XIX

 

DE L'EMPRISONNEMENT

 

 

ANTOINE : Bien volontiers, mon cher neveu. Considérons d'abord ce qu'est l'emprisonnement, quelle est la nature de cette épreuve, cela nous aidera à ne pas en concevoir une telle frayeur ; car de soi-même, ce n'est qu'une diminution de la liberté, qui empêche un homme d'aller là où il le voudrait.

 

VINCENT : Oui, par Notre-Dame, mon oncle, mais il me semble que c'est bien plus pénible que vous ne le dites, car, en plus de la diminution de la liberté, cela comporte beaucoup de tourments.

 

ANTOINE : C'est vrai, mon neveu. Je n'oublie pas ces peines si pénibles, je ne les perds pas de vue. Mais, pour l'instant, je ne veux considérer que l'emprisonnement en lui-même, car il se peut qu'on soit enfermé, sans autre incommodité, sans être mis aux fers ou attaché par le cou, et on peut aussi, sans être en prison, avoir des boulets aux pieds ; c'est la condition des esclaves dans notre pays, de même qu'à Séville et au Portugal. Je ne veux pas prétendre que la douleur physique n'existe pas ; pourtant, puisque c'est à cause de ce genre de douleur que nous avons une telle horreur de la condition de prisonnier, il me semble que nous devrions nous rendre compte une fois de plus que notre répulsion est due en bonne partie à notre imagination. Rappelons-nous la condition de beaucoup d'autres gens dont nous envions la situation. Ne sont-ils pas soumis à des contraintes tout aussi cruelles que celles des prisonniers ? Considérons ces choses dans l'ordre. D'abord, les maux dont vous parlez ne sont pas particuliers à l'emprisonnement, puisqu'ils peuvent accabler des gens qui ne sont pas emprisonnés ; ils n'en sont pas non plus inséparables, puisqu'on peut être emprisonné sans avoir à les subir. Nous allons donc commencer par chercher quelle peine, quelle incommodité comporte l'emprisonnement de par sa nature propre. Ensuite, dans le cours de la conversation, vous pourrez à votre guise, vous exciter à la terreur en nous énumérant tous ces pénibles accidents.

 

VINCENT : Je regrette de vous avoir interrompu, car je vois que vous vous proposiez de procéder suivant un certain ordre. Je vous en prie, continuez. Je sais que l'emprisonnement peut être très différent suivant les cas, et que, appliqué avec le maximum de douceur, il est simplement chose très ennuyeuse.

Si un grand prince est fait prisonnier sur le champ de bataille par un roi chrétien, il est d'usage qu'en considération de sa condition, et en se représentant que les hasards de la guerre peuvent renverser la situation, il se peut, dis-je, qu'il soit traité avec la plus grande humanité. Quant aux infidèles, ils traitent souvent plus mal les grands princes que les pauvres gens. Quand Tamerlan (1) tenait prisonnier le Grand Turc, il le forçait à lui prêter son dos quand il montait à cheval. Mais comme j'avais commencé à vous le dire par l'exemple d'un prince fait prisonnier, si bénin que soit le traitement, si spacieuse que soit la prison, son sort est toujours pénible. Même si le prisonnier a le droit de se promener dans de beaux jardins, il lui sera humiliant de voir sa liberté restreinte par la volonté d'un autre homme.

 

ANTOINE : Vos observations sont très judicieuses et vous remarquez que l'emprisonnement, de par lui-même, n'est que la diminution de la liberté d'une certaine personne à l'intérieur d'un certain espace.

 

VINCENT : C'est bien cela.

 

ANTOINE : Mais j'ai oublié de vous poser une question.

 

VINCENT : Dites.

 

ANTOINE : Voici : si deux hommes sont prisonniers dans un château, enfermés dans deux chambres différentes, l'une beaucoup plus grande que l'autre, sont-ils prisonniers tous les deux, ou seulement celui qui a le moins d'espace ?

 

VINCENT : Quelle question, mon oncle ! Ils sont tous deux prisonniers, même si l'un est au cachot tandis que l'autre a tout le château.

 

ANTOINE : Il me semble, mon neveu, que vous dites vrai. Si l'emprisonnement est ce que vous dites, ne plus avoir la possibilité d'aller et venir à sa guise, pouvez-vous dire que vous connaissez quelqu'un qui soit hors de prison ?

 

VINCENT : Comment, mon oncle, mais je n'en connais point d'autre ! Je ne connais pas de prisonnier que je sache !

 

ANTOINE : Je vois que vous ne visitez guère les pauvres prisonniers.

 

VINCENT : Non, mon oncle, j'en demande à Dieu pardon. Je leur fais parvenir mes aumônes, mais je n'aime pas me trouver en présence d'une telle misère.

 

ANTOINE : Cher neveu, vous avez beaucoup de belles qualités, mais ceci n'en est pas une. Si vous vous corrigiez, vous auriez une qualité de plus et peut-être même trois ou quatre, car de visiter les prisonniers procure à l'âme un bien inestimable.

Mais si vous ne connaissez aucun prisonnier, citez-moi donc le nom d'un homme libre, puisque vous dites mieux les connaître. Pour ma part c'est plutôt le contraire, je connais plus de gens qui ne sont pas libres.

 

VINCENT : C'est bien étrange, mon oncle, car un homme est libre qui peut aller où il veut, fût-il le mendiant le plus pauvre de la ville. Et il me semble en toute bonne foi qu'un pauvre mendiant, qui peut aller où il veut, est plus heureux qu'un roi emprisonné qui ne peut faire que ce qu'on lui permet.

 

ANTOINE : Nous verrons plus loin si un mendiant ayant la faculté de circuler à sa guise est, pour autant, libre de toute prison. Pour ma part, je ne vois aucun prince dont je puisse dire qu'il me paraît libre. Si vous appelez emprisonnement le fait de ne pas pouvoir circuler à sa guise, alors le Grand Turc lui-même est prisonnier, car il ne peut aller où il veut. S'il le pouvait, il irait au Portugal, en Italie, en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre et aussi chez le Prêtre Jean et jusque chez le Grand Khan.

Si le mendiant dont vous parlez peut aller où il lui plaît, il me paraît plus libre non seulement qu'un roi emprisonné, mais aussi que n'importe quel prince, car je ne doute pas qu'un mendiant puisse circuler plus aisément sur les terres d'autrui que le plus grand prince sur les siennes propres. Si un prince pénètre en territoire voisin, il risque la prison tandis que le mendiant, avec son sac et son bâton, pourra peut-être aller son chemin. Mais pourtant, mon neveu, ni le mendiant ni le prince ne sont vraiment libres d'aller où ils veulent ; dès lors si vous définissez l'emprisonnement comme l'impossibilité d'aller où on veut, il me semble que votre libre mendiant, votre libre prince, sont tous deux prisonniers.

 

VINCENT : Oui, mon oncle, mais tous deux ont la possibilité de circuler, l'un sur ses terres, l'autre sur les terres d'autrui et tous deux sur la grand'route, où ils peuvent marcher jusqu'à épuisement sans que personne les en empêche.

 

ANTOINE : Mais le roi que vous me citiez en exemple tout à l'heure et qui, prisonnier dans un château, pouvait toutefois y circuler librement peut également marcher jusqu'à épuisement sans que personne y trouve rien à redire. Pourtant, vous dites vous-même qu'il est prisonnier, sans toutefois subir une captivité aussi rigoureuse que celui qui est au cachot.

 

VINCENT : Mais ils peuvent au moins se rendre où cela leur est nécessaire et commode, aussi ne désirent-ils aller que là où ils peuvent et par conséquent ils peuvent aller où ils veulent.

 

ANTOINE : Je ne passerai pas mon temps, mon cher neveu, à réfuter point par point votre réponse. Nous passerons sur le fait que, fût-il emmené par son gardien à tous les endroits où il doit se rendre pour sa commodité, un prisonnier n'en reste pas moins un prisonnier, car il ne pourrait circuler pour son plaisir. Passons aussi sur le fait qu'il serait nécessaire à ce mendiant, commode à ce roi de se rendre en divers endroits, où ni l'un ni l'autre ne peut aller, comme aussi sur le fait qu'aucun des deux n'est si modéré dans ses désirs qu'il soit capable de les limiter à ses possibilités, puisque d'après vous ce qui conditionne la liberté c'est de ne désirer aller que là où on le peut, je veux bien vous l'accorder.

 

Voyons maintenant nos autres prisonniers, ceux que nous avons enfermés dans un château, et nous verrons que celui des deux qui est le plus étroitement gardé, s'il a la sagesse et la grâce de calmer son esprit et de se contenter de rester où il est, de ne pas s'abandonner à ses « envies » comme une femme enceinte, lui aussi répond à votre définition de la liberté, car il est là où il veut, il est donc libre.

D'ailleurs, même s'il ne désire se rendre que là où il peut, le fait que s'il désirait aller ailleurs on ne le lui permettrait pas suffit à en faire un prisonnier. Votre mendiant, votre prince, dont vous dites qu'ils sont tous deux libres, ont beau être exceptionnellement sages et modérés dans leurs désirs, il me semble à moi que le seul fait de ne pouvoir désirer se rendre ailleurs que là où ils en ont la possibilité leur fait manquer le bénéfice de la liberté.

 

VINCENT : Mon oncle, si, d'après vos raisons, tout le monde est prisonnier dans une prison au sens large, pourtant, être jeté dans ce qu'on appelle généralement une prison au sens propre est chose que chacun redoute, aussi bien pour les traitements qu'on y subit que pour l'étroitesse des locaux. Nous ne nous apercevons pas des peines que nous apporte cet emprisonnement au sens large et figuré et nous ne le craignons pas. Aussi chacun éprouve-t-il une vive répugnance pour le premier et aucune pour le second.

Mon oncle, je ne puis trouver d'argument à vous opposer mais je vous avoue franchement que mon esprit n'est pas satisfait ; vous ne me convainquez pas et vos arguments me paraissent des sophismes. Pour moi, quand on ne se trouve pas dans ce qu'on appelle généralement une prison, on ne s'y trouve pas du tout.

 

ANTOINE : Cher et bon neveu, vous n'avez pas prononcé depuis le début de notre entretien une seule parole qui me plaise autant que celle-ci ! Si vous aviez donné votre assentiment en paroles seulement, sans être persuadé dans le fond de vous-même, vous auriez perdu le fruit de notre entretien, si ce que j'avance est vrai ; si c'était faux, c'est moi qui aurais été trompé, car j'aurais cru que vous étiez d'accord avec moi et vous m'auriez confirmé dans mon égarement. Cher neveu, je suis probablement bien malhabile dans l'art de persuader les gens ; tout à l'heure, cependant, il me semblait qu'avec vous, je n'y réussissais pas trop mal, mais voilà que pour conclure, vous me dites que je n'ai prononcé que des sophismes ! Pendant des années, j'ai moi-même pris tout ce que je viens de vous dire pour l'exacte vérité, et maintenant mon esprit ne peut penser différemment. Mais je ne voudrais pas faire comme ce prêtre français qui avait si longtemps prononcé le mot « Domînus », en allongeant la deuxième syllabe, que finalement il s'était persuadé que cela devait se prononcer ainsi, et qu'il n'eût pas osé le prononcer autrement. Ainsi, pour que vous me compreniez mieux, pour que moi-même j'y voie plus clair, nous allons, à nous deux, réexaminer la chose. Crachez dans vos mains, tenez-vous ferme et ne me cédez pas contre votre conviction, car alors, nous n'approcherons jamais.

 

VINCENT : Mon cher oncle, je n'ai nullement l'intention d'abandonner la joute, je ne l'ai jamais fait depuis que nous avons commencé nos entretiens. Vous avez bien dû vous en apercevoir par certaines questions que, sans grande raison, simplement pour satisfaire mon esprit, j'ai posées et débattues.

 

ANTOINE : Vous devez continuer, mon cher neveu. Pour moi, je veux abandonner la partie, si je ne puis vous convaincre que tout homme est effectivement emprisonné dans une véritable prison, – sans qu'il entre dans ma pensée la moindre idée de sophisme – et aussi qu'il n'y a sur terre aucun prince qui ne soit plus tragiquement prisonnier, dans ce sens général, que ne le sont les pauvres ignorants, prisonniers dans le sens propre, comme vous dites. En plus de cela, dans cet emprisonnement au sens large, au sens général, les gens sont traités si durement que l'on devrait redouter d'être ainsi maltraité, comme on redoute le triste sort de ceux qui sont emprisonnés au sens étroit du terme.

 

VINCENT : Par ma foi, mon oncle, je voudrais que vous me prouviez ceci.

 

ANTOINE : Dites-moi, mon neveu, si un homme était accusé de trahison ou de félonie, si, après un jugement qui l'aurait condamné à mort, le choix du jour de l'exécution était laissé au bon plaisir du souverain, s'il était livré à des geôliers, enfermé dans une prison sûre, dont il lui serait impossible de s'échapper, cet homme serait-il, oui ou non, un prisonnier ?

 

VINCENT : Oui, certainement !

 

ANTOINE : Mais si, en attendant l'exécution, il était traité de telle sorte qu'il pût agir à sa guise, tout comme du temps où il était libre, s'il pouvait jouir de ses terres et de ses biens, si sa femme et ses enfants avaient permission d'être avec lui, s'il pouvait recevoir ses amis, se faire servir par ses domestiques, si l'endroit où il serait détenu était un château royal, avec des parcs et autres agréments, et s'il avait la possibilité d'y circuler, ajoutez encore, si vous voulez, qu'on lui permettrait d'aller à cheval quand il voudrait et où il voudrait ; en imposant comme unique restriction que toujours il serait gardé à vue et qu'il lui serait impossible de s'échapper, il pourrait donc faire ce qu'il lui plaît, mais il saurait qu'il lui est impossible de s'évader et que, le moment venu, il serait finalement mis à mort, voyons mon neveu, comment appellerons-nous cet homme ? Dirons-nous qu'il est prisonnier pour la raison qu'il est enfermé pour l'exécution ? Ou dirons-nous qu'il ne l'est pas puisqu'il est traité avec une telle faveur ? Je vous en prie, réfléchissez avant de répondre. Vous pourriez par la suite regretter ce que vous avez dit.

 

VINCENT : Non, mon oncle, inutile de retourner la question dans tous les sens. Malgré la faveur dont il bénéficie, malgré la liberté qu'on lui prête, puisque cet homme est condamné à mort et enfermé pour cela, puisqu'on l'a mis sous bonne garde, il est bel et bien prisonnier.

 

ANTOINE : Vous avez dit vrai, mon neveu, mais, continuons. Imaginez un autre homme, jeté en prison pour une peccadille, et que ses gardiens, par mauvaise humeur, auraient enchaîné, dans un sombre cachot, où il devrait peut-être moisir un certain temps, où il devrait souffrir certains maux, sans être toutefois condamné à mort, et qu'une fois libéré il se remettrait de ses maux, lequel de ces deux prisonniers est dans le plus triste état : celui qui jouit de toutes les faveurs ou celui qui est traité durement ?

 

VINCENT : Par Notre-Dame, mon oncle, je pense que la plupart des gens, s'ils avaient à choisir, préféreraient le sort du prisonnier maltraité.

 

ANTOINE : Jugez vous-même, mon neveu, si ce que je vais vous dire est un sophisme, car cela me paraît à moi la vérité et même si vous pensez différemment je serais heureux de voir lequel de nous deux se trompe. D'abord, il me paraît évident à moi que tout homme qui vient au monde y vient par la volonté de Dieu. Est-ce là un sophisme ?

 

VINCENT : Certainement non, c'est la vérité.

 

ANTOINE : Ceci me paraît aussi vrai. Il ne vient au monde ni homme ni femme qui ne soient condamnés à mort dès avant leur naissance, à cause du péché originel qu'ils apportent avec eux du sein de leur mère et qui fut contracté par la race corrompue de notre père Adam. Est-ce ainsi, oui ou non ?

 

VINCENT : C'est ainsi.

 

ANTOINE : Dieu a mis l'humanité sous si bonne garde que tous ceux qui vivent ici-bas ne peuvent espérer échapper à la mort. Ceci est-il une fantaisie de mon imagination ?

 

VINCENT : Certainement pas, personne n'essaiera de le nier.

 

ANTOINE : Je n'ai pas besoin d'en dire plus, mon neveu, cela devient clair et évident, et je suis même allé un peu plus loin que quand vous traitiez mes arguments de sophismes. Lorsque vous disiez que j'avais beau affirmer que tout homme est un prisonnier, vous pensiez, vous, qu'il n'y en avait d'autres que ceux qu'on appelle généralement prisonniers. Et maintenant vous reconnaissez comme une grande vérité, le fait que tout homme, fût-il le plus grand roi, est mis sur terre par la volonté de Dieu et qu'il ne peut lui échapper. Vous m'accordez aussi que chacun, ici-bas, doit répondre immédiatement à l'appel de Dieu et mourir. Dès lors, cher neveu, chaque homme n'est-il pas un prisonnier, puisqu'il est gardé dans un endroit d'où on le conduira il ne sait où ?

 

VINCENT : Je dois reconnaître qu'il en est ainsi.

 

ANTOINE : Ce serait vrai même si un homme était pris par le bras et conduit à son jugement de la façon la plus courtoise. Mais nous savons qu'aucun roi, fût-il le plus puissant, fût-il gardé par l'armée la plus nombreuse, cherchât-il mille distractions pour n'y plus penser, le plus grand roi sait bien qu'il ne peut échapper à la mort ; il sait que la sentence est déjà prononcée et qu'il mourra. Il espère sans doute un long répit avant son exécution, mais il ne peut savoir quand il mourra et, à moins d'être fou, il ne peut être sans constamment craindre que, soit aujourd'hui soit demain, cet horrible bourreau, la Mort, qui depuis sa naissance le regarde en face, ne l'invite brutalement à le suivre. Car ce bourreau-là ne fera pas de cérémonies ; il le saisira à la gorge, il fera grincer ses os et le jettera dans une certaine prison, où il souffrira de longs et affreux tourments. Son corps sera jeté en un trou dans la terre, il y pourrira et sera rongé des vers, tandis que son âme subira un jugement encore plus effroyable. Il ne sait, à sa mort temporelle, si le jugement lui sera ou non favorable ; il peut, par la grâce de Dieu, conserver quelque espoir, mais il a toujours à redouter le feu éternel.

Il me semble, mon neveu, que cette sentence de mort suspendue au-dessus de chacun de nous en ce monde fait de nous de véritables prisonniers. Et le plus grand roi, dans cette prison, est bien plus en danger, malgré toutes ses richesses, que ne l'est un homme maltraité dans ce qu'on appelle communément une prison. Car dans ces prisons-là, on n'est pas nécessairement condamné à mort mais l'homme le plus grand, le plus riche de cette prison universelle qu'est le monde où nous sommes, est de toute manière un condamné à mort.

 

VINCENT : Pourtant, mon oncle, le pauvre prisonnier est dans le même cas, car lui aussi sait qu'il doit mourir.

 

ANTOINE : Votre objection est très juste, mon cher neveu, mais je vous ferai remarquer qu'il n'est pas en danger de mort à cause de la prison où il fut peut-être jeté à la suite d'une vétille ; le danger qu'il court lui vient de cette autre prison, la terre, où tous les princes sont prisonniers aussi bien que lui.

Si un homme condamné à mort était enfermé dans une prison où il jouirait de quelque liberté, si, en attendant son exécution, il était, à la suite d'une rixe avec ses compagnons, mis au cachot dans cette même prison, il y serait en danger de mort, non parce qu'il est au cachot, puisqu'il n'y est qu'à la suite d'une querelle ; il était en danger de mort avant cela, quand il jouissait de quelque liberté. Ainsi, le prisonnier dont vous parlez est-il enfermé non seulement dans son étroite prison mais aussi dans le vaste monde, et tous les princes du monde y sont prisonniers avec lui. Par cet emprisonnement, ils courent tous le même danger de mort ; je ne parle pas de la prison au sens étroit du terme mais de ce qu'on appelle généralement : liberté, à cause de l'espace dans lequel on peut se mouvoir, et vous me traitiez de sophiste parce que je l'appelais prison !

Maintenant vous voyez que toute cette terre est une prison pour le genre humain, que tous les hommes sans exception, même ceux qui jouissent de la plus grande liberté et se considèrent comme de grands seigneurs, comme les propriétaires de grandes parties de la terre, et qui en arrivent à oublier leur état de mortels, tous sont dans la même condition que ceux qui, dans ces étroites geôles généralement dénommées prisons sont dans la plus affreuse des conditions, celle des condamnés à mort.

Si maintenant, mon cher neveu, ceci vous paraît encore un sophisme, je serais heureux de savoir ce qui vous le fait penser. Car, je vous l'ai déjà dit, cela me paraît à moi l'exacte vérité.

 

(1) Grand conquérant, fondateur du second empire mongol, né à Keach près de Samarcande en 1336, mort à Otrar en 1405. Un demi-siècle après la mort de Thomas More, le dramaturge Marlowe écrivit une tragédie intitulée Tamerlan.