AMOUR DE DIEU ET GRÂCES SENSIBLES

 

 

Pour les raisons données dans la note d'introduction on n'a retenu du deuxième Livre

que ce bref extrait du dialogue du Père Maître avec son novice.

 

Il faut se garder de juger de l'amour qu'on a pour Dieu, d'après des émotions passagères. Tu connais de ces poèmes ou de ces tragédies où un héros admirable de beauté, de courage et de sentiments délicats, est représenté comme persécuté et opprimé. Si quelqu'un, en assistant à ce drame ou en entendant ces poèmes, est ému jusqu'aux larmes, ne serait-il pas ridicule de juger de la qualité de son amour à ce vain attendrissement ? Dira-t-on qu'il aime cet acteur inconnu alors qu'il ne donnerait pas un sou pour sa délivrance si le drame se passait sous ses yeux ? Or, voici quelqu'un qui vit dans la tiédeur et la luxure et soudain, par une grâce de Dieu, il s'émeut de quelque sentiment religieux. Ne serait-il pas ridicule de croire qu'il a plus d'amour que celui qui, s'étant livré totalement au service de Dieu, abhorre ce qui est contraire à sa volonté et s'adonne avec ferveur à tout labeur qui lui est enjoint ?

 

À ces mots, le novice baissa la tête et répondit tout honteux : « Comme c'est vrai ! Je me souviens avoir parfois pleuré à la lecture de l'histoire de je ne sais quel Roi Arthur (1). Or, si d'aventure il m'est arrivé de verser quelques larmes au cours d'une lecture ou d'un sermon sur la vie de Notre-Seigneur, je le dis à ma honte, je m'en félicitais aussitôt comme si un grand miracle s'était produit et comme si c'était un signe de sainteté. Qu'il est sot de tirer vanité de ces émotions, même pieuses, puisque des fables et des mensonges les provoquent aussi facilement !

 

Aucun homme quelque peu spirituel n'ignore que notre amour de Dieu ne doit pas être jugé d'après des émotions passagères qui échappent d'ailleurs au contrôle de la volonté. C'est la tendance foncière et stable de la volonté qui donne la mesure de l'amour. Aimer Dieu, c'est unir la volonté de Dieu à la sienne et consentir à tout ce que Dieu veut. Il n'est d'autre raison alors de vouloir ceci ou cela, que de savoir que Dieu le veut. Car la volonté n'est finalement autre chose que l'amour. C'est tout un de parler de bonne ou de mauvaise volonté et d'amour bon ou mauvais. La volonté de Dieu, c'est donc son amour qui n'est autre que le Saint-Esprit qui répand l'amour dans nos cœurs. Cette communication de la charité fait l'union des volontés divine et humaine. Cette union se réalise quand l'Esprit-Saint, qui est volonté et amour de Dieu, et Dieu même, pénètre la volonté de l'homme, l'élevant des choses terrestres vers les choses d'en haut, et la transforme en lui donnant mode et qualité divines. Adhérant à Dieu, indissolublement agglutinée à Lui, la volonté de l'homme ne fait plus qu'un esprit avec Lui. « Celui qui adhère au Seigneur devient un esprit avec Lui » (I Cor. 6) (2).

 

Pour juger de la volonté, il faut voir comment elle agit et réagit, voir si elle supporte patiemment les épreuves que Dieu envoie ou permet et si elle accomplit avec ferveur ce qu'il commande. Saint Grégoire a dit : « Que personne ne se fie à ses sentiments d'amour de Dieu, si ses œuvres n'y répondent pas » (Homél., 30). Et c'est également la pensée de celui qui ne peut mentir : « Celui qui a mes commandements et les garde, voilà celui qui m'aime » (Joa. 14, 21).

 

Quant à ces émotions extraordinaires, ces visites intérieures, Dieu, insondable dans ses jugements, a ses raisons pour en gratifier soudain, même ceux qui ne les cherchent pas, ne les demandent même pas. Ces mêmes faveurs, il les enlève à ceux qui peinent de toutes leurs forces pour les acquérir. Mais celui dont la volonté est en accord avec la volonté de Dieu, qui endure les épreuves et observe les commandements avec ferveur, celui-là aime Dieu, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Autrement, s'il fallait juger de l'amour d'après ces émotions et dire que seul aime Dieu celui qui les éprouve, nous n'aimerions que bien rarement et à de longs intervalles... Éprouver des émotions religieuses, ce n'est pas aimer Dieu, mais simplement goûter au secret du cœur une goutte de son infinie douceur. C'est Dieu qui l'offre et l'y introduit ; c'est un pressentiment de sa présence, c'est un attrait. Mais autre chose est de peiner dans la mesure de ses forces pour obtenir cette grâce, et autre chose, pour quelqu'un qui ne cherche pas et n'aime pas, de sentir sur ses lèvres un peu de cette douceur presque contre son gré. Dans le premier cas, on ne goûte rien et cependant on aime ; dans le second, on n'aime pas et néanmoins on goûte quelque chose. En termes plus simples, pour te faire comprendre : celui qui cherche à atteindre Dieu, en observant ses commandements et en vivant selon l'évangile ou « sobrement, dans la justice et la piété » comme a dit l'Apôtre, il aime Dieu, même s'il ne connaît jamais cette douceur. Dieu lui-même n'a-t-il pas dit : « Celui qui garde mes commandements, voilà celui qui m'aime » (Joa. 14) ? Par contre, celui qui goûterait tous les jours de ces sentiments religieux et continuerait à préférer ses caprices à la volonté divine, il ne faut pas croire qu'il aime Dieu, mais en vertu d'une disposition divine, il reçoit dans l'esprit une impression de la saveur de Dieu qu'il lui serait impossible de ne pas sentir.

 

 

(1) Cette mention du roi Arthur intéresse historiens et philologues. Elle est, en effet, un des premiers témoins de la diffusion de la légende arthurienne dans le Nord de l'Angleterre. On rapprochera ce qu'Aelred dit ici du théâtre, des pages de saint Augustin dans les Confessions, III, 2.

(2) Certaines expressions de saint Aelred, comme de saint Bernard, peuvent prêter à une interprétation panthéiste. Rien n'est cependant plus éloigné de leur pensée que de confondre les natures. Il suffit de relire page 30 (la chair et l’esprit), le commentaire qu’Aelred donne du mot de saint Paul : « Nous sommes de la race de Dieu » (Act. 17, 28), pour en être convaincu. Dans l'union mystique, il s'agit toujours d'une participation par grâce à la nature divine et jamais quelle que soit l'audace de l'expression, d'une identification. Voir l'article « Divinisation » par le R. Père André FRACHEBOUD, dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. 3, col. 1411.