MÉDITATION SUR L'HUMANITÉ DU CHRIST

 

 

Ces deux amours : celui par lequel nous nous soucions de notre propre salut et celui par lequel nous sommes unis aux autres par un lien d'amitié, doivent donc être animés d'une certaine dose d'amour divin. L'amour de Dieu nous invite et nous pousse d'ailleurs à nous aimer nous-mêmes et les autres, car « le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous » (Joa. 1). Par ce double amour s'acquiert l'innocence si manifeste en tous deux. Innocent, celui qui ne fait de tort ni à lui-même ni aux autres. Or, on se fait tort à soi-même quand on se laisse corrompre par les vices de l'impureté. Et comme ce sont les voluptés de la chair qui nous y entraînent, une tendre dévotion pour la chair de Notre-Seigneur nous la fera éviter.

 

Il est donc bon de contempler d'un regard intérieur le Seigneur de majesté s'abaisser jusqu'à la crèche, prendre le sein d'une vierge, se laisser entourer de ses bras maternels et s'offrir aux baisers du vieillard Siméon. Il faut se laisser aller doucement à imaginer le Seigneur, son aspect extérieur, sa manière de parler aimablement aux pécheurs et aux malheureux (1). II ne refuse pas de se laisser toucher par une pécheresse, ni de prendre un repas avec les publicains. Écoutez-le parler pour prendre la défense de la femme adultère et faire de la Samaritaine une sorte de messagère de l'évangile. À ce spectacle, qui ne prendrait en dégoût tout plaisir impur ? La chair et ses convoitises se taisent.

 

La méditation de l'admirable patience du Seigneur est de même un stimulant efficace à l'amour des ennemis, perfection de l'amour fraternel. Il offre son beau visage aux crachats, il laisse mettre un bandeau sur ses yeux qui règlent l'univers, il expose ses flancs aux fouets, courbe sous la couronne d'épines une tête qui fait trembler les principautés et les puissances. Quelle patience ne faut-il pas pour se laisser injurier, pour supporter la croix, les clous, la lance, le fiel ! Il reste calme, tranquille. Comme un agneau conduit à l'abattoir et une brebis sous les ciseaux du tondeur, il se tait, il n'ouvre pas la bouche. Regarde, ô humaine superbe et orgueilleuse impatience, ce qu'il a supporté, quel est celui qui supporte tout cela et comment il l'a supporté. Il faut méditer ces choses, non pas en disserter. « Père pardonne-leur ». À ces mots admirables, pleins de douceur et de charité, qui ne ferait aussitôt la paix avec ses ennemis ? « Père pardonne-leur ». Prière parfaite. Il y ajoute cependant quelque chose. Ce n'était pas assez de prier pour eux, il veut encore les excuser. « Père pardonne-leur », dit-il, « car ils ne savent pas ce qu'ils font ». Ce sont de grands pécheurs mais ils sont incapables de se rendre compte. Aussi « Père pardonne-leur ». Ils ignorent qui ils mettent en croix. S'ils l'avaient su, en effet, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire (I Cor. 2,8). Aussi « Père pardonne-leur ». Ils croient que c'est un prévaricateur de la Loi, un présomptueux qui se fait Dieu, un séducteur du peuple. Je leur ai caché mon visage, ils n'ont pas reconnu ma majesté, aussi « Père pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ».

 

Voilà un exemple de méditation sur l'Humanité du Christ. C'est une aide précieuse pour ne pas succomber à la tentation charnelle, pour se réconcilier avec ses ennemis, perfection de la charité fraternelle. Pour ne pas laisser s'éteindre en soi le feu divin sous l'accablement des injures, il est bon de se mettre ainsi sous les yeux, la patience tranquille de notre Seigneur et Sauveur.

 

(1) La méditation de l'Humanité du Christ est présentée ici comme purification préparatoire à une contemplation plus haute. Cependant, tandis qu'Aelred garde toujours pour cette dernière une plus grande estime, nul n'a plus contribué que lui à donner à la méditation des mystères du Christ dans sa vie terrestre une valeur propre et indépendante.