LIVRE I
DU
DIALOGUE DU RÉCONFORT
DANS LES TRIBULATIONS
VINCENT : Voilà donc où nous en sommes, mon cher oncle ! Ceux qui, dans ce pays, viennent rendre visite à leurs amis malades et malheureux, viennent y chercher, comme je le fais moi-même en ce moment près de vous, le réconfort et la consolation. Les prêtres et les moines parlent aux malades de la mort, mais nous qui sommes dans le monde, avons toujours tâché, ici, en Hongrie (1), de leur rendre courage et espoir en la vie.
Mais maintenant, mon cher oncle, le monde est devenu si mauvais et de si grands périls sont suspendus au-dessus de nos têtes que notre plus grand réconfort est de penser que la mort approche. Et nous qui sommes vraisemblablement destinés à vivre un certain temps dans cette misère, avons besoin que quelqu'un comme vous, mon cher oncle, nous puisse donner quelques bons conseils contre l'affliction, car vous avez vécu longtemps et vertueusement et êtes si versé dans la loi de Dieu que bien peu de gens le sont plus que vous en ce pays. Vous avez une longue expérience de ce que nous redoutons maintenant, car vous avez été emmené en captivité par deux fois et maintenant vous êtes sur le point de nous quitter.
Cela peut être pour vous un grand soulagement, mon cher oncle, puisque vous allez à Dieu. Mais, nous, vous nous laisserez ici comme des orphelins. Vous nous avez toujours soutenus en nous aidant, en nous encourageant, en nous conseillant, non comme l'eût fait un oncle ou quelque parent éloigné, mais comme un véritable père.
ANTOINE : Mon cher et bon neveu, je ne nierai pas que non seulement ici en Hongrie, mais un peu partout dans la chrétienté, on ait pris l'habitude de réconforter les malades d'une manière aussi peu chrétienne. On leur fait plus de mal que de bien en réveillant en eux le désir de vivre, au lieu de les laisser méditer sur la mort, le jugement, le paradis et l'enfer et sur toutes ces pensées qui devraient obséder un homme non seulement quand il est malade, mais même quand il est en parfaite santé. Cette manière d'agir me paraît absurde quand on en use pour réconforter un homme de mon âge, car s'il est vrai qu'un jeune homme puisse mourir prochainement, il est évident aussi que, de toute façon, un vieillard n'en a plus pour longtemps à vivre. Pourtant (comme le dit Cicéron), il n'est personne d'assez vieux pour n'espérer vivre une année encore et se réjouir en caressant cette folle pensée. Aussi les prétendus réconforts des amis, au lieu de réconforter celui qui doit mourir, feront s'évaporer complètement cette douce rosée de la grâce de Dieu qui nous amène à souhaiter le départ pour l'autre monde, où l'on se trouve en sa présence.
Ores, n'ayez un tel chagrin de mon départ. Vous avez la bonté de reconnaître que vous avez trouvé auprès de moi aide et réconfort ; Dieu veuille que jaie fait pour vous et pour les autres la moitié de ce que j'aurais dû ! Mais quand Dieu m'emmènera, ne pensez pas que vous avez perdu tout soutien. Me considérer comme votre meilleur appui ce serait comme si, ayant à portée de main un solide bâton, vous vous appuyiez sur un frêle roseau. Car votre soutien, c'est Dieu et non pas moi. Lui, ne vous abandonnera jamais car il a promis aux disciples de ne jamais abandonner Ses serviteurs comme de pauvres orphelins (Jn., 14, 18). Et, comme il le leur avait promis, il leur envoya l'Esprit-Saint (Act., 2, 1-5), et il leur assura qu'il serait lui-même avec eux jusqu'à la fin du monde (Mt., 28, 20). Voyons, comment pouvez-vous vous prétendre triste et abandonné, vous qui faites partie de son troupeau, quand le Christ, son Esprit-Saint, et avec eux le Père ne vous quittent ni de la longueur d'un pas ni de la durée d'une minute, si vous avez confiance en eux ?
VINCENT : Ô, mon cher oncle, ces paroles mêmes, par lesquelles vous me prouvez que, grâce à la présence divine, nous ne serons pas abandonnés me font voir et comprendre à quel point nous ressentirons votre absence ! Car, même si je dois reconnaître que vous avez raison, je dois aussi vous avouer que si je n'avais entendu ces paroles de votre bouche, elles ne me seraient jamais venues à l'esprit. De plus, nos malheurs vont devenir plus nombreux et plus graves et ce n'est pas d'un ou deux mais de beaucoup de bons entretiens que nous aurons besoin pour nous affermir et consolider notre cur contre les assauts de cette mer déchaînée.
ANTOINE : Cher neveu, ayez confiance en Dieu, il vous procurera des conseillers chaque fois que vous en aurez besoin, ou alors il vous parlera lui-même, de l'intérieur de votre âme.
VINCENT : Vous avez raison, mon cher oncle. Toutefois, si nous ne cherchons pas les enseignements qui nous viennent du dehors, si nous voulons être instruits par Dieu seul et de l'intérieur, alors nous tentons Dieu et nous lui déplaisons. Quand vous aurez disparu, personne vraisemblablement ne pourra vous remplacer auprès de nous. Aussi me semble-t-il que Dieu m'ordonne de vous demander, mon cher oncle, de me donner dès maintenant tous les conseils et toutes les pensées réconfortantes dont nous aurons besoin, les miens et moi-même, pour lutter contre les assauts du désespoir dont nous souffrons déjà et souffrirons davantage encore avec la peur du Turc (2). Ainsi pourrai-je, me souvenant de vos bonnes paroles, diriger convenablement notre barque et nous garder d'un naufrage spirituel.
Vous n'ignorez pas, mon cher oncle, quels malheurs déjà se sont abattus sur nous, malheurs qui ont plongé quelques-uns d'entre nous dans de tels abîmes de tristesse que je ne puis trouver les mots qui les réconforteraient. Et maintenant, depuis que ces nouvelles récentes nous sont parvenues, et que nous savons notre pays menacé par les Turcs, nous ne pouvons plus penser qu'aux dangers qui nous attendent. Nous sommes obsédés par des images terribles : la grande puissance de nos ennemis, leur profonde malice, leur haine, leur cruauté sans égale, les vols, les incendies, les ravages que sème leur armée partout où elle passe : ils tuent, ils emmènent les gens loin de chez eux, séparent les couples et les familles, envoient les uns en esclavage, jettent les autres en prison, en conservent aussi pour les faire méchamment figurer dans quelque triomphe et les faire ensuite égorger en la présence du Grand Turc. Ceux qui auront été épargnés perdront tous leurs biens ou seront perdus eux-mêmes à moins qu'ils ne renient le Christ, notre Sauveur, pour passer à la fausse religion de Mahomet. Pourtant, et ceci est le plus affreux, nombreux sont ceux qui, vivant parmi nous, s'apprêtent déjà à se soumettre à l'adversaire, ou lui sont déjà alliés. Cela épargnera peut-être à notre région l'invasion turque, mais ceux qui s'inclineront devant leur loi ne laisseront rien à leurs voisins ; ils se feront donner nos biens et nos corps, à moins que nous n'agissions comme eux et ne reniions également notre Sauveur. Nul Turc, en effet, n'est aussi cruel envers un chrétien, que ne l'est un chrétien qui a renié sa foi. C'est pourquoi, si nous persévérons dans la foi, nous courrons le danger d'être traités plus sauvagement encore et de mourir d'une mort plus cruelle que si nous avions été emmenés en Turquie. Toutes ces menaces pèsent d'autant plus sur nos curs que nous ignorons laquelle se réalisera pour nous et que beaucoup d'entre nous souhaitent dès maintenant que les montagnes les engloutissent, que la terre se fende et les accueille en son sein.
Mon cher oncle, pendant que Dieu vous laisse encore à nous, donnez-nous de bons conseils, que je mettrai par écrit et conserverai afin qu'ils nous aident à supporter les terribles frayeurs qui, comme vous le savez, ont déjà accablé notre maison et continuent à la menacer.
ANTOINE : Qu'il m'est dur de vous entendre ! Voici que nous redoutons une chose que nous ne concevions même pas il y a quelques années et je pense que d'autres, qui se croient à l'abri, protégés par la longue distance qui les sépare des Turcs, trembleront eux-mêmes avant longtemps.
La Grèce n'avait nulle crainte des Turcs quand je suis né ; peu de temps après, elle était envahie. Le Sultan de Syrie se croyait au moins l'égal du Grand Turc, mais longtemps avant votre naissance son empire subissait le même sort. Ensuite, les Turcs s'emparèrent de Belgrade, bastion de notre royaume, et maintenant ils sont deux à lutter pour savoir qui nous aura ; fasse le ciel qu'un troisième larron n'emporte pas le morceau ! Et que dire de la noble et puissante cité de Rhodes, dont la conquête parut être une victoire sur toute la Chrétienté, puisque la Chrétienté fut incapable de la défendre ? Pourtant, si tous les princes chrétiens s'étaient unis à temps pour le combattre partout où c'était nécessaire, le Turc n'aurait pas fait toutes ces conquêtes. Mais à cause des dissensions survenues entre nous et aussi parce que chacun se soucie fort peu des malheurs des autres et les laisse se débrouiller comme ils peuvent, le Turc s'est considérablement agrandi en quelques années et la Chrétienté s'est vue cruellement affaiblie. Tout cela est dû à notre mauvaiseté, qui déplaît si fort à Dieu.
Vous attendez de moi beaucoup de réconfort, pour vous en souvenir et pour vous soutenir, vous et les vôtres, contre vos terreurs nombreuses et variées. Sachez que moi-même j'ai éprouvé avant vous le besoin de paroles réconfortantes. Un peu avant votre venue, je réfléchissais à l'invasion des Turcs et de là ma pensée se tourna vers mon propre départ pour l'autre monde. Certes, je mets en Dieu toute ma confiance et j'ai l'espoir d'être sauvé par sa grâce ; pourtant, personne ici-bas ne peut être sûr d'être libéré de toute crainte. Alors, je me mis à réfléchir aux tourments de l'enfer et ensuite ma pensée revint aux Turcs. D'abord, la terreur qu'ils m'inspirent me parut peu de chose comparée à l'espérance du bonheur céleste. Puis, je la comparai à l'épouvante que je ressens quand je pense à l'enfer et au feu éternel, et il me sembla que si les Turcs avec toute leur armée, toutes leurs trompettes et leurs tambours devaient entrer dans ma chambre et m'assassiner dans mon lit, ils ne parviendraient pas à m'effrayer. Et pourtant, quand vous m'avez décrit les malheurs qui obscurcissent notre horizon alors que nous en avons déjà tant subi, c'était comme si je les voyais devant moi et j'en ai été consterné. Voilà pourquoi je vous approuve de désirer faire provision de réconfort pour vous en servir comme d'un antidote contre le désespoir. Et je serai heureux si ma pauvre mémoire peut maintenant se rappeler certaines choses que j'ai lues ou entendues, ou auxquelles j'ai déjà réfléchi et qui pourraient nous être utiles à cette fin.
(1) Le présent ouvrage, dit More, repris comme au temps de l'Utopie par le goût de la fiction, aurait été écrit par un Hongrois en latin, traduit du latin en français et du français en anglais (cf. Marie Delcourt, Thomas More, (La Renaissance du livre), p. 164 et ci-dessus, p. 8 (introduction).
(2) Dès la fin du XIVe siècle, les Turcs menaçaient la Hongrie, qui tomba entre leurs mains en 1526.