VI
DU PEU DE SÉCURITÉ QU'OFFRE LA POSSESSION DES TERRES ET DES BÂTIMENTS
On a souvent plus de considération pour les terres que pour l'argent ou la vaisselle plate. La terre paraît plus sûre. L'argent peut être volé tandis que la terre restera toujours où elle est. Mais est-ce vraiment un avantage, puisque nous-mêmes pouvons être forcés de la quitter ? Quelle grande différence cela fait-il que nous possédions des biens meubles ou immeubles, puisque nous-mêmes sommes si mobiles et que nous pouvons perdre les deux ? Parfois, cependant, l'argent est un placement plus sûr. Car lorsque nous voulons fuir, nous pouvons emporter de l'argent mais pas un pouce de terre.
Si la terre est plus sûre que l'argent, comment se fait-il que, dans cette persécution, nous ayons si peur de la perdre ? Dans la chute de ces deux grands empires, la Grèce, avant votre naissance, et la Syrie après, c'est la terre qu'on perdit en premier.
Oh ! cher neveu, si le monde que nous habitons était mû par un esprit raisonnable, comme le pensait Platon, s'il avait la faculté de tout comprendre, le sol où le prince bâtit son palais rirait de mépris en le voyant si fier de sa propriété, en l'entendant se vanter que lui et ses descendants seront pour toujours ses possesseurs. Cette terre penserait en elle-même : « Pauvre sot ! Tu te crois un demi-dieu, tu n'es, dans toute ta gloire, qu'un homme richement vêtu ; et moi qui ne suis qu'une terre, j'ai eu des centaines de possesseurs, plus que tu ne t'imagines. Certains d'entre eux, qui me foulaient fièrement aux pieds, sont maintenant dans mes entrailles. Et, dans l'avenir, beaucoup d'autres encore s'intituleront mes propriétaires, et ce ne seront pas tes descendants et ils ne porteront pas ton nom. »
Cher neveu, qui était le propriétaire de votre domaine, il y a trois mille ans ?
VINCENT : Trois mille ans, mon oncle ! Il faudrait diviser par trois et même le reste par deux. Dans bien moins de trois mille ans, les descendants d'un laboureur pourraient s'élever jusqu'à la royauté, et ceux du roi être abaissés jusqu'à la charrue. Et le roi ne saura pas que son ancêtre était laboureur, ni le laboureur qu'il descend d'un roi.
ANTOINE : On trouve dans des histoires anciennes des changements aussi étranges survenus en très peu d'années. Faut-il, dès lors, accorder une telle importance à ces choses qui offrent si peu de sécurité ?
VINCENT : Mais, mon oncle, moins nous sommes sûrs de les garder, plus nous sommes désolés de nous en séparer, car elles offrent bien des commodités.
ANTOINE : Cet argument, mon neveu, je le tournerai contre vous. Car s'il en est comme vous dites, si, moins on est sûr de conserver une chose, plus on craint de la perdre, on peut dire aussi que, plus une chose donne de sujet de crainte, moins on a de raison de s'y attacher, et par conséquent, moins on devrait craindre de la perdre.