oreilles de nos malheureux voyageurs. Ils n'auraient même pas pu avancer du tout, si on ne les avait pas fait précéder de quelques Maures qui, armés de glaives et de bâtons, leur frayaient un passage, en frappant à droite et à gauche. Les guides les firent passer par la porte neuve de la ville, les conduisirent jusqu'au palais et les introduisirent dans la cour du roi. Ils demeurèrent là jusqu'à ce qu'on les conduisît dans la salle de l'Assemblée, appelée dans leur langue Mexoar. Avant d'y entrer, ils contraignirent l'Infant et ses compagnons à se déchausser, puis les firent asseoir par terre. Lazaraquis dédaigna de leur adresser alors la parole et de les conduire au roi. Il ordonna seulement d'inscrire les noms de chacun d'eux et de les mener à Benzamagus, commandiant de la Zaquifa ou du fort.

Ce Benzamagus les enferma dans les bâtiments bien fortifiés,

 

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dans lesquels on bat la monnaie et l'on accomplit d'autres travaux régaliens, et que les Arabes appellent Tarecena. On t'introduisit avec eux cieux esclaves chrétiens, chargés de chaînes ; c'étaient, disait-on, deux Portugais qui s'étaient enfuis du camp des chrétiens et avaient passé comme transfuges chez les Maures ; l'un s'appelait Alvar Reane, l'autre Didace Delgado. Ces esclaves montrèrent à l'Infant et à ses compagnons la Masmorra, c'est-à-dire la prison et les chaînes qui leur étaient réservées ; ils ajoutèrent qu'ils avaient entendu dire qu'on avait l'intention de leur couper à tous un pied et une main. Telles furent les bonnes nouvelles et les délicieuses perspectives qui saluèrent nos hôtes, à leur arrivée dans une de ces maisons, qui était à double étage, et dont toutes les fenêtres étaient bouchées de telle façon qu'on ne pouvait y voir en plein jour qu'avec une chandelle. — Ces deux chrétiens avaient été amenés en ce lieu, disait-on, pour tenir compagnie à l'Infant, et dans la suite ils le suivirent partout.

Durant la nuit suivante, les ministres de Satan ne cessèrent pas de les incommoder jusqu'à ce que fut terminée la prison où ils devaient être enfermés. Les malheureux vivaient là dans la plus grande incertitude du lendemain, et leur esprit était sans cesse agité par les pensées les plus noires. L'Infant les ayant entendus s'entretenir avec frayeur des mauvais traitements qu'ils allaient probablement avoir à subir, leur parla en ces termes : « Dans le lieu où nous sommes ici, nous devons, non pas redouter les maux qui peuvent nous arriver, mais plutôt affermir notre courage pour les supporter. Ne nous laissons donc point aller à l'abattement, encore que nos ennemis soient nombreux, et que nous nous trouvions en petit nombre sur une terre étrangère. Ce que nous avons à faire, c'est mettre toute notre confiance en l'inépuisable miséricorde de Dieu, notre Seigneur, qui ne fait jamais défaut à ses fidèles. A la vérité, nous sommes des pécheurs ; mais Dieu sait bien que c'est pour lui témoigner mon amour et lui rendre mes services, que je me suis jeté dans cet abîme de misères, et que je vous ai acceptés pour mes compagnons agissons donc comme de bons chrétiens. Si la volonté de Dieu ;est que notre vie se consume en ce lieu, je tiens pour certain

 

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que nous entrerons, immédiatement après notre mort, en possession de son royaume. Si, au contraire, il veut nous tirer d'ici, il saura bien nous procurer tout ce qui nous est nécessaire pour vivre en ce lieu. »

Le lendemain matin, les Maures avaient terminé de forger les chaînes destinées aux prisonniers ; cependant ils ne voulurent point les leur mettre avant leur fête de Pâques, qui consiste pour eux dans l'immolation d'un agneau et qui arrivait dans quatre jours. Ils décidèrent que les chefs des satellites les garderaient pendant un mois entier, en se succédant deux par deux, et empêcheraient toute personne étrangère de les voir ni de leur adresser la parole. On ne leur permettait de sortir que deux fois par jour pour les besoins de la nature, et toujours deux à deux. On laissait aux geôliers la faculté de leur acheter des vivres avec leur propre argent. Par l'intermédiaire et l'habileté des deux chrétiens qui avaient été jetés avec eux dans les fers, l'Infant entama un commerce épistolaire avec un marchand de Majorque, nommé Christophe de Xalas, qui habitait Fez. Cet homme dévoué, sans jamais voir le prince, en l'entendant tout au plus quelquefois, lui fournissait tout ce qui était nécessaire à sa subsistance. A plusieurs reprises il fut saisi et flagellé à cause de l'Infant et il mourut à son service d'une diarrhée. — C'est donc ainsi que l'Infant fut livré au pouvoir du plus cruel des hommes, dont les crimes devinrent si énormes qu'il fut plus tard assassiné par deux individus de la lie du peuple, comme nous le rapporterons sur la fin de cette chronique.

Le jour de Pâques (fête solennelle), leur gardien fit conduire l'Infant et ses compagnons au sommet d'une tour, afin qu'ils pussent contempler l'innombrable multitude de cavaliers et de fantassins qui se réunissaient hors de la ville, à l'endroit où le roi devait immoler l'agneau. Tandis que les Maures revenaient de la cérémonie, ils rencontrèrent quelques chrétiens d'Almilla, mais ils n'osèrent pas les dévaliser, parce que cela leur était défendu. Cinq jours après, arrivèrent à la Tare cens ceux que les infidèles considèrent comme des saints ; ils ordonnèrent à l'Infant de descendre vers eux et lui dirent: « Le gouverneur de Buzaquaris t'ordonne d'écrire au roi que

 

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toi et les tiens êtes au pouvoir des Maures. Le gouverneur pourrait dès maintenant vous traiter en captifs, mais il préfère attendre pour voir ce que fera pour vous le roi de Portugal. Envoie donc ta lettre par ce Juif qui est venu avec toi, et qui possède un sauf-conduit de Zalabenzala ; avant trois mois tu auras une réponse. » L'Infant aurait préféré envoyer comme messager un des chrétiens qui se trouvaient en sa compagnie, et il s'efforça de faire agréer son désir de ses interlocuteurs ; mais ceux-ci maintinrent leur premier choix, et le Juif fut envoyé. En attendant son retour, l'Infant fut enfermé avec ses compagnons dans la maison de Masmorra, que l'on ferma par une porte solide, munie d'une chaîne et d'une serrure. Ils demeurèrent ainsi emprisonnés pendant trois mois, durant lesquels ils ne pouvaient recevoir les vivres que leur achetait le marchand de Majorque, qu'en faisant force présents au préfet de la prison pour obtenir sa permission : encore arrivait-il bien souvent que les geôliers les leur volaient, en les accablant d'injures par-dessus le marché. — Cependant nos prisonniers avaient la consolation d'entendre tous les jours la messe ; ils avaient apporté avec eux tout ce qui était nécessaire pour la célébration ; mais un beau jour on leur vola tout. Ils s'approchaient fréquemment des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, s'adonnaient à des jeûnes multipliés, et persévéraient sans relâche dans la prière.

 

CHAP. VI. — Quatre mois et plus s'étaient déjà écoulés depuis le départ du courrier juif, lorsque, un jour de samedi, 11 octobre de l'année 1438, le préfet de l'Alquifa vint trouver l'Infant qui venait de s'éveiller, chassa tous les hôtes de la Masmorra, dans l'état de nudité où ils se trouvaient, et s'empara de tout ce qu'il trouva en fait de meubles et d'argent. Les barbares les menacèrent même de terribles châtiments, si on venait à découvrir quelque chose caché par eux. Ils dépouillèrent l'Infant et fouillèrent dans ses vêtements. Le préfet ayant trouvé dans sa cuirasse deux cents doublons, que le prince réservait pour ses besoins, il envoya à Lazaraquis la cuirasse et la bourse. Le même jour, on mit des chaînes aux pieds des prisonniers et à l'Infant lui-même. Puis on conduisit les compagnons du prince dans les jardins royaux, appelés Arryate, dans lesquels

 

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se trouvent un établissement de bains et un magnifique château, appelé Buco et habité par Lazaraquis. Là, on remit à chacun d'eux un sarcloir, et on leur ordonna de travailler la terre jusqu'au coucher du soleil. Ils virent bientôt arriver le bienheureux Infant, que traînaient enchaîné 10 ou 15 satellites ; les uns le bousculaient, les autres le frappaient dans les côtes avec des bâtons pointus, pour le faire avancer ; malgré l'embarras que lui causaient ses chaînes, le prince relevait comme il pouvait ses fers avec ses mains et s'avançait péniblement entre les deux haies de ses gardiens, qui remplissaient l'air de leurs cris sauvages.

Ses domestiques, en l'apercevant dans ce piteux état,poussèrent de telles lamentations, qu'il apparaissait clairement que rien ne pouvait leur être plus pénible que ce triste spectacle. L'Infant tourna vers eux son doux regard, et ne leur adressa que ces salutaires paroles : « Vous voyez avec quelle peine je marche : priez Dieu pour moi ». En entendant ces mots, lest serviteurs du prince ne purent trouver aucune parole à répondre, leurs yeux seuls purent lui exprimer les sentiments de leur âme.

L'Infant arriva bientôt devant Lazaraquis, qui siégeait devant sa maison, sur un trône de marbre, et qui lui dit : « Puisque les chrétiens violent la foi qu'ils ont jurée, et refusent de me rendre Septa, comme ils l'avaient promis en te livrant pour caution, tu es maintenant mon prisonnier. Je puis donc faire de toi tout ce que , je veux, et j'ordonne que dorénavant tu sois chargé de nettoyer mes écuries. » L'Infant répondit: « Les chrétiens ne se sont rendus coupables d'aucune perfidie, par conséquent on ne peut pas leur appliquer l'épithète de traîtres. Quant à moi, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez; car je ne me trouble nullement et je n'ai pas honte d'avoir à vous obéir. » Aussitôt on remit au prince des bottes de paille et un instrument de palefrenier pour racler le fumier de l'écurie qui se trouvait au bout du jardin. On ne le reconduisit en prison que lorsque la nuit fut complètement venue.

Déjà, ses domestiques étaient étendus dans la caverne où on les avait enfermés : on leur avait donné, à la vérité, un endroit pour se reposer, mais pas de pain à manger. Quand

 

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l'Infant fut de retour dans la maison de la Masmorra, il supplia ses gardes de vouloir bien le laisser entrer dans la caverne où gisaient ses compagnons. Mais les geôliers refusèrent, disant qu'ils n'avaient point d'ordres là-dessus de Lazaraquis, et que ce dernier voulait signifier par là au prince qu'on ne lui accordait même pas d'abri, et qu'il voulait le torturer par cette séparation d'avec ses compagnons.

Quand les satellites eurent fermé les portes de la Masmorra, les domestiques crièrent du fond de leur caverne et demandèrent au prince comment il allait. Celui-ci répondit : « Je me sens extrêmement faible, car je n'ai rien pris depuis le petit déjeuner d'hier. » Puis, malgré les souffrances qu'il ressentait et l'abattement dans lequel il se trouvait, il ajouta : » Je suis encore en vie : grâces soient rendues à Dieu. Mais en me séparant ainsi de vous, c'est la vie qu'ils veulent m'arracher. Je préféra mourir que d'endurer plus longtemps une si poignante torture ; d'autant que la mort va venir inévitablement. » Les serviteurs répondirent : « Si vous vivez et êtes en bonne santé, que le Seigneur notre Dieu en soit loué. Nous avons confiance tique vous, pour l'honneur de Dieu, et nous, pour l'amour de vous, nous supporterons courageusement toutes les fatigues dont on nous accablera dans la suite.» Après s'être ainsi entretenus quelques instants, tous, appesantis par Je chagrin et la fatigue, s'endormirent.

Le lendemain matin, les satellites emmenèrent l'Infant dans une autre demeure, et conduisirent au jardin ses domestiques enfermés dans la caverne, pour y travailler comme la veille. L'Infant, les entendant partir et ne sachant où on les emmenait, en conçut une si vive affliction qu'il fut pris de délire ; les gardes ayant informé Lazaraquis de l'état où se trouvait le prince, le gouverneur lui fit dire que s'il voulait accompagner les siens, il devrait travailler comme eux. L'Infant jugea plus supportable pour lui de se soumettre à cette condition que de demeurer seul dans sa prison. Les gardiens le conduisirent donc au jardin où travaillaient ses compagnons. Quand ceux-ci virent qu'on amenait leur maître, ils s'écrièrent, les larmes aux yeux : « Quelle est donc, Seigneur, cette nouvelle calamité ? Quoi ! est-ce que nous allons vous voir, vous aussi, suer à ce

 

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pénible labeur? » — L'Infant répondit : « Ne vous mettez donc point en peine de moi. Ce travail convient mieux à moi qu'à vous. » Et en achevant ces mots, il saisit son sarcloir. — Au bout de quelques heures, Lazaraquis, touché de la promptitude avec laquelle l'Infant s'était mis au travail avec ses compagnons, lui fit dire de cesser pour le moment de bêcher; qu'il aurait le temps de le faire plus tard, si l'on ne remplissait pas les conditions que lui-même avait promises avec serment. C'est pourquoi, à partir de ce jour, le prince se rendait au travail en compagnie de ses domestiques; mais il s'occupait uniquement à leur procurer quelques petits soulagements: il leur apportait de l'eau, leur avançait les instrument de travail, leur rendait tous les services possibles avec une si grande tranquillité d'âme, avec des paroles si généreuses, que ses domestiques avouaient que son exemple leur donnait du courage et leur procurait de la consolation.

Quelques jours après, Lahezemcalzal, ami intime de Lazaraquis, étant venu à passer par là, l'Infant le pria de vouloir bien l'écouter un instant, et lui parla en ces termes : « Je tiens à faire savoir à votre Domination que ce n'est ni la violence des armes ni les embûches qui m'ont réduit en servitude, ainsi que mes compagnons; c'est de plein gré que nous nous sommes livrés entre vos mains, à la condition qu'on vous restituerait Septa, et que toutes nos troupes retourneraient librement dans leur patrie. C'est pourquoi il me semble que vous ne devriez pas traiter si durement ces hommes, qui n'ont commis aucune, faute. Dites donc à votre maître de se contenter de sévir contre moi et d'épargner ces malheureux. S'il ne veut pas consentir à cela, qu'il me traite au moins de la même manière qu'eux sans me faire bénéficier d'aucune distinction ». Ce personnage et tous' les Maures qui l'accompagnaient, louèrent beaucoup la générosité de cette requête, ajoutant que Dieu bénirait certainement les princes chrétiens qui aimaient si tendrement leurs sujets, et qu'ils comprenaient que ceux-ci fussent tout disposés à s'exposer à la mort pour des maîtres si affectueux. Néanmoins, on n'apporta aucun adoucissement à la dure situation de l'Infant et de ses domestiques.

La nourriture de chaque jour du prince, comme celle de ses

 

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compagnons, consistait en deux pains de son, sans viande, ni poisson. Jamais on ne leur donnait de vin. Leurs vêtements étaient un justaucorps de laine noire, une longue tunique noire toute rapiécée, et un petit manteau également noir ; ils les raccommodaient eux-mêmes, quand c'était nécessaire. Leur literie consistait en deux peaux de mouton avec leur laine, et par-dessus un morceau de vieux tapis ou un mauvais petit manteau ; leur oreiller était formé d'une botte de foin sec. Il était défendu, sous peine de mort ou de confiscation de ses biens, au marchand dont nous avons parlé plus haut, de leur rien donner ou prêter de plus confortable. Défense était également faite aux Maures, sous menace de cinq cents coups de bâton, de leur adresser aucune parole, bonne ou mauvaise : et plusieurs d'entre eux avaient subi ce châtiment. Toutes les nuits on plaçait dans le réduit de l'Infant, qui ne contenait que huit places, deux hommes pour le garder ; les prisonniers s'étendaient alors de la façon la plus incommode, au milieu de monceaux de fumier, car il arrivait souvent qu'on leur refusait de sortir pour les besoins de la nature : il s'ensuivait qu'ils étaient envahis de poux, de puces et d'une infinité de misères qu'il serait trop long d'énumérer. Le roi maure et sa femme venaient quelquefois voir l'Infant, et lui causaient dans le jardin. L'épouse de Lazaraquis et ses amies s'efforçaient de consoler le prince, et quand elles prenaient leur repas en ce lieu, elles lui faisaient passer quelques-uns de leurs mets.

Tandis que le prince continuait à travailler dans ces jardins, Lazaraquis ordonna de lui notifier la mort du roi de Portugal qu'il venait lui-même d'apprendre. A cette nouvelle, l'Infant fut saisi d'une violente émotion et demeura comme pétrifié. Cependant il se prit bientôt à douter de la vérité du fait, soupçonnant que Lazaraquis avait inventé ce moyen de lui causer de la peine. Il se tourna alors vers ses compagnons, et leur dit : « Si cette nouvelle est véritable, je viens de subir la plus grande perte que je puisse faire en ce monde ; j'avais en effet dans le roi mon seigneur un très véritable ami, et un soutien plus puissant que tout autre. Aussi, je vous le déclare, si mon frère Edouard est mort, ma captivité ne se terminera qu'avec ma vie. » Toutes ces paroles furent rapportées à

 

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Lazaraquis. Les prisonniers passèrent les jours qui suivirent dans la plus profonde affliction ; jamais il ne leur était venu -à la pensée, qu'ils pussent être réduits à cette extrémité ; toute leur consolation et leur espérance n'avaient jamais eu pour source que Dieu et l'Infant, et maintenant... Comme les mauvaises nouvelles arrivent toujours promptement à ceux qu'elles concernent, le 7 du mois de novembre suivant, Lazaraquis fit passer à l'Infant une lettre que venait d'envoyer à Arsilla Ferdinand de Silva, grand connétable du roi. Il disait que tandis qu'il se trouvait à Sep ta, et avait reçu l'ordre de la part du roi Édouard de notifier à Zalabenzala la prochaine reddition de Septa, il avait reçu la nouvelle de la mort du roi ; qu'il se tenait donc à Septa, en attendant la confirmation de son mandat de par la reine et l'infant Pierre, qui administraient le royaume par intérim ; qu'il ne doutait pas qu'il recevrait d'eux les mêmes ordres, et qu'alors il se rendrait en toute hâte à Arsilla pour confirmer officiellement la promesse. Lazaraquis ajoutait que cette nouvelle avait beaucoup plu à Zalabenzala, qu'il se proposait de demander immédiatement par écrit au successeur l'assurance écrite de la promesse en question, et que, dès qu'il l'aurait obtenue, il enverrait aussitôt réclamer l'Infant et ses domestiques.

Ne pouvant plus alors douter de la mort du roi son frère, l'infant Ferdinand tomba à terre comme foudroyé. Les siens accoururent lui porter secours, et quand il revint à lui, il s'écria en s'arrachant les cheveux et la barbe et en se frappant la poitrine : « O Seigneur mon Dieu, pourquoi m'avez-vous conservé en vie jusqu'à ce jour ?En faisant mourir le roi mon maître, vous m'avez enlevé l'homme qui m'aimait le plus tendrement. Je ne puis rien dire, sinon que vous m'avez dépouillé de ma force et reculé peut-être à l'infini mes espérances. Malheureux que je suis ! pduvre, orphelin et captif, que vais-je devenir ! Dites-moi, je vous prie, quel espoir me reste-t-il encore d'être délivré de cette captivité ? Quel remède pouvons-nous attendre à nos maux ? Un nouveau roi est monté sur le trône, que Dieu - lui accorde un long règne ; mais jamais il ne m'a aimé et connu comme le précédent, car il était trop jeune. Par conséquent, si j'ai mérité en quelque chose du royaume, ces titres tomberont

 

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dans l'oubli, avec le roi défunt. Aujourd'hui, je me vois réduit dans cet état lamentable, où notre premier père Adam entendit cette pénible sentence : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. O mon bon frère et seigneur, quelle poignante douleur me cause ta mort ! Je suis certain que c'est le souci que te causait mon triste état qui t'a fait descendre dans la tombe. Oh ! quelle consolation j'éprouverais en songeant que tu savais ce que j'endurais pour ton service et par amour pour toi. Désormais, je n'ai plus aucun espoir sur cette terre, et mes malheurs sont plus grands que jamais. »

Telles étaient les paroles déchirantes par lesquelles le bienheureux Infant exhalait tout le jour sa douleur. La vue des maux qu'enduraient ses compagnons ravivait à chaque instant son chagrin. Ceux-ci, désolés de voir leur maître dans un si triste état, lui dirent en rentrant le soir : « Maître; nous connaissons votre prudence, et nous savons que vous n'avez point besoin de demander à personne ce qu'il faut faire. Nous n'oserions donc pas vous donner un conseil que vous devriez suivre rigoureusement; ce serait plutôt à nous de vous en demander. Cependant l'ardent amour que nous ressentons pour vous, amour pour lequel nous sommes disposés, comme vous voyez, à tout souffrir, nous oblige à vous suggérer que vous devriez bien songer que le roi votre frère était mortel. Il est vrai que le roi est mort au moment juste où vous aviez le plus besoin de lui ; mais nous devons voir en cela une grâce signalée de Dieu, puisque tout ce que nous endurons ici, c'est pour lui plaire. En recevant ainsi de la main de Dieu ce coup terrible qui vient de vous frapper, vous trouverez par là même un adoucissement à votre peine. Si vous ne voulez pas, pour vous-même, rechercher cet allègement, faites-le au moins pour nous que vous aimez tant, malgré notre indignité : sans cela nos maux nous deviendront insupportables. Que si notre perte vous touche peu, souvenez-vous au moins de vos frères survivants qui sont trop bons pour vous laisser gémir en captivité, sans vous procurer de consolations. » Les serviteurs du prince continuèrent ainsi pendant deux jours à lui suggérer toutes sortes de consolations, et peu à peu diminua la douleur que lui causait la mort de son frère.

 

CHAP. VII. — Bien que Lazaraquis se souciât moins de

 

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la reddition de Septa aux Maures que d'une forte rançon à tirer du rachat de l'Infant, il dissimulait ses sentiments, Far il était rusé et il feignait de se réjouir de l'espoir que l'on concevait de recouvrer bientôt cette ville. Il ordonna donc de décharger l'Infant de ses chaînes et de ne plus faire travailler ses compagnons ; mais de les tenir uniquement renfermés dans les bâtiments de la Masmorra. Les prisonniers eurent d'abord à souffrir beaucoup de la faim, jusqu'à ce que le marchand dont nous avons déjà parlé obtint du préfet, en lui faisant un cadeau de 20 doublons, la permission de leur faire passer quelques vivres. Enfin, au mois de juillet de l'année 1439, Lazaraquis reçut des lettres de Zalabenzala, lui annonçant qu'il avait reçu du roi de Portugal la promesse de restituer Septa comme rançon de son oncle. Aucune amélioration ne survint néanmoins dans le traitement de l'Infant et de ses compagnons; il semblait même que plus la nouvelle était certifiée, plus leur condition empirait. Sur la fin d'octobre de la même année, le messager juif était de retour à Fez, apportant des lettres pour l'Infant. Mais on ne lui permit d'en lire aucune. Zalabenzala eut beau insister pour qu'on lui renvoyât l'Infant et ses compagnons, assurant qu'il était désormais certain de l'accomplissement des promesses faites dans le traité; Lazaraquis lui répondit que l'affaire n'était point encore assez mûre ; qu'il veillerait à ce que les captifs fussent remis en temps opportun. En outre, il renvoya en Portugal le Juif avec des lettres demandant que le roi voulût bien envoyer à Septa un personnage important, qui opérerait la restitution de la ville et recouvrerait le prince et ses compagnons. En même temps, il adjoignit à ce messager des Maures, qui devaient sous main laisser entendre que si on ne voulait pas rendre Septa, il y aurait possibilité de racheter le prince avec dé l'argent. Toutes ces  manoeuvres reculaient encore pour l'Infant l'heure de la délivrance.

Après le départ du Juif, le prince fut remis aux fers, et tous ses compagnons furent dépouillés des quelques lambeaux de vêtements qu'on leur avait laissés jusqu'alors ; on leur donna à la place, pour couvrir leur nudité, un morceau d'étoffe grossière. Lazaraquis fit renfermer de nouveau dans la caverne l'Infant et ses domestiques, où ils demeurèrent jour et nuit, sans pouvoir

 

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sortir pour les besoins de la nature. On ne leur passa pour toute nourriture quotidienne que de l'eau et deux pains : ils eurent bientôt à souffrir horriblement, dans ce réduit étroit, des poux, des punaises et de l'odeur infecte. A l'approche de Noël, tous, l'Infant excepté, furent tirés de la caverne et conduits hors de la ville, en un lieu nommé Almerée. On leur fit percer toute cette route, extrêmement pierreuse, qui conduit de la vieille cité à la nouvelle ; on les arma de masses et de pics pour briser les pierres et creuser les fossés. Ce fut pour eux un travail très pénible. Au début du premier jour, personne ne savait où on les conduisait, ni dans quel but ; ce ne fut que vers le soir qu'on les mit à cette besogne absolument inutile, uniquement pour accroître leurs misères. En vérité, Dieu semblait multiplier pour eux les moyens d'exercer la patience ; c'est à peine s'ils pouvaient encore se tenir sur leurs jambes, si excessive était leur lassitude ; et leurs mains étaient tout écorchées ; certes ils' offraient le spectacle le plus pitoyable, s'il y eût eu parmi ces barbares quelque sentiment humain. Les huit hommes qui étaient chargés de les garder avaient fort à faire de défendre ces innocents contre la fureur de la plèbe. Ces forcenés auraient voulu les tuer tous : ils leur crachaient au visage, les frappaient à coups de poings, les bousculaient, leur donnaient des soufflets, les accablaient d'opprobres .

Ces scènes de cannibales durèrent jusqu'à ce que vint du préfet un ordre de laisser les chrétiens se défendre eux-mêmes, et de faire arrêter ceux des satellites maures qui se montreraient trop insolents. — Il était bien avant dans la nuit quand on les ramena à la caverne.

Le prince, qui, depuis le départ de ses compagnons, n'avait pas cessé de prier pour eux et de les recommander à Dieu, car il croyait qu'on les emmenait ou pour les faire mourir ou pour ales flageller, fut ravi de joie quand il les aperçut vivants, et il rendit grâces à Dieu de ce qu'il les lui avait rendus. Mais dès qu'il aperçut leurs mains et leurs pieds tout écorchés, il ne put retenir ses larmes, et leur dit en sanglotant : « Voilà bien maintenant accompli ce proverbe : « Le juste souffre pour le pécheur. » C'est à cause de moi que vous endurez tant de maux. Pardonnez-moi, je vous en prie, pour l'amour de Dieu. Quoique

 

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je sois cause de vos malheurs, j'ose vous prier de prendre patience ; car j'ai bonne confiance que Dieu agréera toutes ces calamités comme rançon de vos péchés, et vous accordera en retour la gloire éternelle. Si Dieu permet que nous sortions de cette captivité, il n'y aura pas un pain que je ne mange aveu vous, ni une pièce d'étoffe que nous ne partagions ensemble d'égal à égal..» Le prince prononçait ces paroles si affectueusement ; il manifestait une compassion si vive pour chacun de ses familiers, que ceux-ci s'affligeaient plus de la douleur du . prince que de leurs propres souffrances. C'est pourquoi, désireux de le récréer un peu et de dissiper en partie son chagrin, ils se mirent à plaisanter et à fredonner des chansons. L'un disait : « C'est ici qu'on reconnaît les véritables amis. » Un autre : « En vérité, je me sens tellement réjoui que mon affliction et ma lassitude ont complètement disparu. » Un troisième : « Je verrai qui, demain, me damera le pion à la besogne. » L'Infant feignait de prendre intérêt à leurs paroles ; mais on voyait bien qu'il tenait renfermée dans son coeur une douleur inconsolable. Enfin, comme il n'avait rien pris de toute la journée, il célébra avec ses compagnons un festin copieux, composé de pain sec et d'eau.

Tous prirent alors du repos pendant la nuit, et le lendemain matin on vint les chercher pour les mener au travail dont ils s'étaient occupés la veille. Ils furent tout étonnés de trouver là une foule innombrable, venue de tous côtés, comme pour assister à une course de taureaux ou à un tournoi. Dés que la cohue aperçut ceux qu'elle attendait, elle remplit l'air de hurlements sauvages. Les garçons et les filles étaient portés sur les épaules de leurs parents, les vieillards débiles étaient venus montés sur des bêtes de somme. Mieux que cela, il y avait des aveugles, et ils se déclaraient satisfaits d'avoir entendu le bruit des chaînes que portaient ces chiens de prisonniers ; les femmes elles-mêmes se reprochaient leur faiblesse naturelle et s'excitaient mutuellement à donner des coups à ces misérables. Cependant les Maures qui les avaient amenés, voyant que leurs mains toutes déchirées seraient incapables de travailler encore dans la pierre, leur donnèrent à bêcher de la terre végétale jusqu'à ce que leurs plaies se fussent cicatrisées. — En ce

 

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moment, un Maure s'approcha de l'Infant, sous prétexte d'entamer conversation avec lui, mais en réalité pour sonder ses sentiments dans les présentes conjonctures. Le prince lui dit, en se plaignant : « Je m'étonne que vous puissiez ainsi agir contrairement à tous les droits d'humanité. Dis-moi, je te prie, qu'est-ce que vous ont fait ces hommes pour que vous les écrasiez ainsi par des labeurs excessifs?» Le Maure répondit : « C'est pour que leur condition soit connue en Portugal, et qu'on se hâte de nous restituer Septa. » L'Infant reprit : « C'est là une injustice manifeste. C'est moi, en effet, qui ai été remis en gage pour cette ville, et non point ceux-ci. Si vous ne me possédiez pas, on ne vous donnerait pas grand'chose pour ces hommes. » A la suite de cette conversation, il fut décidé que l'Infant serait conduit comme les autres aux travaux publics.

La nouvelle de cette résolution ayant été divulguée, les familiers du prince la lui annoncèrent un soir, et l'Infant leur dit en souriant : «Je ne redoute nullement cette perspective; Dieu sait combien il me serait agréable de n'être jamais séparé de vous, même dans les travaux les plus durs et les plus vils. Tout me semblerait facile, du moment qu'il s'agirait de vous imiter. Mais comme je trouverais en cela une grande consolation, je crains bien que mes péchés n'empêchent chose semblable d'arriver. » Et de fait il en fut ainsi; les Maures n'osèrent pas faire sortir en public l'Infant, de peur que quelqu'un ne tentât de l'enlever, et le conduisît à Leenchus, ennemi de Lazaraquis. Ce voisin , disait-on, cherchait un moyen de s'emparer de l'Infant : pour le vendre ensuite aux Portugais. — Ce pénible travail de la route fut achevé vers la fin du mois de février suivant de l'an 1440. On occupa dès lors les prisonniers soit à cultiver les jardins du roi, soit à exécuter quelque besogne pour l'utilité du palais : ainsi on leur faisait tailler des pierres, scier du bois, nettoyer les écuries ou accomplir quelque autre fonction vile. C'est ainsi que se fermaient successivement les issues par lesquelles on croyait que l'Infant pourrait recouvrer sa liberté.

 

CHAP. VIII. — Quand le Juif se rendit de Fez à Arsilla, il trouva Zalabenzala très gravement malade. Ce gouverneur étant mort quelque temps après, il eut pour successeur son frère Bubequer. Le courrier dut donc attendre que Bubequer eût

 

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reçu de Lazaraquis l'ordre d'agir dans l'affaire en question, comme l'eût fait son frère. Mais le gouverneur de Fez avait d'autres soucis, il méditait d'arracher le pouvoir au frère de Zalabenzala, et dans cette intention il vint mettre le siège devant Arsilla. Nous verrons plus loin qu'il n'eut point de succès. Sur ces entrefaites, arriva à Fez un Maure nommé Faquiamar, qui avait été le frère de lait de l'infant maure Ismaël, élevé pendant quelque temps en Portugal. Il venait dans le dessein de ravir l'infant Ferdinand. Lazaraquis eut vent de la chose ; et comme on disait que les Maures de Lisbonne avaient indique à Faquiamar la route Gadotana pour accomplir son rapt, Lazaraquis tendit en ce lieu des embûches ; mais le Maure sut y échapper, et se retira à Septa. Pour éviter à l'avenir un semblable coup de main, on transféra l'Infant et ses compagnons dans un autre cachot plus étroit ; de cette façon, disait-on, ils feront pénitence, et perdront tout désir de recommencer semblable tentative. Dès lors, une heure ne s'écoulait pas sans leur apporter un nouveau sujet de crainte : tantôt l'un venait dire que tous allaient, être égorgés ; un autre lui succédait et leur annonçait qu'on allait les soumettre à la flagellation ; un autre encore leur prédisait quelque autre supplice, et ainsi de suite de sorte que la vie que menait notre bon prince était plutôt une longue mort.

Il n'y avait personne parmi ces barbares qui eût compassion d'un prince si excellent, si courageux et si humble au milieu de toutes les épreuves. On ne trouvait même pas un seul sentiment de commisération en ces vieillards que les Maures appellent « les saints ». C'est à ces hommes que Lazaraquis confiait le soin de décider du sort de l'Infant ; et comme il voulait passer pour un bienfaiteur de leurs mosquées, il se faisait apporter leurs trésors, et feignait de les leur emprunter, en leur offrant l'Infant comme caution. De cette façon, pensait-il, quand Septa sera rendu pour la rançon du prince, cette ville sera considérée de droit comme dépendance des mosquées. En attendant, il était juste qu'il tirât des mosquées les fonds nécessaires pour une affaire si importante. En agissant ainsi, Lazaraquis satisfaisait la haine qu'il éprouvait contre les captifs, et en plaisant à ses compatriotes, il se faisait passer pour un fervent zélateur de la religion et de la gloire mauresques.

 

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Ces « saints » se consultaient chaque jour pour savoir quel nouveau mal ils feraient à l'Infant, qui, de son côté, priait Dieu chaque jour d'avoir pitié d'eux et de les faire parvenir à la connaissance de la foi véritable.

Jamais on ne T'entendit parler avec aigreur de ces Maures ; il se plaisait au contraire à les recommander à Dieu, et disait quelquefois à ses familiers : « Vous croyez vous venger de ces infidèles en disant du mal d'eux ; mais je vous le dis en vérité, si ces hommes qui vous font tant de misères venaient à mourir, leurs successeurs seraient encore pires. Considérez en outre que si vous cherchez à vous venger de vos persécuteurs, contre lesquels, du reste, vous ne pouvez rien, vous n'avez aucun droit aux récompenses réservées à ceux qui endurent patiemment. Si vous voulez agir en vrais chrétiens, et souffrir avec foi, il vous faut prier Dieu pour la conversion de ces infidèles vos ennemis car s'ils devenaient chrétiens, ils ne vous feraient plus aucun mal. Je vous l'avoue franchement, quand ils me traitent de chien, cela ne me fait pas plus d'impression que s'ils m'appelaient leur seigneur et leur roi ; et puis leurs injures ne m'abaissent pas plus que ne me rehausseraient leurs louanges. Je ne désire nullement être loué et honoré par eux ; mais, s'il plaisait à Dieu, je serais bien aise de vivre en liberté au milieu d'eux.»

Ainsi donc, l'Infant avait le talent d'excuser à la fois et la méchanceté de ses ennemis et les négligences de ses amis. Ce qui pouvait nous paraître des actions injustes était habilement présenté par lui sous un beau côté ; et par ce moyen il apaisait les colères de tous et éteignait tous les foyers de haine. Par exemple, il ne s'indigna aucunement quand on resserra ses fers, à l'occasion de ce Maure qui disait être venu pour l'emmener furtivement. Il y avait également à Gadès un serviteur de l'infant Henri, qui se disait envoyé par ce dernier avec une légation

à remplir et des présents à offrir : il devait essayer de racheter à prix d'argent le prince Ferdinand. A la vue de tous ces messages, les Maures disaient que les Portugais voulaient leur jouer un mauvais tour ; car d’une part ils offraient de restituer Septa, et de l’autre ils cherchaient à ravir secrètement le prince. C'est pourquoi, aboutaient-ils, nous sommes obligés d'aggraver les fers et les labeurs des prisonniers et ce que nous faisions à

 

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leur égard pour cause de sécurité, nous le faisons maintenant pour les châtier. On le voit, il n'y avait pour le prince aucun espoir de secours et de consolation. En outre, sa vie dépendait du bon ou du mauvais vouloir du préfet et des geôliers, que le marchand dévoué dont nous avons parlé plus haut était obligé de gagner par de l'argent et des présents, pour pouvoir apporter quelques vivres aux captifs, car leur compassion pour ces prisonniers, dont ils ne ressentaient nullement les misères, ne durait pas au delà du moment où on leur faisait un cadeau. Aussi, dès que cet appât manquait, ils déclaraient qu'ils se souciaient fort peu qu'on donnât ou non quelque chose à l'Infant et aux siens ; qu'ils méritaient d'être traités plus durement encore qu'on ne faisait, et ils menaçaient d'en venir là. Le roi maure, la reine et les dames de sa cour, qui avaient pris l'habitude précédemment de venir consoler le prince et relever son courage, ne la faisaient plus maintenant et passaient devant lui comme devant un inconnu : de telle façon qu'il était abandonné de tous, n'avait plus la moindre consolation, et pourtant ses malheurs ne faisaient que s'accroître.

A cette époque, un courrier maure apporta à Lazaraquis une lettre de la reine douairière Dona Éléonore, qui priait l'infant Ferdinand de vouloir bien conférer à Pierre Laurent la commanderie d'Heloa, alors vacante. Lazaraquis, après en avoir entendu la lecture, maudit la perfidie des chrétiens, qui demandaient une ville à l'Infant et ne prenaient aucun souci de sa délivrance ; il déchira la lettre, en disant que l'Infant ne la lirait jamais ; car, s'il avait à sa disposition une ville, il ferait mieux de la donner à un de ses compagnons plutôt qu'à tout autre. Je me demande si ce barbare, qui passait généralement pour un malin et un tyran, ne cherchait pas, en parlant ainsi, à confondre ceux qui regardaient les chrétiens comme des hommes justes et équitables : il attaquait en effet comme injustes les distributions de biens qui se faisaient chez eux, faisant remarquer que ces biens devaient être plutôt accordés à ceux qui enduraient la misère qu'à ceux qui vivaient commodément et délicatement. Comme conclusion, Lazaraquis fit soumettre l'Infant à une garde plus rigoureuse, pour qu'on n'eût pas le moyen de lui faire parvenir de semblables lettres.

 

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Un an s'écoula sans qu'il se produisît d'incident nouveau. Au mois de mars de l'année suivante (1441), arriva un messager annonçant que Ferdinand de Castro venait d'aborder à Septa, dans le dessein de l'échanger contre l'Infant, et que le licencié Gomez Cano devait se rendre à Arsilla avec Martin de Tavora pour négocier l'affaire. Les Maures, satisfaits de cette nouvelle, firent délivrer les captifs de leurs chaînes. Au commencement de mai, arriva à Fez un Juif porteur de lettres écrites par les seigneurs ambassadeurs ; ces derniers annonçaient qu'ils attendaient à Arsilla l'arrivée de l'Infant, et qu'aussitôt après ils livreraient Septa, comme ils l'avaient promis aux Maures. Le Juif présenta en même temps un diplôme scellé du roi de Portugal, qui attestait le pouvoir donné par lui à Ferdinand pour mener à terme cette négociation. Les Maures, bien convaincus par tous ces documents et ivres de bonheur, firent reconduire dans une chambre l'Infant et ses familiers, mais à condition qu'ils ne se montreraient à personne, n'adresseraient la parole à personne, et se contenteraient pour nourriture de pain et d'eau.

Six jours après, en la fête de la Pentecôte, on fit amener l'Infant dans une salle où s'étaient assemblés les hauts dignitaires maures ; au moment d'entrer, on lui ordonna de quitter ses chaussures et de les tenir à la main. En ce lieu siégeait Lazaraquis, entouré de ses conseillers, grands et officiers, dont quelques-uns avaient abjuré la foi du Christ, mais dont la plupart étaient maures ou juifs.

Le président demanda à l'Infant s'il préférait être reconduit à Arsilla par lui ou par un autre. Le prince répondit qu'il lui importait peu d'être reconduit de telle ou telle façon, pourvu qu'on eût sincèrement l'intention de le remettre en liberté. Les infidèles se mirent alors à ergoter et épiloguer longuement ; puis Lazaraquis conclut en déclarant qu'il ne pouvait ni conduire ni envoyer l'Infant, et le fit retirer de sa présence. En chemin, les Maures sondèrent l'Infant pour savoir s'il avait reçu une lettre apportée par le courrier juif. Mais ces questionneurs savaient parfaitement que le Juif ne s'était pas approché assez près de l'Infant pour pouvoir lui remettre quelque chose. Néanmoins ou retint le Juif prisonnier à Fez jusqu'au mois de septembre

 

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suivant, sous prétexte qu'il avait apporté de l'argent à l'Infant, et qu'il avait cherché un moyen de procurer son évasion, ce qu'affirmèrent des témoins subornés. Non seulement ils cherchèrent à terroriser cet homme, mais aussi l'Infant et ses familiers, en les changeant de prison, en leur faisant endurer tous les jours de nouvelles injures et de nouvelles avanies, tant que ce Juif demeura en Afrique.

Aussitôt après, Lazaraquis ordonna de prêcher l'Algarn, la guerre sainte, nous dirions la Croisade ; il fit partir en avant l'armée, et fit savoir aux chrétiens que le roi en personne allait se rendre à Septa, et emmènerait avec lui l'Infant. Il ordonna en même temps à ce dernier d'écrire, par l'intermédiaire du courrier juif, aux ambassadeurs portugais de faire tout ce que commanderait Lazaraquis, que c'était un homme bon et sincère en toutes choses, et en qui il avait pleine confiance. Mais à la façon dont ces lettres étaient rédigées, il était facile à quiconque avait de l'intelligence de découvrir ce que pensait au fond I'Infant. Ce même Juif portait du reste une autre pièce secrète, dans laquelle l'Infant indiquait aux ambassadeurs ce qu'ils devraient répondre à Lazaraquis. Celui-ci et le roi donnèrent une attestation écrite, par laquelle ils s'engageaient à rendre l'Infant , si l'on restituait Septa : ce qu'ils juraient par la vérité de leur loi, par les ossements de leurs pères et grands-pères, consentant, s'ils manquaient à leur promesse, à perdre leurs épouses. Le Juif, emportant ces promesses si peu assurées, s'en alla, après avoir reçu l'ordre exprès de se hâter de rapporter les réponses. Le roi se mit immédiatement en marche avec son armée et ses gardes du corps, emmenant avec lui l'Infant et ses familiers. Le Juif devait acheter pour le prince un cheval de selle ; on accordait en outre quatre chevaux, sur lesquels monteraient tour à tour ses familiers, lorsqu'ils seraient fatigués ; ces chevaux porteraient de plus les peaux de moutons qui devaient servir de lits pour la nuit et quelques vivres pour la route, qu'ils devaient faire sans détour, recommandaient les Maures. Tel était le piètre viatique du prince : des peaux et quelques pains.

On quitta Fez au milieu du mois de septembre, et presque, en même temps on apprit que Ferdinand de Castro était mort, mais que son fils Alvarez se trouvait à Septa avec les mêmes

 

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pouvoirs. Pendant le trajet, le roi se tenait au milieu de la caravane, pompeusement entouré de joueurs de cymbales, de tambours, de flûtes et de trompettes, et de nombreux porte-étendards. En tête de ce cortège de gala marchaient l'Infant et les chiens ; et devant lui ses domestiques allaient à pied, conduisant les quatre chevaux de charge. Quand donc un de ces chevaux s'arrêtait ou pour boire ou parce qu'il ne pouvait plus avancer, toute la suite et le roi lui-même s'arrêtaient forcément. A chaque étape une tente était développée par le Mexuar, qui répond à notre Mestre de camp : au centre de cette tente était nue petite cellule de bois dans laquelle ou enfermait l'Infant pendant la nuit ; en outre, il était gardé par un des préfets qui remplissaient cette fonction à tour de rôle. Depuis que les Maures savaient avec certitude posséder le prince à titre d'otage, ils l'estimaient grandement à cause de la rançon qu'ils allaient recevoir en échange de lui, et tant qu'il demeura au milieu d'eux, leur conversation ne roula que sur la prochaine reddition de Septa.

Ainsi se passèrent en marche vingt et un jours ; l'armée circulait perpétuellement dans les environs de Fez, sans s'en éloigner de plus de deux lieues par jour. Sur ces entrefaites, revint le courrier juif avec la réponse des ambassadeurs chrétiens, dont voici la teneur : « Puisque Lazaraquis n'envoie point l'Infant, comme il l'avait promis, les ambassadeurs déclarent qu'ils ne peuvent se fier à des assurances si hasardeuses, et qu'il y aurait folie de leur part d'abandonner une ville en échange de quelques morceaux de parchemin ; que, pour eux, ils ont très peu de confiance en les serments des Maures, et qu'ils préfèrent perdre l'Infant tout seul que l'Infant et la ville de Septa ; qu'enfin le roi de Portugal requiert, avant d'agir, des conditions également bonnes et sûres de part et d'autre. » — Cette réponse déplut à Lazaraquis, qui demanda néanmoins quelles étaient les conditions requises ; mais il les repoussa dès qu'il en eut connaissance. Il n'y avait en cela rien d'étonnant ; car il ne se souciait nullement de Septa. Il répondit donc aux ambassadeurs de s'adresser au roi de Grenade, qu'il prenait pour médiateur dans cette négociation. Lazaraquis envoya au roi de Grenade un Maure nommé Benazarnizius, pour lui notifier qu'il

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désirait ardemment recouvrer Septa. Ce Maure se faufila secrètement dans la compagnie des ambassadeurs qui se retiraient, et qui s'abusaient tellement sur le compte de Lazaraquis qu'ils avaient été sur le point de lui offrir des présents. Le roi s'en retourna à Fez avec son armée dans le courant d'octobre.

De retour à Fez, l'Infant fut jeté dans son ancien cachot et replacé sous la surveillance des mêmes gardes. Comme le marchand qui avait autrefois coutume de faire passer au prince de l'argent et des vivres, avait été jeté en prison et dépouillé de ses biens, Manzor Benguilaris, trésorier de Lazaraquis, consentit à faire aux prisonniers une rente quotidienne de 15 réaux, c'est-à-dire 20 deniers de monnaie mauresque. Cette rente leur fut rarement payée ; mais au moins cet engagement leur permit d'user de l'argent qu'ils avaient ou recevaient secrètement. Malheureusement, les deux marchands génois qui étaient chargés de remettre au prince l'argent envoyé de Portugal par des agents de change, avaient, eux aussi, été dépouillés par les Maures.

En ces jours, arriva à Fez le Maure Xarifius, accompagné d'un représentant du roi de Grenade. Celui-ci assurait Lazaraquis et se donnait pour caution que Septa serait immédiatement restituée aux Maures dès que l'Infant aurait été remis à quelques marchands génois, qu'il désignait; qu'on lui avait remis pour garant de l'accomplissement de cette promesse un gage suffisant, savoir deux otages génois. En revenant de sa légation, Xarifius avait passé par Septa et amené avec lui Jean de Barca, qui devait avoir un entretien avec l'Infant. Mais il n'y avait en tout cela rien de sérieux, ce n'était qu'une comédie organisée par Benazarnefius. Lazaraquis feignit d'acquiescer aux conditions offertes, et ordonna à l'Infant d'écrire au roi de Grenade pour l'assurer qu'il approuvait tout ce qu'il avait fait, conformément à la connaissance qu'il venait d'en recevoir de Benazarnefius. On permit à Jean de Barca d'avoir une entrevue avec l'Infant, puis il partit de Fez, en compagnie de Xarifius, le iour de Noël.

 

CHAP. IX. — L'Infant, qui avait une intelligence perspicace, était convaincu, pour beaucoup de raisons, que sa délivrance était très douteuse. Il laissait bien entendre à ses familiers ce qu'il pensait à cet égard, cependant il ne le leur disait pas ouvertement

 

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et expressément, de peur de les abattre et de les jeter dans le désespoir. Il s'efforçait au contraire, autant que possible, à les encourager et à les entretenir dans une bonne espérance. Bien que souvent il fût poussé à bout par la perspective de misères imminentes qui se présentait à son esprit, comme le laissaient voir ses larmes et ses soupirs multipliés, cependant il ne laissait pas de consoler de son mieux ses compagnons. Il les aimait tous si tendrement qu'il pouvait leur dire : « je n'ai pour vous aucun secret »; en effet, il ne retenait absolument rien pour lui tout seul. Souvent même, il se privait de nourriture pour leur en procurer, disant qu'ils la méritaient mieux que lui *et en avaient un plus grand besoin. Il se dépouillait de ses vêtements pour les en revêtir : ainsi avec l'étoffe de son manteau et de sa toge il habilla trois d'entre eux qui étaient presque nus. Il prenait soin tout particulièrement des malades ; il leur préparait les médicaments et leur présentait la nourriture, en disant : « Mangez cela pour l'amour de moi ; car Dieu sait bien que ce que je mange, je vous l'enlève. » Sa plus grande consolation était de se trouver avec eux ou pas loin d'eux ; il les embrassait souvent en leur demandant comment ils se portaient au milieu de ces labeurs. Quand ils allaient travailler à quelque distance, le prince les faisait saluer de sa part par des Maures ou des chrétiens qui allaient de ce côté-là. Jamais il ne consentit à manger qu'en présence de ses familiers, eux aussi ayant de quoi se réfectionner. Quand on les emmenait pour le travail, le bienheureux appréhendait toujours de les voir alors pour la dernière fois, tant était vive l'affection qu'il leur portait. Eux, de leur côté, ne recevaient de consolation que du prince, de même qu'eux seuls lui en procuraient : aussi leur paraissait-il impossible à tous de vivre l'un sans l'autre.

Vers ce temps fondit sur ces régions une peste épouvantable qui sévit pendant six mois avec tant de rigueur qu'il mourait parfois 4 à 500 hommes en un jour. La consternation de la population était grande ; on n'entendait partout que gémissements et lamentations. Les Maures venaient parfois demander aux prisonniers quels étaient les remèdes dont usaient les chrétiens contre un tel mal ; ceux-ci leur répondaient que dans ces circonstances ils fuyaient loin des pays infectés par le fléau ;

 

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mais les infidèles se moquaient d'un tel moyen, qu'ils considéraient comme insensé. Les prisonniers récitaient, pour se préserver, certaines prières, les litanies des saints, et posaient des croix sur les portes de la prison, et par ce moyen aucun d'eue ne fut atteint de la contagion. L'Infant priait beaucoup le Seigneur de préserver complètement du mal tous ses compagnons de captivité, et sa sollicitude s'étendait à tous ses autres amis qui habitaient les régions dévastées par la peste : il était si préoccupé à leur sujet que son esprit ne pouvait plus,trouver de repos. Sur ces entrefaites, l'Infant reçut des lettres secrètes d'Arsilla, dans lesquelles on lui apprenait que Jean Gomez de Avillar venait de mourir de la peste, et que ses compagnons de captivité étaient sous l'impression d'une grande terreur. Ils se plaignaient de ce qu'on les fit rester inutilement en exil, attendu que les Portugais étaient décidés à ne point rendre le fils de Zalabenzala qu'ils retenaient en otage, seule condition de leur mise en liberté.

A la lecture de ces lettres, l'Infant ressentit une vive douleur, mais, dominant aussitôt la nature, il se mit à rendre grâces à Dieu en disant : « Il n'y a plus de doute, Seigneur, vous voulez me châtier jusque dans ceux que j'aime et ai choisis ; mais je vous en conjure, qu'il plaise à votre miséricorde de ne plus s'appesantir sur eux. Tournez contre moi votre colère, Seigneur, car c'est moi qui ai péché, et qui par conséquent ai mérité les coups. Que cos infortunés, qui sont dans les fers à cause de moi, soient épargnés. » — Ainsi donc la mort de ce chevalier fut pleurée par le maître et ses serviteurs; car tous voyaient dans ce fait le péril auquel ils étaient exposés. Tout ceci se passait dans le plus grand secret, et personne ne les entendait parler sur ce sujet. L'Infant répondit à ceux de ses compatriotes qui survivaient â Arsilla. Il leur disait combien il avait été affligé de la mort de Jean Gomez, et combien il se préoccupait du péril auquel ils étaient exposés. Il les assurait qu'il ne dépendait nullement de lui qu'ils ne fussent remis en liberté : il prenait Dieu â témoin de l'ardent désir qu'il en avait. Il ajoutait qu'il allait les recommander au roi, qui pourrait les secourir beaucoup plus qu'il ne le pouvait lui-même. Quant à la plainte qu'ils formulaient au sujet de l'otage maure qu'on tardait à

 

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échanger contre eux, ce n'était nullement de sa faute ; car il avait maintes fois réclamé cet échange et le réclamerait encore, bien que, en agissant ainsi, il travaillât contre sa propre délivrance.

Les misères et les calamités qu'avait à endurer le prince dans l'endroit où il habitait, auraient suffi à le conduire au tombeau, sans qu'il fût nécessaire qu'il lui en vint encore d'autres d'ailleurs. Mais Dieu lui fournissait en abondance les moyens de mériter, afin que, même en mourant durant sa captivité d'Afrique, il laissât une mémoire plus célèbre que s'il avait vécu en liberté dans son royaume. Il permit donc que, dans le courant du même mois, on vînt encore lui annoncer la mort d'Arias Dacunna et de Pierre de Atayde, enlevés par la peste. L'Infant les pleura en disant : « Béni soit Dieu qui m'a fait naître en ce monde, dans des honneurs et des dignités dont j'étais indigne ! Il sait aussi combien je désire ardemment être assimilé aux autres de condition inférieure. Il sait également qu'il m'aurait été bien préférable de mourir dans les périls que j'ai courus ou: les maladies que j'ai endurées. Que ne lui a-t-il plu de rappeler à lui mon âme durant le siège de Tingi, de me laisser tomber, en la société de mes nombreux compagnons généreux qui ont été là immolés par la main des infidèles ! Mais, pécheur comme je le suis, je n'ai pas été jugé digne d'une si grande grâce qui m'eût épargné tous ces maux que j'endure ici et que mes familiers endurent à cause de moi. » Se tournant alors vers les siens, il ajouta : « Vous avez acheté bien cher mon amour ; il eût mieux valu pour vous de ne jamais me connaître. Mais que s'accomplisse la volonté du Seigneur, qui m'a fait naître pour endurer ces maux. »

Ses familiers, le voyant dans l'affliction, tâchaient alors de le consoler : « Il est bien juste que vous vous affligiez de la mort de nos compatriotes, si vous suivez les inspirations de l'amour naturel; et vous pleurerez aussi notre mort, quand il plaira à Dieu de nous faire cette grâce. Mais si nous considérions que Dette mort contribue à la gloire de Dieu. et procure un nom illustre, nous devrions plutôt nous réjouir que pleurer. Pour ce qui concerne nos rapports avec vous, Seigneur, de même que nous sommes tout disposés à recevoir de votre main

 

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des honneurs et des bénéfices, de même nous nous sentons le courage d'endurer n'importe quelles peines et quelles afflictions; car il est évident qu'on ne peut acquérir les biens temporels ou spirituels qu'en supportant beaucoup de travaux. En ce monde, nous ne pouvons avoir de bonheur plus grand que de rendre notre mémoire recommandable et glorieuse aux yeux de la postérité ; et le plus beau titre de gloire pour nous sera de vous avoir tenu compagnie au milieu de toutes ces calamités. Nous laissons de côté l'espoir d'une rémunération temporelle, que nous pouvons attendre, à cause de vous, du roi et de vos frères ; nous préférons songer à la confiance d'obtenir le paradis par vos mérites. »

Réconforté par ces affectueuses paroles de ses familiers, l'Infant se sentait encore plus ranimé à la vue de leur dévouement absolu ; car il voyait qu'ils ne cherchaient qu'à lui rendre service et à lui procurer quelque consolation. Ainsi s'écoulaient les jours d'affliction du prince. Je m'attache moins à retracer ses malheurs que les vertus héroïques qu'il déploya au milieu de ces maux. — Comme il endurait tout pour l'amour de Dieu, il ne souffrait pas qu'on lui suggérât en aucune façon la pensée de ces hommes qui, disait-on, pouvaient le tirer de ses calamités par quelque invention de l'art magique, ou par quelque moyen dangereux pour la conscience. — Jamais il n'omit ou n'interrompit une bonne et vertueuse action, soit par honte, soit par respect humain. Il arrivait parfois que, pour reprendre quelques-uns de ses domestiques qui se disputaient entre eux et se lançaient des paroles amères, il prononçait quelques paroles dures ; mais dès qu'il croyait les avoir scandalisés, il se jetait aussitôt à leurs genoux, les priant de lui pardonner pour l'amour de Dieu, s'il les avait contristés ou les avait poussés à la colère ; car il n'avait pas l'intention d'offenser le plus légèrement possible qui que ce fut.

Comme la constance de l'Infant, attaquée de tous côtés à la fois, demeurait toujours victorieuse, les Maures ne doutaient pas que Dieu ne lui conservât miraculeusement la 'vie ; et ils se disaient entre eux que ses mérites seraient infinis, s'il consentait à embrasser la religion musulmane. Comme ils avaient entendu dire que les princes chrétiens se nourrissaient très

 

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délicatement, ils pensaient qu'il était humainement impossible que les rudes travaux auxquels ils le soumettaient ne le fissent pas promptement mourir. Ils disaient alors que Dieu le conservait miraculeusement pour lui laisser le temps de passer dans leur religion ou bien pour que, par son moyen, Septa fût rendue aux Maures. — Ils s'étudiaient donc à trouver de nouveaux moyens de le tourmenter, sans toutefois mettre sa vie en danger : ainsi ils ne faisaient pas usage des tortures corporelles, de peur de perdre la rançon qu'ils espéraient en échange de lui ; et surtout pour ne pas compromettre l'espérance, que portaient en leurs coeurs tous les Maures, de la future restitution de Septa. Il leur vint alors à l'idée que le plus grand supplice qu'ils puissent infliger à l'Infant, c'était de le séparer de ses familiers, dont ils savaient que la présence le charmait extrêmement. Ils ne mirent cependant pas leur projet immédiatement à exécution; mais ils attendirent la fin de la négociation entamée avec le roi de Grenade.

L'Infant eut connaissance de leur dessein, et il s'adressa en ces termes à ses familiers : « L'homme ne peut, par une crainte anticipée, éviter les calamités qui sont sur le point de fondre sur lui : mais il peut préparer son âme et ainsi les accueillir plus courageusement. Il y a cependant un malheur que je ne puis m'empêcher de redouter, c'est celui d'être séparé de vous ; et il me semble que je ne pourrai supporter un pareil coup. Je suis disposé à endurer toutes les misères possibles dans votre société, à cause des avantages inappréciables que je tire de votre conversation. Si j'en suis privé et qu'on me laisse seul, infailliblement je mourrai à bref délai. Et je n'ai pas besoin qu'on m'enseigne le moyen d'endurer une si dure épreuve ; on ne m'apprendra rien sur ce sujet. Plus je prévois clairement les périls auxquels m'exposera une pareille séparation, plus je suis persuadé que je ne pourrai pas vivre longtemps dans cet état. C'est là la peine la plus cruelle qu'on puisse m'infliger. Je vous fais cette confidence, parce que vous savez que je vous ai amenés dans cette captivité pour que vous m'aidassiez à boire ce calice ; et je vous ai choisis parce que je vous ai trouvés unis intimement à moi de coeur et de sentiment.

« Quand vous m'avez accompagné à Tingi, je ne vous ai

 

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donné aucune récompense; et quand vous m'avez suivi dans les camps, j'ai compris que mes obligations envers vous prenaient un accroissement prodigieux. Quoique la multitude de ceux qui sgr sont exposés, comme vous, à ces périls, diminue l'éclat de vote mérite, cependant, en rigueur de conscience, il ne doit point y avoir d'acception de personnes; et la mauvaise coutume de ne point payer ses dettes n'affranchit nullement le débiteur de la stricte obligation où il est de rendre à chacun ce qu'il lui doit. J'ai vu avec plus d'évidence que jamais, depuis que vous me tenez compagnie au milieu des calamités présentes, quels nombreux services vous m'avez rendus et me rendrez encore : tellement que je ne m'acquitterais pas suffisamment envers vous, me semble-t-il, si, devenant roi, je vous créais tous comtes. En attendant, ces obligations s'accumulent chaque jour dans la situation où je me trouve actuellement ; car vos mérites deviennent de plus en plus grands. Je prie donc le Seigneur mon Dieu et la Vierge Marie, qui connaissent mes désirs et savent à quelle misère je suis réduit, de vous récompenser eux-mêmes, et d'acquitter une dette qui me pèse si lourdement. Je vous en conjure, faites-moi grâce, pour l'amour de Dieu, de tout ce que je vous dois. En outre, quant à ce que je vous dois en ce monde, je vous prie, vous demande et vous ordonne à tous de me dire secrètement dans quelle situation vous désireriez vivre, dans le cas où Dieu nous tirerait de cette captivité. Je vous remettrai à ce sujet des lettres de recommandation au roi, mon seigneur, à la reine et à mes frères, afin de vous rendre certains d'obtenir d'eux les charges et bénéfices que vous souhaitez, et que vous avez si. bien mérités. J'ai une si grande confiance en ces princes et en tous ceux qui me sont unis par quelques liens de parenté ou d'amitié, que je ne doute nullement que, en mon nom et par amour pour moi, ils ne vous traitent et ne vous récompensent conformément à tout ce. que j'ai mérité d'eux dans cette captivité ; car je vous passe tous mes droits. »

Les domestiques du prince ne purent entendre sans éprouver une grande douleur et sans verser des larmes ces paroles prononcées avec une affection si vive et une bonne volonté si manifeste. Ne voulant pas accroître son affliction, ils lui

 

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répondirent : « Seigneurs nous ne doutons nullement de votre bonne volonté à notre égard, et nous vous demandons, à la place de récompenses, que vous vous efforciez de prendre courage ; car de vous dépend tout notre bonheur. Dieu nous garde de vous demander une autre récompense au milieu de ces angoisses. Nous vous avons offert généreusement et sans calcul nos vies, nous vous offrirons bien de la même manière nos bourses. »

Cette réponse plut à l'Infant, et il se mit à dire adieu à chacun de ses domestiques, puis il leur dit : « Je sens déjà en moi, à cause de mes péchés, la récompense que promet le monde à ceux qui, le suivent. Aussi je ne voudrais pas que le bon désir que vous avez de me servir vous exposât à une déception, maintenant qu'il n'y a plus aucun remède à espérer à nos maux, Vous voyez par expérience avec quelle lenteur marche en Portugal l'affaire de notre délivrance ; il n'y aurait donc rien d'étonnant que, en languissant si longtemps, elle ne finît par s'évanouir complètement : j'en ressentirais plus. de chagrin pour vous que pour moi; car je me compte déjà au nombre. des morts. Je vous le dis en effet, et chacun de vous peut l'attester, j'avais prévu, avant de quitter le rivage de Portugal, tout ce qui devait m'arriver, et j'étais persuadé que je ne pourrais sortir de ce pays d'Afrique que par le plus grand miracle : ce que je ne mérite pas. Cependant je me suis longtemps abstenu de vous dévoiler ma conviction, de peur de vous affliger.

« Je vous le déclare maintenant, je vous serai plus utile après f, ma mort que pendant ma vie. Je n'ai d'autre héritier direct que vous que je considère comme mes fils. Je vous abandonne donc tout ce que je puis posséder, et j'espère que mes frères et le seigneur mon roi m'aiment trop pour ne pas exécuter ma volonté à cet égard. Comme avant de. quitter le Portugal j'ai fait pour soulager ma conscience un testament que promettait d'exécuter le roi Édouard, et maintenant il est mort (Dieu ait son âme), je veux en faire un nouveau qui, je pense, rendra gloire à Dieu et soulagera ma conscience. Faites de même de votre côté. Commençons d'abord par faire la confession de nos fautes, avec le ferme propos de recevoir, dès que nous le. pourrons, les sacrements d'Eucharistie et d'Extrême-Onction ; ajoutons les principaux actes du chrétien, et tenons-nous ainsi

 

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prêts à recevoir la peine de mort. » Tous s'exécutèrent aussitôt.

Les prisonniers demeurèrent ainsi ensemble jusqu'au milieu de septembre, alors que Benazarnefius revint de Grenade annoncer la rupture des négociations. Aussitôt on les remit aux fers.

 

CHAP. X. — Au commencement du mois de mars de l'année 1442, l'Infant et les siens furent conduits dans la salle de l'Assemblée, où siégeaient Lazaraquis, ses conseillers et quelques renégats. On ne permit à l'Infant d'entrer qu'après qu'il eut ôté ses chaussures, ni de s'avancer jusqu'au tapis sur lequel étaient assis les Maures.

On amena en ce lieu un Maure chargé de chaînes, et qui, selon toute apparence, venait d'être rudement flagellé. II s'appelait Faqui Amar, et avait été le frère de lait de l'infant Ismaël. Il avait été saisi quinze jours auparavant avec des lettres de Portugal, et devait enlever furtivement l'infant Ferdinand. Les juges ordonnèrent la lecture de la lettre adressée à l'Infant par son gouverneur, qui lui disait qu'il pouvait se fier au porteur de la missive, puisqu'ils n'avaient pas d'autres moyens de communiquer entre eux. Après de longues discussions, Lazaraquis dit à l'Infant : « D'après le message de ce Maure, il est décidé maintenant, en Portugal, qu'on ne rendra point Septa en échange de toi. Mais je n'exige point cette reddition. Que l'on donne seulement une somme d'argent suffisante pour toi et les tiens ; je me charge de recouvrer Septa par les armes. » L'Infant répondit qu'on ne donnerait qu'une seule rançon pour lui et les siens, puisque tous étaient ses domestiques et ne possédaient rien en dehors de ce qu'on leur distribuait. Après beaucoup de disputes sur ce point, l'Infant promit 50.000 doublons et 50 esclaves maures. Mais les infidèles se mirent à repousser dédaigneusement une si mesquine rançon, disant qu'une seule place de Septa valait davantage. Lazaraquis, s'adressant alors à l'Infant avec force menaces : « Tu ne pourras plus dire que ce sont les Maures qui sont cause de tes maux, puisque c'est ta propre patrie, bien que chrétienne, qui te plonge dans cet abîme. Et puisque les tiens montrent le peu de cas qu'ils font de toi, tu vas voir désormais combien je t'estime, moi. »

 

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On commença aussitôt l'interrogatoire du Maure, qui se tenait là enchaîné. Comme, dans la lettre en question, il était dit que l'expédient proposé pour fuir était de l'invention de la reine et de l'Infant, ce qui était répété dans une autre lettre adressée à tous les prisonniers, et que le Maure disait avoir oubliée en Portugal, on fit de nouveau flageller le messager, en l'approchant si près de l'Infant et de ses compagnons, que le fouet les atteignait quelquefois ; on voulait leur signifier par là que semblable traitement leur était réservé. Le Maure ayant ensuite été condamné à être lapidé, on emmena avec lui deux des familiers de l'Infant, qui devaient jusqu'au bout assister au supplice : on fit même semblant de vouloir les 'exécuter eux aussi. Puis ils enlevèrent deux autres domestiques, comme pour les étrangler ; et de fait cela paraissait sérieux. Lazaraquis envoya ensuite dire à l'Infant et aux siens par l'intermédiaire d'un renégat : « Préparez-vous tous ; car mon maître vous annonce qu'il va vous en arriver comme à ce Maure, votre associé, qui était venu de Portugal pour vous faire évader, et qui maintenant est écrasé sous les pierres. » L'Infant répondit que Dieu ne lui donnerait jamais pour compagnon un Maure, c'est-à-dire un homme comme eux. On ordonna alors d'enlever l'Infant du milieu des siens et de l'emmener dehors, de telle façon que ses domestiques ne pussent savoir où on le conduisait. Ces scènes les glacèrent d'épouvante, et ils crurent que leur dernier moment était venu.

Ceux qui avaient emporté l'Infant le déposèrent dans une des chambres de la Masmora, et se mirent à traiter secrètement avec lui de sa rançon, jusqu'à la tombée de la nuit. L'Infant alla jusqu'à promettre 150.000 doublons, et Lazaraquis feignit d'être satisfait de cette somme. Le gouverneur maure faisait en même temps sonder les domestiques de l'Infant, afin d'obtenir de chacun d'eux également une rançon, en employant la crainte et les menaces ; mais il eut beau faire, il ne put

jamais en décider un seul à lui offrir quelque chose ; tous déclaraient s'en tenir à ce que l'Infant avait réglé à leur sujet, et qu'il n'en pouvait être autrement. Quand vint la nuit, on ramena au groupe les quatre chrétiens qu'on avait emmenés, et les onze familiers du prince passèrent ensemble la nuit dans

 

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la chambre d'Alaquisia, c'est-à-dire le château fort de la prison, où on les avait renfermés.

L'Infant, de son côté, passa toute la nuit sans fermer l'oeil : il ne savait ce qu'étaient devenus ses compagnons, et ceux-ci étaient dans la même ignorance à son égard. Le prince interrogeait les geôliers ; mais, même lorsqu'ils lui disaient la vérité, il n'osait pas les croire. Pour augmenter les angoisses de l'Infant, Lazaraquis demeura durant tout ce jour dans la cour de la Tarecena, ordonnant aux chameliers de se tenir prêts et de bâter leurs bêtes ; il ne s'éloigna jamais de la porte de la Masmora et ne permit pas même aux geôliers de voir l'Infant, de lui passer du pain ou de l'eau. Bien que l'Infant se trouvât personnellement dans une grande pénurie, ce qui le faisait surtout souffrir, c'est que tout ce que disait Lazaraquis semblait dirigé contre des chrétiens, et qu'il entendait perpétuellement un bruit de chaînes. Par moments, il lui semblait entendre le héraut proclamant la sentence portée par des juges contre des coupables. Il se prosternait alors et priait. Puis, soutenant ses chaînes avec ses mains, pour qu'elles ne fissent pas de bruit, il s'approchait d'une fente de la porte, s'asseyait et regardait. Il passa toute la journée dans cette anxiété. Quand la nuit fut venue, on lui apporta du pain et de l'eau ; mais il n'en prit que très peu. Le lendemain, il se sentit très mal : ce que deux des geôliers ayant rapporté à ses domestiques, ceux-ci lui envoyèrent un peu de nourriture cuite. Le troisième jour, les Maures ayant pris un des familiers du prince pour travailler à la Tarecena, il trouva moyen de causer avec son maître. Dès que le prince l'aperçut en cet endroit, il en conclut que tous les autres étaient encore en vie, et il en ressentit une si grande joie que ses yeux se remplirent de larmes ; il se jeta à genoux, et levant les yeux au ciel, il rendit grâces à Dieu, en disant que jamais il n'avait reçu une nouvelle si agréable. Il ordonna de les saluer tous de sa part, les suppliant de prendre? courage par amour pour lui, et que, de son côté, il ferait la même chose par amour pour eux. Désormais, ajoutait-il, je prendrai toute la nourriture qu'on me donnera, afin de prolonger ma vie, puisque je sais maintenant que mes compagnons sont encore en vie, par la miséricorde de Dieu.

 

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Il fut alors décrété par Lazaraquis, par ses cabis et ses faquis, que l'Infant serait détenu séparément des siens : non pas, ajoutaient-ils hypocritement, pour augmenter sa peine, mais pour plus de sécurité et afin d'empêcher toute évasion. En attendant que fût préparé l'endroit où l'on devait l'enfermer, le prince fut placé dans un réduit souterrain, non loin des latrines dont usaient les eunuques qui veillaient à la porte Bembuzari, et donnant sur le chemin qui mène à la porte Mexoaris. Il n'y avait dans ce cachot aucune fenêtre, de sorte qu'il fallait une chandelle pour y voir ; en outre, il n'y avait pas plus d'espace que dans un cabinet d'aisances. Il y avait un siège sur lequel dormait l'Infant. On l'installa dans ce cachot au milieu de la nuit du troisième jour qui suivit sa séparation d'avec ses compagnons ; il y vécut seul pendant quinze mois, c'est-à-dire jusqu'à sa mort.

La nuit même où l'on conduisit le saint de la Masmora à ladite prison, on installa ses familiers dans les bâtiments de la Masmora. Ils ressentirent une grande peine en n'y trouvant pas l'Infant, et soupçonnèrent qu'il pouvait être déjà mort. Cette première nuit fut pour le prince extrêmement mauvaise ; aussi, quand les geôliers vinrent à lui le lendemain matin, ils le trouvèrent si débilité qu'ils mandèrent le médecin. L'Infant, dirigeant vers le médecin un regard triste et découragé, lui dit : « Ce que je craignais par-dessus tout, et que je priais Dieu d'éloigner de moi, a enfin fondu sur moi. Puisqu'il plaît à Dieu que je finisse mes jours si misérablement, que son saint nom soit béni. Cependant je dois faire mes préparatifs, comme quelqu'un qui ne doit pas demeurer longtemps ici, mais qui bientôt doit entrer dans une nouvelle vie. Je dois donc tout disposer, pour me conformer le plus possible aux choses de l'autre monde. Que Dieu dispose ma fin de façon que mon âme se sauve, car mon corps, je le tiens déjà pour mort. » Le médecin ne savait que répondre à ces paroles ; car on le pressait d'agir promptement. Quand il regagna la porte du cachot, l'Infant lui recommanda de saluer en son nom tous ses compagnons, et de leur dire que sa sollicitude pour eux était si grande que sa mort en serait rendue certainement beaucoup plus amère.

 

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En apprenant l'état du prince, Lazaraquis ordonna à ses compagnons de lui préparer de la nourriture et de la lui faire porter par l'un d'entre eux. L'Infant posa pour règle au médecin de ne jamais lui faire servir de viande ou d'aliments gras les lundis et mercredis, et surtout de ne rien dire de cela à ses domestiques, de peur qu'ils ne s'efforçassent d'empêcher cette abstinence. Il demanda aussi qu'on ne lui fît jamais connaître si l'un de ses familiers venait à tomber malade ou à mourir ; également de ne jamais lui faire part des mauvaises nouvelles qui pouvaient venir de Portugal, concernant le roi, ses frères, les grands ou le peuple ; de ne lui rien rapporter qui pût le porter à s'irriter contre qui que ce soit ou à le haïr. Ainsi, tant que le prince vécut dans ce cachot, il mena une vie si mortifiée et si austère, qu'on peut à peine se l'imaginer.

Ses familiers et fidèles domestiques attendaient, plongés dans la plus profonde tristesse, le verdict que le médecin allait rendre de leur maître. Ils auraient mieux aimé apprendre sa mort, que de le savoir tant souffrir en attendant la fin. La mort, en vérité, est le plus terrible de tous les châtiments ; c'est le plus cruel des supplices ; mais on comprend qu'elle parût douce à ces hommes, qui l'avaient devant les yeux depuis si longtemps qu'ils ne la craignaient plus. Pour accroître leurs tortures, Lazaraquis ordonna que dorénavant chacun d'entre eux aurait à s'occuper de dix chevaux ; que tous seraient employés dans les travaux les plus rudes et les plus vils qu'on pourrait imaginer qu'enfin on les ferait toujours travailler jusqu'à la tombée de la nuit, contrairement à la coutume des Maures, qui veut qu'on cesse tous les travaux dès l'heure de vêpres. Peu lui importait qu'ils fussent employés à un ouvrage nécessaire et utile ou non ; quand il n'y avait plus rien à faire, on leur faisait porter du fumier d'un lieu dans un autre, casser des pierres ou du bois, mais jamais on ne les laissait en repos. De même, toutes les fois qu'un Maure passait devant eux, il leur donnait un soufflet ou quelque horion, et si l'un d'eux venait à répondre par une parole dure, on le condamnait à recevoir cinq cents coups de bâton; s'il répondait par un coup, il devait avoir le pied ou la main coupés. On les accablait d'autant de travaux qu'ils en pouvaient supporter sans mourir, tellement

 

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que, au début, les infortunés croyaient ne pouvoir jamais les supporter, et qu'on les leur infligeait pour les exténuer et les faire mourir. Quand les Maures faisaient manoeuvrer leur armée dans la plaine, on laissait les prisonniers dans leur cachot, les jambes enfermées dans des ceps, et les mains et le cou chargés de chaînes. Leur nourriture ordinaire était une petite mesure (octava) de farine qu'ils mangeaient comme bon leur semblait ; on y joignait une nourriture appelée couscous, quand la charité publique la leur offrait.

Vers ce temps, Lazaraquis ordonna à l'Infant d'écrire en Portugal qu'il exigeait pour la rançon de l'Infant 400.000 doublons et 400 captifs maures ; car il voulait voir par ce moyen ce que les Portugais offriraient. Quatre mois après le début de la séquestration de l'Infant, arriva de Portugal la réponse demandée. On reconnaissait évidemment à la somme exorbitante qu'on réclamait qu'on n'agissait pas sérieusement ; cependant on offrait 50.000 doublons. S'il y avait quelque espoir de s'entendre sur un prix raisonnable, on enverrait comme. députés à Arsilla Vasquez Friaz et Ferdinand Ruiz, chevalier, qui avait été frère de lait de l'Infant ; ils emmèneraient avec eux le fils de Zalabenzala et le rendraient en échange de Gomez de Silva, Pierre Ruiz et les ossements de leurs compagnons morts. A la lecture de ces lettres, Lazaraquis fit venir l'Infant, l'accabla d'injures et d'outrages, le traita de chien et lui fit forces menaces. Comme il était question, dans la lettre, de la mise en liberté du fils de Zalabenzala, Lazaraquis ordonna de reconduire en prison l'Infant, où il resterait jusqu'à ce que ce Maure eût été rendu à sa patrie. Le fils de Zalabenzala se présenta à Fez trois mois après, mais cette délivrance n'avança aucunement l'affaire de l'Infant, dont les domestiques continuèrent également à être maltraités. Lazaraquis les fit, par exemple, amener en sa présence, et ordonna aux Juifs de les saisir par la barbe et les cheveux, qu'ils avaient très longs, puis de les traîner en les accablant de soufflets : « Allez, dit Lazaraquis en donnant cet ordre à ses satellites ; lancez les chiens sur les chiens, et qu'ils se houspillent mutuellement ; » car c'est ainsi qu'ils en agissaient à l'égard des Maures. Le gouverneur fit renouveler plusieurs fois ce supplice.

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En ce même mois, on amena sept captifs chrétiens qu'on avait saisis du nombre des soldats qui gardent la tour de Septa. Toute la ville fêta cette victoire par de grandes réjouissances, les étendards flottèrent partout, et chaque jour arrivaient dans Fez des étrangers qui venaient en bandes se divertir devant le palais du roi. Ils faisaient toutes ces démonstrations pour dissimuler une défaite qui venait d'être infligée par la garnison de Septa à la cohorte du capitaine Burusis qui avait osé s'aventurer sous ses murs : un grand nombre de Maures avaient été tués ou blessés.

Tant que l'Infant demeura dans cette prison, il soupa rarement, et quand il le faisait, il prenait si peu de nourriture qu'on peut dire qu'il ne rompait pas son jeûne. Souvent on le voyait mâcher quelque temps de la nourriture, puis la cracher, en déclarant qu'il ne pouvait pas l'avaler ; ou bien il envoyait ce qu'on lui servait aux captifs malades ou aux pauvres: Il s'efforçait, en leur rappelant les promesses divines et en leur en faisant lui-même de spéciales, d'affermir dans leur foi les esclaves chrétiens, afin de les empêcher d'apostasier : ce que firent, après la mort de l'Infant, six ou sept d'entre eux. Jour et nuit il avait une lampe allumée, que ses familiers s'efforçaient par tous les moyens possibles d'entretenir ; et il avait toujours auprès de lui un grand livre de papyrus, de la forme d'un bréviaire, dans lequel étaient écrites un grand nombre de prières dévotes. Il priait vocalement, sans discontinuer, les genoux fixés en terre ; il dormait également à genoux, de sorte que la peau en était devenue très calleuse, et d'énormes protubérances s'étaient formées, non sans lui être d'un très grand embarras. Tout son temps était presque consumé par la prière ; ce qui lui restait était employé à prendre les poux et les puces. Quand il voulait converser avec l'un des siens, il corrompait à prix d'argent ses gardes, qui introduisaient chez lui son familier au moment du repas. Ou bien encore, ses domestiques disaient qu'ils avaient besoin, pour les planches des jardins, de terre et de chaux, qui se trouvaient en grande quantité dans les décombres d'un palais en ruines, dont l'Infant n'était séparé que par une muraille. Le maître des travaux leur permettait alors d'aller en ce lieu, et là ils voyaient l'Infant et causaient avec lui à travers un trou

 

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qu'avait pratiqué l'Infant lui-même en détachant une brique, et dès que ses compagnons étaient partis, il refermait l'ouverture.

Chaque semaine ou chaque quinzaine, venait le trouver son confesseur, qui demeurait avec lui autant qu'il était besoin. Deux fois il y demeura depuis le commencement de la nuit jusqu'à l'aurore, il donna l'absolution au prince de la coulpe et de la peine, par l'indulgence des papes Martin V et Eugène IV, accordée à chaque fidèle une fois en leur vie. Les larmes lui coulaient des yeux avec tant d'abondance, que ses paupières et ses joues en étaient comme brûlées, ainsi que pouvait le constater chacun. On ne peut exprimer la joie qu'il éprouvait de revoir ses compagnons et de causer avec eux; il les reconnaissait même au seul bruit de leurs chaînes. Toutes les fois qu'il pouvait converser avec les siens, il leur disait : « Pour l'amour de Dieu, pardonnez-moi les travaux et les fatigues que vous endurez à cause de moi. » Un jour qu'il entretenait trois d'entre eux à travers le trou de sa prison, quelque temps avant sa mort, il leur manifesta en ces termes les dispositions de son âme:

« Je vous certifie, mes amis qui m'êtes comme des fils, que le plus grand bonheur dont je pourrais jouir en cette captivité serait d'avoir la liberté de demeurer avec vous, et de sortir avec vous pour le travail commun, sans distinction aucune. Je vous affirme que cela me causerait tant de joie que je préférerais de beaucoup cette condition à celle de roi de Portugal. Bien plus (et Dieu est témoin que ce que je vais dire est la vérité), je ne désire vivre que pour trois motifs : le premier, afin de pouvoir vous payer et vous récompenser comme vous le méritez, ainsi que tous mes autres serviteurs : je l'ai constaté en maintes circonstances, personne ne le fera comme je le ferais moi-même ; le second, afin d'animer les chrétiens à faire la guerre à ces nations mauresques ; et cela nullement par esprit de vengeance, à cause du mal qu'elles m'ont fait, non, je leur ai tout pardonné ; car tout ce que me font et me feront les Maures, je le considère comme fait par les ministres de mon salut ; le troisième, pour persuader au roi mon maître et à mes frères de travailler au rachat des captifs

 

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en ce pays, et d'exercer à leur égard les oeuvres spirituelles et corporelles de miséricorde. Si je le pouvais, je m'y livrerais immédiatement, sans plus être à charge aux miens, et j'ai confiance que je m'en acquitterais aussi bien que n'importe qui. C'est pour ces seuls trois motifs que je désirerais continuer à vivre, et non pas par espoir de quelque jouissance ; Dieu en effet sait quel dégoût j'éprouve pour ce monde. »

Il arrivait souvent que les femmes mauresques du palais venaient à la porte du cachot où était enfermé l'Infant, et se mettaient à chanter tout ce qui leur passait par la tête ; ne pouvant voir le prince, elles voulaient au moins se faire entendre de lui. Bien qu'il ne sût pas la langue arabe, il comprenait par-ci par-là quelques mots qui d'ordinaire lui causaient beaucoup de peine. Très souvent elles venaient débiter des mensonges inventés à dessein ; par exemple elles chantaient : «Nos Maures ont maintenant pris Septa ; — ils ont tué le gouverneur et avec lui plus de mille chrétiens. »

A cette époque, arriva la nouvelle de la mort de l'infant Jean, frère de notre saint ; les femmes aussitôt vinrent la chanter derrière la porte du cachot ; mais le prince crut qu'elles mentaient, comme de coutume, car elles disaient que cet infant était le roi qui s'était autrefois emparé de Tingi. Comme les Maures ajoutaient qu'il n'y avait pas dans tout le Portugal un homme aussi puissant et aussi célèbre que ce roi qui s'était emparé de Tingi, l'Infant s'imaginait qu'ils publiaient faussement mort un homme à qui ils souhaitaient du mal. Les familiers du prince lui laissèrent toujours ignorer la mort de son frère Jean.

 

CHAP. XI. — Vers le mois de juin de l'année 1443, approchait l'heure à laquelle Dieu avait décrété de mettre fin aux maux et aux misères du saint Infant ; car ces maux en étaient venus au paroxysme de leur acuité et n'étaient plus tolérables. Le premier du mois, qui était un samedi, le prince fut pris d'une diarrhée accompagnée d'un si grand dégoût pour la nourriture qu'il ne pouvait absolument rien absorber.

Le lendemain le mal s'aggrava, et le lundi encore plus ; car le prince parut absolument exténué. Les domestiques l'ayant appris, trois d'entre eux prirent sur eux d'entrer dans le palais,

 

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comme s'ils y étaient mandés pour quelque besogne. Quand ils arrivèrent à la porte du lieu où gisait l'Infant, ils entendirent ses soupirs, semblables à ceux d'un homme qui se meurt. Ils approchèrent la bouche de la cloison, et dirent : « Que Dieu vous sauve, maître ! comment donc allez-vous? » — L'Infant leur ayant demandé qui ils étaient : « Quoi, répliquèrent-ils, votre maladie est si grande que vous ne nous reconnaissez plus ? Autrefois le seul bruit de nos chaînes vous suffisait, et maintenant vous ne distinguez même plus nos voix ? » — Alors le prince : « Pardonnez-moi, je vous prie ; car mes souffrances sont si violentes qu'elles me font presque perdre connaissance. Mais allez, parlez au roi et à la reine, afin qu'ils obtiennent de Lazaraquis qu'on me tire de ce lieu ténébreux et qu'on me transporte là où je pourrai être traité et réconforté. » Et de fait ses forces étaient tellement épuisées qu'il ne pouvait plus se soulever pour les besoins de la nature.

On juge facilement quelle fut la consternation des familiers en recevant cet ordre qu'ils ne pouvaient exécuter qu'au péril de leur vie. Toutefois l'affection qu'ils portaient à leur maître leur fit surmonter tout sentiment de crainte ; car la maladie de leur excellent seigneur les impressionnait plus que leur propre danger. Ils parlèrent donc au roi, à la reine et à la soeur du roi, qui était la première des épouses de Lazaraquis ; mais ils ne reçurent pour toute réponse que ces paroles : « Dites au prince de prendre courage, et de s'aider du mieux qu'il pourra; car pour nous,nous ne pouvons rien en cette affaire. » Tous ceux des préfets bons et honnêtes qui vinrent au palais durent, eux aussi, entendre les plaintes des deux fidèles domestiques, au sujet d'une cruauté si inouïe. Lorsqu'ils imploraient ainsi la pitié des Maures pour leur pauvre maître, ils se prosternaient à terre en répandant d'abondantes larmes, leur baisaient les pieds et les mains. Mais ils n'eurent pas plus de succès auprès d'eux. Les uns disaient : « Eh ! que nous importe ? Qui donc oserait parler de cela à notre maître ?» Les autres : « Dieu sait combien inique nous jugeons cette manière d'agir et combien nous en souffrons, mais nous n'y pouvons rien changer. » Quelques-uns les repoussaient avec mépris, en leur disant : « Rendez-nous Septa, et l'on agira mieux à l'égard de votre roi. »

 

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Sur ces entrefaites, arriva le préfet Balaezem, ami intime de Lazaraquis, et les domestiques lui exposèrent également le misérable et déplorable état de leur maître. Mais, loin de se laisser toucher, le préfet, en les entendant, se mit à vociférer et à les accabler d'outrages : « Comment, chiens, dit-il, vous osez croire que nous qui sommes des hommes, nous puissions vouloir sauver votre roi ? Dieu fera de lui ce qu'il voudra, il le fera mourir ou le guérira. » Après cette grossière et idiote apostrophe, Balaezem chassa loin de lui les pauvres serviteurs, tout abattus de ce nouvel insuccès.

Enfin les deux familiers dévoués allèrent trouver le préfet qui avait la garde de la prison, et le supplièrent d'avertir on maître que l'Infant était à la mort. Celui-ci, moins par cent-passion que par zèle pour ses fonctions de gardien, consentit à faire savoir à Lazaraquis ce qu'il venait d'apprendre. Mais on n'accorda aucun soulagement ni aucun secours au prince, on n'ajouta rien de meilleur à sa pitance ordinaire. La seule chose que l'on permit, ce fut que le médecin pourrait aller voir le malade et demeurer en sa compagnie, ainsi que les quelques chrétiens dont on pourrait avoir besoin pour le service. Ainsi se passa la journée tout entière du mardi.

Le mercredi, une heure avant l'aurore, le confesseur, qui s'était installé près du malade pour l'assister nuit et jour, se leva pour voir si l'Infant dormait ; lorsque ses yeux tombèrent sur le visage du prince, il fut étonné de voir qu'une grande clarté en rayonnait, ses traits exprimaient la joie et le bonheur,;, et il tenait fixés au ciel ses yeux remplis de larmes. Il lui demanda une, deux et trois fois s'il dormait. A la troisième fois l'Infant répondit : « Je vous entends bien. » Le confesseur n'insista plus alors, jugeant que le prince ne voulait pas parler, et il retourna se coucher jusqu'au moment où, le jour venu, les geôliers ouvrirent la porte. L'Infant appela alors son confesseur et pria le médecin de sortir un moment. Le prince, seul avec son confesseur, lui parla alors ainsi : « Vous m'avez demandé ce matin ce que je faisais ; je n'ai rien répondu; car je ne voulais pas qu'un autre pût entendre ce que je voulais vous dire. Promettez-moi maintenant de considérer comme dit en confession tout ce que je vais vous rapporter ; que vous n'en

 

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direz rien tant que durera cette captivité, mais seulement quand vous serez en Portugal et que vous verrez que l'on fait des préparatifs pour la réception de mon corps, à moins toutefois que la gloire de Dieu et de la sainte Vierge n'exige qu'on agisse autrement. »

Il commença alors son récit : « Deux heures avant l'aurore, j'étais étendu sur mon lit et je considérais les misères de ce monde et la gloire des bienheureux. Je sentis alors en mon coeur une grande consolation et un vif désir de quitter cette vie. Ayant à ce moment porté mes regards vers cette muraille, j'aperçus devant moi une dame, assise sur un trône élevé ; elle était majestueuse au delà de ce qu'on peut imaginer, et avait tout autour d'elle une multitude de personnes resplendissantes de beauté.

« Je reconnus aussitôt que c'était,en personne, la Vierge Marie, Mère de Dieu, la patronne et l'avocate des pécheurs. Je me jetai à genoux en sa présence, et alors un des personnages de sa suite lui dit : a Je vous en prie, ô ma maîtresse, ayez pitié de ce serviteur qui vous a tant servie et honorée en ce monde. Voyez comme il souffre depuis longtemps : priez votre Fils de mettre enfin un terme à ses malheurs. Maîtresse, je vous offre pour lui mes prières, car c'est un de mes dévots. Qu'il vous plaise donc de faire en sorte qu'il vienne bientôt en notre société. » En entendant ces mots, je tournai les yeux vers cet interlocuteur, et je vis qu'il tenait une balance d'une main, et de l'autre une croix : symboles que les peintres chrétiens donnent toujours à l'archange saint Michel. Je compris donc . que Dieu voulait me le faire reconnaître par ces insignes.

« J'aperçus derrière lui un antre personnage qui, lui aussi, se mit à genoux. Dans une de ses mains il portait un calice, dans l'autre un livre ouvert, dans lequel je lisais le commencement de l'Evangile selon saint Jean : In principio erat Verbum. Je n'eus pas de peine à le reconnaître et bientôt je l'entendis parler ainsi : « O notre Mère et Maîtresse, ayez compassion de votre serviteur, qui m'est également dévot, et ne le laissez pas souffrir plus longtemps. Il est temps qu'il vienne s'asseoir avec

nous au festin de la gloire céleste en la compagnie de tous nos

frères que voici. »

 

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« Après cette double supplication, que je pus seule distinguer parmi toutes les autres, je vis que la Vierge Marie me regardait avec un oeil doux et un gracieux sourire, et elle me dit : « Aujourd'hui même tu marcheras en tête de notre cortège. » Elle disparut aussitôt, et c'est alors que vous m'adressâtes la parole. Cette vision me remplit d'une grande consolation, et je n'en doute pas, véritablement je sortirai aujourd'hui de ce monde. »

En entendant ce récit, le confesseur se mit à verser des larmes et à louer Dieu : il encouragea l'Infant en lui disant que Dieu lui rendrait auparavant une bonne santé. Mais le prince reprit, en levant les mains au ciel : « C'est là que se trouve ma bonne santé ; tout mon bien consiste en ce que je vais obteyir cette béatitude infinie que Dieu accorde à ses serviteurs. — O mon Dieu, comment donc ai-je pu mériter que votre glorieuse Mère, entourée de sa cour céleste, me vienne visiter et rendre certain de ma prochaine entrée dans votre gloire? Comment pouvez-vous accorder une si grande grâce à un pécheur tel que moi ? Toutes les tribulations de cette vie ne sont rien auprès de la plus petite parcelle de votre gloire. O mon âme, combien tu dois te réjouir en ton Dieu, qui t'aime tant, et qui te fait une grâce si grande, qu'en retour de quelques instants de souffrances il t'accorde un repos éternel ? Seigneur, si vous voyez qu'en si peu de temps j'ai pu mériter une si grande récompense, je me réjouis de mourir ; néanmoins je suis tout disposé

à endurer les plus cruelles souffrances jusqu'à ma mort. Je sens - en effet en moi un courage supérieur à toutes les épreuves, après avoir reçu de vous une si magnifique espérance. Seigneur, qu'il soit donc fait de moi comme il vous plaît, comme le décidera votre volonté. »

A ce moment, entra le médecin apportant au prince de la nourriture, et toute la journée se passa sans nouvel incident. Après le coucher du soleil, l'Infant fut repris de sa diarrhée, puis il perdit connaissance et fut pris du délire. Le confesseur lui demanda comment il se trouvait. « Je m'en vais rapidement », répondit l'Infant. Le confesseur reprit : « Faites donc alors une confession générale de tous vos péchés. » Le prince la fit, en y joignant une attestation de sa foi, tenant les bras croisés, et se recommandant de la passion de Notre-Seigneur, des souffrances

 

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de la sainte Vierge et de tous les saints. Après avoir reçu l'indulgence plénière in articulo mortis, il se tourna sur son côté droit et dit : « Maintenant laissez-moi mourir. » Ce furent là ses dernières paroles, et sans secousse, sans mouvement du corps, il rendit à son Créateur son âme, qui devait aussitôt entrer dans la vie éternelle.

Tandis que l'Infant se trouvait à la dernière extrémité, on vint en toute hâte en avertir Lazaraquis, qui n'y fit pas plus d'attention que si on lui eût annoncé l'agonie du dernier des hommes. Néanmoins sa langue, menteuse d'ordinaire, ne put en cette circonstance se dispenser de faire l'éloge du prince, et il dit à son sujet, en présence de ses courtisans : « S'il peut y avoir quelque chose de bon en ces chiens de renégats chrétiens, ça se trouvait indubitablement en cet homme qui meurt en ce moment ; s'il avait été Maure, ses vertus l'auraient fait déclarer saint. Je sais qu'il n'a jamais menti : pour moi du moins, je n'ai jamais surpris en sa bouche aucun mensonge, et toutes les fois que j'ai envoyé voir, pendant la nuit, ce qu'il faisait, on l'a toujours trouvé à genoux et en prières. On dit même que, outre les autres vertus dont il brilla, il vécut dans la virginité et ne toucha jamais une femme. Assurément ses compatriotes ont commis un grand péché en le laissant ainsi mourir misérablement. » Ainsi parla cet homme, prouvant par là que les vertus de l'Infant étaient tellement certaines et manifestes, que ses ennemis eux-mêmes en étaient frappés ; de sorte que le prince pouvait dire avec le prophète : « Nos ennemis eux-mêmes rendent témoignage de nous ».

Comme l'Infant était mort au milieu de la nuit, les gardes firent enfermer dans la prison avec le cadavre le confesseur et le médecin, et les y laissèrent jusqu'au lendemain soir. On déposa alors le saint corps sur une planche et on le transporta à la maison de la Masmora. On prépara les cordes et tous les instruments nécessaires pour dégager le cadavre de ses chaînes, et l'on fit venir les familiers du prince de l'endroit où ils travaillaient, pour qu'ils pussent contempler une dernière fois leur maître. Les malheureux serviteurs, quoique encore en vie, ressemblaient cependant, on le conçoit facilement, plus à des cadavres qu'à des hommes, à cause des rudes travaux qu'on leur

 

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avait fait endurer. Ils se prosternèrent à la vue de leur maître, se frappèrent la tête sur le pavé, s'arrachèrent les cheveux et la barbe, se frappèrent les joues, et baisèrent avec frénésie les pieds et les mains du saint Infant. Ses membres étaient aussi flexibles que s'il eût été encore en vie, son visage resplendissait d'une joie angélique. Ses fidèles ne pouvaient absolument rien dire, la douleur et les sanglots embarrassaient leur langue ; quand ils recouvrèrent l'usage de la parole, ils s'écrièrent en versant un torrent de larmes :

« Il nous a donc quittés celui que nous avions pour père et pour maître ! Hélas ! avec lui s'en est allée toute notre force ; par cette mort s'est dissoute notre délicieuse petite société. Celui qui nous gardait s'est éloigné de nous ; aussi notre affliction est-elle à son comble. O maître, vous nous délivrez d'un lourd fardeau en échappant ainsi aux misères qui vous consumaient ; mais en même temps vous nous causez la plus vive douleur en nous abandonnant au milieu des périls de l'exil. Comment avez-vous pu quitter ceux que vous avez éduqués et gouvernés avec tant de soin, et que vous avez eus comme compagnons de toutes vos tribulations ? Désormais, il n'y a plus rien qui nous puisse procurer quelque jouissance. Souvenez-vous, Maître, combien souvent nous vous avons exhorté à prendre la fuite ! vous nous répondiez alors que vous ne consentiriez jamais, quand même vous le pourriez, à fuir tout seul, de peur d'exposer au péril le dernier d'entre nous ; et maintenant ce n'est pas le plus petit d'entre nous, c'est nous tous que vous avez abandonnés. La vue des souffrances que nous endurions à cause de vous vous affligeait tellement, que c'était là, disiez-vous, votre plus grand supplice. Vous ne disiez point cela par hypocrisie, pour nous retenir attachés à votre personne. Non, certes. Car en votre coeur généreux et fidèle jamais la moindre fausseté ne trouva place, et vous n'eussiez jamais consenti à tromper qui que ce fût. Nous en avons bien vu la preuve au siège de Tingi, quand on vous pria de passer sur les vaisseaux la première nuit, afin d'être en sécurité. Vous répondîtes que jamais :vous n'abandonneriez le camp, à moins que tous les autres n'en fissent autant, et que vous y resteriez avec le dernier des soldats,

 

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pour lui tenir compagnie dans la vie ou dans la mort.

« Comment donc n'avez-vous pas annoncé à vos compagnons désolés et abattus votre départ inattendu et clandestin ? Quel danger y avait-il à nous le manifester d'avance, puisque nous sommes retenus dans cette captivité ? Craigniez-vous par là d'augmenter notre propre chagrin ? Certainement non ; car vous étiez prêt à endurer n'importe quelle tribulation, vous qui vous étiez si courageusement livré aux mains des infidèles ; vous demeuriez au poste parce que vous le jugiez nécessaire pour sauver l'armée des chrétiens. Vous ne manquiez pas alors des moyens de vous échapper, puisque vous étiez, entre tant de princes, le général en second de l'armée et de la flotte, et que vous aviez autour de vous de bons soldats. Quand il s'agissait de livrer bataille, vous auriez pu vous soustraire au péril mais pour sauver les autres ; et pourtant on n'aurait point dû vous permettre de prendre tant de fatigues, vu l'état si débile de votre santé. La flamme de l'amour divin qui brûlait sans cesse dans votre coeur, ne pouvait en aucune façon être tempérée, elle ne vous permettait pas de vous soustraire à la moindre peine, à la moindre fatigue.

« Seigneur, si vous vous être livré comme otage pour sauver les fils des autres, comment se fait-il que vous ne sauvez pas maintenant ceux que vous appeliez vos propres enfants ? Si vous priiez Dieu de hâter votre mort, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé également d'avancer la nôtre, afin d'emmener avec vous de malheureux orphelins, privés de tout, que vous aviez choisis pour vous consoler dans vos peines ? Si vous ne cessez de nous protéger spirituellement, comment laissez-vous temporellement vos serviteurs dans cet état misérable? Tous ceux qui vous haïssaient, nous haïssent également ; et ceux qui n'ont point eu pitié de vous, n'auront point pitié de nous à plus forte raison. O Dieu souverain, combien pénible fut pour nous ce désert à travers lequel vous nous avez conduits derrière cette colonne lumineuse qui n'a jamais dévié de la bonne et salutaire doctrine ; par laquelle vous nous avez soutenus au milieu de nos ennemis, et nous avez délivrés de tant de maux et de périls ! Pourquoi, avant de nous avoir rendu la liberté, nous laissez-vous engloutir dans cette vaste mer d'angoisses ? C'est

 

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nous plonger en effet dans la nuit la plus profonde que de nous priver de ce flambeau si lumineux. A l'aide de quelle boussole traverserons-nous maintenant ces ondes si dangereuses ? Sur quel phare fixerons-nous nos yeux ? D'où tirerons-nous la force et la générosité nécessaires pour supporter nos si épouvantables calamités ? Que sont devenues les récompenses qui nous étaient promises ? O Seigneur, avec quelle joie nous revenions le soir à cette prison, pour nous reposer de nos travaux en compagnie de notre maître, trouver auprès de lui un peu de repos, et lui montrer nos plaies qu'il pansait amoureusement ! Toutes nos espérances, tous nos biens, se sont convertis pour nous en deuil et en opprobre.

 

CHAP. XII. — Les infortunés domestiques n'étaient pas encore rassasiés de lamentations, quand se présentèrent à la porte de la maison où ils étaient prosternés des Maures porteurs d'un mandat de Lazaraquis. Dès le point du jour, aussitôt après avoir accompli sa prière du matin dans son Algema, situé hors de la vieille ville, Lazaraquis avait tenu conseil au sujet du cadavre de l'Infant. Comme il n'avait jamais cessé de le torturer durant sa vie, il cherchait maintenant le moyen de le persécuter le plus cruellement possible après sa mort. — Les Maures dirent alors aux domestiques du prince : « Mon maître vous ordonne d'ouvrir le ventre de votre roi, d'en tirer les entrailles et les intestins, et de remplir le corps avec le sel, le musc et le laurier sec que nous vous apportons. » Les domestiques virent bien qu'on leur parlait sérieusement, et que les infidèles voulaient obtenir du prince mort la rançon qu'ils n'avaient pu se procurer quand il était en vie. Ils demandèrent cependant dans quel dessein on ordonnait ainsi d'ouvrir le corps de leur maître, et les Maures répondirent que c'était pour le conserver jusqu'au jour où les engagements pris seraient remplis. Les familiers dirent alors : «Pour ce qui nous concerne, jamais nous ne consentirons à ouvrir de nos propres mains le corps de notre vénéré maître, nous sommes fermement décidés à souffrir plutôt la mort. » Les Maures reconnurent que leurs ordres n'étaient point raisonnables ; ils n'insistèrent pas et ne voulurent pas prolonger la torture de ces malheureux. Ils fermèrent donc derrière eux la porte de la chambre, en attendant

 

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que vînt quelque autre chrétien que l'on pût charger de la besogne.

Tous recommencèrent alors leurs lamentations, reprochant aux Maures d'avoir si inhumainement fait mourir un prince si innocent, si bon, en échange duquel ils auraient reçu une forte rançon, s'ils avaient su le conserver. « Votre irréflexion grossière vous a fait perdre cet avantage ; car vous n'avez plus rien à espérer de nous ; tout ce que vous pouvez, c'est de continuer sur nous les effets de la cruauté dont notre prince a été la première victime ». Puis ils ajoutèrent : « O seigneurs Infants, si jusqu'à présent vous avez fermé l'oreille aux humbles supplications que nous vous adressions, en vous faisant le tableau des misères de votre malheureux frère, maintenant au moins vous ne pouvez laisser passer les avanies au milieu desquelles il est mort. O digne et honorable réputation que nos pères ont conquise au prix de tant de travaux ! Et vous qui êtes maintenant en vie, vous faites peu de cas de laisser souiller le livre glorieux où sont inscrits vos noms ? O vous tous qui avez passé par les camps, qui avez sans hésiter offert vos biens et vos propriétés pour conserver la vie ; au nom de Dieu ne vous montrez pas ingrats à l'égard de celui qui vous a procuré le moyen de la conserver ; qui a tendu le bras pour vous, et s'est livré entre les mains de ses ennemis qui étaient les vôtres. »

Mais comment rapporter toutes les paroles que leur inspirait leur affliction ? Ils se mirent alors à genoux, et arrachèrent les chaînes des jambes de leur maître. Ils les enlacèrent autour de son corps, dans la vertu duquel ils espéraient trouver secours et refuge.

Sur ces entrefaites, on amena un chrétien, originaire de Béja (ou Julia, comme disaient les anciens), qui ouvrit le corps de l'Infant, et les familiers du prince recueillirent avec soin les entrailles et les conservèrent religieusement. Après cela on chassa dehors les domestiques et on leur fit reprendre leurs travaux, encore que le jour fût très avancé. Bientôt arrivèrent des captifs chrétiens avec des herbes, dont on devait emplir le corps vidé. Cela fait, ils étendirent le cadavre sur une planche, et le portèrent hors de la porte de la cité, et là, attachant une corde aux jambes, ils suspendirent le corps, la tête en bas, aux

 

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créneaux de la muraille. Les chrétiens furent alors reconduits en prison. Quand les familiers apprirent cette nouvelle, ils en ressentirent une douleur aussi vive que si on les avait suspendus tous eux-mêmes autour de leur maître. Ils rentrèrent dans les bâtiments de la Masmora, où ils gisaient séparés des autres captifs. On leur, laissa le temps de souper avant de les faire rentrer dans leur cachot.

Ils prirent alors les intestins, le coeur et les autres viscères de l'Infant qu'ils avaient conservés dans un plateau de terre, et les saturèrent de sel. Ils les déposèrent ensuite dans une petite fosse creusée à l'angle de la maison, et les recouvrirent soigneusement. Dix jours après, ils disposèrent sur l'emplacement de la fosse quelques planches en forme de monument, le recouvrirent d'un tapis et placèrent au sommet une croix blanche. En faisant quelques largesses aux geôliers, ils obtenaient la permission de s'y rendre le soir, en revenant de leur travail : ils récitaient alors, en union avec le clerc, l'office des morts. Les jours ordinaires, ils ne disaient qu'un nocturne et trois leçons; les dimanches et les jours de fêtes, ils récitaient les trois nocturnes et neuf leçons. Ils se servaient, dans ces circonstances; d'encens, de cierges et d'eau bénite. Ils continuèrent ainsi pendant dix mois, jusqu'à l'époque où ils furent mêlés aux autres captifs et où fut détruit le monument. Les familiers réussirent à déterrer secrètement les reliques du prince et à les déposer en un autre lieu où elles demeurèrent jusqu'au jour où fut racheté Jean Alvarez, l'auteur de la présente chronique.

C'était un jeudi, sur le soir, que fut suspendu comme nous l'avons dit le corps de l'Infant. Le lendemain, vendredi, Lazaraquis ordonna au roi de se parer de ses plus beaux ornements pour aller prier du côté de l'Algema Alcori qui se trouve dans la vieille ville.

En même temps il fit convoquer par le héraut toute la ville à venir jouir du spectacle. Aussi, quand les captifs sortirent de la prison pour aller au travail, il était impossible de les protéger contre cette populace compacte qui affluait de toutes parts et couvrait la plaine. A l'intérieur et à l'extérieur des murs, dans les tours et les retranchements, partout abondait la foule. Il ne suffisait pas à ces forcenés de rassasier leurs yeux par la vue de

 

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ce corps déshonoré ; ils voulaient en outre se venger sur lui, en lui jetant des pierres et des mottes de terre. Quelques-uns crachaient dans sa direction, et se répandaient en outrages de toutes sortes : « Voilà, s'écriaient-ils, le roi des renégats qui sont venus faire la guerre aux Maures, amis de Dieu. O nation stupide, qui ne sait pas se contenter de son pays, mais voudrait accaparer celui des autres ! ». D'autres disaient : « Ces hommes qui venaient déclarer la guerre à une nation qui ne leur avait fait aucun tort, comment ne sont-ils pas venus tirer leur roi de sa captivité? Pourquoi le roi et Lazaraquis (que Dieu les ait sous sa garde) n'ont-ils pas ordonné de traîner ce cadavre par les rues de la ville, de nous le donner à lapider ? nous aurions exterminé complètement cette race maudite de la surface de la terre ; et alors ces chiens de chrétiens seraient venus venger leurs parents. »

Cependant le roi chevauchait en compagnie de Lazaraquis et de ses préfets, et entouré de toute sa cour qu'on appelle Mazagania : le cortège s'achemina vers le lieu de la prière. Quand ils passèrent près de l'endroit où était suspendu le Cadavre, on cria à tous les assistants de s'humilier devant leur roi. Tous aussitôt se courbèrent vers la terre en chantant leur hymne accoutumé et disant : « Que Dieu conserve notre roi et seigneur Aldelab, que l'âme de son père et celles de ses aïeux obtiennent un bon paradis ». Et ils donnaient à leur roi les épithètes de vertueux, de destructeur de la loi chrétienne. Dans l'après-midi, toute la foule revint pour assister à un tournoi donné en face du cadavre du prince, et la fête dura jusqu'à la nuit. L'Infant demeura ainsi suspendu pendant quatre jours, jusqu'au soir du lundi. Ils ordonnèrent alors aux familiers de déposer le corps dans un cercueil de bois, qu'ils suspendirent à découvert comme ils avaient fait pour le cadavre ; puis ils posèrent deux planches sur la muraille, et déposèrent dessus le cercueil, tout près de la porte Zalabenzala. Il demeura là longtemps, et le Seigneur opéra par lui beaucoup de miracles.

Le nom de l'Infant était tellement odieux aux Maures, et ses familiers étaient si durement traités, que les chrétiens eux mimes les méprisaient et les outrageaient. Du vivant de leur Maître, les chrétiens venaient les soulager clans leurs travaux,

 

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et leur offraient leurs services ; mais peu à peu ils se retirèrent sous tel ou tel prétexte qu'ils inventaient, disant, par exemple, qu'ils avaient, eux aussi, leur besogne à faire. Venait-on à leur demander s'ils étaient, partisans de ce chrétien qui était suspendu sur la muraille, ils affirmaient impudemment que non. Les domestiques du prince étaient donc bafoués par tous ; aussi n'osaient-ils plus se produire en public, ou prendre la: parole au milieu. des autres chrétiens.

Peu après Lazaraquis alla même jusqu'à leur déclarer que jamais il ne consentirait à les céder pour une rançon et qu'il voulait que tous mourussent dans les fers. Ainsi donc ceux qui tout d'abord avaient été distingués des autres captifs, pour la prison, la nourriture et le travail, furent désormais mis sur le même pied que les autres, ravalés même au rang des bêtes de somme, indistinctement employés aux travaux les plus vils. Ils avaient l'entretien de 350 bêtes de somme, et n'étaient en tout que 46 esclaves, chrétiens. Mais laissons de côté les fatigues qu'ils eurent à endurer et les maladies à supporter. li est remarquable que, tant que vécut l'Infant, aucun d'eux ne mourut, aucun ne fut même malade ; or, douze jours après la mort du prince, décédèrent successivement Didace Delgado, Jean de Luna, le maître Martin et, Jean Laurent. Parmi les survivants, les uns demeurèrent en bonne santé, les autres échappèrent de maladies graves et dangereuses.

Comme les mauvais traitements de Lazaraquis causèrent la mort du prince et de ses familiers, je vais rapporter ici ce qui arriva à cet homme barbare, tandis qu'il assiégeait Arsilla, gouvernée alors par Bubuquer, fils de Zalabenzala. Parmi les captifs chrétiens que les Maures avaient pris pour le service de l'armée, l'un d'eux réussit à s'enfuir et gagner Septa. Lorsque le lendemain les Maures ne le trouvèrent plus, ils en avertirent Lazaraquis, qui fit amener en sa présence tous les captifs, et ordonna d'arracher tous les poils de la barbe à celui qui avait dormi le plus près du fugitif ; puis, faisant emmener ce captif, avec un autre qui avait osé invoquer. sainte Marie de la Guadeloupe pendant une bastonnade qu'on lui administrait, il les fit égorger tous deux sur le rivage de la mer. Le lendemain, le chrétien fugitif ayant été repris, Lazaraquis lui fit percer les

 

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nerfs des pieds, puis passer une corde dans le trou et traîner tout autour du camp. Le soir venu, on étendit le malheureux sur une croix en forme d'épée ou de croix dé Saint-André, on lui perça les mains avec des clous, et on dressa la croix de façon que le patient eût la tête en bas. Ils le laissèrent dans cette situation pendant la nuit, et le lendemain matin on trouva qu'il était mort d'un coup de lance qui lui avait transpercé le coeur.

Comme Dieu punit sévèrement le crime de cruauté, qu'il ne peut en aucune façon souffrir, il arriva que ce misérable Lazaraquis tomba dans un piège qu'il avait tendu à un autre. Il avait formé le projet d'enlever à Abdemunnène la ville de Graceloy qu il gouvernait; mais ses ruses furent découvertes, et lui retombèrent sur la tête. Feignant de se rendre à Cafilet, mais ayant intérieurement l'intention de surprendre Graceloy, Lazaraquis chercha à embaucher, pour marcher à sa suite, plusieurs Arabes qui avaient promis précédemment à Abdemunnene de tuer le même Lazaraquis, et auxquels Abdemunuéne avait adjoint deux Éthiopiens pour faire le coup. Ces Éthiopiens, se tenant cachés dans la tente des Arabes, le jetèrent sur Lazaraquis au moment où il déjeunait en pleine sécurité et le massacrèrent horriblement. C'est ainsi que ce misérable reçut là récompense de ses crimes. Je laissé au lecteur à juger, d'après ce qu'on a rapporté de la vie, du caractère et des moeurs de cet homme, au sein de quelle joie peut se trouver actuellement son âme.

 

Chap. XIII. -Quand, cinq jours après sa mort, on déposa le corps du saint Infant dans le cercueil, on trouva ses membres aussi flexibles que s'il eût été vivant, et il n'exhalait pas la moindre mauvaise odeur. Les familiers lui disposèrent les bras en forme de croix, et le déposèrent sur une couche de laurier vert qu'ils avaient étendue au fond du cercueil. Une remarque digne d'admiration, c'est que les oiseaux qui avaient l'habitude de venir en très grand nombre dormir sur les créneaux de la muraille, ainsi que l'indiquait la masse d'excréments, n'y re-vinrent plus dès que le cercueil y fut posé, et laissèrent désormais absolument net l'emplacement du corps, plus la longueur d'une aune aux deux extrémités. Tout le monde: remarqua le

 

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fait, et l'admira, le considérant comme une marque de révérence de la part de ces animaux pour les reliques du saint.

Les vigies et les circateurs nocturnes voyaient, à certains jours de la semaine, le cercueil entouré d'une lumière si éclatante, qu'ils ne pouvaient la fixer, ni découvrir d'où elle jaillissait.

Un renégat originaire d'Oliventia, se trouvant hors de la ville, aperçut cette même clarté, et il vit au centre une colombe à visage d'homme, qu'il reconnut facilement pour être celui de l'Infant ; car il lui avait souvent parlé durant sa vie. Cet apostat affirma lui-même qu'en apercevant l'Infant au sein d'une si grande gloire, il se sentit poussé à fléchir les genoux devant lui, et à le conjurer de le ramener dans la voie du salut ; et que l'Infant, détournant de lui la tête, lui dit : Retourne au chemin que tu as abandonné. L'apostat fut alors saisi par le sommeil, et dormit en ce lieu jusqu'au lendemain matin.

Un Maure de Barbarie, s'étant pris de querelle avec un de ses compatriotes, reçut deux blessures, l'une à la tête et l'autre à l'épaule. II vint alors à Fez pour déposer sa plainte au tribunal du juge ; mais quand il arriva, les portes étaient fermées. Il s'étendit alors au pied du mur, juste au-dessous du cercueil ; mais il ignorait la présence de ce cadavre et n'y pensait nullement. Le lendemain il entra dans la ville dès que la porte fut ouverte, et se présenta au juge ; mais lorsqu'il enleva son turban pour montrer sa blessure, il ne trouva plus rien, pas même une cicatrice ; la blessure de l'épaule avait également complètement disparu. Comme on lui demandait l'explication d'un tel prodige, il répondit qu'il avait tout simplement dormi sous le cercueil de la muraille.

On lui ordonna aussitôt de se taire. Beaucoup de Maures qui avaient entendu raconter ce miracle disaient qu'il n'avait pu s'opérer que parce que l'Infant, au moment de sa mort, avait éprouvé le désir d'embrasser la religion mauresque.

Il est hors de doute que beaucoup d'infirmes et de fébricitants recouvrèrent la santé en touchant la terre imbibée d'une liqueur qui suintait du cercueil. Cette terre guérit également grand nombre de boeufs ou d'autres animaux malades. Aussi il arriva bientôt qu'une fosse énorme fut creusée à l'endroit où

 

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l'on prenait cette terre. Ces miracles s'opéraient quand le corps du saint se trouvait encore à Fez ; mais comme la terre miraculeuse se trouve au même endroit, je pense que les guérisons se produisent encore actuellement.

Un religieux franciscain, nommé Fr. Gonsalve, confessant dans l'église de Saint-Jacques de Septa un clerc qui revenait du jubilé de Rome et était atteint d'une maladie mortelle, lui dit d'avoir confiance dans les mérites du saint Infant Ferdinand, qui avait souffert toutes sortes de maux chez les Maures, et était mort pour la foi catholique. Quand le Fr. Gonsalve se fut retiré, le clerc, se souvenant du conseil qui venait de lui être donné, invoqua le saint avec une grande dévotion, et sa guérison se produisit aussitôt. Il se leva alors, vint au monastère où il trouva le Fr. Gonsalve en prière, et lui raconta le miracle dont il venait d'être l'objet.

Il y avait à Lisbonne un brave homme malade qui n'avait personne pour se faire soigner. Ayant entendu un frère prêcheur, le Fr. Rodrigue, racontant tout ce que l'Infant avait souffert chez les infidèles, il conçut pour ce bienheureux une telle confiance que, avant de se mettre au lit, il se recommanda dévotement à lui, et s'endormit ensuite. Le lendemain matin, il était en aussi bonne santé que s'il n'eût jamais éprouvé la moindre indisposition. Lorsque, le vendredi suivant, le Fr. Rodrigue revint prêcher, le miraculé, qui était son pénitent, lui raconta le fait, et le dominicain s'empressa de le publier en chaire.

Le premier juin de l'année 1451, Jean Alvarez aborda au port de Saint-Irénée, où se trouvait alors le roi Don Alphonse V, neveu du saint Infant. Il apportait avec lui le coeur, les viscères et les intestins tirés du corps du bienheureux, et enfermés dans une boite recouverte à l'intérieur et à l'extérieur de damas noir, avec bandes et bordures d'or Le roi ordonna à Jean Alvarez et à Jean Ruiz, frère de lait du saint, de porter ces reliques au monastère de Saint-Dominique de la Bataille, élevé en mémoire de Notre-Dame de la Victoire, là où se trouvaient les tombeaux du Bienheureux et de ses deux frères infants, dans une chapelle royale, somptueusement construite par Don Jean, de bonne mémoire, et la reine Dona Philippa, qui étaient les

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parents du saint. Tandis qu'ils se rendaient, ils rencontrèrent à Bomar l'infant Henri, grand maître de l'ordre des chevaliers du Christ, frère du bienheureux, qui avait un autre but de voyage, mais qui fit rebrousser chemin à sa cavalerie, dès qu'il aperçut le cortège, et l'accompagna jusqu'au monastère. Il veilla à ce que les reliques y fussent déposées le plus honorablement possible, sur l'autel de son tombeau, entre de nombreux cierges et flambeaux. Il fit immédiatement chanter matines et la messe votive de plusieurs martyrs avant l'aurore. Ceci se passait un jeudi, 9 du mois de juin.

Quand la messe fut terminée; on organisa une procession solennelle, et Jean Alvarez, ouvrant la châsse, montra les reliques à toute la multitude. Puis la châsse fut refermée et Jean Alvarez en remit la clef à l'infant Henri, qui la confia au prieur du monastère de la Bataillé. Le sépulcre fut ouvert ; alors l'infant se prosterna devant les reliques, et, sa prière terminée, il prit la châsse dans ses mains, et la porta pendant toute la procession. Au retour, il descendit les reliques dans le sépulcre et les déposa sur un piédestal recouvert de soie rouge. Avant de se retirer, l'infant s'agenouilla de nouveau devant les reliques, et les baisa respectueusement ensuite il ordonna de refermer le sépulcre. Pendant la cérémonie, le peuple qui assistait à la procession chantait le répons des martyrs Posuerunt mortalia servorum tuorum escas volatilibus caeli, carnes sanctorum tuerum bestiis terrae. Effuderuntsanguinem sanctorum tuorum tanquam aquam in circuitu Jerusalem, et non erat qui sepeliret, avec le verset et l'oraison des Martyrs. Enfin, l'infant Henri ordonna que tous les jours on chantât à ses frais une messe sur l'autel du tombeau de son frère, jusqu'à l'époque où le roi fonderait en ce lieu même une chapellenie en mémoire de ce vertueux prince.

Au lieu appelé Pernès, la femme d'un potier souffrait à la main d'une énorme grosseur; le mal croissait si fort que la pauvre femme en perdait presque la tête et ne pouvait pas vaquer à ses occupations ordinaires. Comme la malheureuse se plaignait, en versant des larmes, à Béatrix Canés, femme d'Alphonse Rébeiro, et lui demandait si elle connaissait quelque remède, la dame lui recommanda de s'adresser avec une

 

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grande dévotion à l'Infant Ferdinand, lui certifiant que si elle faisait ainsi, elle obtiendrait certainement du secours du Seigneur. La femme retourna aussitôt chez elle, se jeta à genoux, et invoquant le saint avec larmes, elle promit d'offrir à l'église, en son honneur, un pain et un cierge, si elle obtenait sa guérison. Le lendemain matin, la tumeur avait complètement disparu, sans laisser la moindre trace,

La même Béatrix attesta que, à une époque où le blé était très cher, elle en avait reçu quelques mesures du cellérier pour la nourriture de son mari. Elle se dit alors que, pour l'honneur du saint Infant, auquel elle avait recours dans toutes ses nécessités, elle voulait tirer deux mesures et demie de ce froment pour en faire l'aumône aux pauvres. Elle mesura tout ce qu'elle avait, et quand elle eut retiré les deux mesures et demie qu'elle voulait donner, il ne lui restait plus qu'une mesure pour son usage. Quand elle eut distribué aux pauvres le susdit froment, elle voulut de nouveau mesurer ce qui lui restait, et elle trouva qu'il s'était multiplié et qu'il y en avait deux mesures et demie.

Elle racontait d'autres faveurs que lui avait procurées sa grande dévotion an saint Infant je ne les rapporterai pas ici parce qu'elles sont de moindre importance.

— Depuis le temps où l’Infant se livra aux mains des barbares jusqu'à sa mort, six ans se passèrent: Des neuf serviteurs qu'il prit alors avec lui, voici ceux qui moururent en captivité : le maître Martin, son médecin Ferdinand de Gilles, intendant de son vestiaire; Jean Laurent, spn maître d'hôtel ; Jean de Luna, son panetier ; Christophe de Luviza, son lecteur. Jean Alvarez, son secrétaire, fut échangé, par l'ordre de l'infant Pierre, contre un Maure appelé Faqui Guisnaym ; Jean Vaz, son cuisinier, contre un Maure appelé Abdelaa, que possédait Jean de Lisbonne : ces deux domestiques du prince Ferdinand revinrent en Portugal en Tannée 1448. Dans la suite, Jean Alvarez se rendit à Septa et à Arsilhi avec la rançon que l'on réclamait pour Jean Ruiz, frère de lait de l'Infant, et Pierre Vaas, son chapelain, et il les ramena en l'année 1450. On donna pour Jean Ruiz huit Maures, et deux autres, ainsi qu'une Mauresque, pour le chapelain Pierre Vaas.

 

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LE BIENHEUREUX ANDRÉ DE CHIO, MARTYR A CONSTANTINOPLE EN L'ANNÉE 1465.

 

BOLL., Act. sanct., 29 mai.

 

Quand, il y a trois ans, je vins de Crète à Constantinople, je trouvai cette ville tout entière, ainsi que celle de Galata, dans l'admiration et l'allégresse la plus grande, à. cause du récent martyre d'André de Chio, enduré pour la confession de Jésus-Christ, au milieu de circonstances remarquables et peu communes. Il y avait très peu de temps que le saint martyr avait remporté cette insigne victoire par la grâce de Dieu. En effet, quand j'abordai à Constantinople, on était au mois de novembre de l'an de l'Incarnation du Seigneur 1465, et le glorieux martyr du Christ, André, avait conquis par la miséricorde divine la couronne le 29 mai de la même année, et était allé immédiatement rejoindre au ciel Celui pour l'amour duquel il avait tant souffert.

Ce qu'il convient surtout de remarquer et d'admirer, c'est que si le martyre du bienheureux André n'avait pas été divinement destiné par la grâce de Dieu à porter secours aux chrétiens, l'ennemi du genre humain allait déchaîner contre eux la plus violente tempête, et leur faire subir des échecs et des calamités sans nombre. Un certain professeur de philosophie péripatéticienne, Sont je tairai le nom pour l'honneur de Trébizonde, sa patrie, eut le malheur de renier la croix du Christ et d'embrasser la religion de Mahomet. Beaucoup disent qu'il agit ainsi de son propre mouvement, quelques-uns prétendent qu'il subit en cela la violence: je n'ose pas me prononcer pour l'une ou l'autre opinion.

 

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Quoi qu'il en soit, le roi des Turcs, enorgueilli par ce succès, fit jeter en prison un autre habitant de Trébizonde dont le nom m'échappe et qui était très expert dans l'ait militaire. Il s'imaginait que ce soldat, bon gré mal gré, suivrait l'exemple du philosophe apostat, son concitoyen, car il désirait utiliser ses talents militaires, et comme il ne se fiait pas à un. chrétien, il voulait le convertir au mahométisme. Mais cet homme, déjà martyr par le coeur, répondit au sultan : « Ce philosophe dont vous me parlez avait été élevé dans les délices, et c'est dans l'espoir de jouir davantage qu'il a renié la croix du Christ ; mais moi qui, pour mon empereur mortel, ai enduré tant de travaux en faisant la guerre aux Scythes et ai même reçu plusieurs blessures (et le brave, mettant à nu sa poitrine, montrait leurs cicatrices), moi je craindrais d'affronter la mort pour mon empereur céleste ? Dieu me garde d'une telle folie. Quelle idée aurais-je, ou plutôt quelle serait mon insanité, de trahir la vérité sous prétexte d'éviter la douleur, de répudier le royaume éternel du ciel et d'adhérer à Mahomet, pour ensuite me soumettre de nouveau aux fatigues de la. guerre, m'exposer derechef aux plus grands périls pour un roi mortel, et tirer le glaive contre les chrétiens, moi qui suis né dans le christianisme, et enfin m'exposer à cette mort, qu'a jugé prudent de fuir ce philosophe, pour tomber ensuite, comme un plomb, dans les gouffres de la mort véritable et éternelle ? » Telle fut la noble réponse du soldat.

Pendant que ces événements se passaient à Constantinople, André, malade d'une grosse fièvre, promit à la sainte Vierge,) reine de miséricorde, de garder la chasteté perpétuelle, s'il obtenait sa guérison. La fièvre s'étant dissipée aussitôt, André put se lever bientôt de son lit de mort, et il se revêtit d'habits blancs, afin de n'oublier jamais la pureté de corps qu'il avait vouée à la Mère de son. Créateur. Il se rendit ensuite à Constantinople, non pas en qualité de marchand ou comme un vagabond qui a la passion de visiter les ,grandes villes. Tout l'extérieur, en effet, de ce jeune homme de 27 ans était empreint de gravité et de constance ; rarement on entendait tomber de sa bouche une parole légère ou vaine ; il était absolument étranger à toute espèce de divertissement. Pourquoi donc voguait-il vers

 

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Constantinople ? C'est, je pense, parce que la grâce de Dieu l'appelait au martyre, afin qu'il allât au ciel assister le Christ en compagnie des autres martyrs, et que, de là, il pût porter secours à ceux de ses confrères qui seraient ébranlés ou par l’exemple de la légèreté du philosophe ou par les menaces des infidèles.

A peine arrivé à Constantinople, le jeune homme fut accusé d'avoir des relations avec les chrétiens, et de visiter avec religion et dévotion les églises comme s'il était chrétien, lui qui naguère avait renié la croix à Alexandrie, l'avait foulée aux pieds, couverte de crachats, et enfin jetée dans le fumier. Tel fut le rapport que firent sur lui, au tribunal du juge, des marchands égyptiens qui se trouvaient alors à Constantinople. Ils affirmaient avoir été témoins oculaires de son apostasie et l'avoir entendu déclarer qu'il adhérait désormais à Mahomet.

André fut donc traîné, par ces procédés iniques, au tribunal du juge, et l'on réitéra en sa présence l'accusation. Le jeune homme protesta qu'il n'avait jamais quitté Pile de Chio où il était né, il le prouvait en citant force témoins, et enfin déclarait que la ville de Chio tout entière en pouvait rendre témoignage. Le juge pervers répondit que le témoignage des chrétiens n'a aucune valeur en telle affaire. La multitude des chrétiens, qui entourait le tribunal, s'écria alors : Si l'on repousse en ces circonstances le témoignage des chrétiens, il faut également écarter celui des mahométans ; car de même que nous défendons en toute justice un chrétien qu'on accuse faussement, de même les mahométans soutiennent la vérité de l'accusation portée par les leurs. Il faut donc laisser de côté les témoins et faire une enquête sur le fait lui-même. Votre prophète a adopté la prescription que les Juifs avaient reçue de la loi mosaïque, et a ordonné de soumettre ses fidèles à la circoncision ; si donc cet homme porte la marque en question, qu'il soit puni de mort ; si, au contraire, il n'est point circoncis, sa cause est jugée, sans que personne puisse conserver des doutes à ce sujet. »

On dépouilla donc le soldat du Christ, qui apparut nu à la face de toute cette multitude ; or on ne trouva sur lui aucune trace de circoncision, aucun vestige de mahométisme. Les chrétiens poussèrent des cris de triomphe, et leurs adversaires,

 

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confondus, demeurèrent anéantis par leur défaite. Mais le diable vint à leur secours avec sa malice. Quelques-uns d'entre eux firent remarquer que c'était l'usage, en Égypte, de ne circoncire que les enfanta ; que les gens plus âgés qui embrassaient le mahométisme, recevaient la circoncision si cela leur plaisait ; qu'on ne contraignait personne à s'y soumettre ; car mieux vaut gagner l'âme d'un homme qui accepte toutes nos pratiques religieuses, sauf la circoncision, que de la rejeter à cause d'un point de détail. — Le juge feignit d'être ébranlé par ces rai-, sons, mais au fond il voulait tout simplement favoriser ses coreligionnaires ; il déclara donc qu'en une affaire si importante il ne pouvait rendre sa sentence avant d'en avoir référé. au sultan ; que telle était la coutume dans les affaires épineuses et ambiguës.

Le soldat du Christ fut jeté en prison, et le juge alla consulter le sultan. Lorsqu'il eut exposé tout le débat, le sultan lui demanda quel âge avait l'accusé et comment il était fait de corps. C'est, répondit le juge, un jeune homme d'une énergie indomptable, haut de taille et bien charpenté. » Le sultan, qui. désirait de tels hommes pour son armée, reprit : Va donc, et dis-lui que s'il consent à devenir des nôtres, nous lui offrons tout d'abord le grade de centurion dans notre milice, et dès que nous aurons fait l'épreuve de son courage, nous lui procurerons de l'avancement. S'il ne se laisse pas toucher par ces bienfaits, tu chercheras à l'effrayer par des menaces ; enfin, si aucun de ces moyens ne te réussit, fais-lui trancher la tête. »

Le lendemain, le jeune homme comparut devant le juge, qui lui exposa avec emphase les propositions du sultan : « Vois, André, lui dit-il, tu seras dès le début à la tête de cent hommes, affranchi de la condition du commun et mis au nombre des chefs. Après cela, ton courage et ton, habileté t'élèveront facilement à des postes supérieurs. » Comme le

jeune homme, en gardant le silence, paraissait mépriser ces offres, les ennemis de la vérité, répandus en foule autour du tribunal, lui promettaient en outre qui de l'argent, qui de l'or, qui des vêtements, qui des meubles divers. Comme le martyr du Christ persévérait plus que jamais dans son mutisme : « Quoi, s'écrièrent-ils, tu ne nous juges pas même dignes d'une

 

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réponse? — Vous en êtes dignes, répondit enfin André, au delà e ce que je puis dire et même penser ; mais toutes vos offres e méritent pas qu'on y réponde. Comment pouvez-vous croire que cette vie caduque et mortelle puisse offrir quelque chose d'assez important pour qu'on la préfère à la vie céleste ? — Tu te trompes, répliquèrent les infidèles, notre intention est précisément de t'ouvrir le chemin qui conduit à cette vie, et de te la procurer la plus heureuse possible. — Il n'y a point d'union possible, reprit le jeune homme, entre les choses caduques et les choses éternelles, le bonheur et la misère, les profanes et les bienheureux. Mais pourquoi tant de paroles ?, Je ne fais . aucun cas de la félicité de ce monde ; et jamais, avec l'aide de . Dieu, je ne renierai la croix, la passion et la sépulture du Christ. Faites de moi tout ce que vous voudrez ; je ne vous. demande qu'une grâce, c'est de ne pas essayer plus longtemps de me tenter. »

A ces mots, on le jeta en prison, en lui chargeant de chaînes les pieds et les mains, et on l'y laissa jusqu'au lendemain du jour suivant, qui était le 20 mai. On vint alors le tirer, et on le conduisit vers l'orient de la ville, du côté de la mer. On rapporte qu'aux premiers coups des fouets et des verges, il fut pris de convulsions nerveuses, et que les poings fermés, les bras serrés contre la poitrine, il cria d'une voix tonnante : « Vierge Marie, venez à mon aide ! » Puis, ramenant ses pieds l'un près de l'autre, il demeura, chose admirable, immobile, sans changer de place les pieds, jusqu'au coucher du soleil. Tandis que le soldat du Christ endurait ces supplices, le soldat de Trébizonde dont nous avons parlé plus haut, regardait par la fenêtre de la tour dans laquelle il avait été renfermé, et avançant la tête dehors, il criait au chrétien : « O bienheureux ! ô heureuse l'île qui t'a donné le jour ! ô vraiment noble et digne de toutes louanges la race d'où tu es sorti ! Puissé-je être là avec toi afin de souffrir pour le Christ ! » Il criait ainsi à tue-tête, poussé par le désir, je pense, de conquérir la couronne du martyre. Les bourreaux ramenèrent André en prison, et se mirent à oindre d'onguents ses membres précieux affreusement déchirés par les verges et les lanières ; ils lui donnèrent de la nourriture et de la boisson, sur le conseil des nombreux et habiles médecins qu'on fit

 

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venir, afin de rendre à son corps la vie et l'énergie. Ils lui présentèrent, entre autres choses, à boire de l'eau qu'ils avaient fait bouillir après avoir jeté dedans un petit lingot d'or pur. Ils agissaient ainsi pour prolonger sa vie et lui donner le moyen de renier la croix ; ils voulaient lui montrer aussi quel grand cas ils faisaient de sa vie. Une autre raison de cette conduite était peut-être que quelques-uns des bourreaux avaient été élevés avec les chrétiens, que plusieurs même avaient pratiqué le christianisme. Ils n'ignoraient pas que les martyrs d'autrefois étaient torturés pendant le jour, et toutes leurs blessures se guérissaient miraculeusement pendant la nuit : ils craignaient que le miracle ne se produisît, et ils cherchaient à offusquer la vérité par leurs médicaments, que l'on proclamerait alors causes de la guérison.

Le 21 du même mois, l'athlète du Christ fut de nouveau tiré de prison ; on le mit à nu, et on lui laboura avec des ongles de fer ce même dos qui la veille avait été roué de coups. Le soldat du Christ eut au début, comme le jour précédent, un tremblement nerveux ; puis, serrant les bras contre la poitrine, fermant les poings, et tenant fermes les pieds en place, il se maintint immobile, et se contenta de crier : « Vierge Marie, aidez-moi. » Le soldat trébizontin, du haut de sa tour, vociférait les mêmes exclamations et les mêmes exhortations que la veille. La nuit venue, les bourreaux se mirent de nouveau à panser ses plaies, à lui administrer des médicaments et de l'eau qu'ils avaient rendus très fortifiants avec de l'or. Ces ennemis de la Croie feignaient de tenir beaucoup à la santé du martyr ; en réalité, ils voulaient faire croire que ces remèdes contenaient une vertu prodigieuse, en attribuant à l'habileté des médecins, à la puissance curative de la boisson et de la nourriture les effets, de la grâce du Saint-Esprit. De fait, il arriva que le lendemain matin André apparut complètement guéri : ce que n'avaient pu évidemment produire les médicaments. Les remèdes naturels n'opèrent que lentement, et demandent à être: répétés pour produire leur effet. La nourriture également ne peut être de quelque utilité qu'après avoir été- digérée résultat qui est absolument impossible si le corps est sans cesse remué et torturé atrocement. Dans ce cas, la ,vertu divine

 

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seule peut procurer du secours ; c'est de toute évidence.

Le 22 du même mois de mai, on fit comparaître une troisième fois le bienheureux André, dans l'après-midi, et on lui tortura si cruellement les mains et les pieds, que les phalanges des doigts, les coudes et les genoux étaient disloqués ; ce qui est la plus atroce des tortures. Le généreux martyr se conduisit comme les jours précédents et se contenta de crier une fois : « Vierge Marie, secourez-moi dès le début de mes souffrances. » Le soldat trébizontin, qui aspirait au martyre, répéta les mêmes paroles, sans se soucier des mahométans qui l'entendaient. Les soins des médecins furent aussi empressés et même plus que les jours précédents. — Le 23 mai, le bienheureux André fut trouvé parfaitement guéri, non par les drogues des médecins, mais par la vertu du premier Martyr et Seigneur de tous, Jésus-Christ ; on le tira donc de prison pour lui faire endurer un nouveau genre de supplice on lui détacha la chair des épaules, au moyen d'un sabre, en prenant soin d'écarter le plus possible la mort. Ils espéraient triompher sinon par la vivacité et l'excès de la douleur, au moins par sa durée. Cette torture fut supportée de la même façon que les autres ; le soldat du Christ agit et parla comme il avait fait.. Le soldat de Trébizonde se; conduisit comme la veille.

Le 25, on lui coupa les chairs des cuisses, et le tout se passa comme devant. Le 26, on décharna les mollets le 27, le bas; du dos ; le 28, le corps tout entier fut soumis à la flagellation afin de renouveler toutes les douleurs précédentes et de livrer: un suprême assaut au martyr. La mâchoire du bienheureux ayant été écorchée d'un coup de sabre, les chrétiens recueillirent cette chair, et la portèrent au monastère du bienheureux François. On conserve précieusement cette relique qui exhale

une odeur suave.

Le 29 du mois de mai de la première année du pontificat de Paul II, l'insigne martyr du Christ, André de Chio, fut produit en public pour la dernière fois, en la partie orientale de la ville, non loin de la mer. Il était en parfaite santé, plein de vigueur, rayonnant de joie, et son visage resplendissait d'une beauté. surnaturelle. Les mahométans eux-mêmes furent frappés de cet état florissant, et s'empressèrent de l'attribuer à leurs

 

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médicaments : « Tu ne vois donc pas, ingrat André, lui criaient ils, le soin que nous avons pris de ta vie ? c'est grâce à notre sollicitude et à celle du roi que tu es ainsi en parfaite santé ; c'est par la vertu des médicaments et la grâce de Mahomet, qui voudrait te voir répudier les sottises que débitent les chrétiens au sujet de la passion et de la croix de Jésus. Puisque tu ne te montres pas reconnaissant de ces bienfaits, tu seras puni de mort.— Mourir dans ces conditions, dit André, c'est entrer dans la vie. Ne croyez donc pas pouvoir m'effrayer par vos menaces. Vos médicaments ne m'ont rien fait du tout; à peine pourraient-ils en plusieurs jours cicatriser la plus petite des blessures. C'est la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la Vierge Marie qui m'ont conservé en vie et m'ont réservé pour ce triomphe. » En achevant ces paroles, il avança la tête pour recevoir le coup de hache, et s'envola vers les cieux.

Aussitôt les exécuteurs, conformément à l'ordre qu'ils avaient reçu du juge, s'empressèrent d'emporter vers la mer la tête et le tronc du martyr. Mais les chrétiens, qui tout en larmes assistaient à l'exécution, s'écrièrent qu'il fallait ensevelir le cadavre et non le jeter à la mer. Comme les officiers résistaient à la demande de la multitude, on décida que l'on consulterait le sultan pour savoir si l'on devait ensevelir le mort ou le jeter à la mer. En entendant cet appel, le juge se précipita chez le sultan ; car il est absolument interdit aux juges, dès que l'on se réclame du sultan, de faire quoi que ce soit avant de l'avoir consulté. Quand le sultan apprit à quelle longue série de tortures on avait soumis le jeune homme, il entra, dit-on, dans une grande colère, et interpella le magistrat avec tant de fureur que ce misérable, tremblant et interdit, n'osait pas desserrer les dents. Mais sa colère et ses menaces s'évanouirent avec le son de ses paroles. Il ordonna alors aux chrétiens d'ensevelir honorablement André, comme il convient de faire pour un brave ; ceux-ci, réunissant alors la tête au tronc, transportèrent à Galata les précieuses reliques. Tous les habitants de Constantinople et de Galata, hommes et femmes, garçons et jeunes filles, hommes libres et esclaves, chrétiens et mahométans, au nombre de plus de dix mille, étaient transportés d'admiration pour le courage surhumain du martyr. Les uns répandaient des larmes, les

 

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autres proclamaient les louanges du héros ; ceux-ci exaltaient sa constance et sa force d'âme ; ceux-là sa prudence et sa gravité ; d'autres son mépris des biens de ce monde ; la plupart racontaient sa foi en Jésus-Christ, sa dévotion pour la croix et la passion du Sauveur, et aussi pour la Vierge immaculée. Le cortège arriva bientôt à la partie orientale de Galata qui regarde la mer ; il y avait là une église dédiée, je crois, à la Vierge Marie; c'est là que furent déposées les précieuses reliques.

Après de tels événements, le sultan eut grand désir de mettre en liberté le soldat de Trebizonde dont nous avons parlé. Mais comme il ne pouvait, pensait-il, le faire d'une façon honorable pour lui, à moins d'en être prié par d'autres, il se servit de certaines femmes pour exhorter l'épouse du soldat à adresser une supplique au sultan en faveur de son mari. C'est ainsi que la mort et le martyre d'André tira du danger ce soldat et beaucoup d'autres fidèles qui y étaient exposés, et en confirma un grand nombre dans la foi orthodoxe. Ceux qui, avant son martyre, avaient adhéré pour une raison ou une autre à Mahomet, rougirent de leur lâcheté, se morfondirent, et se consumèrent en de vains regrets.

Emu par le récit qu'on me faisait de cette brillante victoire, je brûlais du désir de voir le corps du triomphateur ; mais la neige, le froid, la glace, l'hiver et l'état de la mer me retinrent à Constantinople. Ce ne fut qu'au mois de février que Dieu exauça mes prières par l'intercession du martyr. Je vis donc le saint corps étendu dans son tombeau, profond et ténébreux; tous ses membres étaient intacts, conservant leur forme et leur couleur naturelles ; son visage était coloré, et ses membres exempts de toute raideur ; aussi ne paraissait-il pas mort, mais mollement étendu à l'ombre pour se reposer. L'endroit où il était placé était si humide, que tous les vêtements dans lesquels on avait enveloppé le corps étaient putréfiés ; le cadavre apparaissait donc presque complètement nu. Je souhaitais ardemment de descendre dans le sépulcre, toucher, baiser les mains, les pieds, la face du glorieux martyr. Je m'en abstins cependant, non pas que l'humidité du lieu et la difficulté de la descente m'arrêtassent, mais pour céder aux conseils du prêtre, gardien du tombeau, qui me représenta que la chose serait plus,

 

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facile un autre jour. Je m'entendis alors avec un prêtre pour voler ces précieuses reliques et les emporter à Rome ; toutes les dispositions étaient déjà prises, quand, je ne sais pour quelle raison, mon complice, pris de peur, changea d'avis et ne remplit point ses promesses.

Je quittai Constantinople le 18 mars ; mais, à peine m'étais-je éloigné de la côte, que je fus exposé à un grand danger : les vents battaient furieusement notre navire et menaçaient de le briser sur les rochers. J'implorai alors l'aide du martyr, et je promis, si je revenais sain et sauf au milieu des miens, d'écrire en langue latine un résumé de son martyre. J'ai échappé depuis aux périls de la mer et des voleurs ; chose admirable, je m'embarquai vieux et malade, et à mon arrivée, je me sentis vigoureux et comme rajeuni. Ni le roulis des flots, ni le long et pénible voyage sur terre que je fis de Brindes jusqu'à Rome, au fort de l'été, ne me causèrent la moindre lassitude.

Arrivé en ma demeure, je n'oubliai pas le martyr, sa pensée me poursuivit nuit et jour. Je me rappelais avec délices le récit de ses luttes ; il me semblait le voir étendu dans son sépulcre, et cela non seulement pendant mon sommeil, mais aussi pendant la veille. Quant à la promesse que j'avais faite, ce ne fut que deux ans après qu'elle me revint à la mémoire. Un jour que je pensais aux supplices de saint Georges dont on faisait la fête, le souvenir de ma promesse fit naître des remords en mon âme. Je me disais en effet que le bienheureux André avait tout autant souffert que saint Georges, et peut-être même plus, parce qu'il avait souffert en un temps où ceux qui aiment le Christ ne sont point soutenus par l'exemple. Je pris la plume le jour même et me mis en devoir de remplir ma promesse.

Et maintenant, glorieux martyr du Christ, je vous en conjure, intercédez auprès de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour l'Église universelle, afin qu'elle s'étende toujours plus ; pour le Souverain Pontife Paul II, dont vous avez décoré et illustré le règne ; et, de même que vous avez triomphé du mal en Grèce, de même réprimez par votre intercession les orgueilleux platoniciens d'Italie.

 

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QUELQUES ÉPISODES DE LA PERSÉCUTION DU CHRISTIANISME

 

Nous empruntons à un orientaliste distingué, M. Félix Nève, le récit gn'on va lire et sur la composition duquel il donnait lui-même les détails suivants :

On n'ouvre point un livre, une chronique sur une époque quelconque de l'histoire de l'Asie occidentale, sans y lire la relation de persécutions inouïes et d'innombrables martyres. Malgré les ravages de l'erreur et les conséquences, d'ailleurs si funestes, des schismes, la foi s'est ranimée presque toujours au milieu des débris d'anciennes chrétientés, et elle a jeté sans cesse son éclat par le témoignage du sang, criant plus haut que toutes les apostasies. C'est ce témoignage que rendait l'Arménie chrétienne, à la fin du moyen âge, dans le cours tout entier du XVe siècle. Ses populations furent alors exposées, sans recours ni merci, à de mortelles angoisses et à d'accablants désastres : cependant la masse des prêtres, des religieux et des fidèles montra la plus,héroïque constance dans la misère et les souffrances, dans un état presque continuel de fuite et d'exil ; on vit, dans toutes les provinces de l'Arménie, des évêques, des docteurs et des moines, des chefs de famille, de simples femmes et jusqu'à des enfants, affronter les supplices et la mort avec, une force inébranlable, accompagnée de la confession publique de leur foi en Jésus-Christ.

C'est pour attester des faits aussi dignes d'attention dans l'histoire du christianisme que nous avons extrait des sources arméniennes la relation des persécutions que les chrétiens d'Arménie

 

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eurent à subir dans la période des dernières invasions des Mongols. Nous avons mis à profit le résumé de ces persécutions que le P. Michel Tchanitch, de la Congrégation des Mekhitaristes de Saint-Lazare, a donné au tome III de sa grande Histoire de l'Arménie, écrite et imprimée à Venise dans sa langue nationale ; mais nous avons donné de préférence la relation originale de quelques épisodes d'après la chronique encore inédite d'un écrivain contemporain (1), témoin d'une partie des événements, Thomas, religieux et directeur du monastère de Medzoph dans le Douroupéran.

Dans la plupart des récits qui vont suivre, on lira une version presque littérale.

 

BIBLIOGRAPHIE : F. Nève, Quelques épisodes de la persécution

du christianisme en Arménie au XVe siècle, dans la Revue catholique, Louvain, 1861, t. XIX, p. 103 sq. 157 sq., 273 sq.

 

MARTYRS D'ARMÉNIE AU XVe SIÉCLE.

 

I. — Nous rapporterons d'abord le martyre d'évêques, de docteurs et de religieux, tenus pour la plupart en vénération par les Arméniens catholiques aussi bien que par les Arméniens schismatiques ou dissidents. Le plus célèbre d'entre eux est sans contredit Grégoire de Klath, qui mourut l'an 1425 de Jésus-Christ, ou l'an 874 de l'ère arménienne. Ce docteur ou vartabied avait composé un grand nombre de cantiques en l'honneur des saints martyrs, et il avait rédigé une. nouvelle partie de l'hagiographie arménienne, qui fut ensuite comprise dans le grand Ménologe de sa nation, commencé au nie siècle et intitulé : Aïsmavourkh, ou mémorial de la succession journalière des fêtes. Après avoir écrit sur les martyrs de son temps, il fut lui-même mis à mort pour la foi.

1. Biblioth. nation., Paris, fonds arménien, ms, n° 96, collationné avec la copie de quatre manuscrits de Venise.

 

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Grégoire, qui est souvent nommé Dzer ou Dzerents, c'est-à-dire vieux, du nom de son père, avait eu la direction du célèbre monastère de Soukhara, dit aussi Kharapasd, situé au centre de l'Arménie, et placé sous l'invocation de la sainte Mère de Dieu ; mais les invasions de son époque le forcèrent de se réfugier près de la ville d'Arduzgué, dans la solitude de Tzibna. C'est là qu'il s'est occupé des lectures et des compositions littéraires en, prose et en vers qui ont fait sa renommée (1). Les Kurdes ayant pillé la ville d'Ardzgué, vers 1425, se transportèrent dans le monastère de Saint-Etienne, premier martyr, dont Grégoire était le supérieur. Ils torturèrent pour sa religion ce vieillard de soixante-quinze ans. « Tandis qu'il confessait la divinité du Christ, et qu'il s'entretenait avec Dieu, ils l'immolèrent sur la place même comme un agneau pur et sans tache. »

Thomas de Medzoph, qui parle de Grégoire à deux reprises dans sa Chronique, porte très haut sa vertu et sa science : « Il connaissait tous les pauvres : il aimait la miséricorde et il exhortait à la pratiquer tous les vartabieds et tous les religieux. Il n'y avait pas d'homme charitable et humain comme lui, serviteur des pauvres et des misérables, comme il l'était. Dieu lui donna en partage la sagesse plus qu'aux autres vartabieds ». — « Grégoire, dit plus loin le même Thomas, a pendant 50 ans travaillé à ses écrits jour et nuit, grâce à une laborieuse activité que n'interrompait aucun repos, comme le sait Celui qui sait les choses passées. » — « Il rendait, dit-il encore ailleurs aux martyrs un culte plein de respect ; c'est pourquoi il a obtenu lui-même la couronne des martyrs. »

Dès la fin du XIVe siècle, des dignitaires de la hiérarchie arménienne avaient souffert une mort douloureuse pour leur foi. De ce nombre fut un évêque de Sébaste, Stephannos ou Étienne, supérieur du monastère de Sainte-Croix, voisin de cette ville, martyrisé le 23 juin de l'an 1387 (856 de l'ère arménienne). Nous empruntons les principales circonstances de son supplice au livre de Tchaanitch (2), qui les a tirées d'anciens actes.

 

1. Soukias Sornal, dans Quadro della storia letteraria di Armenia. Venise, 1829, p. 138-139.

2. Histoire, t. III, p. 431-432.

 

A l'époque de la première expédition de Tamerlan en Armé-nie, un homme audacieux, du nom de Bourhan-Eddin, avait tué par trahison l'émir de Sébaste pour se mettre à sa place, et rassemblé des troupes pour ravager les localités d'alentour. Comme il était sans pitié, ses propres soldats résolurent de se révolter contre lui, ou de lui tendre un piège pour lui ôter la vie. Bourhan-Eddin fut informé de la conspiration par des hommes astucieux qui accusèrent l'évêque de Sébaste, Stephannos, di l'avoir excitée. L'émir réduisit facilement les soldats prêts à se révolter ; mais il arrêta 1 évêque et avec lui deux de ses religieux, Silvestre et Théodore, avec la résolution de les faire mourir. Stephannos était un homme d'une haute vertu et d un extérieur imposant qui commandait le respect. Il se présenta devant Bourhan-Eddin pour démontrer son innocence et sa fidélité ; mais, excité par les ennemis de l'évêque, l'émir le rebuta et l'interpella d'un air menaçant en ces termes : « Je saurai que tu es innocent et fidèle envers moi, si tu te convertis à ma religion. Tu m'as arrêté comme rebelle, lui répondit Stephannos. Eh bien ! si je suis un rebelle, tue-moi ; mais, si je suis innocent, délivre-moi. » Transporté de fureur à cette réponse, l'émir le pressa plus fortement encore d'abjurer et le menaça, lui et ses religieux, des supplices les plus atroces. Alors ces trois hommes se mirent à glorifier unanimement la très sainte Trinité et la divinité du Christ. « Nous ne connaissons, s'écrièrent-ils, et nous n'avons d'autre foi que celle-ci : nous réputons glorieux de mourir pour cette foi orthodoxe, et nous rendons gloire à notre Créateur de ce qu'il nous l'a permis. » Plus consterné qu'auparavant, Bourhan-Eddin donna ordre de leur couper la tête en sa présence. Le bourreau, ayant saisi à diverses reprises celle de l'évêque, ne parvint pas à la trancher. Comme Stephannos ne cessait de bénir le Dieu créateur, l'émir cria hautement: « Brisez sa bouche, afin que je n'entende plus le bruit de sa voix et de ses bénédictions ! » Aussitôt les bourreaux l'étendirent par terre : les uns lui brisèrent les dents, les autres lui entaillèrent la bouche. Le martyr rendit l'esprit en remerciant le Seigneur. Quant aux deux religieux qui l'accompagnaient, on leur coupa la tête, et on jeta leurs corps sur des monceaux de cadavres de malfaiteurs

 

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exécutés récemment ; mais les fidèles les enlevèrent et les ensevelirent.

Bourhan-Eddin se livra encore à d'autres excès, jusqu'à ce qu'il périt lui-même d'une mort cruelle par ordre de Bajazet, sultan des Turcs Osmanlis. Il ordonna, dans le pays de Sébaste, la ruine des églises et des monastères, pilla le couvent de Sainte-Croix et jeta d'énormes contributions sur les Arméniens et leur clergé. C'est lui qui fit arrêter le docteur Michel, supérieur du monastère de Zoba, prés de Sébaste, avec 36 de ses religieux, et qui les fit mettre à mort tous à la fois, parce qu'ils refusaient d'apostasier malgré ses menaces.

Un dignitaire ecclésiastique, qui avait sa résidence dans l'île d'Aghthamar, sur les bords du lac de Van, le catholicos Zacharie, eut le même sort le 26 juillet de l'an 845 des Arméniens (1396 après Jésus-Christ) : son martyre fut consigné peu après dans l'Aismavourkh de leur Eglise. Il fut victime de la perfidie d'un Persan, nommé Djafar, qui avait été établi justicier de l'île. Celui-ci fit de vains efforts pour lui tendre un piège, afin de satisfaire une haine personnelle ; il tenta de déposer un sac fermé dans la demeure du patriarche, et quand Zacharie eut refusé ce dépôt, il fut frappé violemment au visage par Djafar, à deux reprises ; il ne put même être soustrait à ses coups et à ses blasphèmes que par l'intervention de ceux qui assistaient à cette scène. Mais alors Djafar s'arracha la barbe et se défigura de ses propres mains ; puis il alla porter plainte à l'émir de la ville d'Osdan, Eztin, en accusant le catholicos et les habitants d'Aghthamar de mauvais traitements. De son côté, Zacharie se rendit à Osdan pour se justifier; aussitôt l'émir lui déclara qu'il ne recouvrerait la liberté qu'en reniant son Dieu ; mais le catholicos lui répondit : « Je suis parfaitement innocent ; mais quand même je serais trouvé coupable, je ne pourrais consentir à renier le Christ qui ne m'a pas renié x, et il confessa la divinité du Christ devant la multitude assemblée. Sur-le-champ les infidèles le saisirent et le frappèrent à coups d'épée; ensuite ils le dépouillèrent de ses vêtements, le traînèrent dans les rues de la ville, la corde au cou, et l'achevèrent avec toute espèce d'armes, jusqu'à lui briser le crâne et en faire jaillir la cervelle, tandis qu'il bénissait Dieu. Ils voulurent enfin brûler

 

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son corps qu'ils avaient déjà traîné hors de la ville. Mais, l'émir s'étant laissé fléchir, les chrétiens le transportèrent d'Osdan à Aghthamar et l'y ensevelirent avec honneur.

C'est dans des circonstances du même genre que périt un prêtre pieux du nom de Hohannès ou Jean, qui habitait l'ancienne Hiéropolis, la ville de Tchemchgadzag, sur les bords de l'Euphrate. Il avait gagné, l'affection de tous les habitants, et il avait obtenu de l'émir Melik Mahmoud, qui occupait une forteresse en face de la ville, la permission de bâtir une église en bois en dehors des remparts, dans un lieu appelé Garnier-Sarong. Mais quelques prêtres qui l'avaient auparavant persécuté et qui étaient animés de jalousie à son égard, résolurent de le perdre et l'accusèrent de grands crimes auprès de l'émir. Mahmoud fit brûler la nouvelle église, et comme Hohannès refusa d'abjurer la foi chrétienne, il ordonna de le jeter dans les flammes qui consumaient les débris de l'édifice. La légende arménienne rapporte à son sujet que le martyr n'eut aucun cheveu atteint par la flamme, qu'une vive lumière descendit du ciel sur son corps, et qu'à ce signe les Arméniens et les gens, d'autres nations reconnurent son innocence. Hohannès fut enseveli dans l’église de la Sainte-Mère de Dieu, au milieu. de la ville, le 1er du mois hori de l'an 852, c'est-à-dire le 10 septembre 1403.

 

II. — Il y eut dans le, même temps grand nombre de simples fidèles des deux sexes qui rendirent témoignage au christianisme, soit qu'ils fussent exposés à la fureur et à la vengeance des musulmans, soit qu'ils fussent sommés d'apostasier, sous peine de perdre la vie.

Un Arménien, nommé Avak, originaire de Paghesch, était allé, dans sa jeunesse, à Salamasd ou Selmas,ville de la Persarménie, et y avait travaillé dans l'industrie des bourses, sous la direction d'un maître infidèle. Des musulmans de cette ville se figurèrent qu'il appartenait lui-même à leur religion, et quand, au bout de trente ans, il revint à Paghesch, l'un d'eux, qui le, reconnut, le dénonça comme coupable d'avoir renié la loi musulj mane. Avak attesta hautement qu'il n'avait jamais professé d'autre religion que le christianisme : « J'ai été, disait-il, je suis et je resterai chrétien, serviteur du Christ mon Dieu, béni

 

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au plus haut des cieux ! » Alors son accusateur le conduisit, au milieu d'une troupe de complices qu'il avait ramassés, au tribunal de l'émir de la ville, Scharaf. Celui-ci, qui ne le trouva point coupable, et qui passait, d'ailleurs, pour un homme équitable, voulut le renvoyer ; mais la foule s'y opposa. Tandis qu'on l'emmenait chez le cadi, on renouvela toute espèce d'instances et de menaces, afin qu'il abjurât ; mais il continua à louer le Christ, en conservant une éclatante sérénité de visage qui frappa tous les yeux. Alors les assaillants se ruèrent sur le pieux artisan, et l'ayant renversé, ils se mirent, les uns à coups de pierres, les autres à coups d'épées et de bâtons, à l'accabler, jusqu'à ce qu'il tombât mort. Ce fut le 23 février de l'an 1390 de Jésus-Christ, le 7 du mois Meheg de l'an 839 des Arméniens.

            Lors de la première invasion de Tamerlan en Arménie (1386-1387), un vertueux chef de famille nommé Mardiros ou Martyr, homme charitable et soldat intrépide, avait contribué à sauver, sur une montagne voisine, grand nombre d'habitants du bourg de Golp, dans la province d'Ararat.» Avec l'assistance de la vaillante et brave jeunesse du bourg, dit le chroniqueur Thomas de Medzoph, il y mit en sûreté tous les fidèles, grâce à de grands combats et à une courageuse résistance, par le secours du Dieu fort, Jésus notre Sauveur. Aussi, quoique les ennemis eussent recommencé l'attaque à diverses reprises, ils ne purent se rendre maîtres de la montagne. Plus tard, cet homme courageux fut martyrisé par un turcoman impie du nom de Sahath ; il périt étouffé dans les eaux du fleuve Araxe, sans être vu de personne. »

Plus d'une fois la cupidité des émirs fut exploitée pour la satisfaction de vengeances personnelles. Pendant la seconde invasion mongole, le baron Himath, nommé gouverneur par le turcoman Yousouf, commit à Ardjesch toute espèce d'excès ; il fit périr un prêtre du nom de Stephannos ou Etienne, bienfaiteur des habitants de cette ville, et il laissa martyriser, par suite des calomnies et des artifices de quelques chrétiens sans pitié, un chef de maison de haute naissance, le vénérable Mousé ou Moise.

Dans la ville de Kandzag, au nord de l'Arménie, un jeune

 

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chrétien d'une beauté remarquable, du nom de Khosrow, ne voulut point céder aux sollicitations amoureuses de la fille d'un Persan qui demeurait dans le voisinage. Cette fille ayant eu des relations avec un autre jeune homme, son père alla saisir Khosrow et le traîna en présence de l'émir, afin de le contraint} cire à embrasser la loi de Mahomet, et à contracter mariage avec la jeune Persane. Khosrow résista jusqu'à représenter à ses juges l'impureté autorisée par la morale de leur religion ; quoiqu'il fût tendrement aimé de ses parents, il ne consentit point, sur leurs pressantes instances, à faire une abjuration extérieure de sa foi, afin de pouvoir se sauver en pays étranger, et y faire pénitence. « Je désire, leur dit-il, perdre la beauté de ce corps par amour du Christ, afin que je trouve en lui la beauté spirituelle. » Quand les Persans virent qu'il était inébranlable dans sa foi, inaccessible aux promesses et aux menaces, ils le traînèrent hors de la. ville, puis, l'ayant attaché à un mûrier, ils le lapidèrent. Comme on voulait brûler cet arbre, un prêtre parvint à le racheter à prix d'argent, et il en fit une croix. Les chrétiens avec ses parents recueillirent le corps du jeune martyr que les bourreaux ne réussirent point à brûler, et l'ensevelirent avec honneur. On prétend qu'une lumière apparut à deux reprises sur son tombeau. Cela se passa le 27 Markatz de l'année arménienne 848 (2 juillet 1399).

L'an 1403 (852 de l'ère arménienne), des Persans violèrent dans la ville de Van le tombeau d'une jeune femme musulman de grande naissance et rejetèrent cet attentat sur les chrétiens Huit Arméniens furent arrêtés sur la dénonciation des parents de la défunte, et l'un d'eux, Siranas, qui eut le malheur d'apostasier, dénonça trois prétendus complices parmi les hommes de sa nation. L'un des trois accusés parvint à s'enfuir ; mais les deux autres, Melkhiseth et Garabed, furent saisis et sommés sur-le-champ d'abjurer leur foi.

Melkhiseth fut mis à la torture ; on lui appliqua sur la chair nue des broches rougies au feu, et cela jusqu'à vingt-six fois. Comme on le lit dans la relation de sa fin, « il s'abaissait peu à peu jusqu'à la porte de la mort, et il ne cessait pas de rendre hommage au Christ son Dieu ». Quand son corps était déjà brûlé de tous côtés, on voulut le transporter hors de la ville

 

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dans une grande corbeille pour le lapider. L'ayant deviné, Melkhiseth se releva, et il sut, malgré sa faiblesse, marcher jusqu'au lieu de son supplice. Après qu'on l'eut lapidé, on coupa son corps par morceaux et on les jeta au feu. Ce martyre eut lieu le 4 du mois Hroditz de l'an 852 (le 10 juillet 1403), Quant au compagnon de Melkhiseth, Garabed, il fut arrêté dans sa fuite sur la route d'Osdan, et, conduit dans cette ville, il y fut immédiatement supplicié de la même manière.

Le chroniqueur Thomas Medzopb place le trait suivant entre 1428 et 1436. Tchamitch le fait remonter jusqu'en 1420 et nomme le principal personnage Vaghin au lieu de Mouradja.

« Il y avait, écrit Thomas Medzoph, dans la ville d'Ardzgué, un homme vertueux et craignant Dieu, pieux et désireux de la sainteté, rempli d'humilité et de douceur, ami des religieux, haïssant tous les vices : il se tenait en prières le jour et la nuit avec ses frères, ses fils et tous ses proches. Il s'appelait Mouradja, et il paraissait doux et miséricordieux par tout son extérieur. Il avait su contenir les impies de la ville, à ce point qu'il avait établi la nouvelle coutume de bénir, en leur présence, les eaux avec la croix et l'Evangile, le jour de l'Épiphanie du Seigneur. Il était vraiment comme le roi des chrétiens dans toutes les contrées qui entourent la mer de Van. Satan et la race perverse qui est ministre de ses volontés ayant porté envie à Mouradja, on le dénonça au gouverneur d'Ardzgué. Des habitants infidèles qui nourrissaient une violente rancune à son égard, le livrèrent avec l'assentiment d'un homme impie et méchant de notre nation, nommé Zénon. On le mit d'abord en prison ; puis on le perça de flèches et on le précipita du rempart de la forteresse dans le bas-fond. Ainsi Mouradja obtint-il le martyre et une couronne impérissable. Avant cette exécution, on avait saisi un chef de famille, nommé Zacharie, et lui ayant lié une corde au cou, on l'avait étranglé ! »

Michel Tchamitch fait le récit suivant :

« Vartan ou Wardan, originaire du bourg de Tadwan sur le territoire de Paghesch, avait passé de longues années dans le monde et avait élevé plusieurs enfants ; puis, accablé par le poids des affaires, il était allé dans un monastère et déjà il avait habité assez longtemps au milieu des cénobites. Paghesch

 

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était alors gouverné par un ennemi des chrétiens, l'émir Schamschadin ou Schems-Eddin, fils de Scharaf. Il fit arrêter beaucoup d'Arméniens et les soumit à des tortures et des violences pour les forcer à abjurer leur foi. Informé de ces actes, Vartan se rendit de Tadwan à Paghesch, et là, inspiré par son zèle, il reçut la bénédiction des prêtres de cette ville et il se dirigea vers le palais de l'émir. « J'irai, disait-il, je lui parlerai en face, je saurai pourquoi il persécute la race des chrétiens rachetés du sang du Christ, et pourquoi il veut dévaster le précieux héritage de notre saint Illuminateur. »

« Arrivé à la résidence de Schamschadin, il supplia ses serviteurs de le conduire en sa présence, parce qu'il avait quelque chose d'important à lui communiquer. Le gouverneur, croyant qu'il venait à lui pour se convertir à la foi musulmane, l'accueillit avec empressement : « Écoutez-moi avec bienveillance, Seigneur ! lui dit Vartan. Nous sommes, vous et moi, les créatures d'un même Dieu et nous sommes tous deux enfants d'Adam. Quel avantage pourrez-vous avoir à user de violence envers moi et envers les autres chrétiens ? Si Dieu vous a donné en partage la puissance et à moi la soumission, il ne vous appartient pas de vous enorgueillir et d'opprimer durement deux qui sont sous votre main ! » Exaspéré par cette franchise de langage, l'émir se mit à provoquer Vartan par des sarcasmes sur la religion chrétienne, et à le presser d'instances pour qu'il l'abjurât. Vartan ayant, répondu avec fermeté et ayant confessé le Christ Dieu, Schamschadin s'emporta et, s'étant levé, frappa à deux mains la tête de son sujet : « Emir, dit celui-ci, si j'avais peur de vos coups, je ne serais pas venu vers vous ;mais, par amour pour le Christ mon Dieu, je me suis exposé à la mort, fin d'être digne de le voir quand je sortirai de ce monde ! »

Aussitôt Schamschadin donna ordre de le mettre en prison, la tête découverte, sans vêtements ni chaussures, et de l'y torturer. On lui attacha des fers aux pieds, et on le fit souffrir pendant trois jours. C'était le plein hiver ; cependant le fidèle louait et bénissait Dieu. Puis on le conduisit une deuxième fois au tribunal de l'émir. Fortifié par l'Esprit-Saint, Vartan remplit d'admiration tous les assistants en exposant avec une entière franchise les croyances des chrétiens. Schamschadin

 

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entra en fureur et le livra au juge, afin qu'il en fît ce qu'il jugerait bon. Après de grands efforts pour le gagner, le cadi prononça contre lui une sentence de mort.

Lorsqu'on mena Vartan au lieu de son supplice, il marcha\ avec joie en tête de la foule, comme s'il s'avançait dans lei cortège d'un prince. Lorsque les bourreaux le pressaient d'abjurer sa religion, il fit de nouveau cette réponse en leur ,présence : « J'ai cru et je crois au Père incréé, au Fils unique Dieu fait homme, à l'Esprit véritable, à la Trinité et unique Divinité : je suis chrétien suivant la profession de foi de saint Grégoire, notre Illuminateur. » A ces mots, tous se jetèrent sur lui avec des épées et des bâtons et mirent à mort le bienheureux. Les chrétiens, ayant fait quelque présent à l'émir, purent enlever son corps et l'ensevelir dans un tombeau au chant des psaumes et d'autres prières. Le supplice de Vartan eut lieu l'an 870 des Arméniens, le 17 du mois de Cagotz (le 4 janvier 1421), jour de dimanche, à la onzième heure.

 

III. — Plusieurs femmes chrétiennes montrèrent dans le même temps une inébranlable constance en confessant leur foi publiquement et au milieu des supplices.

Nous citerons d'abord l'exemple de fermeté donné par une femme arménienne, victime de la jalousie et du fanatisme des infidèles. « Cette femme, rapporte Tchamitch, avait nom Thamar, épouse d'un Arménien du pays de Mogkh, nommé Thomas ; elle était surnommée le joyau à cause de sa beauté et de sa modestie. Un infidèle qui l'avait vue résolut de l'enlever après avoir tué son mari. Les deus époux reconnurent alors qu'ils ne pouvaient échapper que par la fuite aux mains des infidèles ; ils prirent donc leurs enfants et se, jetèrent dans la forteresse de l'île d'Aghthamar. Après un séjour de quatre ou cinq ans dans cette île, ils se rendirent un jour pour quelque affaire dans la ville d'Osdan. Or, tandis qu'ils s'y trouvaient, quelques parents de l'infidèle autrefois épris de cette femme la reconnurent et l'arrêtèrent. Puis, sous le prétexte qu'elle avait été jadis de leur religion, ils la conduisirent devant l'émir Eztin ou Azz-Eddin. Celui-ci ne voulait pas s'occuper de la juger ; mais sa femme, Phascha Khatoun, se mit à exciter Thamar à abjurer sa croyance ; n'ayant pu la convaincre ni par

 

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des promesses ni par des menaces, elle la fit jeter en prison, où la malheureuse souffrit de la faim pendant dix jours.

« Après beaucoup d'objurgations et de tortures, Thamar fut ,conduite au lieu du supplice, ne cessant de glorifier le Christ au 'milieu des sarcasmes dont on l'accablait. Enfin, tandis qu'elle parlait, on la frappa au visage à coups de pierres, et bientôt tous les assistants se mirent à la lapider : on la cacha telle qu'une pierre précieuse sous d'autres pierres, le 17 du mois Aheg de l'an 847 (1398 apr. J.-C.). On put enlever son corps du consentement de l'émir et l'ensevelir avec honneur. » Au rapport d'un annaliste contemporain, on admira comment Thamar avait pris le soin de draper ses vêtements, afin de ne laisser apercevoir aucune partie de son corps au cours de son supplice.

Peu d'années auparavant, le même genre de mort avait été appliqué à une femme du nom d'Élisabeth, du bourg de Karapasd, dans le pays d'Ardjesch. Elle avait été exposée à perdre sa foi, à cause des relations qu'elle eut à Pergri avec des Persans, épris de sa beauté. Lorsque plus tard elle vint dans la ville de Van, les infidèles l'entendirent prendre à témoin la sainte Mère de Dieu, dans une querelle qu'elle eut avec un chrétien. Quand ils surent qu'elle avait prononcé un tel nom, ils le lui reprochèrent, mais elle eut le courage de leur répondre devant la foule assemblée : « Je le dis ouvertement, et je n'en rougis pas ; je suis la servante de la sainte Mère de Dieu, et je crois en son fils unique, le Christ notre Dieu, le souverain Maître crucifié pour la rédemption du monde ! » Malgré les menaces; elle persista à professer la foi chrétienne, fut conduite en présence de la femme de l'émir et ensuite traînée, au milieu des imprécations, sur une place publique où elle fut lapidée. Ç'était dans les jours de carême, le jour de la fête de Quarante Martyrs, l'an 840 (1391 apr. J.-C.).

C'est aussi dans la ville de Van, en 1416 ou en 1418, que fut . martyrisée une chrétienne, appelée Himar. Son premier mari était mort lors de la prise de Van par Timour, avec une foule d'autres habitants. Veuve et sans appui, Himar entra dans cette ville au service d'un Kurde qui la nourrit avec les gens de sa maison. Après la mort de sa femme, cet infidèle contracta mariage avec Himar, qui lui donna plusieurs enfants. Cependant

 

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elle resta chrétienne et répondit aux parents du Kurde qui la sollicitaient d'abjurer,  qu'elle persévérerait dans sa religion comme son mari dans la sienne. Mais ils en vinrent aux mauvais traitements, et un jour ils la menèrent devant la porte d'une église et lui ordonnèrent de jeter trois pierres à l'intérieur. Elle le fit, quoiqu'elle n'eût point apostasié, et pour le moment ils la laissèrent en repos. Vingt ans s'étaient écoulés et Himar, tourmentée par les remords de sa conscience, résolut de réparer sa faiblesse. Elle se rendit dans la ville de Magon, qui avait pour gouverneur un chrétien : des habitants de cette ville lui représentèrent que, s'il y avait eu de sa part semblant d'apostasie, elle était tenue de donner confirmation de sa foi véritable. Elle revint donc à Van, y professa publiquement le christianisme, et se rendit souvent à l'église. Des musulmans qui la rencontrèrent un jour lui demandèrent pourquoi elle était entrée à l'église. « J'y suis allée, répondit-elle, pour faire retomber sur ma tète les trois pierres que j'ai lancées autrefois dans le temple du Seigneur ». Un des assistants, que ces paroles avaient irrité, la frappa violemment à la tête : « Venez tous avec moi, dit-elle aussitôt, sur une place publique et lapidez-moi ». Elle fut traînée en effet sur une place par ceux qui l'avaient entendue, et une grande foule qui survint se mit à l'accabler de pierres. Elle-même, « le coeur plein de joie, reçut sur elle ces pierres comme si c'étaient autant de roses », et elle rendit l'esprit en bénissant le Christ, l'an 865 des Arméniens (1416), le 15 février.

C'est ensuite dans les groupes de populations réduites à fuir  de montagne en montagne, de province en province, qu'il faut chercher l'héroïsme des femmes de l'Arménie chrétienne. Thomas de Medzoph rapporte, d'après plusieurs témoins, le fait suivant qui se passa en l'année 1388:

« Une femme du canton de Mousch, pleine de foi et animée de la crainte de Dieu, avait un fils âgé de 7 ou 8 ans, enfant digne d'amour, dont le corps était beau et le visage radieux comme celui d'un ange. Quand les troupes de l'Orient gravirent le mont Kouth, une foule de chrétiens, fuyant de toutes parts, se tinrent cachés dans une forêt de sapins. Les impies qui les y découvrirent se jetèrent sur eux et voulurent les faire prisonnniers.

 

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Or, la pauvre mère, femme chaste et craignant Dieu, vit, en revenant sur ses pas, que les ennemis s'approchaient et qu'ils étaient sur le point de saisir son enfant. Prenant sur-le-champ une épée, elle immola de sa propre main son fils bien-aimé, et elle l'offrit comme un agneau sans tache, pour l'Agneau, Jésus-Christ ; voulant ainsi satisfaire en retour le Père céleste qui a sacrifié Dieu son Fils, Agneau immaculé, immolé et percé de coups, élevé sur une croix de forme carrée en haut du saint Golgotha. Elle-même, la mère de l'enfant, s'avança quelque peu jusque sur un roc très élevé ; de là elle se précipita dans le fond de la vallée et rendit l'esprit en louant et en glorifiant le nom de Jésus-Christ. Elle a gagné de cette façon que tous deux ne seraient point séparés du Christ et ne deviendraient point le partage de Satan ; mais, au contraire, qu'ils deviendraient le partage de Dieu, qu'ils seraient à ses yeux un sacrifice bien plus agréable encore que ne le fut celui du Père de la foi, le grand Abraham. Il surpassait aussi le sacrifice de la mère de Schamouné qui fit offrande à Dieu de ses sept fils en les exhortant à mourir volontairement pour notre Dieu le Messie. C'est pourquoi Dieu permit à cette femme d'immoler le fruit de ses entrailles et de l'offrir au Seigneur, afin que le Dieu d'Abraham ne fût pas seulement glorifié par la maison de l'ancien Israël, et afin que l'ancien Israël ne s'enorgueillît point au-dessus du nouvel Israël, c'est-à-dire des fils spirituels du grand Abraham et de Grégoire l'Illuminateur, qui appartenait selon la chair aux descendants du Père de la foi.

« Que personne ne considère ce fait avec des doutes et des soupçons ; car, nous-mêmes, nous sommes allés avec des vartabieds et des disciples au monastère de Saint-Garabed, et nous nous sommes ensuite rendus à Mouseh. Nous y avons amené des témoins qui avaient vu on entendu l'histoire, entre autres le père anachorète David, frère spirituel du saint anachorète Barthélemy du cloître des Saints-Apôtres ou de Lazare ; nous nous sommes enquis auprès d'eux de la vérité, et nous vous avons laissé le souvenir de la bénédiction de Dieu. »

 

 

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