LE FRUIT DE LA CHARITÉ

 

 

Il nous reste un point à traiter pour compléter les distinctions que nous avons annoncées. Nous avons dit que la charité présentait comme trois moments. L'âme choisit d'abord l'objet de jouissance qui lui est destiné, elle y tend comme il convient et en use convenablement. Nous avons suffisamment parlé du choix et du mouvement de l'âme. Parlons maintenant de l'entrée en possession ou de l'usage de l'objet choisi et désiré.

 

Si le choix ainsi que le mouvement de l'âme sont bons, l'usage peut les vicier tous deux. Je puis rechercher la présence de quelqu'un avec une intention droite et y tendre d'un mouvement ordonné, mais par le plaisir que j'en retire, je puis rendre mon intention mauvaise.

 

Comme nous venons de distinguer les hommes suivant le degré de leur mérite, voyons maintenant s'il est possible de trouver notre joie en tous ou si nous devons nous limiter à quelques-uns. Distinguons d'abord un fruit temporel que nous pouvons goûter en ce monde, comme saint Paul a goûté la présence de Philémon. Il y a aussi un fruit éternel que nous goûterons au ciel où nous jouirons les uns des autres comme les anges dans la pure unité des esprits. Mais puisque jouir de quelqu'un, c'est en disposer dans la joie, il me semble évident qu'il est impossible de jouir de tout le monde ici-bas. Des hommes, nos ennemis, nous sont donnés pour nous éprouver ; d'autres, nos maîtres, pour nous instruire ; d'autres, nos anciens, pour nous aider ; enfin, d'autres nous procurent de quoi : vivre. Parmi eux tous, quel que soit leur état ou leur fonction, nous n'avons de l'attrait que pour ceux qui nous plaisent et avec qui il fait bon vivre. De ceux-ci seulement, nous pouvons déjà jouir en cette vie, c'est-à-dire en disposer dans la joie.

 

Si nous devons tous témoigner de la charité à tous, ce ne peut être que sous l'aspect du choix et du mouvement, de l'activité de l'âme. Car sous son aspect de fruit, la charité universelle ne peut être goûtée que par bien peu, et peut-être même par personne. Est-il un seul homme qui soit capable d'éprouver de l'amour pour tout le genre humain ? Je parle d'un véritable attrait et non d'un amour de raison.

 

Il faut même dire que beaucoup n'aiment Dieu que d'un amour qui ne dépasse pas le stade du choix et du désir, sans en goûter le fruit en cette vie. Ce bonheur leur est réservé dans la vision béatifique. Ceux qui ont des lumières de contemplation et des grâces intérieures, on ne peut pas dire qu'ils jouissent de Dieu lui-même, ils en usent plutôt et ce ne sont là que des avant-goûts des joies futures. Cet avant-goût, accordé à plusieurs, n'est pas le fruit de leur charité, mais, nous l'avons dit plus haut, un secours accordé à leur fragilité.