I - LA VIE DE VINCENT FERRIER

 

 

Vincent Ferrier, ou Ferrer en catalan, est né à Valence en Espagne en janvier 1350. Il entre à 17 ans dans l'Ordre des Frères Prêcheurs, où il poursuit ses études jusqu'en 1378, date à laquelle il reçoit la prêtrise et commence la phase active de son existence : professorat, prédication, politique. De 1395 à 1398, il est à Avignon le conseiller et le confesseur du pape Benoît XIII. C'est là qu'il tombe malade et que le Christ lui apparaît en songe, escorté de saint Dominique et de saint François. Il reçoit l'ordre d'aller prêcher par le monde. Il se relève guéri.

Pour la fête de sainte Cécile 1399, il est investi par le pape de pouvoirs extraordinaires et de la charge de « plénipotentiaire du Seigneur ». Il approche alors de la cinquantaine et part vers son destin. Vingt ans durant, il ne connaît ni trêve ni repos. Il parcourt à pied d'abord, puis, lorsque la fatigue de l'âge l'aura épuisé, monté sur une bourrique, l'Espagne, l'Italie et la France. Sa renommée, son éloquence, sa vertu, son pouvoir de thaumaturge, ébranlent l'Europe. Il met fin au grand schisme d'Occident, prépare l'unité espagnole, pacifie la chrétienté. Il est l'Ange de paix de l'Europe et l'Ange du Jugement comme il se désigne lui-même, jusqu'au jour où, épuisé par son labeur quotidien auprès des foules qu'il entraîne, des infidèles qu'il convertit, des rois et des princes qu'il conseille et concilie, il meurt à Vannes en Bretagne, le 5 avril 1419, vénéré comme un saint.

Il est canonisé en 1455 par le pape Callixte III. Il est le grand saint national des Catalans et le second patron du diocèse de Vannes. Apôtre du Grand Retour pendant sa vie, il continue de l'être après sa mort. On l'invoque afin de pouvoir par son intercession vivre de telle façon qu'on soit digne de paraître avec confiance au redoutable Jugement.

 

 

 

II - LES ŒUVRES DE VINCENT FERRIER

 

 

Formé aux meilleures écoles dominicaines de son temps – Lérida, Barcelone, Toulouse – Vincent Ferrier hérita de la vocation et de l'esprit de son Ordre. Créé et conçu par saint Dominique comme une milice de prêtres entièrement au service du Saint-Siège et de la vérité catholique, il imposait à ses moines une étude théologique approfondie. Celle-ci faisait confiance aux deux éléments qui s'intègrent admirablement dans la sagesse chrétienne : la Raison et la Foi. Penseur admirable, Vincent Ferrier s'enthousiasma pour cette sagesse. Tout au long de son œuvre de chrétienté, il servit loyalement les droits de l'intelligence et de l'orthodoxie religieuse. Il est intellectuel et on le retrouve tel dans sa pensée philosophique, sa sagesse théologique, sa doctrine spirituelle, son apostolat.

 

 

SA PENSEE PHILOSOPHIQUE.

Il écrit deux ouvrages célèbres Traité des suppositions dialectiques et Questions solennelles sur l’unité de l’universel, où il oppose le réalisme modéré du Docteur Angélique au conceptualisme rigide d'Occam. Avec Aristote et saint Thomas il admet la valeur de l'intelligence et avec elle les critères de la connaissance. La pensée n'est pas une duperie, elle sert à quelque chose, elle est même nécessaire pour raisonner sa foi et étayer les dogmes sur de solides bases rationnelles.

 

SA PENSEE THEOLOGIQUE.

Sa lutte commencée contre Occam à propos de la philosophie, se prolonge dans la théologie. En 1378 le schisme d'Occident se produit. Urbain VI se dit successeur de saint Pierre à Rome, Clément VII à Avignon. Chaque nation prend parti pour l'un ou l'autre. Dans les deux camps, il y a des hommes éminents, des saints. Une grande dominicaine, sainte Catherine de Sienne, tient pour Rome ; un grand dominicain, notre Vincent Ferrier, tient pour Avignon. Qui a raison, qui a tort ?

C'est alors que maître Vincent écrit son Traité du Schisme, dont la première partie est un véritable exposé didactique en faveur de la papauté. Les idées maîtresses en sont : le caractère monarchique de l'Église : il ne peut y avoir deux papes parce qu'il n'y a qu'une seule Église fondée par le Christ. C'est un devoir de rechercher le pape légitime et de lui obéir sans réticence, parce qu'il n'y a qu'une seule foi. Enfin, le Souverain Pontife est au-dessus des conciles. En affirmant si nettement cette primauté du pape, maître Vincent apparaît comme un lointain précurseur de l'infaillibilité pontificale.

 

SA DOCTRINE SPIRITUELLE.

Il n'est aucunement besoin de parcourir toute l'œuvre de Vincent pour composer sa doctrine spirituelle. Nous la trouvons toute faite dans son Traité de la vie spirituelle, qu'il nous suffira de traduire et de commenter. Écrit en latin avant l'Imitation, mais contenant la même doctrine, ce livre fit les délices des religieux, surtout dans l'Ordre des Frères Prêcheurs où il s'intitula : Speculum fratrum praedicatorum. L'édition de 1886, parue à Malines, a servi de base à notre travail. Plusieurs traductions ont paru en diverses langues. Notons seulement les traductions françaises de la Vén. Mère Julienne Morell avec de longs commentaires (Paris, 1619) maintes fois reproduites entre autres par M. J. Rousset (Paris, 1899) ; Sœur Lucie de Maisons (Paris, 1704) ; le P. Bernadot (Saint-Maximin, 1918) dont toutes les notes ont été reprises dans la bonne traduction espagnole de A. Sinues Ruiz (Valencia, 1950).

 

On ne sait à quel moment de sa vie Vincent l'a écrit. Mais la maturité et la perfection de jugement dont il fait preuve présupposent une expérience religieuse déjà longue. L'auteur est en pleine vigueur intellectuelle. Ce qui frappe dès l'abord, ce ne sont pas les divers éléments de la vie spirituelle énumérés, c'est le tout vivant et vécu qu'ils composent. Homme d'action, presque continuellement hors du couvent, il est foncièrement religieux, attaché aux disciplines de son état et à la culture intérieure quelles doivent réaliser. Il divise son traité en trois parties. La première traite des idées-bases qui sont : la pauvreté volontaire, l'amour du silence, la pureté de cœur et ses effets, l'union divine ou la paix en Dieu.

La seconde considère cette même vie dans sa pratique et sous l'angle social : c'est le directeur de conscience, l'obéissance aux supérieurs, la mortification dans le boire et le manger, la vie studieuse et la vie liturgique, l'exercice du saint ministère et les tentations. Finalement les exigences de cette vie consistent dans l'aspiration à la perfection. Enfin le tout se clôt par quelques saisissants aperçus sur les sept formes du culte de Dieu, du mépris de soi, de l'amour du prochain, et une grande vision d'avenir pour l'Église.

 

Telle est en bref la lettre de ce traité, très court mais substantiel et éminemment pratique. Ce n'est pas un simple vademecum ascétique, mais une véritable théologie de l'apostolat, œuvre de grande puissance intellectuelle, qui évoque l'éminente figure de son guide et prototype, saint Thomas d'Aquin. On peut y relever trois notes caractéristiques de sa spiritualité.

Saint Vincent Ferrier est un écrivain ascétique de tendance mystique : il oriente les pratiques ascétiques au parfait dépouillement de l'âme pour la disposer à l'action de la grâce et de l'union avec Dieu dans l'oraison.

Sa piété est Christocentrique selon la grande, simple et droite tradition dominicaine. Elle part du principe : Nous pour Dieu par le Christ.

Elle est intellectualiste et sociale, Il n'y est pas question de dichotomie contemplation-action, mais elle concilie dans un idéal unique la vie de sainteté intérieure et la vie d'apostolat. Par cet intellectualisme sage, précis et positif, opposé au sentimentalisme trouble et à l'illusionnisme, et tout orienté au bien de la société par sa théorétisation de la sainteté apostolique, ce joyau de la spiritualité du bas moyen âge garde une grande valeur d'actualité. Il peut être utilisé avec fruit par tous ceux qui ont charge d'âmes ou qui se consacrent à l'apostolat.

 

SON APOSTOLAT DE LA PAROLE.

C'est surtout en prêchant que maître Vincent enseigna la chrétienté et l'évangélisa « semblable à un ange volant au milieu du ciel ». La bulle de canonisation emploie cette expression imagée et délicate, qui symbolise fort bien comment il se dévoua sans relâche à l'apostolat de la parole. L'iconographie s'est emparée de cette image, et a représenté saint Vincent Ferrier des ailes à l'épaule et une trompette aux lèvres. Ce dernier détail parce que notre apôtre se serait cru l'ange apocalyptique annonçant la fin du monde. Il est vrai qu'il l'a affirmé en quelques occasions et qu'en ces circonstances il a cru la parousie imminente. Est-ce à dire que ce fut là l'idée force de sa vie ?

Certains biographes l'ont affirmé, ajoutant toutefois que s'il prêchait la fin du monde comme toute proche, c'était sous forme comminatoire : Si vous ne faites pénitence ; que de plus il se serait interposé comme un nouveau Jonas et en aurait retardé l'exécution par sa sainteté, sa pénitence, les résultats de sa prédication. D'autres affirment que ce thème d'horreur n'occupe qu'une place infime dans sa pensée, et que situé dans l'ensemble de son enseignement, ce rôle eschatologique n'a que fort peu d'importance : il n'occupe qu'un, deux, au maximum cinq pour cent de ses thèmes de prédication et ne représente par conséquent pas la vraie mission de maître Vincent. Cette solution mise en avant par le P. Gorce nous semble la plus plausible et trouve son appui dans les écrits mêmes de saint Vincent. Signalons sa lettre au pape Benoît XIII où il donne cette pensée, qu'il développe souvent en chaire : « Dieu seul connaît la date de la parousie et ce n'est pas à l'homme d'en connaître le temps et le moment ». Qu'on lise aussi à la fin du Traité de la vie spirituelle sa prophétie sur la prospérité future de l'Église.

Quoiqu'il en soit, il est bien évident que maître Vincent joua un rôle considérable dans la société du XIVe-XVe S. Pendant les vingt dernières années de sa vie, il prêchait tous les jours deux ou trois heures, parfois plus. Toute circonstance lui était bonne, tout auditoire lui convenait. Il prêchait à la ville, il prêchait à la compagne, dans les églises, plus souvent encore sur les places publiques, car on venait de loin pour l'entendre : les artisans quittaient leur atelier, les laboureurs leurs champs, les magistrats le palais, les officiers publics leur étude, maîtres et élèves les écoles, les Universités. Le peuple affluait sur la place par milliers, attendant durant des heures, parfois toute la nuit, l'arrivée du grand prédicateur. Depuis les temps de saint Bernard, aucune parole humaine n'attira de telles foules et ne plut tant à l'âme française ou espagnole que celle de maître Vincent. « Telle était son éloquence, dit Henri Ghéon, qu'elle ébranlait les pierres mêmes, par violence sans doute, mais aussi par persuasion ». Il prêchait dans sa langue maternelle, le valencien, dialecte proche du catalan, la langue des anciens troubadours, qui pouvait être comprise par les peuples de langue d'oc et de langue romane. Des sténographes recueillaient les paroles de l'orateur, des auditeurs prenaient des notes ou faisaient des résumés. Tout cela a été imprimé et publié, non sans que les rédacteurs n'aient mis quelque chose d'eux-mêmes dans leurs manuscrits catalans ou traductions latines, retranchant ou ajoutant quelque détail, amplifiant quelque anecdote ou parabole rapportée en chaire. Ces compilations plus ou moins fidèles ont été données au public comme les Sermons du saint. Elles ont en effet pour origine sa prédication, mais on ne peut dire qu'elles soient sa parole authentique. On peut toutefois, avec quelque profit, glaner dans ces recueils, même dans l'état d'imperfection où ils sont arrivés jusqu'à nous. C'est ce que nous avons fait en consultant les Canevas de sermons latins publiés par le P. Fages, certains extraits d'après des écrits catalans reproduits par le même auteur ou qu'on retrouve de ci, de là dans les bonnes biographies du P. Gorce, de H. Ghéon, dans les narrations pieuses de Bayle, Mouillard, Pradel, ou dans la revue Bona gent publiée à Valence lors du cinquième centenaire de la canonisation de saint Vincent Ferrier (texte catalan et traduction espagnole). Nous avons consulté la sélection des 25 discours de St Vincent Ferrier parue aux Blackfriars Publications, qui forment un commentaire remarquable sur la vie de Notre-Seigneur. L'auteur de cette sélection-traduction intitule très judicieusement son beau travail : une Christologie. Nous y renvoyons : A Christology from the sermons of St Vincent Ferrer of the Order of preachers, Blackfriars Publications, London, 1954. Cette même maison d'édition annonce pour l'année 1957 la traduction anglaise du Treatise on the spiritual life, suivie du commentaire de Mère Julienne Morell. Elle note la haute renommée dont jouit cet ouvrage, qui fut pendant toute une époque l'équivalent de L'Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ.

 

On pourra consulter l'article de Emmanuel Garcia Miralles : Los tratados « De suppositionibus terminorum » y « De universitata universalis », de San Vicente Ferrer, dans Estudios filosificos, IV (1955), pages 279-284. Du même auteur l'article San Vincente Ferrer, Anotador de santo Tomas, dans Revista espanola de teologia, XV (1955), pages 445-458. Ainsi espérons-nous donner un choix de textes suffisamment judicieux, qui mieux que tout ce qui a été écrit sur notre grand apôtre, fera ressortir sa forte personnalité et son enseignement tout à la fois intellectuel et populaire.