Sermon de Noël

 

 

En d'autres temps, mes frères, je vous parle pour remplir les obligations de ma charge ; aujourd'hui le devoir cède au plaisir, mais où trouver les mots pour le dire ? Si tout mon corps était langue, ce n'en serait pas encore assez pour exprimer ma joie. Et quoi d'étonnant ? Levez les yeux et voyez celui qui entre pour sauver le monde. Voyez. Tout ce qui est au ciel et tout ce qui y resplendit lui appartient et c'est lui qui vient. Lui qui fait le bonheur des anges et de l'univers, c'est lui qui descend maintenant vers nous. Ô Seigneur, qu'est-ce que l'homme pour que vous vous souveniez de lui et le fils de l'homme pour que vous le visitiez ainsi ? Isaïe ne dit-il pas : « Le monde est devant lui comme n'étant pas, comme n'étant rien » (Is. 40, 17). Rien et néant ! Ô rien et néant, comme il te faut aimer celui qui pour toi s'est fait rien et néant ! Allons, si vous voulez, jusqu'à Bethléem, allons voir cette grande chose : le Très-Haut, le Sublime, l'Ineffable qui s'est fait rien et néant. Celui qui remplit le ciel et la terre repose dans une crèche ; celui qui possède l'univers ne trouve pas place dans une auberge. Pourquoi ? D'un mot : pour nous. Mais encore qu'avions-nous besoin ? C'était pour faire la paix, car c'était le désaccord, voyez-vous, entre Dieu et l'homme, entre l'homme et l'ange, entre l'homme et le démon. Dieu exigeait de l'homme deux choses, l'ange, une et le démon aussi en exigeait une.

 

Dieu exigeait de l'homme la satisfaction de la faute et la restitution de ce qui avait été perdu. Comprenez. Considérez d'abord la dignité de la condition humaine telle qu'elle était créée par Dieu. Cette dignité résidait en trois choses : liberté, force, bonheur. L'homme était libre, fort, heureux. Il avait la liberté de choisir, de désirer et de jouir des créatures. Devant lui, étaient le bien et le mal, la mort et la vie, la misère ou le bonheur, le monde et Dieu. Il était libre dans son choix et dans son désir. La chair ne convoitait pas encore contre l'esprit. L'homme ne voulait pas une chose par sa raison et une autre, entraîné par sa passion. Mais son désir ne le portait qu'à ce qu'il voulait, quand il le voulait et comme il le voulait. Il était libre d'user des créatures dont il jouissait pleinement et non pas pour satisfaire une misérable convoitise. Pour peu que nous ayons le sentiment de notre servitude actuelle, nous comprenons facilement le bonheur de cette liberté. L'homme pouvait choisir le bien sans que le mal n'intervienne, désirer le bien sans prendre goût au mal, et jouir du bien sans division ni opposition intérieures. Sa force est manifeste dans les mots mêmes de Dieu : « Croissez et multipliez et remplissez la terre » (Gen. 1, 22). Mais ce qui faisait par-dessus tout son bonheur, c'était la présence de Dieu, c'était de le connaître et de l'aimer. Présence de Dieu dans sa mémoire, connaissance dans sa raison, amour dans sa volonté. Sa mémoire était comme une étreinte de l'âme retenant Dieu sans jamais l'oublier ; sa raison était comme un regard qui voyait Dieu sans possibilité d'erreur ; son amour était un goût de Dieu à l'intime du cœur qui ne lui faisait plus désirer rien d'autre.

 

Ô malheureux Adam ! que cherchais-tu de plus ? Ô ingrat ! Te voilà ruminant ton méfait : « Non, je serai comme Dieu ». Ô ingrat ! Dieu t'a créé tel, que toutes les créatures te sont inférieures ou égales. Dieu seul est au-dessus de toi et tu es jaloux de cette supériorité. « Je serai comme Dieu », dis-tu. Ô intolérable orgueil ! Tu viens d'être fait d'argile et de boue et tu veux dans ton insolence être semblable à Dieu. Il est bien possible que le diable, voyant cette sotte pensée dans ton esprit, ait dit alors : « Moi je vous montrerai : goûtez et vous serez comme des dieux ». C'est ainsi que l'orgueil a engendré la désobéissance. Ces deux péchés, orgueil et désobéissance, sont la cause de tous nos péchés et de notre malheur. « Tu en as goûté, Adam, tu en as goûté. Avance maintenant, s'il te plaît, avec ta ceinture de peau pour que nous admirions les nouvelles richesses du dieu nouveau ». « Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous ». Eh bien! mes frères, c'est de ces deux péchés que Dieu exige satisfaction. Mais ce n'est pas tout, il veut la restitution de ce qui a été enlevé. Qu'avait-il enlevé à Dieu ? Rappelez-vous comment j'ai décrit l'homme. Il était libre, fort, heureux. Sa descendance eût été telle si elle n'avait été corrompue à la racine par son péché. Sans l'ombre d'un doute, l'orgueil humain a enlevé à Dieu toute la multitude que sa providence avait créée pour rebâtir les murs de la cité céleste. C'est ici le grief des anges contre l'homme. Car la perfection de la béatitude des anges consistait dans la restauration de leur sainte société. Cet achèvement est retardé, bien plus, mis en échec par l'homme (1). Et le démon ne doutant pas que Dieu, miséricordieux et tout-puissant, ait pitié de l'homme, use contre l'homme de puissance et de force, non de justice.

 

Voyez maintenant, la tâche qui incombe à l'homme. Il doit satisfaire pour le double péché d'orgueil et de désobéissance ; il doit restaurer tous les hommes dans la dignité première dans laquelle ils avaient été créés ; enfin, il doit lutter contre le démon, non par la force qu'il a perdue, mais sur le terrain de la justice. Où irait-il chercher un tel pouvoir, lui corrompu, perdu, damné ? Quelle humilité pourrait compenser un tel orgueil ? Quelle obéissance rachèterait une telle faute ? Comment, captif, pourrait-il libérer un captif ; impur, un impur ? Alors ? Elle va donc périr votre créature, mon Dieu ? « Est-ce que Dieu oublie d'avoir pitié, renferme-t-il sa bonté dans sa colère ? » ( Ps. 76, 10). Oh! non. « Mes pensées sont des pensées de paix, et non d'affliction » (Jer. 29, 11 ) . Hâtez-vous, Seigneur, vite. « Voyez les larmes des pauvres, et que la plainte des captifs monte jusqu'à vous » (Ps. 78, 11). Ô temps de bonheur, ô jour aimable et désiré, quand la voix du Père s'écrie : « À cause de la misère des malheureux et des larmes des pauvres, maintenant je me lève, dit le Seigneur » (Ps. 11, 16). « Mais qui ira pour nous ? » ( Is. 6, 8). J'ai envoyé Moïse, mais sa bouche est inhabile et sa langue pesante (Ex. 4, 10). et cela n'a servi à rien. Isaïe s'est présenté, mais il était un homme aux lèvres souillées (Is. 6, 5). Jérémie aussi était un enfant et ne savait pas parler (Jer. 1, 6). « Sauvez-moi Seigneur, car le saint fait défaut » (Ps. 11, 2) (2).

 

(1) Il est fait allusion ici à une tradition patristique selon laquelle la race humaine aurait été créée pour remplacer les anges déchus. La chute de l'homme ayant retardé cette restauration, c'est au grief des anges qu'Aelred fait ici écho. Voir saint Augustin (La Cité de Dieu, XXII 1).

 

(2) La même suite de texte se retrouve chez saint Bernard au deuxième sermon sur le Cantique. Après avoir noté l'insuffisance des prophètes, saint Bernard fait appel au Verbe : « Qu'Il me parle, Lui ! » Le sermon d'Aelred, publié ici en entier, est manifestement inachevé. Est-ce accident de transcription ou bien Aelred n'eut-il pas la force de le terminer ? Dans cette dernière hypothèse, le « salvum me fac quoniam defecit sanctus », témoignerait d'une présence d'esprit qui ne manque pas d'humour...