LETTRE CCIV
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CCIV. (Année 420.)

 

Saint Augustin éclaire et rassure le tribun Dulcitius sur ses propres devoirs à l'égard des donatistes; il s'explique sur les furieux de ce parti qui poussaient le délire jusqu'à se donner la mort.

 

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET HONORABLE FILS DULCITIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Je dois, selon votre désir, vous mettre à même de répondre aux hérétiques, dont votre vigilante activité cherche aussi le salut, avec l'aide de la miséricorde du Seigneur. Une multitude considérable d'entre eux apprécie la grandeur du bienfait qu'on leur accorde, et nous nous en réjouissons; toutefois, il en est parmi eux qui, ingrats envers Dieu et envers les hommes dans un malheureux instinct de fureur, et ne pouvant nous atteindre de leur rage meurtrière, croient nous épouvanter par leur propre mort : privés de la joie de nous tuer, ils sont réduits à jouir de la tristesse que nous éprouvons en les voyant se tuer eux-mêmes. Mais l'erreur furieuse d'un petit nombre d'hommes ne doit pas empêcher le salut de tant de peuples. Quels sont nos desseins sur eux? Dieu le sait, les hommes sages aussi; nos ennemis eux-mêmes le savent, malgré la violence de leurs haines. Puisqu'ils pensent que l'atrocité de leur mort volontaire est poumons (10) un sujet d'effroi, ils ne .mettent donc point en doute que nous ne voudrions pas qu'ils périssent.

2. Mais que devons-nous faire en voyant que, Dieu aidant, beaucoup de donatistes trouvent, par votre moyen; le chemin de la paix ? Est-ce que nous pouvons et nous devons vous arrêter dans cette oeuvre d'unité, parce que nous craindrons que des gens impitoyables, cruels envers eux-mêmes, ne périssent, non point par notre volonté, mais par la leur propre ? Certainement nous souhaiterions que tous ceux qui portent l'étendard du Christ -contre le Christ et s'arment orgueilleusement contre l'Évangile avec l'Évangile même qu'ils n'entendent pas, revinssent de leur sentiment impie et se réjouissent avec nous dans l'unité. Mais puisque Dieu, par des dispositions cachées mais justes, a prédestiné quelques-uns d'entre eux aux . dernières peines, et que le nombre des donatistes, ramenés à la vérité, est incomparablement plus grand; mieux vaut, sans aucun doute, qu'une poignée de furieux périssent dans les feux allumés de leurs propres mains, que si tant. de peuples, restés dans un schisme sacrilège, tombaient dans les flammes éternelles. L'Eglise s'afflige de la mort volontaire de ce petit nombre comme s'affligeait le saint roi David en apprenant le trépas de ce fils rebelle que son amour avait tant recommandé d'épargner. David éclata en sanglots, quoique la mort d'Absalon eût été méritée par une horrible impiété. Cependant, le fils superbe et méchant étant allé en son lieu, le peuple de Dieu, que sa révolte avait divisé, reconnut son vrai roi, et l'unité rétablie consola le père de la perte de son fils (1).

3. Nous ne vous blâmons donc pas, illustre seigneur et honorable fils, pour avoir cru devoir avertir de tels hommes; à Thamugas, par une ordonnance. Mais parce que vous y dites : « Sachez que vous subirez une mort méritée, il ont cru, comme leurs écrits nous le montrent, que vous les menaciez de les faire mourir; ils n'ont pas compris que vous avez seulement parlé de cette mort qu'ils veulent eux-mêmes se donner. Car vous n'avez reçu d'aucune loi le droit de vie et de mort sur eux; les décrets impériaux, dont l'exécution vous est confiée, ne prescrivent pas qu'ils soient punis par le dernier supplice. Vous vous êtes mieux expliqué à cet égard dans votre seconde

 

1. II Rois, XVIII, XIX.

 

ordonnance. En écrivant à leur évêque (1) avec douceur, vous avez montré quel esprit de mansuétude anime, dans l'Eglise catholique, ceux même qui, au nom des empereurs chrétiens, sont chargés de ramener les errants par la crainte ou par le châtiment; peut-être l'avez-vous traité avec plus de témoignages d'honneur qu'il ne convenait d'en donner à un hérétique.

4. Vous demandez que je réponde à la lettre que cet évêque vous a adressée; vous pensez sans doute que ce serait un service à rendre aux gens de Thamugas, et qu'il faudrait soigneusement réfuter la doctrine trompeuse de celui qui les séduit; nais je spis chargé d'occupations, et d'ailleurs, dans beaucoup de mes ouvrages, j'ai réfuté tous les vains discours de ce genre. Déjà, dans je ne sais combien d'entretiens et de lettres, j'ai montré que les donatistes ne peuvent pas avoir la mort des martyrs, parce qu'ils n'ont pas la vie des chrétiens; ce qui fait le martyr ce n'est pas le supplice, c'est a cause pour laquelle on est frappé. J'ai établi aussi que le libre arbitre donné à l'homme n'empêche pas qu'il n'y ait des peines très-justement portées par les lois divines et humaines contre les péchés graves, et qu'il appartient aux rois pieux de la terre de réprimer par une sévérité convenable, non-seulement les adultères, les homicides et d'autres crimes de cette espèce, mais encore les sacrilèges (2) ; j'ai montré que c'est une grande erreur de croire que les donatistes soient repus parmi nous tels qu'ils sont, parce que nous ne les rebaptisons pas. Comment resteraient-ils les mêmes, puisqu'ils sont hérétiques et qu'ils deviennent catholiques en passant dans nos rangs? Le sacrement une fois donné ne se réitère pas, mais il ne s'ensuit pas qu'il ne soit point permis de corriger la dépravation des âmes.

5. Quant à ces furieux qui se donnent la mort et sont un objet de détestation et d'abomination pour tous ceux de leur parti dont la folie n'égale pas leur folie, nous avons répondu souvent d'après les Ecritures et d'après les idées chrétiennes : « A qui sera bon celui qui est mauvais à lui-même (3) ? » Celui qui croit pouvoir se tuer lui-même, se croira-t-il obligé de tuer son prochain placé dans les mêmes épreuves que lui, parce qu'il est écrit : « Tu

 

1. L'évêque donatiste de Thamugas se nommait Gaudentius.

2. Voir la lettre 155. — 3. Ecclés. XIV, 5.

 

aimeras ton prochain comme toi-même (1) ? » Il n'est pas permis, sans le commandement de la loi ou des puissances légitimes, , de tuer même celui qui le veut et le demande, et qui ne peut plus vivre; l'Écriture nous le fait voir assez. Le roi David fit périr celui qui avait tué le roi Saül, quoique celui-ci, blessé et à demi-mort, l'eût demandé et qu'il eût imploré comme une grâce un dernier coup pour délivrer son âme des chaînes qui, malgré elle, la retenaient dans le corps (2). Si donc ôter la vie à en homme, sans être revêtu d'un droit légitime, c'est être homicide; il faut n'être pas homme pour n'être pas homicide quand on se tue soi-même. Nous avons dit tout cela, de différentes manières, dans beaucoup de discours et de lettres.

6. Cependant, je l'avoue, je ne me souviens pas d'avoir répondu à ce qu'ils disent du vieillard Razias; après d'inutiles recherches dans tous les auteurs ecclésiastiques, ils se vantent enfin d'avoir trouvé, dans le livre des Macchabées, cet exemple dont ils voudraient s'armer pour justifier le crime de leur suicide (3). Pour les réfuter, il suffira à votre charité et à tout homme sage de leur dire qu'ils auront le droit de citer cet exemple s'ils sont disposés à appliquer à la vie chrétienne tout ce qui est raconté des Juifs et rappelé dans leurs Écritures. Parmi les actions des personnages loués dans l'Ancien Testament, il en est qui ne conviendraient pas à notre temps et qui, même en ce temps-là, n'étaient pas conformes à l'idée du bien; telle fut l'action de Razias. Son rang parmi les siens et sa courageuse persévérance dans la loi , l'avaient fait appeler le père des juifs, et nous savons, d'après les paroles de l'Apôtre, que le judaïsme, comparé à la justice chrétienne, n'était que chose vile (4). Quoi d'étonnant que Razias, saisi d'une pensée d'orgueil comme il en vient au coeur d'un homme, ait mieux aimé périr de ses propres mains que de subir une indigne servitude au milieu de ses ennemis, après avoir été si considérable aux yeux des siens !

7. Les païens lie manquent pas de célébrer ces choses-là dans leurs écrits. Dans le livre des Macchabées, l'homme est loué, il est vrai, mais son action ne l'est pas : elle n'est que racontée; on la met sous nos yeux plutôt comme une chose soumise à notre jugement que proposée

 

1. Marc, XII, 31 ; Lévitiq. XIX, 18. — 2. II Rois, I, 1-16.

3. II Macchab. XIV, 37-46. — 4. Philip. III, 8.

 

à notre imitation; nous ne devons pas assurément la juger avec notre propre jugement, ce que nous pourrions faire aussi en notre qualité d'hommes, mais avec la saine doctrine très-claire sur ce point, même dans les anciennes Écritures. La conduite de Razias s'éloignait de ces prescriptions des Livres saints : « Accepte tout ce qui t'arrive, demeure en paix dans ta douleur, et, au temps de ton humiliation, garde la patience (1). » En choisissant ainsi sa mort, cet homme n'obéit donc point à des inspirations de sagesse ; mais il se refusa à porter l'humiliation.

8. Il est écrit qu'il voulut mourir « noblement et courageusement (2). » L'Écriture ne dit pas : sagement. Il voulut mourir « noblement, » c'est-à-dire de peur de perdre dans l'esclavage la liberté dont jouissait sa race; « courageusement, » c'est-à-dire qu'il eut assez de force d'âme pour se tuer lui-même. N'ayant pu se donner tout à fait la mort d'un coup d'épée, Razias se précipita du haut d'un mur; et malgré cela vivant encore, courut vers une pierre brisée; debout et ayant perdu tout son sang, il s'arracha les entrailles, et, de ses deux mains, les jeta sur la foule, et puis, dans son épuisement, il mourut (3). Ces choses sont grandes, et ne sont pas bonnes cependant; car tout ce qui est grand n'est pas bon, puisqu'il y a même des crimes qui ont de la grandeur. Dieu a dit : « Ne tue pas l'innocent et le juste (4). » Si donc Razias n'a été ni innocent ni juste, pourquoi veut-on qu'il soit imité? Mais s'il a été innocent et juste , pourquoi le louer, puisqu'il a été le meurtrier d'un innocent et d'un juste, c'est-à-dire de Razias lui-même ?

9. Je termine ici cette lettre pour qu'elle ne soit pas trop longue. Mais je dois un même service de charité aux gens de Thamugas. Appuyés sur votre désir et sur la recommandation de mon honorable et cher fils Eleusius, qui a été tribun chez eux, de répondre aux deux lettres de Gaudentius, évêque donatiste de leur ville, surtout à sa dernière, qu'il croit conforme aux saintes Écritures, et d'y répondre de façon à ne pas laisser dire qu'il y ait quelque chose d'oublié (5).

 

1. Ecclésias. II, 4. — 2. Macchab. II, XIV, 42. — 3. II Macchab. XIV, 37-46. — 4. Exode, XXIII, 7. — 5. L'évêque d'Hippone tint son engagement en publiant dans le cours de la même année ses deux livres contre Gaudentius.

 

 

 

 

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