LETTRE LXXII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

 

LETTRE LXXII. (Année 404.)

 

Des paroles dites avec trop de confiance, des malentendus et, par-dessus tout, des commentaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme une certaine amertume; elle s'épancbe avec assez de liberté dans les pages qu'on va lire.

 

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Vous m'écrivez souvent et vous me pressez de répondre à une certaine lettre dont une copie, sans votre signature, m'était parvenue par notre frère le diacre Sysinnius, comme je vous l'ai déjà mandé, et que vous nous dites avoir été d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite à un autre; que Profuturus, nommé évêque au moment de son départ, ne s'était pas mis en route et avait été bientôt après retiré de ce monde ; et que cet autre, dont vous taisez le nom, avait craint les périls de la mer et n'avait pas voulu s'embarquer. Cela étant, je ne puis assez m'étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l'aie point reçue, moi à qui seul elle était adressée. J'ai d'autant plus lieu d'être surpris que le même frère Sysinnius assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi d'autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais dans une île de l'Adriatique.

2. il ne faut laisser à l'amitié aucun soupçon; on doit parler avec un ami comme avec soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'aviez point agi en toute simplicité de coeur, mais pour grandir à mes dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provoquiez et vous laissiez croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme un docte écrivain, et je me taisais comme un ignorant, et j'avais enfin trouvé quelqu'un pour me rabattre le caquet. Quant à moi , je l'avoue franchement, je n'ai pas voulu d'abord répondre à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre irrespectueusement à un évêque de ma communion et d'avoir à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d'autant plus que certains endroits me semblaient hérétiques.

3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : « Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre, aviez-vous bien reconnu la signature, pour blesser si facilement un ami, et rejeter injurieusement sur moi la malice d'autrui? » Donc, comme je vous l'ai déjà écrit, envoyez-moi cette même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour moi, jadis soldat, aujourd'hui vétéran, il me faut célébrer vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre, je pourrais bien me souvenir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa l'orgueil du jeune Annibal (1).

« Le temps emporte tout, même l'esprit. Je me rappelle avoir passé, dans ma jeunesse, des journées entières à chanter; maintenant j'ai oublié tous ces chants; Moeris n'a même plus  de voix (2). »

Et, pour m'en tenir aux saintes Ecritures, Berzellai, de Galaad, laissant à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes les délices offertes par le roi David (3), a montré qu'il n'appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d'accepter de tels biens.

4. Vous jurez que vous n'avez pas écrit de livre contre moi, et que, n'ayant riels écrit, vous n'avez rien envoyé à Rome; vous me dites que s'il se rencontre dans vos ouvrages quelque chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé par vous, mais que vous avez tout simplement écrit ce qui vous a semblé vrai. Ecoutez-moi avec patience, je vous prie.

Vous n'avez pas écrit de livre! mais comment ai-je reçu par d'autres les ouvrages où vous m'avez repris? Comment l'Italie a-t-elle ce que vous n'avez point écrit? Comment demandez-vous que je réponde à ce que vous dites n'avoir pas fait? Pourtant, je ne suis pas assez dépourvu de sens pour

 

1. Tit. Liv. Décati. 3, liv. 2. — 2. Virgile, égl.IX. — 3. II Rois, XIX, 32-37.

 

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me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais si vous reprenez mes paroles, si vous me demandez raison de mes écrits, si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une palinodie et que vous prétendiez me rendre la vue; c'est alors que l'amitié est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris ainsi pour que nous n'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon coeur qui ne soit sur mes lèvres. Il ne me convient pas, à moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d'écrire quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d'attaquer ce même évêque que j'ai commencé à aimer avant de commencer à le connaître, qui le premier m'avait convié à l'amitié, et que je me suis réjoui de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez donc ce livre si par hasard il n'est pas de vous, et cessez de demander que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j'écris pour ma défense, la responsabilité en retombe sur vous qui m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été forcé de répondre.

5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages, vous êtes prêt à recevoir fraternellement mes observations, que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoignages de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard, vous excitez celui qui ne demande qu'à se taire, vous semblez faire parade de votre savoir. Il n'appartiendrait pas à mon âge de prendre des airs de malveillance à l'égard d'un homme pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes, seriez-vous surpris qu'on trouvât aussi à redire dans vos livres, surtout en ce qui touche l'explication des Ecritures où se rencontrent tant d'obscurités? Je vous parle ainsi, non pas que je juge qu'il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre, car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté vos Soliloques et quelques commentaires sur les psaumes. Si je voulais examiner ces commentaires, je montrerais que vous n'êtes pas d'accord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l'âge, mon père par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que vous m'écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.

 

 

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