L'AMOUR EN GENERAL

     54. La vie même de l'homme est son amour ; et tel est son amour, telle est sa vie, et même, tel est l'homme tout entier ; mais c'est l'amour dominant ou régnant qui fait l'homme. Cet amour a sous sa dépendance plusieurs amours qui en dérivent, et bien que ces amours se montrent sous une autre forme, ils sont tous dans l'amour dominant, et font avec lui un même royaume. L'amour dominant est comme leur roi et leur chef : il les dirige, et par eux, comme par des fins moyennes, il vise et tend à sa propre fin qui est la fin première et dernière ; et cela, tant directement qu'indirectement. Ce qui est l'objet de l'amour dominant est ce qui est aimé par-dessus toutes choses.
 

     55. Ce que l'homme aime par-dessus toutes choses est sans cesse présent dans sa pensée, et aussi dans sa volonté, et fait sa vie même. Par exemple, celui qui aime par-dessus toutes choses les richesses, qu'il s'agisse d'argent ou de possessions, se préoccupe continuellement des moyens d'en acquérir. Il est intimement dans la joie quand il en acquiert, et intimement dans la tristesse, quand il en perd ; son coeur est en elles. Quiconque s'aime par-dessus toutes choses, se souvient de soi en toutes circonstances ; il pense à soi, parle de soi, agit pour soi, car sa vie est la vie de soi-même.
 

     56. L'homme a pour fin ce qu'il aime par-dessus tout : il l'a en vue en tout et en chaque chose ; cette fin se trouve dans sa volonté comme le courant caché d'un fleuve qui l'entraîne et l'emporte, même lorsqu'il s'occupe d'autre chose, car c'est ce qui l'anime. C'est là ce qu'un homme examine et voit même chez un autre et ce par quoi il agit soit sur lui, soit avec lui.
 

     57. L'homme est absolument tel qu'est l'amour dominant de sa vie ; c'est par lui qu'il se distingue des autres hommes ; selon lui se fait son ciel s'il est bon, ou son enfer, s'il est mauvais ; il constitue sa volonté, son propre, sa nature même, car il est l'être même de sa vie ; après la mort, il ne peut être changé, parce qu'il est l'homme lui-même.
 

     58. Chez chacun, tout plaisir, tout bonheur et toute félicité procèdent de son amour dominant et lui est conforme ; car l'homme appelle délectable ce qu'il aime, parce qu'il y trouve son plaisir. Ce qu'il pense et n'aime pas, il peut aussi le nommer délectable, mais ce n'est pas le plaisir de sa vie. C'est le plaisir de son amour que l'homme considère comme le bien, et le déplaisir qu'il considère comme le mal.
 

     59. Il y a deux amours d'où découlent, comme de leur source même, tous les biens et tous les vrais ; et il y a deux amours d'où découlent tous les maux et tous les faux. Les deux amours, d'où découlent tous les biens et tous les vrais, sont l'amour envers le Seigneur et l'amour à l'égard du prochain ; et les deux amours d'où découlent tous les maux et tous les faux, sont l'amour de soi et l'amour du monde : ces derniers amours sont entièrement opposés aux deux premiers.
 

     60. Les deux amours, d'où découlent tous les biens et tous les vrais, et qui sont, comme il a été dit, l'amour envers le Seigneur et l'amour à l'égard du prochain, font le ciel chez l'homme ; c'est pourquoi aussi ils règnent dans le ciel. Et comme ils font le ciel chez l'homme, ils y font aussi l'Église. Par contre, les deux amours d'où découlent tous les maux et tous les faux, et qui sont, comme il a été dit, l'amour de soi et l'amour du monde, font l'enfer chez l'homme, c'est pourquoi aussi ils règnent dans l'enfer.
 

     61. Les deux amours d'où découlent tous les biens et tous les vrais, et qui sont donc les amours du ciel, ouvrent l'homme interne spirituel et le forment, parce que c'est là qu'ils résident. Mais les deux amours d'où découlent tous les maux et tous les faux, ferment l'homme interne spirituel et le détruisent quand ils dominent ; ils rendent l'homme naturel et sensuel, selon l'étendue et la qualité de la domination qu'ils exercent sur lui.