LA PERTE DU BONHEUR

 

 

Si le bonheur s'acquiert par ces trois facultés : mémoire, connaissance et amour, c'est pourtant par l'amour que l'homme en jouit. Aussi, quelle misère de chercher le plaisir dans le mal, car il ne peut y avoir de jouissance, partant, pas de bonheur là où il n'y a pas d'amour ! Plus est grand l'amour du bien suprême, plus aussi la jouissance et le bonheur sont intenses. La mémoire peut faire naître beaucoup de souvenirs et la connaissance saisir des choses profondes, on n'en jouira que si la volonté se tourne vers ces conceptions et ces notions. Doté de libre arbitre, Adam aurait pu, avec la grâce de Dieu, mener une existence toujours heureuse, en aimant Dieu dans sa mémoire et son intelligence, mais il pouvait rabaisser son amour vers quelque chose de moindre, et se détournant de l'amour de Dieu, se refroidir et tomber dans le malheur. De sorte qu'il n'y a qu'un bonheur pour la créature raisonnable : adhérer à Dieu, et un seul malheur : s'en détourner (1). Placé dans cette condition honorable, comme dit le psaume, l'homme n'a pas compris (Ps. 48, 13). Que n'a-t-il pas compris ? Ce que le psalmiste, entré dans le secret de Dieu, avait compris et prédit : « Ceux qui s'éloignent de vous, périront ; vous avez condamné ceux qui se livrent à des amours illégitimes » (Ps. 72). L'homme n'a pas compris que les orgueilleux qui trompent Dieu dans leurs amours, sont livrés à la folie ; que celui qui veut se faire Dieu, tombe au rang des animaux. Usant mal de son libre arbitre, l'homme a laissé dévier son amour ; dans son aveuglement, il l'a reporté du bien immuable vers quelque chose de moindre. Il s'est éloigné du vrai bien, il est allé vers ce qui n'était pas le bien en soi. Il a cru y gagner, il n'a fait qu'y perdre ; s'aimant mal lui-même, il s'est perdu en même temps qu'il perdait Dieu. C'était juste. Il convoitait la ressemblance avec Dieu mais contre Dieu ; il fallait qu'il lui devînt d'autant plus dissemblable par sa convoitise qu'il cherchait à lui être semblable par une malsaine curiosité.

 

L'image de Dieu fut ainsi déformée dans l'homme, mais non complètement effacée. Il garde la mémoire, mais obscurcie d'oubli ; il conserve l'intelligence, mais sujette à l'erreur ; l'amour lui reste, mais enclin à la convoitise. Toute malheureuse qu'elle soit, l'âme raisonnable garde dans cette trinité de facultés une empreinte de la bienheureuse Trinité. Cette marque est gravée dans la substance de l'âme : elle se souvient d'elle-même, se connaît et s'aime elle-même (2).

 

(1) Après la Bible, la source principale de la pensée d'Aelred est saint Augustin. Dans l'Amitié spirituelle, un disciple s'adressant à Aelred lui dit : « ton Augustin », et lui-même dira « mon Augustin » (p. 133).

Il y a dans ce passage une réminiscence de La Cité de Dieu, XII, 2 : « Si l'on demande pourquoi certains anges sont heureux ?, la bonne réponse est : parce qu'ils adhèrent à Dieu ; et pourquoi les autres sont malheureux ? Parce qu'ils n'adhèrent pas à Dieu. En dehors de Dieu, il n'existe aucun bien qui puisse rendre heureuse une créature raisonnable. »

(2) Aelred suit ici la théorie augustinienne de la trinité des puissances de l'âme : mémoire, intelligence et volonté, image de la Sainte Trinité. Voir saint Augustin, Traité de la Trinité X, 11 et Confessions XIII, 11.