Emmanuel Kant

Sur Swedenborg

Lettre à Charlotte de Knobloch (10 août 1758)

Emmanuel Kant, « Sur Swedenborg », Lettre à Charlotte de Knobloch (1758), Anthropologie, suivie des divers fragments du même auteur relatifs aux Rapports du physique et du moral et aux Commerce des esprits d’un monde à l’autre, Ouvrage traduit de l’allemand par J. Tissot, Librairie Philosophique de Ladrange, Paris, 1863, pp. 245-351.


 

Sur Swedenborg
- 1758 -

Je ne me serais pas si longtemps privé de l’honneur et du plaisir d’obéir aux ordres d’une dame [1] qui est l’ornement de son sexe, en lui donnant les renseignements qu’elle désire, si je n’avais pas jugé nécessaire d’acquérir une connaissance plus complète de cette affaire. L’objet du récit suivant est d’une toute autre nature que la plupart de ceux qu’il convient d’orner pour les faire pénétrer dans le sanctuaire de la beauté.

J’aurais encore la même réponse à faire, si, à la lecture de ce récit, une gravité solennelle devait à l’instant dissiper l’air de satisfaction avec lequel une heureuse innocence croit pouvoir envisager toute la création. Mais je suis sûr que, malgré l’horreur que de pareilles images doivent exciter, horreur qui n’est que le retour d’anciennes impressions du premier âge, la personne éclairée qui lira ceci n’oubliera point la ressemblance qu’une juste application de cette idée peut faire naître. Permettez-moi donc, gracieuse et noble demoiselle, de justifier ma conduite en cette affaire, puisqu’il pourrait sembler que je n’ai peut-être fait que suivre une présomption commune, en cherchant des récits accrédités jusqu’ici et en les adoptant sans un examen scrupuleux.

Je ne sais si l’on a jamais dû remarquer en moi une inclination pour le merveilleux, ou une foi trop crédule. Ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré toutes les histoires d’apparitions et d’opérations de la part des esprits, dont un grand nombre des plus vraisemblables m’a été raconté, j’ai toujours pensé qu’il est plus conforme à la règle de la saine raison d’incliner à la négation. Ce n’est pas que j’estime impossible d’avoir rien vu de semblable (que savons-nous, en effet, de la nature d’un esprit ?), mais il n’y a pas là de preuve suffisante. L’inintelligibilité de cette espèce de phénomènes, leur inutilité, le grand nombre de difficultés qui s’y attachent, la fourberie découverte, la facilité excessive à croire, tout cela fait qu’en général je ne prends pas la peine, et que je ne juge pas convenable d’avoir peur sur les cimetières ou dans l’obscurité. Telle était depuis longtemps ma disposition d’esprit quand l’histoire de M. Swedenborg m’est parvenue.

J’appris cette nouvelle par un officier danois, de mes amis, autrefois mon auditeur, qui, étant à la table de l’ambassadeur autrichien, Dletriechstein, à Copenhague, avait lu, ainsi que d’autres convives, la lettre que ce monsieur recevait en même temps du baron de Lützow, ambassadeur du Mecklenbourg à Stockholm, et dans laquelle ledit Lützow lui annonçait qu’il avait appris, en compagnie de l’ambassadeur hollandais, chez la reine de Suède, l’histoire singulière de M. Swedenborg, que vous connaissez déjà. Un pareil renseignement, si difficile à croire qu’il soit, est difficile à nier ; car il n’est pas facile d’admettre qu’un ambassadeur ait attribué à un autre, pour un usage public, un renseignement qui devait mander de la reine d’une cour où il se trouvait, quelque chose qui eût été faux, et où il se disait avoir fait partie d’une société imposante. Pour ne pas rejeter aveuglément le préjugé des apparitions et des visions par un autre préjugé, je crus donc raisonnable de me renseigner encore avec plus de précision sur cette histoire. J’écrivis à mon officier à Copenhague, en lui donnant toutes sortes d’instructions. II me répondit qu’il avait encore entretenu de cette affaire le baron de Dietriechstein, que le fait était bien réel, que le professeur Schlegel l’avait assuré qu’il n’était pas possible d’en douter. Il me conseilla, comme il partait alors pour l’armée placée sous les ordres du général Saint-Germain, d’écrire à Swedenborg même, pour avoir des détails plus circonstanciés. Je m’adressai, en effet, à cette homme prodigieux, et la lettre lui fut remise en mains propres par un commerçant anglais à Stockholm. On a fait savoir ici que M. Swedenborg avait très bien pris ma lettre, et qu’il avait promis d’y répondre. Mais cette réponse est encore à venir. J’ai fait depuis la connaissance d’un habile homme, d’un Anglais, qui a passé ici l’été dans une sorte d’incognito, et je l’ai prié, au nom de l’amitié qui nous avait unis, de recueillir des renseignements plus précis, à son voyage à Stockholm, sur la faculté prodigieuse de M. de Swedenborg. Ses premiers rapports ne parlaient que de l’histoire que vous connaissez ; il la tenait des personnes les plus considérées à Stockholm. Il n’avait pas encore parlé à M. de Swedenborg, mais il espérait le faire, quoiqu’il trouvât difficile de croire à la réalité de tout ce que les personnes les plus raisonnables de la ville racontaient de son commerce avec le monde invisible des esprits. Mais ses lettres suivantes étaient d’un tout autre ton. Non seulement il a parlé à M. de Swedenborg, mais il lui a rendu visite chez lui, et il est on ne peut plus émerveillé de faits si extraordinaires. Swedenborg est un homme raisonnable, complaisant, et d’une grande simplicité. C’est un savant, et mon ami m’a promis de m’envoyer sous peu quelques-uns de ses écrits. Il lui a dit, sans détour, que Dieu lui a fait la grâce singulière de se mettre à volonté en rapport avec les âmes des trépassés. Il en donne des preuves tout à fait notoires. Lorsqu’il lui fut parlé de ma lettre, il répondit qu’il l’avait fort bien prise, et qu’il y aurait déjà répondu s’il n’avait pas préféré porter à la connaissance du public tant de choses prodigieuses. Il doit aller à Londres en mai prochain, et y publier un livre où se trouvera la réponse à ma lettre, article par article.

Pour vous donner, Mademoiselle, une double preuve de ce dont un public encore vivant peut témoigner, et que l’homme qui me la rapporte a pu immédiatement recueillir sur les lieux, je vous prie de remarquer les deux faits suivants :

Mme Harteville [2], veuve de l’envoyé hollandais à Stockholm, peu de temps après la mort de son mari, reçut de l’orfèvre Croon la réclamation du paiement d’un service d’argent que feu M. Harteville lui avait fait faire. La veuve était persuadée que son mari, dont l’exactitude et l’ordre lui étaient connus, devait avoir payé cette dette ; mais elle ne pouvait produire aucune quittance. Dans cet embarras, et comme le prix réclamé était assez fort, elle eut recours à M. de Swedenborg. Après quelques excuses, elle lui dit que, s’il avait, comme on le disait, le pouvoir extraordinaire de s’entretenir avec les âmes des morts, il voulût bien s’informer auprès de son mari si la réclamation de l’orfèvre était fondée. Swedenborg consentit facilement à sa demande. Trois jours après, cette dame avait chez elle une société qui prenait le calé, M. Swedenborg y vint, et lui dit avec sang-froid qu’il avait parlé à son mari ; que la dette en question avait été payée sept mois avant sa mort, et qu’elle en trouverait la quittance dans une armoire qui était à la chambre haute. La dame répondit que ce buffet avait été tenu et rangé de fond en comble, et qu’on n’avait pas trouvé cette quittance parmi les papiers. Swedenborg dit que le mari défunt lui avait écrit que si l’on ouvrait un tiroir de gauche, on verrait une planche qui devait être déplacée, et qu’on trouverait ensuite une cachette où était serrée sa correspondance avec la Hollande, et qui contenait aussi la quittance en question. Sur cette indication, la dame se rendit à la chambre haute avec toute la compagnie. On ouvrit le buffet, en suivant l’instruction donnée. Ou trouva la cachette ignorée jusque-là, et les papiers signalés, au nombre desquels était celui qu’on cherchait. On se figure sans peine l’étonnement de toute l’assistance.

Le fait qui suit me semble le plus décisif de tous, et coupe court à tous les doutes imaginables. C’était en 1756, sur la fin de septembre, un samedi, vers les quatre heures de l’après-midi, comme M. de Swedenborg, revenant d’Angleterre, débarquait à Gothenburg. M. William Castel l’invita chez lui, avec une société de quinze personnes. Il était environ six heures du soir. M. de Swedenborg, qui était sorti, rentra dans le salon, pâle et trouble. Il dit qu’à ce moment même un violent incendie venait d’éclater à Stockholm, dans le quartier sud de la ville (Gothenbourg est à plus de 50 milles de Stockholm), et que le feu faisait de grands ravages. Il était très agité et sortait souvent. Il dit que la maison d’un de ses amis qu’il nomma était déjà réduite en cendres, et que la sienne propre était fort exposée. Vers les huit heures, étant sorti de nouveau, il dit d’un air satisfait : Dieu soit loué, l’incendie est éteint à la troisième maison avant la mienne ! - Cette nouvelle mit toute la ville en mouvement, surtout la société dont Swedenborg faisait partie, et le gouverneur en fut instruit le soir même. Le dimanche matin, Swedenborg fut appelé chez le gouverneur, qui le questionna sur l’événement. Swedenborg décrivit l’incendie dans ses détails, disant de quelle manière il avait commencé, comment il avait fini, et combien de temps il avait duré. Le même jour, la nouvelle s’en répandit dans toute la ville, qui en était encore plus émue en apprenant que le gouverneur s’en était préoccupé ; les uns étaient en souci pour leurs amis, d’autres pour leurs biens. Le lundi soir, arriva à Gothenburg une estafette qui avait été expédiée par la chambre de commerce de Stockholm pendant l’incendie. Les lettres particulières racontaient l’événement tout à fait de la même manière. Le mardi matin, un courrier royal arrivait au gouverneur avec un rapport sur l’incendie, la perte occasionnée, et les maisons atteintes. Pas la moindre différence entre ce document et la description donnée par Swedenborg au moment même de la catastrophe, car le feu avait été maîtrisé à huit heures.

Que dire contre la crédibilité de ce fait ? L’ami qui m’écrit cela s’est informé de tout, non seulement à Stockholm, mais deux mois auparavant à Gothenbourg même, où il connaissait fort bien les principales maisons, et où il a pu se renseigner parfaitement de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins d’un fait arrivé depuis peu, en 1756. Il m’a fourni en même temps quelques renseignements sur la manière dont, au dire de M. de Swedenborg, a lieu sa communication avec d’autres esprits, sur les idées qu’il donne de l’état des âmes des morts. Cette situation est étrange, mais il serait trop long d’en faire la description. Je désirerais vivement pouvoir interroger cet homme étonnant lui-même, car mon ami n’est pas assez versé dans la méthode pour demander ce qui est le plus propre à jeter quelque jour dans une telle affaire. J’attends avec impatience le livre que Swedenborg veut publier à Londres. Tout est prêt pour que je le reçoive aussitôt qu’il sera sorti de la presse.

Voilà tout ce que je puis vous dire à présent pour contenter votre noble désir de savoir. J’ignore, très gracieuse demoiselle, si vous pouvez avoir le désir de connaître le jugement qu’il me serait permis de hasarder sur un sujet aussi délicat. Des hommes beaucoup mieux doués que moi pourront dire là-dessus peu de chose de certain. Mais si peu important que puisse être mon jugement, vos ordres me seront un devoir de vous le faire connaître par écrit, puisque vous êtes encore pour longtemps à la campagne, et que je ne pourrais m’en expliquer oralement. Je crains d’avoir abusé déjà de la permission de vous écrire, est vous entretenant beaucoup trop longuement, et d’une manière aussi pressée que malhabile. Je suis avec le plus profond respect, etc.

I. KANT.
Koenigsberg, le 10 août 1758.

Notes

[1] Kant donnait cette réponse en 1758, dans une lettre à Mlle Charlotte de Knobloch, plus tard mariée au lieutenant-colonel de Klingsporn, sur la question que lui avait adressée cette demoiselle relativement aux visions de Swedenborg. La spirituelle jeune fille s’était acquis l’estime toute spéciale de Kant par le vif intérêt qu’elle prenait à la culture supérieure de l’esprit. - Sch.

[2] Cette anecdote et la suivante ont été reproduites dans la partie historique des Rêves d’un Visionnaire, mais reportée à l’année 1759. Nul doute pourtant que les deux récits ne soient plus anciens, puisque Borowski a publié cette lettre avec la date que portait le manuscrit original, et l’a fait entrer dans sa Biographie de Kant, p. 211 et suiv. - Schuberl.

 

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