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LIVRE QUATRIÈME. LE DEUXIÈME LIVRE DE JULIEN.

 

Saint Augustin répond au deuxième livre de Julien; il y prouve que les vertus des infidèles ne sont pas des vertus véritables, et que les Gentils ont toujours regardé la concupiscence comme un mal.

 

1. Voyons maintenant ce que vous m'opposez dans le second livre de votre réfutation. Comme je l'ai promis, je passerai sous silence ce qui serait étranger à la question que nous avons à résoudre, car je ne veux pas ennuyer le lecteur par des longueurs et des superfluités. Dans le livre précédent, je crois avoir suffisamment prouvé à toute intelligence droite, que le Dieu véritable et bon est réellement le créateur de tous les hommes, que le mariage est bon, car il l'a fondé lui-même sur l'union des deux sexes et l'a béni en vue de la fécondité; toutefois j'ai également prouvé que l'on doit regarder comme un mal cette concupiscence sous l'impulsion de laquelle la chair convoite contre l'esprit; que la pudeur conjugale fait un bon usage de ce mal, mais qu'il est mieux de n'en faire aucun usage en embrassant la perfection de la continence. J'ai ajouté que ce mal n'a pas pour principe une substance essentiellement mauvaise comme l'ont rêvée les Manichéens; il est uniquement le résultat de la désobéissance du premier homme, et trouvera son expiation et sa guérison dans l'obéissance du second Adam ; enfin ce mal est transmis, avec son droit au châtiment, à tous les enfants qui naissent de la concupiscence, et sera effacé par la grâce imméritée de la régénération. En vous obstinant à faire l'éloge de cette concupiscence, vous vous déclarez mon adversaire; mais du moment que vous la combattez en vous-même, vous confirmez ma doctrine, tandis qu'en cédant à cette passion, vous seriez à .vous-même votre propre ennemi. La réponse que j'ai faite à votre premier livre me paraît si concluante que la cause me semble jugée; cependant, comme mon silence sur les trois autres livres pourrait paraître une véritable impuissance à répondre, je les réfuterai, et en prouverai toute la futilité.

2. Vous chantez victoire parce que, dans l'un de mes livres (1), j'ai dit, après l'Apôtre, que la pudeur conjugale est un don de Dieu (2) » ;

 

1. Du Mariage et de la Concupiscence, liv. 1, ». 3. — 2. II Cor. VII, 7.

 

vous voudriez en conclure que l'Apôtre a loué lui-même le mat que vous louez, ce mal qui pousse la chair à convoiter contre l'esprit (1); ce mal enfin dont la pudeur conjugale fait un bon usage, comme je l'ai prouvé dans le livre précédent. Or, je dis qu'il faut un don spécial de Dieu pour enchaîner ce mal, de telle sorte que le mariage ne descende à rien d'illicite, et n'ait en vue que la génération des enfants qui devront être régénérés. Est-ce donc à la concupiscence à se modérer par elle-même? et si les membres se montrent dociles à ses désirs, à quel excès ne se laissera-t-elle point aller? Ce que nous louons, ce n'est donc pas la concupiscence ni ses mouvements passionnés, mais l'énergie chrétienne avec laquelle on l'enchaîne et la réprime.

3. Quand donc les époux chrétiens, purifiés dans le bain salutaire du Rédempteur, usent légitimement du mal de la concupiscence, les enfants qui naissent de ce mariage, et sous l'influence créatrice de Dieu, ne sont pas condamnés, comme vous nous le faite dire, à constituer nécessairement le royaume du démon »; car, au contraire, ils sont appelés par Dieu à être rachetés et transférés dans le royaume de son Fils unique. Telle est et telle doit être l'intention des époux chrétiens, pré parer la régénération par la génération. Si et mal dont les parents ressentent les mouvements en eux-mêmes, et auquel, pour me servir de vos propres expressions, toute la légion des Apôtres a résisté (2) », ne concernait aucunement les enfants, il n'aurait nullement à intervenir dans leur naissance. Mais comme ces enfants naissent avec ce mal, pourquoi, vous étonner qu'on leur en procure la délivrance dans le bain de la régénération, soit pour leur épargner le malheur de mourir dans ce péché, soit, s'ils vivent, pour le rendre plus léger et plus facile le coi contre la concupiscence, et leur assurer récompense des vainqueurs au terme de le carrière mortelle?

 

(1) Gal. V, 17. — (2) Plus haut, liv. III, ». 65.

 

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4. A qui d'entre nous est venue la pensée de croire que l'union des époux a été inventée par le démon, ou que les relations conjugales sont la conséquence de la prévarication », comme si tout cela n'était pas de la nature même du mariage ? Quant au mal, dont les époux font un bon usage, il n'aurait pas existé sans le péché. Objectez-moi mes paroles et je les justifierai; mais si vous m'objectez ce que je n'ai pas dit, quand en finirons-nous ?

5. « Si l'homme naît avec le mal, il faut en conclure », pensez-vous, que le plus grand don que Dieu puisse nous faire, nous devient nuisible, car toute naissance est un don de Dieu». Ecoutez et comprenez: le don de Dieu, en vertu duquel nous sommes et nous vivons, ne nuit à personne; quant au mal de la concupiscence, s'il existe, il ne peut exister que dans celui qui est et qui vit. Voilà pourquoi le mal peut se trouver avec un présent de Dieu, sauf à être guéri par un autre présent. Par conséquent, dans l'homme qui n'est et ne vit que par la grâce de Dieu, rien ne s'oppose à ce que nous trouvions le mal, contracté par la génération et devant disparaître par la régénération. Pour naître avec le démon, il faut avant tout que l'enfant naisse; ce qui ne veut pas dire pour cela que sa naissance même est la cause du mal qui lui arrive. Il naît donc par un don de Dieu, quoiqu'il naisse avec le démon ; tel est le décret de Dieu, décret mystérieux, sans doute, mais qui donc oserait le taxer d'injustice ?

6. J'avais dit (1) que même le bien conjugal a doit être demandé à Dieu quand on ne le a possède pas » ; il est évident que je parlais de ceux à qui il est nécessaire. Or, voici que vous me faites dire que l'on doit demander des forces en vue de la consommation du mariage ». Ma pensée était d'inviter à prier Dieu en faveur de la pudeur conjugale qui n'est pas libre de s'abstenir et qui ne doit user que chrétiennement. Que l'homme ne cherche d'épouse qu'autant qu'il peut la connaître, car l'Apôtre a dit : « Que celui pour qui la continence est impossible se marie (2)» ; ce qui prouve qu'il envisageait le mariage comme un remède à la maladie de la concupiscence; vous qui avouez le remède, comment donc n'avouez-vous pas la maladie (3) ? Ce

 

(1) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. 1, ». 3. — (2) I Cor. VII, 9. — (3) Liv. III, ». 29, 42.

 

remède ne consiste pas à faire naître la concupiscence, supposé qu'elle n'existe pas, mais à empêcher ses mouvements illicites. La demande dont je parle se rapporte donc parfaitement à cette autre demande de l'Oraison dominicale : « Ne nous laissez point succomber à la tentation » ; car chacun est tenté par sa propre concupiscence », comme parle l'apôtre saint Jacques (1). Nous pouvons en dire autant de ces autres paroles : « Délivrez-nous du mal (2) ». Par ces supplications, les époux, déjà détachés du mal en esprit, demandent à faire un bon usage du mal de la concupiscence de la chair, car ils savent que le bien n'habite pas dans leur chair (3) ; ce n'est que plus tard qu'ils seront guéris de toute corruptibilité, et alors il n'y aura plus en eux aucun mal dont ils aient à faire un bon usage. Quel ennemi vaincu vous inspire donc ces chants de triomphe ? Avant tout triomphez de cet ennemi intérieur que vous louez. Quant à moi, ne suffit-il pas que ce mal combatte contre vous, pour que je sois assuré de remporter sur vous la victoire ? Vous n'oserez pas soutenir, je pense, que celui qui dit la vérité soit vaincu par celui qui ment. Or, je condamne la concupiscence contre laquelle vous combattez, et vous la louez; mais votre combat lui-même ne proclame-t-il pas comme mauvais ce que votre langue menteuse voudrait faire passer comme bon ? Voici même que vous ajoutez le mensonge au mensonge, quand vous affirmez que je regarde comme bonne cette concupiscence de la chair. Comment donc le pourrais-je, quand j'entends l'apôtre saint Jean déclarer que la concupiscence de la chair ne vient pas du Père (4) ? La chose bonne à mes yeux, c'est la pudeur conjugale qui résiste au mal de la concupiscence et enchaîne ses mouvements illicites.

7. Bien convaincu de la faiblesse de votre argumentation, vous attaquez », dites-vous, une autre face de ma définition», et vous dites: « Si la concupiscence est soumise, de la part des époux chrétiens, à une répression suffisante par la force de leur volonté et par le secours de la grâce, qui peut bien l'enchaîner, mais ne la détruit pas ; soit qu'on l'envisage dans son genre ou dans son mode, elle n'offre plus rien de répréhensible, et ne peut être accusée que pour ses excès ». En parlant ainsi, vous oubliez que si le mariage, contracté en vue de

 

(1) Jacq. I, 14. — (2) Matt. VI, 13. — (3) Rom. VII, 18. — (4) I Jean, II, 16.

 

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la génération, est un bien en soi et mérite des éloges, c'est parce qu'il impose une sage limite au mal de la convoitise. Pourquoi ne pas simplement appeler mal, ce qui mérite à vos yeux d'être enchaîné sévèrement ? Et pourquoi l'enchaîner, s'il est impuissant à nuire, s'il n'y a aucun danger à donner satisfaction à ses désirs illicites ? Le désir du mal est un mal, lors même qu'on n'y consentirait pas, et il restera tel jusqu'au jour où nous en serons entièrement dépouillés. Nous avons donc à nous occuper, non pas du bien, mais du mal dont la concupiscence de la chair peut être la cause. En face de cette concupiscence toujours altérée de volupté licite ou illicite, la pudeur conjugale repousse ce qui est illicite et ne permet que ce qui est licite ; de là jaillit le bien, non pas le bien de la concupiscence, mais le bien de celui qui sait en faire un bon usage. Quant à l'effet propre de la concupiscence, il est toujours mauvais, abstraction faite de l'objet licite ou illicite pour lequel elle s'enflamme. Voilà pourquoi nous disons que la pudeur conjugale fait un bon usage de ce mal, mais qu'il est encore plus parfait de s'en abstenir par la virginité.

8. « Si », dites-vous, « la chaleur génitale pouvait être naturellement un mal, on devrait l'extirper, sans jamais composer avec elle ». Remarquez que vous parlez ici de composer « avec la concupiscence, tandis que précédemment vous parliez de l'enchaîner ». Vous avez compris, sans doute, que l'idée d'enchaîner entraîne celle de combattre ; voilà pourquoi, changeant les termes, vous proclamez, par votre crainte elle-même, que cette concupiscence est un mal. Vous l'appelez chaleur génitale, parce que vous rougiriez de la nommer, la passion, voire même simplement la concupiscence de la chair, comme parle le texte sacré. Maintenant donc changez les termes et dites : Si la concupiscence de la chair pouvait être naturellement mauvaise, il faudrait l'extirper et ne faire avec elle aucune composition. A cette condition vous serez compris par les intelligences les plus obtuses. Toutefois, vos paroles ne signifient-elles pas qu'alors même qu'il leur serait possible d'extirper la concupiscence on verrait s'y refuser tous ceux qui se marient parce qu'ils craignent le travail de la continence, et qu'ils préfèrent user sagement du mal, plutôt que de s'en abstenir entièrement ? Si donc, dans la condition telle que nous la fait ce corps de mort, la concupiscence est nécessaire aux époux, parce que sans elle le bien de la génération n'est plus possible; que du moins les vierges n'hésitent pas à extirper la concupiscence de la chair. Vous-même qui parlez sans peser la portée de vos paroles,. extirpez la passion de vos membres. A vous du moins elle n'est pas nécessaire ; ou bien dites hautement que tous ses désirs sont légitimes, ce qui ne vous empêchera pas de périr, si vous cédez à leur impétuosité.

9. Si c'est le mal que vous combattez et poursuivez en vous-même, si c'est du mal que vous triomphez quand vous êtes vainqueur, le mieux pour vous serait de ne pas user de ce mal dont font un bon usage ceux en qui vous prétendez que c'est un bien; prétention mensongère et trompeuse. Vous ne direz pas, je pense, que dans les époux la passion est un bien, tandis qu'elle est un mal dans les saints, dans les vierges et dans les continents. Vous avez dit, et nous en prenons acte : « Celui qui modère la concupiscence naturelle fait un bon usage de ce qui est bien, celui qui ne la modère pas, use mal de ce qui est bien; enfin celui qui, par amour pour la virginité, refuse d'en user même avec modération, se place par le fait même dans une condition plus parfaite; plein de confiance dans son salut et dans sa force il méprise les remèdes afin de soutenir de glorieux combats ». Ces paroles énoncent clairement que la concupiscence de la chair se rencontre dans tous les hommes, dans les époux comme dans les vierges. Ce dont les époux font un bon usage, et ce dont se privent les vierges, vous l'appelez un bien, et moi je l'appelle un mal; mais toujours est-il que pour les vierges et pour les continents la concupiscence de la chair revêt clairement les caractères du mal, puisque vous avouez qu'ils soutiennent contre elle de « glorieux combats »; ce dont ils refusent l'usage, par amour pour la perfection, ce. n'est donc pas un bien, mais un mal. Toute la difficulté, si toutefois il peut y en avoir, est donc de décider si cette concupiscence de la chair est un bien ou un mal, dans ceux qui ont fait voeu de virginité, Quelle que soit la solution, on pourra l'appliquer aux époux, car ceux-ci ne font que bien user de ce dont les vierges n'usent pas. (157) Rassemblez donc toutes les forces de votre coeur perspicace et de votre front indépendant, et, si vous le pouvez, osez dire que l'on doit regarder comme un bien ce à quoi la « légion des Apôtres a toujours répugné », selon l'expression que j'ai déjà relevée dans votre livre précédent, et dans laquelle vous m'accusiez de dire que la passion est douée de forces telles, que la légion même des Apôtres n'avait pu lui résister». Vous ne comprenez donc pas que c'est plaider en faveur de ma cause que de soutenir que la légion, non-seulement des saints, mais même des Apôtres, a résisté courageusement à ce mal qu'il vous plaît de nommer un bien? Qui croirait que ce mal eut le glorieux privilège de voir son défenseur applaudir à tous ceux qui lui font une guerre acharnée? Ce défenseur, disons-le, ne se rencontre ni parmi les anciens, ni parmi les Apôtres, ni parmi les saints; il ne pouvait se trouver que parmi ces nouveaux hérétiques; eux seuls, joignant l'absurdité à l'audace, pouvaient se poser en même temps comme les ennemis et comme les défenseurs de la concupiscence de la chair; eux seuls, tout en se montrant fidèles aux principes de l'hérésie pélagienne, pouvaient tenter de louer sincèrement un mal qui les tue s'il triomphe, et de combattre avec non moins de sincérité un bien qui cesse de l'être quand on cesse de le louer.

10. Si vous n'avez pas perdu le sens commun, veuillez me dire si le péché peut être un mal, et si ce peut être un bien de désirer le péché ? Dans la chair des vierges, cette concupiscence produit-elle autre chose que des désirs de péché ? Et n'est-ce pas en refusant d'y consentir qu' « ils soutiennent ces glorieux combats? » Il n'est pas jusqu'au désir même du mariage qui ne soit un mal dans cette profession de la continence. Que fait-elle donc là où tout ce qu'elle fait est un mal; à plus forte raison si elle est suivie du consentement et des oeuvres ? Que fait cette concupiscence là où elle ne convoite rien de bon ? Que fait la passion là où elle ne peut se passionner pour rien de bon ? Envisageons-la jusque dans les époux eux-mêmes ; admettons qu'ils pratiquent dans toute sa perfection la pudeur conjugale, même alors, s'ils font par elle quelque chose de bien, toutefois ils ne font rien à cause d'elle. Mais dans les vierges et les continents, que fait-elle, je vous prie ? que fait-elle en vous comme amie, quand

vous poussez la folie jusqu'à l'approuver? qu'y fait-elle comme ennemie, quand vous l'appréciez comme elle le mérite ? que fait elle là où elle ne fait ni n'inspire rien de bien ? Que fait-elle dans ceux en qui toutes les convoitises qu'elle inspire sont mauvaises ? Que fait-elle en ceux qu'elle oblige à exercer contre elle une vigilance et un combat continuels ? Ne suffit-il pas qu'elle se glisse quelque part à l'improviste, voire même pendant le sommeil, pour que aussitôt le réveil on se répande en gémissements entrecoupés de ces paroles : « Comment donc mon âme a-t-elle été remplie d'illusions (1) ? » Quand les sens endormis se livrent à certains rêves, comment les âmes les plus chastes se trouvent-elles atteintes de délectations mauvaises? Et si le Seigneur nous les imputait, qui donc pourrait vivre dans la chasteté ?

11. Tel est ce mal que vous n'oseriez nommer un bien si vous ne fermiez obstinément l'oreille au cri manifeste de la vérité, si vous ne poussiez l'aveuglement jusqu'à ce point inouï de soutenir que c'est un bien de convoiter le mal. Or, veuillez me dire pourquoi ce mal n'est point extirpé de la chair des saints et des vierges? Pourquoi ne disparaît-il pas entièrement sous les efforts de l'esprit? » Vous dites vous-même qu' « il devrait en être ainsi, si cette concupiscence était un mal ». Parce qu'elle n'est pas retirée aux époux, dont les relations conjugales sont fondées sur la concupiscence, vous soutenez qu'elle est un bien ; mais ne voyez-vous pas qu'elle existe même là où elle n'est nullement nécessaire, qu'elle n'y est que pour nuire, et que si les saints n'y trouvent pas une cause de ruine parce qu'ils n'y consentent pas, toutefois elle suffit trop souvent pour affaiblir la délectation spirituelle des âmes saintes; je parle de cette délectation dont l'Apôtre a dit : « Je me complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur (2) ». Or, cette délectation s'affaiblit infailliblement au milieu des luttes et des glorieux combats que l'âme soutient, non pas pour satisfaire, mais pour combattre la concupiscence de la volupté charnelle ; la beauté intelligible des choses supérieures s'éclipse plus ou moins dans cette agitation intérieure. Et comme dans cette misérable condition humaine l'ennemi le plus redoutable c'est l'orgueil, Dieu n'a point jugé à propos

 

(1) Ps. XXXVII, 8. — (2) Rom. VII, 22.

 

d’éteindre la concupiscence dans la chair des saints, afin que la nécessité de lutter contre elle tienne toujours l'âme en éveil sur les dangers qu'elle peut courir, et l'empêche de s'enorgueillir dans sa sécurité. Quand enfin on n'aura plus à craindre ni le feu de la convoitise complètement éteint, ni les séductions de l'orgueil, alors viendra la santé parfaite et la guérison radicale de notre humaine faiblesse. Ainsi la vertu se perfectionne dans la faiblesse (1), car c'est le propre de la faiblesse de combattre. En effet, plus la victoire est facile, moins la lutte est pénible. Qui donc combattrait contre soi-même, s'il ne sentait en soi quelque chose qui lui répugne? Et qu'est-ce donc qui nous répugne en nous, si ce- n'est ce dont nous cherchons la guérison ? C'est donc notre faiblesse qui est en nous la seule cause du combat; c'est elle aussi qui nous avertit de nous défier de l'orgueil. Voilà pourquoi c'est dans la faiblesse que se perfectionne cette vertu qui nous empêche de nous enorgueillir là où nous pourrions concevoir de l'orgueil.

12. Ainsi donc, si d'un côté les époux font un bon usage de la concupiscence, d'un autre côté il est mieux de n'en user aucunement, comme fait la virginité. Avouez du moins que cette concupiscence les époux ne peuvent en faire un bon usage qu'à la condition de la posséder; de même, si les vierges se refusent à en user, c'est qu'ils en ressentent les convoitises ; et ces convoitises leur sont laissées pour étouffer en eux tout sentiment d'orgueil. Ce qui constitue le péché, « c'est donc uniquement l'excès de cette concupiscence », dans celui qui ne s'occupe pas de l'enchaîner ; quant à la concupiscence elle-même, elle s'accuse clairement par ses propres mouvements, dont on doit empêcher les conséquences par une lutte continuelle. Il n'est donc pas vrai, comme vous le dites, que « l'innocence n'ait rien à gagner quand l'objet qu'elle repousse comme nuisible n'est que de peu d'importance». Résister au mal, quel qu'il soit, c'est accroître son innocence, mais le mal n'en reste pas moins le mal, alors même qu'on n'y consent pas; je vais même plus loin, et je dis qu'une chose est évidemment mauvaise, par cela même que c'est un bien de ne pas y consentir. Si la concupiscence est bonne, comment serait-ce un mal d'y consentir ? Est-ce

 

(1) II Cor. XII, 9.

 

un crime pour les époux de s'unir sous l'in. fluence de ce mal et de donner naissance à un enfant qui est de la part de Dieu une œuvre essentiellement bonne? Ne dites pas davantage que « la passion est le principe de la fécondité ». Le véritable auteur de cette fécondité, c'est celui qui crée l'homme par cette fécondité; et pourtant il importe de savoir quel est ce mode de création. Car la transmission de la concupiscence est aussi mystérieuse que cruelle ; d'un autre côté, pour créer soit la fécondité, soit les hommes, Dieu ne prend nullement pour intermédiaires des hommes exempts de cette concupiscence, quoique, pour la plupart, ils aient été purifiés de la souillure originelle dans le bain de la régénération, comme doivent y être purifiés tous ceux qui naissent.

13. Parlant de la pudeur conjugale, j'ai réellement prononcé, et je ne m'en repens pas; les paroles suivantes que vous citez textuellement: « La pudeur conjugale est un don de Dieu, et c'est à Dieu que doivent la demander ceux qui ne la possèdent pas, comme c'est à Dieu que doivent en faire hommage ceux qui la possèdent ». Nous rendons grâces, non pas, comme vous le dites, « de l'origine de la concupiscence », car cette origine n'est autre chose que le premier péché de l'homme; mais uniquement de la direction » qu'il nous est donné de lui imprimer, et en cela vous avez dit vrai. En effet, vous vous servez de ces deux expressions, « ou la direction, ou l'origine » de la concupiscence. Nous rendons grâces de sa direction, parce que cette concupiscence est vaincue dans sa lutte contre nous. Or, ce qui lutte contre une volonté bonne, ne saurait être bon et pour nier que ce soit le mal, il faudrait ne ressentir en soi. même aucune volonté bonne, seul moyen de n'avoir pas à combattre contre le mal.

14. J'avais dit de la pudeur conjugale -qu'elle est un don de Dieu, et j'avais invoqué comme preuve le témoignage de l'Apôtre, Une question se présentait naturellement; Que penser des impies qui vivent pudique ment avec leurs épouses (1) ? Vous relevez également ces paroles . « Dans les dons de Dieu », nous dites-vous, « vous refusez de voir ces vertus qui impriment une sage directions à la vie, et vous les attribuez, non pas à la grâce de Dieu, mais à la nature et à la volonté

 

(1) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, n. 4.

 

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humaine, la preuve en est que des infidèles les possèdent quelquefois ». Par là, sans doute, vous voudriez démentir ce qui, pour nous, est une vérité certaine, à savoir que personne ne peut vivre dans la justice que par la foi en Jésus-Christ Notre-Seigneur, le seul médiateur entre Dieu et les hommes; et, en effet, cette proposition vous semble digne de toutes vos colères. Et puis, n'allons pas si loin; avant de m'accuser d'erreur, répondez à ces simples questions. J'ai déclaré qu' « on ne saurait regarder comme véritablement pudique celui dont la fidélité conjugale n'a pas pour motif le Dieu véritable ». Aussitôt j'en ai donné la preuve, et elle me semble de la plus grande importance (1). J'ai dit: « Puisque la pudeur est une vertu qui a pour opposé l'impudicité; puisque toutes les vertus, même celles qui ont pour instrument le corps, ont leur siège dans l'âme ; comment donc pourrait-on dire du corps qu'il est chaste, quand l'âme est coupable de fornication par rapport au vrai Dieu ? » Ensuite, pour vous prouver que tout infidèle est un fornicateur par rapport à Dieu, j'ai cité ce passage de la sainte Ecriture : « Ceux qui s'éloignent de vous périront; car vous perdez quiconque est en fornication contre vous (2) ». Vous qui vous flattez de pulvériser les arguments qui me paraissent les mieux fondés, vous honorerez ce passage de votre silence comme s'il était pour moi de la plus profonde obscurité. Voyez donc ce qui vous paraît devoir être nié. Vous avouez sans peine que la pudeur conjugale est une vertu; vous admettez également que toutes les vertus, même celles qui ont le corps pour instrument, ont leur siège dans l'âme. Or, pour nier que l'âme d'un infidèle soit en état de fornication par rapport à Dieu, il faut se déclarer franchement l'adversaire des saintes Ecritures. De là je conclus, ou bien que la véritable pudeur peut exister dans une âme fornicatrice, ce qui est une absurdité, même à vos yeux; ou bien que cette véritable pudeur ne se trouve pas dans une âme infidèle ; mais alors, quand j'émettais cette affirmation, pourquoi donc avez-vous fait la sourde oreille? Et vous prétendez que quand je loue les dons, « ce n'est que pour mieux flétrir la substance »; c'est là une calomnie. En effet, si la substance humaine n'était pas bonne, elle serait incapable

 

(1) Ch.    IV. — (2) Ps. LXXII, 27.

 

de recevoir les dons divins ; il n'est pas même jusqu'aux vices qui ne rendent témoignage de sa bonté naturelle. En effet, qu'est-ce donc qui déplaît dans un vice, si ce n'est ce qui détruit ou affaiblit ce qui plaît dans la nature?

15. Quand la grâce est conférée à l'homme, ce n'est donc pas uniquement « pour lui aider à atteindre la perfection », et quand vous délimitez ainsi son but, n'est-il pas évident que vous voulez faire entendre que la grâce n'est point nécessaire pour commencer le bien, mais seulement pour lui donner toute sa perfection ? N'oublions pas ce que dit l'Apôtre, que celui qui a commencé le bien en nous le perfectionnera jusqu'au jour de Jésus-Christ (1). Après un témoignage aussi formel, vous osez encore nous dire que ce n'est pas dans le Seigneur, mais dans son libre arbitre, que l'homme peut se glorifier, « quand son coeur généreux lui a inspiré une louable entreprise »; qu'ainsi l'homme commence à donner, afin qu'il puisse recevoir, d'où il suit nécessairement que la grâce n'est plus une grâce (2), puisqu'elle n'est point gratuite. Vous proclamez « bonne la nature humaine qui mérite le secours d'une telle grâce ». J'applaudirais à cette parole, si vous n'aviez pour but que de remercier Dieu de nous avoir donné une âme raisonnable, car la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur n'est conférée ni aux pierres, ni aux bois, ni aux animaux. C'est parce que notre âme est l'image de Dieu qu'elle mérite cette faveur; et si elle la mérite, ce n'est pas en ce sens que, en dehors de toute grâce précédente,-la volonté puisse être bonne, ou qu'elle donne la première, pour mériter de recevoir ensuite, de telle sorte que la grâce cesse d'être une grâce, c'est-à-dire d'être gratuite, et qu'elle ne soit en réalité qu'une dette véritable. Et dès lors comment donc osez-vous me prêter un langage qui vous appartient en propre, et supposer que, pour moi, « les dons célestes ne sont autre chose que l'effet de la volonté humaine» ; comme si la volonté humaine,-sans la grâce de Dieu, pouvait être mue vers le bien, et acquérir ainsi un droit rigoureux à un paiement de la part de Dieu? Oubliez-vous donc cet oracle divin que nous ne cessons de vous opposer : « La volonté est préparée par le Seigneurs (3)? » ou, en d'autres termes, ignorez-vous que Dieu opère en nous, même le vouloir? O coeurs ingrats pour la grâce de

 

(1) Philipp. I, 6. — (2) Rom. XI, 35, 6. — (3) Prov. VIII, selon les Sept.

 

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Dieu ! ô ennemis de la grâce de Jésus-Christ ! ô hommes qui n'êtes chrétiens que de nom ! L'Eglise ne prie-t-elle pas pour ses ennemis? Et que demande-t-elle, dites -moi? Si elle demande qu'il leur soit accordé la juste récompense de leur volonté, que demande-t-elle, sinon le plus affreux des supplices? Ne serait-ce point demander, non pas leur bonheur, mais leur malheur? Or, elle prie en leur faveur; et puisque leur volonté n'est pas bonne, elle demande donc que leur volonté mauvaise se change en une volonté bonne, car « la volonté est préparée par le Seigneur ».  « C'est Dieu », dit l'Apôtre, « qui opère en nous, même le vouloir (1) ».

16. Docile à cette haine atroce dont vous poursuivez la grâce, vous nous proposez l'exemple d'impies, qui, dites-vous, « tout étrangers qu'ils étaient à la foi, possédaient en abondance les vertus dans lesquelles, sans aucun secours de la grâce, consiste le seul bien de la nature, quoique mêlé à des superstitions, de telle sorte qu'avec les seules forces de leur liberté naturelle on les a vus fréquemment miséricordieux, modestes, chastes et sobres ». Ce que vous aviez concédé à la grâce de Dieu, vous le retirez par ces paroles, c'est-à-dire l'effet même de la volonté. En effet, vous ne dites plus seulement qu'ils ont voulu être miséricordieux, modestes, chastes et sobres, et qu'ils n'ont pu le devenir parce qu'ils n'avaient pas encore reçu de la grâce l'effet de leur bonne volonté ; vous soutenez maintenant qu'ils ont voulu l'être et qu'ils l'ont été, réunissant ainsi et la volonté et l'effet de la volonté. Mais alors quelle efficacité attribuez-vous donc à la grâce, puisque vous affirmez clairement de ces impies qu'ils possédaient des vertus en abondance? Vous mettez vos délices à louer ces impies, à les combler de vertus véritables, sans vous inquiéter aucunement de cette parole de l'Ecriture : « Celui qui dit de l'impie qu'il est juste, sera maudit au milieu de son peuple, et chargé de la haine des Gentils (2) ». Ne vous arrêtez pas en si beau chemin; dites hautement que toutes ces vertus sont des donc de Dieu. Sous l'influence de ces décrets mystérieux, mais justes, ne voyons-nous pas, parmi les hommes qui naissent, des insensés, des idiots, incapables de comprendre, privés d'intelligence ou, de mémoire, tandis que

 

(1) Philipp. II, 13. — (2) Prov. XXIV, 24.

 

d'autres possèdent ou une grande intelligence, ou une grande mémoire, ou quelquefois l'une et l'autre ensemble et dans des proportions étonnantes? d'autres sont d'une nature très-douce, d'autres d'une nature très-irascible, et d'autres. d'une nature vindicative; ici des eunuques, là des tempéraments froids et insensibles, plus loin des voluptueux déchaînés, ailleurs enfin des natures intermédiaires aussi faciles à émouvoir qu'à contenir; voici des hommes très-timides, en voilà d'autres d'une audace incroyable, d'autres enfin qui ne sont ni timides ni audacieux; celui-ci rit toujours, celui-là est toujours triste, cet autre n'est ni joyeux ni triste. Se peut-il donc des différences plus tranchées? et cependant ces différences ne viennent ni de la volonté, ni de la liberté, mais de la nature, ou, comme disent les médecins, du tempérament. Sans vouloir entreprendre aucune solution directe, je me contente de poser cette question : Est-ce donc chaque homme qui, s'est créé son corps, et doit-on rendre sa volonté responsable de ces maux naturels dont il est plus ou moins affecté ? Quoi qu'il fasse, tout homme en ce monde ne pourra y échapper entièrement Et pourtant celui qui souffre le plus, comme celui qui souffre le moins, n'a aucun droit à dire à son Créateur tout-puissant, juste et bon : « Pourquoi m'avez-vous ainsi créé (1) ? » Quant à ce joug qui pèse si lourdement sur les enfants d'Adam (2), personne ne peut nous en délivrer, si ce n'est le second Adam. Mieux vaudrait donc, au sujet des vertus des impies, les attribuer à la libéralité divine qu'à leur propre volonté ; ils l'ignorent maintenant, mais pourvu qu'ils soient du nombre des prédestinés et qu'ils reçoivent l'Esprit de Dieu, ils finiront par connaître ce qu'ils doivent à la munificence du Créateur (3).

17. Et cependant, nous disons hautement qu'il ne saurait y avoir de vertu véritable que dans celui qui est juste. D'un autre côté, il ne peut y avoir de justice qu'autant que l'on vit de la foi, car « le juste vit de la foi (4)». En dehors des Pélagiens, et peut-être en dehors de vous-même, trouverait-on un seul chrétien qui osât donner le nom de juste à un infidèle, à un impie, à un esclave du démon ? Que cet infidèle s'appelle Fabricius, Fabius, Scipion ou Régulus, peu m'importent

 

(1) Isa. XLV, 9 ; Rom. IX, 20. — (2) Eccli. XL, 1. — (3) I Cor. II, 12. — (4) Rom. I, 17.

 

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noms , par l'éclat desquels vous avez cru m'effrayer, comme si nous étions encore dans, l'antique curie de Rome. Libre à vous, sans doute, de m'appeler à l'école de Pythagore ou de Platon, dans laquelle les philosophes les plus savants et les plus distingués ne regardaient comme vertus véritables que celles qui avaient été imprimées en quelque sorte dans notre esprit, par la forme de cette substance éternelle et immuable qui est Dieu. Dussé-je vous suivre à cette école, je vous crierais encore dans toute la liberté de ma foi et avec toute l'énergie dont Dieu me rendrait capable : Non, la véritable justice n'était pas le partage de tous ces hommes: « Le juste vit de la foi. La foi vient de ce qu'on a entendu, et on a entendu par la parole de Jésus-Christ, car Jésus-Christ est la fin de la loi, pour justifier tous ceux qui croiront en lui (1) ». Comment peuvent-ils être véritablement justes, ceux qui regardent comme une honte l'humilité du juste par excellence ? Leur intelligence les poussait vers lui, mais leur orgueil les en a éloignés pour toujours : « Car, ayant connu Dieu , ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur coeur insensé a été rempli de ténèbres. Ainsi ils sont devenus fous, en s'attribuant le nom de sages (2) ». Puisqu'ils n'ont point la véritable sagesse, ont-ils donc la véritable justice ? Si vous la leur attribuez, rien ne vous empêchera plus de dire qu'ils sont parvenus à ce royaume dont il est écrit : « Le désir de la sagesse conduit au royaume (3) ». C'est donc en vain que Jésus-Christ est mort si les hommes, sans la foi de Jésus-Christ, et par quelque moyen que ce soit, parviennent à la foi véritable, à la vertu véritable, à la justice véritable, à la véritable sagesse. Parlant de la loi, l'Apôtre avait dit : « Si la justice est conférée par la loi, c'est en vain que Jésus-Christ est mort (4) » ; on pourrait dire avec tout autant de raison : Si la justice est conférée parla nature et la volonté, c'est donc en vain que Jésus-Christ est mort. Si la simple doctrine des hommes peut conférer la justice quelle qu'elle soit, c'est en vain que Jésus-Christ est mort. Car ce qui produit la justice, produit par le fait même le droit au royaume de Dieu. En effet, Dieu serait injuste,

 

(1) Rom. X, 17, 4. — (2) Id. I, 21, 22. — (3) Sag. VI, 21. — (4) Gal. II, 21

 

s'il n'admettait pas le juste véritable dans son royaume, car son royaume, c'est la justice, selon cette parole : « Le royaume de Dieu a n'est ni la nourriture, ni le breuvage, mais la justice, la paix et la joie (1) ». Or, si les impies ne possèdent pas la véritable justice, les autres vertus dont on voudrait les gratifier ne sont pas, et ne peuvent être des vertus véritables ; ne suffit-il pas que les dons de Dieu ne soient pas rapportés à leur auteur pour que les impies qui en usent deviennent injustes ? Par conséquent, la continence ou la pudeur des impies ne sauraient être des vertus véritables.

18. Quant à ces paroles de l'Apôtre : « Pour se préparer au combat les athlètes gardent ci en toute chose une exacte tempérance (2) »; vous les dénaturez jusqu'au point de soutenir que cette grande vertu de continence dont il est dit que personne ne la possède, à moins qu'il ne l'ait reçue de Dieu (3), se rencontre jusque dans les saltimbanques, et autres personnes de profession aussi infâmes. Il est vrai que, pour se préparer au combat, ils observent en tout une exacte tempérance; mais se privent-ils également d'une vaine cupidité N'est-ce pas cette cupidité vaine, et par là même dépravée, qui triomphe en eux, et enchaîne momentanément les autres passions également dépravées ; et n'est-ce pas pour ce seul motif qu'on les gratifie de la continence? La plus grande injure que vous puissiez faire aux Scipion, dont vous avez si pompeusement vanté la continence, n'était-ce pas d'attribuer cette continence aux histrions eux-mêmes? Vous feignez d'ignorer que, pour exhorter plus puissamment les hommes à la vertu, l'Apôtre leur proposait pour exemple les passions les plus criminelles des hommes; c'est ainsi que la sainte Ecriture , dans un autre passage, pour inspirer aux hommes l'amour de la sagesse, leur dit de la chercher comme on cherche l'argent (4). En concluez-vous que l'Ecriture a fait l'éloge de l'avarice ? Nous savons tous à quels travaux et à quelles souffrances se condamnent les amateurs de la richesse, de quelles satisfactions ils savent se priver, soit pour augmenter leur capital, soit dans la crainte de le diminuer ; quelle. sagacité et quelle prudence ils déploient pour obtenir des bénéfices, ou pour éviter des pertes ; comme ils s'abstiennent de léser les droits du

 

(1) Rom. XIV, 17. — (2) I Cor. IX, 25. — (3) Sag. VIII, 21. — (4) Prov. II, 4.

 

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prochain et quelquefois même de revendiquer les leurs, dans la crainte de perdre encore davantage dans des discussions et des procès. Quoi de plus naturel que de nous proposer cet amour de l'argent comme modèle de l'amour que nous devons avoir pour la sagesse? Désirons avidement en acquérir un immense trésor, augmentons-le sans cesse ; ne souffrons pas qu'il diminue, et pour cela faisons tous les sacrifices nécessaires, enchaînons nos passions, ne perdons pas de vue l'avenir, et conservons notre innocence et notre bienfaisance. En agissant ainsi, nous faisons preuve des vertus véritables, car c'est le Dieu véritable qui est le but de nos rouvres, c'est-à-dire que ces œuvres revêtent un caractère de conformité avec le salut et l'éternelle félicité.

19. On peut certainement accepter cette définition de la vertu : « La vertu est dans l'âme et une habitude conforme à la nature et à la raison (1).». Cicéron disait vrai, mais il ignorait ce qui peut être conforme à la délivrance et à la béatification de notre nature. Qui que nous soyons, et par une sorte d'instinct naturel, nous aspirons tous à l'immortalité et au bonheur; n'est-ce pas une preuve que nous pouvons y parvenir ? Mais comment arriver à ce souverain bien, si ce n'est par Jésus-Christ crucifié, dont la mort a vaincu la mort, et dont les blessures ont guéri notre nature ? Voilà pourquoi le juste vit de la foi de Jésus-Christ. Et cette foi, pour celui qui en suit fidèlement les inspirations, imprime à. ses oeuvres un caractère de prudence, de force, de tempérance, de justice, eu un mot le caractère de toutes les vertus véritables. Si donc les vertus de tel homme ne lui sont d'aucune utilité pour obtenir la véritable béatitude dont la promesse nous est faite par la vraie foi en Jésus-Christ, n'est-ce pas parce que ces vertus ne peuvent être véritables ? Direz-vous, par exemple, que les avares ont de véritables vertus, parce qu'ils sont très-prudents à saisir toutes les chances de s'enrichir, parce qu'ils s'imposent de nombreux et grands sacrifices pour gagner de l'argent, parce qu'ils opposent sans cesse la tempérance et la sobriété à toutes les inspirations du luxe et de la somptuosité, parce qu'ils s'abstiennent de prendre le bien d'autrui, et même quelquefois de revendiquer celui qu'ils ont perdu, pour ne pas s'exposer

 

(1) Cicéron, liv. II de l'Invention.

 

à en perdre davantage dans des discussions et des procès? Toutes les fois que l'on agit avec prudence, avec force, avec tempérance et avec justice, on met en pratique ces quatre vertus que vous regarderez toujours comme les vertus véritables, si, pour les connaître et en juger, vous ne faites attention qu'à l'oeuvre même, et non pas au but qui les inspire. Comme vous pourriez m'accuser de vous calomnier, je vais citer vos paroles. « Toutes les vertus », dites-vous, « n'ont d'autre origine que l'âme raisonnable, et toutes les affections qui nous rendent ou fructueusement ou stérilement bons; c'est-à-dire la prudence, la justice, la tempérance et la force, ont pour principe notre esprit. Or », ajoutez-vous, « quoique ces affections se trouvent naturellement dans tous les hommes, cependant elles ne tendent pas toujours au même but; ici elles aspirent aux biens éternels, là aux biens temporels, suivant l'impulsion de la volonté dont elles sont les dociles servantes. Il suit de là que, si elles se distinguent entre elles, ce n'est ni par leur nature, ni par leurs actes, mais uniquement par la récompense qu'elles méritent. Par conséquent, aucune perte ne peut les atteindre, ni quant à leur nom, ni quant à leur genre, ruais uniquement quant à leur récompense, dont l'abondance les enrichit, et dont l'absence les appauvrit ». J'ignore où vous avez puisé une semblable doctrine ; cependant vous voyez, je pense, que la conclusion rigoureuse que vous devez en tirer vous met dans la nécessité de regarder comme une vertu véritable la prudente des avares, par laquelle ils savent si bien se ménager tous les genres de bénéfices; la justice des avares, sous l'inspiration de la. quelle, et dans la crainte de plus grands malheurs, ils abandonnent leurs propres biens, plus facilement qu'ils n'usurpent le bien d'autrui; la tempérance des avares, qui se privent de toute somptuosité parce qu'elle coûte trop cher, et se contentent du rigoureux nécessaire pour la nourriture et le vêtement; enfin la fonce des avares, car elle est telle selon les paroles mêmes d'Horace « qu'ils fuient la pauvreté à travers les mers, les rochers et le feu (1) » ; n'en avons-nous pas vus, de ces avares, sous le coup d'une invasion des barbares, braver tous les tourments et tous les supplices plutôt que de révéler leurs trésors?

 

(1) Horace, liv. I, ép. 1, v. 46.

 

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Et pourtant ces vertus, aussi honteuses que criminelles dans leur fin, vous paraissent tellement véritables et belles, « qu'elles ne peuvent souffrir de perte, ni dans leur nom ni dans leur genre, mais uniquement dans leur a récompense dont la faiblesse peut tromper leur attente ». Vous parlez ici, assurément, des avantages terrestres, et non pas des récompenses célestes. A ce prix encore vous célébrerez dans Catilina une justice véritable, car il avait de nombreux amis, prenait hardiment leur défense, et entretenait avec eux des relations assidues ; exaltez en lui la véritable vertu de force, qui le rendait capable de supporter le froid, la faim et la soif, et surtout n'oubliez pas sa patience, car on peut à peine se faire une idée du sang-froid qu'il ne cessa de montrer dans la disette la plus profonde, dans les froids les plus rigoureux, dans des veilles continuelles (1). Et pourtant, on regarderait comme un insensé celui qui émettrait une semblable doctrine.

20. Comment donc, malgré votre science, vous laissez-vous prendre à ces vaines ressemblances, qui vous font regarder comme des vertus véritables des oeuvres extérieures, qui ne sont en réalité que des vices ? La constance est une vertu qui a pour vice contraire l'inconstance ; et cependant l'obstination qui touche de si près à la constance et semble l'imiter, n'est autre chose qu'un vice véritable. Puissiez-vous être exempt de ce vice, quand vous aurez reconnu la vérité de mes paroles; alors du moins, sous prétexte de montrer de la constance, je n'aurai plus à redouter de vous voir vous obstiner dans l'erreur. De là, nous pouvons conclure que les vices, non-seulement sont contraires aux vertus, comme la témérité est contraire à la prudence, mais encore que ces vices ont avec les vertus une certaine similitude extérieure, à laquelle on peut se laisser prendre. C'est ainsi qu'on peut rapprocher de la prudence, non pas la témérité ou l'imprudence, mais l'astuce ou la ruse, laquelle ne laisse pas d'être un vice, quoique nous lisions dans l'Ecriture ces mots auxquels on doit donner une interprétation favorable, « Soyez rusés comme des serpents (2) », tandis que l'on doit interpréter dans le sens mauvais ces autres paroles : « Le serpent était le plus prudent des animaux (3) ». Il serait dit :

 

(1) Salluste. Conjuration de Catilina, ch. III. — (2) Matt. X, 16. — (3) Gen. III, 1.

 

facile de désigner parleur nom propre chacun de ces vices qui ont une si grande affinité avec les vertus; mais, après tout, peu importe leur nom, l'essentiel c'est de les éviter.

21. Vous comprenez maintenant que les vertus se distinguent des vices, non pas précisément par leurs oeuvres, triais par la fin qu'elles veulent atteindre. L'oeuvre, c'est ce que l'on doit faire ; la fin, c'est le but pour lequel on agit. En soi, telle oeuvre peut paraître bonne, et cependant, si son auteur ne l'accomplit pas dans le but pour lequel il doit la faire, il se rend certainement coupable. Vous ne faites pas cette distinction essentielle; voilà pourquoi vous séparez l'oeuvre de sa fin, et vous faites de cette œuvre une vertu véritable, sans tenir aucun compte de sa fin. De là, ces absurdités dans lesquelles vous tombez, jusqu'à vous voir contraint d'appeler justice véritable, ce qui au fond n'est qu'une avarice déguisée. En effet, si vous n'envisagez que l'oeuvre en elle-même, vous verrez toujours la vertu de justice dans la simple abstention de prendre le bien d'autrui ; mais, si je demande pourquoi cette abstention, et qu'on me réponde que c'est pour éviter des procès, où l'on perdrait beaucoup plus d'argent, verrez-vous encore une oeuvre de justice véritable dans ce qui n'est réellement qu'une précaution de l'avarice? Telles furent, par exemple, les vertus qu'on donna comme suivantes à la volupté ; ces vertus, c'est tout naturel, ne devaient agir qu'en vue de satisfaire leur maîtresse. Concluons donc que la vertu véritable ne se trouve que dans celui qui agit en vue de Dieu, à qui nous adressons cette prière: « Dieu des vertus, Convertissez-nous (1) ». Quant à ces vertus qui ont pour motif et pour but les délectations charnelles, les satisfactions ou les avantages temporels, on ne saurait les regarder comme des vertus véritables. Agir sans motif et sans but, ne suffit pas non plus pour une vertu réelle. Toute vertu véritable sert Dieu dans les hommes qui l'ont reçue de Dieu ; elle sert Dieu dans les anges qui l'ont également reçue de Dieu. D'un autre côté, telle oeuvre qui peut être bonne en elle-même, si elle n'est pas dirigée vers la fin que commande la véritable sagesse, devient coupable par sa fin même.

22. On peut donc faire le bien et le faire mal. C'est une bonne oeuvre de courir au

 

(1) Ps. LXXIX, 3.

 

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secours de quelqu'un, surtout d'un innocent ; mais si on le fait par amour de la gloire humaine, et non pas pour Dieu, tout en faisant le bien, on fait le mal; l'auteur d'une action peut-il être bon, s'il n'agit pas avec une volonté bonne? Or, une volonté peut-elle être bonne si elle cherche sa gloire, non pas en Dieu, mais dans les créatures ou en elle-même ? Le bien ne peut donc être le fruit de cette volonté, car l'arbre mauvais ne peut porter de bons fruits ; le bien qu'elle pourrait faire ne serait que le fruit de celui qui se sert des méchants pour faire le bien. Comment dès lors caractériser comme elle le mérite cette fausse opinion que vous formulez en ces termes : « Toutes les vertus sont des affections qui nous rendent bons fructueusement ou stérilement? » L'arbre bonne porte-t-il pas de bons fruits (1)? Or, notre Dieu, la bonté même, qui lance la cognée à la racine de l'arbre qui ne porte pas de bons fruits, se garde bien de couper et de jeter au feu les arbres bons (2). Il n'est donc pas possible que des hommes soient stérilement bons ; quant à ceux qui sont mauvais, les uns peuvent l'être plus et les autres moins.

23. Quant à ces hommes, que l'Apôtre désignait en ces termes : « Les Gentils, qui n'ont point de loi, font naturellement ce que la loi commande, et sont à eux-mêmes leur propre loi, car ils ont l'oeuvre de la loi écrite dans leur coeur », je ne vois pas quel appui ils peuvent apporter à votre thèse. Vous les invoquez cependant pour prouver que ceux même qui n'ont pas la foi de Jésus-Christ, peuvent posséder la véritable justice, puisque, selon l'Apôtre, « ils font naturellement ce que la loi commande ». C'était là pour vous une belle occasion de formuler ce dogme impie par lequel vous vous déclarez les ennemis de la grâce de Dieu, conférée aux hommes par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui efface les péchés du monde (3); comment, dès lors, ne pas insister sur cette race d'hommes, qui peut plaire à Dieu, sans la foi de Jésus-Christ, et seulement par la loi de nature? Mais enfin que faites-vous de ces hommes? Ont-ils des vertus véritables, et sont-ils stérilement bons, parce que ce n'est pas pour Dieu qu'ils le sont? ou bien les vertus qu'ils pratiquent, leur suffisent-elles pour plaire à Dieu et mériter de lui les récompenses éternelles ?

 

(1) Matt. VII, 17, 18. — (2) Id. III, 10. — (3) Jean, I, 17, 29.

 

Si vous dites que leurs vertus sont stériles, à quoi servira-t-il à ces hommes d'être défendus par leurs pensées au jour où Dieu jugera, par Jésus-Christ, tout ce qui est caché dans le coeur des hommes (1)?», Et si ces hommes, défendus par leurs pensées, parce qu'ils ont accompli naturellement les prescriptions de la loi, ne sont pas stérilement bons, et dès lors trouveront un jour en Dieu la récompense éternelle, il faut en conclure qu'ils sont justes, parce qu'ils vivent de la foi.

24. Quant à ces paroles de l'Apôtre: « Tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché », vous les interprétez comme il vous plaît, et non selon les règles véritables. Saint Paul dans ce passage, parlait des nourritures. Il venait de dire : « Celui qui doute et qui en mange, est condamné parce qu'il n'agit pas selon la foi » ; voulant donc fonder cette décision sur un principe général qui déterminât l'espèce. de péché, il ajoutait aussitôt : « Ce qui ne se fait point selon la foi est péché (2) ». Mais soit, je vous accorderai même qu'il ne s'agit que des aliments offerts aux idoles; que direz-vous du moins d'un autre témoignage que j'ai également invoqué, et que vous avez passé sous silence, sans doute parce que vous n'avez pas trouvé moyen de le tourner en votre faveur ? Il s'agit de ces paroles adressées aux Hébreux : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (3)». L'Apôtre ne veut-il pas parler de toute la vie de l'homme, pendant laquelle le juste vit de la foi ; et cependant, puisque sans la foi il est impossible de plaire à Dieu, comment donc des vertus, sans la foi, ont-elles lg talent de vous plaire jusqu'à se voir proclamées des vertus véritables qui rendent bons tous ceux qui les possèdent? Et puis, comme si vous regrettiez aussitôt les éloges que vous prodiguez à ces vertus, vous ne craignez pas de les frapper de stérilité.

26. Tous ceux donc qui sont justes par la loi naturelle ou qui plaisent à Dieu, ne lui plaisent qu'à la condition d'avoir la foi, car sans elle il est impossible de lui plaire. Et quelle foi les rend ainsi agréables, si ce n'est la foi de Jésus-Christ, selon ces autres paroles des Actes des Apôtres : « Dieu a donné à tous la foi en Jésus-Christ, en le ressuscitant d'entre les morts (4)? » Si donc il est dit

 

(1) Rom. II, 14-16. — (2) Id.                XIV, 23. — (3) Hébr. XI, 6. — (4) Matt XVII, 31.

 

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de ces hommes, que sans loi ils ont naturellement accompli les prescriptions de la loi, c'est parce qu'ils sont venus à l'Evangile, en sortant de la gentilité, et non de la circoncision à laquelle la loi a été imposée; et enfin, si c'est naturellement qu'ils ont accompli la loi, c'est parce que la grâce de Dieu a corrigé en eux la nature pour les amener à la foi. Ces hommes ne peuvent donc vous être d'aucun secours pour prouver que les infidèles peuvent posséder des vertus véritables, car ils ont reçu la foi. Ou bien, s'ils n'ont pas la foi de Jésus-Christ, ils ne sont pas justes et ne plaisent pas à Dieu, puisqu'on ne saurait lui plaire sans la foi. Toutefois, au jour du jugement, ils trouveront dans leurs pensées une sorte de justification qui diminuera leurs tourments, parce qu'ils auront accompli naturellement les prescriptions de la loi, et montré que l'oeuvre de la loi était écrite dans leur coeur et leur inspirait de ne pas faire à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur fît à eux-mêmes. Cependant, ils ne laissaient pas d'être coupables, parce que, rejetant les données de la foi, il n'imprimaient pas à leurs couvres le but qu'ils auraient dû leur donner. C'est ainsi que Fabricius sera moins puni que Catilina, non pas en ce sens que le premier ait été bon, mais en ce sens que ce dernier était plus mauvais; Fabricius était moins impie que Catilina, non pas qu'il ait possédé des vertus véritables, mais parce qu'il s'éloignait moins de ces vertus.

26. Mais voici des hommes qui ont éprouvé pour la patrie terrestre une dilection babylonienne, et, poussés par une vertu civile, non pas véritable, mais semblable à la véritable, se sont faits les esclaves des démons et de la gloire humaine; je nommerai les Fabricius, les Régulus, les Fabius, les Scipion, les Camille et tant d'autres. Or, je vous demande si vous accordez à ces hommes, -comme vous le faites aux enfants morts sans baptême, un séjour intermédiaire entre la damnation et le royaume des cieux ; un lieu qui réunisse, non pas dans la souffrance, mais dans la béatitude éternelle, ceux qui n'ont pas plu à Dieu, puisqu'il est impossible de lui plaire sans cette foi qu'ils n'ont possédée. ni dans leurs oeuvres ni dans leurs coeurs. Il me semble que vous n'en êtes pas encore arrivé jusqu'à ce degré d'aveuglement et d'impudence. « Mais », répliquez-vous, « seront-ils donc dans la

damnation éternelle, ces hommes en qui se trouvait la justice véritable? » C'est le comble de l'audace la plus sacrilège ! J'affirme qu'il n'y avait en eux aucune véritable justice, car les oeuvres s'apprécient, non pas seulement par leur objet matériel, mais encore et surtout d'après leur fin.

27. Tout à coup, revêtant toutes les grâces de l'élégance et de l'urbanité, vous vous écriez : « Si la chasteté des infidèles n'est pas la chasteté. pourquoi ne pas aller jusqu'à dire que le corps des païens n'était pas un corps, que les yeux des païens n'étaient pas doués du sens de la vue; que le froment qui naît dans le champ des païens n'est pas du froment, et beaucoup d'autres choses semblables, dont l'absurdité serait telle qu'il se soulèverait de partout un rire universel ? » Ce n'est pas le rire, mais les larmes, que provoque votre rire dans toutes les personnes capables de comprendre, comme on voit le rire des frénétiques arracher des sanglots à leurs amis. Contrairement à la doctrine formelle des saintes Ecritures, vous niez que l'infidélité soit une véritable fornication spirituelle ; ou bien, vous soutenez que la chasteté véritable peut se concilier avec cette fornication spirituelle ; et vous riez et vous n'êtes pas fou? Pourquoi, comment cela peut-il se faire? Non, il n'y a ici ni chasteté véritable ni véritable raison. Je l'affirme, la véritable chasteté est incompatible avec la fornication, et il y a folie à soutenir cette extravagance et à en rire. A Dieu ne plaise que nous disions du corps des païens que ce n'est pas un corps, et autres choses semblables l Que la vertu dont l'impie se glorifie ne soit pas la véritable vertu, faut-il en conclure que le corps, créé par Dieu, ne soit pas un corps véritable ? Mais nous pouvons dire que le front des hérétiques n'est pas un front, si par ce mot nous désignons la pudeur, et non pas cette partie de la tête créée par Dieu. Mais quoi ? Dans ce livre que vous vous flattez de réfuter, n'ai-je pas prouvé, par avance, et affirmé hautement que cette parole : « Ce qui n'est pas selon la foi est péché », ne s'applique, à l'égard même des infidèles, ni aux biens de l'esprit, ni aux biens du corps, lesquels sont tous l'oeuvre de Dieu? Or, parmi ces biens, je trouve les objets sur lesquels vous plaisantez;.le corps, les yeux et les autres membres. On peut y ajouter également le froment qui naît dans le champ des païens, (166) et dont la création est l'oeuvre de Dieu, et non pas des païens. Pourquoi, dans votre énumération, n'avez-vous pas cité ces quelques paroles que pourtant vous avez lues dans mon livre : « L'âme et le corps, et tous les biens naturels de l'âme et du corps, sont partout des dons de Dieu, même dans les pécheurs, car c'est Dieu, et non pas l'homme, qui en est l'auteur. Mais s'il s'agit de leurs oeuvres, elles tombent sous le coup de cette sentence

Tout ce qui n'est pas selon la foi est péché (1) ». Si vous aviez daigné vous souvenir de cette courte explication que j'avais donnée, je pense que vous n'auriez pas porté la mauvaise foi jusqu'à soutenir que nous étions de taille à dire que le corps des païens n'est pas un corps, que les yeux des païens ne sont pas doués du sens de la vue, et que le froment, « qui croit dans le champ des païens, n'est pas du froment ». Permettez donc que, vous traitant comme un homme profondément endormi ou volontairement oublieux, je vous redise encore : « L'âme et le corps, et tous les biens naturels de l'âme et du corps, sont partout des dons de Dieu, même dans les pécheurs, car c'est Dieu, et non pas l'homme, qui en est l'auteur. Mais s'il s'agit de leurs oeuvres, elles tombent sous le coup de cette sentence : Tout ce qui n'est pas selon la foi est péché ». Vos paroles et votre rire insensés vous assimilent donc à un frénétique; mais quand je vous vois laisser passer inaperçues et oublier des paroles que vous aviez rappelées. peu de temps auparavant, et qui étaient gravées en toutes lettres dans le livre auquel vous vous flattez de répondre, ce n'est plus de la frénésie que je trouve en vous, mais une véritable léthargie.

28. « Vous vous étonnez », dites-vous, « qu'un excellent génie comme le mien », je vous sais gré de cette ironie, « n'ait pas vu que je mets entre vos mains.contre moi une arme redoutable, quand j'affirme que tels péchés sont vaincus par tels autres péchés ». Vous concluez.immédiatement: « Donc, animé de ce zèle de la sainteté, auquel Dieu donne le secours de sa grâce, l'homme peut très-facilement vivre exempt de péchés. En effet», dites-vous, « si tels péchés sont vaincus par tels autres péchés, combien plus les péchés peuvent-ils être vaincus par les vertus? » Mais nous ne nions aucunement que le secours de Dieu

 

(1) Du Mariage et de la conc., liv. 1, n. 4.

 

possède assez de puissance, s'il le voulait, pour que, à l'instant même, nous soyons entièrement dépouillés de cette concupiscence mauvaise contre laquelle nous combattons même victorieusement; et cependant, vous en convenez vous-même, cette faveur ne nous est point accordée. Pourquoi ce bonheur nous est-il refusé? Qui donc connaît les secrets de Dieu (1) ? Ce que je sais, et je l'affirme en toute assurance, c'est que la justice de Dieu est sans iniquité, et sa toute-puissance sans faiblesse. Si donc, pendant que nous vivons dans cette chair mortelle, nous portons en nous-mêmes la cause d'une lutte continuelle, croyons que c'est Dieu qui l'a ainsi voulu dans ses décrets mystérieux ; c'est lui qui veut que nous ayons toujours à dire : « Pardonnez-nous nos offenses (2) ». Mais vous parlant d'homme à homme, et sous le poids de cet habitacle terrestre qui comprime l'essort de notre esprit (3), je proclamerai devant vous que, parmi les natures créées, c'est l'âme raisonnable qui occupe sans conteste le premier rang. De là vient que l'âme bonne se complaît en elle-même et s'aime d'un tout autre amour qu'elle n'aime les créatures inférieures. Or, c'est là pour elle le grand danger; n'est-il pas à craindre qu'elle ne se gonfle sous le souffle perfide de l'orgueil, tant qu'il ne lui est pas encore donné de voir ce bien suprême et immuable, qu'elle ne contemplera qu'après la mort? si elle le voyait maintenant, elle n'éprouverait pour elle-même que le plus profond mépris; elle cesserait de s'avilir par son amour personnel et exagéré, et se sentirait si vivement saisie de l'esprit de Dieu, que ce Dieu deviendrait l'objet de toutes les préférences, non-seulement de sa raison, mais encore de son amour. Un tel sujet exigerait d'immenses. développements. Comme il les sent avec délices, celui qui, pressé par la faim, rentre en lui-même et s'écrie : « Je me lèverai et j'irai à mon père (4) !» Nous savons que ce mal de l'orgueil ne pourra plus nous tenter et nous faire la guerre quand il nous sera donné de. nous rassasier de la vue de Dieu, quand nous serons tout embrasés de l'amour du bien suprême ; alors du moins, nous ne pourrons plus nous complaire en nous-mêmes, et.déchoir de cette charité dont nous serons inondés. N'est-ce donc pas pour empêcher l'orgueil de nous séduire, que nous

 

(1) Rom, XI, 34. — (2). Matt. VI, 12. — (3) Sag. IX, 15. — (4) Luc, XV,18.

 

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sommes condamnés, dans ce séjour de faiblesse, à vivre dans le besoin d'une rémission quotidienne de nos péchés? C'est ce mal de l'orgueil qui forçait l'Apôtre à se défier de son propre jugement; parce qu'il n'était point encore arrivé à la participation de ce bien suprême, et qu'il restait exposé aux atteintes de l'orgueil, l'ange de Satan lui fut donné pour le souffleter, et le tenir sans cesse sous l'impression de son propre néant (1).

29. Du reste, que ce soit cette raison, ou tout autre que je ne connais pas, il est une chose certaine, c'est que, sous le poids de ce corps corruptible, quel que soit le degré de perfection où nous puissions atteindre, « si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (2) ». Voilà pourquoi, au grand scandale de votre orgueil, la sainte Eglise, comme pour mieux apparaître sans tache et sans souillure aux yeux de tous ses membres (3), ne cesse de dire à Dieu : « Pardonnez-nous nos offenses ». Vous, au contraire, plein d'arrogance et de présomption dans votre vertu, vous vous écriez : « Tout homme qui a du zèle pour sa sainteté peut très-facilement vivre sans péché, avec le secours que Dieu lui accorde ». De telles paroles ne sont pas comprises de ceux qui ne sont pas initiés à vos dogmes. En effet, vous prétendez que le zèle de la sainteté se forma dans la volonté de l'homme, sans aucun secours antérieur de la part de Dieu, et que ce secours ne lui est accordé que comme récompense, et par là même n'est nullement gratuit. Vous en concluez que, dans cette vie de peines et de labeurs, l'homme, peut vivre- exempt de péché et sans aucun besoin de dire : « Pardonnez-nous nos offenses ». Pourtant cette affirmation paraît, de votre part, empreinte d'une certaine timidité, car vous n'osez dire qu'il puisse être absolument exempt de tout péché. D'un autre côté, vous ne dites pas non plus qu'il ne serait exempt que de certains péchés ; mais, comme si vous rougissiez de votre présomption, vous tempérez votre proposition, comme si vous vouliez qu'elle pût être soutenue et par vous et par nous. Si nous consultons les Pélagiens, ils nous répondent que l'on ne met pas de restrictions, parce que l'homme peut vivre exempt de tout péché, quel qu'il soit; au contraire, s'il s'agit des

 

(1) II Cor. XII, 7. — (2) I Jean, I, 8. — (3) Eph. V, 27.

 

catholiques, on répond qu'il ne s'agit pas de tous les péchés sans exception, car l'homme a toujours besoin d'implorer son pardon pour quelques péchés. Quoi qu'il en soit, nous connaissons parfaitement votre opinion, mais nous ne pouvons préciser le sens que vous donnez à vos paroles.

30. « Tel païen », dites-vous, « donne son vêtement à un malheureux qui n'en a pas ; parce que son action n'est pas inspirée par la foi, sera-t-elle un péché? » Oui, en tant qu'elle n'est pas inspirée par la foi, elle est un péché; mais, quant à sa nature même, l'acte de vêtir un homme qui est nu n'est pas un péché; enfin, si l'on se glorifiait de cet acte, mais non pas dans le Seigneur, il faudrait être impie pour n'y pas voir un péché. Cette proposition est assez importante pour nous arrêter un instant, quoique nous l'ayons déjà discutée. Et d'abord, voici vos propres paroles : « Tel païen, qui ne vit pas selon la foi, donne son vêtement à un pauvre, arrache un malheureux au danger qui le menace, panse les plaies d'un malade, fait des largesses à une honnête amitié, préfère braver tous les tourments plutôt que de faire un faux témoignage ». Eh bien ! sans nier que toutes ces oeuvres ne soient bonnes en elles-mêmes, je vous demande s'il les accomplit bien ou mal. S'il les accomplit mal, vous ne pouvez excuser de péché celui qui fait mal, de quelque manière que ce soit. Mais comme vous ne voulez pas qu'il soit coupable, vous répondrez infailliblement que toutes ces oeuvres sont bonnes, et qu'il les fait bien. Mais alors, un arbre mauvais porte donc de bons fruits, quoiqu'en ait dit la Vérité même. N'apportez aucune précipitation dans votre réponse, et, avant de l'émettre, pesez-la sérieusement. Direz-vous d'un homme infidèle qu'il est un bon arbre? S'il est bon, il plaît à Dieu, car tout ce qui est bon ne peut que lui plaire. Mais alors, que devient cette sentence

Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (1) ? » Me répondrez-vous qu'il est un bon arbre, non pas en tant qu'il est infidèle, mais en tant qu'il est homme ? Et de qui donc le Seigneur a-t-il dit : « Un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits (2)? » Evidemment il s'agit là ou de l'homme ou de l'ange. Or, si l'homme, en tant qu'il est homme, est un bon arbre; à plus forte raison l'ange, en tant

 

(1) Hébr. XI, 6. — (2) Matt. VII, 18.

 

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qu'il est ange, doit-il être un bon arbre. En effet, l'homme et l'ange sont l'oeuvre de celui qui a créé toutes les natures. A ce prix, il serait impossible de trouver un seul mauvais arbre dont on dirait qu'il ne peut porter de bons fruits. Un infidèle lui-même pousserait-il jusqu'à ce point son infidélité? Ce n'est donc pas en tant qu'il est homme, et par là même l'oeuvre de Dieu, mais en tant qu'il se laisse vaincre par sa volonté mauvaise, que l'homme devient un arbre mauvais et ne peut porter de bons fruits. Maintenant, voyez si vous pouvez dire d'une volonté infidèle qu'elle est une bonne volonté.

31. Vous direz, peut-être, qu'une volonté miséricordieuse est une volonté bonne. Vous en auriez le droit, si la miséricorde était toujours bonne, comme l'est toujours la foi de Jésus-Christ, c'est-à-dire la foi qui opère par la charité (1). Si, au contraire, on trouve une miséricorde mauvaise, qui traîne en jugement la personne du pauvre (2), et qui a mérité au roi Saül d'être condamné par le Seigneur, parce que, cédant à un sentiment tout humain, il avait épargné un roi captif, contre l'ordre formel du Seigneur (3); ne devez-vous pas en conclure, après un examen attentif, qu'il n'y a de miséricorde bonne que celle qui est inspirée par une foi véritable? Ou plutôt, car je veux sur ce point dissiper tous vos doutes, dites-moi franchement si vous trouvez bonne la miséricorde infidèle. Si c'est un vice de faire un mauvais usage de la miséricorde, n'est-ce pas un vice d'en faire usage sans la foi ? Sans doute, toute oeuvre de miséricorde, inspirée par une compassion naturelle, est bonne par elle-même ; mais c'est faire de ce bien un mauvais usage, que d'en faire usage dans l'infidélité; or, c'est toujours un péché que de faire un mauvais usage de quoi que ce soit.

32. Il suit de là que les bonnes oeuvres des infidèles ne sont pas leurs propres oeuvres, mais les oeuvres de Celui qui sait faire un bon usage des méchants eux-mêmes. Quant à leurs péchés, ils leur appartiennent en propre; même quand ils font un mauvais usage du bien, car alors ils obéissent, non pas à une volonté bonne, mais à une volonté folle et criminelle. Une telle volonté, tous les chrétiens en conviennent, est réellement cet arbre mauvais, qui ne peut porter que

 

(1) Gal. V, 6. — (2) Exod. XXIII, 3. — (3) I Rois, XV.

 

de mauvais fruits, c'est-à-dire des péchés. Car, que vous le vouliez, ou que vous ne le vouliez pas, « tout ce qui n'est pas selon la foi est péché (1) ». Dès lors, Dieu ne saurait aimer de tels arbres, et s'ils restent tels, il ordonnera de les couper, car sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ». Mais pour. quoi insister sur ce point, quand vous déclarez vous-même que de tels arbres sont stériles ? Quand donc je vous entends louer les fruits des arbres stériles, comment ne pas croire ou que vous plaisantez, ou que vous délirez? Ou bien ces fruits sont nuls, ou bien ils sont mauvais. Si vous soutenez qu'ils sont bons, dites de ces arbres, non pas qu'ils sont stériles, mais qu'ils sont bons, puisqu'ils portent de bons fruits, et qu'ils doivent plaire à Dieu, car il n'y a que les arbres bons qui puissent lui plaire ; et alors je ne verrai plus qu'un mensonge dans cette parole . « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ».

33. A cela que répondrez-vous, si ce n'est des futilités? «J'ai appelé stérilement bons », dites-vous, « les hommes qui, ne faisant pas pour Dieu le bien qu'ils accomplissent, n'obtiennent pas de lui la vie éternelle ». Un Dieu juste et bon jettera donc les bons dans la mort éternelle ? Je rougis de relever toutes les absurdités qui se pressent dans votre doctrine, dans vos paroles, dans vos écrits, et dans ces reproches que vous m'a. dressez, et dans lesquels je n'aurai pas la folie de vous suivre. Cependant, sous peine de passer pour ergoter sur des mots, je ne puis taire toutes ces erreurs profondes, dans lesquelles vous vous précipitez. Je lis dans l'Evangile : « Si votre oeil est corrompu, tout votre corps sera dans les ténèbres; mais si votre oeil est pur, tout votre corps sera resplendissant de lumière (2) ». Sachez donc que cet eeil désigne l'intention dont chacun s'inspire dans ses actes ; par conséquent, celui qui, faisant le bien, n'a pas pour intention la foi véritable, c'est-à-dire celle qui agit par la charité, précipite dans les ténèbres, c'est-à-dire dans la noirceur des péchés, son corps, c'est-à-dire ses oeuvres qui en sont comme les membres. Pourtant vous nous concédez que les oeuvres des infidèles, même celles qui vous paraissent bonnes, ne les conduisent ni au salut, ni au royaume éternel; or, nous enseignons que ce bien, cette bonne volonté,

 

(1) Rom. XIV, 23. — (2) Matt. VI, 23, 22.

 

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cette bonne oeuvre, ne peut être conférée à personne sans la grâce de Dieu, laquelle nous est donnée par le seul médiateur entre Dieu et les hommes, et sans laquelle l'homme ne peut parvenir au don et au royaume éternels de Dieu. Quant aux autres oeuvres humaines, qui vous paraissent dignes de louange, libre à vous de les regarder comme des vertus véritables, comme des oeuvres bonnes, et faites sans aucun péché. Pour moi, je sais une chose, c'est que ces oeuvres ne procèdent pas d'une volonté bonne ; car une volonté infidèle et impie ne saurait être bonne. Libre à vous de dire de ces volontés qu'elles sont des arbres bons; il me suffit que ces arbres soient stériles pour que je les déclare mauvais; libre aux hommes de les regarder comme fructueux et bons, grâce aux louanges que vous leur accordez, et qui feraient croire facilement que vous les avez plantés vous-même; il me suffit que vous me concédiez, de gré ou de force, que l'amour du monde, qui fait de nous des amis de ce monde, ne vient pas de Dieu. L'amour de jouir des créatures, quelles qu'elles soient, séparé de l'amour de Dieu, ne vient pas de Dieu ; quant à l'amour de Dieu, lequel nous fait parvenir à Dieu, il ne vient que du Père par Jésus-Christ avec le Saint-Esprit. Par cet amour du Créateur, nous faisons un bon usage même des créatures. Sans cet amour du Créateur, on ne peut regarder comme bon l'usage que nous faisons des créatures. Cet amour est donc nécessaire pour rendre digne du ciel la pudeur conjugale, et pour lui imposer, dans l'usage de la chair, la volonté que Dieu lui impose, c'est-à-dire la propagation du genre humain, et non la volupté de la passion charnelle. Si cette volupté l'emporte, si les époux, sous son influence, n'ont pas pour but la génération, ils commettent un péché qui pourtant n'est que véniel à cause du mariage chrétien.

34. Je n'ai pas fait remarquer que vous dénaturez mes paroles par la manière dont vous les citez. Selon vous j'aurais dit : « Les enfants sont sous le joug du démon, parce qu'ils naissent de l'union des corps ». J'avais dit : « Les enfants qui naissent de l'union des corps ». Or, entre ces deux propositions, la différence est très-grande. En effet, la cause du mal n'est pas précisément l'union des corps, car cette union eût existé lors même que la nature humaine n'aurait pas été viciée par le péché de nos premiers parents. Si donc les enfants qui naissent de l'union des corps, restent sous l'empire du démon, jusqu'à ce qu'ils renaissent par l'esprit, c'est parce qu'ils naissent sous l'influence de cette concupiscence par laquelle la chair convoite contre l'esprit, et force l'esprit à convoiter contre elle (1). Si le péché n'avait pas été commis, ce combat entre le bien et le mal n'existerait pas. De même donc qu'il n'existait pas avant le péché, il cessera d'exister quand notre guérison sera parfaite.

35. Vous citez encore de moi d'autres paroles sur lesquelles vous discutez longuement : « Vu l'inégalité des biens dont nous sommes composés, c'est l'âme qui doit régner sur le corps ; vous rappelez vous-même que l'une nous est commune avec les dieux, tandis que l'autre nous assimile aux animaux. Voilà pourquoi », dites-vous, « la vertu est l'apanage de la partie supérieure, c'est-à-dire de l'âme à laquelle il appartient de commander aux membres du corps et aux passions ». Vous oubliez donc que les passions ne se laissent pas gouverner comme les membres. En effet, les passions sont mauvaises, voilà pourquoi nous les enchaînons et les combattons; au contraire, nos membres sont bons, aussi sont-ils soumis à l'impulsion de la volonté, à l'exception des membres génitaux, qui cependant sont bons eux-mêmes, en tant du moins qu'ils sont l'oeuvre de Dieu. Toutefois on les appelle membres honteux, parce que la passion a sur eux plus d'influence que la raison; et cependant nous pouvons résister à ces commotions, parce que les autres membres sont soumis à l'empire de notre volonté. Or, si l'homme fait un mauvais usage de ses membres bons, n'est-ce pas uniquement quand il obéit aux cupidités mauvaises qui habitent en nous? De toutes ces cupidités, la plus honteuse c'est la concupiscence de la chair qui nous entraînerait dans toutes les infamies, si on ne lui opposait pas une résistance énergique. Tel est le mal dont l'usage légitime ne se trouve que dans la pudeur conjugale. D'un autre côté, cette passion sensuelle n'est pas un mal dans les animaux, puisqu'elle ne répugne nullement à la raison qu'ils n'ont pas. Pourquoi donc n'admettez-vous pas que

 

(1) Gal. V, 17.

 

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nos premiers parents, dans le paradis terrestre, et avant le péché, avaient reçu de Dieu une grâce telle, que sans aucune. commotion voluptueuse ils pouvaient se donner une postérité, que du moins cette volupté ne pouvait ni précéder ni dominer leur volonté ? Et parce que cette passion vous plaît, faut-il que vous mettiez vos complaisances dans celle qui vient nous solliciter malgré nos refus et nos répugnances? Et cependant les Pélagiens osent se glorifier de ces combats comme d'un bien réel, tandis que les saints en gémissent, et demandent d'être délivrés de ce mal.

36. « Voyez », dites-vous, « quel contraste ridicule : les uns se rendent coupables par une bonne action, et les autres se sanctifient par une mauvaise ». C'est là une calomnie dont vous essayez de me salir; voici mes paroles : « Les infidèles, usant infidèlement du bien du mariage, n'en deviennent que plus mauvais et plus coupables; tandis que les époux chrétiens savent pratiquer la justice, jusque dans l'usage de ce mal de la concupiscence ( ) ». Ce n'est donc point parce qu'ils font une bonne action que les uns sont coupables, mais parce qu'ils en font une mauvaise en usant mal de ce qui est bien. Si vous ne voulez pas, ou si vous feignez de ne pas comprendre, gardez-vous du moins de tromper ceux qui veulent et peuvent comprendre.

37. « Si », dites-vous, « un homme pouvait être créé pécheur, toutes les ablutions possibles ne pourraient le rendre bon ». Vous auriez autant de raison d'ajouter qu'un corps qui a été créé mortel, ne peut devenir immortel ; ces deux propositions seraient également fausses. En effet, en créant l'homme, Dieu ne l'a pas créé mauvais; il l'a créé bon, mais l'homme par le péché s'est approprié le mal que Dieu n'avait pas créé, et que lui seul guérit dans le bien qu'il a créé.

38. Jamais nous n'avons dit que les démons aient institué le mariage, l'union des deux sexes, ou le devoir conjugal en vue de la génération ». Nous affirmons, au contraire, que tout cela.est l'oeuvre de Dieu, et pourrait exister en dehors de toute concupiscence mauvaise, si l'homme n'avait pas été blessé par cette prévarication qui a jeté la discorde entre la chair et l'esprit.

 

(1) Du Mariage et de la Conc., liv. I, n. 5.

 

Comment donc ne rougissez-vous pas de toutes ces folies que vous débitez avec une loquacité ridicule, quand vous allez jusqu'à nous dire que les démons surprennent les époux dans l'acte conjugal qui est leur oeuvre, et ne leur permettent pas de donner naissance à des enfants qu'ils destineraient au bain libérateur de la régénération? » Si le démon pouvait faire tout ce qu'il veut, n'étoufferait-il pas immédiatement tous les adultes impies, quand il sait qu'ils secoueront son joug, et embrasseront la foi chrétienne? Rien donc ne vous oblige à supposer, comme vous le faites, que les démons effraient par de terribles menaces les époux qui se connaissent pour se donner des enfants et les présenter au baptême. Sans doute, le démon nous a blessés en nous frappant de cette concupiscence dans laquelle se traîne péniblement le genre humain; toutefois cette concupiscence devient entre les mains de Dieu le moyen dont il se sert pour continuer la création, et nous faire passer d'Adam à Jésus-Christ, alors même que les démons, pour passer dans de vils pourceaux, ont besoin de la permission du Christ (1). Il est vrai que Dieu leur a permis de persécuter ses élus, mais il savait que, dans ces persécutions, les martyrs se tresseraient de brillantes couronnes, et prouveraient dans leur personne que Dieu peut toujours se servir des méchants pour l'avantage des bons. Même dans les époux qui n'ont aucune idée de la régénération de leurs enfants, ou peut-être la détestent, le mariage reste bon en lui-même . le seul motif de la génération suffit pour légitimer l'union des deux sexes, qui a pour fin naturelle la formation des enfants. Ce nonobstant, nous disons encore qu'ils font un mauvais usage de ce qui est bien, et que c'est pour eux une faute de se complaire dans la formation d'enfants coupables. Quelles que soient les fautes dont ils puissent être souillés, les hommes, comme tels, sont toujours un bien; par conséquent leur naissance par elle-même ne saurait être un mal.

39. Toutefois, sous le vain prétexte « de donner des enfants à la société, on ne doit recourir ni à l'adultère, ni à tout autre crime ». Voilà pourtant de quelle absurdité Nous voudriez. nous convaincre, parce que nous disons que, toute mauvaise qu'elle est,

 

(1) Matt. VIII, 31, 32.

 

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la concupiscence produit un bien réel, la génération des enfants. Notre proposition est parfaitement vraie, et la conséquence que vous voulez en tirer est d'une fausseté évidente. Il est vrai que le Seigneur a dit : « Faites-vous des amis avec l'argent de l’iniquité (1) » ; gardons-nous cependant de commettre l'iniquité, des vols et des rapines, afin de pouvoir verser dans le sein des pauvres de plus abondantes aumônes. De même donc qu'avec les richesses injustement possédées, on doit se faire des amis qui nous reçoivent dans les tabernacles éternels; de même les époux doivent se servir de la plaie du péché originel pour se donner des enfants qui seront régénérés à la vie éternelle. Si donc il n'est pas permis d'accroître sa fortune par des moyens injustes, sous prétexte de se faire dans les pauvres un plus grand nombre d'amis; il est également défendu d'ajouter au vice originel l'adultère, le viol et la fornication, sous prétexte de donner naissance à un plus grand nombre d'enfants. En effet, autre chose est de faire un bon usage d'un mal qui.existe déjà; autre chose est de créer un mal qui n'existait pas. Dans le premier cas, on se sert légitimement du mal originel pour accomplir un bien volontaire; dans le second cas, au mal originel on ajoute un crime personnel et volontaire. Il importe, sans doute, de distribuer aux pauvres l'argent injustement possédé ; mais quant à la concupiscence charnelle il est plus louable de l'enchaîner entièrement sous les lois de la virginité, que d'en chercher les fruits légitimes dans le mariage. En effet, le mal de la concupiscence est si grand qu'il est beaucoup plus parfait de ne pas en user, que d'en faire même un bon usage.

40. Vous citez ensuite quelques autres de mes paroles, contre lesquelles ne peut rien cette loquacité sans mesure, dans les flots de laquelle vous roulez de nouveau des propositions depuis longtemps réfutées. Si je voulais les réfuter toutes, nous n'en finirions jamais. Surtout vous n'omettez pas cette accusation favorite et vaine que vous lancez contre la grâce de Jésus-Christ, en prétendant que, a sous le nom de grâce, c'est réellement e d'une nécessité fatale que nous faisons dépendre la bonté des hommes ». Mais pour vous fermer la bouche, et vous réduire au

 

1. Luc, XVI.

 

silence, il me suffit d'invoquer le muet témoignage des enfants qui ne peuvent encore parler. Vous vous livrez à une loquacité prodigieuse pour nous prouver que « la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites » ; proposition que Pélage a formellement condamnée au synode de Palestine. Mais pouvez-vous bien nous dire en vertu de quels mérites antérieurs tels enfants reçoivent l'adoption divine, tandis que d'autres meurent avant d'avoir obtenu cette grâce?

41. Une nouvelle calomnie de votre part. Vous me faites dire qu' on ne doit rien attendre de bon de la volonté humaine, « quoique nous lisions dans l'Evangile : Demandez et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez ; frappez et on vous ouvrira ; quiconque demande, reçoit; celui qui cherche, trouve; et l'on ouvre à celui qui frappe (1) ». Il est clair que, dans votre opinion, demander, chercher, frapper, sont pour vous des mérites qui précèdent la collation de la grâce; de telle sorte que cette grâce n'est plus qu'une dette acquise à ces mérites, et n'a plus le caractère de gratuité. Il suivrait de là qu'il n'a fallu aucune grâce antérieure, éclairant l'esprit, et touchant le coeur pour demander à Dieu le bien béatifique, pour chercher Dieu, pour frapper à la demeure de Dieu. Dès lors, ce serait en vain que nous lirions: « Sa miséricorde me préviendra (2) » ; ce serait en vain que Dieu nous ordonne de prier pour nos ennemis (3), si ce n'est pas à Dieu qu'il appartient de changer les coeurs hostiles et ennemis.

42. Vous invoquez le témoignage de l'Apôtre, et vous soutenez que, pour ceux qui frappent, la porte est ouverte par Celui « qui veut que tous les hommes soient sauvés, et parviennent à la connaissance de la vérité (4) ». Par là vous voulez nous faire croire que s'il en est qui ne sont pas sauvés, et ne parviennent pas à la connaissance de la vérité, c'est parce qu'ils ne veulent ni demander, quoique Dieu veuille leur donner; ni chercher, quoique Dieu veuille leur montrer; ni frapper, quoique Dieu veuille leur ouvrir. Une telle doctrine est réfutée par le fait même de ces petits enfants qui ne demandent pas, ne cherchent pas, ne frappent pas; quelquefois même, pendant qu'on les baptise, ils jettent des cris

 

(1) Matt. VII, 7-8. — (2) Ps. LVIII, 11. — (3) Matt. V, 44. — (4) I Tim. II, 4.

 

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de colère et de refus ; et cependant ils reçoivent, ils trouvent, il leur est ouvert, et ils entrent dans le royaume de Dieu, où ils posséderont éternellement le salut et la connaissance de la vérité. Et à côté de ces enfants, combien d'autres qui ne reçoivent pas la grâce de l'adoption de Celui « qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ! » Peut-on dire à ces enfants : « J'ai voulu et vous avez refusé (1) », car si Dieu avait voulu, ces enfants qui ne jouissent pas encore de leur libre arbitre, auraient-ils pu résister à sa volonté toute-puissante? Ces paroles: « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » ; pourquoi donc ne pas les interpréter dans le sens de ces autres paroles de l'Apôtre : « C'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie (2)? » En effet, Dieu veut le salut et la connaissance de la vérité pour tous ceux qui, par la grâce de la justice d'un seul, reçoivent la justification de la vie. Dans ce sens, du moins, on n'aurait plus à nous dire : Si les hommes à qui Dieu veut donner le salut et la connaissance de la vérité, ne reçoivent pas cette grâce, parce qu'ils ne la veulent pas, pourquoi tous ces milliers d'enfants, qui meurent sans baptême, n'entrent-ils pas dans le royaume de Dieu, où ils trouveraient la connaissance de la vérité ? Dira-t-on qu'ils ne sont pas des hommes, et qu'ils ne sont pas compris dans ce mot: « Tous les hommes? » Ou bien dira-t-on que Dieu veut les sauver, mais qu'ils s'y refusent, eux qui ne savent encore ce. que c'est que vouloir ou ne pas vouloir, pas plus que ces autres mille fois plus heureux qui ne meurent qu'après avoir reçu le baptême, et avec cette grâce de la régénération parviennent à la connaissance certaine de la vérité dans le royaume de Dieu ; et cela parce qu'ils auraient voulu recevoir la régénération dans le baptême de Jésus-Christ? Or, puisque ce n'est ni par un refus, ni par une volonté de leur part que les uns sont privés du baptême et que les autres le reçoivent, Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, pourquoi donc permet-il que des enfants en si grand nombre, et entièrement incapables de résister à sa volonté, n'entrent jamais dans

 

(1) Matt. XXIII, 37. — (2) Rom. V, 18.

 

ce royaume éternel où se trouve la connaissance certaine de la vérité ?

43. Vous répondrez peut-être qu'on ne doit pas compter les enfants au nombre de ceux que Dieu veut sauver tous, parce que, se trouvant absolument sans péché, ils sont, par le fait même, sauvés de ce salut, dont il est ici parlé. Mais cette réponse va vous jeter dans une absurdité plus intolérable encore. En effet, si vous êtes conséquent avec vous-même, vous conclurez que Dieu a pour tous les impies et pour tous les scélérats plus de bienveillance qu'il n'en a pour ces enfants qui sont innocents et purs de toute tâche et de toute souillure. Quant aux premiers, puisque Dieu veut que tous soient sauvés, il veut par là même qu'ils entrent dans son royaume; ce bonheur est la conséquence rigoureuse de leur salut. Quant à ceux qui ne veulent pas de cette félicité, c'est à eux seuls qu'ils devront attribuer leur malheur. Mais s'agit-il de ces innombrables enfants qui meurent sans baptême ? comment dire que Dieu veuille leur salut, puisque, selon vous, aucun péché ne les empêche d'y parvenir; et que, de leur côté, comme personne n'en doute, ils ne peu. vent lui résister par aucun acte de volonté propre? Il suit delà que, parmi tous ceux dont Dieu veut le salut, le plus grand nombre n'en veut pas, et parmi ceux dont il ne veut pas le salut de tous, il n'en est pas un seul qui le refuse; le simple énoncé d'une telle doctrine n'en prouve-t-il pas la fausseté? Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (1) ; et nous savons qu'il veut les sauver et les introduire dans son royaume. Ainsi donc, ces paroles : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité », doivent être interprétées dans le même sens que cet autre passage : « C'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la justice ».

44. Vous direz peut-être que dans ce passage de l'Apôtre le mot « tous », doit être pris dans le sens de « plusieurs, beaucoup », comme s'il y avait : Beaucoup reçoivent la justification de la vie, car il en est beaucoup d'autres qui ne la reçoivent pas et ne sont pas vivifiés en Jésus-Christ. Mais alors, je vous répondrai que dans cet autre passage: « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils      parviennent à la connaissance de

 

(1) II Tim. II, 19.

 

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« la vérité », ce mot « tous », doit être pris également dans le sens de plusieurs, beaucoup », comme s'il y avait : Parmi tous les hommes, Dieu en appelle un grand nombre à cette grâce. Cette explication se trouverait naturellement confirmée par le verset où il est dit que personne ne vient à Dieu, que celui que Dieu lui-même a bien voulu attirer à lui. « Personne ne vient à moi », dit le Fils, « à moins qu'il ne soit attiré par mon Père qui m'a envoyé ». Et ailleurs : « Personne ne peut venir à moi, à moins qu'il n'en ait reçu la grâce de mon Père (1) ». Tous ceux donc qui sont sauvés et qui parviennent à la connaissance de la vérité, ne jouissent de ce bonheur que par l'effet de la volonté de Dieu. En effet, ceux qui n'ont pas encore l'usage de leur libre arbitre, comme les enfants, reçoivent la régénération par la volonté de Dieu, comme c'est par sa création qu'ils ont été engendrés ; de même ceux qui font usage de leur libre arbitre, ne peuvent vouloir le salut qu'avec le secours, et par la volonté de celui qui prépare notre volonté (2).

45. Si vous me demandez pourquoi Dieu ne convertit pas toutes les volontés rebelles, pour toute réponse, je vous demanderai à mon tour pourquoi Dieu ne confère pas son adoption, dans le bain de la régénération, à tous les enfants qui ne doivent pas survivre et qui ne peuvent avoir de volonté rebelle, puisqu'ils ne peuvent encore en faire usage ? Si ce mystère vous paraît trop profond pour être résolu, que devons-nous penser, vous et moi, de cet autre mystère non moins profond, en vertu duquel Dieu accorde son secours aux uns, et le refuse aux autres, soit parmi les adultes, soit parmi les enfants? Et cependant, c'est pour nous un article de foi, que nulle iniquité ne se trouve en Dieu (3), et qu'ainsi personne n'est condamné sans l'avoir mérité. Nous croyons également que, par un effet de sa bonté, Dieu sauve un grand nombre d'hommes, sans aucun mérite de leur part. Dans ceux qu'il repousse, Dieu nous montre ce que nous méritions tous, et à ceux qu'il délivre, il veut apprendre à quel châtiment mérité il les arrache, et quelle grâce imméritée il leur accorde.

46. Vous n'avez- pas sur ces vérités les sentiments qu'éprouve tout coeur chrétien, et plutôt que de vous démentir, vous préférez

 

(1) Jean, VI, 44, 66. — (2) Prov. VIII, selon les Sept. — (3) Rom. IX, 14.

 

voir dans tout cela un effet du destin. C'est vous, et non pas nous, qui avez dit: « Ce qui se fait sans mérite, se fait par le destin ». De là nous devrions conclure, que tout ce que les hommes reçoivent sans l'avoir mérité, c'est du destin qu'ils le reçoivent ; mais pour détruire autant que possible cette conclusion, vous invoquez partout des mérites antérieurs, soit bons, soit mauvais, dans la crainte que toute place vide de mérites ne soit aussitôt occupée par le destin. A cela nous vous répondons: Si tout ce que les hommes reçoivent sans aucun mérite de leur part, doit être attribué au destin, d'où il suit qu'il faut multiplier les chances de mérite pour diminuer celles du destin ; nous devons conclure que c'est par le destin que les enfants sont baptisés, et par le destin qu'ils entrent dans le royaume des cieux, car ces faveurs n'ont été par eux méritées en aucune manière. Par la même raison, c'est par le destin que les enfants ne sont pas baptisés, et par le destin qu'ils n'entrent pas dans le royaume des cieux, puisqu'aucune faute de leur part ne leur a mérité cette double infortune.C'est ainsi que ces petits enfants, encore privés de l'usage de la parole, vous prouvent éloquemment que vous êtes les adorateurs du destin. Pour nous, au contraire, comme nous confessons dans tous les hommes la souillure originelle, nous disons que c'est par le pur effet de la grâce que les enfants entrent dans le royaume de Dieu, car Dieu est bon ; nous disons également, que c'est en punition de cette souillure que d'autres n'y entrent pas, car Dieu est juste ; ni d'un côté, ni de l'autre, le destin ne joue aucun rôle, car Dieu agit toujours comme il le veut. Ce Dieu dont clous célébrons en toute vérité la miséricorde et la justice (1), nous apprend lui-même qu'il condamne les uns selon sa justice, et qu'il délivre les autres selon sa miséricorde. Et si nous sommes tentés de lui demander pourquoi il condamne celui-ci et délivre celui-là, écrions-nous aussitôt : Qui sommes-nous donc pour oser répondre à Dieu ? Le vase d'argile dit-il à celui qui l'a fait : Pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase destiné à des usages honorables, et un vase destiné à de vils usages ; le premier selon sa miséricorde,

 

(1) Ps. C, 1.

 

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et le second selon sa justice (1)? Il ne les fait pas tous deux des vases d'honneur, car ils pourraient croire qu'ils ont mérité cet honneur par leur propre innocence ; il ne les fait pas non plus tous deux des vases d'ignominie, afin que l'on sache due la miséricorde l'emporte sur la justice (2). Par conséquent, celui qui est condamné n'a pas à se plaindre du supplice qui lui est justement infligé ; et celui qui est délivré gratuitement n'est point tenté de se prévaloir de son propre mérite ; bien plutôt, il rend: d'humbles actions de grâces, parce que, dans le malheureux justement condamné, il voit mieux l'étendue du bienfait dont il a été gratifié.

47. Vous m'accusez d'avoir dit dans lin autre de mes livres : « Faire l'éloge de la grâce, c'est nier le libre arbitre ; et faire l'éloge du libre arbitre, c'est nier la grâce ». C'est là une calomnie ; ce ne sont pas là les termes dont je me suis servi, car pour mieux faire sentir la difficulté de la question, je m'étais contenté de dire qu'en faisant l'éloge de l'un, on pourrait paraître nier l'autre. Le moins que je puisse faire, c'est de citer moi-même mes propres paroles, afin que le lecteur puisse juger par lui-même du soin que vous prenez de dénaturer mes écrits, de surprendre la crédulité des simples et des ignorants, et de leur persuader que vous me réfutez par cela seul que vous ne voulez pas garder le silence. Vers la fin d'un premier livre adressé à saint Pinianus, et ayant pour titre : De la grâce contre Pélage, je m'exprimais en ces termes : « Cette question du libre arbitre et de la grâce de Dieu est tellement difficile à résoudre, qu'il suffit de louer le libre arbitre pour paraître nier la grâce de Dieu ; comme il suffit d'affirmer la grâce de Dieu, pour paraître nier le libre arbitre, et le reste (3) ». Mais, dans votre amour pour la probité et la véracité, vous changez les termes dont je me suis servi pour y en substituer d'autres de votre invention. J'ai dit de cette question qu'elle est très- difficile, mais non lias que la solution en fût impossible. Bien moins encore, n'ai-je pas dit ce que vous me prêtez gratuitement, « que louer la grâce, c'est nier le libre arbitre, et que louer le libre arbitre, c'est nier la grâce». Citez mes paroles dans leur intégrité, et votre calomnie

 

(1) Rom. IX, 20, 21. — (2) Jacq. II, 13. — (3) De la Grâce de Jésus-Christ, n. 52.

 

n'aura plus l'ombre même d'un prétexte. Remettez en leur lieu et place ces expressions: « Pour paraître; pour sembler », et l'on verra clairement de quelles fourberies vous voudriez couvrir cette importante question. Je n'ai pas dit : « C'est nier la grâce » ; mais : « C'est paraître nier la grâce». Je n'ai pas dit: « C'est nier le libre arbitre » ; mais : « C'est sembler le nier ». Vous terminez en promettant, « lorsque ces livres commenceront à se répandre, de mettre à nu et de stigmatiser, comme elle le mérite, l'impiété de ma doctrine ». Comment ne pas appeler de tous ses voeux la sagesse du dissertateur, quand on a les preuves les plus évidentes de la probité du menteur ?

48. Mais recueillons cette autre exclamation : « Est-ce une gloire pour la grâce de donner aux siens ce que les impies trouvent dans leurs péchés ? » Vous faites allusion à la pudeur conjugale, dont à vos yeux sont ornés les impies eux-mêmes. Sachez donc, grand ami de la chicane, que la vertu conférée par la grâce, est une vertu véritable, et non une vertu qui n'existe que de nom. Dans quel but, dites-moi, associez-vous la pudeur et la virginité, comme si ce n'était qu'une seule et même chose ? La pudeur réside dans l'âme, et la virginité dans le corps. La pudeur peut rester parfaitement intacte dans l'âme, tandis que la virginité est violemment arrachée du corps ; d'un autre côté, le corps peut être parfaitement vierge, tandis que la pudeur disparaît de l'âme sous le souffle impur d'une volonté lascive. Voilà pourquoi je n'ai pas dit . Le véritable mariage, ou la viduité, ou la virginité ; mais : « La véritable pudeur, soit conjugale, soit viduelle, soit virginale, n'est possible que quand elle est unie à la vraie foi (1) ». Telles pourront être épouses, veuves ou vierges, et cependant elles ne seront pas pudiques, si leur volonté se souille par de coupables désirs, si elles rêvent de honteuses jouissances à se procurer. Comment donc osez-vous dire qu'elles sont pudiques, alors même que leur âme se plonge dans la fornication? Et cette âme fornicatrice, l'Ecriture nous dit qu'on la rencontre dans tous les impies.

49. Avons-nous jamais dit que « l'union conjugale fût un mal », quand nous affirmons, au contraire, que le mariage fait un

 

(1) Du Mariage et de la Colle., liv. I, n. 5.

 

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bon usage du mal de la concupiscence, en vue de la multiplication des enfants? Cette concupiscence, du reste, ne serait pas un mal si elle tendait uniquement à un commerce licite, en vue de se créer une postérité. D'un autre côté, l'effet propre de la pudeur conjugale est d'imposer des bornes à ce mal de la concupiscence, et de résister à ses écarts, voilà pourquoi elle est bonne, et rend bon le devoir conjugal. C'est donc bien à tort que vous vous écriez : « Le crime de cet acte doit à la religion de rester impuni » ; il n'y a dans cet acte aucun crime, quand il reste conforme aux inspirations de la foi. Il n'y a pas lieu davantage, quoi que vous en disiez, à lui appliquer cette parole : « Faisons le mal afin qu'il en arrive du bien (1) », car le mariage n'a absolument rien de mauvais par lui-même. En effet, ce n'est pas à lui qu'il faut attribuer ce mal qui passe des parents aux enfants, et que les parents eux-mêmes n'ont pas commis, mais reçu. Quant aux premiers époux, créés par Dieu directement, le mal, le désordre de la concupiscence charnelle leur est survenu par le péché, et non point par le mariage, car le mariage était destiné pour eux à réparer le mal de la concupiscence. Pourquoi donc demander si dans les époux chrétiens, j'appelle pudeur, « ou impudicité la volupté de la chair ». Je réponds : Je ne l'appelle pas pudeur, je dis seulement que c'est l'usage légitime du mal de la concupiscence, de telle sorte que ce mal ne mérite plus pour eux le titre d'impudicité. En effet, l'impudicité consiste dans l'usage criminel de ce mal; comme la pudeur virginale consiste à n'en faire aucun usage. Il suit de là que, sans porter aucune atteinte à la pudeur conjugale, le mal originel engendre le mal originel, sauf à être ensuite effacé par la régénération.

50. Mais, dites-vous, « si, à raison de ce mal de la concupiscence, les parents, même chrétiens, transmettent à leurs enfants la souillure originelle, on doit en conclure que la pudeur virginale est un principe de bonheur; et comme cette pudeur virginale se rencontre parfois dans les impies, on doit en conclure que les infidèles, qui ont conservé la virginité, l'emportent sur les chrétiens souillés de la tache de la concupiscence ». C est là de votre part une très

 

(1) Rom. III, 8.

 

grande erreur. En effet, ceux qui font un bon usage de la concupiscence, ne reçoivent aucune souillure de la concupiscence, quoiqu'ils engendrent dans la concupiscence des enfants qui auront besoin d'être purifiés par la régénération. D'un autre côté, quoique certains impies aient conservé la virginité de la chair, ce n'est pas à dire pour cela qu'ils aient la pudeur virginale, car la véritable pudeur ne saurait se trouver dans une âme fornicatrice. Gardez-vous donc de préférer le bien virginal des impies au bien conjugal des fidèles ; car des époux, qui font un bon usage du mal, doivent être préférés à des vierges qui font un mauvais usage du bien. Par conséquent, puisque les époux chrétiens font un bon usage du mal de la concupiscence, ce n'est que par « une insigne calomnie que vous pouvez accuser la foi de leur procurer l'impunité du crime » ; la seule conclusion à tirer, c'est que la foi leur assure une chasteté, non pas fausse, mais véritable.

51. Que nous importe, après tout, ce langage que vous prêtez aux Manichéens : « Si quelqu'un commet en tremblant le crime d'homicide, il est coupable parce qu'il a craint; au contraire, celui qui consomme une faute avec une audace triomphante, et pour ainsi dire avec la conviction que le mal qu'il accomplit lui est inspiré par la foi, celui-là échappe à toute culpabilité ? » J'avoue n'avoir jamais rien entendu de pareil de la part des Manichéens. Mais enfin nous n'avons à nous préoccuper ni de leur langage, ni de vos calomnies; il nous suffit que cette doctrine ne soit pas celle de la foi catholique, à laquelle nous adhérons de toutes nos forces, et sous le poids de laquelle nous vous pressons sans relâche. De telles oeuvres qui paraissent bonnes, nous disons qu'elles ne sont pas bonnes, si elles se font sans la foi ; car des oeuvres vraiment bonnes doivent plaire à Dieu ; or, sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (1); d'où il suit qu'il ne saurait y avoir d'œuvre bonne sans la foi. Quant à ces oeuvres qui sont évidemment mauvaises, elles ne peuvent procéder de cette foi qui agit par la charité (2), car l'amour du prochain ne commet pas le mal (3).

52. Vous vous écriez : « La concupiscence naturelle » — vous rougiriez de l'appeler charnelle —

 

(1) Hébr. XI, 6. — (2) Gal. V, 6. — (3) Rom. XIII, 10.

 

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est donc bonne, car du moment qu'elle se renferme dans des bornes légitimes, le mal ne peut avoir sur elle aucune influence ». Comment donc, dites-moi, la renferme-t-on dans des bornes légitimes ? n'est-ce pas en lui résistant? Et pourquoi lui résister, si ce n'est parce qu'elle court à la satisfaction de désirs mauvais? Mais alors comment donc est-elle bonne ?

53. Vous arrivez à ces paroles de mon livré : « Est-ce que ces premiers époux, dont Dieu bénit le mariage en ces termes Croissez et multipliez-vous (1), n'étaient pas nus, sans rougir de leur nudité (2) ? Pourquoi donc, immédiatement après le péché, cette confusion dans leurs membres ? N'est-ce point parce qu'il s'y était produit, un de ces mouvements indécents, que, le mariage n'aurait jamais connu, si les hommes n'avaient point péché (3) ? » Vous voyiez fort bien vous-même que ces paroles n'étaient que l'exacte reproduction de la pensée du texte sacré, et qu'elles ne pouvaient qu'être approuvées par tout lecteur attentif du livre de la Genèse; c'était pour vous une raison de plus de tenter les derniers efforts pour les combattre dans une longue discussion où l'on voit parfaitement vos sueurs, mais nullement vôtre sincérité. Vous vous obstinez dans vos erreurs, quoique vous ayez suffisamment compris que ma doctrine est à l'abri de toutes vos attaques. Je passe sous silence ces gestes et ces éclats excentriques qui dénotent si clairement un homme essoufflé, qui se sent incapable d'arriver à son but, et qui voudrait faire croire à son triomphe, alors même qu'il se sent rouler dans les ténèbres les plus épaisses. Mais, autant qu'il plaît à Dieu de m'en donner la grâce, je saisis et je brise tous les ressorts de votre argumentation ; tout ce brillant échafaudage n'est plus qu'un amas de poussière aux yeux de quiconque a lu vos accusations et ma réponse autant de fois vous revenez à la charge, autant de fois vous reculez confondu.

54. Vous dites, entre autres choses : « En voyant après le péché les premiers humains rougir d'eux-mêmes, et voiler ces membres, devenus le foyer de la. concupiscence, j'y trouve la preuve que Dieu avait fait du mariage quelque chose de purement aérien ».

 

(1) Gen. I, 28. — (2) Id. II, 25. — (3) Du Mariage et de la Concupiscence, liv. I, n. 6.           

 

Si le mariage, sans la concupiscence, était purement aérien, les corps exempts de cette concupiscence ne seraient donc plus pour vous que des corps aériens ? Ou bien, n'auriez-vous pas pour la concupiscence un tel amour, qu'après en avoir fait une condition de l'existence de- nos premiers parents dans le paradis terrestre, vous ne craindriez pas d'en doter nos corps, même après la résurrection? Je n'ai jamais dit, comme vous le prétendez qu'on ne doive pas regarder comme naturelle une chose sans laquelle « la nature ne saurait exister » ; j'affirme seulement qu'on appelle naturel ce vice que la nature apporte actuellement en naissant, quoiqu'elle ait été créée dans d'autres conditions. Dès lors, ce mal ne remonte pas à l'institution première de la nature; il n'a d'autre origine que la volonté coupable du premier homme; voilà pourquoi, ou bien ce mal sera condamné, ou bien il sera guéri.

55. Vous assimilez ma doctrine « à une punaise qui tourmente pendant sa vie, et,  quand on l'a broyée, répand une odeur nauséabonde ». N'est-ce pas dire clairement qu' il vous répugnait de m'écraser dans ma défaite ? » ou mieux encore, « que dans mon impuissance je fuirais vers ces lieux fangeux, où vous auriez horreur de me poursuivre et de me donner le coup de mort; comme si vraiment une sainte pudeur vous empêchait de parler des oeuvres de la chair et vous forçait de retrancher de votre discussion des arguments sous le poids desquels je tomberais infailliblement broyé et confondu? » Pourquoi donc ne préférez vous point parler librement des biens que vous louez? Pourquoi n'auriez-vous pas la liberté de parler de ce qui est l'oeuvre de Dieu, de ce qu'il a pu créer sans compromettre sa dignité, sans se rendre aucunement coupable? D'où vous vient donc cette pudeur profonde? pourquoi nous dire que vous n'êtes pas libre?

56. « Si », dites-vous, « il n'y a pas de mariage sans concupiscence, comme vous condamnez là concupiscence, vous condamnez donc aussi le mariage ». Autant vaudrait dire : Puisque la mort sera condamnée, tous les mortels le seront donc également. Si la concupiscence était produite par le mariage, elle serait nécessairement inconnue, soit avant, soit en dehors du mariage. « On ne peut pas », (777) dites-vous, « appeler maladie ce qui est inséparable du mariage ; car le mariage peut exister en dehors de tout péché, et l'Apôtre donne à la maladie le nom de péché ». Je réponds : Toute maladie n'est pas appelée péché. Quant à celle dont nous parlons, elle est le châtiment du péché, et tant que la nature humaine n'a pas reçu sa guérison parfaite, elle reste soumise à ce triste châtiment. Si donc vous prétendez que cette concupiscence n'est pas un mal, parce que le bien du mariage ne se produit jamais sans elle, je dirai par la même raison que le corps ne saurait être bon, puisque le mal de l'adultère ne se produit jamais sans lui. Si ma proposition est fausse, la vôtre doit l'être également. Personne n'ignore que l'Apôtre ordonne aux époux de posséder leur vase, c'est-à-dire leur épouse, non pas dans la maladie du désir, comme font les nations qui ne connaissent pas le Seigneur (1) . Il suffit d'accepter cette parole de l'Apôtre, pour mépriser la vôtre. Et malgré cette sainte pudeur qui vous distingue, vous ne rougissez pas d'introduire cette maladie de la concupiscence charnelle jusque dans le paradis terrestre, et d'en flétrir des époux même avant le péché ? Oh ! non, Julien, ce n'est pas dans la fange que vous vous cachez, puisque la passion de la chair et du sang n'est pour vous, dans le paradis terrestre, qu'une fleur magnifique dont vous vous tressez une couronne et qui vous inspire à la fois le blâme et la louange?

57. D'où vous vient donc ce voluptueux besoin de parler, qui vous lance aussitôt dans une interminable discussion, où vous essayez de prouver que nous nions ce que nous affirmons de la manière la plus positive? A-t-on jamais nié que les époux dussent se connaître, lors même que. le péché n'aurait point été commis? Dans ce cas, l’homme aurait tenu tous ses membres, sans exception, sous la dépendance absolue de sa volonté, sans être troublé par aucun mouvement étranger; ou bien, ceci soit dit pour ménager la tendresse que vous lui prodiguez, la concupiscence, mais une concupiscence toute différente de celle qui nous afflige aujourd'hui, se serait montrée docile aux moindres mouvements de la volonté. Mais cela ne vous suffit pas, et plutôt que de vous démentir, vous vous résignez à des efforts contre nature pour doter le

 

(1) I Thess. IV, 4, 5.

 

paradis terrestre de la concupiscence dont la terre gémit aujourd'hui ; quant à lui donner pour cause le péché, vous y verriez une sorte de blasphème ; et bien loin d'admettre la nécessité de combattre contre elle dans cette paix de l'Eden, vous affirmez hardiment que prompte satisfaction était accordée à chacun de ses désirs. O saintes délices du paradis terrestre ! O singulière audace de la part d'évêques, quels qu'ils soient ! O foi étrange dans je ne sais quels partisans de la chasteté !

58. Voulant prouver que tout ce que l'on recouvre d'un voile impénétrable ne doit pas au péché son honteux caractère, vous citez, dans une énumération aussi longue que futile, une multitude de choses qui, dans notre corps, sont naturellement cachées. On dirait vraiment que toutes ces choses n'ont été cachées qu'après le péché, en même temps, sans doute, que ces premiers parents, dont nous nous occupons, voilaient sur eux, après le péché, ce qui les laissait insensibles avant la faute. « Cicéron », dites-vous, « nous rapporte de Balbus et de Cotta une discussion vraiment sérieuse (1) ». Vous ajoutez que, « si vous en citez quelques passages, c'est afin de me couvrir de honte en me prouvant que, malgré la lumière éclatante de la loi sainte, j'étais loin de posséder ces notions que les païens avaient acquises avec les seuls secours de la raison ». Vous citez alors certaines paroles de Balbus pour nous apprendre ce que les Stoïciens pensaient de la diversité des sexes, des membres génitaux et de ces étranges passions qui président à l'union des corps. Toutefois, ces paroles, de Cicéron ou de n'importe qui, vous les faites précéder des réflexions suivantes : « L'auteur, à l'occasion des animaux, nous parle de la diversité des sexes, parce que la pudeur lui défendait de toucher, dans l'homme, à cette matière délicate ». De quelle pudeur parlez-vous? N'y a-t-il donc aucune honnêteté dans le sexe de l'homme, qui, est le chef-d'oeuvre de la création divine? Je vois que les Stoïciens vous ont appris à discuter les choses cachées, mais sans vous apprendre à rougir de ce qui est honteux. Vous rappelez ensuite «comment il décrit l'homme; comment il rattache les intestins à l'estomac, dans lequel se concentrent la nourriture et le breuvage ; les pourrions et le coeur ont pour fonction d'aspirer

 

(1) De la Nature des Dieux, liv. II.

 

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l'air du dehors; les intestins subissent différentes contractions dont les nerfs sont les agents principaux, et influent sur leur tortuosité et leur tension plus ou moins grande, selon que les aliments sont solides ou liquides ». Vous continuez ainsi jusqu'à ce qu'enfin l'auteur nous ait appris que « le résidu de l'alimentation est évacué par les divers gonflements et dépressions des intestins ». Puisque cette description pouvait également se faire pour les animaux, pourquoi donc a-t-il pris l'homme pour modèle? N'est-ce point parce que la pudeur ne s'en trouve pas offensée ? pas plus qu'elle n'est offensée quand on décrit la diversité des sexes dans les animaux; ce qu'on ne pourrait faire pour l'homme, sans blesser toutes les convenances? Ce sentiment de pudeur n'est autre que celui qui a poussé nos parents à se couvrir de feuillage, aussitôt après leur péché. Après une description complète des organes de digestion et d'évacuation, l'auteur ajoute

Il serait facile de montrer comment tout cela s'opère; mais je dois garder le silence, « pour ne mêler à ce discours rien de désagréable ». Il ne dit pas que ce qu'il pourrait ajouter serait immodeste ou honteux, mais seulement a désagréable ». En effet, tels sujets inspirent de l'horreur à cause de leur difformité ; d'autres, quoique beaux, blessent la pudeur ; et si j'en cherche la raison, je trouve que les premiers offensent la délectation, tandis que les seconds soulèvent ou éprouvent des commotions voluptueuses.

59. Mais enfin cette citation appuie-t-elle la cause que vous soutenez ? «Je constate », dites-vous, « que si le Créateur a caché avec soin nos membres vitaux, ce n'est nullement parce qu'il aurait reconnu quelque crime dans son oeuvre ». Qui oserait supposer que ce Créateur tout-puissant ait reconnu quelque crime dans son oeuvre? Quant au voile dont il a couvert certains rte nos membres, vous avez déjà dit précédemment qu' « il ne voulait pas qu'ils périssent ou qu'ils inspirassent de l'horreur, s'ils étaient rendus visibles ». Et pourtant les membres que nos premiers parents couvrirent de feuillage (1), ne périssaient pas plus qu'ils n'inspiraient de l'horreur et de la honte malgré leur nudité (2). Aujourd'hui même, si nous détournons nos regards à la pensée de ces membres,

 

(1) Gen. III, 7. — (2) Id. II, 25.

 

ce n'est point précisément parce qu'ils nous inspirent de l'horreur, ruais parce qu'ils soulèvent la convoitise. C'est donc en vain que vous avez invoqué le témoignage des Stoïciens en faveur d'une thèse qui ne saurait leur sourire, puisqu'ils ne voyaient que du mal dans toutes les voluptés du corps. D'ailleurs, voulant louer les passions, comme vous les louez vous-même, ils les considérèrent, non point dans les hommes, mais dans les animaux. C'est pour se conformer à la philosophie stoïcienne que Cicéron dit, dans l'un de ses ouvrages, que le bien est tout différent dans un bélier et dans Scipion l'Africain. Cette seule maxime devrait vous suffire pour vous faire une idée des passions humaines.

60. Je consens à établir entre nous une discussion au sujet de ces écrits de Cicéron, parce qu'on y trouve encore quelques vestiges de vérités, et cependant, quant aux passages que vous avez cités, vous avouerez, je pense, qu'ils ne prouvent absolument rien contre nous. Je vais en citer, à mon tour, qui prouveront évidemment contre vous. Dans son troisième livre de la République, Cicéron dit de l'homme, que «la nature s'est montrée pour lui, non pas une mère, mais une marâtre, car elle le jette sur la terre avec un corps nu, fragile et infirme, et avec un esprit anxieux dans les chagrins, humble dans la crainte, mou pour le travail et enclin à des passions de toute sorte : et cependant, au sein de ces maux, dont il est accablé, on trouve encore je ne sais quelle flamme divine qui constitue l'intelligence et le génie». Qu'opposez-vous à ce langage? L'auteur ne voit pas, dans ces imperfections et ces maux de notre nature, le résultat de l'inconduite, mais l'oeuvre même de la nature. Il a pu constater les phénomènes, mais il en ignorait la cause. En effet, il ne savait pas pourquoi un joug bien lourd pèse sur les enfants d'Adam, « depuis leur sortie du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture dans les entrailles de la terre (1) ». Entièrement étranger à nos Livres saints, il n'avait aucune notion du péché originel. Toutefois, s'il avait applaudi à cette concupiscence que vous louez, il n'aurait pas gémi de trouver dans votre esprit une inclination si prononcée vers les passions.

61. Vous répondrez peut-être que ce ne

 

(1) Eccli. XL, 1.

 

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sont là que des biens inférieurs, que l'esprit toutefois doit repousser pour ne s'attacher qu'aux biens supérieurs, non pas pourtant en ce sens que la passion soit un vice, mais en ce sens qu'elle est un bien inférieur. Eh bien ! cette allégation est clairement réfutée par le même auteur, dans son troisième livre sur la République, dans le passage où il traite du commandement. « Ne voyons-nous pas », dit-il, « que c'est pour le plus grand avantage des inférieurs que la nature elle-même a adonné l'empire aux supérieurs? Pourquoi Dieu commande-t-il à l'homme, l'âme au corps, la raison à la convoitise, à la colère et aux autres inclinations vicieuses de la volonté? » Ne l'entendez-vous pas flétrir comme vicieuses ces inclinations que vous justifiez comme bonnes? Ecoutez encore. Il ajoute aussitôt: « Remarquons les différents modes de commander et d'obéir. On dit de l'âme a qu'elle commande au corps et à la passion; mais elle commande au corps comme un roi commande à ses sujets, ou un père à ses enfants, tandis qu'elle commande aux passions, comme un maître à ses esclaves, car elle tend à les enchaîner et à les dompter. Ainsi donc les rois, les généraux, les a magistrats, les pères, les peuples commandent à leurs concitoyens et à leurs alliés, comme l'âme commande au corps; au contraire, ce que font les maîtres à l'égard de leurs esclaves, la partie de l'âme la plus parfaite, c'est-à-dire la sagesse, le fait à a l'égard des autres parties faibles et vicieuses, a comme les passions, la colère et autres mouvements semblables ». Oserez-vous encore nous opposer les auteurs profanes? Et si, ce qu'à Dieu ne plaise, vous deviez chercher encore à soutenir votre erreur contre le témoignage formel de tant d'évêques dont la science des oracles divins n'a d'égale que la sainteté, oserez-vous dire de Cicéron que dans ces matières il a fait preuve de délire et d'ignorance? Ne parlez donc pas de ce genre de livres, surtout gardez-vous bien de les alléguer comme autant de preuves contre nous; car, après avoir cru y trouver un sujet d'orgueil, ils pourraient bien devenir pour tous une cause de profonde ignominie.

62. Mais pourquoi vous obstiner à parler du mouvement de convoitise éprouvé par la première femme et dont elle a rougi? Ce n'est pas un mouvement visible que la femme a

voilé; ce que l'homme éprouvait, elle l'éprouva elle-même, quoique d'une manière plus secrète ; tous deux voilèrent ce que chacun d'eux éprouvait à la vue de l'autre ; l'homme et la femme rougirent, ou bien chacun pour soi, ou bien l'un pour l'autre. Sentant vous-même la vanité de votre langage, « vous demandez que les oreilles a chastes vous pardonnent et gémissent plutôt que de s'indigner de la nécessité qui vous presse ». Comment donc rougissez-vous de traiter des oeuvres de Dieu ? Quel besoin d'implorer votre pardon? La seule demande que vous en faites n'est-elle pas une accusation contre la concupiscence? « Avant le péché », dites-vous, « si les sens pouvaient s'irriter, qu'est-ce que l'homme trouvait en lui-même de nouveau après le péché? » Cette irritation pouvait se produire avant la faute, mais du moins elle n'était pas indécente et ne faisait pas rougir, car elle était soumise à l'empire de la volonté, et la chair ne convoitait pas contre l'esprit. La honteuse nouveauté qui se produisit, c'est celle dont votre nouveauté prend honteusement la défense. Je n'ai jamais condamné d'une manière absolue les mouvements charnels; je condamne uniquement ceux qui sont le fruit de cette concupiscence depuis l'origine de laquelle la chair convoite contre l'esprit. Vous, au contraire, pour être logique dans votre erreur, vous la défendez comme un bien; voilà pourquoi je ne comprends plus que votre esprit puisse convoiter contre elle, comme si elle était un mal.

63. « Si », dites-vous,  « cette passion se trouvait dans le fruit de l'arbre, elle est l'oeuvre de Dieu, et comme telle ne saurait qu'être bonne ». Je réponds: La concupiscence n'était pas dans le fruit de l'arbre, voilà pourquoi l'arbre était bon; ce qui est mauvais, c'est. la révolte de la concupiscence, et cette révolte éclata au moment où l'homme, se séparant de Dieu, désobéit à son Créateur en mangeant le fruit défendu. A Dieu ne plaise que nous croyions jamais que le Créateur eût déposé dans un arbre naturellement bon la vertu propre de faire naître dans le corps humain une adversaire contre laquelle la pudeur aurait à soutenir un combat continuel.

64. « Nous savons », dites-vous encore, « que ce monde, tel qu'il est en lui-même, c'est-à-dire le ciel et la terre et toutes les (180) substances qui y sont contenues et qui ont été créées par Dieu, n'entrent pour rien dans cet anathème fulminé par saint Jean : Tout ce qui est dans le monde est, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie; or, cette concupiscence ne vient pas du Père, mais du monde (1) ». Cette vérité nous est connue ; gardez-vous de nous l'enseigner. Toutefois, voulant faire comprendre « quelle concupiscence de la chair ne vient pas du Père », vous déclarez que « c'est la luxure ». Mais quand je vous prie de me dire sur quoi doit tomber le consentement pour qu'il y ait luxure, et à quoi il faut le refuser pour qu'il n'y ait pas luxure, aussitôt votre thèse favorite vous revient à l'esprit; dites-moi du moins, si vous devez encore louer une concupiscence, à laquelle il suffit de consentir pour tomber dans la luxure, et à laquelle on ne résiste que par la vertu de continence. Si vous voulez bien y réfléchir, vous avez le choix ou de blâmer cette concupiscence avec la luxure, produite par le seul consentement qu'on y donne; ou de la louer avec la continence qui se pose partout contre elle en ennemie déclarée. Dans cette guerre, si la continence l'emporte, elle produit la pudeur; mais si la concupiscence est victorieuse, elle engendre la luxure. En juge incorruptible et intègre, vous louez la continence, et vous condamnez la luxure ; et pourtant cette concupiscence, à laquelle je ne sais pas pourquoi vous craignez de déplaire, vous né rougissez pas de la louer avec son adversaire, et vous n'osez pas la condamner avec sa victoire. Croyez bien cependant que jamais un homme de Dieu ne pourra vous regarder tout à la fois comme l'ennemi de la luxure et comme le panégyriste de la concupiscence; tous vos discours ne pourront lui faire regarder comme bon ce que sa propre expérience lui prouve être mauvais. Enfin, quiconque sera parvenu, par ses efforts, à triompher de cette concupiscence dont vous êtes le coupable approbateur, n'aura rien à craindre de cette luxure que vous frappez d'une juste condamnation. Comment donc pouvons-nous obéir à l'apôtre saint Jean, si nous aimons la concupiscence de la chair? «Ce n'est pas elle que je loue», me répondrez-vous. Et quelle est donc la concupiscence dont saint Jean a dit qu'elle ne vient pas du

 

(1) I Jean, II, 16.

 

père? «La luxure », dites-vous. Mais nous ne pouvons échapper à la luxure, qu'autant que nous n'aimons pas cette concupiscence que vous louez. Quand donc l'Apôtre nous défendait d'aimer la concupiscence de la chair, c'était pour nous empêcher de tomber dans la luxure. Nous défendre la luxure, c'est donc nous défendre cette concupiscence que vous louez; et cette concupiscence qu'il vous est interdit d'aimer, c'est celle qui ne vient pas du Père; par conséquent, ce n'est pas du Père que vient cette concupiscence que vous louez. Est-ce que deux biens, venant également du Père, peuvent être en opposition l'un avec l'autre? Or, la continence et la concupiscence se combattent réciproquement; dites-moi donc laquelle des deux vient du Père. Je comprends votre extrême embarras, car vos faveurs sont pour la concupiscence, et vous rougissez de la continence. Que votre pudeur triomphe, et que votre erreur soit à jamais vaincue. Puisque c'est du Père que vient cette continence qui combat contre la concupiscence de la chair, implorez de Dieu cette continence dont vous avez audacieusement rougi, et subjuguez cette concupiscence que vous avez criminellement louée.

65. Vous n'avez pas craint d'appeler à votre aide la volupté de tous les sens, comme si la concupiscence charnelle, déjà si puissamment patronnée, ne pouvait se suffire à elle-même sans le secours de toutes les autres concupiscences. « J'en conclus », dites-vous, « que ce n'est pas de Dieu, mais du démon, que nous avons reçu la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le toucher, si nous concédons que cette concupiscence de la chair contre laquelle nous luttons par la continence, n'existait pas avant le péché dans le paradis terrestre, et que c'est par suite de ce péché que l'homme s'est laissé induire en erreur par le démon ». Vous ignorez donc, ou du moins vous feignez d'ignorer que autre chose est la vivacité, l'utilité, ou la nécessité de percevoir par les autres sens, autre chose est la volupté ou la passion de sentir. La vivacité dans les perceptions sensibles résulte de l'impression plus ou moins forte, et plus ou moins rapide que font en nous les choses corporelles, suivant leur mode et leur nature, et de celte impression dépend la distinction plus ou moins prononcée du vrai d'avec le faux. L'utilité dans les perceptions sensibles n’est (18l) autre chose que ce sentiment plus ou moins développé qui, dans les soins dont nous entourons notre corps et notre vie, nous dirige pour approuver une chose et en rejeter une autre, accepter tel objet et repousser tel autre, désirer celui-ci et fuir celui-là. La nécessité dans les perceptions sensibles, a lieu quand, malgré nous, nos sens se trouvent impressionnés. Quant à la volupté de sentir, la seule dont nous nous occupons en ce moment, elle n'est autre chose que cet appétit de la volupté charnelle qui nous pousse vers les émotions, soit que nous y donnions, soit que nous y refusions le consentement de notre esprit. Cette volupté est évidemment hostile à la sagesse et aux vertus. Toutefois, pour ce qui regarde l'union des époux, le mariage fait de ce mal de la concupiscence un légitime usage, lorsque les époux se créent par elle une postérité, et ne font rien pour elle. Si donc vous aviez voulu, ou si vous aviez pu établir la distinction naturelle entre la volupté de sentir et la vivacité, l'utilité et la nécessité dans ces perceptions sensibles, vous auriez compris toute la futilité de vos longues énumérations. Le Seigneur n'a pas dit : Celui qui verra une femme; mais : « Celui qui la regardera avec un oeil de convoitise, a déjà commis l'adultère dans son coeur (1) ». A moins d'une aveugle obstination de votre part, vous devez voir dans ce texte la distinction à établir entre le sens de la vue et la passion de sentir. En formant le corps humain, Dieu lui a donné des yeux pour voir; mais en lui inspirant le mal, le démon a déposé en lui la semence de cette volupté sensible.

66. Que les hommes pieux louent donc le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment, et surtout, que dans tout cela ils louent le Seigneur, non point avec les ardeurs de la convoitise, mais avec le sentiment de ces splendeurs de l'univers. Le religieux et l'avare louent tous deux l'éclat de l'or, mais d'une manière bien différente ; celui-là avec un sentiment d'adoration pour le Créateur; celui-ci, avec la passion de posséder. Quand on entend un divin cantique, on sent son âme s'éprendre des affections de la piété; et cependant si, dans cette harmonie, la passion d'entendre ne cherchait que le son, et non pas le sens, elle serait condamnable ; combien plus doit-elle l'être quand elle s'enflamme

 

(1) Matt. V, 28.

 

pour ces chants légers, parfois même honteux ? Les trois autres sens sont en quelque sorte plus corporels, et par là même plus grossiers ; ils ne perçoivent pas à distance, mais seulement par un contact immédiat. L'odeur est perçue par l'odorat, la saveur par le goût, le tact par le toucher. Ce tact a des objets multiples : ce qui est chaud et ce qui est froid, ce qui est poli et ce qui est âpre, ce qui est mou et ce qui est dur; toutes propriétés parfaitement distinctes de ce que l'on appelle la légèreté ou la pesanteur. Or, quand l'homme repousse ce qui lui est désagréable, comme la puanteur, l'amertume, la chaleur, le froid, l'aspérité, la dureté, la pesanteur, il obéit, non pas à la passion de la volupté, mais à une prévoyance humaine très-louable. Au contraire, s'il s'agit de choses qui naturellement nous plaisent, nous pouvons en user même avec plaisir, lors même qu'elles ne nous seraient pas absolument nécessaires, soit pour la santé, soit comme remède à la douleur et au travail; et cependant, quand nous en sommes privés, nous ne devons pas les désirer avec passion. Les désirer ainsi, ce serait une faute. Car en toutes choses nous devons dompter et guérir cet appétit désordonné. Le plus grand ennemi de la concupiscence charnelle, s'il entre dans un lieu saturé de parfums, pourra-t-il ne pas respirer ces suaves odeurs, à moins qu'il ne s'obstrue le sens de l'odorat, ou que, par un violent effort, il ne se rende insensible à toutes les impressions du corps? Et quand il sera sorti, quelque part qu'il se rende, chez lui ou ailleurs, éprouvera-t-il le désir de semblables jouissances; et s'il l'éprouve, doit-il satisfaire cette passion ? ne doit-il pas plutôt l'enchaîner et convoiter par l'esprit contre la concupiscence de la chair, jusqu'à ce qu'il recouvre cet état de santé parfaite, où de semblables désirs ne viendront plus le tourmenter ? Vous me direz que ce point est peu important; c'est vrai, mais « celui qui méprise les petites, choses, tombe peu à peu dans les grandes (1) ».

67. Les aliments sont pour nous une sustentation nécessaire; s'ils exhalent une odeur fétide, nous ne pouvons les prendre, et souvent même ils nous inspirent une répulsion de dégoût. c'est même un devoir de s'abstenir de tout ce qui répugne. J'en conclus

 

(1) Eccli. XIX, 1.

 

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clos que la faiblesse de notre corps a besoin, non-seulement de nourriture, mais encore d'y trouver une odeur convenable, non point pour satisfaire la passion, mais pour conserver la santé. Quand donc la nature réclame à sa manière ce qui manque dans l'alimentation, ce n'est pas à la passion qu'elle obéit, mais à la faim ou à la soif; mais quand on a pris son nécessaire, éprouver encore le désir de manger, c'est de la passion, par là même c'est un mal auquel on ne doit pas céder, mais résister. Cette distinction entre la faim et l'amour de manger nous a été signalée par le poète, quand, parlant des compagnons d'Enée battus par la tempête, et jetés errants sur le rivage, il déclare qu'on ne doit prendre de nourriture qu'autant qu'il est nécessaire pour se réconforter, et s'exprime en ces ternies : « Dès que la faim fut apaisée et que les tables eurent disparu (1) ». Plus loin Enée, goûtant les douceurs de l'hospitalité qui lui était offerte par Evandre, et s'apercevant que le festin qui lui était offert dépassait de beaucoup les bornes de la nécessité, ne s'écrie plus seulement : « Dès que la faim fut apaisée » ; il ajoute : « Et après avoir réprimé le désir de manger (2) ». Combien plus devons-nous savoir ce que demande la nécessité de manger, ce que réclame aussi la passion de la gourmandise, nous qui avons pour devoir de convoiter par l'esprit contre la concupiscence charnelle, de nous réjouir dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, et de ne troubler la sérénité de cette. délectation par aucune convoitise mauvaise ? En effet, cet amour de manger doit être réprimé, non point par la manducation même, mais par la tempérance.

68. Tout homme sobre ne préférerait-il pas, s'il le pouvait, se nourrir d'aliments secs ou humides sans éprouver aucune volupté charnelle, à peu près comme nous aspirons et expirons l'air qui nous environne? Cet air qui s'insinue continuellement en nous par la bouche et par le nez, ne nous fait éprouver ni saveur ni odeur, et cependant nous ne pourrions rester privés d'air aussi longtemps que nous restons privés de nourriture ; nous n'en ressentons même pas la privation ; tout ce que nous éprouvons, c'est une gêne et une souffrance quand nous nous fermons la bouche ou le nez, ou quand, par un acte de la

 

(1) Enéide, liv. I, v. 216. — (2) Enéide, liv. VIII, v. 154.

 

volonté, nous empêchons pour un moment le mouvement des poumons à l'aide desquels nous aspirons et expirons les fluides vitaux, par un jeu de va-et-vient assez semblable à celui d'u.it soufflet. Quel bonheur ne serait-ce pas pour nous si, à la durée plus ou moins longue, fût-elle plus longue encore, pendant laquelle nous pouvons nous passer de nourriture, venait s'ajouter l'heureux avantage de ne trouver dans les aliments aucune de ces saveurs séductrices, en dehors desquelles nous pourrions fort bien satisfaire aux besoins de l'alimentation? Dans cette vie il suffit d'user modérément de nourriture pour mériter le nom de sobre et de continent, et des éloges justement acquis; il est même des hommes qui savent retrancher quelque chose à leur nécessaire, et préfèrent toujours prendre moins que plus. Combien plus devons nous croire que, dans l'état de notre dignité primitive, la nourriture nécessaire à la sus. tentation de notre corps était soumise à un mode naturel, qu'elle ne dépassait jamais; et telle était la vie des premiers hommes dans le paradis terrestre.

69. Il est vrai qu'un certain nombre d'auteurs, qui du reste ne sont pas à mépriser, prétendent qu'avant le péché nos premiers parents n'avaient nullement besoin de nourriture matérielle, et ne goûtaient d'autre aliment que ceux dont se nourrit le coeur des sages. Toutefois, j'embrasse de préférence l'opinion de ceux qui prennent dans leur sens littéral et matériel les paroles de l'Ecriture. « Dieu les créa homme et femme, et les bénit en disant : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre » ; comment, disent-ils, ne pas voir dans ce texte la distinction des sexes? «Dieu dit encore : Voici que je vous ai donné toutes les plantes capables de porter sentence, et tous les arbres portant des fruits; ils vous serviront de nourriture à vous, à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel et à tous les reptiles qui jouissent de la vie; toutes les herbes sont pour votre nourriture (1) ». D'après eux-mêmes auteurs dont je suis la doctrine, ces paroles signifient que l'homme, comme les autres animaux, avait besoin d'aliments corporels pour sustenter son corps, sous une forme immortelle; l'arbre de vie, dont il avait la jouissance, devait l'empêcher de

 

(1) Gen. I, 27-30.

 

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vieillir et de marcher vers la mort. D'un autre côté, je n'ai aucune raison de croire que dans ce lieu de félicité parfaite la chair ait convoité contre l'esprit et l'esprit contre la chair, et que l'homme ait dû vivre dans un état de lutte et d'agitation intérieure. Encore moins pourrais-je admettre que l'esprit ne répugnait aucunement aux désirs charnels, et accomplissait servilement tout ce que la passion pouvait lui suggérer. J'en conclus, ou bien que la concupiscence charnelle n'existait pas et qu'il y avait alors un mode de vivre en vertu duquel, sans aucun mouvement d'une passion quelconque, les membres devaient recevoir tout ce qui leur était nécessaire pour remplir leurs fonctions. La terre n'engendre-t-elle pas elle-même les fruits qu'elle doit produire, bien qu'elle ne soit susceptible d'aucune passion, et que les mains du laboureur doivent lui confier la semence dont elle a besoin pour ne pas rester stérile? Ou bien, pour ne pas trop paraître blesser ceux qui se font, pour et contre tout, les défenseurs de la volupté du corps, on pourrait admettre que, si les sens éprouvaient quelque passion, cette passion restait entièrement soumise à l'empire de la volonté raisonnable, et ne se manifestait que dans le cas où elle était nécessaire soit à la santé du corps, soit à la multiplication de l'espèce. Quelque grande qu'elle eût été, elle n'aurait pas détourné l'esprit de l'amour des pensées surnaturelles; elle n'aurait soulevé aucun mouvement superflu ou importun ; elle n'aurait servi qu'à faire le bien, et rien ne se serait fait pour elfe.

70. Entre cet heureux état et le nôtre, la différence est immense et parfaitement comprise par ceux surtout qui combattent contre cette concupiscence. Ce qu'ils voient et entendent lui est complètement étranger, même dans leur intention; n'importe, elle se glisse en eux parce qu'ils voient et entendent ; et s'il ne lui est pas donné de percevoir la volupté du toucher, par un mouvement subit, elle s'empare du moins d'une pensée voluptueuse, alors même que l'on ne s'occupe que de choses nécessaires qui ne la concernent aucunement. Je vous suppose uniquement livré à vos pensées; rien de voluptueux ne se présente ni à vos yeux ni à vos oreilles, et cependant que de choses oubliées et endormies reparaissent sous le souffle inquiet et tumultueux de la concupiscence ! quel nuage sombre et menaçant vient semer le trouble et l'inquiétude dans les intentions les plus chastes et les plus saintes ! Et puis, s'agit-il d'user de cette volupté nécessaire qui préside à la réfection du corps, comment expliquer qu'elle ne nous permette pas de sentir ce mode de nécessité et qu'elle puisse, en nous entraînant vers ce qui nous plaît, nous faire oublier entièrement les limites dans lesquelles se renferme notre santé? Avec quelle facilité nous croyons n'avoir pas assez, quand nous avons assez ! comme nous nous courbons dociles sous le poids de ses exigences, et nous nous flattons de ne chercher que les intérêts de notre santé, quand, en réalité, nous ne faisons qu'obéir aux instincts de la gourmandise ! Pour connaître tous les maux dont nous sommes capables, il suffit de voir à quels excès peut se porter une honteuse crapule. Si la crainte de tels excès nous domine, nous entreprenons aussitôt de refuser à la nature ce qui ne serait que nécessaire pour apaiser sa faim; et c'est ainsi que la cupidité ignore complètement où la nécessité finit.

71. Ce plaisir qui accompagne la nourriture et le breuvage est tolérable, pourvu que nous exercions sur nous-mêmes une grande vigilance, et que nous ne prenions jamais au-delà de ce qui doit nous suffire; d'un autre côté, le jeûne et la tempérance sont pour nous des armes efficaces pour combattre la concupiscence ; j'en conclus que nous faisons de ce mal un usage légitime, quand nous n'acceptons que ce qui est nécessaire à notre santé. J'ai dit de ce plaisir qu'il est tolérable, parce qu'il ne va pas jusqu'au point de nous rendre impossibles l'étude et la pratique de la sagesse, s'il nous est donné d'y trouver quelque charme. Pendant nos repas, combien de fois ne nous arrive-t-il pas, non-seulement de méditer intérieurement, mais même de discuter sur les plus graves sujets ! malgré le travail de la mastication et de l'absorption, ne montrons-nous pas un grand empressement à entendre, à parler ou à trouver dans une lecture l'occasion d'apprendre ce que nous ne savons pas ou de nous rappeler ce que nous avons oublié ? Quant à cette concupiscence charnelle dont vous prenez si chaudement contre moi la défense, si je l'envisage dans ce qu'elle a de légitime, c'est-à-dire la création des enfants, permet-elle, dans (184) l'acte qui lui est propre, de s'occuper, je ne dis pas de la sagesse, mais seulement de tout autre chose ? N'a-t-elle pas le triste privilège d'occuper entièrement l'esprit et le corps, et de jeter l'âme elle-même dans une sorte de naufrage? Et quand il lui arrive de triompher des époux, quand ces époux, sans exclure la fin naturelle du mariage, cèdent à la cupidité de la délectation charnelle, dont l'Apôtre a dit : « Je vous parle ainsi par condescendance et non par commandement (1) », l'âme sort de cet état comme on sort du sein des flots, et se trouve heureuse de pouvoir reprendre le cours de ses pensées, de respirer à l'aise et de goûter cette volupté du repentir, qui tient de si près, a dit quelqu'un, à la volupté de la faute. L'époux le plus sage, pour peu qu'il aime le véritable bien spirituel, ne préférerait-il pas, ou engendrer sans la concupiscence, s'il le pouvait., ou du moins sans en ressentir d'aussi violentes secousses ? Or, ce que les époux chrétiens désireraient en cette vie, le moins que nous puissions faire, n'est-ce pas de croire que nos premiers parents le possédaient dans le paradis terrestre?

72. Je vous en prie, permettez-nous de penser que la philosophie païenne n'est pas plus honnête que la philosophie chrétienne, qui est la seule véritable philosophie, s'il est vrai que ce mot signifie le zèle ou l'amour de la sagesse. Voyez quel est le langage de Cicéron dans son dialogue d'Hortensius; ce langage, je crois, aurait dû vous être plus agréable que celui de Balbus plaidant la cause des Stoïciens : c'était la vérité, j'en conviens; 'mais la vérité sur ce qui se passe dans la partie inférieure de l'homme, c'est-à-dire dans son corps, et une semblable doctrine ne pouvait vous être d'aucun secours. Ecoutez comme il oppose la vivacité de l'esprit à la volupté du corps. « Pouvons-nous », dit-il, « désirer les voluptés du corps, quand Platon,  dans un langage aussi vrai que sérieux, les regarde comme des séductions et comme la nourriture des méchants? Ce que produit la volupté, n'est-ce pas trop souvent la ruine de la santé, l'altération de la couleur et du corps, la décadence et la honte? Plus ses mouvements sont violents, plus ils sont ennemis de la philosophie. Les grandes pensées ne sont-elles pas incompatibles avec la volupté du corps? Se livrer à cette volupté,

 

(1) I Cor. VII, 6.

 

reine de toutes les autres, n'est-ce pas se placer dans une impuissance radicale de cultiver son esprit, de développer sa raison et de nourrir des pensées sérieuses? «N'est-ce pas là ce gouffre qui tend sans cesse, la nuit et le jour, à produire dans tous nos sens ces violentes commotions dont le secret appartient aux voluptés poussées à l'extrême? Quel homme sage ne préférerait que la nature nous eût refusé toutes les voluptés, quelles qu'elles soient?» Ainsi parlait ce philosophe qui ignorait entièrement ce que la foi nous enseigne de la vie de nos premiers parents, de la félicité du paradis terrestre, de la résurrection des corps. En présence de ces discussions si justes de la part des impies, ne devons-nous pas rougir, nous qui avons appris, dans la véritable et sainte philosophie, que la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (1) ? Quelle en est la cause ? Cicéron l'ignorait, et cependant il ne flattait pas la concupiscence de la chair, tandis que vous la louez; il la condamnait même avec une puissante énergie, tandis que bien loin de l'imiter, vous réservez toute votre haine contre ceux qui la condamnent. Témoin de la lutte engagée sous vos yeux entre la concupiscence de l'esprit et la concupiscence de la chair, vous prenez le parti du lâche combattant, celui de louer les deux adversaires, comme si vous craigniez le courroux de celui des deux qui restera vainqueur. Déposez vos alarmes, armez-vous de courage, et louez hautement cette concupiscence de l'esprit qui combat contre la concupiscence de la chair avec au. tant d'énergie que de chasteté; condamnez, au contraire, au nom de la loi de l'esprit, cette loi des membres qui combat contre la loi de l'esprit.

73. Autre chose est la contemplation de la beauté même corporelle, soit qu'elle frappe les yeux, comme dans les couleurs et les figures, soit qu'elle frappe les oreilles, comme dans les chants et les mélodies; quel que soit du reste son objet, cette contemplation n'est possible qu'autant que l'on jouit de l'usage de la raison ; autre chose est le mouvement de la concupiscence que l'on doit toujours soumettre à la répression et à l'empire de la raison. Saint Jean n'a-t-il pas déclaré que ce n'est point du Père que peut venir cette

 

(1) Gal. V, 17.

 

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concupiscence (1) qui convoite contre l'esprit ? Qui donc oserait la dire bonne, si ce n'est celui dont l'esprit n'aime pas de convoiter contre elle ? Que si vous supposez que cette concupiscence n'existe ni dans les mouvements, ni dans le feu des organes vitaux, ne souffrez pas que votre esprit convoite contre elle ; si vous ne voulez pas vous exposer, par une coupable ingratitude, à convoiter contre le don de Dieu. Au contraire, accordez-lui tout ce qu'elle demande, puisque c'est elle qui vient du Père ; et si vous n'avez rien à lui donner, demandez au Père, non pas de l'étouffer ou de la détruire, mais de fournir un aliment généreux à cette concupiscence qu'il vous a donnée. Si cette conduite vous paraît une folie, pourquoi donc comparer cette concupiscence au vin et à la nourriture ; pourquoi nous dire avec une sorte de complaisance : « Que l'ivresse ne condamne pas le vin, que la gourmandise ne condamne point la nourriture, ni la luxure la concupiscence ? » Est-ce que l'ivresse, la gourmandise et la luxure sont possibles, si la concupiscence de la chair est vaincue dans la lutte engagée contre elle parla concupiscence de l'esprit? «C'est l'excès qui est une faute », dites-vous. Si vous aviez été plus préoccupé de la vaincre, que de me vaincre moi-même, très-facilement vous auriez compris que, pour empêcher l'excès, l'on doit avant tout résister au mal de la convoitise. Si donc noua ne résistons pas à ce mal de la concupiscence que nous portons en nous-mêmes, nous acceptons un double mal, celui que nous avons, et celui que nous commettons.

74. Nous avons dit précédemment (2), que le mal est étranger aux animaux, parce qu'en eux il n'y a aucune convoitise possible contre l'esprit. En effet, ils n'ont pas la raison, et ce n'est que par la raison qu'il est possible de subjuguer les passions, ou du moins de les affaiblir par une lutte continuelle. Qui donc a pu vous dire que « les animaux pèchent a toujours par imitation ? » Personne ne vous a jeté, que je sache, une semblable absurdité, et pourtant vous faites appel à votre insatiable loquacité pour la réfuter, et toutes les superfluités vous sont bonnes pour nous montrer que la science de la médecine peut profiter à l'aide des animaux. Quoi qu'il en soit, comme on aurait pu croire que la concupiscence

 

(1) Jean, II, 16. — (2) Plus haut, n. 35.

 

de la chair n'est pas un mal, puisqu'elle est un bien dans les animaux, et que ce bien est le seul principe de jouissance dans une nature qui ne peut désirer la sagesse ; pour dissiper cette erreur, nous avons dit que le mal ne saurait exister dans les animaux, puisqu'en eux il n'y a aucune lutte de la chair contre l'esprit, tandis que le mal se trouve dans l'homme, puisqu'en lui la chair convoite contre l'esprit.

75. Vous appelez également à votre aide la foule des philosophes, afin de trouver, au moins dans les enfants, ce que vous ne trouvez pas dans l'instinct naturel des animaux, c'est-à-dire la confirmation de vos erreurs. Mais il est facile de voir que cette longue énumération de savants et de sectes diverses n'est de votre part qu'un dernier dédommagement aux blessures de votre orgueil, puisqu'en lisant avec un peu d'attention vos écrits, la seule conclusion évidente que l'on puisse tirer, c'est que ces témoignages sont absolument étrangers à la question qui nous occupe. Vous citez Thalès de Milet, l'un des sept sages, « Anaximandre, Anaximène, Anaxagore, Xénophane, Parménide, Leucippe, Démocrite, Empédocle, Héraclite, Mélisse, Platon, les Pythagoriciens », et vous rappelez l'enseignement de chacun d'eux sur les choses naturelles. En entendant cette longue énumération de noms et de sectes, comment les ignorants, c'est-à-dire l'immense multitude, ne serait-elle pas frappée de stupeur, et en même temps ravie d'admiration devant un semblable spécimen de votre vaste érudition? C'est là sans doute le seul résultat due vous désiriez obtenir ; car dans cette monstrueuse compilation de témoignages, il n'en est pas un seul qui touche à la question qui nous occupe. Ecoutons les préliminaires dont vous faites précéder cette citation : « Tous les philosophes, malgré leur diversité d'opinions, adoraient les idoles avec le peuple, et cherchaient à se rendre raison des causes naturelles ; or, en tenant compte de la vanité de leurs nombreux systèmes, du moins faut-il reconnaître qu'ils ont quelquefois effleuré la vérité, et que leur témoignage doit être préféré sur la question coutre laquelle je combats ». Pour le prouver, vous invoquez, comme je l'ai fait moi-même, le nom des philosophes physiciens, ainsi que les opinions qu'ils ont émises sur les causes naturelles ; (186) et cependant vous n'avez pas voulu ou vous n'avez pas pu rendre complète votre énumération. Tout homme sérieux avouera, sans hésiter, que c'est là de votre part une ruse pour tromper les simples. En effet, vous aviez entrepris de prouver que « tous les philosophies, qui se sont occupés des causes naturelles, sont les véritables maîtres que l'on doit préférer sur la question contre laquelle vous combattiez ». Je ne parlerai pas des autres, mais. pourquoi donc, après avoir cité Anaximène et son disciple Anaxagore, gardez-vous le plus profond silence sur un autre de ses disciples, Diogène, qui, dans son opinion sur les choses de la nature, se sépare entièrement de son maître et de son condisciple et formule une doctrine qui lui est particulière ? En voici un qui ne doit pas nous être préféré, bien que vous veniez de dire que l'on doit nous préférer tous les philosophes qui se sont occupés de la nature des choses. Et sous le vain prétexte de prouver votre thèse, vous vous êtes donné l'orgueilleuse jouissance de citer les noms et la doctrine des philosophes. Oui, vous en omettez un, qui pourtant a dû vous être signalé, soit par son maître, soit par son condisciple. Avez-vous craint, en citant le nom de Diogène, de rappeler Diogène le cynique, et de porter vos lecteurs à conclure qu'il vous devance de beaucoup comme défenseur de la passion, puisqu'il ne craignait pas de s'y abandonner en public, d'où est venu à la secte son nom de cynigne, ou secte de chiens. Vous aussi, vous vous posez en défenseur de la passion, mais vous rougiriez de tirer comme votre maître toutes les conclusions de vos principes.

76. Si vous vous proposiez de montrer contre nous la supériorité des philosophes, pourquoi donc ne citiez-vous pas, de préférence, ceux qui ont si habilement traité de celte partie de la philosophie qu'ils appellent éthique, et à laquelle nous conservons le nom de morale ? C'était là pour vous le parti le plus sage, puisque vous soutenez que la volupté du corps est dans l'homme un bien véritable, quoique inférieur à la volupté de l'esprit. Mais il y avait là pour vous une difficulté qui ne saurait échapper à personne. En effet, dans cette question de la volupté qui nous occupe, n'aviez-vous pas à craindre de vous voir écrasé par l'autorité de ces philosophes plus honnêtes, que Cicéron appelle les philosophes consulaires, en raison même de l'honnêteté de leur doctrine? Comment surtout lutter contre ces Stoïciens, ennemis déclarés de toute volupté, et dont vous connaissez la doctrine, puisque, sans trop examiner si elle vous est, ou non, favorable, vous l'invoquez telle qu'elle est formulée par Balbus dans le dialogue de Cicéron (1) ? Personnellement désireux de ne pas même nous laisser soupçonner qu'à leurs yeux la volupté du corps n'est pas un bien pour l'homme, vous n'avez garde de nous citer les noms et la doctrine de ces philosophes sur la question morale; et cependant c'était là le point capital à faire ressortir, du moment que vous invoquiez le témoignage des philosophes. Contre les coups qu'ils vous portaient, pouviez-vous vous abriter, je ne dis pas derrière Epicure, pour qui tout le bien de l'homme réside dans la volupté du corps; vous n'en êtes pas encore là ; mais derrière Dinomachus dont vous êtes le chaud partisan? Ce dernier, prenant un moyen terme, réunit bravement la volupté à l'honnêteté, et soutient que ces deux choses peuvent être recherchées au même titre (2). Ainsi donc vous avez compris que, la morale serait contre vous une arme trop puissante, aussi l'avez-vous prudemment écartée. Vous voyez maintenant que, dans la controverse entre nous engagée, vous avez contre vous les philosophes païens les plus distingués, et en particulier Platon lui-même, que Cicéron ne craint pas d'appeler en quelque sorte le Dieu des philosophes (3). Vous n'avez pu vous-même ne pas nous citer son nom, pour nous prouver d'une manière plus concluante que, dans les matières naturelles, non pas morales, nous étions en désaccord avec les philosophes; vous oubliez sans doute que Platon avait dit des voluptés du corps qu'elles sont pour les méchants un appât et un aliment continuel (4).

77. Qu'ont pensé de la condition de l'homme tous ces philosophes dont vous nous avez décliné les noms? Le sujet que nous traitions exigeait naturellement que vous nous le disiez, et cependant vous avez gardé le plus profond silence; j'avoue que c'était pour vous le parti le plus sage. Qu'avaient-ils appris ou qu'enseignaient-ils sur Adam et son

 

(1) Plus haut, n. 58. — (2) Cicéron, de la Fin, liv. V, et Tasculf liv. V. — (3) De la Nature des Dieux, liv. II et liv. IV à Atticum, épît. XVI. — (4) Plus haut, n. 72,

 

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épouse, nos premiers parents ; sur leur prévarication primitive, sur la tentation du serpent, sur la parfaite indifférence où ils étaient avant le péché par rapport à la nudité de leur corps, tandis qu'ils en rougirent aussitôt après la perpétration de leur faute? Enfin, qu'avaient-ils appris qui se rapprochât de ces paroles de l'Apôtre : « Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1)? » Chaque jour cette vérité se réalisait sous leurs yeux, et cependant quel était sur ce point leur enseignement? Or, si pour vous le parti le plus sage, dès qu'il s'agissait de la condition de l'homme, était de ne tenir aucun compte de ce que peuvent enseigner des hommes qui ont en horreur nos livres saints, comment donc avez-vous pu vous tromper jusqu'au point de croire que pour vous assurer la victoire, il vous suffisait d'invoquer leur témoignage sur l'origine de ce monde visible, quand cette origine n'était nullement en cause entre nous ? Tout cet échafaudage philosophique s'écroule sous le poids du ridicule que soulève votre vaine jactance.

78. Toutefois on trouve des traces assez sensibles de la foi chrétienne dans l'enseignement de quelques-uns de ces philosophes, qui voyaient dans les erreurs et les misères de cette vie la preuve du courroux de Dieu, l'effet de la vengeance du Créateur, qui tient dans ses mains l'administration de ce monde. Concluez donc que vous êtes dans une écrasante infériorité, par rapport à ces philosophes dont Cicéron, poussé par l'évidence, cite l'éclatant témoignage à la fin de son dialogue d'Hortensius. Parlant de ces erreurs et de ces infortunes humaines sur lesquelles nous versons des larmes et des gémissements, il s'écrie : « A la vue de ces erreurs et de ces infortunes de la vie humaine, ces auteurs anciens, fussent-ils prophètes ou seulement ries interprètes de la pensée divine, nous renseignent tous que nous naissons condamnés à subir le châtiment de quelque faute commise dans une vie antérieure. Ils en concluent, avec Aristote, que notre sort, ici-bas, est à peu près semblable à celui de ces malheureux qui tombèrent entre les mains de certains brigands de l'Etrurie,

 

1 Rom. V, 12.

 

éprouvèrent tous les     raffinements de la cruauté, et se virent attachés l'un après l'autre, et dos à dos, avec un cadavre en putréfaction ; telle est la destinée de notre âme condamnée toute vivante à rester dans un corps, comme seraient les vivants avec les morts ». Des philosophes, qui formulaient ainsi leur pensée, ne comprenaient-ils pas beaucoup mieux que vous ce joug qui pèse sur les enfants d'Adam ; n'avaient-ils pas une idée plus parfaite de la puissance et de la justice de Dieu, quoiqu'ils n'aient eu aucune connaissance de cette grâce conférée aux hommes par le Médiateur pour les justifier? Ce qui précède vous prouve que j'étais parfaitement dans mon, droit en affirmant votre complète infériorité par rapport à certains philosophes; du reste, c'est vous-même qui avez provoqué votre défaite, en citant des philosophes dont la doctrine, loin de vous être favorable, devait me fournir contre vous les arguments les plus redoutables. .

79. Mais quoi ? N'invoquez-vous pas en votre faveur ce passage de saint Paul, qui est directement contre vous? n'affirmez-vous pas que la nudité, dont, avant le péché, nos premiers parents ne rougissaient pas, n'en était pas moins une honte et un danger? En vérité, savez-vous donc ce que vous dites? Après vous, j'ai dû citer ces paroles de l'Apôtre : « Les membres du corps qui paraissent les pins faibles, sont au contraire les plus nécessaires » ; ce qui suit nous est également favorable. Mais il n'est pas sans intérêt de voir comment vous en êtes venu à dire : « Il est temps de montrer, non plus seulement par le témoignage de la nature, mais même par l'autorité de la loi, que nos membres ont été créés de telle sorte que les uns étaient destinés à la honte, et les autres à la liberté. Comme preuve, qu'il suffise de citer saint Paul écrivant aux Corinthiens : Le corps a n'est pas un seul membre, mais plusieurs ». Plus loin, rapportant les paroles dans lesquelles l'Apôtre explique admirablement l'unité et la parfaite harmonie des membres, vous ajoutez : « Il n'avait énuméré qu'un petit nombre de ces membres, la pudeur lui défendant de parler de certains autres ». Ces mots ne sont-ils pas contre vous une véritable condamnation? Ce que Dieu avait daigné faire directement, l'honnêteté ne permettait d'en parler qu'indirectement; ce que (188) Dieu, souverain juge, n'avait pas rougi de créer, son ministre devait rougir de l'énoncer ?Oui, sans doute, mais n'est-ce pas uniquement parce que le péché a rendu déshonnête ce qui était très-honnête en sortant des mains du Créateur?

80. Vous citez ensuite tout au long les paroles de l'Apôtre : « Les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont, au contraire, les plus nécessaires ; nous honorons même davantage les parties du corps qui paraissent les moins honorables, et nous couvrons avec plus de soins et d'honnêteté celles qui sont les moins honnêtes. Car celles qui sont honnêtes n'en ont pas besoin, mais Dieu a mis un tel ordre dans tout le corps, qu'on honore davantage ce qui est moins honorable de soi-même, afin qu'il n'y ait point de division dans le corps, et que tous les membres conspirent mutuellement à s'entr'aider les uns les autres (1) ». Après cette citation, prenant les accents du triomphe vous vous écriez : « Voilà le véritable interprète de l'oeuvre de Dieu ; voilà le fidèle prédicateur de la sagesse. Nous honorons davantage », dit-il, « les parties du corps qui sont les moins honorables ». Une seule parole résume donc à vos yeux toute la question entre nous débattue, c'est celle-ci : « Les parties les moins honorables ». Si vous aviez lu les « parties déshonnêtes », jamais vous n'auriez osé citer ce passage. En effet, Dieu lui-même, surtout avant le péché, aurait-il créé quelque chose de déshonnête dans les membres du corps humain ? Sachez donc enfin ce que vous ignorez encore, parce que vous n'avez pas voulu l'apprendre. L'Apôtre s'est réellement servi du mot : « Membres déshonnêtes », mais quelques traducteurs, comme celui que vous citez, se sont servis de l'expression mitigée, « membres plus dignes de respect » ; pour vous en convaincre, il vous suffit de consulter le manuscrit auquel vous avez emprunté ce passage. En effet, le mot grec que vous traduisez par plus dignes de respect (verecundiora), veut simplement dire déshonnêtes (asxemona) ; de même là où vous voyez une plus grande « honnêteté », le texte porte simplement « honnêteté» (eusxemosunen). Le latin a donc pu traduire asxemona  par « les membres déshonnêtes ». Quant à ces mots: « Celles qui sont honnêtes », ils sont la

 

(1) I Cor. XII, 12, 22-25.

 

traduction du grec eusxemona ; ce qui ne permet pas de douter que eusxemona signifie « déshonnêtes ». D'un autre côté, sans même interroger le texte grec, ne pouviez-vous conclure que les membres qui ont besoin d'une plus grande honnêteté sont les membres déshonnêtes, tandis que ceux qui sont honnêtes n'ont pas besoin d'être honorés ? Si donc ceux qui sont honnêtes n'ont pas besoin « d'honnêteté », comment ne pas conclure que, s'il en est qui en ont besoin, c'est qu'ils sont déshonnêtes? C'est pour donner à ces membres un cachet d'honnêteté qu'on les couvre du voile de la pudeur. Leur honnêteté, leur honneur, ils les doivent à ce voile qui est d'autant plus épais qu'ils sont plus déshonnêtes. Or, je le demande: l'Apôtre eût-il ainsi parlé, s'il avait eu à décrire le corps humain tel qu'il était, quand nos premiers parents étaient nus et ne rougissaient nullement de leur nudité?

81. Voyez donc quelle impudence a pu vous faire dire que, « si nos premiers parents ont d'abord été nus, c'est parce que l'art de se vêtir leur faisait défaut ». Il suivrait de là que, de paresseux qu'ils étaient avant le péché, ils sont devenus tout à coup vigilants et habiles par le péché. Vous couronnez en. suite toutes ces folies par cette conclusion élégante et spirituelle: « Malgré le péché, leurs membres génitaux ne sont devenus ni diaboliques ni déshonnêtes; mais ils tremblaient de frayeur, voilà pourquoi ils ont voilé des membres qui n'avaient aucunement perdu leur honnêteté primitive ». Je réponds : Ces membres n'étaient nullement diaboliques quant à leur substance, quant à leur forme, et quant à la qualité que Dieu leur avait conférée. Mais s'ils n'avaient nullement perdu leur honnêteté primitive, comment donc l'Apôtre peut-il les appeler déshonnêtes? Vous dites vrai quand vous affirmez que ces membres étaient primitivement honnêtes, car ce serait un blasphème de croire que l'Apôtre appelle déshonnête ce que Dieu créé avec l'honnêteté la plus parfaite. Mais, puisque ces membres sont devenus déshonnêtes, quelle en est la cause, si ce n'est pas le péché? Ces membres honnêtes, qui donc les a souillés, jusqu'au point que le saint Apôtre les appelle déshonnêtes ? Est-ce leur constitution, dans laquelle resplendit l'art divin du Créateur, ou plutôt n'est-ce pas la passion dans laquelle le pécheur trouve son (189) propre châtiment? Aujourd'hui comme alors, tout ce que Dieu fait est honnête; mais ce qui se contracte par l'origine est déshonnête. Et cependant, afin qu'il n'y eût point de schisme dans le corps, le Seigneur inspira aux membres l'instinct naturel de s'entr'aider réciproquement ; c'est ainsi que la pudeur couvre d'un voile épais ce que la concupiscence avait souillé.

82. Vous demandez : « Pourquoi donc, en entendant la voix de Dieu marchant dans le paradis terrestre, Adam et Eve se sont-ils cachés (1) ? comment dire qu'ils rougissaient de leur nudité, puisque déjà cette nudité a disparaissait sous un feuillage suffisant ? » Ne parlez-vous pas sans savoir ce que vous dites? ne comprenez-vous pas que s'ils se précipitèrent dans les profondeurs de la forêt, c'est parce qu'ils frémissaient dans leur coeur à la pensée de se trouver en présence du Seigneur ? Quant à la ceinture qu'ils avaient tressée pour leur corps, elle leur avait été inspirée par le mouvement honteux qu'ils ressentaient dans leurs membres. Précédemment, malgré leur nudité, ils ne rougissaient pas ; c'est donc la confusion qui les a contraints de se couvrir. Or, la confusion n'est inspirée que par ce qui est déshonnête. Voilà pourquoi il est dit : « Ils étaient nus, et ils ne rougissaient pas (2) », pour nous prouver que la confusion ne leur est venue qu'ultérieurement. D'un autre côté, pour excuser sa fuite et sa disparition au sein de la forêt, Adam s'écrie : « J'ai entendu votre voix, mais j'ai craint, parce que je suis nu ». Il se cache, c'est la preuve de sa confusion manifeste ; il craint, c'est le cri intérieur de sa conscience qui lui reproche la faute qui a causé sa confusion ; là, c'est de la honte ; ici, c'est de la crainte; là, une honteuse concupiscence; ici, une conscience coupable ; et avec cela une indicible folie qui lui laissait croire qu'en cachant son corps, il pourrait échapper à celui qui sondait jusqu'aux profondeurs de son âme. Mais écoulons le langage du Seigneur: « Qui donc vous a appris que vous êtes nu? n'est-ce point parce que vous avez mangé du fruit dont je vous avais défendu de manger (1) ? » C'est la manducation du fruit défendu qui découvre à l'homme sa nudité n'est-ce pas dire clairement que le péché a dépouillé ce qui était caché sous le voile de la

 

(1) Gen. III, 8 7. — (2) Id. II, 25. — (3) Id. III, 10, 11.

 

grâce ? Qu'elle était grande cette grâce, sous l'action de laquelle un corps terrestre et animal n'éprouvait aucune passion bestiale ! Ainsi donc, celui qui, sous le vêtement de la grâce, ne voyait dans son corps quoi que ce fût qui pût le faire rougir, sentit aussitôt ce qu'il devait cacher, dès qu'il se vit dépouillé du manteau de la grâce.

83. « On doit repousser », dites-vous, « toute opinion qui ferait du démon l'auteur, soit des membres des hommes, soit de la sensibilité de ces membres ». Pourquoi nous opposer des absurdités dont vous êtes le seul inventeur ? Dans tout ce qui constitue la nature de l'homme, rien n'est l'oeuvre du démon ; mais ce qui était sorti bon des mains de Dieu, le démon l'a souillé en jetant l'homme dans les séductions du péché. C'est ainsi que le libre arbitre de nos deux premiers parents a jeté dans le malle genre humain tout entier. Cette déchéance générale de notre race s'impose de toute part à vos sens dans sa triste réalité. Vous êtes nomme : que rien de ce qui est humain ne vous paraisse étranger (1), et si vous êtes exempt de telle ou telle infortune, soyez compatissant pour ceux qu'elle fait gémir. Que vous soyez porté sur le flot de tous les bonheurs humains, j'y consens, mais je n'en affirme pas moins qu'aucun de vos jours n'est exempt de cette guerre intestine, pourvu toutefois que vous vous efforciez de rendre vos oeuvres conformes à votre croyance. Vous avez pu oublier bien des choses; alors voyez les enfants, quels maux ne souffrent-ils pas ? et s'ils grandissent, n'est-ce pas au sein de toutes les vanités, de tous les tourments, de toutes les erreurs et de toutes les craintes ? Les voici à l'âge adulte et capables de servir Dieu ; aussitôt l'erreur les assiège pour les tromper ; le travail ou la douleur pour les briser ; la passion pour les dévorer ; le chagrin pour les accabler ; l'orgueil pour les exalter. Comment dépeindre en quelques traits les maux de toute sorte dont se compose le joug douloureux qui pèse sur les enfants d'Adam ? Les philosophes païens ne savaient ou ne croyaient rien du péché du premier homme ; mais le spectacle de toutes nos misères était pour eux d'une telle évidence que, pour l'expliquer, ils enseignaient que nous naissons pour expier des crimes commis dans une vie antérieure, et

 

(1) Térence Heaut. act. I, sc. I, v. 25.

 

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que nos âmes sont unies à des corps corruptibles, à peu près comme ces malheureux captifs que les Etrusques enchaînaient vivants à des cadavres en pleine corruption. L'Apôtre condamne formellement l'opinion qui voudrait nous faire croire que les âmes ne sont unies à des corps que pour les punir des fautes commises dans une vie antérieure. Mais alors il faut chercher la cause de ces maux que nous souffrons, ou bien dans l'injustice, ou bien dans l'impuissance de Dieu, ou bien dans le châtiment d'un premier et antique péché. Or, Dieu n'est ni injuste, ni impuissant; dès lors, malgré votre obstination, vous êtes contraint d'avouer que la solidarité de la faute originelle est la seule explication possible de ce joug si lourd qui pèse sur les enfants d'Adam depuis le sein de leur mère jusqu'au jour de leur sépulture (1).

 

(1) Eccli. XL, 1.

 

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