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TRAITÉ DE LA CONTEMPLATION DE DIEU. LE MÊME ABBÉ GUILLAUME.CHAPITRE II. L'âme désirant Dieu se plaint d'être accablée par le poids du corps.
CHAPITRE III. Si et comment l'amour est inégal dans les Bienheureux.
CHAPITRE IV. Dieu doit être aimé pour lui, tout le reste ne doit lêtre que pour Dieu.
CHAPITRE V. Au-dessus de Dieu, rien n'est à aimer, au-delà de lui, rien ne peut être désiré.
CHAPITRE VII. De quel amour Dieu nous aime.
CHAPITRE VIII. Par lamour, nous devenons un avec Dieu.
CHAPITRE IX. L'amour consiste dans l'observation des commandements.
CHAPITRE X. Profession de culte et d'amour envers Dieu.
PRÉLUDE.
1. Presque entièrement envahi par la putréfaction dans le lac de la misère et dans cette fosse remplie d'ordures, embourbé dans la boue profonde où il n'y a pas de base solide, du fond de mes douleurs, je crie vers vous, Seigneur; Seigneur, entendez ma voix. Car, pour me punir d'avoir négligé et d'avoir perdu la forme que vous aviez imprimée en moi (forme par laquelle, ô créateur plein de bonté, vous m'aviez rendu semblable à vous, me créant à votre image et à votre ressemblance), vous avez bouleversé mes traits et m'avez réduit à n'avoir plus que cet extérieur de misère qui me rend malheureux et m'entraîne par le poids de mon iniquité. Je suis profondément tombé dans la fange du péché. Vous avez étendu sur moi le bras qui exécute vos jugements justes et cachés; il me presse et m'empêche de me lever. Ni dans ce lac, ni dans cette boue, ni dans ce limon, je ne trouve pas, Seigneur, de base solide qui m'offre un point d'appui pour sortir ou pour être tiré. Le lac de cet abîme n'a pas de fond, il n'y a qu'une profondeur insondable de désespoir. La boue de l'ordure, c'est la corruption de la nature qui m'offre toujours de quoi m'enfoncer davantage, mais ne me donne pas le moyen de me relever; bien plus, qui me retient et m'enchaîne. Le limon si profond, l'amour de la chair tendant toujours en bas, ce gouffre béant que rien ne peut rassasier, par un juste effet de votre jugement, me tiennent fortement attaché et collé pour ainsi dire. 2. Mais, ô Seigneur, l'abîme appelle l'abîme; l'abîme de mon excessive misère implore l'abîme de votre infinie miséricorde. Cherchant un fond solide qui m'appuie, je ne trouve pas d'autre fondement que vous; vous qui"êtes vraiment la substance forte et inébranlable, vous qui ne subsistez que par vous-même, de qui toutes les créatures existantes tirent leur être. Mais que dis-je, je trouve? Si je vous avais déjà trouvé, je subsisterais avec solidité. Je cherche en quel lieu je trouverai celui qu'a aimé mon âme. Je parcours les rues de cette grande cité, les avenues du siècle présent. «Ils vivent pour eux, » (ainsi que le dit l'Apôtre) « ceux qui sont éloignés de la vie de Dieu. » (Eph. IV, 18.) Je fais le tour des places, des larges routes de l'univers, et tout ce qui est au-dedans. ou au-dehors de moi, à grands cris et par des raisons assurées, me rappelle dans mon intérieur, me rendant d'après vous, le témoignage que le royaume de Dieu est au fond de mon coeur, afin de me faire chercher, dans cette retraite intime, Celui que je ne trouve pas en sortant de moi. Me voici au-dedans. Répondez-moi, ô vous, toutes mes réalités intérieures, avez-vous vu celui qu'aime mon âme ? Et la mémoire me répond : il est chez moi. Où? dis-je. « Car tu es une mer immense, en toi se trouvent un nombre incalculable de reptiles, de grands animaux avec des petits. » (Ps. CIII, 25.) Ne le cherche pas, dit-elle, avec des animaux ou dans l'homme. Où donc? Dans l'amour. Là, est son séjour, là, l'endroit où il goûte son repos. Le sentiment de l'amour est naturellement en toi. Celui que tu cherches, s'il est dans ton amour, est en toi; s'il ne s'y trouve point, il n'est pas en toi. Mais tu ne poursuivrais point Celui qui fait l'objet de tes recherches, si tu ne l'aimais pas. Tu possèdes donc Celui après lequel tu cours, il est en toi: mais tu ne jouiras point de lui, si je ne suis pas tout entière avec toi. 3. Ne me partage donc pas et ne me dissipe pas sur les choses étrangères, recueille-moi tout-entière en toi pour lui, et tu auras une grande abondance de délices, tu goûteras sans cesse le souvenir de la grandeur de sa suavité, et tu tressailleras en sa justice. Bien plus, ô ma mémoire et vous toutes mes affections, entrons sans réserve, et en nous souvenant, et en comprenant, et en voyant, jouissons du souverain bien et de toutes ses richesses. Il est tout-à-fait en moi, je le trouve en mon amour, parce que je l'aime d'une conscience assurée, je l'aime et je désire de l'aimer encore davantage et encore plus parfaitement. Courons vers lui, attachons-nous à lui de toute notre force d'embrasser et d'étreindre. Etre aimable, redoutable, digne d'honneurs, suave, doux, si rempli de miséricorde, souffrez que je vous embrasse, vous qui avez daigné prendre ma nature, honorez-moi du baiser dé votre amour, vous qui avez bien voulu unir votre nature à la mienne. Nos bras s'étendent vers vous pour vous saisir, nos sentiments, et nos oeuvres s'élancent vers vous pour jouir de vous. Nous vous baisons quand nous vous offrons le sentiment pur d'une âme pure; vous nous embrassez quand vous daignez nous visiter et nous consoler. Votre baiser, c'est votre manifestation et l'infusion de votre grâce en nous. Que la main gauche de votre consolation, dans le temps présent, ne me fasse pas défaut, mais qu'elle soit sous ma tête pour que j'use. Que votre droite spirituelle, la consolation que vous faites goûter dans les biens éternels de l'âme, m'embrasse entièrement, pour que je jouisse. Et dans le baiser de votre charité, dans l'embrassement de votre douceur, « en paix, en ce bien la même, que mon âme dorme et se repose, parce que vous m'avez, ô Seigneur, singulièrement confirmé dans l'espérance. (Ps. IV, 9.) »
CHAPITRE I. L'âme aimant Dieu, demande à être purgée de ses vices et de toute attache terrestre, et à être élevée vers le ciel.
1. « Venez, allons à la montagne du Seigneur, montons à la maison du Dieu de Jacob et il nous apprendra ses voies. » (Is. II, 3.) Intentions, pensées, volontés, affections, tout ce qui est en moi, venez, gravissons la montagne, arrivons au lieu où le Seigneur voit ou bien est vu. Soins, sollicitudes, anxiétés, travaux, peines, assujettissements, attendez-moi en ce lieu, avec l'âne qui est le corps : jusqu'à ce que moi et l'enfant, qui est la raison avec l'intelligence, nous dirigeant vers cet endroit, nous revenions vers vous après avoir adoré. Car, nous reviendrons, hélas! et trop promptement: la charité de la vérité nous éloigne de vous, mais à cause de nos frères, la vérité de la charité ne nous permet pas de nous séparer de vous et de vous rejeter. Encore que ce soit votre besoin qui nous rappelle, il ne faut pas néanmoins négliger entièrement, à cause de vous, la jouissance de cette suavité. « Seigneur, Dieu des vertus, convertissez-nous et montrez-nous votre face, et nous serons sauvés. » (Ps. LXXIX, 8.) Mais, hélas! Seigneur, hélas! qu'il est irréfléchi, téméraire, déréglé, présomptueux, contraire à la règle de la parole de votre vérité et de votre sagesse, de vouloir voir Dieu avec un cur qui n'est pas pur ! O bonté souveraine, bien suprême, vie des coeurs, lumière de nos yeux intérieurs, ayez pitié de nous, à cause de votre bonté, Seigneur : ce qui me purifie, ce qui fait ma confiance, ce qui me justifie, c'est la contemplation de votre bonté, ô mon Dieu. O Seigneur, mon maître, vous qui dites à l'âme, d'une façon qui n'est connue que de vous : « je suis ton salut, » Rabboni, maître suprême, unique docteur qui apprenez ce que je désire voir, dites à votre aveugle, à votre mendiant : «que veux-tu que je te fasse ? » (Luc. XVIII, 41.) Et vous le savez, puisque déjà vous me le donnez : que sortant de toutes les retraites, que rejetant toutes les hauteurs, les beautés, les douceurs du siècle et tout ce qui peut exciter la concupiscence de la chair, des yeux, ou l'orgueil de l'esprit, ou a coutume de l'enflammer, mon cur vous dise . « mon regard vous a recherché, je chercherai votre face, Seigneur. Ne détournez pas votre visage de dessus moi, dans votre colère, ne vous éloignez pas de votre serviteur. (Ps. XXVI, 8.) » 2. Je suis sans pudeur, je suis méchant, ô mon antique secours, ô mon perpétuel refuge. Mais voyez que c'est votre amour qui me donne cette liberté. (Comme par votre grâce, Seigneur, je n'ai pas la face du cur tournée vers ce qui est de la chair et comme vous avez placé derrière moi tout ce qui s'y rapporte, ainsi que le monde et tout ce qui lui appartient, d'où vient, je vous en supplie, que vous cherchant de tout mon coeur, quand je me félicite d'avoir rencontré votre visage qui est l'unique désir de mes yeux, je m'en trouve subitement séparé? Pourquoi me le cachez-vous? Me prenez-vous pour votre ennemi? Voulez-vous me consumer pour les péchés de mon adolescence? Est-ce que je ne suis pas encore converti vers vous, ou que vous êtes encore détourné de moi ? Si je ne suis pas converti, Dieu des vertus, convertissez-moi; si vous êtes détourné. Ô Dieu des vertus, tournez vers nous votre face. Vous avez dit : « Israël si vous êtes converti, convertissez-vous. » (Jerem. XV, 19.) Et encore : «convertissez-vous vers moi et moi je me convertirai vers vous. » (Joel. II, 12.) Vous savez le don de votre grâce dans le coeur de votre pauvre : mon cur est prêt, ô Dieu, mon cur est prêt. Ordonnez ce que vous voulez, faites-moi comprendre ce que vous commandez ; donnez-moi de pouvoir, vous qui m'avez donné de vouloir, et il se fera en moi ou de moi, tout ce que vous voulez. Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés. 3. Car la voix de votre témoignage répond intérieurement dans mon âme, produisant comme un. tumulte dans mon esprit et ébranlant tout ce qui est au-dedans de moi : et mes yeux intérieurs sont affaiblis par l'éclat de votre vérité qui luit en mon coeur, parce que l'homme ne pourra plus vivre s'il vous voit. Pour moi, entièrement plongé dans les péchés jusqu'à présent, je n'ai point encore pu mourir à moi afin de vivre pour vous; néanmoins, d'après votre commandement, je me tiens sur la pierre de ma foi, de la foi chrétienne, dans ce lieu qui est vraiment près de vous ; en m'y tenant, je supporte avec patience, je baise et j'embrasse votre main droite qui me couvre et me protège, et parfois, contemplant et désirant léclat postérieur de celui qui me voit, je lève les regards en parcourant la marche de l'économie de l'incarnation du Christ votre Fils, quand je m'efforce de m'approcher de lui, ou comme l'Hémorroïsse (Matth. IX, 20.) par un contact salutaire, je tâche comme de dérober la santé de mon âme infirme et misérable en touchant la frange de son vêtement; ou bien, comme Thomas (S. Joan. XX, 27.), cet homme des désirs, je désire le voir tout entier et le toucher; et non seulement cela, mais d'approcher de la très-sainte blessure de son côté, ouverture qui a été pratiquée au flanc- de l'arche, pour y introduire non-seulement le doigt, mais toute la main, pour entrer dans le cur même de Jésus, dans le saint des saints, dans l'arche du Testament, dans l'urne d'or, âme de nature humaine contenant la manne de la divinité; hélas ! on me dit : « Ne me touche pas. » Et cette parole de l'Apocalypse « Dehors les chiens. » (Apoc. XXII, 15.) Et ainsi chassé et repoussé avec les justes remords de ma conscience, je suis contraint de porter le châtiment dû à ma méchanceté et à ma présomption, me retirant de nouveau dans mon rocher, qui est un refuge pour les hérissons couverts des épines de leurs péchés (Ps. CIII, 16.), j'embrasse derechef et je rebaise votre droite qui me couvre et me protège ; et par le feu que j'ai senti et vu, mon désir enflammé attend avec peine que vous enleviez la main qui me couvre, et que vous répandiez en mon âme la grâce qui illumine, et qu'enfin, selon la réponse de votre vérité, mort à moi; vivant pour vous, je commence à contempler sans voile votre visage, et à ressentir sous vos yeux les atteintes et les impressions de l'éclat qui en jaillit. 4. O face, qu'heureux est le visage de celui qui mérite d'être impressionné pour vous en vous voyant; fortuné, celui qui édifie dans son coeur un tabernacle au Dieu de Jacob, et fait tout selon l'exemplaire qui lui est montré sur la cime de la montagne, c'est alors que l'on chante avec raison : « Mon coeur vous a dit, mon visage vous a recherché, je chercherai votre visage, Seigneur. » (Ps. XXVI, 8.) C'est pourquoi, comme je l'ai dit, par le don de votre grâce, contemplant tous les recoins de ma conscience, et parcourant toutes ses limites, je désire uniquement et singulièrement vous voir, afin que j'aime quand j'aurai vu ; vous aimer, c'est véritablement vivre. Dans la langueur que me fait éprouver mon désir, je me dis : qui aime ce qu'il ne voit pas? Comment peut être aimable ce qui en quelque manière n'est point visible t Mais pour celui qui soupire après vous, vos amabilités se présentent à lui, et du ciel et de la terre, et de toutes les créatures que vous avez faites, elles se détachent et s'élancent d'elles-mêmes vers moi, ô Seigneur adorable et digne d'être aimé en toutes choses. Plus elles vous prêchent avec éclat et vérité, plus elles font voir combien vous êtes aimable, plus elles enflamment l'ardeur que j'éprouve de vous voir : mais, hélas ! elles ne me conduisent pas à la jouissance parfaite de votre beauté et à l'allégresse qui l'accompagne, tout en me faisant éprouver le tourment (qui n'est pas sans quelque suavité). du désir et de la privation. Car, de même que nos offrandes ne vous plaisent pas si je ne suis pas avec elles, de même la contemplation des biens qui sont en vous, nous refait agréablement, mais ne nous rassasie point parfaitement sans vous.
CHAPITRE II. L'âme désirant Dieu se plaint d'être accablée par le poids du corps.
5. Voilà l'exercice spirituel de mon âme, c'est par là qu'assidûment j'ai 1'il sur mon âme pour la purifier; et par vos biens et vos amabilités, comme par des pieds et des mains, et de toutes mes forces, je m'efforce de m'élever vers vous; vers vous, amour souverain, bien suprême: mais plus je tends vers vous, plus durement je retombe sur la terre, en moi-même et sous moi-même. Et ainsi me regardant, me discernant et me jugeant, je me suis devenu une énigme pleine de fatigue et d'ennui : cependant, Seigneur, je suis certain par votre grâce que j'ai dans tout mon coeur et dans toute mon âme le désir de vous désirer et l'amour de vous aimer. J'en suis venu jusqu'à ce point, grâce à votre secours, de désirer de vous désirer, d'aimer à vous aimer : mais en aimant à vous aimer, je ne sais ce que j'aime. Qu'est-ce en effet que désirer le désir, qu'aimer à aimer? Si nous aimons, c'est par l'amour que nous aimons; c'est par le désir que nous désirons tout ce que nous désirons. Mais peut-être lorsque j'aime l'amour, je n'aime pas cet amour par lequel j'aime ce que je veux aimer et j'aime tout ce que j'aime : mais je me chéris, moi qui aime, lorsque mon âme est louée et aimée de moi dans le Seigneur, cette âme que sans nul doute je détesterais et je prendrais en haine, si je la rencontrais ailleurs que dans le Seigneur et dans son amour. Mais que dirons-nous du désir? Si je dis, je désire de désirer, par là je me trouve déjà désirer. Mais désiré-je de vous désirer comme si je ne vous désirais pas, ou bien désiré-je un désir plus ardent que celui que j'éprouve? 6. Comme donc en cette manière défaillent, s'obscurcissent et s'aveuglent presque mes yeux intérieurs, je vous demande qu'ils soient promptement ouverts, non comme le furent les yeux charnels d'Adam (Gen. III. 7.), pour voir sa confusion, mais pourvoir, Seigneur, votre gloire, afin qu'oubliant ma petitesse et ma pauvreté, je me lève tout entier et me précipite dans les embrassements de votre amour, voyant celui que j'aurai aimé et aimant celui que j'aurai vu : mourant en moi, commençant à vivre en vous, me trouvant bien en vous, car je me trouve bien mal en moi. Mais, hâtez-vous, Seigneur, ne tardez pas. Car la grâce de votre sagesse a ses abrégés : à ce point élevé, ou la raison ni le raisonnement ne conduit par aucun argument, par aucune discussion, par aucun degré, c'est-à-dire, au torrent de votre volupté, à la pleine joie que cause votre amour, celui qui a reçu ce don se trouve souvent de suite transporté, après avoir cherché fidèlement et frappé avec constance. Mais, ô Seigneur, si parfois, combien cela est-il rare! si parfois, je me trouve ressentir quelque portion de cette joie, je crie : «Seigneur, il fait bon être ici, faisons-y trois tentes » (Matth. XVII, 4.) ; une pour la foi, une pour l'espérance, l'autre pour la charité. Est-ce que je ne sais pas ce que j'avance, lorsque je dis : « il fait bon être ici. » Mais soudain, je tombe à terre comme mort, et regardant je ne vois rien, et je me trouve au lieu où j'étais d'abord, c'est-à-dire, dans la douleur du coeur et dans l'affliction de l'esprit. Jusques à quand, Seigneur, jusques à quand ? «Combien de temps roulerai-je des pensées dans mon âme et la douleur dans mon coeur tout le reste du jour? » (Ps. XII, 2.) Combien de temps l'esprit sera-t-il sans résider dans les hommes parce qu'ils sont chair ? (Gen. VI 3.) Mais il vient, il va et il souffle où il veut ! (S. Joan, III, 8.) Quand le Seigneur met un terme à notre captivité, nous sommes comme consolés. Alors notre bouche est remplie de joie et notre langue tressaille d'allégresse. (Ps. CXXV, 2.) En attendant ce bonheur, oh ! que mon exil se prolonge! j'ai habité avec ceux qui résident à Cédar, mon âme a été longtemps sur la terre étrangère. (Ps. CXIX, 5.) Mais au-dedans, dans l'intérieur de mon coeur, la vérité de votre consolation et la consolation de votre vérité me donnent une heureuse réponse.
CHAPITRE III. Si et comment l'amour est inégal dans les Bienheureux.
7. Il est un amour de désir et il est un amour de jouissance. L'amour de désir mérite parfois la vision, la vision, la jouissance, et la jouissance, la perfection de l'amour. Je suis reconnaissant à votre grâce, ô vous qui daignez parler au coeur de votre serviteur, et qui répondez en quelque sorte à ses questions inquiètes. Je reçois et j'embrasse cette arrhe de votre Esprit, et j'attends joyeux en possédant ce gage, l'accomplissement de votre promesse. Je désire donc vous aimer et j'aime à vous désirer, et de cette sorte je cours pour saisir de la même manière dont j'ai été saisi, c'est-à-dire, pour vous aimer parfaitement une fois,, parce que vous nous avez aimés le premier, Seigneur aimable et digne de tout amour. Mais existe-t-elle en quelque temps ou en quelque lieu, Seigneur, cette perfection de votre amour, cette consommation de la béatitude en votre charité, qui remplit, qui satisfait l'âme altérée soupirant après le Dieu qui est la fontaine vivante, au point qu'elle dise : c'est assez, il suffit. Quelque soit et où que soit le personnage qui a ce bonheur, je suis étonné s'il ne défaille pas et s'il s'écrie : il suffit. Mais où se trouve la défaillance venue de ce suffisant qui peut être une perfection? Nulle part donc, jamais il n'est de perfection en l'âme. Mais, ceux qui commettent l'injustice, Seigneur, posséderont-ils votre royaume ? Or, il est injuste, celui qui non-seulement ne désire pas, mais encore qui ne sent et ne comprend pas qu'il est tenu de vous aimer autant qu'il est possible que vous aime une créature raisonnable. Il est certain que ces heureux séraphins à qui le voisinage de votre présence et la clarté de votre vision fait donner le nom d'ardents qu'ils méritent si bien, vous aiment plus que celui qui est moindre dans le royaume des cieux. Que dans ce royaume des cieux, il est un esprit qui soit, je ne dis pas très-petit, mais presque nul, il désire vous aimer autant que vous pouvez ou que vous devez être chéri, et c'est là peut-être ce qu'indique cette parole, « sur lequel les anges désirent jeter leurs regards. » (I S. Petr, 1, 12.) Ce bienheureux esprit inférieur, quelqu'il soit, désire donc vous aimer autant que vous aime celui qui aime plus que lui, non par une jalousie rivale, mais par un pieux désir d'imitation. Que s'il progresse dans l'amour, 1'il de celui qui l'illumine pénètre avec d'autant plus de douceur dans son intérieur, qu'il sent et comprend avec plus de suavité, s'il n'est ni injuste ni ingrat, que vous pouvez être aimé et qu'il doit vous chérir davantage, autant que vous aiment les chérubins et les séraphins. Mais qui désire ce qu'il ne peut atteindre, est malheureux. Or, la misère est entièrement bannie du royaume de la béatitude. Quiconque donc y désire quelque chose arrive au terme de ses voeux. 8. Que dirons-nous à ceci? que dirons-nous? Parlez, Seigneur, je vous en supplie, parce que votre serviteur écoute. Est-ce que, grands et petits, tous ceux qui se trouvent dans le royaume de Dieu, chacun dans son ordre, aime et désire aimer, et l'unité de l'amour ne permet pas qu'il y ait variété; taudis que celui qui a reçu ce don, chérit avec plus d'ardeur, celui qui est moins avancé dans la dilection voit partout le bien sans envie, il attache son affection à ce qu'il désire avoir, et, quelque grand qu'il soit, il possède assurément l'amour qu'il a et qu'il chérit en celui qui aime? Car c'est l'amour qui est aimé, c'est lui qui, dans la grande diffusion de sa bonté et par sa nature, remplit d'une pareille grâce, mais dans une mesure inégale, ceux qui aiment et qui aiment ensemble, ceux qui jouissent et conjouissent; et plus il se répand dans le coeur de ceux qui l'aiment, plus il les rend capables de le contenir, produisant le rassasiement, mais sans dégoût, procurant la satiété qui ne diminue jamais le désir et l'augmente toujours, en écartant toute tristesse d'inquiétude. C'est l'amour qui est aimé, ainsi que nous l'avons dit, l'amour, par les flots des délices qu'il fait couler dans l'âme de celui qu'il remplit, repousse loin de lui la misère du dégoût amené par la satiété, ou de l'inquiétude éprouvée dans le désir, ou de la jalousie ressentie dans l'envie : illuminant les coeurs, ainsi que parle l'Apôtre, « de clarté en clarté, » pour que dans la lumière ils voient la lumière, et que dans l'amour ils conçoivent l'amour. Car c'est là la fontaine de vie qui coule toujours et ne déborde jamais. Voilà la gloire, voilà les richesses de la maison de celui qui a le bonheur de vous aimer, parce que celui qui désire et qui aime, a à sa disposition ce qu'il désire et ce qu'il aime. Aussi celui qui désire aime toujours à désirer : celui qui aime désire toujours d'aimer, et ainsi vous lui faites toujours arriver en abondance ce qu'il aime et ce qu'il désire, afin, ô Seigneur, que l'inquiétude ne l'afflige pas lorsqu'il désire, et que le dégoût ne le fatigue pas lorsqu'il reçoit en abondance. Et n'est-ce pas là, Seigneur, cette vie éternelle dont chante le Psaume : « Et voyez si le chemin de l'iniquité se trouve en moi, et conduisez-moi dans une route éternelle ? » (Ps. CXXXVIII, 24.) C'est là le sentiment de la tendresse, c'est là la perfection : marcher toujours de la sorte, c'est arriver. De là, votre Apôtre s'écrie, après avoir peu auparavant dit : « Non que déjà j'aie saisi, ou que je sois parfait, mais je marche et tâche de prendre de la même manière dont j'ai été pris dans le Christ Jésus : seulement, oubliant ce qui est en arrière, m'étendant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, vers le terme de la vocation de Dieu dans le Christ Jésus. Quiconque parmi nous est parfait, qu'il éprouve ces sentiments. » (Ph. III. 13.)
CHAPITRE IV. Dieu doit être aimé pour lui, tout le reste ne doit lêtre que pour Dieu.
9. Et l'amour dont vous chérissez ceux qui vous aiment, par la douceur de la bonté que vous éprouvez pour votre créature, ô créateur plein de tendresse, consiste en ce que vous leur inspirez ce désir de vous aimer, et l'amour qui les fait aimer, avec l'heureux effet de vous désirer et de vous aimer. Vous n'êtes pas attiré par rapport à nous ou par nous, lorsque vous nous aimez; vous êtes Celui qui reste toujours la même réalité, qui a pour être d'être le bien: le bien pour vous en vous, et le bien pour toute créature en vous. Pour nous, lorsque nous vous chérissons, nous sommes affectés par vous pour vous et en vous, nous pouvons exister d'une manière bien malheureuse et ne pas vous aimer; c'est là ce qui s'appelle exister et mal exister. Pour vous qui restez toujours le même, rien ne vous survient , si en vous aimant, nous nous approchons de vous; vous ne perdez rien si nous nous éloignons de vous. Lorsque vous nous aimez, vous ne nous aimez que pour vous, puisque la règle très-exacte de la justice ne nous permet à nous aussi, de ne rien chérir en dehors de vous. Et certainement, il est possible à l'affection de celui qui aime Dieu, d'en venir avec le secours d'une grande grâce, au point de n'aimer ni lui ni vous pour lui, mais lui et vous à cause de vous seul; et ainsi il est réformé à votre image, à la ressemblance de laquelle vous l'avez créé, ô vous, qui par la vérité de votre nature suréminente et la nature de votre vérité, ne pouvez vous aimer que pour vous, et ne pouvez chérir l'ange et l'homme qu'à cause de vous. 10. Et, ô heureuse et très-heureuse l'âme qui mérite d'être touchée de Dieu pour Dieu, de sorte que, par l'unité de l'Esprit en Dieu, elle aime Dieu seul, sans mélange de quelque intérêt particulier, qui ne s'aime elle-même qu'en Dieu, et que fieu aime en elle ou qui approuve ce que Dieu doit aimer ou approuver, c'est-à-dire, le Seigneur lui-même; bien plus, ce qui doit seul faire l'objet de l'amour et de Dieu le créateur et de la créature, oeuvre -de ses mains. Car le nom ou le sentiment de l'amour ne convient ou n'est dû à nul autre qu'à vous, ô véritable amour, ô Seigneur digne de toute affection. Et voici la volonté de votre Fils en nous, voici la prière que pour nous il adressa à vous, Dieu son Père: «Je veux que comme vous et moi sommes un, de même ils soient un en nous. » (S. Joan. XVII, 21.) Voilà la fin, voilà la consommation, voilà la perfection, la paix, c'est-à-dire, la joie du Seigneur, la joie dans le Saint-Esprit, le silence dans le ciel. Car, tant que nous cheminons dans cette vie, le coeur jouit parfois du silence de cette très-heureuse paix qui se fait dans le ciel, c'est-à-dire, dans l'âme du juste qui est le siège de la sagesse : toutefois, ce n'est là qu'une durée d'une demi-heure ou à peu près; mais l'intention fait des autres pensées de l'esprit, comme un jour perpétuel de fête qui vous est consacré. En cette vie bienheureuse et éternelle dont il est écrit : « Entrez dans la joie du Seigneur, » (Matth. XXV, 21.) sera seulement la jouissance parfaite et sans fin, et d'autant plus heureuse, que tous les obstacles qui semblent la retarder ou l'empêcher, étant pour jamais écartés, cet amour jouira alors d'une éternité inaltérable, d'une perfection que rien ne troublera et d'un bonheur que rien ne changera.
CHAPITRE V. Au-dessus de Dieu, rien n'est à aimer, au-delà de lui, rien ne peut être désiré.
11. O amour, venez en nous, possédez-nous. Qu'à votre présence disparaisse en nous toute la corruption que la concupiscence de la chair et des yeux, avec l'orgueil de la vie, fait germer en ce sentiment, comme des rejetons bâtards; en ce sentiment, dis-je, que l'on appelle en nous amour, et qui trop souvent est corrompu par les maladies de l'âme créée par vous et pour vous, faite et formée pour vous seul, notre puissance d'aimer, luttant contre la loi naturelle et s'élevant contre elle, est contrainte de subir les noms de gueule, de luxure, d'avarice et autres semblables; elle qui sans corruption et restant dans sa nature, existe seulement pour vous, Seigneur, à qui seul est dû l'amour. Car, comme l'a dit l'un de vos serviteurs, l'amour raisonnable de l'âme, est un mouvement ou un repos tranquille ou bien une fin, au-delà de laquelle l'appétit de la volonté ne désire rien ou ne trouve rien à désirer. Hors de vous, ou au-dessus de vous, celui qui cherche quelque chose comme meilleure que vous, n'a rien à poursuivre, parce que rien n'est meilleur, rien n'est plus doux que vous : aussi, en s'éloignant de vous, qui seul avez droit à l'amour, il se réduit â n'être qu'un néant, il se livre à la fornication et à la luxure dans ses affections du dehors, qui portent, ainsi que nous l'avons dit, des noms étrangers. Car l'amour, comme il a été exposé, et comme il faut souvent le dire, est pour vous seul, Seigneur, en qui seul est tout ce qui existe vraiment, en qui se rencontre le repos tranquille et assuré, parce que craindre Dieu de la crainte chaste de l'amour et observer ses commandements, c'est tout l'homme.
CHAPITRE VI. Dieu nous a aimés le premier et nous a excités par son Fils à lui rendre amour pour amour.
12. Que de mon âme donc s'éloigne toute injustice, pour que je vous aime, vous Seigneur mon Dieu, de tout mon coeur, de toute mon âme et de toutes mes forces ; que toute jalousie se retire de moi, afin qu'avec vous je n'aime rien que je ne chérisse pour vous, ô unique et véritable amour, ô Seigneur légitime. Car lorsque je chéris quelque chose à cause de vous, ce n'est pas cette chose que j'aime, mais bien vous, pour qui je chéris ce que j'aime. Car vous êtes vraiment le seul Seigneur pour qui, dominer sur nous, c'est nous sauver; et pour nous, vous servir n'est autre chose qu'être sauvé par vous. Car, quel est notre salut, ô Dieu, de qui vient tout salut et de qui descend sur le peuple votre bénédiction, si ce ne sont pas les dons que nous avons reçus de vous, afin que nous aimions ou soyons aimés de vous ? C'est pourquoi, vous avez voulu qu'on appelât Jésus, c'est-à-dire, Sauveur, le Fils de votre droite, l'homme que vous vous êtes confirmé : « Car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés; » (Matth. I, 21.) et i1 n'en est pas d'autre en qui se trouve le salut. (Act, IV, 12) ; c'est ce divin Sauveur qui nous a appris à l'aimer, car le premier il nous a aimés jusqu'à mourir sur la croix, et nous aimant et nous chérissant, il nous a lavés de nos fautes, nous relevant de notre chute, afin que nous aimions celui qui le premier nous a aimes jusqu'à la fin. Telle est la justice des enfants des hommes : aime-moi parce que je t'aime. On trouve rarement une personne qui puisse dire : je t'aime pour que tu m'aimes. C'est ce que vous avez fait, Seigneur; parce que, comme le crie et le prêche le serviteur de votre amour : vous nous avez aimés le premier. (I S. Joan. IV, 19.) Et il en est ainsi, entièrement ainsi. Vous nous avez aimés le premier, afin que nous vous aimassions ; non que vous eussiez besoin de notre amour, mais parce que nous ne pouvions être ce pourquoi vous nous avez faits, si nous ne vous aimions pas. Aussi, « en plusieurs sortes et manières, jadis Dieu a parlé à nos pères par les Prophètes, et récemment, ces jours passés, il nous a parlé par le Fils; » (Heb. I, 1.) dans votre Verbe par lequel les cieux ont été affermis, et qui par le souffle de sa bouche, a produit toute leur beauté. Votre action de parler dans votre Fils, ne fut point autre chose que placer votre tabernacle dans le soleil, c'est-à-dire, que de le mettre en évidence. 13. Combien et de quelle manière nous avez-vous aimés, vous qui n'avez pas épargné votre propre Fils (Rom. VIII, 32.), mais l'avez livré pour nous tous, et lui aussi il nous a chéris, et il s'est livré pour nous. (Gal. II, 20.) C'est là la parole que vous nous avez envoyée, Seigneur, c'est là votre discours plein de puissance, qui pendant que toutes choses étaient au milieu d'un profond silence, c'est-à-dire, au plus profond de l'horreur, est descendu des régions royales (Sap. XVIII, 14.), pour combattre les ténèbres avec force et pour prêcher doucement l'amour. Et tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a dit sur la terre, jusqu'aux opprobres, jusqu'aux crachats et aux soufflets, jusqu'à la croix et au sépulcre, ne fut autre chose que le discours que vous nous adressiez en votre Fils, nous appelant, nous excitant par votre amour à vous aimer nous-mêmes. Car vous saviez, ô Dieu créateur des âmes, qu'un sentiment semblable ne pouvait pas être produit par la force dans le coeur des enfants des hommes, mais qu'il fallait l'y faire naître : là où est la force n'est plus la liberté, où n'est pas la liberté ne se trouve pas la justice. Pour vous, Seigneur juste, vous vouliez nous sauver, vous qui ne sauvez et ne condamnez personne sans une souveraine justice, vous formiez en nous le jugement et la cause qui en est l'objet, assis sur votre trône et lugeant la justice (Ps. IX, 5.), mais celle que vous avez produite, afin que toute bouche soit fermée et que le monde entier soit soumis à Dieu (Rom. III, 19.), alors que vous aurez pitié de qui vous aurez pitié, et ferez miséricorde à celui dont vous aurez pris compassion. (Ibid. IX, 15.) Vous avez donc voulu que nous vous aimassions, nous qui ne pouvions être sauvés sans vous aimer, ni vous aimer sans que vous nous en fissiez la grâce. Donc, ô Seigneur, comme le disciple qui vous aima si vivement l'enseigne, et comme nous l'avons déjà prononcé, vous nous avez aimés le premier, c'est vous qui d'abord chérissez tous ceux qui vous aiment. (I. S. Joan, IV, 19.)
CHAPITRE VII. De quel amour Dieu nous aime.
14. Mais nous, Seigneur, nous vous aimons du sentiment d'amour que vous nous avez mis au coeur : vous le créateur de tous les bons sentiments et de toutes les âmes qui les doivent éprouver, est-ce par l'effet d'un sentiment accidentel et passager, due vous chérissez ceux que vous aimez, et subissez-vous en quelque manière quelque affection, vous qui créez toutes choses et toutes les créatures raisonnables ? Non certes, cette pensée est absurde, elle est contre la foi, elle est indigne du Créateur. Comment donc nous aimez-vous, si ce n'est point par un sentiment d'amour ? Mais votre amour est votre bonté, ô être bon au-dessus de tous les autres, ô souverain bien; c'est le Saint-Esprit procédant du Père et du Fils, esprit divin qui dès le principe de la création est porté sur les eaux (Gen. I, 2.), c'est-à-dire, sur les âmes flottantes des enfants des hommes, s'offrant à tous, attirant tout à lui par son inspiration, et par son aspiration écartant ce qui est nuisible, procurant ce qui est utile, nous donnant Dieu et nous unissant à lui. Et aussi votre Saint-Esprit, qu'on appelle l'amour du Père et du Fils, unité et volonté produisant en nous la charité de Dieu et s'unissant à lui par ce lien sacré, nous attache au Seigneur par la bonne volonté qu'il inspire en nous: la vivacité de cette bonne volonté s'appelle amour en nks, c'est par ce sentiment que nous aimons ce que nous devons aimer, c'est-à-dire, vous aimer. Car l'amour n'est rien autre chose qu'une volonté très-active et bien réglée. Vous vous aimez donc, ô Seigneur tout aimable, lorsqu'en vous du Père et du Fils procède le Saint-Esprit, l'amour du Père pour le Fils, l'amour du Fils pour le Père, et cet amour est si grand qu'il est unité, l'unité est si grande qu'elle est homousion c'est-à-dire la même substance du Père et du Fils. Vous vous aimez vous-même en nous, en envoyant dans nos coeurs l'Esprit de votre Fils, criant par la douceur de l'amour et par la force de la bonne volonté que vous nous avez inspirée : « Dieu notre Père » (Rom. VIII, 15), faisant que nous vous aimons, ou bien plutôt, vous aimant vous-même en nous, de sorte qu'espérant d'abord, parce que nous avions connu votre nom, ô Seigneur, et nous glorifiant en vous, nous qui chérissions le nom du Seigneur en vous; ô Seigneur, maintenant et désormais, par votre grâce qui nous inspire, par l'Esprit de votre adoption, nous avons la confiance que tout ce qui est à notre . Père est aussi à nous, et par la grâce de cette même adoption, nous vous invoquons en vous donnant le même titre qu'à celui qui est votre Fils unique par nature. 15. Mais parce que tout cela vient de vous, de vous pour qui aimer n'est pas autre chose que faire du bien, de qui vient, ô souverain Père des lumières! toute chose très bonne et tout don parfait; vous vous aimez en nous et nous en vous, lorsque nous vous aimons par vous et nous nous unissons à vous autant que nous méritons de vous aimer ; et comme il a été dit, nous avons part à cette prière du Christ, votre Fils : « je veux, comme vous et moi, nous sommes un, qu'ainsi, ils soient un en nous. » (Joan. XVIII. 21.) Car nous sommes de votre race, ô Seigneur ! la race de Dieu, comme le dit votre Apôtre (Act. XVII. 29.), transportant l'expression d'un païen, d'un mauvais vase dans un bon, pour que le bon vase ne sente que cette belle parole. « Nous sommes, » dis-je, « la race de Dieu, » et dieux, et tous fils du Très-Haut, revendiquant, en vertu de cette parenté spirituelle, une grande affinité avec vous, puisque votre Fils ne dédaigne pas de prendre, par l'esprit d'adoption, un même nom avec nous ; et avec lui, et par lui, formés par un précepte salutaire et par les leçons même d'un Dieu, nous osons dire : « Notre Père, qui êtes aux cieux. » (Matth. VI. 9.) Vous nous chérissez donc, en tant que vous faites que nous vous aimons, et nous vous aimons en tant que nous recevons, envoyé par vous, votre Esprit (votre amour) qui occupe et possède toutes les retraites jusqu'où s'étendent nos sentiments, qui les convertit parfaitement, et leur donne la pureté de votre vérité et la vérité de votre pureté, jusqu'à ce qu'ils acquiescent pleinement à votre amour; de là résulte une conjonction si grande, une ahésion si forte, le vif sentiment d'une douceur si délicieuse, que votre Fils Notre-Seigneur lui-même se sert pour désigner ces effets, du mot d'unité : «qu'ils soient eux aussi un en nous; » (Joan. XVII. 21.) une dignité et une gloire si extraordinaires, qu'il poursuit et ajoute : « comme vous et moi nous sommes un. (Ib. 22.) O joie! ô gloire! O richesses ! ô orgueil! car la sagesse, a, elle aussi, son espèce d'orgueil, qui s'écrie : « avec moi sont les richesses et la gloire, les biens magnifiques et la justice. (Prov. VIII. 18.)
CHAPITRE VIII. Par lamour, nous devenons un avec Dieu.
16. Qu'y a-t-il de plus absurde que d'être uni avec Dieu par l'amour et de ne l'être point par la béatitude 2 Car vraiment et uniquement heureux, et particulièrement et parfaitement heureux, ceux qui vous aiment en perfection et vérité. « On a proclamé bienheureux le peuple à qui sont ces biens; mais on ment, parce que celui-là seul est bienheureux, qui a pour partage, le Seigneur son Dieu. (Psalm. CXLIII, 15.) Car qu'est-ce qu'être bienheureux si ce n'est dune vouloir que le bien, et d'avoir tout ce qu'il veut? Vous vouloir donc, et vous grandement vouloir, c'est là aimer, et singulièrement aimer, vous qui ne souffrez pas d'être aimé avec quelque autre chose que ce soit, charnelle ou spirituelle, terrestre ou céleste, qui ne serait pas aimée à cause de vous; c'est bien là n'aimer que le bien, c'est bien là posséder tout ce que l'on veut : car l'âme vous possède, en tant qu'elle vous aime. Unis donc au Seigneur par l'amour et par la béatitude, nous comprenons que « le salut vient véritablement du Seigneur et que votre bénédiction est sur votre peuple. » (Psalm. III. 9.) Aussi, nos prières, nos voeux, nos sacrifices et toutes nos actions, nous vous les offrons constamment, ô Père, par Notre-Seigneur Jésus-Christ votre Fils, croyant et comprenant que de vous, et par vous et vers vous, par son entremise tout ce que nous avons de bien nous vient de celui de qui nous tenons l'être. 17. Tous ces biens, par la communication de votre Saint-Esprit qui habite en nous, nous croyons et nous pensons, autant qu'il est permis de le comprendre, que c'est ce même esprit, conformant et s'unissant notre propre esprit, qui les met en nous, quand il veut, comme il veut, et dans les mesures qu'il veut; nous sommes son ouvrage, créés dans les bonnes uvres, lui qui est notre sanctification, notre justification, notre amour. Car il est notre amour, cet amour par lequel nous arrivons à vous, et nous vous embrassons. Autrement, ô Majesté incompréhensible, vous paraissez compréhensible pour l'âme qui vous chérit. Bien que nul esprit ou nulle âme ne vous comprenne, cependant lamour de l'homme qui vous chérit vous saisit tout entier, quelque grand que vous soyez, si pourtant il se trouve de l'étendue là où il n'y a rien de particulier, s'il y a quantité là où il n'y a point de surface, s'il y a possibilité de comprendre là où ne se trouvent point ces éléments et ces données. Mais lorsque nous vous aimons, notre esprit, est touché de votre Saint-Esprit, Esprit adorable, par lequel nous portons, habitant en nos curs, la charité de Dieu qui y a été répandue. Et lorsque notre amour, l'amour du Père pour le Fils, l'amour du Fils pour le Père, le Saint-Esprit résidant en nous, est par rapport à vous, ce qu'il est réellement, c'est-à-dire l'amour faisant cesser et sanctifiant toute captivité de Sion, c'est-à-dire toutes les affections de notre âme, nous nous aimons ou bien vous vous aimez en nous: nous, par l'affection, vous, par les effets ; vous nous rendez un avec vous, par votre unité, c'est-à-dire par votre Saint-Esprit lui-même, que vous nous avez donné afin que, comme pour le Père, connaître le Fils n'est point autre-chose que d'être ce qu'est le Fils, que, pour le Fils connaître le Père n'est autre chose que d'être ce qu'est le Père ; d'où vient qu'il dit dans l'Evangile : « Personne n'a connu le Père, si ce n'est Fils, et personne n'a connu le Fils, si ce n'est le Père, » (Matth. XII, 27. et Luc. X. 22.) et que pour le Saint-Esprit, connaître ou comprendre Père et le Fils n'est pas autre chose que d'être aussi ce qu'est le Père et ce qu'est le Fils. Ainsi pour nous, qui créés à votre image, après l'avoir perdue en Adam, la rétablissons en nous, de jour en jour, par la grâce de Jésus-Christ, pour nous, qui chérissons Dieu, qu'aimer le Seigneur, le craindre et observer ses commandements, ne soit pas autre chose que d'être un seul et même esprit avec lui. Car, craindre le Seigneur et garder ses préceptes, c'est tout l'homme. » (Eccle. XII. 13.) Dieu adorable, redoutable et digne de toute bénédiction, donnez-nous cet Esprit. « Envoyez votre souffle, et tout sera créé, et vous renouvellerez la face de la terre. » (Psalm. CIII. 30.) Ce n'est pas dans le déluge des grandes eaux, c'est-à-dire, dans les troubles et dans la confusion des sentiments, si nombreux et si divers, que les hommes s'approcheront de Dieu. Depuis trop de temps, Seigneur, dure ce cataclysme, châtiment des enfants d'Adam. Faites souffler le vent sur la terre ; que la mer se retire, que les flots amers du châtiment antique s'éloignent, que le sol se montre à sec et soupirant après les eaux des fontaines; que la colombe, que le Saint-Esprit se montre; que l'oiseau sinistre qui s'attache à ces cadavres soit chassé ; que la colombe, dis-je, vienne avec son rameau d'olivier, c'est-à-dire avec le rameau. de lumière et de contentement annonçant la paix; (Gen., VIII. 11.) que votre sainteté et que le mystère de votre grâce nous sanctifie; que votre unité nous unisse, afin que, par une sorte d'affinité naturelle, nous soyons unis à Dieu et par le nom de la charité et par la vertu qu'il exprime. 18. Mais il importe, Seigneur, de savoir comment chacun vous aime. Car il en est plusieurs, ainsi que l'a dit un docteur illuminé de vous, qui aiment la vérité quand elle brille, et ne l'aiment point lorsqu'elle les réprimande : plusieurs honorent la justice par l'affection, éloignés qu'ils sont d'elle par la conduite, l'approuvant et laimant en elle-même, et ne l'exerçant point en eux. Est-ce que ces personnes vous aiment, ô Dieu, qui êtes la véritable justice, est-ce qu'elles vous aiment sincèrement ? Autrefois, les philosophes de ce monde l'honorèrent et l'aimèrent beaucoup en affection et en réalité, au point qu'ils disaient d'eux-mêmes : l'amour de la vertu leur a donné la haine du mal. » (Horace.) Mais ils sont convaincus de ne pas avoir aimé la justice, parce qu'ils ne vous ont point aimé, vous qui en êtes l'origine et la source, vous en qui cette vertu trouve son terme et son refuge, et dans qui, toutes les justices des hommes, sont comme des linges souillés; car ils n'avaient point la foi qui opère par la charité, bien qu'ils eussent quelque amour affecté et quelques dehors d'uvres honnêtes qui ne sortaient point de la fontaine de la vraie justice, et n'allaient point au terme de cette vertu ; ils erraient avec d'autant moins d'espoir, qu'ils marchaient plus vite hors de la voie. La voie, ô Père, c'est votre Christ qui a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie (Joan. XIV. 6).
CHAPITRE IX. L'amour consiste dans l'observation des commandements.
19. Donc votre vérité, ou bien la vie vers laquelle on marche, la voie par laquelle on se dirige, nous décrit la forme simple et exacte de la philosophie juste et divine, par ces paroles adressées aux disciples «Comme mon Père m'a aimé, moi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour; si vous observez mes commandements, vous persévérerez dans mon amour, comme j'ai gardé les préceptes de mon Père, et je vis toujours en son amour. » (Joan. XV, 19.) Donc, le bien-aimé né du bien-aimé, comme on le lit dans le Psaume (Psalm. LXVII, 13.), quand le Père chérit le Fils et le Fils reste en la dilection du Père jusqu'à la pleine exécution de ses commandements : voilà encore le bien-aimé né du bien-aimé, lorsque le disciple chéri aime le Christ, son maître, jusqu'à garder tous ses préceptes, et ne perd point cette bonne volonté, même sous le coup de la mort qui le menace, marchant à la lumière de sa vérité et de son amour, ayant d'un côté ce qui est favorable au bien et de l'autre, ce qui porte au mal ; entre ces deux extrêmes, employant très-sagement les ressources qui lui servent de moyen pour le bien, ce qui est le propre de la vertu chrétienne. En effet, la vertu, ainsi que nous l'avons déjà dit, est le bon usage de la liberté ; l'acte de la vertu est le bon usage des choses dont nous pourrions abuser pour le mal. Aussi, pour que la charité ne soit pas incomplète, nous apprenons à aimer le prochain selon les lois de la charité pure. (Deuteron. VI. 1.) Afin que de même que Dieu n'aime que lui en nous, et que nous apprenons à n'aimer que lui, (Matth. VI 48.) ainsi nous commencions à aimer le prochain comme nous-mêmes, aituant en lui Dieu seul comme en nous. (Luc. X, 28. Joan, XIII, 35, Rom. XIII, 10.) 20. Mais pourquoi, ô Dieu, tant de paroles? mon âme est nue, gelée et transie, elle désire être réchauffée au feu de votre amour. Aussi, n'ayant pas de vêtement, je ramasse des haillons de tous côtés et je les prends pour protéger ma nudité; différent de cette sage femme de Sarepta (III. Reg. XVII, 10.), dans l'étendue de mon désert, dans la vanité si grande de mon coeur, je ramasse non point deux bois, mais de très petites broussailles, après avoir gagné l'intérieur de ma demeure, pour préparer une poignée de farine et un peu d'huile, en manger et mourir, ou mieux, pour ne pas mourir si promptement, mais plutôt, Seigneur, afin de vivre et de raconter les oeuvres de votre droite. (Psalm. CXVII, 17.) Etant donc, dans la maison de ma solitude, comme un onagre retiré (Osée VIII, 9.), ayant une demeure dans la terre aux eaux amères, attirant en moi le souffle de votre amour, j'ouvre ma bouche vers vous, Seigneur, et je reçois en moi votre esprit, et quelquefois, ô mon Dieu,. quand, les yeux, fermés, j'ouvre la bouche vers vous, vous mettez dans mon coeur, un bien que je n'ai pas la permission de reconnaître. Je sens une suavité si grande, si douce et si fortifiante, que si elle se prolongeait en moi, je ne chercherais rien davantage ; mais quand je la reçois, vous ne permettez à aucun regard du corps, à aucune pénétration de l'esprit, de saisir ce qu'elle est. L'ayant reçue, je veux la saisir, la déguster et discerner quel est son goût; mais elle disparaît aussitôt. Quel que soit ce don, je l'accepte dans l'espoir qu'il me servira pour la vie éternelle ; mais je désirais, en ruminant pour ainsi dire, longtemps, l'efficacité de ses effets, faire pénétrer dans toutes les veines et dans la moëlle de mon âme une sorte de suc vital, afin que, perdant le goût de toutes les autres affections, je n'aime et ne goûte que lui; mais il passe avec une excessive rapidité. 21. Et lorsque, en ce qui concerne sa recherche, son arrivée en nous ou son emploi, je veux graver plus profondément dans ma mémoire, quelques linéaments accentués, ou même fixer par l'écriture mes souvenirs faiblissants, la vérité et l'expérience me contraignent d'apprendre cette parole que vous proférez dans l'Evangile, touchant le Saint-Esprit : « et vous ne savez d'où il vient ni où il va. » Car tout ce que j'ai pris soin de confier à ma mémoire, tous les linéaments de quelques figures, quand je veux les rappeler et les faire revenir pour me recueillir dans la pensée qui s'y trouve exprimée, et voulant qu'ainsi ces souvenirs me soient soumis toutes les fois que je voudrais, entendant alors cette parole du Seigneur, « l'Esprit souffle où il veut; » (Joan. III, 8.) et éprouvant en moi que ce n'est point selon ma volonté, mais bien au gré de son bon plaisir qu'il souffle, je trouve tout mort et tout insipide ; je comprends qu'il ne faut lever les yeux que vers vous, fontaine de vie, afin de voir la lumière qu'en vous seul ; que vers vous, Seigneur, et qu'il en soit toujours ainsi, que vers vous, se dirigent mes yeux; qu'en vous, que de vous tirent leur sourire tous les progrès de mon coeur, et quand la vertu de mon âme, qui n'est rien, aura défailli, que toutes ses défaillances soupirent après vous. Mais, en attendant, combien de temps différerez-vous de m'excuser; combien de temps ferez-vous languir mon âme malheureuse, inquiète et soupirante après vous ? « Cachez-moi, je vous en conjure, dans le secret de votre force, loin de l'agitation des hommes, et protégez-moi dans votre tabernacle, contre la contradiction des langues. (Psalm. XXXI, 21.) Mais déjà, l'âne nous rappelle et les serviteurs s'impatientent.
CHAPITRE X. Profession de culte et d'amour envers Dieu.
22. Maintenant donc, Seigneur, avec une foi entière, je vous honore, vous, l'unique principe de tout, vous, la sagesse par laquelle est sage toute âme sage, vous, le vrai bien par qui sont heureux tous les êtres qui jouissent du bonheur. Je vous rends mes devoirs; je vous adore, je vous bénis, seul Dieu, de tout mon cur, de tout mon esprit et de toutes mes forces, je vous aime ou je désire de vous aimer. Chacun des anges et des saints esprits qui vous aiment, je sais qu'ils m'aiment aussi moi qui les chéris pareillement en vous. Quiconque reste en vous et peut sentir la voix d'une prière ou d'une affection humaine, je sais qu'il m'exauce en vous, en qui je me réjouis, moi aussi, de la gloire dont il brille. Quiconque a placé son bien en vous, me porte secours en vous, il n'éprouve point d'envie, il n'est point jaloux de ce que j'ai aussi quelque part en vous. Il n'appartient qu'à l'Esprit apostat de faire sa joie de notre misère, et de considérer notre bonheur comme un malheur pour lui: en cela, il n'y arien d'étonnant sorti du bien général, déchu de la véritable béatitude, il n'est pas soumis à la vérité, jouissant de ses avantages particuliers, il a en haine la félicité commune des autres. Vous donc, ô Dieu le père, qui en nous aimant nous avez donné l'existence qui nous fait vivre; vous, la sagesse du Père qui, nous ayant reformés, nous faites vivre sagement; vous, le Saint-Esprit, en qui aimant, nous vivons heureusement et très-heureusement; ô Trinité d'une seule substance, un seul Dieu, de qui nous sommes, par qui nous sommes, en qui nous sommes : de qui nous nous éloignons par le péché ; dont nous avons perdu la ressemblance ; qui n'avez pas permis que nous périssions loin de vous : principe à qui nous recourons, forme que nous suivons, grâce qui nous réconcilie; nous vous adorons, nous vous bénissons; à vous gloire dans les siècles des siècles. Amen.
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