**** UN MYSTICISME CHRISTOCENTRIQUE
Parmi les mystiques, saint Paul est considéré comme l'un des plus grands; mais il n'est pas de ceux qui aspirent à l'union avec l'Absolu ou la Réalité infinie; son mysticisme est centré en Christ. Il en est de même pour le Sadhou. Dans toutes ses extases, le Christ forme le centre de la vision. Quand Sundar est avec des amis et qu'il parle du Christ ses yeux rayonnent d'amour, son visage est transfiguré, comme l'est parfois le visage d'une femme lorsqu'elle contemple son bien-aimé. On comprend alors cette définition du chrétien : « Celui qui s'est enflammé d'amour pour le Christ. » Lorsqu'on a saisi le caractère christocentrique du mysticisme du Sadhou, on possède la clef de son enseignement, de son caractère et de la direction de sa vie(1). Le Divin, appréhendésous la forme du Christ Éternel et à travers Lui, suscite en Sundar un amour et une dévotion que ne peut ressentir le mystique pour lequel la Réalité Absolue revêt un aspect moins concret, moins personnifié. C'est pour cette raison que Sundar est devenu missionnaire, alors qu'il eût préféré choisir la vie contemplative et solitaire d'un ermite vivant au fond d'une grotte dans la montagne. L'amour du Christ le presse : « M'aimes-tu plus que ceux-ci?... Pais mes brebis. » C'est pourquoi il insiste tant sur cette idée : la religion. procède non de la tête, mais du coeur; elle n'est pas une connaissance métaphysique, mais la consécration à une personne; non la contemplation de la Réalité, mais l'amour pour Celui qui sauve. C'est la grande raison pour laquelle nous nous permettons d'affirmer que ceux qui ont connu le Sadhou sont à même de mieux comprendre la vie intérieure de deux hommes qui le dépassent : saint François et saint Paul. Nous citerons un article publié dans une revue occidentale (2) et dicté par le Sadhou après qu'il eut visité Londres, Oxford et Paris. Ces villes symbolisent pour lui la pensée et la civilisation occidentales, sous ses divers aspects. Si nous pouvions lire cet article en hindoustani, il résonnerait à nos oreilles comme un hymne en prose. «, Christ est mon Sauveur. Il est ma vie. Il est tout pour moi, au ciel et sur la terre. Un jour, je voyageais dans un pays aride; j'étais fatigué, la soif me brûlait. Je montai sur une colline, et, regardant autour de moi, je cherchai de l'eau. La vue d'un lac, à une certaine distance, me remplit de joie; enfin, j'allais pouvoir étancher ma soif. Je marchai longtemps dans cette direction, mais sans pouvoir atteindre l'eau. Je compris que c'était un mirage, une simple apparence causée par la réfraction des rayons du soleil. C'est ainsi que je parcourais la terre en quête d'eau vive. Les biens de ce monde, fortune, situation, honneurs, bien-être, m'apparaissaient comme un lac dans lequel je pourrais apaiser ma soif spirituelle. Mais jamais je ne pus trouver une goutte d'eau pour étancher la soif de mon coeur; J'en mourais. Quand mes yeux spirituels je vis fleuves d'eau vive qui jaillissaient de Son côté percé! J'en bus; j'étais désaltéré; il n'y avait plus de soif. Depuis ce jour, j'ai toujours bu à cette source de vie et n'ai plus connu la soif dans le désert du monde. Mon coeur est un hymne de joie. « Sa présence me donne une paix qui passe toute intelligence et cela, en toute occasion. Environné de persécutions, j'ai trouvé la paix, la joie et le bonheur. Rien ne peut m'ôter la joie que j'ai trouvée en mon Sauveur. À la maison, Il était là. En prison, Il était là. Avec Lui la prison devenait le Ciel et la croix était changée en source de bénédictions. Le suivre et porter Sa croix est une joie si douce et d'un si grand prix, que si je n'en trouve pas à porter au ciel, je Le supplierai de m'envoyer comme Son missionnaire, même en enfer, s'il le faut, afin que là, du moins, je puisse porter Sa croix. Sa présence peut changer l'enfer même en ciel. Le muet est incapable d'exprimer la douceur des friandises; de même, le pécheur sauvé ne peut décrire la douceur de Sa présence dans son coeur. Seul, le langage spirituel est capable de rendre parfaitement cette Paix céleste. Au milieu des dangers, des tentations, des péchés et tristesses de ce monde, je suis sauvé par Celui qui donna sa vie. La mer est salée; le poisson y passe toute son existence; cependant il ne devient jamais salé, parce qu'il est vivant. De même, si nous avons reçu la vie par Christ, nous ne sommes plus du monde, tout en étant dans le monde. Nous serons un avec Lui, non seulement ici-bas, mais au Ciel. « Aujourd'hui, je ne désire ni fortune, ni position, ni honneurs. Je ne désire pas même le Ciel. Mais j'ai besoin de Celui qui a établi le Ciel dans mon coeur. Beaucoup de chrétiens ne peuvent réaliser Sa présence précieuse et vivifiante parce que, pour eux, Christ vit dans leur intelligence ou dans leur Bible et non pas dans leur coeur. Il faut qu'un homme donne son coeur pour trouver le Christ. Le coeur est le trône du Roi des rois. La capitale du Ciel est le coeur où règne le Roi. » Il est évident que l'homme qui parle ainsi n'éprouve pas le besoin de s'appuyer sur un système théologique accompagné d'arguments métaphysiques soigneusement élaborés. D'ailleurs, il pense par images. Pour lui, une similitude ou une anecdote n'est pas le simple moyen de fournir un argument; c'est souvent l'argument lui-même. Il ne pose pas un principe général qu'il étaye ensuite par des exemples. Il commence par des images, et dégage ensuite les principes généraux; et ces principes, il ne cherche pas à les coordonner entre eux. Les images sont frappantes de vie; mais le Sadhou ne songé pas à les réunir pour en édifier une doctrine bien que les pensées qu'elles illustrent aient entre elles un profond rapport. Or, l'enseignement du Sadhou présente justement cette cohésion; non parce qu'il vise à un système, mais parce qu'il est l'expression spontanée d'une longue méditation du Nouveau Testament. Et cette méditation a été faite par un homme qui a réalisé en lui-même l'équilibre et l'unité intérieure. Précisément, parce que le Sadhou n'est pas un théologien de profession, mais un homme qui pense par images, il y a grand intérêt à examiner la façon vivante, instructive, dont les dogmes fondamentaux du Christianisme se présentent à son esprit. Et voici ce que nous trouvions : la théologie johannique traduite en paraboles. * * LA TRINITE - UNE VISION
« il fut un temps où j'étais perplexe, au sujet de la doctrine de la Trinité. J'imaginais trois Personnes séparées, assises sur trois trônes. Mais une vision me fit tout comprendre. je fus ravi en extase jusqu'au troisième ciel. On me dit alors que c'était ce même ciel où saint Paul avait été ravi. Là, je vis le Christ revêtu d'un corps spirituel glorifié, assis sur un trône. Toutes les fois que je vais là, il en est de même. Le Christ est toujours au centre, apparition ineffable, indescriptible. Son visage a l'éclat du soleil, mais il n'est pas aveuglant; il est d'une telle douceur que je puis le contempler sans effort, il est toujours illuminé d'un sourire qui rayonne d'amour. La première fois que je le vis, il me sembla qu'un lien très ancien et oublié nous unissait et qu'Il me disait, sans s'exprimer en paroles : « J'avais ressenti une impression de ce genre lorsque j'avais retrouvé mon père après une séparation de plusieurs années; seulement, cette fois, l'impression était beaucoup plus forte. Mon amour endormi se réveilla en moi; je sus que je Lui avais toujours appartenu. « La première fois que je pénétrai dans le ciel, je regardai autour de moi, et demandai : « Mais, où est Dieu ? » Il me fut dit : « Dieu ne peut se voir, non plus au ciel que sur terre, car Dieuest infini. Mais voici le Christ; Il est Dieu, Il est l'image du Dieu invisible et ce n'est qu'en Lui que nous pouvons contempler Dieu, tant au ciel que sur terre. » je vis alors des vagues de lumière et de paix qui rayonnaient du Christ; elles pénétraient les saints et les anges, elles se répandaient à flots; elles apportaient la fraîcheur comme l'eau désaltère les arbres pendant l'été brûlant. Et je compris que c'était là le Saint-Esprit (3). » * L'INCARNATION
« La Parole de Vie a été faite chair, le Verbe s'est incarné. je me suis souvent demandé : « Quel besoin y a-t-il pour Dieu de s'incarner et de revêtir la forme humaine ? » Avant d'être chrétien, je critiquais cette doctrine. Il y a des millions d'hommes qui n'éprouvent aucune difficulté intellectuelle à croire à l'Incarnation, mais qui ne peuvent en comprendre la nécessité. Ils éprouvent cependant le grand désir de voir Dieu; c'est un désir naturel à l'homme. Nous voulons contempler Celui que nous nous efforçons d'adorer; mais Il est infini. J'ai demandé aux païens : « Pourquoi adorez-vous ces idoles ? » Ils m'ont répondu : « Dieu est infini et les idoles nous aident à concentrer notre esprit; c'est au moyen de ces symboles que nous pouvons L'adorer et Le comprendre un peu. » Nous voudrions parler à Celui que nous aimons et Le voir. Mais voici la difficulté : nous ne pouvons voir Dieu parce qu'Il est infini. Si nous devenions infinis nous-mêmes, il nous serait possible de contempler le Dieu infini. Pour l'instant, nous sommes incapables de Le voir, Lui qui nous a donné la vie, notre Créateur, notre Père. C'est pour cette raison que Dieu s'est incarné. Il prit une forme humaine, une forme matérialisée afin que les hommes pussent Le voir. » Le paragraphe précédent est emprunté au début d'un discours que le Sadhou fit à Balliol Collège Hall; cette allocution fut suivie de deux récits familiers empruntés à la vie hindoue : « Lorsque j'étais dans l'Himalaya, je voulus un jour traverser la rivière Sutlej, mais il n'y avait pas de pont et je ne pouvais passer à la nage. je réfléchissais lorsque j'aperçus un homme. je lui dis : L'air ne pouvait me porter qu'à la condition d'être enfermé dans une outre; de même, Dieu, pour aider l'homme, a trouvé nécessaire de s'incarner. La Parole de Vie a été faite chair et soutiendra ceux qui veulent traverser la rivière qui sépare ce monde du ciel. -« Celui « qui m'a vu a vu le Père. » Nous pouvons voir Je Dieu vivant, le Père incarné en Jésus « Je me souviens d'un homme, au Cachemire, qui possédait plusieurs centaines de moutons. Les bergers les menaient au pâturage, mais chaque soir, en rentrant, ils constataient que deux ou trois moutons manquaient. Le maître ordonna à ses serviteurs d'aller à leur recherche, mais ils craignaient les bêtes sauvages et ils ne voulurent point y aller. Le maître aimait ses brebis, et voulait les sauver. « - Si je vais moi-même les chercher, elles ne me reconnaîtront pas, car elles ne m'ont jamais vu. Elles suivraient bien mes serviteurs, mais ils refusent de m'obéir. Il faut donc que je devienne semblable à un mouton. « Il se couvrit d'une toison, et voici qu'il avait l'air d'un mouton. Il sortit et trouva des brebis qui s'étaient perdues, d'autres étaient blessées. Elles le suivirent volontiers, le prenant pour un des leurs (5). Il les ramena au bercail, demeura auprès d'elles et les nourrit. Lorsqu'il eut sauvé et ramené toutes ses brebis, il enleva sa peau de mouton. Il était homme et non brebis; mais il s'était fait semblable à l'une d'elles pour sauver celles qui étaient perdues. Ainsi Dieu n'est pas homme mais il se fit homme pour sauver les humains. » Nous trouvons la parabole suivante dans les discours en tamil du Sadhou : * LE RACHAT
Nous demandâmes un jour au Sadhou comment il comprenait notre salut par le sang de Christ, tel que l'explique le Nouveau Testament. Il répondit par ce récit : « Un jour que je prêchais l'Évangile dans le Bhutan, je dis à mes auditeurs : « Christ est mort pour sauver les pécheurs. » L'un d'eux demanda : Le Sadhou continue par un curieux exemple qui lui a été communiqué, dit-il, dans une vision : « Il y eut un cas analogue, dans le sud de l'Inde. On infusa le sang d'un chat dans les veines d'un homme. L'homme témoigna, par la suite, de plusieurs traits de caractère félin, tels que la ruse. Ceci démontra que la vie d'un être infusée à un autre être, peut modifier le caractère de ce dernier. « Et voici ce que j'entendis, pendant la même vision. C'est seulement lorsque nous sommes greffés en Christ que nous pouvons produire de bons fruits, Les autres religions disent: « Faites le bien et vous deviendrez bons. » Le Christianisme enseigne : « Vivez en Christ et vous ferez le bien. » La signification du rachat et du Sang qui lave nos péchés, c'est que nous sommes greffés en Christ, moi en Lui et Lui en moi. C'est un rameau sauvage greffé sur l'arbre, mais une fois greffé, la bonne sève de l'arbre circule à travers le rameau et ses fruits deviennent doux. » Les anecdotes qui précèdent peuvent être apparentées à la doctrine prédominante de saint Jean, à savoir que le salut s'obtient par la participation à la vie divine. Mais la parabole suivante illustre plus particulièrement l'idée de rachat que les autres évangélistes attachent à la mort du Christ. « Deux jeunes gens s'adonnaient au jeu. La loi de leur pays punissait tout joueur d'une amende de cinq cents roupies. Un jour, la police les surprit et les emmena en prison. L'un des joueurs se trouvait être le fils d'un homme riche, l'autre était fils d'un pauvre paysan. Les cinq cents roupies furent immédiatement payées pour le jeune homme riche et on le relâcha. Mais que faire pour celui qui était pauvre? Comme il ne pouvait payer l'amende, il demeura en prison. Sa mère travailla du matin au soir pour gagner l'argent de sa libération. Elle transportait de lourdes pierres, qui parfois retombaient sur ses mains, les déchiraient et les faisaient saigner. À travers la fenêtre de sa prison le jeune homme vit les mains de sa mère et demanda : « Ceux qui croient, comme le jeune homme riche, que le salut s'obtient sans peine, n'ont pas assez de force pour renoncer au péché. Mais ceux qui ont compris que Dieu s'est incarné et qu'Il a versé Son sang précieux pour nous sauver, ceux-là ne voudront pas commettre la faute qui a causé tant de souffrances à leur Dieu. » Voici maintenant une parabole qui rappelle les idées d'Abélard sur la puissance du sacrifice consenti par amour : Le « mur de séparation » dont parle saint Paul (Éphésiens 11, 15) a évidemment inspiré ce qui suit : Le Sadhou, dans ses prédications, n'a jamais parlé de la mort du Christ comme étant simplement ou principalement un sacrifice propitiatoire. Si cette idée transparaît cependant, elle a peu de connexion avec les sentiments profonds que ce sujet lui inspire. Pour lui, l'enfer et le jugement sont réservés à ceux qui ne se repentent pas. Mais c'est le résultat automatique d'un processus intérieur et non le fait de la colère divine; car il voit toujours Dieu à travers le Christ et « Jésus-Christ n'est irrité par personne ». * L'UNION MYSTIQUE AVEC LE CHRIST
« L'Inde, répète le Sadhou avec une conviction passionnée, n'a nul besoin de missionnaires qui ne voient dans le Christ qu'un grand maître de morale, et non le Seigneur de la vie. » Pour la plupart d'entre nous, le nom du Christ évoque en premier lieu la figure historique de Jésus, en qui, et à travers qui nous voyons en quelque sorte le visage du Dieu invisible. Mais de tous temps, le mystique Christocentrique à été celui qui pense d'abord à l'Être divin, éternel, qu'il connaît maintenant et qu'il aime, et ensuite à l'Homme qui mangeait, buvait et enseignait en Galilée. - Il en est qui parlent du Christ comme du plus grand des mystiques. Qu'en pensez vous ? « Le Christ n'est pas seulement une figure historique, mais Celui qui vit et agit encore aujourd'hui. Il ne vit pas seulement dans la Bible, mais dans nos coeurs. Un chrétien hindou qui avait beaucoup voyagé, disait un jour : « Le chrétien possède la Vie éternelle, parce que le Dieu auquel il est uni est éternel. »
******************* (1) Il va de soi que tout mysticisme réellement chrétien est orienté vers le Christ, mais l'influence néo-platonicienne lui a parfois imprimé une direction métaphysique bien différente de la simplicité solide et ingénue de mystiques tels que Saint François, la mère Juliana ou le Sadhou. |