XV

 

LES TERREURS DE LA NUIT

ET LA TENTATION DU SUICIDE

 

 

VINCENT : Mon oncle, vous m'avez bien fait comprendre ce que sont ces « terreurs de la nuit ».

 

ANTOINE : Cher neveu, il y en a bien plus que je ne puis m'en souvenir. Pourtant, en voici une qui me revient à l'esprit maintenant, et à laquelle je ne pensais pas, c'est la plus horrible, celle où l'on voit le diable pousser quelqu'un à se détruire.

 

VINCENT : C'est là, en effet, une étrange épreuve, et on dit que ceux qui tombent dans ces singulières obsessions ne peuvent plus, par la suite, s'en libérer.

 

ANTOINE : Hélas, c'est vrai, mon neveu. Ceux qui se donnent la mort font beaucoup parler d'eux et provoquent l'étonnement. Mais beaucoup de femmes et d'hommes vertueux ont pendant des années été assaillis par cette tentation, l'ont combattue ; aidés de bons conseils et soutenus par la grâce de Dieu ils s'en sont finalement affranchis. Leur épreuve est restée secrète, et nul n'en a parlé.

Il n'en est pas moins vrai qu'il est terrible d'être ainsi sollicité par le diable. J'ai entendu parler de nombreux cas semblables et je me suis entretenu moi-même avec des personnes qui ont subi cette épreuve. Ils en ont beaucoup souffert.

 

VINCENT : Je vous en prie, cher oncle, expliquez-moi comment vous voyez cela. Vous appelez cette tentation la fille de la pusillanimité, et vous l'apparentez aux « terreurs de la nuit ». Il me semble à moi que c'est plutôt un acte de courage et de témérité. Presque tout le monde a peur de la mort et la fuit, même les plus vaillants.

 

ANTOINE : J'ai dit, cher Vincent, que la tentation du suicide vient d'un manque de courage et c'est vrai, mais je n'ai pas dit qu'elle ne venait que de là. Car le diable a plus d'un tour dans son sac.

Je ne vous ai parlé que de la tentation du suicide provenant du manque de courage, car les autres sortes de morts volontaires ne font pas partie de notre sujet. Du reste, dans ces épreuves-là on a besoin de conseils mais non de réconfort. Ceux qui sont ainsi tentés se complaisent dans leur hantise et dans ses suites. Il y en a qui sont tentés par fol orgueil, par colère, sans crainte aucune, et très heureux de s'en aller, je ne le nie pas. Mais si vous pensez qu'aucun n'a peur, vous verrez bien que vous vous trompez. C'est précisément ceux dont le courage vous paraît le moins discutable qui vous prouveront que j'ai raison.

 

VINCENT : Vous m'étonnez, mon oncle. Ainsi, d'après vous, cette tentation ne serait pas une épreuve pour ceux qui se tuent par orgueil, par colère, ils n'auraient pas besoin de réconfort spirituel dans une si grande détresse, dans un si grand danger de perdre à la fois leur âme et leur corps ?

 

ANTOINE : Je vais vous donner un ou deux exemples et vous comprendrez mieux.

Au temps du roi Ladislas vivait, ici, à Buda, un homme très bon, très pauvre, très honnête. Sa femme était si perverse que le diable lui mit dans la tête le projet que voici : elle exciterait la colère de son mari jusqu'à un tel paroxysme, qu'il la tuerait, et qu'alors il serait pendu pour ce forfait.

 

VINCENT : Étrange dessein en vérité ! À quoi cela pouvait-il lui servir ?

 

ANTOINE : À rien, mais son cœur satanique se réjouissait à l'idée de faire pendre son mari. Si par hasard vous regardez autour de vous, vous trouverez plus d'un cœur comme celui-là. N'avez-vous jamais entendu dire : « Pour voir telle ou telle personne frappée de malheur, je veux bien rôtir en enfer pendant l'éternité ? »

 

VINCENT : C'est vrai, j'ai entendu des gens parler ainsi.

 

ANTOINE : Eh bien ! pour en revenir au mari et a sa femme, on peut dire qu'il était aussi fou qu'elle, peut-être même l'était-il plus, car peut-être la femme ne discerna-t-elle pas aussi nettement les dangers de l'entreprise. Voyons cependant quel était son projet. Un jour que son mari, charpentier de son état, était en train de fendre du bois, elle se mit à l'injurier à tel point qu'il en devint fou de colère et lui ordonna de se calmer sinon il lui caresserait le dos avec le manche de sa hache. Il ajouta que ce ne serait d'ailleurs pas grand péché si cette hache tranchait la tête dans laquelle frétillait une aussi méchante langue. À ces mots, le diable intervint et affûta la dite langue sur les dents de la virago. Alors elle provoqua méchamment son homme, « Par la Messe, fils de putain, vas-y ! Tiens, voici ma tête ! » Et elle posa sa tête sur le billot. « Si tu ne la coupes pas, je te maudis, fils de putain ! » À ce moment, il semble bien que le diable se tenait au côté de la femme tandis que près du mari se tenait son ange gardien, qui lui donna le courage d'agir. Et voilà comment cet homme tua sa femme. Des gens avaient entendu la mégère et s'amusaient de ses propos, mais ils ne prévoyaient pas ce qui allait se passer, et ce fut fait avant qu'ils aient eu le temps d'intervenir. Ils racontèrent avoir entendu la tête séparée du corps continuer à lancer ses insultes : « Fils de putain, fils de putain ! » Ils en témoignèrent ensuite devant le roi, sauf une femme, qui affirma n'avoir rien entendu.

 

VINCENT : Quelle étrange histoire ! Et qu'arriva-t-il au mari ?

 

ANTOINE : Le roi lui donna son pardon.

 

VINCENT : En conscience, il ne pouvait faire moins. (1)

 

ANTOINE : Mais ensuite, on voulut promulguer un édit : en pareille circonstance, le mari (à condition de pouvoir prouver la vérité de ses accusations contre son épouse) n'aurait pas besoin de pardon mais serait libre d'agir comme le charpentier.

 

VINCENT : Comment se fait-il que cette bonne loi ne dépassa jamais l'état de projet ?

 

ANTOINE : Comment cela se fait-il ? Mais, cher neveu, bien des lois aussi justes sont restées à l'état de projet ! Ici et ailleurs, parfois, on en a même promulgué de mauvaises à la place. On dit que c'est la reine qui empêcha celle-ci de sortir. Dieu lui pardonne ! C'est la plus grande faute dont cette bonne dame eut à rendre compte quand elle mourut car, à part cela, elle fut toujours une bonne personne.

Quoi qu'il en soit, il semble bien que la tentation de provoquer sa propre mort ne fut pas une épreuve pour la femme du charpentier. Elle aimait penser à son trépas et même elle le désirait. Supposez qu'elle ait fait part de son projet à vous ou à moi, nous n'aurions pas eu l'occasion de la réconforter, comme une âme en peine, mais, naturellement, nous aurions pu la conseiller comme je vous l'ai dit plus tôt, et tâcher de la faire renoncer à son infernal projet.

 

VINCENT : C'est vrai, mais ceux qui nourrissent d'aussi noirs desseins n'en parlent à personne : ils ont trop honte.

 

ANTOINE : Il y en a, en effet, qui n'en parlent pas, mais d'autres vont jusqu'à trouver des gens qui les aident à les réaliser. Il n'y a pas bien longtemps, un voyageur venu de Vienne nous raconta cette autre histoire : Une riche veuve, orgueilleuse et méchante (les deux vont de pair) était en brouille avec son voisin. Elle entra en relation avec un autre voisin, peu fortuné, dont elle pensait pouvoir se servir en l'achetant. Elle lui parla secrètement et lui offrit dix ducats s'il acceptait de venir un matin chez elle et de lui couper la tête avec une hache, puis d'aller, toujours secrètement, déposer la hache dans la propriété du voisin avec qui elle était en querelle, de façon à faire croire qu'il était l'assassin. Elle pensait qu'elle serait considérée comme une martyre et même, se disait-elle, en y ajoutant une somme d'argent qu'on enverrait à Rome en même temps qu'un rapport, elle pourrait être canonisée.

L'homme pauvre promit, sans avoir l'intention de tenir sa promesse. Mais quand il voulut renvoyer à plus tard l'exécution de ce noir projet, elle lui fournit elle-même une hache. Ils décidèrent du jour où il viendrait chez elle. Ce matin-là, il vint, mais il plaça aux environs des gens qui seraient témoins de la folie de cette femme, il les cacha de telle sorte qu'ils pussent entendre. Quand il eut parlé pendant un moment avec la femme, il lui dit de se préparer et il saisit la hache d'une main. De l'autre, cependant, il tâta le tranchant et lui trouva un défaut ; il déclara qu'il fallait aiguiser cette hache, sans quoi il risquait de faire souffrir la patiente. Exaspérée de ces retards, elle se pendit de ses propres mains.

 

VINCENT : Voilà une bien tragique histoire, je n'ai jamais entendu rien de pareil.

 

ANTOINE : Celui qui me l'a racontée jura que c'était la vérité. Et c'est quelqu'un de confiance. Voici donc une femme qui n'hésita pas à faire part de ses projets à un tiers, et je connais personnellement celui à qui elle confia l'argent qui devait lui assurer la canonisation. La tentation que subissait cette femme n'était pas, je crois, causée par la peur, mais par la méchanceté et l'orgueil. Elle caressait avec délices ses diaboliques projets et, comme je vous l'ai dit, cela ne lui causait aucun souci, aucune peine. Elle n'aurait eu que faire de paroles réconfortantes. Tout ce qu'on aurait pu tenter, c'eût été de la conseiller sagement. Je vous l'ai dit, dans cette tentation du suicide c'est de conseils qu'on a besoin, non de réconfort ; nous sortons donc ici de notre sujet.

 

(1) Il est difficile, en lisant cette singulière anecdote, de ne pas songer à Henry VIII, auquel More devait penser constamment et qui, après la décapitation de More, fit mourir successivement Anne Boleyn et Catherine Howard, deux de ses femmes, en leur faisant trancher la tête. Sur une sorte de hantise prémonitoire de l'échafaud et du billot dans d'autres œuvres de More, lire G. Hourdin, Un intellectuel sans vanité, saint Thomas More, pp. 33 sqq.