PREMIER DIALOGUE

entre Silvestre, le Docteur, André et Théophile


 SILVESTRE

Je vous rends les armes, Théophile, je n'ai rien à objecter contre tout ce que vous venez de dire, et le seul désir qui m'anime maintenant, c'est celui de pénétrer plus avant dans ce vaste champ de lumière que vous venez d'offrir à mes regards. Sans entrer dans le détail de tout ce qui s'est passé dans mon âme, sans vous parler des combats que j'ai eu à soutenir contre cette foule d'opinions de païens qui ont régné tour à tour dans mon esprit, je puis vous assurer avec confiance que tous ces systèmes de confusion et d'erreur dont j'ai été si longtemps l'apôtre, ou plutôt la victime, sont totalement réduits en poussière et anéantis pour moi, par l'effet de cette nouvelle lumière qui vient de me découvrir des vérités si importantes et qui m'étaient, je l'avoue, totalement étrangères auparavant.

Mais comment reconnaître véritablement ces grandes bases, sans voir en même temps combien sont vaines les disputes de tous ceux qui, sans avoir la connaissance de ces vérités fondamentales, se mêlent de défendre ou d'attaquer l'Évangile ? Non, ce n'est point l'Évangile qu'ils soutiennent, ou qu'ils attaquent, ce ne sont que des systèmes bâtis sur un échafaudage de mots et sur des faits historiques, dont les relations diverses forment les différentes bases sur lesquelles s'appuient les sectes nombreuses qui divisent la chrétienté ! Car l'Évangile n'est point l'histoire de quelque chose d'étranger ou d'éloigné de nous ; il est au contraire un témoignage rendu à la réalité de la vie divine, qui devait être l'apanage de tous les hommes, et à celle de la mort originelle qui les en a privés ; aussi son objet principal est-il de nous démontrer :

Premièrement, que l'homme était destiné par sa création à participer à la nature divine.

Secondement, que sa chute, malheureusement trop réelle, l'a fait tomber dans la vie animale, terrestre et impure, de la chair et du sang.

Troisièmement, enfin, que la nature divine elle-même est venue se donner de nouveau à lui dans le centre de son être, pour le ressusciter et le rétablir dans ses droits primitifs.

Ces trois points importants, ainsi que la doctrine et les devoirs qu'ils renferment essentiellement et qui en découlent comme conséquences nécessaires, forment véritablement l'Évangile de Jésus-Christ, auquel vous venez de me convertir entièrement.

Aussi, cher Théophile, non seulement je suis dévoré par la faim et la soif de cette nouvelle lumière dont un rayon seul a suffi pour me réveiller, pour ainsi dire, d'entre les morts ; non seulement je suis comme brûlé par un désir ardent de pénétrer plus avant dans la connaissance de cette divine philosophie, qui mène à voir à découvert tous les mystères de la nature et de la grâce, depuis le commencement du temps jusqu'à sa fin, mais j'éprouve encore le besoin le plus pressant d'aller annoncer, à ceux dont je partageais il y a peu de temps l'incrédulité, les grandes vérités dont je me sens rempli tout entier. Il me semble, d'après ma propre expérience, que je connais la manière qu'il faut employer et la corde qu'il faut toucher pour convertir les autres, et les oppositions par lesquelles j'ai passé, les difficultés que j'ai éprouvées moi-même, m'ont mis à portée de connaître quel est le fondement sur lequel tout leur édifice est appuyé, et quels sont les moyens dont il faut se servir pour l'anéantir complètement. De plus, il faut avoir éprouvé en réalité, dans son âme, l'action sensible et vivante de ces vérités pour être en état de leur rendre un témoignage véritable et capable de faire impression ; autrement, n'en parler que d'après ce qu'on a entendu dire, ou ce qu'on a lu, ce n'est tout au plus que jouer avec des idées ou des mots, et traiter légèrement les objets les plus sérieux et les plus respectables.

Tel est, cher Théophile, l'état de mon âme, tels sont les divers sentiments dont elle est remplie et agitée... Continuez à m'aider de vos conseils, je sens qu'ils me sont absolument nécessaires pour compléter en moi l'ouvrage que vous avez si heureusement commencé.

 THÉOPHILE

Que j'ai de joie, cher Silvestre, du compte que vous venez de me rendre de ce qui se passe au-dedans de vous ; c'était là précisément cette faim et cette soif que je désirais exciter en votre âme ; c'est en effet un feu de Dieu qui s'y est allumé, c'est le jour de l'éternité qui a commencé à y poindre ; c'est le gage de votre rédemption ; c'est la résurrection de la vie divine au-dedans de vous, et la racine de la foi toute puissante, qui ont commencé à s'y manifester ; c'est enfin ce qui vous fera retrouver tout ce que vous avez perdu. Ah ! livrez-vous de plus en plus dans le fond de votre être à cette opération céleste de l'esprit de Dieu, et détournez-vous avec soin de tout ce qui pourrait la contrarier ! Souvenez-vous que c'est au-dedans de vous qu'est cet ange de Dieu qui mourut dans le paradis, ou plutôt qui fut caché pour un temps pour vous, comme si réellement il n'était pas. Oui, quelque corrompue que soit la nature humaine, il est pourtant certain qu'il se trouve dans l'âme de chaque homme le principe du feu de la lumière et de l'amour de Dieu ; à la vérité il n'y est qu'en germe, comme une semence imperceptible, sans action et sans mouvement, jusqu'au moment où l'esprit divin, par les moyens divers qu'il choisit dans sa sagesse, vient le réactionner et le rappeler à la vie.

En effet, le principe de la vie de notre âme étant une émanation du Dieu Triun, il appartient nécessairement à la nature divine, mais quant à nous, il se trouve comme enseveli par les opérations de la chair et du sang, jusqu'au moment où quelques coups de la Providence venant à frapper et à ébranler cette chair et ce sang, nos yeux, si longtemps fermés, s'ouvrent enfin et nous forcent à chercher et à trouver quelque chose au-dedans de nous que ni notre raison ni nos sens ne nous avaient fait soupçonner auparavant. Ne vous étonnez donc point du conflit qui s'est élevé dans votre âme, du désir vif que vous avez de pénétrer plus avant dans la connaissance de ces sublimes vérités, non plus que de l'impatience que vous sentez de les communiquer aux autres ; ce sont là les témoins qui attestent qu'il est né dans vous un esprit céleste ; seulement, veillez exactement sur tous les mouvements de la nature, et prenez garde que quelque sentiment humain, terrestre et propriétaire, ne vienne se mêler à ce feu divin. Il faut, en effet, que votre esprit soit libre, dégagé de toute partialité, qu'il aime tout ce qui est bon, qu'il pratique tout ce qui est vertueux, pour l'amour de la vertu et de la bonté elles-mêmes, parce qu'elles viennent de Dieu, qu'il ne désire la lumière, soit pour lui soit pour les autres, que dans la volonté de Dieu et afin que sa bonté devienne vivante et dans eux et dans lui. Toute bonté venant de Dieu, nous ne pouvons être bons, en réalité, qu'en proportion que le bien que nous faisons, ou que nous voulons faire, est effectué dans l'esprit et par l'esprit par lequel Dieu lui-même est bon ; car comme il n'y en a qu'un seul de bon, il ne peut y avoir non plus qu'une seule bonté réelle. Pourquoi m'appelles-tu bon, dit ce divin maître, il n'y a qu'un seul Bon, qui est Dieu. Aussi, n'est-ce point à cette bonté qui est selon la prudence humaine et adaptée à notre raison propriétaire et à notre caractère naturel que nous sommes appelés, mais à être parfaits comme notre Père qui est au ciel est parfait. Or si notre Père est dans le ciel, il faut que notre esprit et notre vie y soient aussi, autrement nous ne sommes point ses enfants véritables ; si donc nous avons été faits pour le ciel, et que ce soit le ciel que nous ayons perdu, ce n'est point une bonté humaine qui pourra nous faire redevenir les enfants célestes de notre Père qui est aux cieux ; il faudra nécessairement que, par une renaissance céleste, cet esprit qui procède de la bonté même de Dieu vienne opérer dans nous, comme il opère en lui, nous faire aimer sa lumière comme il l'aime lui-même, enfin nous faire désirer que les autres en jouissent, comme il le désire lui-même. Or Dieu est un amour libre, universel, impartial, aimant et opérant toute sorte de bien, pour l'amour du bien lui-même ; et c'est en cela que consiste la plus noble et la plus parfaite opération de la vie ; ainsi tout être qui n'est pas bon pour l'amour de la bonté même est imparfait, participant du mal, de la misère et de la mort ; et il faut nécessairement qu'il naisse de nouveau à cette bonté de Dieu pure, libre et sans mélange, pour qu'il puisse sortir de cet état d'imperfection, de misère et de mort. Oui, quand nous pratiquerions extérieurement toutes les vertus, et que nous ferions en apparence tout ce que les saints de Dieu ont fait, si nous ne le faisons pas par le même esprit, par lequel Dieu lui-même est bon, et que ce ne soit pas lui qui opère tout cela en nous, nos efforts sont vains pour nous élever au-delà de la circonscription terrestre, et nous demeurons sans communication avec le Ciel. Quand je parlerais le langage des anges et des hommes, dit saint Paul, si je n'ai point la charité je ne suis qu'un airain retentissant. Quand j'aurais le don de prophétie, que je comprendrais tous les mystères, que je connaîtrais tout, et que j'aurais une foi capable de transporter des montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. Quand je donnerais tout mon bien aux pauvres, que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien.

Oui, cher Docteur, vous ne serez jamais sur la route véritable que dans la proportion que vous mettrez de côté la nature, la propriété et toute vue particulière ; autrement, quelqu'intéressant que soit votre zèle pour vous-même, quelqu'étonnant qu'il puisse paraître aux autres, vos efforts ne seront que terrestres, et vous ne pourrez point opérer avec Dieu. Voulez-vous savoir par quel moyen vous reconnaîtrez si c'est l'esprit de Dieu et son amour qui vous poussent ? Examinez si l'objet de votre zèle est uniquement cette bonté pure, libre et universelle de Dieu ; dans ce cas, c'est véritablement Dieu qui respire en vous, mais s'il en est autrement, vous vous trompez vous-même, car pour aimer Dieu véritablement il faut aimer ce qu'il est lui-même.

Maintenant, cher Silvestre, je vous prie de me dire comment vous vous y prendriez pour convertir quelqu'un au christianisme ?

 

SILVESTRE

Je ne choisirais point la méthode qu'emploient généralement les défenseurs modernes de la religion chrétienne ; je n'essaierais pas de démontrer, d'après la raison et les monuments de l'antiquité, la nécessité d'une révélation divine en général, ou de celle de Moïse et de Jésus-Christ en particulier ; je ne m'étendrais pas non plus sur les arguments par lesquels on démontre la vérité de l'histoire de l'Évangile, l'utilité de ce qu'il nous enseigne, de ses institutions et de ses pratiques ; je ne parlerais pas de l'obligation où est chaque homme de ne pas rejeter comme absurde ce qui est au-dessus de sa raison, sans lui être contraire ; j'éviterais toutes ces discussions, parce qu'elles s'écartent du vrai point de la question et qu'elles ne font que donner au déiste qui attaque l'Évangile des armes qui lui manqueraient nécessairement si l'on appuyait l'Évangile sur son vrai fondement ; et, dans le fait, supposant même que le déiste, s'avouant vaincu par une série d'arguments de ce genre, vint à changer de parti, qu'aurait-il gagné, sinon d'avoir adopté une opinion nouvelle sur des faits particuliers, sans se trouver pour cela plus rapproché de Dieu que si son opinion n'eût porté que sur des points indifférents, discutés autrefois par les anciens philosophes. En effet, puisque ceux qui défendent la vérité du christianisme laissent de côté cette grande base de la chute de l'homme, qu'ils ne parlent point du changement de son état primitif, ou de sa mort totale à cette vie, pour laquelle il avait été créé, mort qui fut la conséquence de sa prévarication ; puisqu'ils ne mettent point en avant la nécessité où il est de renaître à cette vie par l'opération de l'esprit vivifiant de Dieu, esprit dont la communication lui est offerte de nouveau par grâce, il est évident qu'ils abandonnent la base unique sur laquelle la vérité de l'Évangile est fondée d'une manière inébranlable, et qu'ils ignorent enfin la vraie nature de la rédemption.

N'est-ce pas parce que l'homme est tombé qu'il a eu besoin d'être racheté, et n'est-ce pas parce qu'il a perdu les droits de sa nature primitive que l'Évangile vient lui offrir les moyens de la recouvrer ? Certainement, s'il n'est pas déchu de l'état pour lequel il avait été créé, s'il possède cette perfection de vie dont Dieu respira le souffle au-dedans de lui, si cet univers extérieur, dans lequel il se trouve, est celui auquel il appartient par sa véritable nature, et dans lequel Dieu le plaça en l'émanant de lui, dès lors il n'a pas plus besoin de rédemption que l'ange de gloire et de pureté ; et lui prêcher la nécessité de se réconcilier avec Dieu, celle de mourir à lui-même et au monde dans lequel il se trouve, est aussi contraire au bon sens et à la raison que de prêcher à cet ange la nécessité de mourir à lui-même, ainsi qu'à la vie divine et au royaume céleste, pour lesquels Dieu l'a créé. Il est donc évident que c'est uniquement parce que l'homme est tombé dans la vie de ce monde terrestre, à laquelle il est étranger par sa véritable nature, qu'il a besoin de la Rédemption que lui offre l'Évangile ; aussi ne lui présente-t-il d'autre alternative que celle de la vie ou de la mort de la vie, s'il prend volontairement les moyens d'entrer dans le royaume des cieux ; de la mort, s'il choisit de rester enseveli dans le royaume de ce monde.

En effet, tout le but de l'Évangile est de faire connaître aux hommes que ce monde et la vie par laquelle ils en jouissent constituent la barrière qui les sépare de Dieu et de toute félicité réelle ; que c'est leur prévarication originelle qui les a précipités dans cette prison terrestre, dans cette région de mort, et qu'enfin pour être sauvés, c'est-à-dire pour recouvrer la communication de Dieu, et conséquemment la jouissance du bonheur, il faut nécessairement qu'ils parviennent peu à peu à renoncer à toute affection aux choses de ce monde, et à devenir insensiblement étrangers à tout ce qui lui appartient. Aussi tous les préceptes, tous les enseignements et toutes les menaces de l'Évangile tendent-ils uniquement à nous engager à vider nos âmes de toute pensée terrestre, de toute affection charnelle et à mettre sous nos pieds la vie, l'esprit et les biens de ce monde, pour nous élever par la foi, l'espérance, l'amour et le désir à cette vie céleste et divine, à laquelle ils nous appellent à renaître.

Ainsi donc, embrasser sérieusement l'Évangile, c'est consentir de tout son cœur à mourir à tout ce qu'il y a de terrestre en soi ou au dehors de soi, et, au contraire, placer sa foi, son espérance, sa confiance et son bonheur dans les choses de ce monde, c'est rejeter l'Évangile de tout son cœur, de tout son esprit et de toutes ses forces, et cela tout aussi réellement que pourrait le faire un infidèle, donnât-on même de bouche son assentiment à tout ce qui est contenu dans les livres saints. Ce qui distingue donc essentiellement le Chrétien de l'infidèle, c'est que ce dernier, étant un homme de ce monde, lui est entièrement dévoué et place uniquement dans lui son espérance et sa foi, qu'il n'a de vertu, de bonté, de religion, qu'autant que cela convient aux intérêts de la chair et du sang, et que cela sert à entretenir son âme dans les jouissances de la convoitise et de l'orgueil de la vie. Voilà l'esprit qui nous constitue infidèles en réalité, et donne naissance en nous à cette vie fausse, ténébreuse, qui nous sépare de Dieu ; qu'importe, en effet, que nous ayons la prétention de professer l'Évangile, ou d'être les disciples de Zoroastre, les sectateurs de Platon, ou d'être Musulmans, Juifs ou Déistes, etc. Toutes ces différences d'opinion ne changent rien au fond de la chose, c'est l'amour du monde mis à la place de celui de Dieu qui constitue uniquement la nature essentielle de l'infidélité.

Quant au chrétien véritable, il renonce à un monde auquel il est étranger et qu'il ne regarde que comme sa prison, il meurt sans cesse aux volontés de la chair et du sang, parce qu'elles ne sont pour lui que ténèbres, corruption, et qu'elles constituent la barrière qui le sépare de Dieu. Il se détourne de tout ce qui est terrestre, animal et temporel pour tendre incessamment vers Dieu, par la foi, l'espérance et la prière, pour attirer en lui cet esprit vivifiant et régénérateur, par lequel seul il peut renaître à cette vie divine à laquelle il appartient par sa véritable nature.

Tout homme en qui cette foi est vivante est véritablement un chrétien, une nouvelle créature en Christ, née de la parole et de l'esprit de Dieu, et ni la différence de temps, ni aucune circonstance de localité, de naissance ou de vie ne peuvent lui barrer l'entrée du royaume des cieux.

Mais celui qui n'a pas cette foi est réellement un infidèle, un homme de la terre, puisqu'il rejette l'Évangile et qu'il n'a point encore de part à la Rédemption qu'il nous propose ; il est vraiment ce fils de perdition enseveli dans la mort du péché, étranger à la communauté d'Israël, qui n'a point de part à l'alliance de la promesse et qui, vivant sans Dieu dans ce monde, se trouve sans espérance pour celui qui est à venir.

Voilà, Théophile, d'où je voudrais partir pour tâcher de convertir les hommes au christianisme et, selon moi, c'est une erreur pitoyable de vouloir n'établir d'autre différence essentielle entre le chrétien et l'infidèle que celle qui distingue le cœur totalement dévoué à Dieu de celui qui l'est totalement à ce monde.

Aussi, ouvrir au déiste le champ de la controverse sur la révélation en général, ou sur les faits historiques particuliers qui lui appartiennent, sur les dogmes, les opinions, etc., des diverses communions, c'est non seulement le détourner du vrai but de l'Évangile, mais c'est l'établir de plus sur un terrain et dans une position où il pourra se maintenir avec avantage autant qu'il lui plaira. Enseveli moi-même plus de vingt ans dans la poussière de semblables disputes, j'en parle par expérience, et j'avoue que plus je voyais s'entasser autour de moi les livres de controverses et les ouvrages écrits pour la défense de l'Évangile, plus je sentais s'accroître le nombre et la force de mes objections, et j'étais alors rassuré en proportion sur le danger qu'il pouvait y avoir pour moi à ne pas le recevoir.

Souvent il s'élevait au-dedans de moi un sentiment secret qui me disait que la dispute des deux côtés était également vaine et qu'elle ne pouvait pas plus être utile dans ses résultats pour les uns que pour les autres ; comment pouvais-je imaginer en effet, qu'une série d'arguments scolastiquement logiques, avancés pour appuyer les faits historiques et les points de doctrine de l'Église, ou pour les renverser, puissent avoir la vertu de placer l'homme dans le ciel pour l'éternité, ou le droit de le précipiter pour jamais dans l'abîme ! Aussi eussé-je plutôt cru qu'il n'y avait ni ciel ni enfer que de penser qu'une telle diversité d'Églises ou de sectes, bâties sur la variété des opinions et des systèmes, et qui se condamnent toutes réciproquement, pussent obtenir le privilège d'avoir leur entrée dans le ciel, tandis que l'enfer serait mon partage uniquement parce que j'aurais été conduit, également par l'opinion, à les rejeter toutes.

Mais grâce à vous, Théophile, je suis débarrassé de tout ce dédale de vaines disputes, et les nuages qui obscurcissaient l'horizon de mon esprit se sont entièrement dissipés. Vous m'avez rendu à moi-même, et je vois maintenant que c'est au-dedans de moi que luttent et combattent le ciel et l'enfer, la vie et la mort, le salut et la condamnation. Vous m'avez montré d'un côté l'excellence infinie du christianisme, de l'autre la profonde misère et le crime de l'infidélité, et cela, non en fournissant à ma raison de nouveaux moyens de systématiser, mais en me démontrant, d'une manière évidente, cette vérité décisive, savoir, que le christianisme n'est et ne peut être autre chose que la puissance de la vie et de l'amour de Dieu opérant et vivant dans mon âme, tandis que nous ne sommes retenus dans l'illusion de l'incrédulité que parce que notre cœur est gouverné par l'esprit de la nature corrompue et terrestre, vivant et opérant dans nous. Voilà l'infidélité à laquelle vous m'avez complètement décidé à renoncer, et c'est là ce christianisme auquel vous m'avez converti et que j'embrasse de tout mon cœur, de toutes mes forces et de toutes les facultés de mon être. Loin de moi désormais toutes les fictions et tous les systèmes qu'invente la raison humaine pour attaquer ou pour défendre le christianisme ! Ils ne sont faits que pour servir de vain passe-temps à ces esprits ensevelis dans les ténèbres, qui ignorent ce qu'est Dieu, et qui n'ont pas plus le sentiment de la nature de leur être véritable qu'ils n'ont celui de la déplorable condition dans laquelle ils se trouvent.

Être vivant ou être mort, voilà en peu de mots en quoi tout consiste ; nous sommes en vie lorsque l'esprit de Dieu vit et opère en notre âme ; nous sommes morts lorsque c'est l'esprit de la chair et du sang bestial qui est vivant et opérant en nous. Or cette vie et cette mort naissent en nous de leur propre germe, se développent et croissent par leur propre vertu, non selon les divers systèmes que notre raison enfante, mais uniquement suivant que notre cœur se tourne vers le principe de l'une ou de l'autre.

Enfin, Théophile, je sens que créés primitivement pour être des hommes célestes, nous ne pourrons jamais entrer dans le royaume des cieux qu'autant que nous serons devenus célestes ; ainsi l'unique but auquel l'homme doive tendre, l'unique chose qu'il puisse raisonnablement désirer, c'est d'arriver à posséder cette excellence de vie divine qui devait être son apanage et qu'il perdit lors de sa chute originelle. Mais avant qu'il puisse recouvrer le complément de cette gloire céleste et de cette vie divine pour lesquelles il avait été créé, il faut qu'il écarte de lui tout ce qui appartient à la chair et au sang, ainsi qu'aux affections terrestres ; enfin il faut qu'il renonce et qu'il meure à tout ce à quoi la prévarication a donné naissance.

THÉOPHILE

Il est vrai, Silvestre, que tout consiste à mourir entièrement aux affections et aux passions qui nous ont été communiquées par l'esprit de ce monde, dans lequel notre prévarication nous a précipités, et plus nous poursuivons cette œuvre de renoncement et de mort avec constance et énergie, plus nous hâtons notre retour dans la patrie que nous avons perdue, dans ce royaume de gloire qui nous avait été destiné. C'est également avec raison que vous avez dit que nous devons être bon d'une bonté céleste, puisqu'il n'y a en effet qu'une bonté céleste qui puisse nous communiquer la vie du ciel. L'on répète souvent que nous ne sommes que de misérables mortels et non des anges, qu'ainsi nous devons nous contenter des vertus qui sont l'apanage du genre humain dans son infirmité et sa misère. Certes, il est incontestable que nous sommes infirmes, pauvres et misérables, mais c'est justement pour cela que nos vertus propres naturelles ne peuvent nous être d'une utilité réelle. Dieu ne nous avait pas créés pauvres et infirmes, mais nous sommes devenus tels en nous détournant du principe unique de toute réalité, par lequel seul nous pouvions posséder les richesses véritables. C'est nous qui avons attiré sur nous-mêmes cette pauvreté, cette corruption et cette infirmité qui sont les fruits naturels du principe d'illusion et de néant par lequel nous avons préféré d'agir. Il est donc évident que notre œuvre véritable consiste à nous sortir entièrement de cet état d'impuissance et de misère, et que nous aurions tort de nous croire arrivés au degré de bonté qui appartient à notre vraie nature, tant que nous ne sommes pas parvenus à recouvrer celle pour laquelle Dieu nous avait créés. Ainsi, tout ce qui est étranger à cette vie divine qui devait être la nôtre, tout ce dont elle n'est pas le principe et tout ce qui n'est pas la manifestation de ses propriétés doit être finalement abandonné. Il n'est qu'une bonté vraiment céleste qui soit capable de surmonter le mal qui est en nous, puisque ce mal est le résultat de l'absence même de cette bonté, et c'est aussi elle seule qui peut nous faire atteindre le but sublime exprimé par ces paroles : que votre volonté soit faite sur la terre comme elle l'est dans le ciel.

LE DOCTEUR

Il me semble, Théophile, qu'il vaudrait mieux ne pas tant appuyer sur ce mot de céleste, en parlant de la bonté qui devrait être notre partage ; cela peut donner lieu à des objections sérieuses ; pour prétendre à un si haut degré de sagesse, et d'excellence, il faudrait en effet que nous eussions les facultés sublimes des habitants des cieux.

ANDRÉ

Sans votre grande érudition, Monsieur le Docteur, qui vous fait faire plus d'attention aux mots qu'aux choses, ce scrupule critique ne vous aurait pas arrêté. En effet, pour arriver à cette bonté céleste à laquelle nous sommes appelés, il n'est nullement nécessaire que nos facultés intellectuelles soient exaltées à un degré bien transcendant ; le berger qui garde son troupeau, l'esclave qui travaille dans les mines, fussent-ils employés ainsi toute leur vie, peuvent posséder devant Dieu un degré de bonté vraiment céleste ; d'un autre côté, vous pourriez passer tout votre temps en spéculations sublimes, occupé à écrire et à prêcher sur la perfection chrétienne, à composer des hymnes séraphiques, avec une énergie de pensée et une force de génie capables de ravir tout le monde, vous pourriez, dis-je, poursuivre cette carrière jusqu'à votre dernier moment, et n'avoir jamais eu un degré de bonté au-dessus de celui qui fait manger et boire ce qui flatte le plus le palais.

Voulez-vous savoir quelle est la vraie nature de la bonté céleste ? Écoutez comment l'esprit de Christ en parle : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, et ton prochain comme toi-même. ñ Je ne suis pas venu dans le monde pour faire ma propre volonté ni chercher ma propre gloire, mon propre honneur, ni pour posséder un royaume dans ce monde, mais pour établir le règne de Dieu et faire la volonté de mon père qui est au ciel. ñ Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé. ñ Lorsque vous faites un festin, n'invitez pas les riches d'entre vos amis et connaissances, mais faites asseoir à votre table les pauvres, les boiteux, les aveugles, etc. ñ Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites-le à la gloire et à la louange de Dieu.

C'est ainsi que s'exprime notre Divin Maître, et celui en qui son esprit est vivant habite véritablement le ciel, quoiqu'en apparence il soit encore enveloppé de la chair et du sang matériels. Du moment où nous nous sommes déclarés les ennemis de notre faux caractère naturel, de nos affections terrestres, de notre égoïsme, et que nous désirons ardemment en esprit de prière la communication et la manifestation de la vie de Dieu en nous, dès ce moment, dis-je, nous sommes en route pour arriver à être bons de la bonté céleste. Cette bonté est l'unique réelle, elle est une, comme Dieu est un, et c'est avec raison qu'elle est appelée céleste, puisqu'elle est l'apanage exclusif de la nature céleste, et qu'elle ne peut exister dans l'homme jusqu'à ce que cet esprit qui n'est point de ce monde, mais qui est du ciel, ait vaincu et surmonté dans lui toutes les opérations de la nature terrestre. La chair et le sang ne sauraient opérer et travailler que pour eux-mêmes ; de même que les ténèbres sont nécessairement obscures, que la glace est nécessairement froide, que la terre procède nécessairement du principe terrestre, et le jour du principe de la lumière, ainsi la chair et le sang, ou le principe qui procède de la vertu astrale et élémentaire de ce monde, ne peut opérer que suivant la nature des lois astrales élémentaires ; il ne peut manifester qu'une vie temporelle périssable, il est incapable d'avoir le sentiment de la nature divine, et il ne saurait pas plus franchir dans l'homme les bornes de sa nature qu'il ne le peut dans les bêtes des champs ; n'étant pas susceptible de la bonté céleste, qui seule est réelle, il est incapable d'entrer dans le royaume de Dieu. Il n'opère pour le bien, relativement à nous, qu'en proportion qu'il perd de son activité propre et se laisse gouverner par un esprit supérieur à lui. Tant qu'il vit et qu'il domine par lui-même, il est lui-même le but unique de toutes ses opérations ; il n'est qu'une volonté propre terrestre, qu'amour propre et qu'intérêt particulier, totalement incapable d'atteindre à un degré de bonté plus élevé que celui où peuvent le porter son orgueil, sa convoitise, son envie ou sa colère. Toutes ces passions, avec leurs subdivisions, forment l'atmosphère qui circonscrit la vie terrestre et fournit à sa respiration, et elles lui sont aussi nécessaires et en sont aussi inséparables que la dureté et l'opacité le sont d'un bloc de rocher ; et comme, tant que celui-ci existe, il est nécessairement dur et opaque, de même tant que la chair et le sang vivent et opèrent, ils ne peuvent agir que par eux-mêmes, ils ne peuvent rien chercher, rien aimer, rien désirer que ce qui convient à leur volonté, à leur amour-propre et à leur intérêt particulier. La raison en est que nulle vie ne peut franchir les bornes de sa circonscription, ni rien vouloir que ce qui est en analogie avec sa propre essence. Telle est la loi de la Nature Éternelle que toute créature, soit divine, soit terrestre ou infernale, ne peut chercher, aimer ou désirer que ce qui est en harmonie avec sa propre vie.

Et maintenant, Docteur, voyez combien il est déraisonnable de se laisser arrêter par cette expression de bonté céleste, puisqu'en effet c'est d'une bonté céleste dont nous avons absolument besoin, que c'est pour la posséder que nous avons reçu l'être, que sans elle nous ne pouvons atteindre la fin pour laquelle nous avons été créés, et que, par conséquent, le but réel de la rédemption chrétienne est de nous aider à la recouvrer. Ce fut la perte de cette bonté céleste qui produisit cette foule de maux qui nous enveloppent de tous côtés, et nous ne pouvons en être délivrés, ni sortir du gouffre de mort dans lequel nous avons été engloutis qu'autant que nous renaissons à cette bonté céleste qui est notre véritable principe de vie. Se contenter donc de l'état d'infirmité dans lequel nous sommes, c'est se contenter de vivre séparé de Dieu ; et ne point aspirer à la bonté céleste qui seule est réelle, c'est n'être animé que de l'esprit charnel, de cet esprit qu'on nous assure être une mort véritable, et qui a tué dans nous la vie divine.

Toute vertu qui n'appartient qu'à la vie terrestre n'est qu'une vertu artificielle ; c'est une invention humaine, un mode de conduite déterminé par la règle, l'usage ou l'éducation, qui ne saurait franchir les limites posées par la raison humaine et les intérêts de la chair et du sang ; et comment les vertus de cet ordre pourraient-elles communiquer avec Dieu et avec le ciel, puisque leur source ne remonte point jusqu'à eux, qu'elles n'en sont point nées, et qu'elles ont leur origine dans une circonscription de vie inférieure séparée de Dieu, qui peut tout au plus donner naissance à des formes extérieures de civilité, qu'on ne saurait placer beaucoup au-dessus de la tournure, plus ou moins élégante, que peut nous donner un maître de danse. Celui-là seul, dans l'âme de qui vit et opère l'esprit de Dieu, possède la bonté réelle, celle qui nous est absolument nécessaire et sans laquelle nous n'atteindrons jamais le but de notre création ; car dans toute l'éternité il n'y a jamais eu et ne pourra jamais y avoir de bonté céleste, dans quelque créature que ce soit, que la bonté qui est le produit de la vie et de l'esprit de Dieu et de son Verbe, parlant, vivant et respirant en elle.

Voyez cet anatomiste qui dissèque avec tant d'habileté le corps humain, qui peut dire le nom, la nature et les fonctions de toutes ses parties, et démontrer comment elles sont toutes combinées et harmonisées entre elles de manière à produire la vie, la force et le mouvement ; avec toute sa science, il ne peut communiquer la vie à ce même corps devenu cadavre ; eh bien, il n'est pas au pouvoir de la raison humaine de la communiquer à notre être moral, qui est un vrai cadavre spirituel, et ses facultés ne s'étendent pas au-delà de celles de l'anatomiste ; elle peut, à la vérité, disséquer et analyser un système mort de morale, en distinguer toutes les parties ; elle peut indiquer les noms, la nature, les différences, les analogies de toute espèce de maux et de biens, mais cette raison humaine ne peut pas plus pour l'âme privée de la bonté céleste, qui est véritablement son esprit vital, que l'anatomiste pour le corps qui est privé de vie.

N'est-il pas étonnant que des savants comme vous parviennent si difficilement à sentir et à reconnaître cette vérité palpable, savoir que la bonté doit être un principe vivant dans nous ; et que, dans votre aveuglement, vous contentant des vains sons de vos langages divers, vous soyez aussi satisfaits de la description d'un système de religion naturelle, ou d'un livre d'axiomes, de maximes et de corollaires logiquement déduits, que si vous aviez réellement trouvé l'arbre de vie. Et dans le fait, pourtant, tout cela est aussi vain pour l'âme que le serait la lecture d'un traité sur les fonctions du cœur, du foie et des poumons pour rendre la vie à un cadavre ; et l'art de raisonner ne peut pas plus produire dans l'âme cette bonté réelle, qui seule est sa véritable vie, qu'un discours d'anatomie, prononcé sur un corps mort, n'est capable de lui communiquer la vie.

Oubliez, Docteur, oubliez votre érudition de l'école, laissez de côté cet art de critique pour devenir un homme simple, et bientôt le bon sens vous apprendra que la bonté ne peut être réelle que là où elle est produite par une naissance de vie, et qu'il faut conséquemment qu'elle soit la manifestation et le fruit naturel d'un principe vivant en nous. En effet, la raison avec toutes ses doctrines, ses règles et ses systèmes, ne peut tout au plus nous changer et nous modifier que de la même manière qu'on parvient à apprivoiser par l'art et la force les animaux sauvages, dont le caractère naturel, seulement comprimé, sera toujours prêt à s'échapper à la première occasion favorable qui leur sera offerte.

Les docteurs en morale et en vertus humaines ne sauraient dépasser ces limites ; tout leur art se borne à apprivoiser et à réformer l'homme extérieur, à le revêtir de l'apparence des vertus dont il se pare ou se dépouille, selon que le temps, les circonstances et les intérêts de la chair et du sang le lui commandent. Mais pour que la bonté soit réelle dans une créature morale, il faut qu'elle soit aussi bien une manifestation de sa propre vie que le serait son amour-propre, ou toute autre passion inhérente à son caractère naturel, et cela par la même loi qui fait qu'un tigre est féroce et qu'un agneau est doux. Or, si la bonté véritable, celle que j'appelle céleste, n'est pas dans nous le produit de notre naissance naturelle, il faut nécessairement, pour qu'elle y devienne vivante, qu'un principe au-dessus de la nature vienne l'y engendrer.

La nature, aussi bien que l'Écriture sainte, nous assure que Dieu est l'unique source de toute bonté et de toute vie véritable ; il ne peut donc se manifester en nous de principe vivant de bonté que par une naissance intérieure de la parole, de la vie et de l'esprit de Dieu. C'est de cette naissance que peut uniquement découler, comme de sa source naturelle, tout acte de bonté véritable ; c'est elle seule qui peut nous faire manifester ce degré de générosité et d'indépendance qui appartient à la vie divine, et nous mettre véritablement en liberté, en nous faisant aimer et faire tout ce qui est bien pour l'amour du bien, et tout ce qui est vertueux pour l'amour de la vertu. C'est ainsi que nous devenons les vrais enfants de notre Père céleste, et que nous faisons avec joie et de tout notre cœur des œuvres célestes ; alors nous sommes bons de la manière dont Dieu est bon, parce que c'est sa bonté qui a pris naissance en nous, nous sommes parfaits comme il est parfait, nous aimons comme il aime, nous sommes patients comme il est patient, nous donnons comme il donne, nous pardonnons comme il pardonne ; alors enfin, comme lui, nous ne résistons au mal que par le bien.

Voilà, Docteur, cette bonté céleste qui est l'apanage de tout homme né de nouveau de la Parole, de toute créature vivante par l'esprit de Christ ; c'est là cette bonté dont la prévarication originelle nous priva, lorsque nous préférâmes de voir par les yeux de la chair et du sang, et de recevoir en nous l'esprit de ce monde ; et c'est elle encore que notre Divin Maître est venu nous enseigner à demander dans notre prière par ces paroles : " que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme elle l'est dans le ciel " ; en effet, il savait bien que nous étions morts à cette bonté céleste qui est pour nous le seul principe de vie véritable.

Mais je m'arrête, supposant que les doctes scrupules que vous suggérait cette expression de bonté céleste sont suffisamment levés ; et maintenant, Théophile, je vous prie de reprendre et de poursuivre votre entretien avec Silvestre.

THÉOPHILE

J'approuve complètement la marche que vous venez de tracer, et vous avez touché le vrai point de la question. En effet, en admettant que l'essence véritable et le principe du christianisme se rapportent uniquement à ces deux points : savoir, premièrement, que l'homme est tombé, que par sa chute il a été privé de la vie céleste et réduit à la vie terrestre, animale, corruptible de ce monde ; secondement, qu'il a été racheté et par là mis à même de recouvrer la perfection céleste, en naissant de nouveau de la nature divine, par la parole et l'esprit de Dieu ; en demeurant ferme, dis-je, sur ce fondement inébranlable du christianisme, non seulement vous devenez vous-même inexpugnable, mais vous enlevez encore au déiste tout moyen de se maintenir. C'est alors que vraiment toute cette foule de volumes qu'a enfantés l'infidélité depuis plusieurs siècles devient complètement inutile et que tous ceux dont elle faisait la force se trouvent paralysés dans tous leurs moyens, et réduits à ne pouvoir prononcer un seul mot raisonnable contre le christianisme. Mais lorsqu'on suit avec eux la marche ordinaire, celle de la discussion et de la controverse, leur rôle devient bien plus aisé à remplir, et leur art peut leur fournir sans cesse les moyens de renouveler leurs objections contre les faits merveilleux et extraordinaires de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ce n'est pas que j'accuse les déistes d'artifice et de mauvaise foi, non, je serais bien plus tenté de rejeter sur l'érudition fausse du monde chrétien tout le blâme de ces vaines disputes. Ce sont en effet ceux-là mêmes qui étaient chargés de démontrer la vérité du christianisme qui ont trahi leur propre cause, en laissant de côté ces bases sur lesquelles il repose essentiellement et uniquement, et tous les avantages que nous ont procurés les plus illustres combattants de ce genre peuvent être comparés à ceux qui résulteraient pour nous de la démonstration de la réalité d'un fait historique quelconque.

Pour vous, cher ami, vous êtes heureux d'avoir été amené à connaître ce vrai christianisme qui a commencé avant que les livres saints fussent écrits, et qui est aussi ancien que la création et la chute de l'homme. Ne vous écartez donc jamais de cette base seule véritable, et au lieu de vous attacher à prouver qu'il est raisonnable de croire une longue série de faits historiques, bornez-vous à démontrer qu'il faut que l'homme meure nécessairement à sa vie fausse, terrestre, pour renaître à la vie de Dieu. Voilà, dis-je, ce christianisme qui a commencé avec la prévarication et qui dès cette époque a été annoncé et prêché à tous les hommes déchus, dans toutes les parties de l'Univers, par ce même Maître, ou cet Instructeur intérieur, qui dit à chacun qu'il devrait être meilleur et plus heureux qu'il n'est. Si l'homme, en effet, n'était pas déchu d'un état supérieur à celui dans lequel il se trouve, comment serait-il honteux et se scandaliserait-il davantage des mouvements et des impulsions de sa propre nature que le bœuf qui franchit les barrières et s'élance dans de bons pâturages ; aussi est-il vrai de dire que depuis le commencement du monde, le christianisme et l'Évangile ont été écrits et prêchés dans le cœur de tous les hommes, puisque tous ont eu au-dedans d'eux le témoignage de leur dégradation, et le sentiment du besoin d'une existence plus heureuse.

Lorsque nous voyons que ceux dont l'emploi est de lire et d'expliquer journellement aux hommes l'Écriture sainte en sont venus à nier la réalité de leur chute, conséquemment celle de leur rédemption, et la nécessité où ils sont de renaître véritablement d'en-haut, devons-nous nous étonner que ceux qui n'avaient pas sous les yeux le témoignage des Écritures aient perdu de vue ces grandes bases ; ainsi, cher Silvestre, vous avez bien raison d'écarter de la discussion tous ces points de controverse relatifs aux différentes professions de foi des diverses sectes, etc... car ils offrent aux déistes un vaste champ pour moissonner. En effet, tant que la base fondamentale dont nous avons parlé est encore en litige, toute la discussion ne peut être qu'une dispute de mots ; mais aussi tout est gagné dès qu'on l'a reconnue pour véritable.

Si la chute de l'homme a été sa mort à la vie divine, il est évident qu'il ne peut être racheté et sauvé de cette chute qu'en renaissant à cette même vie divine, la seule qui soit en analogie avec le principe radical de son être. Toute la question entre l'infidèle et le chrétien se réduit donc à prouver avec évidence que l'homme a perdu ou n'a pas perdu cette vie divine. Si sa chute a été réelle, s'il est mort à la vie divine, dès lors la nécessité de la nouvelle naissance, enseignée par l'Évangile, est suffisamment démontrée. Mais si l'on prouve qu'il n'est point tombé, que sa vie et son existence présentes sont celles pour lesquelles Dieu l'avait créé, c'est avec raison que le déiste rejette le plan de la rédemption chrétienne.

N'est-il pas bien étrange que les chrétiens aussi bien que les infidèles ne voient pas que c'est là le point unique de la question ? N'est-il pas étonnant que les doctes défenseurs du christianisme puissent songer à partir d'un autre principe que de celui qui constitue toute la base de l'édifice chrétien, et qu'ils imaginent pouvoir proposer à l'homme, avec quelqu'apparence de fondement, la rédemption chrétienne, avant de lui avoir montré pourquoi et de quoi il devait être racheté. Mais la surprise s'accroît encore lorsque l'on considère que rien ne saurait excuser les chrétiens d'avoir dévié de ce point fondamental, puisque l'Ancien et le Nouveau Testament lui rendent également témoignage de la manière la plus authentique. Au jour où tu en mangeras, dit l'Ancien Testament, tu mourras sûrement. Si un homme ne naît de nouveau d'en-haut de la parole et de l'esprit de Dieu, dit le Nouveau Testament, il ne peut entrer dans le Royaume des Cieux. C'est ainsi qu'ils s'accordent pour proclamer ces deux grandes bases : savoir, premièrement, que l'homme est mort à la vie pour laquelle il avait été créé ; secondement, qu'il ne peut être racheté qu'en naissant réellement à la vie divine qui est venue d'en-haut se communiquer de nouveau à lui.

Quelle excuse peuvent donc offrir ceux qui lisant l'Écriture laissent de côté ces bases essentielles, puisque, non seulement elles y sont exprimées de la manière la plus claire, mais qu'elles en sont encore l'unique fondement. En effet, si l'homme n'était pas mort à la véritable vie, quel besoin aurait-il eu de Moïse et des Prophètes ? Certes, s'il possédait la perfection de vie pour laquelle il fut créé, la lumière n'est pas plus indépendante des ténèbres, qu'il ne le serait de toute loi extérieure. Pour connaître et accomplir la volonté de Dieu, il lui eut suffit d'obéir à la loi de sa propre nature, et dès lors il est évident que les dispensations de Moïse et des Prophètes eussent été pour lui totalement superflues.

Mais s'il est vrai que l'homme soit mort à cette vie primitive, qu'il ne vive plus que de la vie terrestre animale de ce monde, dans l'esclavage des passions, sous l'influence des mouvements désordonnés de la chair et du sang, dès lors on sent combien il est nécessaire que Moïse se présente avec la loi pour faire discerner le mal et mettre le péché en évidence, et qu'il commande à l'homme de résister et de mourir à toutes les convoitises de cette vie terrestre, dans laquelle il s'est précipité. Ainsi chercher un autre but à cette loi que de nous apprendre à résister et à mourir à notre faux caractère terrestre, c'est aussi peu connaître la nature de la dispensation de Moïse que notre propre état.

Après Moïse vinrent les Prophètes, dont l'œil perçant signala de loin et déclara la gloire du siècle à venir. Or ce n'était que parce que l'homme devait recouvrer l'état glorieux pour lequel il avait été créé que Dieu envoya l'esprit de prophétie pour réveiller en lui cette espérance, cette foi et ce désir ardent qui sont les seuls leviers par le moyen desquels il peut être soulevé du bourbier de la vie terrestre, dans lequel il est enfoncé, et être transporté peu à peu jusque dans sa véritable patrie. Ainsi donc, tout le but des Prophètes est uniquement d'augmenter en nous cette espérance, cette foi et ce désir par lesquels nous naissons de nouveau à cette vie glorieuse que nous avons perdue et qu'ils nous annoncent que nous devons recouvrer un jour.

Voyez de quelle importance est cette base dont nous avons parlé, puisqu'en effet les dispensations de Moïse et des Prophètes n'ont eu lieu que parce que l'homme est mort à la vie divine et qu'il doit y renaître de nouveau. Non seulement c'est là le but et le fondement unique de toutes les Écritures, mais encore, l'unique moyen de les lire avec fruit, c'est de les envisager sous ce seul point de vue, de ne chercher dans elles d'autres leçons que celles qui nous apprennent à discerner le mal, à résister aux impulsions de la nature corrompue terrestre, et à tourner nos cœurs vers Dieu par l'espérance, la foi et par toute l'énergie de désir dont nous sommes capables. Tout ce que nous rencontrons dans l'Écriture qui ne semble pas tendre à ce but général, mais qui se rapporte seulement à quelque circonstance temporelle particulière ne nous importe pas plus que le manteau et les parchemins que saint Paul dit avoir oubliés chez un de ses disciples.

Si les hommes n'eussent jamais considéré les Écritures sous un autre point de vue, combien de milliers de volumes n'eussent point été écrits. Mais du moment qu'ils cessèrent de les regarder comme étant uniquement destinées à leur apprendre à renoncer et à mourir à leur vie fausse et corrompue, pour naître de nouveau à la nature divine ; dès ce moment, dis-je, leur docte raison appela à son secours l'hébreu, le syriaque, l'arabe, le grec et le latin, et, mettant les Écritures à la torture, elle en tira ce chaos d'opinions confuses qui a couvert de ténèbres le monde chrétien et l'a privé de l'unique bien réel que devait lui procurer la parole écrite de Dieu. Vous pouvez juger maintenant combien il est avantageux pour vous d'avoir fixé votre cœur sur cette base fondamentale ; par elle les Écritures deviennent claires, simples et nous présentent les instructions les plus sûres et les plus importantes ; avec elles, les hommes les plus ignorants, mais dont le cœur est droit, n'ont pas besoin de commentateur pour les aider à tirer tout l'avantage possible de l'Écriture sainte, et les préserver de toute erreur dangereuse.

SILVESTRE

Ma propre expérience, Théophile, rend un témoignage complet à la vérité de ce que vous venez de dire. Depuis que j'envisage les Écritures saintes sous ce point de vue, je n'en lis rien qui ne soit pour moi esprit et vie et qui ne remplisse mon âme d'une onction et d'une douceur inexprimables, et je suis toujours prêt à m'écrier, avec ceux que les Juifs envoyèrent pour se saisir de Jésus, jamais homme ne parla comme cet homme.

Pourquoi le fils de Dieu s'est-il fait homme si ce n'est parce que l'homme devait devenir une créature divine ? Pourquoi cet homme avait-il besoin d'un tel sauveur si ce n'est parce qu'il était devenu terrestre, charnel et mortel ? Or une fois que l'on considère Christ et l'homme sous ce point de vue, tout ce qui est dit dans l'Évangile devient plus clair que le jour.

Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et pesamment chargé,s et je vous soulagerai. Combien est faible et incertain le sens de ces paroles pour celui qui ignore que l'homme a perdu la vie divine pour laquelle il avait été créé, et qu'il est tombé dans un monde qui n'est que peine, fatigue et misère ; mais au contraire pour celui qui est convaincu de cette vérité, combien est profond et consolant le sens que lui présentent ces paroles. Il entend le Seigneur lui dire partout, quoique sous des formes et par des expressions différentes, je ressusciterai pour vous cette vie de gloire et de bonheur que vous avez perdue. Pourquoi Christ dit-il : " Bienheureux ceux qui sont affligés, parce qu'ils seront consolés ", si ce n'est parce que celui qui est troublé par le sentiment de la corruption, de la vanité et de l'impureté de la vie terrestre, dans laquelle il est tombé, est tout prêt à recevoir au-dedans de lui la consolation de la vie divine. Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront satisfaits. Comme ces paroles sont claires et pleines de sens pour celui qui sait que Jésus-Christ est notre justice, c'est-à-dire que notre âme ne peut recouvrer la vie divine que nous avons perdue qu'autant qu'elle vit de la vie juste de Christ. Ainsi, l'unique moyen de parvenir à être rempli de cette vie divine, c'est d'avoir continuellement faim et soif de cette justice. Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et je lui donnerai à boire, et de son sein jailliront dans l'éternité des sources d'eau vive. Que feront de ces passages les savants critiques en grec et en latin ? Ils chercheront tout au plus les moyens d'excuser un langage si étrange ; mais si celui qui lira ces paroles sait que lui et tout le genre humain sont morts à la vie divine, il goûtera d'avance la félicité qu'elles lui promettent ; il aimera des sons qui annoncent à son âme que les jouissances de la vie céleste doivent un jour l'inonder. Je vous conjure, dit l'Apôtre, comme étrangers et voyageurs, de vous abstenir des convoitises de la chair qui font la guerre à l'âme, etc... Le docte critique, pour pouvoir donner quelque sens à la phrase de l'Apôtre, parcourra nombre d'auteurs grecs et latins pour voir les différentes manières dont ils ont employé ces mots d'étrangers et de voyageurs ; mais le chrétien qui sait que l'homme a émigré du Paradis, que par les droits de son origine, il est vrai, il appartient au Royaume céleste, mais qu'il est tombé dans un monde où l'esprit astral élémentaire le retient captif, et où il est exposé au milieu des bêtes des champs, à la fatigue, à la souffrance, à la maladie, à la faim, à la soif et aux intempéries de l'air ; dans lequel enfin, les esprits mauvais, comme des lions rugissants, cherchent sans cesse à le dévorer, ce vrai chrétien, dis-je, sait assez combien il est vrai et réel que l'homme sur cette terre n'est qu'un pauvre étranger et un misérable voyageur. L'Évangile, dit Jésus-Christ, est prêché aux pauvres ; ici le critique n'envisagera que les diverses manières dont on peut être pauvre par la privation des choses de ce monde, mais le chrétien qui sait que l'homme n'est réellement pauvre que parce qu'il a perdu les richesses et les grandeurs de la vie véritable, comprend que c'est à ce pauvre qu'est prêché l'Évangile, et que celui-là seul est capable de l'écouter et de le recevoir, qui a véritablement le sentiment de sa pauvreté. Quant à celui qui n'a pas le sentiment de sa dégradation, les promesses de l'Évangile ne sont pour lui que des contes de fées, et la croix de Jésus-Christ ne lui est que pierre d'achoppement et folie, qu'il soit chrétien, juif ou grec. C'est ainsi que toutes les paroles et tous les enseignements de Christ et de ses Apôtres sont pleins de consolation et renferment un sens sublime et divin pour celui qui croit que l'homme est mort à la vie divine conséquemment à sa chute et à sa dégradation, tandis qu'ils ne sont que des mots vides de sens, pour ceux qui sont convaincus du contraire.

THÉOPHILE

Nous voilà donc d'accord sur ce point important, savoir que c'est la chute de l'homme dans la vie de ce monde qui a donné lieu à sa rédemption, et qu'elle consiste entièrement en une naissance réelle de la vie de Christ dans l'âme. Il ne me reste plus, maintenant, cher Silvestre, qu'à vous demander comment vous vous y prendriez pour convaincre quelqu'un de son état de dégradation.

SILVESTRE

Je ne me presserais point de lui mettre sous les yeux le récit de Moïse dans la Genèse, parce que, dans le fait, la chute n'est point un sujet historique, et que la connaissance qu'il en acquerrait sous ce rapport ne lui serait d'aucune utilité et ne lui ferait aucun bien réel, et de plus ce récit n'est point la preuve de la chute et ne peut pas, par conséquent, lui servir de témoignage.

Sans doute, c'est Moïse qui le premier a consigné dans des annales la mort naturelle du premier homme et de plusieurs de ses descendants, mais ce qu'il rapporte n'est point la preuve que l'homme soit mortel ; cette preuve ne se trouve en réalité que dans la connaissance de sa nature et du monde auquel appartient sa vie. De plus, nous n'avons pas besoin que Moïse nous assure qu'il a existé un premier homme, que cet homme avait dans lui un principe céleste et un principe terrestre et qu'il n'a pas dû arriver dans ce monde de la même manière que ceux qui sont provenus de lui ; chaque homme en effet est à lui-même la démonstration certaine de ces vérités. Moïse, comme historien, ne fait donc que nous rapporter à quelle époque, dans quelle circonstance et de quelle manière ce premier homme vint dans le monde et quel était son nom. Ce n'est pas le récit de Moïse qui constate la vérité du fait, mais il est prouvé à chaque homme, par sa propre nature et par son existence même dans ce monde. L'on peut en dire autant de la chute, et nous n'avons pas plus besoin d'avoir recours à Moïse pour prouver que l'homme et le monde dans lequel il habite sont dégradés, que pour établir que l'homme est pauvre, misérable, faible, vain, corrompu, dépravé, égoïste, périssable, et que ce monde n'est qu'un triste mélange de biens apparents et de maux réels, qu'il ne présente qu'une scène d'épreuves, de maux et de tourments résultant nécessairement de la nature et de la condition actuelle de l'homme et de cet Univers. Or c'est là une preuve irrécusable de la chute de l'homme ; preuve que nous n'avons pas besoin d'aller chercher dans l'histoire, mais qui se montre sans cesse à nous partout, d'une manière aussi évidente que le soleil. Aussi le but de Moïse n'est pas de prouver le fait de la chute, mais de rapporter à quelle époque, dans quelle circonstance, et de quelle manière elle est arrivée.

Ainsi donc, si je voulais convaincre un homme de la réalité de la chute, je tâcherais de l'amener au même sentiment que lui inspirent naturellement les afflictions, les revers, les maladies, la souffrance, et enfin l'approche de la mort, c'est-à-dire, que je tâcherais de le convaincre de la vanité et de la misère de la vie et de l'existence dont il jouit dans ce monde. En effet, comme c'est là l'unique preuve de la dégradation de l'homme, ce n'est qu'en la lui rendant sensible que l'on peut l'amener à la conviction de la chute ; c'est donc uniquement à sa propre nature et à son existence dans ce monde que j'en appellerais d'abord ; je lui montrerais combien il serait déraisonnable et même impossible de supposer qu'un Dieu qui n'est en lui-même que bonté infinie, que félicité sans bornes, ait pu produire une race de créatures intelligentes qui ne trouveraient dans leur nature aucun moyen d'être bonnes et heureuses. Les serviteurs de Dieu inspirés par son esprit ont dit : " L'homme qui est né de femme n'a qu'une vie de courte durée et encore est-elle pleine de misères. L'homme se promène au travers des illusions, et c'est en vain qu'il s'inquiète. " Si ces passages, trop réellement applicables au genre humain, pouvaient regarder en réalité une des races d'animaux de ce monde, je ne vois pas comment il serait possible de défendre la bonté de l'être qui l'aurait produite. Le déiste peut bien rejeter les Écritures comme contenant une Révélation divine, mais il n'en est pas moins vrai que cette vérité importante qui y est contenue, savoir que la vie de l'homme n'est que misère et vanité, lui est démontrée journellement par tout ce qui le frappe au dehors et par tout ce qu'il sent au-dedans de lui. Voyez l'enfant au moment où il vient de naître, sa vue est à peine supportable, il présente un spectacle de difformité, de nudité, de faiblesse et d'impuissance que n'offrent aucun des animaux de ce monde ; le poulet, dont la naissance n'est souillée d'aucun crime, entre en beauté dans ce monde ; dès qu'il a brisé sa coquille, il court et pique le grain ; presque tous les animaux commencent à jouer peu d'instants après leur naissance, ils sont couverts du vêtement qui leur est propre et l'on considère avec plaisir le spectacle de leurs jeux et de leur gaieté, tandis que cet enfant qui vient de naître, destiné à marcher droit, à fixer ses regards vers les cieux, et à adorer le Dieu qui les a créés, est enseveli pendant bien des mois dans l'ignorance, la faiblesse et l'impureté, offrant ainsi, au moment où il commence à respirer la vie de ce monde, un spectacle aussi mélancolique que lorsqu'au milieu des agonies de la mort il exhale son dernier soupir.

Que conclure de là, sinon que l'homme est la seule de toutes les créatures qui n'appartienne point à ce monde, et que c'est certainement par une prévarication qu'il est tombé dans cet univers terrestre. Si l'homme eût appartenu à ce monde par sa nature originelle, et qu'il en fut l'enfant légitime, comment n'aurait-il pas rendu le plus haut degré d'honneur à cette créature si élevée par-dessus les autres ? Et peut-on douter que l'homme ne fût entré dans ce monde plus parfait qu'aucun autre animal et couvert de vêtements plus magnifiques que les plus beaux lis ?

Mais à peine l'enfant commence-t-il à se reposer sur ses jambes et à agir pour lui-même qu'il présente un spectacle plus lamentable encore que celui qu'il offrait lorsque, couché dans son berceau, il s'épuisait en pleurs. La force de vie qu'il manifeste n'est que l'énergie de ses passions, sa raison n'est que ruse, artifice, égoïsme ; il chérit ou déteste selon les impulsions de la chair et du sang, et bientôt ni la crainte de la prison, ni celle d'une mort infâme ne pourront peut-être l'empêcher de devenir un voleur et un assassin. Est-il riche, c'est l'ambition et l'orgueil qui le tourmentent ; est-il pauvre, ce n'est que murmure et mécontentement ; en un mot, dans quelque condition que naisse cet homme, tôt ou tard ses passions désordonnées, ses convoitises frustrées, ses travaux inutiles, ses souffrances et ses maladies viendront l'arracher de ce monde, au milieu d'agonies semblables à celles qu'éprouva sa mère au moment où elle l'enfanta animal de ce monde.

Tant de maux et de misères sont le résultat naturel et nécessaire de sa naissance à la vie animale terrestre de ce monde, et cet univers naturel ne lui offrant aucun moyen de s'en garantir, il est condamné à gémir sous ce poids accablant aussi longtemps qu'il ne vit que de la vie de ce monde. Ainsi donc la certitude absolue de la chute de l'homme et la nécessité où il est de renaître de nouveau se trouvent complètement démontrées indépendamment même du témoignage des Écritures. Dieu est par lui-même la bonté infinie et la félicité sans bornes, et cependant l'homme qui vit uniquement de la vie terrestre de ce monde n'est pas plus capable de posséder la bonté réelle que le bonheur véritable ; il est donc évident qu'il n'a pas pu être placé primitivement dans cet ordre de vie par un Dieu qui n'est en lui-même que bonté et félicité. Ainsi tout homme qui croit en un Créateur infiniment parfait est obligé de confesser que nous avons perdu, d'une manière ou d'une autre, cette perfection de vie pour laquelle Dieu nous avait créés. Quant au chrétien pour qui les Écritures saintes sont infaillibles, il trouve dans elles, à chaque page, les témoignages les plus évidents et les plus forts de cette vérité.

Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Que ce commencement de l'homme est grand, qu'il est divin ! Comment pourrait-il se trouver de la misère, de la vanité et de la faiblesse dans une créature qui a une telle origine ? Et cependant, qu'est devenu cet homme ? Dès sa naissance dans le monde il ne présente plus qu'un objet lamentable ; et pourrait-on appeler la manière misérable dont il y fait son entrée en sortant du sein de sa mère une création à l'image et à la ressemblance de Dieu ? Lorsque Dieu dit faisons l'homme à notre image, il ne parlait pas d'une seule personne mais de tout le genre humain ; tous les individus qui le composent étaient destinés, chacun selon son caractère particulier, à posséder la même perfection de vie, et à manifester la même puissance et la même gloire. Rapprochez maintenant du texte de Moïse que nous venons de citer les paroles suivantes : " L'homme qui est né de femme n'a qu'une vie de courte durée, et encore est-elle pleine de misères " ; il est donc clair que l'homme est mort à cette vie pour laquelle il avait été créé, et qu'elle a été remplacée pour lui par une vie terrestre et corruptible. L'Apôtre dit : " L'homme naturel ne connaît point les choses de Dieu, elles sont folie pour lui. " Quoi, se pourrait-il que cet homme naturel, cet homme de chair et de sang terrestre, totalement étranger à la connaissance divine et pour qui les choses de Dieu ne sont que folie, fût cet homme primitif ? Se pourrait-il rien de plus absurde que de le prétendre ? Et comment donc pourront s'excuser ces docteurs, qui, au milieu des démonstrations si palpables que leur donne l'Écriture sainte, ne voient pas que cette nature humaine actuelle n'est pas celle pour laquelle nous avions été créés, mais que nous sommes morts à cette vie primitive par laquelle nous devions être l'image et la ressemblance de Dieu ; autrement, comment les choses divines pourraient-elles jamais être une folie pour nous ?

Nous n'avons pas plus été créés pour exister au milieu des chagrins, des souffrances et des angoisses de la vie terrestre que les anges ne l'ont été pour habiter le royaume de ténèbres et de colère, et notre existence en dehors du Paradis est aussi opposée à la volonté et à la bonté de Dieu à notre égard que l'est au dessein et à la bonté de Dieu, à l'égard des anges, leur existence hors du ciel dans les lieux d'obscurité.

C'est nous qui avons attiré sur nous-mêmes cette corporisation impure, grossière, sujette à la maladie, à la souffrance et à la corruption, comme les anges déchus ont produit eux-mêmes les formes hideuses de serpents, etc... par lesquels ils se manifestent. Ne serait-ce pas une absurdité de dire avec l'Écriture et l'Église que nous sommes enfants de colère, nés dans l'iniquité, si notre nature actuelle était celle pour laquelle Dieu nous avait créés primitivement ? Si Dieu eût créé dans le principe cet univers dans l'état où il existe actuellement, que deviendraient les attributs divins, en considérant que dans la réalité ce monde n'est qu'une vallée de misères, qu'il est plein de désordres, de maux de toutes espèces, de pièges, de tentations, et que nous n'y habitons que dans l'ombre de la mort. En effet, si l'homme et le monde existaient dans cet ordre dans lequel Dieu les avaient créés au commencement, il serait aussi absurde et aussi inconciliable avec la bonté et la perfection divines de parler des souffrances, des misères de l'un et de la vanité de l'autre que de prétendre que les saints anges qui n'ont point pris de part à la prévarication sont au ciel dans un état de désordre et de misère, et que leur existence céleste n'est qu'une existence de vanité, de vide et de souffrance.

THÉOPHILE

Vous venez d'établir la chute de l'homme, Silvestre, sur sa base véritable et vous l'avez présentée sous un jour si frappant et si juste que je n'ai rien à ajouter.

SILVESTRE

Permettez-moi, Messieurs, de vous donner encore, en peu de mots, une autre preuve que l'homme est mort à la vie et à la nature pour lesquelles il avait été créé. La raison humaine était autrefois ma divinité et elle est encore la vaine idole des déistes et des chrétiens de nos jours ; et cependant cette raison, dans son origine, ne remonte pas plus haut que notre état d'ignorance, d'infirmité et de mortalité ; ils ont commencé ensemble, ils sont inséparables, s'engendrent réciproquement, et sont la vie l'un de l'autre ; aussi sont-ils destinés à vivre et à mourir ensemble et à rendre également témoignage à la dégradation de l'homme. Il est aussi impossible de supposer qu'aucune créature puisse sortir des mains de Dieu, privée des moyens de connaître et de posséder ce qui est nécessaire au bonheur de sa vie, que d'attribuer à Dieu une volonté mauvaise. Or toute connaissance véritable, essentielle à la nature de l'être, dans quelque créature que ce soit, est nécessairement sensible, intuitive et évidente en elle-même. Ainsi le doute, l'opinion, le raisonnement ne peuvent commencer à avoir lieu pour une créature que lorsqu'elle a perdu sa loi et sa manière d'être véritable, et qu'elle s'est égarée de manière à ne plus savoir où elle est, et ce qu'elle est. C'est alors vraiment que commence le doute qui donne lieu au raisonnement et à la discussion, et voilà la noble origine de notre raison si vantée, qui n'a commencé qu'avec les ténèbres, au moment où nous mourûmes à la lumière véritable. Dans quelque créature que ce soit, le doute, l'incertitude, le raisonnement sont nécessairement l'effet d'une chute ou d'un égarement de sa loi primitive, et ils démontrent qu'elle a besoin de quelque chose qu'elle ne possède point et qu'elle ne sait où trouver pour atteindre le complément de la nature de son être. Les animaux ne cherchent point à connaître la vérité ; or, s'ils sont étrangers au besoin de la posséder, c'est sans doute parce qu'elle n'a jamais appartenu à leur propre nature. L'homme au contraire la recherche sans cesse et il est dans une agitation continuelle pour la trouver, sans pouvoir y parvenir ; il prend le mensonge pour la vérité et la vérité pour le mensonge, preuve évidente qu'il ne la possède pas, et que pourtant elle devrait être son partage et qu'il avait été créé pour elle ; nul être en effet ne peut rechercher que la chose qu'il a perdue et dont il a besoin, et il ne peut s'en former la plus légère idée que parce qu'elle appartient à sa véritable nature et qu'il devrait la posséder.

Les animaux n'ignorent rien de ce qui est relatif à leur existence, et ils ont la connaissance sensible et intuitive de tout ce qui est nécessaire au bien de leur être, tandis que l'homme, qui a la raison en partage, est en proie à l'ignorance, au doute, à la conjecture, à l'incertitude sur les sujets de la plus grande importance, relativement à ce qu'il est lui-même, à ce qui constitue son véritable bien et aux moyens de l'obtenir. Demander à notre raison de nous apprendre comment Dieu est notre Dieu, comment nous sommes en lui et de lui, ce qu'il est en lui-même et ce qu'il est en nous, c'est demander à nos mains matérielles de distinguer par leur tact la densité ou la rareté de la lumière. Lui demander de nous apprendre si l'âme de l'homme est immortelle par sa propre nature nous avancera tout autant que si nous demandions à nos yeux de nous montrer où commence l'étendue et où elle finit ; enfin la raison est aussi peu capable de nous enseigner s'il y a en nous quelque chose de Dieu et de la nature divine que l'est notre odorat de distinguer s'il existe une vertu céleste dans les odeurs et les parfums aromatiques qu'exhalent les fleurs d'un jardin.

Bien plus, non seulement la raison est incapable d'aider l'homme à recouvrer la connaissance dont il a besoin, mais encore elle ne fait au contraire qu'augmenter son ignorance, multiplier ses doutes et lui faire enfanter de nouvelles fictions et de nouvelles absurdités. Et comment cela pourrait-il être autrement, puisqu'aussi longtemps que la raison est l'oracle de l'homme, il marche nécessairement dans la vanité à la lueur des ténèbres. Aucun être ne peut, par la force seule de la raison humaine, trouver sa véritable loi, agir d'une manière harmonique avec la nature de son être, ou répondre au but de sa création ; la raison, n'étant point la vie, la puissance ou le centre de la nature, ne peut pas plus agir sur elle en réalité que sur les principes de la végétation dans tous les corps de cet Univers. Celui qui prétendrait avoir recours à sa raison comme au véritable principe de force et de lumière de sa nature montrerait la même ignorance du véritable emploi et de la véritable nature de la raison qu'en découvrirait, à l'égard des fonctions respectives des organes de son corps, celui qui voudrait sentir avec ses yeux et voir avec son nez. En effet, de même que chacun de ces sens ont leur emploi et leur faculté propre, qu'ils ne peuvent ni changer ni outrepasser, ainsi la raison a également son emploi fixe et ses limites ; elle est bornée à observer les choses qui lui sont manifestées par le moyen des sens, c'est là sa fonction unique, comme celle de l'œil est bornée à voir les objets extérieurs. Ainsi donc, dès que la raison prend sur elle de traiter des choses qui ne lui sont point manifestées par les sens, comme par exemple de discuter sur la naissance nouvelle, sur la lumière et la foi divines, ou de juger de quelle manière l'âme a besoin de Dieu, etc..., elle sort autant des bornes de ses fonctions véritables que l'œil qui prétendrait flairer ; et, dans cette aberration, elle ne peut être appelée et n'est plus en effet que fantaisie, caprice, conjecture, opinion, imagination ou telle autre affection aveugle qu'il vous plaira.

Supposons en effet que l'homme vienne ainsi dans le monde sans avoir aucun moyen de découvrir ce qu'il est, comment il doit y vivre, ce qu'il doit chercher comme son bonheur véritable, enfin ce qu'il doit penser de Dieu, de sa Providence, de la Religion, etc... Supposons, de plus, qu'il soit pressé par ses facultés d'une manière invincible à poursuivre cette recherche, sans qu'il soit jamais en son pouvoir d'être satisfait ; pourra-t-on concevoir un être plus misérable et une production plus indigne d'un Créateur infiniment bon ! Il faut donc nécessairement confesser que l'homme a perdu lui-même la vraie lumière et la perfection de vie pour lesquelles Dieu l'avait créé, ou supposer que Dieu s'est montré bon et juste à l'égard de toutes ses créatures, à l'exception de l'homme seul.

Mais je m'arrête, car il me semble, Docteur, que vous avez quelque chose à nous dire.

LE DOCTEUR

Je voulais seulement dire que tous les attributs de Dieu, que tout ce qui nous est montré par les sens et la raison, enfin tout ce que nous connaissons et sentons, soit de nous-mêmes, soit de l'Univers, concourt certainement avec la lettre et l'Esprit de toutes les Écritures à établir, comme une vérité incontestable, que l'homme est mort à la vie divine pour laquelle il avait été créé. Mais, en même temps, j'avoue qu'il m'est difficile de comprendre comment une créature destinée à un si haut degré de perfection, à la jouissance même de la vie, de la lumière et de l'esprit de Dieu pouvait se séduire elle-même ou se laisser séduire par un autre.

THÉOPHILE

Tout ce qui nous importe, cher ami, est d'être assuré du fait ; c'est sa réalité qui nous élève au-dessus de la classe des animaux terrestres et pose pour nous la base de la morale et de la religion. Si nous n'eussions pas été créés pour une vie divine, nous serions aussi étrangers à la vertu et à la bonté réelle, aussi incapables de nous en former la plus légère idée et de les désirer que le sont les autres animaux ; et toutes nos fonctions se borneraient à penser à nous-mêmes, à satisfaire nos désirs terrestres et à tirer de ce monde le meilleur parti possible ; voilà la sagesse et la bonté qui sont du ressort de la nature terrestre, soit dans l'homme soit dans la bête. Tout dépend donc de la certitude de ce fait, savoir que nous avons été créés pour une vie divine ; il est pour nous la seule base de consolation, et c'est lui seul qui nous donne la confiance d'élever en foi et en espérance nos regards vers Dieu, comme vers notre Père véritable, de considérer le ciel comme notre patrie et de ne nous regarder que comme étrangers et voyageurs sur la terre.

Cependant, pour vous donner les moyens d'apprécier et de résoudre vous-même la difficulté qui vous arrête, je consens à entrer dans quelques détails sur la création ou émanation de l'homme, et à vous tracer en peu de mots l'idée générale de la manière dont la chute de l'homme a eu lieu.

Voyez Dieu créant ou émanant de lui-même un cercle de créatures de volonté libre et indépendante ; sorties de la source de toute perfection, elles sont capables d'intelligence, de vie, de bonté, enfin de la jouissance de la félicité divine ; mais remarquez que je dis seulement qu'elles sont capables, parce qu'elles ne peuvent prendre possession de toute cette perfection que par un acte libre de leurs volontés et en opérant en conformité à la loi fondamentale qui les constitue ; voyez, dis-je, ce cercle de créatures placées d'un côté, entre la possibilité de fixer incessamment leurs regards sur l'être qui les a produites, le reconnaissant comme l'unique principe de réalité, le concevant comme l'unique source par laquelle elles peuvent prendre possession de la vie et de la félicité et agissant en conséquence ; de l'autre côté, voyez-les libres de détourner leurs regards de ce principe unique pour le recourber sur elles-mêmes ; voyez-les, dis-je, comme ayant en elles-mêmes et indépendamment de Dieu le pouvoir de s'attribuer et de prendre possession par elles-mêmes de la vie et de la félicité, et vous aurez une idée de la manière dont l'homme a pu tomber, et perdre la réalité de cette vie de béatitude éternelle pour laquelle il avait été créé. Si Dieu, en l'émanant volonté libre et indépendante, l'eût constitué jouissant par lui-même et en lui-même de toute la perfection éternelle de vie divine, dès lors il eût été éternellement Dieu, indépendant de Dieu, et il y eût eu deux volontés éternelles indépendantes, c'est-à-dire deux dieux, supposition inadmissible et absurde ! Il fallait donc nécessairement qu'il reçût volontairement de Dieu par communication la réalité de la vie et qu'il entrât ainsi dans une union éternelle avec lui ; mais créé libre, il devait nécessairement être dans un équilibre parfait, pouvant également envisager Dieu comme l'unique principe de réalité et agir volontairement en conséquence, ou pouvant se regarder doué qu'il était de facultés admirables, comme ayant aussi par lui-même ce principe de réalité, et déterminé à agir volontairement de même en conséquence.

Telle était nécessairement sa position, et il n'eût pas été réellement constitué volonté libre si quelque chose, indépendamment de la spontanéité de sa volonté, eût pu influer sur sa détermination ; voilà la possibilité, l'origine et la cause de la chute, soit du cercle angélique, soit du cercle humain. C'est par le premier acte de leur volonté seulement qu'ils pouvaient prendre possession de la vie divine ou qu'ils pouvaient la perdre, et qu'ils l'ont perdue en effet ; ils sont donc morts avant d'y être nés, et n'ont jamais eu ni la connaissance réelle, ni la jouissance de ce qu'ils ont perdu. L'Écriture nous dit que ce fut par l'orgueil et la convoitise que les anges et les hommes tombèrent primitivement ; en effet, s'étant arrêtés, c'est-à-dire ayant cessé de fixer leur regard sur leur principe éternel, et l'ayant recourbé dès lors sur eux-mêmes, ils conçurent par ce regard la pensée d'orgueil, c'est-à-dire qu'ils conçurent l'idée qu'ils pouvaient devenir par eux-mêmes tout ce pour quoi Dieu les avait créés ; cette idée devint pour eux l'objet de leur convoitise, et leur volonté détermina leur action en conséquence ; mais Dieu seul étant la réalité de la vie, et la créature n'étant, en elle-même, et par elle-même, que le néant de l'être réel, c'est-à-dire le désir aveugle et ténébreux de la vie, ils se virent engloutis dans un abîme affreux d'obscurité et d'angoisse dévorante, sans aucun espoir ou possibilité en eux-mêmes de pouvoir en être délivrés.

Sans entrer dans de plus grands détails, j'espère, Docteur, que le tableau que je viens de vous tracer est suffisant pour écarter de votre esprit toutes difficultés relatives à la possibilité de la chute et à la manière dont elle a dû avoir lieu.

Dans la suite, nous nous occuperons des moyens par lesquels Dieu, ayant (d'après la labilité de la créature, conséquence nécessaire de la liberté) prédéterminé de venir, dans son amour et sa miséricorde, à son secours, lui rendit sa communication et la mit de nouveau à même de pouvoir prendre possession de la vie pour laquelle elle avait été créée, et cela par l'accomplissement même de la loi qu'elle avait volontairement enfreinte dans le principe. Mais, Silvestre, revenons à notre sujet et ayez la bonté maintenant de me dire comment vous vous y prendriez pour amener à la connaissance du christianisme celui que vous ne pourriez convaincre de la réalité de son état de chute et de dégradation ?

SILVESTRE

Je ne voudrais pas même l'essayer, Théophile, car ne pouvant plus partir d'un point fixe, n'ayant plus de base réelle, il vaudrait autant que j'entreprisse de persuader à quelqu'un qui croirait ses yeux en parfaite santé de tout quitter pour aller chercher à la Chine un remède infaillible pour toutes les maladies des yeux, ce remède ne se trouvât-il que dans cette portion de l'Asie. Quoi de plus absurde, en effet, que de presser un homme qui se croit dans le même état pour lequel et dans lequel Dieu l'a créé, de le presser, dis-je, de se renoncer lui-même, d'abandonner toutes les jouissances de la chair et du sang pour parvenir à se réconcilier avec Dieu !

Certes, ma propre expérience m'a bien appris que tous les discours sur la vérité du christianisme, sur la nécessité de la croix, sur l'amour infini de ce Dieu, qui nous a donné un si grand Sauveur, ne sont que de vains sons, écoutés avec la plus grande indifférence, et incapables de faire une impression sérieuse tant qu'on n'est pas convaincu de la réalité de la chute et de la dégradation de l'homme. Et voilà pourquoi Christ disait : " Venez à moi vous tous qui êtes travaillés et pesamment chargés, et je vous rafraîchirai " ; c'était comme s'il eût dit : " Vous êtes les seuls qui puissiez venir à moi et les seuls que je puisse rafraîchir. "

Celui donc qui désire propager le christianisme et y convertir en réalité ne devrait jamais, à l'exemple de Christ, partir d'une autre base. Il faut être fatigué et pesamment chargé pour être propre à être converti ou rafraîchi ; le seul moyen d'amener un homme au christianisme, ou de le rendre propre à être rafraîchi par Christ, est donc de l'amener à sentir évidemment la misère, le poids et la vanité de son état présent ; tant que nous ne pouvons pas atteindre ce but, nous devons le laisser à lui-même, jusqu'à ce que quelque coup de la Providence vienne le réveiller de sa léthargie ; il serait en effet aussi absurde de chercher à lui prouver la nécessité de croire à la Trinité sainte, à l'incarnation du fils de Dieu, etc... que de disputer avec un athée complet sur l'adoration de Dieu en esprit et en vérité ; et de même que l'existence de Dieu est l'unique base d'après laquelle on puisse prouver qu'il doit être adoré en esprit et en vérité, de même il est évident qu'auparavant de croire à la vérité des mystères de la Rédemption, il faut nécessairement croire à la réalité de notre dégradation. Celui qui nie la chute de l'homme rejette aussi nécessairement tous les mystères du christianisme, ainsi que l'athée tout ce qu'on lui enseigne de l'adoration de Dieu en esprit et en vérité. Ainsi exposer ces mystères à la discussion et à la critique de quelqu'un qui ne croit pas à la chute de l'homme, c'est non seulement lui préparer un triomphe aisé, mais c'est encore l'éloigner davantage du christianisme ; en effet, accoutumé peu à peu à traiter légèrement et à tourner en ridicule des mystères qui, pour lui, sont sans fondement, il peut enfin être amené à un état effrayant d'endurcissement. Si, au contraire, vous ne vous écartez point de l'unique fondement du christianisme, que vous ne vous avanciez avec l'incrédule qu'autant qu'il commence à sentir et à reconnaître la réalité de la chute de l'homme et sa mort à la vie divine pour laquelle il avait été créé, dès lors vous vous trouvez toujours en mesure avec lui, vous vous arrêtez où il faut, et vous lui ôtez toute possibilité et tout prétexte de se mêler des autres mystères qui ne sont point à sa portée ; dès lors, pour vous résister, il ne lui reste plus d'autre ressource que de renoncer à sa propre raison, de se mettre en contradiction avec le témoignage de ses sens, en soutenant que l'homme n'est point tombé, mais qu'il est naturellement saint, juste, heureux corporellement et moralement, que le genre humain et le monde qu'il habite sont tout pleins de cette bonté et de cette félicité dont a dû nécessairement les combler un Dieu infiniment bon et infiniment heureux, et qui ne peut vouloir que le bien et la félicité de ses créatures. En procédant ainsi, toute l'absurdité d'une contradiction si manifeste du sens et de la raison est complètement à sa charge, et en défendant ainsi le christianisme, non seulement vous rendez justice à sa cause, mais encore vous agissez de la manière la plus intéressante et la plus avantageuse pour ceux qui ne l'attaquent que parce qu'ils ne comprennent pas la base sur laquelle il repose et sa véritable nature ; et j'ose dire que c'est le cas de tous les déistes de bonne foi et bien intentionnés. En effet, le déisme n'a par lui-même aucune base réelle, il est sans racine et sans force propre, et il ne doit son existence qu'à l'état misérable dans lequel se trouve la chrétienté, et à l'usage lamentable qu'ont fait de l'Évangile les savants profanes et les politiques de ce monde ; le déiste ne se croit si fort et si bien fondé que parce qu'il peut attaquer avec tant de facilité les diverses croyances des sectes qui divisent l'Église, ainsi que leurs systèmes différents ; il ne croit sa cause bonne que parce qu'il lui est si aisé de mettre en évidence les maux et les abus qui désolent la chrétienté ; il ne se regarde comme ayant une raison supérieure que parce qu'il est dégagé de cette multitude d'absurdités et de contradictions dont s'accusent réciproquement les diverses églises ; enfin il n'est point effrayé des conséquences de son opposition à l'Évangile, parce qu'il voit évidemment que tout en baisant l'Évangile et en disant : " Maître, sois le bienvenu ", les chrétiens enfreignent tous ses commandements.

Voilà toute la hauteur, la profondeur et la force du déisme ; il n'eut jamais en moi-même d'autre base et je n'ai jamais conversé avec personne qui cherchât à soutenir sa cause par d'autres moyens, ou des arguments fondés sur des bases plus réelles ; aussi vous a-t-il fallu peu de temps pour me convertir ; par la marche que vous avez suivie, vous m'avez développé un christianisme dont, jusque-là, je n'avais pas même l'idée, et vous m'avez ôté tous les moyens de l'attaquer. Si vous aviez employé la méthode de la plupart des défenseurs de l'Évangile, non seulement vous m'auriez trouvé inébranlable, mais de plus, il est probable que vous m'auriez confirmé davantage dans mon opinion ; au lieu qu'en écartant, comme vous l'avez fait, du fond de la question, toute controverse sur les dogmes particuliers, en montrant que tout l'édifice du christianisme repose uniquement sur cette base claire et décisive, la chute de l'homme (chute qui m'est démontrée évidemment par mes sens et par ma raison), à laquelle rendent un témoignage trop réel tous les maux, toutes les misères, tous les crimes de ce monde, enfin la nature entière et tout ce que nous connaissons de Dieu, de nous-mêmes et de l'Univers dans lequel nous vivons, vous avez, dis-je, établi les fondements du christianisme d'une manière inébranlable et à laquelle il est impossible d'hésiter de se rendre.

D'un autre côté, en montrant que la Rédemption de l'Évangile ne tend, par sa nature, qu'à conduire l'homme à l'unique voie véritable qui puisse le délivrer de son état de misère dans ce monde, le christianisme se présente évidemment comme l'objet le plus simple et en même temps le plus intéressant auquel l'homme puisse appliquer son cœur et son esprit ; et dès lors la scène change tout à fait, le déisme se trouve sans base et sans fondement et le christianisme devient aussi évident en lui-même que le sont les sensations de notre propre vie ; toute érudition des deux côtés, pour ou contre, devient insignifiante ; c'est sur une base bien plus transcendante que repose le christianisme, et il se trouve à la portée de tout homme simple qui a assez de sens pour discerner s'il est heureux ou malheureux, bon ou mauvais. Aussi tout homme qui prend pour guide ce sentiment et cette connaissance naturelle est nécessairement mené par degrés au salut que nous annonce l'Évangile, et cet Évangile n'a pas plus besoin maintenant des secours de l'érudition et de l'art de la critique que dans le temps que Christ le prêchait lui-même ; or nous trouverions absurde que des critiques en grec et en hébreu se fussent mis à suivre Christ et ses Apôtres comme interprètes nécessaires de leurs paroles mystérieuses, puisqu'ils ne demandaient à ceux qui les écoutaient que de se retourner vers Dieu avec des cœurs pénitents, et qu'ils leur déclaraient que ceux-là seuls qui étaient de Dieu pouvaient entendre la parole de Dieu. Comment Christ n'eût-il choisi que des hommes ignorants pour prêcher l'Évangile du royaume de Dieu si cet Évangile n'avait pu être compris comme il faut que par les docteurs et les savants ? Mais supposons qu'ils soient les seuls capables de bien comprendre les paroles de l'Écriture, et que conséquemment les hommes simples dussent en recevoir d'eux l'intelligence, comment pourront-ils distinguer quels sont les docteurs qui ont la véritable connaissance, puisqu'il n'est que trop vrai que depuis que le savoir gouverne l'Église, les docteurs n'ont cessé de se contredire et de se condamner réciproquement dans les points les plus importants de la doctrine chrétienne ; ici des milliers de savants disent à l'ignorant qu'il est perdu dans telle ou telle église, et mille autres lui crient que s'il la quitte c'en est fait de lui.

Si la connaissance du christianisme est le privilège exclusif des docteurs de l'école, par quel moyen l'homme simple pourra-t-il donc y parvenir ? Incapable de comprendre les Écritures saintes faute d'érudition, faudra-t-il qu'il détermine quels sont les docteurs qui ont raison et quels sont ceux qui ont tort ? Mais dans ce cas l'homme ignorant devra posséder un plus grand degré d'intelligence et de discernement, puisqu'il sera obligé de faire pour les docteurs ce qu'ils ne peuvent faire eux-mêmes.

Mais la vérité est que la rédemption chrétienne est la dispensation de la miséricorde de Dieu envers tout le genre humain ; aussi tous les individus qui le composent en sont capables et peuvent en profiter. Ni les temps, ni les localités, ni les âges, ni les diverses conditions de ce monde, enfin aucune circonstance extérieure de la vie, ne peuvent être un obstacle à sa réception ; elle fut le partage du premier homme, elle sera celui du dernier ; l'habile grammairien, l'aveugle, le sourd et le muet n'ont pas des moyens différents de trouver en elle le salut et la vie, et celui qui écrit de grands commentaires sur la Bible ne sera pas plus sauvé par toutes ces connaissances de bibliothèque que ne l'ont été ceux qui existaient avant qu'il n'y eût ni livres, ni alphabet dans le monde.

En effet, ce salut, qui est la dispensation de la miséricorde de Dieu envers les hommes déchus, doit être de nature à convenir à tous, et tous les individus qui participent à la chute doivent avoir également au-dedans d'eux quelque chose qui les porte à se tourner vers ce salut. C'est la chute de l'homme qui a donné occasion à cette dispensation miséricordieuse, et c'est le sentiment de cette même chute qui doit nous porter à avoir recours à elle, et nous l'embrassons dans la proportion que le besoin s'en fait sentir à nous avec plus ou moins de force ; ainsi donc, la manifestation de ce salut ou de cette miséricorde envers l'homme ne saurait être d'une nature analogue seulement à l'érudition d'un grand historien, ou d'un critique habile en racines hébraïques et en phrases grecques, mais elle doit être au contraire appropriée à l'état et à la condition générale de tous les enfants d'Adam ; de même, en effet, que la chute a son principe dans la nature humaine, la vertu réparatrice doit aussi y avoir le sien, et son opération dans nous ne peut pas être le fruit de l'art, mais uniquement celui de la loi même qui constitue la nature de notre être. Aussi ce qui nous place sur le chemin de la rédemption chrétienne, c'est le sentiment de la vanité et de la misère de ce monde, c'est l'élévation de notre cœur vers Dieu par la foi et par l'espérance, pour le prier de nous faire arriver à une meilleure existence, et c'est dans ce sentiment qui n'est étranger à aucun homme que consiste le salut véritable ; dès qu'il a commencé à être excité dans l'âme, la miséricorde de Dieu et la misère de l'homme se sont rencontrées et la chute et la rédemption se sont embrassées réciproquement. Voilà ce christianisme qui est aussi ancien que la chute, celui qui seul a sauvé le premier homme, et qui peut seul sauver le dernier ; voilà l'accomplissement de toute la Loi et les Prophètes, car ils n'eurent jamais d'autre but que celui de détourner l'homme des convoitises de cette vie pour lui en faire envisager une meilleure par la foi, le désir et l'espérance. Ainsi la rédemption chrétienne, considérée par rapport à l'homme, est également à la portée de tous les individus du genre humain, et elle se manifeste à tous d'une manière aussi simple et aussi claire que le sentiment de leurs propres misères ; et tous sont dans le cas de la désirer par un mouvement aussi naturel et aussi spontané que celui par lequel ils aspirent à être délivrés des maux qui les accablent.

C'est là ce christianisme dont il faut d'abord avoir le sentiment, non par ouï-dire, mais par une naissance de vie au-dedans de soi, avant de pouvoir prétendre d'en sonder le mystère et les profondeurs.

THÉOPHILE

C'en est assez, Silvestre, vous venez de me donner une preuve complète de la vérité et de la solidité de votre conversion, et je vois avec plaisir que vous pouvez être maintenant de la plus grande utilité à vos anciens compagnons d'incrédulité. Mais en entrant en lice avec eux, gardez-vous de les accuser d'ignorance, d'artifice et de mauvaise volonté ; tâchez au contraire, en esprit de charité et de douceur, de les détromper comme vous avez été vous-même détrompé, et montrez-leur que le christianisme n'est en aucune manière cette chose contre laquelle ils ont eu, ainsi que vous, si longtemps de l'opposition.

Rien n'est plus juste que votre résolution de ne point entrer en discussion sur les dogmes de l'Évangile, jusqu'à ce que celui que vous désirez amener au christianisme soit convaincu de la réalité de la chute de l'homme, et qu'il se soit allumé dans lui un désir véritable d'être délivré ; tant qu'il n'en n'est pas venu là, il faut le laisser à lui-même, car il est aussi incapable de rien comprendre aux dogmes de la sainte Trinité, de l'Incarnation du fils de Dieu et de l'opération du Saint-Esprit que pouvait l'être Épicure. Tout homme, en effet, qui est attaché à ce monde, qui a placé toute son affection dans les jouissances terrestres, est un vrai disciple d'Épicure, et, comme lui, est enfoncé dans le bourbier de l'athéisme, soit qu'il porte le nom de déiste, de chrétien catholique ou protestant, d'aryen, etc. En effet, toutes ces discussions sont illusoires et ne signifient rien pour celui dont le cœur est possédé et gouverné par l'amour de ce monde ; tout dépend de ce seul point : savoir, si c'est le ciel ou la terre qui possède et gouverne le cœur de l'homme ; c'est cela seul qui établit une différence entre les adorateurs du vrai Dieu et les idolâtres ; tous ceux dont le cœur est possédé et gouverné par l'amour des choses terrestres appartiennent à une seule et même religion et adorent le même Dieu, quel que soit le nom de la secte ou de la société qui les distingue.

Tous ceux, au contraire, dont le cœur est oppressé par le sentiment des maux et de la vanité de la vie terrestre et qui élèvent leurs regards vers Dieu, désirant la communication de son esprit divin, tous ceux-là, dis-je, quelle que soit l'époque de leur existence, ou le lieu de leur habitation, appartiennent à l'unique religion véritable et adorent le véritable Dieu. Mais je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet qui a déjà été suffisamment développé ; je veux seulement, avant de nous séparer, vous faire quelques observations sur la nature et le fondement véritable du christianisme de l'Évangile ; je l'appelle christianisme de l'Évangile pour le distinguer du christianisme universel primitif qui commença avec Adam et fut la religion des patriarches, de Moïse, des Prophètes et de tout homme repentant dans quelque partie du monde que ce fût, qui éleva son désir vers Dieu en foi et confiance pour être délivré des misères de ce monde.

Lorsque le fils de Dieu se fut manifesté par une naissance terrestre, qu'il eut achevé le développement extérieur des merveilles de notre Rédemption, et qu'il se fut assis à la droite de Dieu dans le ciel, alors commença à s'établir et à germer sur la terre un royaume céleste ; il y eut parmi les disciples de Christ une révélation active et vivante de l'Esprit Saint, telle qu'elle n'avait point existé jusqu'à la manifestation de la glorification du Rédempteur du genre humain. Mais lorsqu'il eut manifesté la glorification de son humanité et sa consommation dans la vie divine, alors il envoya à ses frères, à ses amis et à ses disciples qu'il avait laissés sur la terre le Consolateur, la vertu et la force de l'Esprit Saint.

Le Saint-Esprit descendit en forme de langues de feu sur les têtes de ceux qui étaient destinés à commencer la prédication et la manifestation des pouvoirs de la vie divine parmi les hommes, et ce fut cette révélation extérieure qui constitua la nature particulière de cette nouvelle dispensation de Christianisme de l'Évangile et la distinguèrent de toutes les autres ; aussi, dès ce moment, les Apôtres furent des hommes nouveaux, ils entrèrent dans un nouveau royaume descendu du ciel, ils se trouvèrent illuminés d'une manière nouvelle, enflammés d'un nouvel amour et ils prêchèrent, non une chose absente ou éloignée, mais Jésus-Christ, la sagesse et le pouvoir de Dieu, vivant et opérant dans eux, et tout prêt à se communiquer de la même manière, par une naissance nouvelle d'en-haut, à tous ceux qui se repentiraient et croiraient au nom de Christ. C'est à ce changement de leur nature, de leur vie et de leur esprit, à cette délivrance certaine de la puissance du péché et à la possession des dons et des grâces de la vie céleste que furent dès lors appelés les hommes comme au véritable Christianisme. Ceux dont la mission fut de l'annoncer ne lui rendirent point témoignage comme à une chose historique, mais ils la manifestèrent comme étant la puissance du salut, le renouvellement de la nature, une naissance véritable du ciel et une sanctification par cet esprit qu'ils avaient reçu. C'est alors que le Christianisme de l'Évangile reposa sur sa véritable base et qu'il se montra ce qu'il est réellement, je veux dire l'explosion de la vie divine dans l'homme et parmi les hommes ; aussi était-il alors à lui-même sa propre preuve, et il n'en appelait qu'à ses juges compétents, c'est-à-dire au cœur et à la conscience des hommes dont l'âme froissée était préparée à recevoir cette offre d'une vie nouvelle. Nous voyons en conséquence qu'elle fut accueillie avec empressement par la foule des pécheurs qui sentaient tout le poids de leur misère, tandis que le sévère pharisien, le prêtre orthodoxe et le païen raisonneur, quoique ennemis les uns des autres et également fiers de leurs distinctions respectives, s'accordèrent pour rejeter et abhorrer ce Sauveur spirituel qui venait les délivrer des ténèbres de leur vie charnelle, terrestre, et de la vanité de leurs vertus propres et égoïstes.

Mais lorsqu'après un certain laps de temps le Christianisme eut perdu sa splendeur primitive, qu'il ne se montra plus comme étant l'explosion de la vie divine parmi les hommes, qu'il ne fut plus à lui-même sa propre preuve par la manifestation de la puissance et de l'esprit de Dieu, alors on arriva insensiblement à appeler l'érudition païenne et la puissance temporelle la gloire et la prospérité de l'Église de Christ, triomphe lamentable que l'Esprit a représenté dans la révélation qu'il fit à saint Jean dans l'île de Pathmos sous la figure d'une paillarde vêtue d'écarlate montée sur une bête.

Voilà donc, cher ami, ce qui distingue essentiellement le christianisme de l'Évangile de celui qui l'a précédé ; et encore plus du christianisme apparent de nos jours ; il est l'explosion de la vie divine et de la manifestation parmi les hommes des effets et des fruits de la glorification de Christ dans le ciel ; aussi le Seigneur ne lui a-t-il pas donné d'autre promesse que celle d'habiter avec lui par son Esprit Saint, d'être sa lumière, son guide, sa force, sa consolation et sa protection jusqu'à la fin du monde. Les vrais chrétiens de l'Évangile appartiennent donc à la nouvelle alliance de cet Esprit Saint, qui est le royaume de Dieu descendu du ciel le jour de la Pentecôte, lequel il est impossible de voir et dans lequel on ne peut entrer qu'en naissant de nouveau d'eau et d'esprit. Aussi les Apôtres et les disciples de Jésus, quoique baptisés d'eau, et bien qu'ils eussent suivi leur Maître, écouté ses enseignements et fait des merveilles en son nom, ne furent pourtant jusqu'à l'époque de la Pentecôte que près du royaume de Dieu et ne l'annonçaient aux autres que comme étant proche. Ils n'avaient vu et connu Christ que selon la chair, et quoiqu'ils l'eussent suivi avec un grand zèle, ils n'avaient cependant encore qu'une connaissance bien faible et bien incertaine de lui-même et de son royaume ; c'est pourquoi il leur fut ordonné de demeurer en repos et de ne point entrer dans le ministère de la manifestation de sa vie divine glorieuse, jusqu'à ce qu'ils eussent reçu l'initiation réelle et qu'ils eussent été revêtus du pouvoir d'en-haut ; et c'est dans ce sens que le Seigneur disait : " Je vous dis, en vérité, que le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que Jean-Baptiste " ; ce fut cette vertu qu'ils reçurent lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux en forme de langues de feu et qu'il les remplit de cette lumière du royaume céleste qu'ils devaient manifester dans tout l'Univers. C'est de ce jour que date la dispensation distincte du christianisme de l'Évangile, qui est une dispensation d'esprit et de vie ; c'est à cette époque que ceux qui avaient été choisis pour en être les ministres commencèrent à faire retentir la trompette qui appelle tous les hommes à la communication de ce principe de vie divine et les invite à n'avoir plus d'autre but que celui de participer à la bénédiction de l'Esprit ; à ne désirer et à n'espérer rien et à ne demander par sa prière que la vertu de cet Esprit, qui seul est la vie et le principe d'action de ce nouveau royaume de Dieu manifesté parmi les hommes. Nul ne pouvait être réuni à eux, ou avoir part avec eux, qu'en mourant à la sagesse et à la lumière de la chair et du sang, pour vivre de l'esprit par la foi en Jésus-Christ, qui, à cette condition, nous appelle à la communication de son royaume et de sa gloire. Or ce Christianisme est à lui-même sa propre preuve, rien d'extérieur à lui ne peut lui servir d'appui fondamental, il n'a besoin ni de miracles, ni de témoignages du dehors, mais semblable au soleil, il se manifeste lui-même par lui-même.

Celui qui n'est attaché qu'à l'histoire des faits, des enseignements et des institutions de l'Évangile, et qui n'est pas né de son esprit, n'est pas plus chrétien, ni plus proche de Christ que ne l'est le juif qui s'en tient charnellement à la lettre de la Loi ; tous deux sont à une égale distance du christianisme de l'Évangile.

C'est donc en vain que le chrétien moderne en appelle aux monuments de l'antiquité, à l'histoire et aux traditions des anciennes Églises pour prouver qu'il appartient à Christ. Celui-là seul est un membre de son Église dont il est vrai de dire que la vertu de Christ et l'Esprit de Dieu vivent et habitent dans son homme intérieur renouvelé.

Quant à ce Christianisme des savants qui est appuyé et gouverné par la raison humaine, la dispute et la critique, qui est forcé d'en appeler aux canons, aux conciles et aux anciens usages, il n'est plus qu'une vaine apparence ; sa base est illusoire, et il montre qu'il ne lui est plus possible d'en appeler à lui-même et à ses œuvres pour rendre témoignage à sa vérité, parce que l'Esprit de Dieu n'est plus vivant et opérant en lui ; or tout corps dont cet Esprit a cessé d'être la vie n'est plus qu'une forme morte, extérieure, un cadavre que son âme a abandonné. Semblable, en effet, à la vie naturelle, la vie spirituelle est à elle-même sa propre preuve et n'a besoin de rien d'extérieur ou d'étranger à elle pour rendre témoignage à la réalité de son existence. Mais si vous le voulez bien, Messieurs, nous terminerons pour le moment cet entretien ; après-midi, si cela vous convient, nous pourrons continuer à traiter ce sujet important.