XXVII

 

MÉDITATION SUR LA MORT DU CHRIST

 

 

Mon cher neveu, je vous l'ai déjà dit, l'exemple de Notre-Seigneur devrait suffire à nous faire supporter non seulement la perte de nos biens matériels, la détention, l'emprisonnement : il devrait nous faire supporter joyeusement les opprobres des hommes, mais de plus il devrait encourager tout chrétien, homme ou femme, à ne refuser pour lui aucune douleur.

C'est vrai aussi en ce qui concerne une mort pénible. Si nous concevions dans nos esprits l'image de la Passion terrible de Jésus-Christ, des coups sanglants que lui portèrent ses bourreaux avec des verges, avec des fouets, de toutes parts sur son tendre corps ! Pensons à cette couronne d'épines posée en dérision sur sa tête auguste et de façon si cruelle qu'elle fit jaillir le sang sur son visage, à ses beaux membres écartelés sur la croix, à la douleur intolérable des veines et des nerfs qui se renouvelait à chaque effort, aux longs clous enfoncés à coups de marteau à travers ses mains et ses pieds, à son corps pesant sur les blessures ouvertes par les clous ! Il fut ainsi tourmenté sans pitié, entouré de haine pendant trois longues heures, jusqu'à ce qu'il remît son âme entre les mains de son Père. Alors, pour montrer l'étendue de leur méchanceté, quand son âme fut sortie de son corps, ils lui percèrent le cœur d'une lance, et, de la blessure coula le saint sang avec de l'eau, d'où il résulte que ses saints sacrements ont force inestimable et secrète. Si nous pouvions nous souvenir de ces choses comme Dieu le désire, la considération de son incomparable douceur ne manquerait pas d'enflammer nos cœurs glacés, elle les embraserait d'amour, et nous serions non seulement dociles mais aussi tout animés d'un joyeux désir de subir la mort par amour pour celui qui montra pour nous tant d'amour.

 

Plût à Dieu que, dans la honte de notre froideur, en réponse à l'ardent amour, à l'inépuisable bonté de Dieu envers nous, plût à Dieu, dis-je... Mais voyez quelle passion les amants charnels portent chaque jour aux créatures qu'ils adorent ! Combien n'ont pas hésité à risquer leur vie, combien l'ont perdue sans qu'on leur en ait témoigné beaucoup de gratitude ; du reste ils ne devaient guère en attendre. Mais cela satisfaisait leur esprit de penser que par leur mort ils prouveraient la fidélité de leur amour. Le plaisir qu'ils en retiraient ne faisait pas que diminuer leur peine, il la supprimait totalement. Nous voyons de telles passions aux effets aussi étonnamment douloureux éclater non seulement dans les récits, mais aussi nous savons qu'il en existe, en réalité, en pays païen comme en pays chrétien. Alors n'est-il pas honteux pour nous de renier Notre-Seigneur par peur de la mort temporelle alors que lui souffrit si cruellement pour nous ? Pensez qu'il récompensera notre souffrance par l'éternelle félicité. Oh ! si celui qui meurt pour sa bien-aimée sans en attendre aucune récompense, et qui, par sa mort, se sépare d'elle à jamais, s'il pouvait être sûr de revenir près d'elle et d'y demeurer dans un bonheur éternel, hésiterait-il, celui-là, à mourir deux fois ? Que nos sentiments envers Dieu sont froids si, plutôt que de mourir pour lui, nous le renions, lui qui mourut pour nous, lui qui nous a promis que si nous acceptions de mourir pour lui nous régnerions éternellement avec lui. Car, dit saint Paul : « Si nous souffrons avec lui, nous règnerons avec lui » (2 Tim., 2, 12).

Combien de Romains, combien de nobles cœurs de divers pays ont volontiers donné leur vie et souffert diverses peines mortelles pour leur patrie afin de gagner par leur mort la seule récompense de la gloire ! Allons-nous refuser de souffrir autant pour un éternel honneur, pour la gloire éternelle en paradis ? Le démon a, lui aussi, quelques hérétiques si obstinés qu'ils endurent volontairement une mort pénible pour une vaine gloire. N'est-il pas dès lors plus que honteux que le Christ voie ses catholiques renier sa foi plutôt que de se montrer capables eux aussi de souffrir, eux, pour le ciel et pour la vraie gloire ?

Plût à Dieu comme je l'ai déjà dit souvent, que le souvenir de la bonté du Christ, qui souffrit sa Passion pour nous, que la pensée de l'enfer, où nous serons précipités si nous le renions, que la joyeuse pensée de la vie éternelle que nous obtiendrons si nous acceptons cette mort temporelle avec patience, pour l'amour de lui, plût à Dieu que ces sentiments fussent enracinés dans nos cœurs aussi profondément qu'ils le devraient, et comme ils le seront si nous luttons à cette fin, si nous nous y appliquons, si nous prions. Alors nos pensées prendront une autre direction, et comme il arrive qu'un homme, blessé dans un combat, ne sente pas sa blessure et n'en soit pas conscient, (parfois même c'est quelqu'un d'autre qui le prévient) ainsi, l'esprit ravi par ces pensées (la mort du Christ, le ciel, l'enfer) nous ne sentirions presque plus notre souffrance. Car je puis assurer ceci : si nous avions pour le Christ la centième partie de l'amour qu'il a eu et qu'il a toujours pour nous, toutes les persécutions des Turcs ne nous éloigneraient pas de lui, mais il y aurait ici, en Hongrie, autant de martyrs qu'il y en eut dans d'autres pays.

 

Supposez que l'armée des Turcs soit en face de nous, tous prêts à nous faire subir mille tourments si nous refusons de renier notre foi, supposez que pour accroître encore notre terreur, ils se mettent tous ensemble à nous assourdir dans un affreux tintamarre de trompettes et de tambours, qu'ils lâchent leurs canons tous ensemble, supposez par ailleurs, qu'à ce moment la terre s'entr'ouvre, que les démons en sortent, et se montrent dans leur forme hideuse comme les damnés les verront, supposez que ces chiens d'enfer se mettent à pousser d'affreux hurlements, qu'ils laissent l'enfer béant sous nos pieds, si bien que, regardant vers le bas, nous verrions le gouffre pestilentiel et l'essaim des pauvres âmes y subir leur tourment, cela ne nous causerait-il pas tant d'effroi que nous en oublierions les Turcs ?

Mais poursuivons. Si, à ce moment, il nous était donné de voir Dieu, dans toute sa majesté, Notre-Seigneur dans sa glorieuse humanité, sa Mère immaculée et toute l'assemblée céleste, nous invitant à nous joindre à eux, même si notre chemin passait par une mort épouvantable, j'ose affirmer que personne alors n'hésiterait, chacun courrait vers eux, même s'il fallait traverser à la fois l'armée turque et les cohortes infernales.

Réfléchissons bien à tout cela, mon cher neveu, et ayons confiance en l'aide de Dieu. Je ne doute pas qu'alors la parole du prophète se vérifiera et que « la vérité de sa promesse nous enveloppera comme un bouclier, et nous préservera des atteintes du démon de midi », c'est-à-dire de cette persécution des Turcs et que nous n'aurons plus rien à craindre. Car si nous avons confiance en Dieu, les Turcs ne se mêleront pas à nous, ou alors, s'ils le font, ils ne nous apporteront pas un mal mais plutôt un bien inestimable. Pourquoi désespérer maintenant de la gracieuse aide de Dieu ? Sommes-nous assez fous pour croire que son pouvoir ou sa miséricorde sont usés ? Nous voyons bien que des milliers de martyrs, grâce à son secours, ont souffert autant qu'aucun homme peut souffrir de nos jours. Pouvons-nous prendre pour excuse la faiblesse de notre chair ? Nous ne sommes pas plus fragiles qu'eux ; il y avait même parmi eux des femmes et des enfants. Leur force résidait dans la grâce de Dieu. Le plus fort d'entre eux n'eût pas été capable, par lui-même, de tenir tête au monde, mais grâce à l'aide de Dieu, le plus faible a résisté. Pensons-y et préparons-nous longtemps à l'avance. Conformons notre volonté à la sienne, sans toutefois désirer la persécution (car désirer le martyre, c'est faire preuve d'orgueil). Demandons à Dieu secours et force, s'il permet que nous en arrivions à en avoir besoin. Jeûnons, prions, faisons la charité quand il en est temps encore, donnons à Dieu ce qui peut nous être arraché. Si le démon nous met en tête de sauver nos biens, rappelons-nous que nous ne pourrons pas les garder longtemps. S'il nous effraie en nous représentant les affres de la fuite et de l'exil, rappelons-nous que si nous sommes nés dans le vaste monde, ce n'est pas pour rester toujours plantés au même endroit comme les arbres, et que Dieu nous accompagnera toujours. S'il tente de nous effrayer en nous représentant la captivité, répondons-lui que mieux vaut être captifs des hommes pendant un temps limité et pour la joie de Dieu plutôt que d'être éternellement captifs en enfer, parce que nous aurions déplu à Dieu. Si c'est par l'emprisonnement qu'il nous effraie, disons-lui que nous préférons être prisonniers d'un homme, ici sur terre, plutôt que, reniant la foi, d'être ses prisonniers à lui, Satan, pour l'éternité. S'il nous montre la cruauté des Turcs, comprenons bien que c'est un piège, car il veut se faire oublier. Rappelons-nous que comparés à lui, les Turcs ne sont que des fantoches, le mal qu'ils peuvent faire, simples piqûres de moustiques, en comparaison de sa malice à lui. Les Turcs ne sont que les instruments qu'il prend pour nous tourmenter, car c'est lui le vrai bourreau.

 

Le Seigneur dit dans l'Apocalypse : « Le démon enverra quelques-uns d'entre vous en prison pour vous tenter » (Ap., 2, 10). Il ne dit pas « les hommes », il dit « le démon ». C'est sans aucun doute l'action du démon de nous amener par la tentation, par la peur, dans l'éternelle damnation. C'est pourquoi saint Paul dit : « Ce n'est pas contre la chair et le sang que nous devons lutter » (Eph., 6, 12).

Nous voyons par là que dans des persécutions comme celle-ci, c'est le démon de midi lui-même qui fait pression sur nous, par l'intermédiaire des hommes qui sont ses ministres, et, à moins que nous ne tombions, il ne peut nous toucher. C'est pour cela que saint Jacques dit : « Résistez au diable et il fuira » (Jac., 4, 7). Il ne se précipite sur un homme que quand il le voit à terre, quand cet homme est volontairement tombé. Sa manière est d'envoyer contre nous ses serviteurs, et c'est eux qui nous font tomber, en nous faisant peur, en nous faisant perdre patience. Pendant ce temps, il rôde autour de nous, comme un lion cherchant qui il pourra dévorer (1 Pier., 5, 8).

C'est le démon qui nous sautera dessus et nous dévorera si nous tombons par crainte des hommes. Dès lors est-ce sagesse d'accorder tant d'importance aux Turcs et aucune à Satan ?

Ne serait-il pas dément celui qui, voyant un lion sur le point de l'attaquer, perdrait son temps à s'occuper de la morsure possible d'un petit chien ? Quand le démon rugit en lançant contre nous des hommes, disons-lui, en nous-mêmes, que nous voyons clair dans son jeu et que nous avons l'intention de le combattre, corps à corps s'il le faut. S'il nous fait craindre notre faiblesse, disons-lui que notre capitaine le Christ, est avec nous, et que c'est avec sa force à lui que nous combattrons, car lui a déjà vaincu le démon. Défendons-nous avec la foi, réconfortons-nous avec l'espérance et frappons le démon à la face avec le brandon de la charité. Si nous sommes tendres et aimants comme le fut notre Maître, si nous ne haïssons pas ceux qui nous tuent, si nous les prenons en pitié, et prions pour eux parce qu'ils se font tort à eux-mêmes, alors, ce feu de la charité jeté à la face du démon l'aveuglera et il ne verra plus comment il pourrait s'emparer de nous pour nous dévorer.

Quand nous nous sentons trop sûrs de nous, rappelons-nous notre faiblesse ; quand nous nous sentons trop faibles, rappelons-nous la force du Christ. Dans notre angoisse, rappelons-nous la douloureuse agonie qu'il voulut souffrir, pour notre bien, pour que jamais aucune crainte ne nous fasse désespérer. Ne cessons jamais de lui demander de nous venir en aide de quelque manière qu'il lui plaira. Ne doutons pas qu'il nous gardera de la mort pénible, ou alors, qu'il nous fortifiera de telle façon que ce lui sera un moyen de nous amener joyeusement au ciel, et qu'il fait plus pour nous qu'en écartant de nous cette dure épreuve. Car Dieu fit plus pour le pauvre Lazare en l'aidant à supporter patiemment sa faim, à la porte du riche, que s'il lui avait apporté le repas du riche. Ainsi, tout en étant bienveillant envers celui de qui il écarte la souffrance, il fait pourtant bien plus si, par une mort pénible, il délivre son serviteur d'un monde misérable et l'élève dans l'éternelle félicité. Celui qui recule devant cette mort en reniant sa foi peut être certain de s'en repentir avant longtemps. La prochaine fois qu'il tombera malade, il souhaitera avoir été tué pour le Christ. Quelle folie de fuir le Christ par crainte de cette mort dont, peu après, vous regretterez d'avoir manqué l'occasion !

 

Oui, j'ose affirmer que le vrai chrétien est celui qui aspire si fort au paradis qu'il souhaiterait d'avoir été tué la veille pour le Christ, même s'il était sûr qu'il n'y a pas d'enfer. L'obstacle, pour nous, c'est la peur que nous avons de la souffrance qui approche. Mais si nous nous rappelions toutes les peines de l'enfer dans lesquelles nous serons précipités si nous tombons en fuyant cette souffrance, alors celle-ci nous semblerait bien brève, bien légère et ne serait plus un obstacle. Pourtant, si nous étions fidèles, nous serions aiguillonnés par la considération des joies du ciel, dont l'Apôtre dit : « Les souffrances présentes ne sont pas comparables à la gloire qui doit venir, qui doit se révéler à nous » (Rom., 8, 18). Je pense que le texte de saint Paul suffit, si nous le méditons bien, à nous éclairer en cette matière. Car, mon cher neveu, rappelez-vous que s'il nous était possible, à vous et à moi, de souffrir toute la souffrance du monde réunie, tout cela ne suffirait pas encore à nous mériter cette félicité céleste et surnaturelle dont nous espérons bien jouir éternellement. Aussi, je vous en prie, pensez à cette joie, et que cette pensée efface toute peine de votre cœur, et priez afin qu'il en aille de même pour moi.

Et sur ces mots, mon cher neveu, je terminerai un peu abruptement mon propos et prendrai congé de vous, car je me sens fatigué.

 

VINCENT : Belle péroraison, mon cher oncle. Je ne m'étonne pas que vous vous sentiez fatigué, car je vous ai fait travailler beaucoup. J'en aurais même regret, si je ne savais que vous avez pu vous réconforter vous-même à la pensée d'avoir si utilement passé votre temps, et si je n'avais moi-même trouvé grand et durable réconfort dans vos paroles.

Le Seigneur vous en récompensera, et beaucoup de gens prieront pour vous. Afin de répandre plus largement vos excellents conseils, j'ai l'intention, mon cher oncle, de les transcrire non seulement dans notre langue, mais aussi dans la langue allemande.

Et ainsi, priant Dieu de me donner, à moi et à ceux qui les liront, la grâce de suivre vos recommandations, je vous confie à Dieu.

 

ANTOINE : Puisque vous avez l'intention, mon cher neveu, de consacrer tant d'efforts à ceci, je voudrais que vous eussiez sollicité les conseils d'un homme plus sage. Il est vrai que des hommes meilleurs que moi peuvent ajouter à mes propos bien des exhortations meilleures que les miennes.

En attendant, je supplie le Seigneur d'envoyer son Esprit-Saint dans l'âme du lecteur, c'est lui qui doit nous instruire et, sans lui, tout ce que les hommes peuvent apprendre est sans valeur.

Ainsi, cher neveu, adieu ! Que le Seigneur nous réunisse à nouveau, dans ce monde ou dans l'autre ! Amen.