* LE CHRISTIANISME ET LESPRIT NATIONAL
En Europe, le Christianisme sest divisé en trois branches principales : la grecque, la latine et la germanique, cette dernière subdivisée en de nombreuses sectes. Ces différents types correspondent au génie et au tempérament de chacune de ces races. il est à supposer que, dans un temps assez rapproché, trois nouvelles formes, au moins, surgiront: lhindoue, la chinoise et la japonaise. Mais cette distinction de forme, suscitée par les races et les nationalités, distinction inévitable et même désirable jusquà un certain point, sest manifestée en Europe dune façon désastreuse. Le christianisme devait unir toute lhumanité par un lien de concorde et de paix ; il devait supprimer toutes les divisions de race, de classe et de culture. Mais, compliqué par les questions politiques, il a tout au contraire envenimé les querelles existantes. Les forces qui auraient pu régénérer le monde, si elles avaient été bien employées, ont été gaspillées dans des luttes acharnées. Le rapide développement des Églises dAsie va peut-être poser un grand problème : Comment éviter des erreurs qui, tout en étant différentes de celles qui ont paralysé le christianisme en Europe, peuvent avoir cependant des conséquences aussi déplorables? Le baron de Hügel, lors de son entretien avec Sundar Singh, fut frappé de ses idées. Il les résume ainsi dans le rapport quil rédigea à notre intention : Lanecdote suivante exprime nettement lidée du Sadhou : La manière denseigner de Sundar est absolument hindoue. Aux Indes, le Sage sexprime le plus souvent par images ; il enseigne au moyen de paraboles. Quant au prédicateur populaire, il prêche ainsi toujours et pense souvent en symboles. Sundar, qui est de la lignée des voyants et des poètes hindous, emploie la même méthode. Sa conversation, plus que ses discours, nous en fournit la preuve. Les exemples dont il se sert, lorsquil prêche, pourraient être préparés à lavance ; mais lorsquon cause avec le Sadhou dans lintimité, on voit que les idées sélaborent dans son cerveau sous forme dimages. Ses remarques les plus spontanées sont des chefs-doeuvre dimagination et dexpression. On pourrait dire que ce fait nest pas essentiellement hindou, mais oriental. Cependant, parmi les Orientaux, qui donc, comme un Hindou, aurait été conquis par la doctrine johannique du Verbe, de la Vie, de lAmour, et laurait traduite en paraboles aussi vivantes ? Cest encore par un instinct profondément hindou que Sundar sest mis à la recherche de saints ermites qui, retirés dans lHimalaya, vivent en des lieux inaccessibles pour méditer sur Dieu et sur lEternité. Cest encore la raison Pour laquelle il sest intéressé passionnément au vénérable Maharischi découvert à Kailash, lieu célèbre dans la littérature hindoue par tant de souvenirs sacrés. Lermite qui recherche la solitude de la forêt, de la grotte ou du désert, pour sy livrer à la méditation, et le moine qui atteint plus facilement à lunion avec Dieu dans la vie de communauté, sont deux types de mystiques qui se trouvent en Orient aussi bien quen Occident. Mais lInde est le pays classique de lermite, alors que le culte en commun: messe catholique, réunion de prière évangélique, silence quaker, caractérisent lOccident. Le Sadhou, en sa qualité dHindou, aspire à cette vie contemplative et solitaire, mais son amour du Christ le contraint à travailler au salut de ses semblables. Un homme aussi foncièrement hindou, souhaite tout naturellement une Église nationale. Le Sadhou ne croit pas que cette Église puisse être dès à présent indépendante. Les missionnaires sont encore nécessaires pour former les futurs chefs religieux, chrétiens de religion et hindous de race ; mais, petit à petit, il faudra leur donner plus de responsabilité. - Quand un homme veut apprendre à nager, il doit faire dabord les mouvements sur la terre ferme ; puis il entre dans leau ayant encore pied, ensuite il nage en eau profonde. Cest ainsi que les dirigeants hindous doivent être placés tout dabord dans des postes où ils peuvent sinstruire et où leur responsabilité est limitée. Peu à peu ils deviendront capables de fortifier leurs Églises, et nous pourrons nous attendre à de grandes choses. Cette méthode a déjà été appliquée en plusieurs endroits. Le Sadhou exprime ce mélange de force et de faiblesse de lÉglise hindoue au moyen dune parabole inspirée sans doute par limage populaire Mother India. On y voit lInde, le front ceint de la couronne de lHimalaya et posant le pied sur le lotus de Ceylan. En adoptant la vie de Sadhou, Sundar tenta résolument de donner au christianisme une forme hindoue. Et cette tentative, comme nous lindiquerons plus loin, peut avoir des conséquences plus grandes que le Sadhou navait imaginé. Dautre part, cette adaptation du christianisme à la mentalité hindoue, telle quil lenvisage, est surtout une question de forme. Un ami lui demandait un jour comment le christianisme pourrait prendre un caractère national aux Indes. Il répondit : En ce qui concerne les principes fondamentaux, le Sadhou considère que le christianisme est supra national. Ce nest pas la religion de lOrient ou de lOccident, mais celle de lhumanité. « La terre emmagasine la chaleur du soleil et celle-ci jaillit quand on heurte deux pierres lune contre lautre. De même, les penseurs non chrétiens ont reçu la lumière du soleil de justice, et les Hindous ont eu leur part du Saint-Esprit. Il y a des choses magnifiques dans lhindouisme, mais la lumière parfaite vient du Christ. Tout le monde respire lair. De même tout homme, quil soit ou non chrétien, vit du Saint-Esprit, même sil lui donne un autre nom. Le Saint-Esprit nest pas réservé à un seul peuple. » On pourra demander pourquoi le Sadhou insiste sur le fait quil doit fort peu à létude des livres sacrés de lInde, et quil na retiré aucun bénéfice des pratiques essentiellement hindoues de la Yoga? Il faut chercher la réponse ailleurs. Le Sadhou, avons-nous répété maintes fois, est un mystique dont le mysticisme est centré en Christ ; il est un de ceux qui se sont enflammés damour pour Lui. Et la métaphore est encore trop faible. Lorsquil songe à la lumière éblouissante de la connaissance et de lamour de Christ, qui éclaire sa route comme le soleil de midi, les illuminations des plus grands saints hindous ne sont que crépuscule à ses yeux. Ce que ceux-là possédaient était bon, sans doute ; mais quelque chose dinfiniment meilleur nous est offert maintenant. Choisir ce qui est bon, lorsquon peut avoir mieux encore, cest assurément faire fausse route. * PANTHEISME PHILOSOPHIQUE
La philosophie de lhindouisme est un édifice trop imposant pour être démoli par des épigrammes ou des anecdotes. Celui qui voudrait trouver dans lenseignement du Sadhou une critique raisonnée du panthéisme, de la doctrine du Karma ou de la Jnana, serait fort déçu. Le Sadhou nest point un philosophe. Il serait le premier à décliner ce titre. Sa mentalité est plutôt celle dun prophète, type plus voisin du poète que du philosophe. Comme lartiste sait découvrir la beauté là où dautres ne la voient point, et la révéler ensuite au monde, le prophète saisit les valeurs morales et religieuses et les présente dune manière vivante à lhumanité. Lintuition des valeurs morales et esthétiques est très différente de la recherche purement intellectuelle de largument, domaine du philosophe, ou de la faculté de généralisation du savant qui coordonne sous forme de lois les résultats de ses observations. Les critiques du Sadhou sur lhindouisme ont leur importance, non comme arguments intellectuels, mais comme indications de la manière dont son tempérament « prophétique » « perçoit » les lacunes de cet ordre de valeurs. Lassertion fondamentale de la religion est que la Réalité est en définitive le Bien ; aussi, avec le temps, finirons-nous par découvrir que le meilleur est également le plus vrai. Mais lhomme peu cultivé ne distingue pas mieux ce qui est bon que ce qui est beau, car la clairvoyance morale est aussi rare que le bon goût. Le prophète a pour mission daider les hommes à discerner ce qui réellement est le meilleur. La tâche du philosophe consiste à prouver que ce meilleur est aussi le Vrai. Mais pour y parvenir, le philosophe doit placer avant la recherche du plus grand bien, celle de la vérité. Cest pourquoi il est très difficile à un homme d' être à la fois prophète et philosophe. Il est évident que le Sadhou ne réunit pas les deux éléments. Mais dans lInde, le pays de la Philosophie, il ne faudra pas beaucoup de temps à lÉglise chrétienne pour produire un philosophe égal à son prophète. Si le Sadhou critique fréquemment le panthéisme, cest en grande partie pour réagir contre son entourage hindou. Il serait inexact de dire que les Hindous sont tous panthéistes ; Ramanuja, par exemple, dont la philosophie a fourni une base intellectuelle à la dévotion Bhakti (5), fait exception, et cest une exception notable. Cependant, un panthéisme basé principalement sur le monisme du grand Sankara constitue aux Indes la philosophie dominante de la religion. En Occident, où la religion populaire tend à faire ressortir le caractère transcendant de la divinité, les mystiques chrétiens insistent sur limmanence. Placé dans un milieu où lon prône limmanence, le Sadhou fait ressortir le côté transcendantal. Mais cet élément du panthéisme, qui constitue sa valeur religieuse propre, cest-à-dire le rapprochement, le caractère intime des rapports de lâme avec le divin, cet élément du panthéisme est lessence même du message du Sadhou : Le baron de Hügel fit cette remarque: * * YOGA ET BHAKTI
Le mysticisme hindou, au cours de son évolution, sest développé selon deux tendances principales : la Yoga et la Bhakti. Ces méthodes de recherche de la divinité semblent parfois se compléter, parfois sexclure. Il y a plusieurs sortes de Yogas et plusieurs sectes de Bhaktis ; elle nont pas toutes la même valeur morale et spirituelle. Parmi les Yogas, il en est une qui se rapproche en principe de certaines méthodes de contemplation des ordres catholiques. Il en est une autre qui nest quune auto-suggestion hypnotique ; elle produit un état de transe stérile. énervant pour lesprit, le coeur et la volonté. Certains sectes bhaktis peuvent être mises au rang des plus hautes religions. En dehors des différences essentielles que renferment ces dénominations, Yoga et Bhakti, il existe une distinction générale dont nous ne pouvons tracer ici que les grandes lignes, en négligeant les nuances. Le Yoghi recherche la béatitude de la communion avec labsolu par laustérité et la mortification. Le Bhakti sefforce dy parvenir par la beauté des chants, des danses et des hymnes. Les uns cherchent à supprimer leurs désirs, les autres à les exprimer. Le mot dordre du premier est concentration,effort essentiellement intellectuel ; celui du second est dévotion, cest-à-dire abandon purement émotif. Pour le Yoghi, cest la paix qui est le but suprême de la recherche mystique ; pour le Bhakti, cest la joie. Le premier tend à satisfaire laspiration de lhomme vers ce qui est éternel, en pénétrant toujours plus avant dans les profondeurs spirituelles. Le second sépanouit dans une vitalité exubérante, symbolisée par le mouvement et le rythme. Le premier est individualiste, absorbé dans une méditation solitaire ; le second est sociable et trouve sa joie et son inspiration dans la compagnie dâmes soeurs.. Le Yoghi dédaigne les cultes sacerdotaux et se plaît dans la solitude des forêts ou des grottes. Le Bhakti fréquente les temples, adore les images, élève son esprit par des hymnes. Le premier adore un Être éternel, quil Le conçoive ou non sous une forme personnelle ; la dévotion fastueuse et compliquée du second sadresse à Rama, ou à Krishna qui représente pour lui la Divinité suprême sous une forme humaine. Le Sadhou affirme souvent quil na subi ni linfluence de la Yoga, ni celle de la Bhakti ; et il est impossible de prétendre que les éléments essentiels de sa religion proviennent dune source autre que celle de la tradition chrétienne. Le lecteur anglais qui naurait aucune notion de Yoga ou de Bhakti dirait de suite, en lisant les discours du Sadhou, que lhomme qui sexprime ainsi a été formé intellectuellement et moralement par le Nouveau Testament. Peut-être trouverait-il quelque trace de linfluence de saint François dAssise ou de Thomas à Kempis, mais à lexclusion de toute autre. Et cependant, dans sa jeunesse, le Sadhou a pratiqué la Yoga, ou tout au moins, ainsi quil le rappelle souvent, une des formes de Yoga. Il sy adonna avec persévérance, mais 1expérience quil en fit ne lui apporta que déceptions. Cest dans cette aspiration passionnée du Yoghi vers la paix, que le Sadhou sentit pour la première fois cette soif de lâme pour les choses supérieures, soif qui semble chez tous les hommes le début de lillumination spirituelle et divine. Cependant, la paix du Yoghi obtenue par la concentration (le mot sanscrit Samadhi peut être traduit indifféremment par paix et concentration) est bien différente de cette joyeuse paix de Dieu dont nous parle le Sadhou. Mais est-il possible détablir une séparation complète, dune part, entre les exercices et les recherches du début, et de lautre, entre lextase et la place quelle tient dans la vie religieuse du Sadhou? Lextase est une expérience que Sundar partage avec les mystiques dOccident ; cependant la fréquence de cette extase, lextrême importance quil y attache, et, il faut le dire, labsence totale de cette méfiance qui pousse les mystiques catholiques à sonder toute vision avant daffirmer quelle vient de Dieu, rapprochent le mysticisme du Sadhou de celui des Yoghis les plus élevés. Il y a cependant une différence fondamentale entre le mysticisme des Yoghis et celui du Sadhou ; cest que, dans les périodes dextase, linfluence du Christ et son contrôle sur la vie quotidienne se trouvent encore intensifiés nest pas certain que le Sadhou ait étudié, dans sa jeunesse, les poètes Bhaktis ; cependant la Bhagavad-Gita, quil savait par coeur, contient des éléments qui se rapprochent des Bhaktis. À noter également quil nemploie jamais les comparaisons érotiques, familières à certains mystiques Bhaktis et à bien des auteurs chrétiens, lorsquils veulent exprimer les aspirations de lâme ou son intimité avec le divin. Ce nest pas une exaltation artificielle, mais un calme profond qui accompagne ses expériences religieuses les plus intenses. Lorsquil donne des conseils, on sent quil comprend le danger de lémotivité en matière de religion. On trouve en lui des traces de laspiration religieuse des Bhaktis, bien que cette aspiration soit rigoureusement contrôlée. Au cours dun entretien sur les poètes Bhaktis, on racontait que dans les moments dexaltation spirituelle, leurs cheveux se hérissent, les larmes jaillissent de leurs yeux et leur corps frémît de ravissement. Le Sadhou a cherché la paix de la Yoga, la joie de la Bhakti ; il les a trouvées ; mais combien plus abondantes en Christ ! Ici le lecteur devra convenir que le christianisme compris et vécu par le Sadhou nest pas seulement la religion du Nouveau Testament dans toute sa pureté et son intégrité ; mais encore le couronnement et laccomplissement de lhindouisme, et cela, à un point quun Occidental ne pourra jamais saisir le chemin dont le terme réalise la synthèse des aspirations les plus élevées des chercheurs yoghis ou bhaktis. * * LIDÉAL DUN SADHOU
Abordons lélément nettement hindou de la conception chrétienne du Sadhou ; élément que nous trouvons également dans sa manière de présenter le christianisme. Le moyen âge a tenté quelque chose de semblable en Occident, en particulier lors du mouvement franciscain. Lidéal et la façon de vivre de Sundar Singh font songer à saint François dAssise, et le grand saint na pas été sans exercer une influence sur le Sadhou. Sundar chercha à réaliser cet idéal au vingtième siècle, à cause ,de ladmiration que lui inculqua sa mère pour le genre de vie des Sadhous hindous. Elle emmenait lenfant lorsquelle leur faisait visite : Sundar Singh diffère cependant du Sadhou classique, car il nest pas un ascète qui sefforce daccumuler des mérites ou darriver à la perfection en sinfligeant des souffrances. Il préfère se présenter comme frère prêcheur. Il ne dit pas non plus que le monde et tout ce quil contient est synonyme de mal ; au contraire, il affirme souvent que Dieu étant bon, le monde quIl a créé doit être bon également. « Méditant un jour dans un jardin, il me vint cette pensée : ces fleurs, ces fruits, tout ce qui mentoure a été créé. Ce nest pas pour Dieu, ni pour les anges, ni pour Satan, ni pour les animaux. Cela a été fait pour lhomme. Pourquoi donc y renoncer? » On comprendra mieux la portée pratique de ces principes généraux, lorsque nous dirons ce que le Sadhou pense de largent et du mariage. Mais les raisons pour lesquelles Sundar a adopté la vie dun Sadhou sont claires : Cette vie lui procure une liberté complète, laffranchit des soucis qui accompagnent les occupations terrestres et lui permet de demeurer impassible dans la bonne et la mauvaise fortune, vertu tant vantée par la littérature hindoue. De plus, cette vie lui semble le meilleur moyen de prêcher lÉvangile aux foules de lInde ; elle lui permet aussi de suivre à la lettre la vie de Jésus ; mais de cela, le Sadhou ne parle jamais. Enfin, Sundar possède linexplicable, mais impérieuse conviction, quil a été appelé par Dieu à vivre ainsi. * LARGENT
Le Sadhou ne porte aucun argent sur lui. Nous avons indiqué plus haut comment ces questions furent réglées lors de son voyage en Occident (7). Une fois, cependant, il suivit le conseil de ses amis et consentit à emporter quelque argent, mais il y renonça bientôt. Durant les premières années de sa vie de Sadhou, Sundar fut souvent privé de nourriture lorsquon ne linvitait pas aux repas. Il était complètement dénué de ressources. Maintenant quil est connu, les difficultés de ce genre nexistent plus. Quelquefois même, lorsquil voyage, vingt-cinq personnes se disputent le droit de lui offrir son billet. Il faut nous placer au point de vue des traditions hindoues pour apprécier cette attitude. En Occident, il serait impossible à un homme, quelle que fût sa sincérité, de vivre daumônes sans perdre la considération dautrui et, à la longue, sa propre dignité. Si un individu exceptionnel y parvenait cependant, ses disciples, par contre, échoueraient. Lidéal franciscain ne put être conservé dans sa forme originelle, et cependant il était plus réalisable au moyen âge quil ne le serait actuellement. Saint Paul, tout en prêchant lÉvangile, gagnait sa vie par « un travail à la demi-journée » , en fabriquant des tentes. Cette façon de vivre serait possible en Occident et mériterait dêtre reprise de nos jours. Mais lInde a sur ce point une tradition totalement différente, et ce qui serait une erreur en Occident peut, en Orient, fort bien être une véritable inspiration. Renonçant lui-même à largent, le Sadbou blâme sévèrement tous ceux qui se font payer leur travail et ne lexécutent pas de tout leur coeur, de toute leur âme (notamment les ministres de la religion): « Un jour, au Népal, le gouverneur envoya trois hommes travailler dans son jardin. Le premier devait recevoir huit annas, le second douze, mais le troisième était un esclave et ne devait rien gagner. Le gouverneur se cacha dans un bosquet et les observa. Lhomme qui gagnait huit annas sétendit sous un arbre et dormit sans travailler. Celui qui devait recevoir douze annas travailla courageusement. Quant à lesclave, il faisait son ouvrage de tout son coeur, comme sil se fût agi de son bien propre. Le soir venu, le maître envoya chercher ses serviteurs pour leur remettre leur paie. Celui qui devait avoir huit annas, se présenta le premier « Nous aussi, nous sommes envoyés pour travailler à la vigne du Seigneur. Recevoir un salaire nest pas une faute, mais flâner tout en étant rétribué, on naccomplir loeuvre de Dieu quen vue de notre rétribution, est coupable. Si nous travaillons comme cet esclave, dans un esprit damour, par dévouement à loeuvre de notre Père, nous avons la certitude de devenir héritiers du royaume des cieux. » * LE MARIAGE
Un soir, alors que nous sortions dune réunion, nous demandâmes au Sadhou : « Un de mes amis me demanda pourquoi je ne me mariais pas, nous dit-il une autre fois ; cest que je goûte un bonheur plus profond dans lamitié de mon Seigneur. » Il fut question, un jour, de la direction dun Kristikul, établissement quon se proposait de créer pour former des jeunes gens au ministère de Sadhous chrétiens. Il estima quil nétait pas nécessaire que ce directeur fût célibataire. Il nest pas, comme les ascètes, enclin à mépriser les femmes, à éviter leur compagnie. Il rappelle lamour quelles ont témoigné au Christ sur la terre, et comment elles prenaient soin de lui. Il ajoute quelles ont apprécié le Maître mieux que nont fait les hommes, car elles ont une plus grande faculté daimer et, de ce fait, ont plus daffinité avec le Maître (9). Le Sadhou est fort à son aise dans la société des femmes ; il a des amitiés féminines quil entretient par une correspondance suivie. Cest toujours avec les termes du plus profond amour et du plus grand respect quil parle de la mère quil a perdue, et cest peut-être dans ses conversations familières, au milieu dun cercle de femmes, que ses qualités profondes de tendresse et daffection ressortent le mieux. Un sannyasi hindou ne peut adresser la parole à une femme ; un sadhou, moins strict, se le permet quelquefois. Très souvent, dans les livres sacrés hindous, tout comme dans les Pères de lÉglise, la femme est présentée comme un objet de corruption, de tentation et de perfidie. Sen écarter est une vertu. Sur ce point, Sundar est arrivé à christianiser lidéal sadhou. À certaines époques, lÉglise chrétienne dOccident a fait fausse route ; de même, lidéal sadhou pourrait retarder le développement harmonieux de lÉglise hindoue, sil était interprété par des hommes moins pénétrés que Sundar de la doctrine du Christ en ce qui regarde les femmes et le mariage. * * LE SADHOU CHRÉTIEN ET LAVENIR
Quelles seront, aux Indes, les conséquences de cette tentative de christianisation de lidéal sadhou? On compte déjà quatre cents jeunes gens accourus auprès de Sundar et infiniment désireux de suivre son exemple. Il estime quun grand nombre dentre eux éprouvent une émotion passagère, et quils nauront pas la force de persévérer en menant une vie aussi dure. Mieux vaut ne pas commencer que dabandonner ensuite. Il leur dit de veiller, de prier ; de sassurer de leur vocation, pour sengager ensuite dans la voie où Dieu les appelle. On lui a demandé de diriger une école destinée à former des sadhous. Il a refusé. Des bâtiments à construire, une organisation à créer, tout cela est trop occidental. Sil tente un effort de ce genre, ce sera à la façon hindoue. Les ordres religieux et les institutions conservent rarement lesprit primitif de leur fondateur après sa mort. Un guru hindoue choisit cinq ou six disciples qui partagent sa vie. De lavis du Sadhou, cest la meilleure manière ou tout au moins la seule quil serait tenté demployer. Supposons que des sadhous chrétiens surgissent de toutes parts dans lInde. Dans un pays tellement accessible aux influences religieuses leffet pourrait être prodigieux, mais il y aurait aussi du danger. Saint François pouvait reconnaître joyeusement lautorité du pape et de lÉglise en matière de discipline et de théologie. À lautre pôle du christianisme occidental, le mystique quaker est soumis, pour la conduite du moins, à une discipline réelle, établie par la communauté. Lexpérience démontre quil nest pas mauvais pour un homme, quel que soit son développement spirituel, de subir une discipline, dêtre obligé à la réflexion, voire même de restreindre sa liberté de parole et daction, sur lordre de ses supérieurs ecclésiastiques, à la condition que ces limites ne soient pas établies par un esprit trop rigide et borné, et que le disciple puisse garder la possibilité de parler ou dagir après mûre réflexion, quitte à en supporter les conséquences. Mais un sadhou ne reconnaît aucune autorité de ce genre. Il na quune règle de pensée et daction : lillumination intérieure. Mais que se passera-t-il dans un pays où tout individu ayant des tendances, mystiques ou ascétiques, ce qui est fréquent aux Indes, pourra endosser la robe de sadhou qui confère toujours un certain prestige? Dans les deux premiers siècles de lère chrétienne, le prophète errant, quil fût mystique, prédicateur, théosophe ou ascète, exerça une action salutaire sur ses contemporains, dont il stimula la pensée et les efforts. En même temps, il fut une source de dangers et de désordres pour lÉglise. Tous ceux qui ont étudié les origines intellectuelles, religieuses et sociales de lÉglise primitive, selon les plus récentes données, et qui sont allés aux Indes, ont eu limpression quau point de vue religieux les siècles étaient abolis. Malgré quelques différences (lhistoire ne se répète Jamais exactement), ils ont cru se réveiller dans lempire gréco-romain du deuxième siècle (10). Parmi les sadhous chrétiens de lavenir, on pourra trouver des apôtres, des prophètes, des évangélistes, mais aussi peut-être des anarchistes, des antinomiens, des hérésiarques. Certains dentre eux pourront sengager dans une voie ou dans une autre, selon lattitude que prendront à leur égard les autorités ecclésiastiques. La vérité est une, lerreur est multiple. Lorsque règnent la bienveillance et une sage liberté, ou mieux encore lorsque cette liberté sait dépasser les limites de la stricte prudence, les erreurs et les exagérations tendent à se neutraliser les unes les autres. Lhistoire des religions démontre que le progrès a toujours résulté dune heureuse collaboration entre les représentants de deux mouvements opposés : dune part, le clergé et les théologiens enseignant les doctrines établies par le temps ; de lautre, ceux qui entrevoient la lumière nouvelle et représentent la liberté de lesprit. Peu importe le nom quon donne à chacun: prêtre et prophète, scribe et visionnaire, théologien et mystique, fidèle et libre croyant. Mais un autre problème peut surgir, un problème plus spécialement hindou. Comme nous lavons déjà dit, aux Indes, un sadhou passe pour avoir des pouvoirs magiques. Sundar fait tout son possible pour combattre cette croyance. Mais, dans lavenir, les sadhous chrétiens témoigneront-ils de la même sagesse? Dailleurs, la doctrine hindoue le déclare : « Adore ton Guru comme Dieu. » Elle enseigne que lhomme sidentifie à lEsprit Suprême. Le Sannyasi qui arrive à ce résultat par la concentration et lascétisme peut dire : « je suis Dieu » et, comme tel, il reçoit ladoration des fidèles, adoration semblable à celle dévolue aux divinités hindoues. Sundar ne veut pas quon le salue du nom de Swami (Seigneur) . Dans un pays où la philosophie, la tradition et lopinion populaire sont daccord pour tendre un piège semblable à la vanité humaine, tous pourront-ils résister à la tentation? Il est probable que quelques-uns succomberont, mais non la majorité. Lidéal du sannyasi nest pas facile à atteindre ; mais y parvenir et cependant rester capable de dire avec saint Paul : « Frères, je ne pense pas lavoir saisi
» (Philippiens III, 13) est encore plus difficile. Sundar Singh a montré que le tempérament hindou pouvait sélever à cette hauteur lorsquil est animé par lEsprit du Christ. Des périodes de dangers et de conflits surgiront certainement, mais tout péril prévu et loyalement combattu peut être écarté. À condition de persévérer dans le véritable Esprit du Christ et lesprit de prière, ces difficultés peuvent être surmontées. Si les autorités ecclésiastiques de lÉglise des Indes conservent toujours la bienveillance et le « discernement des esprits » (I Corinth. XII, 10), dont lévêque Lefroy a fait preuve dans ses relations avec Sundar Singh ; si, dautre part, Sundar est le premier dune lignée de sadhous, ceux-là neussent-ils que la moitié de son humilité, de sa piété, de sa connaissance profonde de lEsprit du Christ, lInde pourra sestimer véritablement bénie. ******** (2) Peu dérudits admettraient ce point de vue. Si le fait nest pas exact historiquement, il fait ressortir cependant les analogies philosophiques et religieuses que leSadhou croit découvrir entre les sommets les plus élevés de la pensée hindoue et de la pensée chrétienne. (3) Voir International Review, of Mission, avril 1920, p. 223. (4) Voir page 238. (5) Bhakti signifie « dévotion aimante », attitude envers la divinité prêchée par les poètes et les penseurs qui ont été les promoteurs de ce mouvement religieux. Ils fleurirent depuis le moyen âge jusquà nos jours dans différentes parties de lInde, et écrivirent en langage populaire. Un des plus connus est Kabir, rendu familier au public anglais par la traduction de Rabindranath Tagore (Cf. Bhakti Marga, dans Encyclopédie of Religion and Ethics.) (6) Un Sannyasi le croit absolument. Cf. p. 328. (7) Voir page 61 ("Célébrité" dans la première partie) (8) Le Gurukul est une école dans laquelle on éduque les futurs gurus, cest-à-dire les instituteurs pour lArya Samaj. À notre connaissance il existe trois écoles de ce genre. (9) Voir A. Zahir, Soul-Stirring Addresses, p. 45. (10) Je fis cette constatation en 1913 ; un peu plus tard, lun de mes amis, M. T. R. Glover, de Cambridge, faisait la même observation. Voir son livre The Jesus of History. ch. IX - B. H. S. |