VI

 

CERTAINS PRÉTENDENT QU'IL NE FAUT PAS REGRETTER SES PÉCHÉS

 

 

VINCENT : C'est vrai, mon oncle. Mais certaines gens disent que nous ne devons pas regretter nos péchés, qu'il nous suffit de prendre la résolution de nous amender et de ne plus penser au passé. Quant au jeûne et aux mortifications imposées au corps, ils disent que nous devons nous en abstenir, sauf s'il faut dominer une chair qui s'amollit et commence à regimber.

Le jeûne, disent-ils, sert à maintenir le corps dans la tempérance. Mais d'après eux, jeûner ou accomplir quelque bonne action telle que la charité en vue de nous faire pardonner nos péchés, c'est insulter à la Passion du Christ, qui seule nous en vaut la rémission. D'après eux, ceux qui veulent faire pénitence pour leurs fautes voudraient être leur propre sauveur, payer eux-mêmes leur rançon, racheter eux-mêmes leur âme. C'est pour cette raison qu'en Saxe beaucoup de gens n'observent plus le jeûne, et ne s'imposent plus d'épreuve corporelle, excepté pour parvenir à la tempérance. Cela ne peut nous faire aucun bien, disent-ils, ni à nous ni à notre prochain. Ils condamnent ces pratiques comme superstitieuses. Regretter nos erreurs leur paraît honteux, puéril, efféminé. Pourtant leurs femmes sont devenues si viriles et si peu puériles qu'elles s'endurcissent dans le péché. Tout comme les hommes, elles ne craignent pas de s'y livrer et ensuite n'en ressentent ni honte ni remords.

 

Mon oncle, je m'étonnai moins quand j'entendis leurs prédicateurs. Quand je me rendis en Saxe, ces doctrines n'existaient encore qu'à l'état de tendances. Luther n'était pas encore marié et les gens d'Église avaient gardé toutes leurs habitudes, mais ceux qui voulaient être de la Secte pouvaient déjà prêcher librement. J'écoutai moi-même le prêche d'un religieux de grand renom, homme austère et grave. Ciel, quel sermon ! Il me semble que je l'entends encore. Il avait une voix bien timbrée et une grande érudition. Il mettait les fidèles en garde contre le jeûne et la douleur qu'on s'inflige par pénitence. Il appelait cela des inventions humaines. Il criait à ceux qui recommandent ces pratiques de s'en tenir aux lois du Christ, d'abandonner ces puériles pénitences, de s'amender spirituellement et de chercher le salut uniquement dans la Passion et dans la mort du Christ. « Il est notre juge, notre sauveur et c'est lui qui s'est sacrifié pour tous nos péchés mortels. Il a fait pénitence sur la croix. Il nous a lavés par l'eau qui s'écoula de son flanc et il nous a tirés des griffes du démon en répandant son sang précieux. Laissez donc ces inventions humaines, ces carêmes imbéciles et ces puériles pénitences. C'est la mort du Christ, vous dis-je, qui doit nous sauver tous, la mort du Christ et non nos propres œuvres. Ne jeûnez pas ! Abandonnez-vous au Christ, mes frères, en raison de sa douloureuse Passion ! » Il faisait sonner si fort à leurs oreilles le nom du Christ, il parlait avec un tel feu de la « douloureuse Passion », tant de sueur lui mouillait les tempes que je ne m'étonnai pas de voir dans son auditoire de pauvres femmes pleurer. Moi-même, je sentais en l'écoutant mes cheveux se dresser sur ma tête.

Les gens autour de lui étaient si ébranlés que quelques-uns n'observèrent plus le jeûne désormais. Ce n'était de leur part ni faiblesse ni malice, mais presque de la piété tant ils craignaient de manquer de reconnaissance pour la « douloureuse Passion du Christ ». Mais une fois sur cette pente, ils en vinrent à accepter bien des choses qui les eussent indignés auparavant.

 

ANTOINE : Plaise à Dieu, mon neveu, qu'il change l'âme de cet homme et qu'il garde tous ses fidèles de pareils prédicateurs ! Un sermonneur comme celui-là abuse plus du nom du Christ et de sa Passion que mille enragés joueurs qui blasphèment et se parjurent en jetant les dés ! En leur lançant le nom du Christ à la tête, ces gens font oublier à leurs ouailles l'enseignement de l'Église, à savoir que, sans le Christ et sa Passion, les pénitences que nous nous imposons seraient sans aucune valeur. Ils leur font croire que nous pouvons nourrir la prétention d'être sauvés par nos propres œuvres, alors que nous professons que sa Passion mérite infiniment plus que nos œuvres, mais qu'il lui plaît que nous souffrions avec lui, car il a dit : « Qui ne prend sa croix et ne vient à ma suite n'est pas digne de moi »(Mt., 10, 38 et 11, 24 ; Mc., 8, 34 ; Lc., 9, 23 et 14, 27).

Ils soutiennent que le jeûne ne sert qu'à dominer la chair et à la garder de la luxure. Mais alors je devrais croire que Moïse était bien perverti lui qui eut besoin de jeûner quarante jours d'affilée ! Et Élie ! Et Notre-Seigneur lui-même, qui jeûna quarante jours pour le Carême, et les apôtres qui l'imitèrent, ainsi que tous les chrétiens, de génération en génération.

 

Ce n'est pas pour lutter contre la luxure que le roi Achab jeûna, s'en alla vêtu de sacs et répandit des cendres sur sa tête (1 R., 21, 27). Pas plus que le roi de Ninive et toute la population de cette ville lorsqu'ils se mirent à gémir et entrèrent en pénitence afin que Dieu les prît en pitié et calmât son courroux (Jon., 3). Anne qui, dans son veuvage, passa tant d'années à prier dans le temple jusqu'à la naissance du Christ (Lc., 3), n'était pas, je suppose si portée à la luxure, elle si chargée d'ans, qu'elle eût besoin de jeûner. Saint Paul jeûna souvent, mais pas seulement à cette fin. À maints endroits, l'Écriture nous prouve que le jeûne n'est pas une invention humaine, mais une institution divine, et qu'il a plus d'une utilité. Nous voyons aussi que le jeûne de telle personne peut être profitable à telle autre. Notre Seigneur l'affirme quand il dit que certains démons ne peuvent être chassés du corps des possédés « que par la prière et par le jeûne » (Mc., 9, 29).

 

Je m'étonne vraiment que ces gens parlent ainsi du jeûne et de la pénitence corporelle, mais ce qui me stupéfie c'est qu'ils désapprouvent le repentir qu'on peut éprouver de ses péchés. Le prophète dit  Mettez en lambeaux vos cœurs et non vos vêtements » (Jb., 2, 12).

Et David dit : (Seigneur) « Tu ne dédaignes pas un cœur contrit et brisé » (Ps., 51, 19), ce qui veut dire un cœur brisé par le chagrin que causent les péchés. Il dit aussi de sa propre contrition : « Je me suis épuisé en gémissements, chaque nuit je baigne ma couche de mes larmes et j'arrose mon lit de mes pleurs » (Ps., 6, 7 et 8). Mais pourquoi vous citer un ou deux passages ? L'Écriture en est pleine. Évidemment, Dieu considère que nous devons non seulement nous amender en vue de l'avenir, mais aussi déplorer profondément nos péchés passés. Les Docteurs proclament unanimement que les hommes doivent ressentir de la contrition pour leurs chutes et pleurer dans leur cœur sur leurs fautes.